Corneille (Gustave Lanson)/08

Librairie Hachette (Les Grands Écrivains français) (p. 145-165).

CHAPITRE VIII

LANGUE, STYLE, VERS, POÉSIE

Corneille trouvait des différences dans le style de ses pièces.

Assurément ces nuances ne nous échappent pas ; le Cid nous paraît plus précieux, Horace plus éloquent, Pompée plus enflé ; et Polyeucte, dont on trouvait les vers en ce temps-là plus faibles, nous plaît par la perfection du naturel. Mais, dans ces différences, l’unité fondamentale du style éclate pourtant, et Corneille est un des écrivains dont la manière est partout le plus aisément reconnaissable.

Il a eu d’abord parmi ses confrères les poètes dramatiques cette originalité de tenir à tous les détails de l’expression, d’être un artiste en style, de travailler, de corriger, avec d’infinis scrupules, en digne écolier de Malherbe. Autour de lui, les meilleurs, Rotrou, Tristan, écrivent trop vite et ne retouchent pas. Lui, il a réglé son admirable facilité, et il revient toujours.

Il a cherché, tatonné, il a essayé longtemps et formé peu à peu son instrument. On le voit dans ses premières pièces s’exercer, se faire la main ; il a des inexpériences et des virtuosités qui étonnent[1]. Il fait des études de vocabulaire et de versification. Il n’a pas encore fixé le ton de son style, il lui arrive dans la même œuvre de monter trop haut ou de descendre trop bas[2].

Dans le Cid, plus de maladresses, plus de fantaisies, plus d’inexpériences. L’écrivain fait ce qu’il veut. Mais il n’est pas satisfait, et d’édition en édition il se corrige. Ses pièces (jusqu’à Pertharite) ont passé par trois ou quatre états principaux, qui sont marqués : 1o par les éditions originales ; 2o (pour les premières) par le recueil de 1644 ; 3o par la revision de 1660 ; 4o par les éditions peu différentes de 1668 et de 1682. Les corrections scéniques, qui touchent à la contexture des pièces, sont très rares : il y en a une au début du Cid.

La plupart des corrections regardent le style ou la langue, plus rarement le vers. Quand il retouche le style, presque toujours il améliore, il s’affranchit de la mode, il s’approche peu à peu de l’expression unique qui note la nuance unique du sentiment[3].

Pour la langue, il suit très attentivement l’usage. Dès 1644, il ôte certains mots devenus surannés, bas ou burlesques. En 1660, il enregistre les résultats du travail de l’Académie ; sur bien des points, il conforme son usage aux Remarques de Vaugelas.

Tout ce travail révèle un artiste curieux de la forme, et qui ne donne rien au hasard. Faut-il croire que cet artiste se soit fatigué, et, dans sa vieillesse, ait entassé les négligences, les incorrections, le galimatias ? On cite toujours les vers de Tite et Bérénice :

Faut-il mourir, madame ? et si proche du terme,
Votre illustre inconstance est-elle encore si ferme,
Que les restes d’un feu que j’avais cru si fort
Puissent dans quatre jours se promettre ma mort ?

Quand on aura cité ces vers et une douzaine d’exemples pareils, aura-t-on prouvé que Corneille écrivait mal ? Ses dernières pièces, notamment, ne sont pas d’un autre style que ses chefs-d’œuvre. Mais il faut remarquer trois choses : d’abord, ayant eu moins d’impressions, elles ont été moins retouchées, et ainsi il faudrait comparer l’édition originale des unes aux éditions originales des autres pour constater les défaillances du poète. Puis, la langue et surtout le style de Corneille, de Sertorius à Suréna, ne sont plus contemporains du public ; malgré ses efforts pour suivre l’usage et la mode, le bonhomme retarde ; on le trouvera aisément gothique et barbare à côté de Racine et de Quinault. Enfin, ce sont les idées et les sujets qui font la différence du style de Cinna et de celui d’Othon, du style de Polyeucte et de celui de Pulchérie. Si le style des dernières pièces paraît subtil et froid, outré en ses raisonnements, et compliqué en son dessin, ce n’est pas une question de forme, c’est une question de fond.

On a donc le droit d’étudier ensemble ces œuvres qui s’espacent sur plus de quarante années. En modifiant quelques particularités de vocabulaire ou de syntaxe selon le nouvel usage, Corneille n’a point altéré la physionomie caractéristique de son style, qui, de Mélite à Suréna, tout en se pliant aux sujets les plus divers, garde sa frappante identité.

Il faudrait plus de place que je n’en ai ici pour analyser les éléments qui concourent à former notre impression du style de Corneille. On verrait d’abord qu’il est tout près de Malherbe, et le plus ancien de nos grands écrivains, que sa forme est plus archaïque que celle de Molière, de Bossuet, de Pascal, qu’il parle cette langue du temps de Louis XIII, un peu lourde encore, et pourtant raffinée, forte, drue, familière, nerveuse, tour à tour très large et très brusque, solidement articulée, oratoire et pratique, plutôt que poétique et sensible. L’abondance des substantifs en ment, des substantifs et adjectifs en eur, des verbes composés avec entre ou re, la liberté dans l’usage des auxiliaires et des prénoms, le large et souple emploi des prépositions, le mélange aisé des expressions ornées de la tradition littéraire et des locutions familières de la vie quotidienne, lui donnent sa physionomie. Corneille en a connu toute l’étendue, reprenant des mots déjà à demi perdus, offenseur, invaincu, déceptif, exorable, adoptant ou créant des mots inusités, dextérité, impénétrable, évitable, alfanges, plaçant en vedette des locutions vulgaires, qui donnent la brusque sensation de la réalité : cajoler, tâter, tomber des nues, soûler, brouiller, tout beau, etc. ; appelant les mots techniques à servir dans les sujets spéciaux, termes d’art militaire dans Sertorius, de marine dans le récit du Cid, de théologie dans Polyeucte. Cette langue, riche, touffue, diverse, non réduite encore à un petit nombre de termes nobles et généraux, porte un beau caractère de naturel vigoureux.

En ce qui est proprement le style, deux choses frappent d’abord : la construction logique et les sentences. C’est d’un bout à l’autre un tissu de raisonnement, serré, précis ; tous les rapports sont fortement marqués. Les car, les donc, les si, les mais, tous les procédés que la langue offre pour sertir les idées et les fixer visiblement dans le réseau logique, ressortent dans toutes les parties du dialogue. Tous les héros argumentent, et leur voix appuie sur les liaisons.

César, car ce destin…. (Pompée.)
Cruel, car il est temps…. (Polyeucte.)
Car enfin n’attends pas…. (Cid.)


En second lieu, quoique Corneille ait conseillé de fuir les sentences, et de « préférer toujours l’hypothèse à la thèse », c’est-à-dire l’expression personnelle appropriée à la maxime générale, personne n’a mis plus de sentences, ni de plus belles, dans la tragédie. En un seul passage :

Qui ne craint point la mort ne craint point les menaces.
À qui venge son père il n’est rien impossible.
À vaincre sans péril on triomphe sans gloire, etc.

Mais par là précisément se révèle la parfaite convenance de la forme au fond. Ces héros de la volonté se déterminent par des raisons universelles. Même lorsqu’ils ne parlent que pour eux, ils examinent comment tout homme, dans le cas donné, devrait agir. Ils cherchent une loi universelle de leur action. Donc ils parleront toujours par sentences, que déguiseront à peine les indications de circonstances locales et d’accidents personnels. Puis ces personnages pré-parent leur acte par une consultation attentive, le choisissent avec pleine conscience, s’y tiennent avec assurance, sans repentir. Que sera donc le style, sinon l’expression d’une âme qui s’examine, discute et résout, ou l’expression d’une âme qui défend, démontre, fait valoir sa résolution ? Délibération avec soi, discussion contre autrui, raisonnement dans les deux cas, logique analytique ou apologétique, voilà ce que peut être le discours d’un héros cornélien[4]. D’où l’impression, et la critique, que les personnages de Corneille raisonnent trop. Il n’y a pas chez eux d’inconscience, d’expression abandonnée, d’épanchement involontaire, il n’y a pas (sauf à de certains moments, très courts) de ces mots qui semblent couler de l’âme et faire couler l’âme tout entière avec eux. Chaque phrase déclare la claire conscience d’une idée et des rapports qu’elle soutient avec un groupe d’idées.

On sait ce qu’il y a dans ce style de Corneille d’éloquence, de finesse, d’esprit même : mais y a-t-il de la poésie ? Et d’où sortirait-elle ? Fénelon l’a dit à la fin du siècle, et le romantisme, puis les parnassiens l’ont confirmé, la poésie est nature ou passion, expansion ou peinture, projection émue du moi intime, ou réflexion artistique des choses du dehors ; lyrique, elle est le son d’une âme ; pittoresque, elle est l’image du monde. Quelle place Corneille peut-il faire au lyrisme, au pittoresque ? Quelle parenté peut-il avoir avec Lamartine ou Gautier ?

Pourtant, si l’on veut, Corneille est un grand poète, s’il y a poésie où il y a création, reprise des éléments naturels pour organiser des êtres qui ne sont pas dans la nature. Il est poète comme Rabelais, comme Molière, comme Balzac, comme tous ceux qui ont mis des âmes vivantes dans des formes précises, et qui ont rendu la vie en dépassant la vie. Mais cette poésie-là est dans la conception, dans la signification des œuvres : elle n’implique pas nécessairement la poésie du style, et c’est de celle-ci qu’on peut dire que si elle n’est pas dans les sentiments et dans les images, elle n’est pas.

Voyons donc ce que les discours de Corneille contiennent d’effusion lyrique ou d’expression sensible.

Le lyrisme qu’on peut y chercher tout d’abord n’est pas assurément le lyrisme personnel, exprimant l’auteur même en son intime humanité. Il n’y a rien dans aucune pièce où l’on puisse dire que Corneille se découvre. À peine, avertis par quelques anecdotes et par quelques poésies diverses, surprenons-nous dans l’accent profond des Sertorius ou des Martian un regret mélancolique de Corneille, capable d’aimer encore après qu’il a dépassé l’âge d’aimer, triste d’avoir le cœur jeune avec des cheveux blancs. Mais c’est la biographie qui nous guide : l’expression ne suffirait pas à trahir l’auteur derrière le personnage.

Le lyrisme qu’on peut chercher dans Corneille est relatif encore à la personne de ses héros. Les présente-t-il dans des états de sentiments dont l’expression naturelle et achevée soit la poésie lyrique ? On pourrait aisément trouver des traces de ce lyrisme dans les premières tragédies, et le début boursouflé du monologue d’Émilie, les stances d’Égée, de Rodrigue, de l’Infante, de Polyeucte, d’Héraclius ont le caractère d’épanchements tumultueux ou harmonieux de la sensibilité intime. Mais il faut bien démêler que, Corneille, subissant malgré lui l’influence de la tragédie lyrique qu’il achevait de détruire, a écrit dans ses premières pièces plusieurs morceaux, des monologues surtout, dans le style richement figuré qu’on appelait alors lyrique ; il a, sur l’exemple de ses prédécesseurs, fait chanter à ses acteurs des airs de bravoure qui sont des formes dégénérées du lyrisme. Ce sont, comme les songes, des survivances de la période précédente. Mais très vite il a tourné ces ornements en pièces nécessaires, il les a réduits à son système ; et les stances de Rodrigue sont la délibération et la préparation de l’action qui va suivre.

Il est plus intéressant de remarquer que de la psychologie même de Corneille sort un nouveau lyrisme. Je l’ai remarqué déjà, quand l’énergie de la volonté dépasse l’acte qui se présente, ou tout acte possible, ou encore quand elle ne trouve pas d’acte où s’exprimer, elle s’affirme avec exaltation : n’ayant plus où se réaliser pleinement, elle se chante. C’est ce qui est visible déjà dans le Cid, où le fameux défi :

Paraissez, Navarrais, Mores et Castillans,
Et tout ce que l’Espagne a nourri de vaillans !


exprime l’infini de la volonté, qui n’est point égale seulement à l’obstacle présent. Il y a là cette projection de la force interne dans une formule, en l’absence de toute possibilité de réalisation pratique, qui est le signe même de l’état lyrique. Le trop-plein de l’émotion se déverse dans un chant où s’inscrivent en s’apaisant les vibrations de l’âme. Les stances de Polyeucte tirent de là leur beauté supérieure : au lieu d’une délibération réfléchie, elles nous offrent un élan de toute l’âme, et dans l’intensité de l’émotion nous font mesurer la capacité illimitée d’action qui va s’appliquer sans s’épuiser par les scènes suivantes avec Pauline, Sévère et Félix.

Dans le dialogue, on saisit parfois un passage du dramatique ou du pratique au lyrique. Lorsque les personnages ont combattu et se sont échauffés à ce combat, lorsque, dans le chaos des volontés, l’accord s’est établi, ou que visiblement l’accord est impossible, alors le combat cesse, et tantôt les deux âmes d’accord chantent à l’unisson, tantôt les deux âmes inconciliables chantent chacune pour soi en s’opposant : le dialogue devient duo, où les interlocuteurs se répondent à la façon de deux musiciens et non plus de deux avocats :

Rodrigue, qui l’eût cru ? — Chimène, qui l’eût dit ? —
Que notre heur fut si proche, et sitôt se perdit ? —
Et que si près du port, contre toute apparence,
Un orage si prompt brisât notre espérance ? —
Ah ! mortelles douleurs ! — Ah ! regrets superflus !

Ou bien dans Polyeucte, quand les deux personnages se sont tout dit, sans s’entamer, mais vibrent trop profondément pour se taire instantanément :

Imaginations ! — Célestes vérités ! —
Étrange aveuglement ! — Eternelles clartés !

Ce n’est qu’un éclair : mais chacune des âmes a chanté sa foi, et aussitôt le dialogue pratique, polémique reprend : Va, cruel, va mourir, etc.

J’ai montré par quelle nécessité interne le héros cornélien devenant de moins en moins capable de s’abaisser à l’action, la tragédie par la disposition de l’action tendait à se rapprocher de la tragédie pathétique. C’est dire que le lyrisme y peut retrouver place, et en effet à chaque moment des situations lyriques s’indiquent : j’entends par là des situations aptes à tirer du personnage plutôt un chant qu’une action.

Dans cet état est Cornélie, tenant en ses mains l’urne de Pompée : le lyrisme se déguise en appel d’énergie ; mais cette énergie n’a pas à se dépenser pour l’intrigue ; elle n’est qu’une exaltation verbale, où l’âme se satisfait en s’épanchant.

Dans Sertorius, Aristie fait entendre un hymne d’allégresse, qui a aussitôt sa contre-partie dans un hymne de haine, selon qu’elle songe à l’amour ou à la politique de Pompée. Le morceau est curieux, parce qu’un rythme lyrique s’y indique, dans l’entrecroisement des deux motifs et leur transformation :

Sortez de mon esprit, ressentiments jaloux :
Noirs enfans du dépit, ennemis de ma gloire,
Tristes ressentiments, je ne veux plus vous croire.
Quoi qu’on m’ait fait entendre, il ne m’en souvient plus.

Plus de nouvel hymen, plus de Sertorius :
Je suis au grand Pompée ; et puisqu’il m’aime encore,
Puisqu’il me rend son cœur, de nouveau je l’adore :
Plus de Sertorius ! (Mais, seigneur, répondez ;
Faites parler ce cœur qu’enfin vous me rendez.)
Plus de Sertorius ! Hélas ! quoi que je die,
Vous ne me dites point, seigneur : « Plus d’Émilie » !
Rentrez dans mon esprit, jaloux ressentiments.
Fiers enfants de l’honneur, nobles emportements :
C’est vous que je veux croire : ….
…. Venez, Sertorius.
Il me rend toute à vous pour ce muet refus.


Dans Attila, quand le féroce barbare s’est décidé à étouffer l’amour, s’étant fermé l’action, il laisse exhaler son émotion profonde, et c’est un véritable hymne à la beauté que son discours dessine :

Ô beauté qui te fais adorer en tous lieux.
Cruel poison de l’âme et doux charme des yeux, etc.

(III, i.)


Dans ces moments, Cornélie, Aristie, Attila sont des personnages d’opéra, et leurs situations en effet sont musicales, donc lyriques.

Peut-être est-ce dans Suréna qu’il faut chercher la plus claire manifestation de ce caractère. Suréna refuse d’épouser Mandane, fille du roi, même pour se sauver ; Eurydice, même pour sauver Suréna, refuse d’épouser Pacorus, fils du roi. Suréna se laisse tuer. Eurydice le laisse tuer et meurt. Il n’y a dans les deux rôles que deux amants obstinés dans leur amour, ayant renoncé au bonheur, à la vie, et s’exaltant dans le sacrifice et le péril. Leurs conversations ne tendent à aucun but pratique, mais seulement à l’expression de leur tendresse mutuelle et de leur résolution commune. Tantôt ils se répondent par des regrets et des souhaits impossibles ; tantôt ils se jettent leur amour en mots brûlants et profonds, et sans effet. C’est de la pure poésie, ce que dit Eurydice :

Le trépas à vos yeux me semblerait trop doux
Et je n’ai pas encore assez souffert pour vous.
Je veux qu’un noir chagrin à pas lents me consume,
Qu’il me fasse à longs traits goûter son amertume.
Je veux, sans que la mort ose me secourir,
Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir.

Il y a là un goût de la souffrance, une joie de l’âme à s’emplir de sa douleur, qui n’ont d’analogue que chez nos lyriques. Et Suréna, le dernier héros de Corneille, est le premier peut-être qui élève sa vue au-dessus de la vie, et dise le néant des choses. Eurydice lui conseille de vivre pour ne pas éteindre avec lui une race ancienne ; il répond :

Que tout meure avec moi, madame : que m’importe
Qui foule après ma mort la terre que je porte ?
Sentiront-ils percer par un éclat nouveau,
Ces illustres aïeux, la nuit de leur tombeau ?
Respireront-ils l’air où les feront revivre
Ces neveux qui peut-être auront peine à les suivre,
Peut-être ne feront que les déshonorer,
Et n’en auront le sang que pour dégénérer ?
Quand nous avons perdu le jour qui nous éclaire,
Cette sorte de vie est bien imaginaire,
Et le moindre moment d’un bonheur souhaité
Vaut mieux qu’une si froide et vaine éternité.

Pessimisme las qu’on n’attendrait pas du grand Corneille. Mais il a fallu que ses héros n’eussent plus rien à faire, pour qu’ils s’avisassent de vider leur cœur, de remuer au fond de leur âme héroïque je ne sais quelle amertume ou dégoût ! Ils peuvent respirer, n’ayant qu’un non à dire en se croisant les bras ; et aussitôt la source lyrique jaillit du fond d’eux-mêmes.

Mais cela ne fait pas l’affaire de Corneille : ce n’est pas conforme à son idée du dramatique. On est frappé en étudiant ses dernières œuvres de voir avec quelle énergie, avec quel esprit de suite, il barre la route à ce lyrisme qui de toutes parts veut sortir, comment il l’étouffe, comment il le resserre en maigres filets, comment il s’efforce à le réduire en raisonnements et en discours pratiques. Il se tient ferme jusqu’au bout dans sa doctrine : une tragédie n’est pas une vie qui s’étale, une âme qui se déploie, c’est un acte qui se prépare et qui s’opère. Tout ce qui est dans l’âme ne doit pénétrer dans la tragédie que dans la mesure où il fournit un motif ou de la force pour ou contre l’acte. Les états lyriques seront comme les autres, pesés comme motifs, évalués dans leur capacité immédiate de produire de l’action : c’est-à-dire que le pur lyrique, l’émotion non productive d’action, et qui se termine à s’exprimer, est par définition éliminé.

Voilà la grande différence de Corneille avec Shakspeare. Shakspeare est peintre de l’âme et de la vie, non constructeur et comme mécanicien des actions. Aussi n’y a-t-il presque pas un morceau de Corneille parmi les plus beaux et les plus populaires qui soit de pure essence lyrique, tandis que presque tous les morceaux fameux de Shakspeare sont du drame si l’on veut, mais du drame lyrique[5].

On peut donc dire que Corneille s’est efforcé d’être aussi peu lyrique que possible : a-t-il essayé de peindre ? On remarquera que ses héros et ses héroïnes n’ont pas d’aspect physique : ils en ont moins encore que les personnages de Molière et de Racine. Il n’y a pas un mot qui nous les fasse voir, ou qui fasse croire que le poète même les ait vus. Il ne s’est préoccupé des formes extérieures du drame et des actions que pour en calculer la justesse ou la possibilité : il les a regardées selon la mécanique et non selon l’esthétique.

Ce n’est pas qu’il fût incapable de voir la réalité sensible. Il a montré dans Œdipe assez vigoureusement la caverne du sphinx,

… Les rocs affreux semés d’os blanchissants.

Dans ses comédies, il avait su reproduire curieusement ce détail familier de la vie, le mouvement et les propos de la Galerie du Palais, les cris des marchands offrant leur marchandise :

Des gants, des baudriers, des rubans, des castors.

Mais si cela ne déconcerte pas sa virtuosité, ce n’est pas là son goût, ni son objet, dès qu’il s’est reconnu. Il est remarquable que ses poésies diverses sont parfaitement dépourvues de pittoresque : il s’y réduit comme dans ses tragédies, à manier des idées morales, à tirer des rapports et des raisons. Il faut qu’il traduise, pour devenir peintre. Comme il fait ce qu’il veut de la langue, il rendra à l’occasion la magnificence colorée de certains psaumes ou la fantaisie décorative de Santeul : c’était Santeul qui en vers latins disait aux adversaires de la mythologie :

Moi si je peins jamais Saint-Germain ou Versailles,
Les nymphes, malgré vous, danseront tout autour ;
Cent demi-dieux follets leur parleront d’amour ;
Du satyre caché les brusques échappées
Dans les bras des Sylvains feront fuir les napées,
Et si je fais ballet pour l’un de ces beaux lieux,
J’y ferai, malgré vous, trépigner tous les dieux.


De lui-même, Corneille n’eût jamais senti le besoin de faire ces vers dignes de La Fontaine. Il n’aimait pas les narrations ornées, quoiqu’il en ait fait plusieurs de très belles. Il est remarquable qu’il a pu écrire un Œdipe sans être sollicité par la poésie de Sophocle à charger son expression abstraite d’un peu de vivante nature. La mythologie ne lui dit rien : ce sont des faits. Il en parle pour fonder des raisons, non en vue d’exciter les imaginations. Il dira :

Quand vous avez défait le Minotaure en Crète,
Quand vous avez puni Damaste et Périphète,
Sinnis, Phœa, Sciron….

Regardez maintenant les vers de Racine, et quelle vision y passe des exploits de Thésée :

Les monstres étouffés et les brigands punis,
Procruste, Cercyon, et Sciron, et Sinnis,
Et les os dispersés du géant d’Épidaure,
Et la Crète fumant du sang du Minotaure….


C’est la même idée, mais quelle différence de couleur !

Cette insouciance de peindre, il la porte dans les images dont il use. Il s’interdit, par un scrupule d’artiste, pour la vérité, les expressions qui sentent le poète et le trahissent, les allégories, les comparaisons. Des métaphores, il a effacé le plus qu’il a pu la valeur pittoresque, ou du moins il n’a jamais cherché à la mettre en lumière. Dans la poésie de notre temps, la métaphore est vision d’un objet, en même temps que signe d’une idée : objet et idée sont présentés simultanément par elle.

Cette faucille d’or dans le champ des étoiles (la lune).
Les canons monstrueux sur la porte accroupis.
Et (la terre) frileuse se chauffe au soleil éternel.


Toute métaphore est mauvaise qui ne suggère pas dans l’esprit le tableau dont on l’extrait. Corneille ne l’entend pas ainsi. La métaphore est pour lui surtout un renforcement de l’expression, un raccourci brusque ou un signe extraordinaire qui ébranle l’esprit plus puissamment que le terme simple. Il ne présente pas une duplicité d’objets, mais accroît l’intensité de l’idée unique.

Du timon qu’il embrasse il se fait le seul guide. (Othon.)
Le sucre empoisonné que sèment vos paroles. (Polyeucte.)
Songe aux fleuves de sang où ton bras s’est baigné. (Cinna.)
Nous serons les miroirs d’une vertu bien rare. (Horace.)


Dans toutes ces expressions, la vision est impossible ou serait ridicule. Il n’y a que des signes qui font concevoir, sans peindre.

Aussi, en vrai disciple de Malherbe, il préfère à la métaphore la figure qui n’est pas image, métonymie, synecdoche, antonomase, tous ces procédés par lesquels, en vertu d’une convention tacite ou d’une tradition littéraire, le signe inexact devient signe plus expressif. Il y ajoute abondamment toutes les figures de construction, ironie, interrogation, antithèse, exclamation, etc., les figures de grammaire, ellipse, syllepse, inversion : il ne les épargne pas parce que ce sont elles qui rendent le mouvement. Et s’il n’est pas curieux de couleur, il note très exactement le mouvement, qui est celui des éléments de la vie dont sa tragédie agissante peut le moins faire abstraction.

Le mouvement résulte aussi de la distribution du dialogue. Elle est très variée chez Corneille, suivant toutes les démarches lentes ou pressées des caractères. Mais avec un vif sentiment de l’art, Corneille a évité de chercher à reproduire l’indécise inégalité des conversations réelles, asymétriques, arythmiques : il a poussé son dialogue vers deux formes extrêmes et opposées, il y a tendu souvent, il s’y est arrêté souvent, sans excès de rigueur qui sentît l’artifice et l’affectation. Il a développé la tirade ample, large, où s’étale un caractère, où se ramassent toutes les raisons d’une volonté : et ainsi, dans une scène, les couplets se répondent, appareillés régulièrement, bloc à bloc, avec une solidité un peu massive. Chaque personnage dit ce qu’il a à dire, épuisant ses raisons, jusqu’à ce que la contradiction copieuse de l’interlocuteur l’oblige à une autre démonstration. Le rythme de ces dialogues est grave, un peu lent, d’une netteté saisissante. Mais dans des situations violentes qui interdisent les longs discours, ou lorsqu’enfin les âmes dans leur conflit se sont puissamment excitées, le dialogue se presse : les répliques se choquent, vers contre vers, demi-vers contre demi-vers, avec une symétrie souvent rigoureuse. Il est banal de comparer ces parties à des jeux d’escrime où les attaques et les ripostes se succèdent avec une rapidité, une précision foudroyantes : mais si c’est banal, c’est juste. Aucun écrivain dramatique n’a traité cette forme du dialogue avec la maîtrise de Corneille : il n’y a rien de plus brusque, de plus nerveux, de plus vif, qui donne plus la sensation de la vie, qui rende mieux l’impression du choc réel des volontés.

Enfin, le mouvement, c’est encore le rythme du vers : et le vers cornélien s’harmonise avec tout le reste merveilleusement. Corneille est un excellent ouvrier du vers. Je ne sais comment on a pu dire que Corneille n’avait cure du rythme et manquait d’oreille. Il y a deux façons de faire le vers en français (sans compter les mauvaises, qui sont multiples ) : il y a le vers de Racine ou de Lamartine, chair vivante, souple, qui ploie, et s’ondule, et glisse, qui enveloppe sa ferme armature dans la mollesse des contours ; et il y a le vers de Hugo, bloc de métal, aux cassures vives, aux articulations visibles, se mouvant par une dislocation brusque plutôt que par un glissement insensible : ce vers-là fait parfois l’effet d’être dur ; tant il se découpe nettement, vigoureusement, avec ses rythmes tranchés et ses éclats soudains. Or à cette dernière manière se rattache celle de Corneille. Mais le vers de Hugo a d’étonnantes sonorités ; le vers de Corneille, d’une admirable plénitude, est vibrant plutôt que musical ; il a plus de rythme que de chant. Comme le poète n’estime pas l’image par la couleur, mais par l’intensité, il ne choisit pas le mot pour le timbre, mais pour la mesure : et c’est par le mouvement expressif de la cadence, non par la qualité voluptueuse des sons, qu’il faut juger ses vers. Ils sonnent une marche plutôt qu’ils ne déploient une mélodie.

Dans l’alexandrin. Corneille suit assez docilement la technique de Malherbe : rime pleine, étoffée, juste, sans superstition ; peu d’enjambements, pas d’hiatus : inversions fréquentes, surtout celle des compléments régis par la préposition de. La phrase se découpe naturellement en distiques et en quatrains, et tend même, selon le principe de Maynard, à détacher les vers, en donnant à chacun d’eux un sens plein et complet.

Corneille a usé de ce vers avec une aisance et une adresse parfaites. On sent rarement l’embarras ; rarement on trouve de bourre. Il avait une facilité étonnante, que le travail a cultivée. Je ne crois pas qu’on trouve chez lui beaucoup de mauvais vers, mauvais en tant que vers pour une raison technique : si l’on songe combien de milliers d’alexandrins il a écrits, quelques douzaines de manques ne prouvent pas grand’chose.

Comme il a fait pour les règles des unités, il a usé des règles du vers avec une souple intelligence, connaissant l’esprit de ces règles et n’en faisant pas un rigide formalisme. Il a rompu la monotonie du vers par des coupes ternaires ou des déplacements de césure, parfois par des enjambements.

Toujours aimer — toujours souffrir — toujours mourir.
Ces yeux tendres — ces yeux perçants — mais amoureux.

Dans un si grand revers que vous reste-t-il ? — Moi.
… De remettre en leurs mains le seul bien qui me reste,
Votre cœur.
Il m’a rendu lui seul ce qu’on m’avait volé,
Mon sceptre.

Suivant l’exemple de Rotrou, Corneille a mêlé dans plusieurs de ses tragédies des formes lyriques, des stances : on en trouve dans Médée, dans le Cid, dans Polyeucte, dans Héraclius, dans Œdipe, dans Andromède, dans la Toison d’Or. À ces stances, on ajouterait tous les mètres lyriques des poésies diverses et surtout des poésies religieuses, Imitation de Jésus-Christ, Office de la Vierge, Hymnes du bréviaire romain. Psaumes pénitentiaux. Hymnes de saint Victor et de sainte Geneviève. Sans entrer dans l’étude de toute cette technique lyrique, il me suffira de dire qu’ici encore se vérifie l’observation que j’ai faite plus haut : la poésie de Corneille n’est ni dans l’image colorée, ni dans le son musical ; elle est dans le rythme, dans la vibration large ou rapide de la strophe qui déploie ou enlève la pensée.

Et enfin Corneille a employé des vers irréguliers. Après en avoir usé dans diverses parties de ses tragédies à machines, Andromède et la Toison d’or, il fit le dessein d’écrire toute une tragédie dans cette mesure libre et souple. Il rythma ainsi son Agésilas. Il y revint dans Psyché. Entre ces deux essais, Molière avait marqué qu’il appréciait la tentative : Agésilas (1666) fut suivi de près par Amphitryon (1668). Sans égaler Agésilas à Amphitryon, même pour l’agrément du mètre, il est juste de remarquer que si la fantaisie et l’esprit du dialogue de Molière sont pour beaucoup dans l’impression que nous font ses vers, il y a aussi véritablement de la grâce et de la légèreté dans les vers d’Agésilas, un certain charme poétique né d’une cadence plus chantante, qui est fort convenable au caractère demi-irréel de cette comédie sentimentale, localisée dans une Grèce chimérique. Au reste, pour apprécier la virtuosité de Corneille dans l’emploi de ce mètre, on n’aurait qu’à relire la déclaration de Psyché à l’Amour, où l’alexandrin même a des caresses et un timbre musical que le vers d’Horace et de Cinna ne connaissait pas.

  1. Illusion comique, III, 4 ; Suivante, III, 2.
  2. Médée, IV, 1 ; V, 3.
  3. Les exemples prendraient trop de place ; je ne puis les donner ici. Voir le Cid, acte II, sc. 8 ; et Horace, acte II, sc. 5 ; surtout Médée, acte I, sc. 1, v. 11-15 ; dans ce dernier cas, Corneille s’y reprend à trois fois, en 1639, en 1644, en 1660 ; ce n’est qu’un 1660 qu’il atteint l’expression aisée, vive, naturelle de l’idée.
  4. Voir Horace, II, 3 ; Polyeucte, IV, 3 ; Cinna, IV, le monologue d’Auguste.
  5. Hamlet, To be or to not beMerchant of Venise, By such a nightMacbeth, If it were done, when it is done. Ici voyez comme, au contraire de la tragédie française, le lyrique l’emporte sur le délibératif. C’est une âme qui souffre plus qu’un esprit qui consulte.