Corneille (Gustave Lanson)/09

Librairie Hachette (Les Grands Écrivains français) (p. 166-186).

CHAPITRE IX

LE RAPPORT DE LA TRAGÉDIE CORNÉLIENNE
À LA VIE

On n’a pas toujours été tendre pour Corneille sur la vérité de son théâtre. On l’a volontiers accusé d’avoir fabriqué des « bonshommes » magnifiques, qui ne représentent rien qu’une idée en l’air de grandeur abstraite. « Des héros tout d’une pièce, immobiles et raides dans leurs grandes armures, artificieusement mis aux prises avec des événements extraordinaires, et y déployant des vertus presque surnaturelles, selon les cas, ou des vices non moins monstrueux : telle est la tragédie de Corneille. C’est beau, admirable, sublime, ce n’est ni humain, ni vivant, ni réel. » M. Brunetière est dur. M. Nisard, moins sévèrement, avait dit la même chose : après Corneille, il restait à la tragédie à se rapprocher de la vie.

Ces jugements ont pour principal inconvénient d’être relatifs : on parle ainsi de Corneille, parce qu’on pense à Racine, parce qu’on veut passer à Racine ; et comme on juge que Racine est vrai, Corneille étant autre, on le déclare hors du vrai. Mais la vérité est-elle une en ces matières ? Laissons les comparaisons. Tâchons de ne pas nous souvenir de Racine, et regardons Corneille en lui-même, sans souci d’en faire un pendant symétrique.

Il y a trois vérités, ou trois relations par où le roman et le théâtre peuvent se rattacher à la vie. En premier lieu, la vérité locale, celle que Fénelon appelait il costume, celle qui se rapporte au propre, à l’accident, à l’individualité du sujet : c’est celle-là qui donne à une œuvre une couleur historique ou une physionomie actuelle. En second lieu, il y a une vérité moyenne dans la représentation de la vie, dans le dessin des caractères et des passions, dans le choix des actes et le ton des discours, qui fait que l’ouvrage ressort visiblement vrai pour la majeure partie des hommes et n’excède guère les limites de leur expérience commune. Cette vérité-ci est une sorte de réalisme moral. Enfin il y a une vérité supérieure, idéale, qui ne représente à la rigueur rien de réel, qui dépasse toute expérience d’homme, et qui pourtant, là où elle est, donne la plus puissante impression de la vie : là où elle manque, les œuvres sont moins vraies, quoiqu’elles en puissent coïncider plus exactement avec le réel. Dans quelle mesure ces trois vérités se rencontrent-elles chez Corneille ?

J’ai déjà dit qu’il ne fallait pas lui demander la couleur historique. Il n’en a aucune, et si l’on se laisse prendre à ses Romains pour les raisons que nous avons vues, on ne se trompe ni à ses Grecs, ni à ses Asiatiques, ni à ses Byzantins, ni à ses Lombards, ni à ses Huns et ses Francs, ni même à ses Espagnols : ils sont tous français, contemporains du poète et bons sujets du roi Louis XIII. C’est-à-dire que, comme rien n’existe que dans une forme particulière, tout ce que le théâtre cornélien perd du côté de la couleur historique, il le regagne en intense actualité. Il nous offre une fidèle et saisissante peinture de cette France de Richelieu, de cette classe aristocratique qui inaugurait la monarchie absolue et la vie de société. Les sujets de l’histoire ancienne y sont tournés en tragédie politique : c’est qu’autour du poète, l’histoire qui se fait, c’est de la politique. Jamais la politique et son alliée l’intrigue n’ont eu plus de jeu, n’ont plus occupé les esprits. Négociations à l’extérieur, transports de pouvoir et de royauté, règlements et marchandages du sort des États, trames intérieures, conspirations, révoltes, enchevêtrement des intérêts de cœur et des intérêts publics, fuites de princesses mettant les peuples aux prises, mariages de princes allumant la guerre ou scellant la paix, immolations des sentiments personnels à la dignité du rang et à la raison d’État, sacrifice du bien commun à la passion égoïste : c’est alors l’histoire de chaque jour, et c’est la tragédie de Corneille.

Émilie et Cinna, c’est une Chevreuse engageant un Chalais ou un Marsillac dans de dangereuses aventures : et comme il arrive souvent que l’art devance la vie, ce sera dans dix ans la Fronde, une Longueville faisant d’un La Rochefoucauld ou d’un Turenne des ennemis du roi. La question débattue par Auguste avec lui-même et avec Livie, c’est la question aiguë en ce temps de soulèvements de grands seigneurs, qui se croient protégés par leur nom contre les suites de leurs actes : c’est Richelieu refusant à Montmorency la grâce de Boutteville, c’est Chapelain expliquant un peu plus tard l’impossibilité de faire grâce à Montmorency lui-même. Les ministres et le public affirment la nécessité des rigueurs : Corneille répond par la toute-puissance de la clémence.

L’accident de Suréna que son roi fait assassiner, c’est Guise aux Etats de Blois, c’est Concini entrant au Louvre ; c’est Wallenstein tué dans sa chambre. C’est, en espèces moins sanglantes, Condé à Vincennes, Retz au château de Nantes ; c’est la chute de Fouquet : meurtre ou prison, c’est le terme commun des sujets qui se font craindre de leurs maîtres.

Le spectateur de Pertharite pouvait-il ne pas songer aux événements récents d’Angleterre ? Nous demeurons, nous, incrédules et froids : en 1652, on se disait que Cromwell n’avait pas été moins embarrassé que Grimoald d’avoir en sa puissance la personne du roi détrôné : qu’il avait souhaité, comme Grimoald, d’en être débarrassé par la fuite ou par un accident plutôt que par un jugement public et une exécution régulière. Moins de quarante ans plus tard, un autre usurpateur, le prince d’Orange, devait répéter plus fidèlement le rôle de Grimoald, et pousser le roi Jacques à une fuite précipitée par laquelle il évitait une grande perplexité, et un rôle odieux.

Il ne faudrait pas croire que Corneille travaillât sur l’actualité comme un romancier ou dramaturge d’aujourd’hui qui exploite le scandale récent ou le fait divers sensationnel. Sa tragédie n’est jamais un reportage, c’est évident. Mais la vie contemporaine l’enveloppe, l’assiège, le pénètre : elle dépose en lui mille impressions qui se retrouvent lorsqu’il aborde un sujet, qui, à son insu, dirigent son choix, et, dans quelques lignes indifférentes d’un médiocre historien lui font découvrir une tragédie puissante. Elle lui fournit la représentation précise qui réalise dans son esprit les vagues et abstraites données de l’histoire. Il pense le passé dans les formes et les conditions du présent.

Cette localisation de la tragédie cornélienne dans le présent ne se fait pas remarquer seulement dans les sujets et dans les actions, on l’aperçoit encore dans le dessin des caractères, dans l’attribution qui leur est faite de certains sentiments auxquels notre esprit a souvent peine aujourd’hui à se prêter. Les héros amoureux sont des précieux, qui croient que leur amour placé sur un bel objet les rend plus honnêtes hommes, et qui, n’étant jamais aveuglés ni affolés de passion, savent converser spirituellement sur leurs affaires de cœur. L’amour n’empêche pas ces héros, ces politiques de se conduire par des maximes héroïques ou politiques. Il est un amusement, ou plutôt un goût noble qui embellit tout à la fois et égaie des existences vouées aux rudes efforts. Même développé en profondeur, élevé à l’idéal par l’invention psychologique du poète, il relient la physionomie et comme la coupe du temps, qui le fait dater. César fait le galant avec Cléopâtre du ton dont Condé entretenait Mlle du Vigean. Entendez Polyeucte expliquer à Néarque la puissance d’un bel œil sur les gens de sa qualité : ne dirait-on pas un courtisan donnant à comprendre à quelque « cuistre de Saint-Sulpice » qu’il n’y a point d’honnête homme sans amour ?

À côté de l’amour, que de sentiments, que d’aspects et comme d’attitudes des âmes, tout en ayant d’éternels fondements dans la nature humaine, n’ont pourtant un air de vie et de réalité que si on les replace dans le milieu du xviie siècle, sur toutes les conventions sociales qui les soutiennent ? Ces princesses dont la vocation est de sentir, d’aimer par raison d’Etat, à qui leur gloire interdit de donner jamais leur royale main à un sujet, le plus grand même et le plus noble, une Infante, une Pulchérie, une Eurydice, ne sont-elles pas les contemporaines de Marie de Gonzague aimant Cinq-Mars et épousant le trône de Pologne, de Mademoiselle demeurant vieille fille, parce que, comme fille de France, elle ne doit épouser qu’un roi d’un grand royaume ? Nous serions tentés de voir des artifices, des ficelles de théâtre dans l’importance donnée à la distinction des rangs, aux inégalités de la naissance, dans l’usage que le poète fait de ces ressorts pour nouer ou dénouer ses intrigues. Il nous paraît encore naturel que des filles de ducs refusent d’épouser des bourgeois, que des bourgeois refusent leurs filles à des ouvriers : mais nous nous étonnons que le sang royal mette une distance infinie entre une amoureuse et son héroïque amant. Nous sommes surpris que Corneille éprouve le besoin de faire reconnaître pour un vrai prince ce don Sanche que pendant quatre actes et demi il nous a fait admirer pour un soldat de fortune, et pour le fils d’un pêcheur : et nous ne comprenons plus quand ce héros qui criait fièrement tout à l’heure :

Ma valeur est ma race et mon bras est mon père,


dit aux grands d’Espagne qui l’ont hautement méprisé, vilipendé, insulté, pour n’être pas gentilhomme : « Vous étiez dans le vrai ». Tout s’éclaircit quand on revit par la pensée dans ce xviie siècle, où rien ne dispensait d’être né, où Madame faisait biffer sur un registre le nom de Bavière dont Mme de Dangeau, née du mariage morganatique d’un électeur, avait signé ; où le maréchal Fabert, faute de quelques « quartiers », ne pouvait recevoir l’« Ordre » ; où un Turenne croyait se grandir en se prétendant prince, où les princes étrangers avaient dispute contre les pairs pour la préséance, les pairs contre les présidents à mortier ; où c’était une affaire d’avoir le tabouret ou le fauteuil dans une visite, le Monsieur ou le Monseigneur dans une lettre, le Pour M. un tel ou le M. un tel sur la porte d’un logis dans les voyages de la cour ; où les reines se morfondaient à attendre leur chemise, quand il n’y avait pas là de main assez qualifiée pour la leur présenter, ou quand deux mains également qualifiées se la disputaient.

Et ce machiavélisme, tant reproché au pauvre Corneille comme une chimère subtile de sa normande cervelle, n’est-ce pas l’esprit même de cette diplomatie si confiante en ses négociations, si habile à élever et à lever les difficultés, si experte aux combinaisons, si peu étonnée de faire échec aux alliés avec les ennemis, qui savait dans la préparation d’un traité changer peu à peu de camp, et se trouver à la signature dans le parti opposé à celui dont elle était aux préliminaires, qui excellait à concilier sans résoudre, à semer dans les conventions de paix les prétextes de guerre, et à détruire les contrats apparents par les articles secrets ? N’est-ce pas aussi l’esprit de ces cours et de ces factions, où l’on voit des intrigants comme Retz, des entremetteuses comme la Palatine, des maîtres fripons comme Mazarin, mener les affaires en partie double, et tenir à l’ordinaire deux marchandages ouverts pour s’adjuger enfin au plus offrant ?

Que la tragédie de Corneille reprend de couleur et de vie, quand on la lit l’imagination pleine de l’histoire politique du temps ! Comme elle paraît une lumineuse concentration des traits moraux épars dans les mémoires de Retz et de Saint-Simon, dans les lettres et les papiers des ministres et des ambassadeurs ! Elle est à peu près à la France de Louis XIII ce que le Rouge et le Noir ou le roman de Balzac sont à la France de Charles X ou de Louis-Philippe.

Mais entrons encore plus avant dans les âmes : on ne conteste le plus souvent la psychologie de Corneille que parce que, dans le champ illimité de l’activité morale, il a pris son point de vue d’après la réalité qui s’offrait le plus visiblement à ses yeux. L’homme dont il a donné la formule idéale, le type général, c’est son contemporain, c’est le Français de la première moitié du xviie siècle. Il est possible que ce type ne soit plus communément réalisé aujourd’hui, et que le type d’une génération plus récente, dégagé par Racine, tombe plus fréquemment sous notre expérience. Du sentiment, de l’intelligence, et pas de volonté, des aspirations, des rêves, et pas d’action, de la passion qui fuse en gestes et en mots, de la faiblesse emballée, et, chez les meilleurs, des capacités de souffrir infiniment profondes ou délicates, c’est, dans notre temps, ce qui nous paraît le réel. Mais ce ne l’était pas, ce ne pouvait l’être pour Corneille, entre 1630 et 1640. J’ai démontré ailleurs[1] que ce qu’il avait vu, un autre l’avait vu de même, et cet autre est Descartes : le poète et le philosophe se sont rencontrés dans leur psychologie et leur morale, dans leurs jugements sur la passion, l’amour et la volonté. S’ils se sont rencontrés, ce n’est pas que l’un ait instruit l’autre : c’est que la même réalité imprégnait leurs esprits, nourrissait leur expérience, et que la même nature offrait des sujets à l’analyse du philosophe, des modèles à l’art du poète.

Cet homme, d’après qui se construisent le Traité des passions et Cinna ou Nicomède, c’est le rude gentilhomme qui est né aux dernières années du xvie siècle, après que vingt ans d’anarchie avaient éteint les splendeurs italiennes de la Renaissance ; c’est le fils des guerres civiles, d’abord presque illettré, énergique et souple. Incapable de rêverie, dépourvu de sensibilité, ses passions sont de violentes impulsions vers des objets déterminés ; il ne jouit pas de leur agitation ; il n’en fait pas une volupté ; elles lui donnent des fins et des forces pour l’action. Il estime surtout l’action, mais l’action précise et efficace, la poursuite d’un but par des moyens choisis ; surtout l’action volontaire, qui dispose avec réflexion, utilement, de toute la personne. Il n’admire rien tant que la raison, qui tient en bride les passions, les lâche ou les retient, et qui sait profiter ou se garer des circonstances : la parfaite maîtrise de soi est l’idéal qu’il s’efforce de réaliser dans sa vie. Tous les grands hommes de l’époque, ou presque tous, sont des hommes de volonté : un Richelieu qui, à l’âge où l’on ne rêve que bagatelles ou plaisirs, se fixe pour but le ministère, et y marche obstinément pendant douze ou quinze ans ; un Retz qui suit le même but plus tard, mais le manque, politique que jamais une passion n’a dérangé ni précipité, capable d’exprimer avec vérité et de quitter avec facilité tous les sentiments selon le besoin des affaires, disposant de son âme avec une étonnante aisance dans toutes les fortunes. Bossuet, pour déraciner l’ambition du cœur des courtisans, offrait une définition de la puissance, qu’il savait bien qu’on ne lui dénierait pas : vouloir ce qu’il faut, pouvoir ce qu’on veut, sans y faire rien entrer de la satisfaction des appétits, de l’épanouissement voluptueux de la personnalité, où l’on mettrait aujourd’hui la puissance. Et enfin — car à quoi bon multiplier les exemples ? — c’était cette nature cornélienne ou cartésienne, c’est-à-dire raisonnable et volontaire, qui faisait écrire à La Rochefoucauld, dans le portrait qu’il donnait de lui-même :

« J’ai toutes les passions assez douces et assez réglées : on ne m’a presque jamais vu en colère, et je n’ai jamais eu de haine pour personne. Je ne suis pas pourtant incapable de me venger si l’on m’avait offensé, et qu’il y allât de mon honneur à me ressentir de l’injure qu’on m’aurait faite. Au contraire, je suis assuré que le devoir ferait si bien en moi l’office de la haine, que je poursuivrais ma vengeance avec encore plus de vigueur qu’un autre. L’ambition ne me travaille point. Je ne crains guère de choses, et ne crains aucunement la mort. Je suis peu sensible à la pitié et je voudrais ne l’y être point du tout. Cependant il n’est rien que je ne fisse pour le soulagement d’une personne affligée ; et je crois effectivement que l’on doit tout faire, jusqu’à lui témoigner même beaucoup de compassion de son mal ; car les misérables sont si sots, que cela leur fait le plus grand bien du monde. Mais je tiens aussi qu’il faut se contenter d’en témoigner, et se garder soigneusement d’en avoir. C’est une passion qui n’est bonne à rien au dedans d’une âme bien faite, qui ne sert qu’à affaiblir le cœur, et qu’on doit laisser au peuple, qui, n’exécutant jamais rien par raison, a besoin de passions pour le porter à faire les choses. J’aime mes amis, et je les aime d’une façon que je ne balancerais pas un moment à sacrifier mes intérêts aux leurs. J’ai de la condescendance pour eux, je souffre patiemment leurs mauvaises humeurs, et j’en excuse facilement toutes choses : seulement je ne leur fais pas beaucoup de caresses, et je n’ai pas non plus de grandes inquiétudes en leur absence. »

Evidemment l’idéal humain a changé depuis Racine, surtout depuis Rousseau. La Rochefoucauld n’était pas sensible, et il s’en vante. S’il l’était, cette vanterie n’est que plus remarquable. S’il n’était pas tel qu’il s’est vu, il a voulu se voir tel qu’il s’est peint, et sa délicatesse de moraliste apporte un témoignage considérable en faveur de la vérité actuelle de la psychologie de Corneille. Elle fait ressortir tout au moins le trait caractéristique, l’aspiration commune des belles natures de ce temps-là.

Même les femmes alors, quand on les regarde dans la vie et non dans les romans, ces grandes aventurières , ces vaillantes héroïnes , ces fières précieuses, ont moins de grâce sentimentale ou de tendresse passionnée que d’esprit énergique et de robustesse virile. Ce sont des créatures de force, de sang riche et chaud, capables de raisonnement et d’action, et traitant les passions comme fournissant la matière des résolutions et l’objet de l’effort : si elles s’attardent dans les préliminaires de l’amour, c’est par curiosité d’esprit et par un exercice de l’esprit : ce n’est pas pour les jouissances du sentiment. Leurs lettres ont la solidité raisonneuse, les explications tirées, les grandes périodes articulées de conjonctions, étagées d’incidentes et de relatives, tout l’esprit enfin et la substance du discours cornélien. Mme de Rambouillet, Mme de Montausier, Mme de Sablé, la grande Mademoiselle, voilà les femmes de Corneille, les modèles des Émilie et des Pauline, et aussi des Pulchérie : Mme de Sévigné en est aussi, sauf l’imagination débridée et la maternité intempérante. Dans Mme de La Fayette, le type racinien perce déjà sous l’autre.

Mais quelque intérêt que l’historien des mœurs trouve à interroger la tragédie cornélienne, ce serait peu de chose, si des vérités plus générales et permanentes ne s’y rencontraient. Je ne m’attarderai pas à expliquer ce qu’il y a de réalisme moyen chez Corneille. Ces caractères médiocres, dont on s’est demandé s’ils n’étaient pas des types de comédie et si la tragédie avait droit de les admettre, ces pères égoïstes, ces maris faibles, ces rois intéressés et pusillanimes, Félix, Valens, Prusias, Ptolomée, ces politiques froids, réalistes, interprètes de la raison d’État, sectateurs de l’utilité, et serviteurs des circonstances, ces amoureux qui calculent ce que l’amour rendra à leur fortune, ou qui ouvrent les deux oreilles à l’intérêt contre l’amour : ces demi-passions, ces composés de calcul et de sentiment, de goût et d’intérêt, de raison et de préjugé, ces conduites compliquées et tortueuses où toutes les considérations sociales entrent en compte avec la vraie nature, ces affections modérées nées des rapports sociaux et des liens de famille, ces scènes de ménage qui font tampon entre les explosions de l’héroïsme, ce ton bourgeois qui enveloppe les sentiments extraordinaires, tout cela donne un air de vérité moyenne à beaucoup de parties de la tragédie de Corneille. On en a déjà vu quelque chose quand il a été question de la politique et des passions. On étudierait aisément dans Polyeucte comment la réalité familière des caractères et des scènes de second plan, comment les manières, si je puis dire, simples et communes de tous les personnages enveloppent l’idéal héroïque et nous le rendent plus abordable.

Mais c’est à cet idéal surtout qu’on fait le procès. On admet en art un art qui dépasse la nature en la respectant, qui change les proportions des choses sans en altérer l’essence, qui affranchisse les êtres des circonstances ordinairement oppressives, pour les faire épanouir en liberté dans la plénitude de leur force. Mais on prétend que cet idéalisme-là n’est pas celui de Corneille, qu’il a faussé la nature, ou qu’il est sorti de la nature en l’agrandissant, qu’il l’a poussée où, même en son maximum de puissance et de beauté, elle ne saurait aller ; qu’au lieu d’un idéal naturel, il a donné un idéal extra-naturel, qui n’est « ni humain, ni vivant, ni réel ».

Ce n’était pas le sentiment de Corneille qui prétendait peindre les rois dans leur humanité, par la nature commune en eux avec tous les hommes, et qui enseignait aux mères de famille à se reconnaître dans son abominable Cléopâtre. Mais il ne faut jamais s’en rapporter à un auteur sur son œuvre : regardons l’œuvre.

Corneille a concédé lui-même que les faits tragiques qu’il expose sont invraisemblables, hors de la vraisemblance commune. La vraisemblance commune est que Chimène ne poursuive pas si ardemment Rodrigue, qu’elle pleure sans agir ; mais c’est aussi qu’elle n’épouse pas le meurtrier, et que la tyrannie des convenances soit la plus forte : c’est qu’Émilie soit ingrate sans conspirer, qu’Auguste fasse couper la tête à Cinna, sans conviction, et qu’un chrétien aille au martyre sans céder la femme qu’il aime à un amant ; c’est qu’Horace, défenseur de la patrie, jette à la porte de chez lui, sans la tuer, sa sœur qui n’est pas patriote. On ne voit pas communément dans la vie des pères hors d’état de distinguer leur fils de leur mortel ennemi, des hommes se demandant si le verre de poison qu’ils tiennent à la main a été versé par leur mère ou leur femme, des amoureux ménageant le mariage de leur maîtresse et de leur rival, et des généraux aimant mieux mourir que d’épouser des filles de rois.

Mais remarquer cela, c’est faire le procès de tous les sujets légendaires ou historiques, de tout ce qui n’est pas la simple photographie de la vie vulgaire. Car voit-on plus souvent des pères qui veulent égorger leurs filles pour avoir du vent, des fils qui épousent leurs mères ou qui les tuent, des amoureux qui jurent à leurs maîtresses de tuer leurs enfants s’ils ne sont acceptés d’elles pour maris ? Ni Iphigénie, ni Phèdre, ni Britannicus, ni Hamlet, ni Othello, ni le roi Lear, ni Œdipe, ni Agamemnon ne sont plus que le Cid, Horace ou Cinna dans la vraisemblance commune : ce n’est pas là la vie que nous voyons.

Mais ces sujets extraordinaires, invraisemblables, peuvent devenir des expressions poétiques, des symboles saisissants de cette vie réelle, infiniment plus médiocre et plus terne. Il n’est pas besoin que le fait tragique soit un fait divers de l’expérience quotidienne ; il suffit qu’il contienne en son ampleur tout un ordre de faits, qu’il soit comme le «  développement » prodigieux et fidèle d’une image cachée dans l’obscurité indécise du réel.

Il le sera si par la préparation scénique il est réduit de son invraisemblance singulière à la vraisemblance commune, si de faits donnés et acceptés, vrais ou vraisemblables, le poète nous conduit au fait extraordinaire par des liaisons si exactes, si justes, que nous ne puissions nous refuser à recevoir l’effet, ayant connu les causes, et que l’impossible de tout à l’heure nous apparaisse maintenant comme possible et même comme nécessaire.

Il faut, pour cela, que les actes hors nature soient le produit de sentiments naturels, que les perversités ou les héroïsmes qui étonnent la nature nous apparaissent comme étant dans la nature, ou sortant de la nature par une cause naturelle. Il faut que toutes les passions, les efforts, les crimes, les dévouements qui ne se voient guère dans le train commun du monde, nous aient l’air d’être les effets des principes que nous sentons en nous, et que les personnes tragiques ne nous semblent pas des êtres artificiellement grossis et grandis, mais des créatures affranchies des entraves extérieures ou intérieures qui nous lient dans la vie ordinaire, et mises en état d’être en acte tout ce que nous ne serons jamais qu’en puissance.

Or il n’y a point de doute que Corneille ait ramené à des causes morales, à des jeux de caractères et à des chocs de volontés les effets invraisemblables que ses sujets tragiques contenaient. Il s’agit donc de savoir si les forces morales qu’il a mises en action sont en nature ou en degré vraisemblables, si les personnes idéales qu’il a constituées sont autre chose que des chimères de son imagination. Tout se ramène au fond à décider si l’héroïsme cornélien est naturel et dans quelle mesure.

Nous l’avons vu déjà tout à l’heure, Corneille est moins près de nous que Racine, cela est certain : son théâtre ressemble moins à ce que nous sommes, surtout à ce que nous croyons être, à l’image que nous nous complaisons à former de nous, au portrait que la littérature d’aujourd’hui nous en offre. Depuis le romantisme surtout, la vérité, c’est la passion débordée, furieuse, ravageante ; c’est l’instinct irrésistible et vainqueur : c’est la passion mise au-dessus du devoir, tantôt glorifiée, tantôt condamnée, toujours victorieuse et sympathique : ce sont les velléités stériles, les efforts décousus, les dissolutions lentes ou les chutes brusques des meilleures âmes. La vérité, c’est de se regarder choir sans se retenir, c’est de perdre dans la sûreté de l’analyse la capacité d’agir, c’est de pouvoir moins à mesure qu’on voit plus clair ; c’est l’incompatibilité de la conscience et de l’énergie, si inséparables dans Corneille. La vérité, c’est qu’il n’y a de forte et d’agissante que la raison pratique, égoïste, intéressée, le calcul étroit et mesquin : l’homme fort, c’est l’homme d’affaires. Voilà la vérité actuelle : mais avons-nous le droit d’ériger notre veulerie intelligente en formule définitive, universelle de l’humanité ? Est-il sûr que la réalité même actuelle soit telle que des partis pris d’école, des points de vue d’art, ou d’impérieuses généralisations d’états subjectifs nous la montrent ? N’est-on pas frappé de voir dans les anciens portraits que tous les visages d’une époque ont un air de ressemblance ? Ce n’est pas que la nature ait des modèles de nez et de mentons pour chaque époque : mais, inconsciemment ou non, chacun se fait la tête de son temps, Louis XV ou Directoire, Louis-Philippe ou second Empire. N’en serait-il pas de même au moral et quand nous nous observons, quand nous nous composons, ne réduisons-nous pas notre visage moral, qui souvent, laissé à lui-même, serait tout autre, à une expression et comme à un profil qui nous sont imposés du dehors par la mode contemporaine ?

Les héros de Corneille, à notre goût, savent trop ce qu’ils font, ne perdent pas assez la tête. Puis, leur mouvement les élève, au lieu de les précipiter : la vie les ennoblit, au lieu de les dégrader.

Mais d’abord la matière de leurs actes, la matière que travaille leur volonté, c’est l’honneur et le sentiment filial, c’est le patriotisme et l’amour, c’est l’ambition affamée ou rassasiée, c’est la lassitude qui suit les désillusions, les désillusions qui suivent la possession du bien longtemps convoité, c’est l’amour de Dieu, l’amour paternel, maternel, fraternel, c’est l’orgueil, et la dignité, et l’intérêt, public ou privé : tout cela n’est-il pas profondément humain, et pris en plein courant de la vie ?

Il reste donc uniquement, à la charge de Corneille, que de faire effort sur soi pour un bien qu’on connaît, d’avoir conscience entière des motifs de ses actes, de vouloir persévéramment, sans être ébranlé par aucune pression du dedans ou du dehors, de savoir dire non, et le maintenir quand le ciel croulerait, c’est là un idéal hors nature.

On pourrait se demander si ce n’est pas une illusion qui nous fait croire que les grandes passions sont plus dans la nature que les grandes volontés. En réalité, il n’y a peut-être pas beaucoup plus de gens capables de tout sacrifier à l’amour — devoir, honneur, intérêt, famille, ou simplement les commodités et les habitudes de la vie — qu’il n’y en a de capables de sacrifier l’amour. La vérité commune, ce n’est pas Oreste, c’est l’amoureux de la Petite Marquise. Mais il nous semble pourtant qu’il y a plus de gens qui tombent, qu’il n’y a de gens qui montent. C’est peut-être qu’il nous est plus agréable de voir les premiers que les seconds ; et nous cherchons plus patiemment ce qui rapetisse les grandeurs que ce qui relève les défaillances.

Peu d’idées, une ou deux passions sans tendresse, converties en raison et rédigées en maximes, la sereine conviction de bien faire en donnant le moins possible au sentiment dans la conduite, cela sans doute peut se rencontrer chez nous. Mais si le fanatisme froid, l’égoïsme sec, qui se raisonnent et s’autorisent, sont des choses dont la réalité ne saurait guère être contestée, il en est autrement de l’héroïsme, du sacrifice de soi, si sûr, si calme, si exempt d’hésitation, de repentir et d’angoisse : c’est cela à quoi l’on ne croit point.

Cependant le principe de l’héroïsme cornélien est un principe réel, naturel. Nous avons des moments de lucide conscience, nous avons des velléités de bien faire. Nous combinons sans exécuter autant de bonnes actions que de coquineries ; et nous croyons très bien que, si nous voulions, nous ferions les unes et les autres. Pourquoi ne croirions-nous pas qu’il y a des gens qui vont au bout et des unes et des autres ? Nous n’usons guère de notre volonté : mais nous l’avons ; ou nous croyons l’avoir : car là où elle manque, nous appelons cela une maladie. L’homme normal et sain a une volonté. Le plus misérable, le plus faible de nous ne s’abandonne pas à tous les moments de son existence ; et notre vie journalière est tissée de presque autant de résistances à l’instinct, aux tentations, de presque autant de petites victoires sur nous-mêmes et de redressements de notre direction morale, que de faiblesses, de consentements et de déviations.

N’avons-nous jamais dit un non dont nous ayons été bien contents ? n’avons-nous pas tous dans le cœur quelque partie intangible, dont aucune force ne nous ferait rien céder, quelque chose à quoi nous ne saurions renoncer sans renoncer à nous-mêmes ? et ne connaissons-nous pas tous, tout au moins, quelqu’un qui peut dire un de ces non, qui peut se retrancher dans quelque fort intérieur ? Ne savons-nous pas, en traitant ou luttant avec nos semblables, qu’il y a presque chez tous un moment où l’on a touché le roc, où il ne faut pas essayer de percer plus loin, d’entamer plus profondément ?

Et si çà et là nous trouvons des efforts commencés vers le bien, si souvent nous apercevons des têtes froides que nulle affection ni désir ne fait dévier de la voie marquée par leurs calculs, ordinairement égoïstes, le poète ne pourra-t-il tracer ce que la nature jalonne, réunir ce qu’elle sépare, réaliser ce qui reste puissance ou rêve, donner la plénitude de la vie à ce qui le plus communément avorte ? Ni l’élan vers le bien, ni la force active des idées, ni la possession de soi, ni la conscience claire des motifs, ni le choix réfléchi des actes, ni même la préférence donnée à la raison sur l’instinct, au devoir sur l’intérêt, à l’honneur sur l’affection, ne sont des choses hors de la réalité ; et c’en est assez pour légitimer le parti pris psychologique de Corneille.

Ses héros sont des créatures d’exception : mais les héros détraqués ou passifs du roman et du théâtre contemporains sont-ils davantage la nature moyenne et normale ? Et n’est-il pas aussi légitime de choisir dans l’universelle humanité quelques formes d’âmes plus rares, que de peindre des états qui ne sont communs que dans une très restreinte et particulière humanité ?

  1. Hommes et Livres (lib. Lecène et Oudin, in-16).