Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/039

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 103-105).


Paris, 17 novembre 1762.


Vous auriez eu très grand tort, mon cher et illustre maître, de faire une satire contre un ministre à qui vous avez, dites-vous, de si grandes obligations ; vous auriez même eu tort de l’outrager, quand vous eussiez été intéressé dans la comédie des Philosophes, dont il a procuré et favorisé la représentation. Il ne faut jamais attaquer plus fort que soi. D’ailleurs, c’est peine perdue que l’éloge ou la satire d’un homme en place, parce que toutes ses actions étant, pour ainsi dire, au soleil, il n’y a personne qui ne sache par soi-même ce qu’il peut mériter de louanges ou de blâme ; et j’ai toujours remarqué qu’à cet égard le public était très juste, et sait bien mettre à leur place les auteurs ou les objets de l’éloge ou de la critique. Quant à moi, qui par bonheur ou par malheur, comme il vous plaira, n’ai pas la plus petite obligation à aucun de ceux qui gouvernent aujourd’hui, et à qui ils n’ont fait proprement ni bien ni mal, j’ai pris pour devise à leur égard ce beau passage de Tacite : Mihi Galba, Otho, Vitellius, nec beneficio nec injuriâ cogniti ; sed incorruptam fidem professis, nec amore quisquam, et sine odio dicendus est. J’aurais été très fâché que l’on m’eût soupçonné d’être le bureau d’adresse des satires qu’on s’avise de faire contre le gouvernement, dont je n’ai ni à me louer ni à me plaindre, et dont je ne voudrais d’ailleurs me venger, si j’en étais persécuté, que par une conduite qui fît rougir les persécuteurs. Mais de quoi je suis bien étonné, c’est qu’on ait pu vous attribuer un moment une rapsodie où il n’y a ni goût, ni style, ni finesse, et où on a même eu l’esprit de défigurer le peu qu’on a conservé de votre véritable lettre. Je crois, en effet, que M. de Choiseul doit voir à présent que nous sommes dignes de son estime ; à l’égard de ses bontés, je vous en souhaite la continuation. Vous devriez l’engager, puisqu’il vous écoute et vous aime, à accorder quelque protection aux pauvres roués de Toulouse. La veuve vint me voir, il y a quelques jours, et m’apporter son mémoire ; ce spectacle me fit grande pitié. Il ne faut pas se plaindre d’être malheureux, quand on voit une famille qui l’est à ce point-là. Je parlerai et crierai même en leur faveur, c’est tout ce que je puis faire ; mais s’ils sont innocents, comme j’en suis persuadé, et qu’on ne force pas le parlement de Toulouse à leur faire réparation, je ne pourrai m’empêcher de dire : Dans quel pays sommes-nous !

Pour la philosophie, je ne crois pas qu’Omer et Palissot lui fassent réparation sitôt ; mais, en attendant, on fait justice de ses ennemis : cependant il y a, dit-on, vingt-quatre jésuites à Versailles ; ce sont les vingt-quatre vieillards des Provinciales ou de l’Apocalypse, comme il vous plaira. Le parlement ne les y voit pas de bon œil, et se propose, dit-on, dès qu’il sera rentré, d’enfumer les terriers où se sont accroupis ces renards, ou plutôt ces vieux lapins, car ils ne sont plus guère renards. L’abbé Chauvelin sera dans cette chasse le basset à jambes torses.

Eh bien, que dites-vous de la paix ? et croyez-vous, pour le coup, que votre ancien disciple s’en tire ? Ce serait un grand malheur pour la philosophie que la maison d’Autriche, encore superstitieuse, fût la maîtresse de l’Allemagne, où la vigne du Seigneur ne laisse pas de fructifier. On dit que pour dédommager la maison de Saxe, qui a bien l’air de payer les frais, on donnera un évêché en France ou en Allemagne au prince Clément ; ce sera une maison crossée et mitrée. À propos de ceux qui la crossent, avez-vous des nouvelles de la czarine ? On a mis, dans le Journal encyclopédique, une lettre où on parle des propositions qu’elle a eu la bonté de me faire. Les journalistes ont ajouté une note où ils disent, assez mal-à-propos, que je suis aussi cher à la France qu’à la Russie ; je crois bien être cher à quelques Français qui me le sont aussi ; mais cher à la France, tout me prouve que je n’ai pas l’honneur de l’être.

Je vois, par ce que vous me mandez, que nous ne tarderons pas à avoir le Corneille. N’oubliez pas de le louer beaucoup quand il est sublime ; et quand il est rabâcheur, faites-le sentir sans le dire : vous y gagnerez et l’art y gagnera, parce que vous direz vrai et ne blesserez personne. Je vous félicite, au surplus, de tous les plaisirs dont vous jouissez ; je ne doute point, sur ce que vous m’en dites, de la bonté de vos acteurs ; je crois pourtant que vous aimeriez bien autant Clairon et Préville, si vous les aviez. On vient de m’apporter le billet d’enterrement du pauvre Sarrazin, que vous m’avez entendu si bien contrefaire. Vous pourriez me dire comme Phèdre :

Seigneur, il n’est point mort, puisqu’il respire en vous.

À l’égard de l’infâme, si les dégoûts qu’on lui donne continuent, il ne sera pas nécessaire de lui arracher le masque, il tombera de lui-même ; en tout cas, je crois trop dangereux de l’arracher, mais très bien fait de le décoller peu à peu. Plus fait douceur que violence.

Adieu, mon cher et illustre philosophe, portez-vous bien, moquez-vous de tout, et même des méchancetés qu’on veut vous faire, et aimez-moi comme je vous aime. Je vous embrasse de tout mon cœur. Je serai bien content de voir Olympie régénérée, et je crois qu’elle en avait besoin : il n’y a que Candide au monde qui puisse trouver que tout soit bien dans l’ouvrage des six jours. J’ai bien entendu parler de ce Dictionnaire des hérésies dont vous ne me dites qu’un mot, et j’ai grande envie de le voir ; la mine est précieuse et abondante.