Correspondance générale, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXX (p. 57-59).


LXIII

À M. M***, À PARIS[1].
La Haye, ce 9 avril 1774.

Mon ami, après avoir fait quinze cents lieues et la moitié de cette tournée en vingt-deux jours, me voilà à La Haye depuis le 5 de ce mois, jouissant d’une très-bonne santé et moins fatigué que je ne l’étais après une de nos promenades. Je vous parle dans l’exacte vérité. Ah ! mon ami, le beau voyage que j’ai fait ! la grande, l’extraordinaire femme que j’ai vue ! Vous ne direz pas que je suis payé pour en parler ainsi, car je n’ai rien voulu d’elle. J’ai donné la loi sur cet article à la souveraine la plus despote qu’il y ait en Europe. J’ai voulu fermer la bouche aux malveillants de son empire qui disaient que j’étais venu solliciter de nouvelles grâces sous prétexte de remercier des anciennes et avoir mon franc-parler avec vous, gens incrédules de Paris. Lorsque je vous louerai cette femme, ce sera bien l’éloge fait par la vérité et non par la reconnaissance, toujours un peu suspecte d’exagération. Écoutez, mon ami : voici en quatre mots l’histoire de mon voyage. J’ai eu quarante-cinq jours de beau temps pour aller. J’arrive. Je suis présenté à Sa Majesté et j’obtiens l’entrée de son cabinet tous les jours seul à seule. Je suis comblé de ses bontés ; tous les seigneurs de la cour m’accablent de politesses, cela va sans dire. Le terme de mon séjour arrive ; je lui demande mon congé ; elle me l’accorde avec peine ; je lui demande pour toute grâce de satisfaire aux dépenses de mon voyage, de mon séjour et de mon retour ; je lui en dis les raisons, et elle les approuve, parce qu’elles lui paraissent honnêtes et sortir d’une âme vraie et désintéressée ; je lui demande une bagatelle dont tout le prix soit d’avoir été à son usage ; elle me la promet, et la veille de mon départ, elle a la complaisance de porter à mon doigt une pierre gravée ; c’est son portrait. Je lui demande un de ses officiers qui me remette sain et sauf où je désirerai ; et elle ordonne elle-même tout ce qui peut faire la commodité et la sûreté de mon retour. Je pars le 5 mars, au milieu d’un dégel, et j’ai trente jours d’une saison qui n’aurait pas été plus favorable, quand elle aurait été faite à mes ordres. À quelques verstes de Pétersbourg, l’hiver se remontre, des neiges tombent, les chemins se durcissent, et les terribles claies dont ils sont faits se couvrent de matelas de duvet sur lesquels nous glissons plus de deux cents lieues. La Courlande, cette énorme fondrière, m’offre la plus belle route, une grande glace sur laquelle la neige affermit le pas des chevaux ; le reste du voyage, des matinées et des soirées d’un bal d’hiver, et entre ces matinées et ces soirées, des jours d’une chaleur de printemps et même d’été. C’est ainsi que j’arrive à La Haye en moins de temps que les courriers n’en emploient dans la belle saison. Cependant, mon ami, nous avons laissé en chemin quatre voitures fracassées. J’ai pensé me perdre dans les glaces à Riga, et me fracasser un bras et une épaule dans un bac, pendant la nuit, à Mittau. En allant, j’ai fait deux maladies, l’une à Dresbourg, l’autre à Nerva ; deux inflammations d’entrailles. J’ai eu deux fois la néva à Pétersbourg. La néva est la diarrhée que donnent les eaux de cette rivière, comme les eaux de la Seine à Paris ; quelques jours avant mon départ, une violente attaque de poitrine dont on a cru que je mourrais, et qui s’est dissipée presque aussi promptement qu’elle est venue. Mon ami, c’est ici le pays des grands phénomènes, tant au physique qu’au moral ; sans vouloir en trop dire de bien, soyez sûr que celui qui y apporte des talents et des mœurs y trouve une récompense très-convenable. La plupart des Français qui y sont se déchirent et se haïssent, se font mépriser et rendent la nation méprisable ; c’est la plus indigne racaille que vous puissiez imaginer. Mais nous jaserons de tout cela à notre aise. Mais quand ? Peut-être avant quinze jours ; peut-être pas avant trois mois. Je suis chargé de publier les statuts des différents établissements que Sa Majesté a formés pour l’utilité de ses sujets. Si le libraire hollandais est un juif, un arabe, comme à son ordinaire, je pars pour Paris ; et si je puis l’amener à des conditions à peu près raisonnables, je reste. Mais j’oubliais de vous parler d’un de mes plaisirs les plus vifs, c’est d’avoir embrassé un matin M. le comte de Crillon et M. le prince de Salm. Si vous saviez ce que produit la présence d’un compatriote qu’on aime qu’on estime, et qu’on retrouve subitement à sept ou huit cents lieues de sa patrie : et Grimm dont je me sépare à Paris, incertains si nous ne nous reverrons jamais, qui parcourt un arc de cercle dont l’extrémité se termine à Pétersbourg, tandis qu’à l’insu l’un de l’autre, je parcours un arc de cercle opposé qui aboutit au même endroit sous le pôle ! Avec quelle violence on se précipite entre les bras l’un de l’autre ! On est bien longtemps à se serrer, à se quitter, à se reprendre, à se serrer encore, sans pouvoir parler. Ce voyage est plein de particularités inattendues et délicieuses. J’ai beaucoup travaillé en allant, infiniment pendant mon séjour, peu en revenant. Je vous voyais tous, dès le premier pas, à l’extrémité de ma route, et cette douce idée n’en laissait arriver aucune autre, etc.



  1. Publiée sans nom de destinataire dans l’édition Belin