Correspondance générale, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXX (p. 61-65).


LXV

AU MÊME[1].
À La Haye, ce 15 juin 1774.
Monsieur le général,

Votre édition va son train. Vous avez reçu l’esquisse du petit catéchisme moral. Vous recevrez incessamment la nouvelle édition de l’ouvrage, de l’abbé Raynal ; et voici la réponse de M"* Biberon à la proposition que je lui ai faite de passer en Russie. Je vous supplie de communiquer cette réponse à Sa Majesté Impériale.

Mlle Biheron sera très-flattée de contribuer, pour sa petite part, à la perfection des établissements ordonnés par une souveraine qui honore le trône et son sexe, et qui n’a pas dédaigné de jeter les yeux sur elle. Ce sont les mots mêmes de Mlle Biheron. Elle fera partir tous ses ouvrages par la mer. Pour elle, il lui est impossible d’aller autrement que par terre ; elle a cinquante-cinq ans ; elle commence à devenir vieillotte ; sa santé a beaucoup souffert de la continuité de ses travaux. Elle a fait deux fois le voyage d’Angleterre, et chaque traversée a pensé lui coûter la vie. Ce n’est ni pusillanimité ni délicatesse ; elle ne balancerait pas à s’embarquer à Rouen, sans les expériences fâcheuses qu’elle a par devers elle.

Elle s’engage : 1° À démontrer l’anatomie à vos jeunes demoiselles, sur ses pièces ;

2° À dresser des maîtresses qui puissent, quand elle n’y sera plus, en former d’autres et continuer les démonstrations anatomiques dans la maison aussi parfaitement qu’elle, et cela tant qu’il y aura des élèves ;

3° S’il se trouve un sujet de quelque sexe qu’il soit, avec le talent et le goût nécessaires pour la copier, l’égaler, la surpasser même, à le former, à l’instruire, à ne lui rien celer de sa manière d’opérer ; ce qui ajouterait une nouvelle occupation très-singulière et très-intéressante à la multiplicité de celles que vous présentez à l’inclination naturelle de vos demoiselles ;

4° Elle ne met aucun prix à ses pièces anatomiques, qui sont en très-grand nombre ; ce qu’elle en exécutera à Pétersbourg d’année en année fera suite avec sa collection. Le tout restera dans la maison, et elle n’a pas le moindre souci sur le sort qu’il plaira à Sa Majesté Impériale de lui faire ;

5° Elle n’est pas plus inquiète de l’honoraire qu’il plaira à Sa Majesté Impériale d’attacher soit aux leçons qu’elle donnera aux jeunes demoiselles, soit à la peine qu’elle prendra pour former des maîtresses et pour instruire un sujet aux procédés de son art ;

6o Mlle Biheron a de la noblesse dans l’âme, beaucoup de douceur, les mœurs les plus pures ; des lumières même rares parmi les hommes ; en un mot toutes les qualités qui peuvent assurer la satisfaction de Sa Majesté Impériale, la vôtre et la sienne. Trouvez seulement le moyen de la faire arriver ; c’est tout ce qu’elle ose demander ; et, malgré la modicité de sa fortune, c’est avec une sorte de répugnance qu’elle hasarde cette demande ; mais songez que c’est une fille et qu’elle ne peut guère s’exposer à faire une aussi longue route sans une femme de chambre et sans un valet. Lorsque vous aurez pourvu à la bienséance et à la sûreté, vous aurez fait tout ce qu’elle exige.

J’attendrai la décision de Sa Majesté Impériale pour la faire passer à Mlle Biheron, qui partage avec le reste de ma nation l’enthousiasme pour Sa Majesté Impériale et qui serait désolée que, la négociation entamée venant à manquer, elle fût privée de voir un être qui se voit si rarement, un souverain digne de l’être. Quand je parle du reste de ma nation, j’entends les honnêtes gens, ceux qui sentent et qui pensent, et qui ne sont pas à quatre cents lieues de Paris.

Et puis, monsieur le général, venons à la dernière lettre dont vous m’avez honoré.

J’ai frissonné en passant la Douïna[2] ? De par tous les diables, on frissonnerait à moins. Des glaces crevassées de tous côtés ; un fracas enragé à chaque tour de roue de la voiture pesante ; de l’eau qui jaillit de droite et de gauche ; un pont de cristal qui s’enfonce et qui se relève en craquant. Rangés tous autour d’une table bien servie, assis sur des coussins bien mollets, vous en parlez tout à votre aise. M. Bala[3] vous dira si je suis une poule mouillée. Ulysse s’étoupa les oreilles et se fit attacher au mât de son vaisseau. S’il eût été plus brave que moi sur la Douïna, j’aurais eu plus de confiance en ma sagesse qu’il n’en eut en la sienne, aux environs de la demeure des Sirènes. Chacun a son côté faible. Le héros grec eut peur de manquer de fidélité à sa Pénélope ; et moi, j’ai eu peur d’être noyé et de ne plus revoir la mienne. L’adultère est certainement un grand péché ; mais j’aimerais mieux l’avoir commis dix fois que d’être noyé une seule.

Eh bien ! monsieur le général, nous encyclopédiserons donc, et je puis prendre mes mesures en conséquence de vos ordres. Cela sera fait. Je vous croyais bien convaincu de la gloire qui en résulterait pour Sa Majesté Impériale, mais pas assez de l’avantage qui en reviendrait à vos établissements, et j’étais incertain sur le dernier parti que vous prendriez.

Je ne vous dissimulerai pas qu’il m’est doux de penser que ceux qui ont tout mis en œuvre pour m’empêcher de faire une grande et belle chose en auront pourtant le démenti ; que ces barbares qui s’appellent policés par excellence grinceront les dents lorsque je pourrai vous livrer le plus beau manuscrit qui ait jamais existé et qui existera jamais ; que la Russie leur enlèvera l’honneur de l’avoir produit et qu’il ne leur restera que la honte de leurs anciennes persécutions.

Ô madame (c’est à Sa Majesté Impériale que je m’adresse), ô monsieur le général, la belle et digne vengeance que vous me faites entrevoir !

Je travaillerai pour vos propres enfants, dont je n’ai pas eu l’esprit d’accroître le nombre d’un seul, comme s’ils m’appartenaient tous ; et vous pouvez compter que je ne gaspillerai pas une obole de leur patrimoine.

Je recevrai avec satisfaction le diplôme de leur maison, et je m’en tiendrai toujours honoré.

Les assurances de votre estime me sont infiniment chères.

Je présente mon respect à toute l’aimable et honnête société qui a la bonté de se ressouvenir de moi.

Que Dieu garde Mlle  Anastasia de l’ennui et du Napolitain.

Je présente mes très-humbles civilités a toutes ces demoiselles et à leurs dignes maîtresses.

En quelque coin du monde que je sois, j’y révère M. le vice-chancelier et M. le comte de Munich.

Si M. le général avait quelque pitié d’une bonne sexagénaire, il me ferait toucher les fonds qu’il m’annonce au commencement de septembre et soulagerait la bonne femme des embarras d’un déménagement à faire dans la mauvaise saison ; cependant il est le maître de négliger cette petite considération qui n’est que d’un bon mari. M. le général sait aussi bien que moi comment on témoigne son respect, son hommage et sa reconnaissance à une souveraine bienfaisante ; ainsi j’espère qu’il aura la bonté de prendre ce soin pour moi, sans que je sois obligé de l’en remercier.

J’aurai donc les dessins ! j’aurai donc celui de la machine au rocher ! et des pierres ! Tout cela me fait grand plaisir. C’est M. de Sartine, notre lieutenant de police, qui succède à M. de La Vrillière. L’exécution de notre projet n’en sera que plus facile ; M. de Sartine n’est pas mon protecteur, c’est mon ami de trente-cinq ans ; il m’a écrit deux fois pendant mon absence de France ; une fois ici, une fois à Pétersbourg ; il est tolérant autant qu’il peut l’être.

Je vous avais prédit, monsieur le général, qu’à peine notre projet aurait transpiré, que ceux qui s’occupent à présent des réimpressions en seraient alarmés, et me feraient des propositions. La chose est arrivée. Je n’ai pas daigné leur répondre ; car il est bien décidé dans ma tête que, si je ne refais pas l’Encyclopédie pour vous, je ne veux plus entendre parler de cet ouvrage, à quelque condition que ce puisse être. Ou vous l’aurez telle que je la conçois, ou elle leur restera telle qu’elle est, telle qu’ils l’ont voulue. Elle n’est encore que trop bien pour cette canaille-là. Il ne leur faut que des hommes et des ouvrages médiocres ; et à juger de leur état à venir par les premiers symptômes de leur récente maladie, j’espère qu’ils n’en manqueront pas.

Je suis, avec respect, monsieur le général, etc.

J’ai fait l’usage convenable de votre note sur la médaille[4] ; je n’oublierai jamais rien de ce qui pourra vous être agréable.



  1. Inédite. Communiquée par M. le Baron de Boyer de Sainte-Suzanne.
  2. V. dans les Poésies diverses diverses, t. IX, p. 28, le Passage de la Douïna sur la glace.
  3. Chargé par l’impératrice d’accompagner Diderot jusqu’en Hollande.
  4. V. t. III, p. 413.