Correspondance générale, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXX (p. 59-61).


LXIV

AU GÉNÉRAL BETZKY[1].
À La Haye, ce 9 juin 1774.
Monsieur le Général,

Vous auriez grande raison de vous plaindre si je laissais partir un voyageur d’à côté de nous sans vous donner un signe de vie. Grâce aux bontés du prince de Galitzin, je souffre moins de la prolongation de mon exil ; je laisse crier ma femme, mes enfants, mes amis et mes connaissances et je m’occupe sans cesse de l’édition de votre ouvrage. L’imprimeur hollandais a pris enfin le mors aux dents et va aussi bien qu’on peut l’exiger d’une grosse et vieille rosse poussive. Nous sommes à peu près à la moitié de notre tâche, cela aura du succès et beaucoup, je vous en réponds ; nous faisons deux éditions à la fois ; une in-4o avec tout le faste typographique ; une en in-8 ou in-12 simple et que tout amateur pourra se procurer à peu de frais.

J’ai fait usage de votre note sur l’inexactitude des gazetiers qui ont parlé et si mal parlé de la médaille que le sénat vous a décernée.

Je vous ai envoyé un petit livret dont tous les paragraphes peuvent entrer dans le catéchisme moral que Sa Majesté Impériale désire.

Vous recevrez incessamment deux exemplaires de l’ouvrage de l’abbé Raynal qui a déjà paru en France et qui doit paraître incessamment ici. Cette nouvelle édition est divisée par chapitres, augmentée de cartes géographiques, et d’un volume de plus.

J’ai entre les mains un billet de mille écus, payables à l’ordre du docteur Clerc au commencement de l’année prochaine ; tâchez de le déterminer à m’instruire sur ce qu’il veut que je fasse de ce billet.

Je ne vous dis rien du reste de vos commissions, ni de celles de M. le comte de Munich, et pas davantage de celles de Sa Majesté Impériale ; pour m’en acquitter à votre gré et au mien, il faut que je sois en France.

En buvant ici la santé de M. le vice-chancelier, nous buvons aussi la vôtre ; et nous nous flattons quelquefois que vous en faites autant de votre côté.

N’oubliez pas, monsieur le général, de renouveler à Sa Majesté Impériale les témoignages de mon respect, de mon entier dévouement et de la reconnaissance éternelle que je lui dois pour toutes les bontés dont elle a bien voulu m’honorer. Je ne voudrais pas pour tout ce que je possède n’avoir pas fait le voyage de Pétersbourg. J’ai tant écrit de cette grande et digne souveraine, depuis que je suis ici, que quand la fin de votre ouvrage me permettra de revoir mon pays et les miens, il ne me restera plus qu’à retourner de toutes les façons que mon cœur m’inspirera ce que j’en ai dit. Je me trompe, avec un peu de mémoire, je retrouverai encore beaucoup de traits qui me seront échappés, et je ne serai de longtemps dans le cas de me répéter.

Envoyez-moi bien scrupuleusement toutes les choses que vous m’avez promises ; surtout n’oubliez aucune de celles qui peuvent attester à mes compatriotes l’excellence de l’éducation que vous donnez à vos jeunes demoiselles, et leurs succès étonnants en tout genre. Songez que j’aurai à persuader des gens qui par mille raisons ne seront pas fort disposés à m’en croire, quoique j’aie pris toutes précautions pour les empêcher de détourner mon éloge de l’exacte vérité, et de l’imputer à la reconnaissance et à la vénalité.

Présentez mon respect à Mme et Mlle Lafont et à leurs très-aimables élèves. Je garde très-précieusement les leçons dont elles m’ont honoré avant mon départ.

J’attends des dessins que je puisse joindre à ces lettres.

J’embrasse de tout mon cœur, si toutefois ils veulent bien me le permettre, et M. le comte de Munich, et M. le vice-chancelier et Mlle Anastasia, et Mme Clerc et le docteur ; qui sait si la fantaisie de vous aller voir ne me reprendra pas quelque jour ? Je ne crains plus la fatigue des voyages ; je suis réconcilié avec votre climat ; et vous m’avez tous diablement gâté par votre indulgence ; quand je dis tous, vous pensez bien que je n’en excepte pas Sa Majesté Impériale.

Portez-vous bien ; je ne connais rien dans ce monde dont un homme qui a pour soi l’attestation du censeur que la nature a placé au-dessous de la mamelle gauche puisse se laisser affecter jusqu’à un certain point. Faites le bien ; faites-le avec cette merveilleuse opiniâtreté que le ciel vous a donnée, ayez bon appétit ; buvez, mangez et dormez bien, jusqu’à ce que le dernier sommeil vienne fermer les yeux d’un excellent citoyen, et donner des regrets à sa nation. Monsieur le général, il faut être mort pour obtenir justice des vivants, cela est fâcheux ; mais comme tous les hommes distingués ont subi ce sort, vous aurez la bonté de vous y soumettre.

Je suis, etc.



  1. Inédite. Communiquée par M. le baron de Boyer de Sainte-Suzanne.