Corneille (Gustave Lanson)/10

Librairie Hachette (Les Grands Écrivains français) (p. 187-204).

CHAPITRE X

L’INFLUENCE DE CORNEILLE

Comme toutes les grandes œuvres littéraires, ou en tout cas comme les plus grandes, la tragédie cornélienne peut se regarder de deux points de vue, comme capable de deux influences. Réalisant une certaine idée du poème dramatique, elle peut dans une certaine mesure déterminer la forme du genre et l’imposer aux poètes qui viendront plus tard. Réalisant une certaine idée de l’homme et de la vie, elle peut aussi dans une certaine mesure imposer aux hommes qui viendront un certain jugement sur notre nature et leur fournir un certain modèle de perfection. Elle peut donc exercer une action ou littéraire, ou morale et sociale.

Le résultat littéraire de l’œuvre de Corneille est bien clair. Avant lui, la tragédie classique n’existait pas. Par lui elle a existé. C’est lui qui l’a détachée tout à fait de la tragédie grecque, poétique et pathétique, qui en a fait une espèce distincte et opposée. Il la pourvue de tous ses instruments, organes, caractères. Il en a montré les propriétés et le jeu. Un problème précis dont l’action présente tous les aspects, toutes les difficultés, oscille entre les diverses solutions possibles, et dont le dénouement, surprenant et logique, fait sortir l’unique solution nécessaire ; une étude de moyens et de causes pris le plus qu’on peut dans le cœur humain ; une action presque exclusivement morale, ou d’intérêt moral, restreinte et continue, de façon qu’il n’y ait rien d’inutile, rien d’étranger à la préparation du fait final ; peu de personnages, minutieusement étudiés, mais toujours plutôt dans leur possibilité d’agir que dans leur capacité de souffrir, des divisions intérieures et des oppositions réciproques, donc toujours des combats de volontés, voilà la tragédie que Corneille a posée. Et tout cela, il l’a transmis à ses successeurs.

Racine n’a point, quoi qu’on en ait dit, changé la poétique de Corneille. Il a pu la perfectionner, si l’on veut, ou remédier aux inconvénients que l’usage découvrait. Il a pu apporter son imagination, sa sensibilité, et faire des œuvres absolument originales. Il a pris une autre matière, qu’il a traitée avec un autre tempérament. Mais il n’a point changé la constitution de la tragédie.

M. Brunetière oppose la poétique de Racine à celle de Corneille : celui-ci veut que les grands sujets soient invraisemblables ; celui-là exige la vraisemblance[1]. Je ne vois pas là de contradiction. En prenant ses sujets dans la légende ou l’histoire, Racine a choisi des événements que Corneille eût dit « aller au delà du vraisemblable ». Et tous les deux sont d’accord sur la nécessité et sur les moyens de donner par les caractères une préparation vraisemblable à ces effets invraisemblables.

C’est sur son autre point que Racine me semble avoir été inventeur après Corneille dans la technique de la tragédie. Corneille arrivait à se passer d’émotion, et en semblait prendre son parti. Racine, averti par les Grecs, et par son instinct de poète, a compris qu’il n’y avait pas de tragédie sans pathétique. Mais, il n’a point cherché ces effets dans un retour à la forme de la tragédie grecque : il maintient plus fortement que personne le caractère de psychologie en action que Corneille avait donné à la tragédie française. Seulement ayant à développer les motifs d’une résolution, à démonter les ressorts d’un événement, il a choisi des sujets d’amour, où tout ce qui est délibération fût en même temps déchirement, et tout ce qui est préparation fût souffrance. Il a fait que l’agent fût victime de son action, et victime même en la choisissant, en la discutant, en la cherchant : en sorte que la matière de l’analyse fût une série d’états par eux-mêmes pathétiques. Ce n’était pas déformer le type de la tragédie classique tel que Corneille l’avait créée : c’était le consolider, au moins pour un temps.

Ce qui tombe de la tragédie cornélienne, chez Racine, ce n’est pas la technique, la pratique de métier, les règles et procédés de facture : c’est la matière, dépendant et du milieu social et du temperament individuel, politique, héroïsme, parti pris psychologique.

Mais cela même, à l’occasion et par intermittences, retrouvera son influence : comme il sera difficile aux médiocres connaisseurs du cœur humain de suivre Racine et de trouver assez d’étoffe dans la passion de l’amour pour les cinq actes tragiques, on ressaisira la matière du vieux Corneille, sa politique, ses intrigues de cour, ses conspirations de palais : on remettra en activité ses machiavéliques ambitieux, et ses mutins déchaînés dans la coulisse qui servent le dénouement à l’heure dite, après la chasse bien menée. De ce qui était image d’une réalité actuelle, effet d’une curiosité psychologique, on fera de simples ficelles, des machines théâtrales. Ainsi on doit à Corneille un de ces poncifs qui nous font haïr la tragédie pseudo-classique : c’est le malheur de tous les inventeurs littéraires.

Que ne saura-t-on tourner en poncif ? toute la psychologie du bonhomme y passe. Nous reverrons cent fois les fières princesses, à qui leur gloire interdit d’écouter leur cœur, les scélérats réfléchis, qui professent qu’on doit commettre tous les crimes pour régner, les généreux déterminés, qui donnent leur bonheur ou leur vie comme on donne deux sous à un pauvre, mécaniquement. C’est là la détestable postérité des Viriate, des Cléopâtre, des Nicomède : de creux et froids moulages de corps ardents et solides.

Des situations originales où Corneille éprouve les âmes héroïques, on fera des moyens usuels de serrer l’intrigue, et comme les vêtements tout faits de la tragédie.

Une fille aime le meurtrier de son père, dans le Cid ; d’où la formule : il est intéressant que l’amour unisse des ennemis. Il n’y aura plus de tyrannicide qui n’aime la fille du tyran, à moins que ce ne soit le tyran qui aime la fille du tyrannicide : l’usurpateur aimera la fille du roi légitime, ou bien le fils du roi légitime aimera la fille de l’usurpateur. Le thème est susceptible de variations innombrables.

Un roi, dans Rodogune, se demande si c’est sa mère ou si c’est sa femme qui lui a versé le poison ; nouvelle formule : le héros ignore d’où vient le péril, et soupçonne deux personnes également chères ou sûres. Un roi, distrait ou endormi, se réveille pour voir deux hommes qui s’arrachent un poignard et une épée : qui voulait frapper ? qui retenait le bras ? qui est le traître ? qui le sauveur ? Angoisse tragique !

Et ceci est le plus grave. Car ici il ne s’agit plus de situations pouvant déterminer des jeux de sentiments, donner carrière aux analyses du cœur humain : il s’agit d’une situation toute pathétique et piquante, qui n’excite que l’horreur et la curiosité de voir comment l’embarras se démêlera. C’est-à-dire que dans ce cinquième acte de Rodogune est réellement contenue la négation du théâtre cornélien et la destruction de son principe. Or aucune pièce n’a plus réussi ni laissé une plus durable impression que la Rodogune de Corneille. Pendant cent cinquante ans, on l’a égalée au Cid et à Polyeucte. Encore en 1764, dans son Commentaire, Voltaire nous fait savoir que pour beaucoup de gens Rodogune, à cause de son cinquième acte, était le chef-d’œuvre de Corneille. C’est un hasard étrangement ironique ou une haute leçon d’esthétique théâtrale que, dans l’œuvre du fondateur de la tragédie classique, le vulgaire des spectateurs ait peut-être préféré, le vulgaire des auteurs ait surtout imité ce qu’il y avait au fond de plus contraire à la définition générale et à la pure essence de cette tragédie.

Est-ce pour cela qu’on a fait de Corneille un romantique ? et que la préface de Cromvell, puis tous les théoriciens de l’école, ont rendu honneur au bonhomme ? Je ne le pense pas. Corneille a bénéficié de deux circonstances très simples : son premier chef-d’œuvre, puis Don Sanche, étaient faits sur des sujets espagnols. Or, en 1830, le classique, c’était l’antique : l’Espagne était une source romantique. Ceux qui exploitaient le romancero ne pouvaient jeter la pierre à l’imitateur de Guilhen de Castro ; Hernani était fils de Don Sanche, et Ruy Blas au moins filleul de Ruy Dias de Bivar. En second lieu, le classique, c’était Racine : Corneille paraissait romantique de toute la différence qui le séparait de Racine. Mais s’il fut moins insulté, il ne fut pas plus imité que Racine : et la technique du drame romantique ne lui doit rien.

L’influence morale d’un écrivain est toujours délicate à constater. Car s’il s’agit de la part qu’il faut lui attribuer dans la formation d’un caractère ou d’une volonté, cette action intime presque toujours reste secrète et nous échappe : il est rare que les cœurs livrent leur mystère au public. La plupart des témoignages sont des témoignages d’écrivains, toujours un peu suspects, parce qu’il y a des chances qu’ils expriment un jugement réfléchi du mérite virtuel de l’œuvre, autant qu’une impression ressentie de sa réelle opération. Il en est de même des décisions de l’opinion publique, qui peuvent résulter autant de ce que tous ont appris de leurs maîtres et de la critique que de ce que chacun a éprouvé dans son expérience intime. Cependant il faut bien s’en rapporter à ces témoignages et à l’opinion publique ; et on le peut, après tout, sans trop risquer de se tromper, puisque cela aide au moins à définir les propriétés intrinsèques des œuvres, et leurs possibilités d’influence : puisque, d’ailleurs, si la réalité et l’expérience démentaient violemment ou fréquemment l’idée qu’on s’en fait, cette idée sans doute ne pourrait pas subsister.

On n’a jamais eu de doute sur l’influence que Corneille peut exercer : sa tragédie est une école de grandeur d’âme. Elle fait aspirer aux grands efforts, aux passions nobles, aux sacrifices héroïques. Jamais le sentiment public n’a varié là-dessus.

Une seule réserve fut faite au temps de Corneille : et ce fut par des chrétiens. Pascal craignait l’infirmité de notre nature : « qui veut faire l’ange fait la bête », qui veut être Dieu, tombera au-dessous de l’homme. Plus l’amour représenté est « chaste et honnête »[2], plus les passions de la comédie sont innocentes et nobles, plus les âmes pures sont tranquillisées, et s’abandonnent sans scrupule à des émotions qui sont le privilège des belles natures. Mais il y a loin de la poésie à la réalité, et lourdes sont les chutes de ceux qui ont cru s’élancer vers les hauteurs de la vertu à la suite des héros de théâtre. Il n’y a point de doute que cette condamnation ne tombe sur Corneille principalement. Bossuet[3] reconnaît que Corneille sacrifie l’amour à l’honneur, à la gloire : mais qu’est-ce que l’honneur et la gloire, sinon l’orgueil, la plus subtile et la plus dangereuse des concupiscences ? Là où manque l’humilité chrétienne, l’héroïsme, la vertu, le dévouement ne sont qu’illusions de la nature corrompue et pièges pernicieux du démon.

Mais c’est là tout simplement la critique de l’idéal stoïcien au nom de l’idéal évangélique. Ni Pascal ni Bossuet ne vont contre l’opinion qui donne à Corneille la puissance d’exalter les cœurs, et de leur faire désirer les occasions de manifester leur noblesse par les efforts qui coûtent.

Une subtile et pénétrante objection a été faite de nos jours. « Avouons-le donc une fois, dit M. Brunetière[4], ce n’est proprement ni le devoir ni la passion qu’il s’est plu à nous représenter, c’est la volonté, quel qu’en fût d’ailleurs l’objet. » Cela est parfaitement vrai. Et les héros de Corneille n’agissent pas toujours en honnêtes gens, selon la simple et certaine vertu. Je trouve de la vertu parfaitement pure dans Auguste et dans Polyeucte, une belle honnêteté dans Sévère : mais Horace est une brute féroce quand il tue sa sœur. Rodogune est tout au moins trop « habile », quand elle demande à deux fils la tête de leur mère, même si elle ne croit pas l’obtenir. Sertorius et Agésilas cédant leurs maîtresses, Othon quittant la sienne sont des politiques. César, Pulchérie, agissent par « honneur » et presque par « point d’honneur ». Le Cid provoquant le comte à un duel, Émilie et Cinna conspirant le meurtre d’un tyran, font des actions grandes qui sont pour le moraliste des homicides. Dans tout cela, je vois plus de force que de vertu : ce ne sont pas les actions qui sont des modèles, mais indépendamment des actions, l’énergie de l’agent. Et je remarque précisément que si Racine nous demande l’indulgence pour les faiblesses de ses héroïnes, c’est en raison de la puissance irrésistible et fatale de la passion : tandis que, pour Corneille, l’excuse du crime, le fondement d’une certaine impression favorable qui tempère l’aversion pour les actes commis, c’est le choix volontaire exercé constamment par le héros. Si son Attila, si sa Cléopâtre lui paraissent « beaux » et dignes d’« admiration », c’est par la force avec laquelle ils sont ce qu’ils veulent être.

Ainsi l’héroïsme cornélien, c’est la volonté, dont l’acte du reste est tantôt opposé et tantôt conforme à la vertu, parfois différent et mêlé. Et le contraire de l’héroïsme, c’est l’impulsion inconsciente, fût-elle sainte, autant que la faiblesse consciente, fût-elle honnête. Polyeucte est un héros en même temps qu’un saint, parce qu’il agit avec une pleine connaissance de l’objet et des motifs de ses actions : avec moins de réflexion et une spontanéité toute naïve, il serait aussi saint, mais il ne serait plus le héros de Corneille.

Ainsi Corneille ne nous exprime pas la vertu, mais la volonté ; et M. Brunelière, très justement, a rapproché cette conception de l’idée de la virtù chez les Italiens de la Renaissance. D’où vient donc que cette peinture de l’héroïsme, qui n’est pas nécessairement morale, qui devient même, dit-on, « une école d’immoralité », a toujours passé pour être la plus haute leçon de morale que le théâtre ait donné ?

C’est qu’à mon avis on se trompe lorsque l’on pense que Corneille n’a eu souci que de la volonté, sans se préoccuper de l’objet où elle s’appliquait. Il est vrai qu’il a toujours estimé la volonté, même mauvaise. Mais, nous l’avons vu, il a fait consister l’héroïsme en deux choses : une maxime vraie et une volonté forte ; l’idéal, c’est de vouloir le vrai bien, le connaissant. Mais précisément, ce qui distingue les hommes, ce qui met entre eux de l’inégalité, quand la volonté est également énergique, c’est la différence des maximes : on vaut plus ou moins, selon que la connaissance est plus ou moins véritable. La morale retrouve ici ses droits ; et l’on ne peut pas dire que Corneille, tout en admirant partout l’énergie du vouloir, nous laisse indécis sur la valeur des actes de Cléopâtre ou de Cornélie, de Polyeucte et d’Horace, d’Auguste et d’Attila, et les propose également à notre imitation. Corneille n’est nulle part, semble-t-il, indifférent à la moralité des actes : il ne peut l’être, puisqu’il examine toujours la vérité des motifs.

Il ne faut pas aussi se laisser abuser parce que la morale évangélique blâme certaines actions que Corneille approuve sans réserve. J’accorderai sans peine que ce bon catholique, ami des jésuites et marguillier de sa paroisse, a en morale un idéal humain plus stoïcien qu’évangélique. Il ne s’est pas demandé si le décalogue autorisait le duel et le tyrannicide : il a admis que dans de certains cas des homicides pouvaient être des actions de vertu. Il ne s’est pas demandé si toute vertu devait être humble, et se pratiquer uniquement pour l’amour de Dieu : il a admis que le sentiment de la dignité personnelle était une vertu, et qu’une action était désintéressée quand l’intérêt qu’on y avait ne tendait qu’à ne pas déchoir devant soi-même, à se rendre plus digne de sa propre estime.

Au reste, l’objet particulier et direct de ses études n’est pas de nous apprendre de quelles qualifications les actes sont dignes ; il n’a pas prétendu faire des découvertes ni donner des leçons sur la matière de l’activité : sur le bien et le mal, sur le juste et l’injuste, sur la vertu et le vice, il a reçu la doctrine commune de son temps, un mélange de philosophie et de christianisme, avec quelques teintes de préjugés mondains. Il n’a inventé ni un péché, ni une perfection, ni une vertu, ni un vice.

Laissant aux objets de la moralité leurs qualifications reconnues, il s’est appliqué à représenter les conditions de l’activité morale : il a donné non une classification des actes fondée sur la valeur de leurs objets, mais une classification des caractères fondée sur la qualité de leur action. Il a enseigné que les inconscients et les faibles étaient incapables de vertu, que les âmes réfléchies et volontaires s’arrêtaient souvent dans le mal, mais pouvaient toujours arriver au bien ; enfin que la raison qui connaît et la volonté qui exécute étaient des choses toujours estimables, admirables même dans leurs excès et leurs erreurs.

Et sans doute ce n’est pas là une morale, au sens exact et complet du mot ; mais c’est à coup sûr une leçon morale, la plus haute peut-être et la plus efficace qu’il appartienne à un poète de donner.

Car si une réflexion active et une volonté ferme ne sont pas la mesure de la vertu, du moins elles sont les instruments de la vertu. À défaut de la bonne naissance, il n’y a qu’elles qui créent la moralité. Y a-t-il des âmes assez bien nées pour produire spontanément, naïvement les actes parfaits de désintéressement et de charité ? S’il y en a, elles se passeront du secours de Corneille. Mais n’est-il pas vrai que les mieux douées risqueraient de dévier et de faillir, si à la bonne inspiration elles n’ajoutaient la réflexion, et aux bons mouvements, la volonté ? La surveillance de soi-même, l’examen de conscience, qu’est-ce que la réflexion s’exerçant pour contrôler et rectifier les impulsions de la spontanéité ? et de quoi servirait-elle, si la volonté ne se chargeait d’exécuter ce qu’elle conçoit ? Définir le bien, s’appliquer à connaître un bien véritable et permanent, choisir entre des motifs, résister à des impulsions, s’affranchir des intérêts, écarter les tentations du dedans et les pressions du dehors, aller au bien par des efforts répétés, ou s’y tenir par un effort prolongé : n’est-ce pas là la vertu ouverte à l’activité du commun des hommes ? et n’est-ce pas la leçon de Corneille ?

Leçon d’autant meilleure qu’elle devient plus nécessaire de jour en jour. Toute l’évolution de la civilisation tend à diminuer à la fois la spontanéité et la volonté. Or, les actes spontanés qui ont un caractère moral supposent une confiance traditionnelle ou une foi héréditaire, car les objets n’ont pas été choisis par l’individu. Mais la civilisation tend à détruire partout la confiance traditionnelle et la foi héréditaire, partant à réduire le nombre des impulsions spontanées qui portent au sacrifice de soi-même. Tandis que les objets anciens de respect et d’adoration sont dissous par la critique, ou pour le moins retenus par la réflexion sous son analyse, la spontanéité égoïste est mise en liberté, et l’individu est livré à ses passions, à la poursuite des objets de ses appétits et des instruments de sa jouissance. Mais cette spontanéité même est singulièrement affaiblie dans la société moderne : les habitudes contraignent les tempéraments ; le savoir-vivre, la politesse des mœurs, le bien-être même et la sécurité de la vie font leur effet, usent ou dessèchent les énergies spontanées, et déshabituent l’homme de courir d’un élan brutal à la satisfaction de son instinct ; si bien qu’il s’occupe plus à jouir de sa convoitise même qu’à la satisfaire. Stendhal avait raison : la vie de société a tué l’énergie ; et l’on trouve dans le monde actuel plus de rongeurs que de grands fauves.

La volonté diminue aussi. Dans la plupart des emplois, le profit est petit, mais sûr ; l’avancement lent, mais régulier. Les institutions, les règlements, les usages déterminent jour par jour, heure par heure les applications de notre activité. Il est facile d’être un brave homme, de faire son chemin, sans être autre chose qu’une machine. Rarement s’offre l’occasion d’une initiative, la nécessité d’un choix libre : on est dispensé de vouloir ; comme on ne peut plus se ruer, on n’a plus besoin de marcher, on est porté. Une certaine tolérance universelle fait que les grands efforts s’imposent rarement. Une certaine largeur d’esprit fait qu’on peut toujours se donner des raisons excellentes de prendre les partis qui coûtent le moins. On n’a plus guère besoin de choisir entre ses convictions et ses intérêts : par une conciliation intelligente, on garde ses convictions sans sacrifier ses intérêts. On sépare sa fonction de sa pensée, et on exerce sa fonction en réservant sa pensée. On distribue par charité, par une vue indulgente de la vie, les pardons grâce auxquels on s’épargne du trouble, des ennuis, des ruptures d’habitudes, enfin toutes les suites d’un effort.

En même temps les idées se multiplient : dans l’ébranlement des anciennes fois, dans la dissolution des doctrines traditionnelles, les solutions diverses et contraires acquièrent des probabilités à peu près équivalentes. Dans la contradiction des points de vue, nulle vérité ne s’impose, partout nul choix, partout nulle action : on glisse aisément à la contemplation pure ou au dilettantisme critique. On passe la vie à discuter sur les fins et les modes de l’action, sans agir. On sait vingt morales, et l’on n’en a pas une. On définit deux ou trois ou dix idéaux, et l’on n’en poursuit pas un.

Et enfin, moins on a d’énergie passionnelle, moins on aura d’énergie volontaire. Non pas seulement parce que l’énergie volontaire n’est que de l’énergie passionnelle transformée : la volonté suppose un objet idéal, qui détourne vers soi et aspire toute la force des instincts et des appétits ; il faut aimer le bien conçu et faire refluer dans cet amour toute l’énergie du cœur, pour avoir autre chose qu’une velléité d’y marcher. Et la volonté n’est peut-être que la faculté de distribuer les poids intérieurs d’où dépend l’action, et comme d’ouvrir ou fermer les écluses pour faire écouler d’un côté ou de l’autre notre puissance d’agir. Mais de plus, quand les passions sont fortes, elles entretiennent la volonté forte. Elles font du moins concevoir, dès qu’on réfléchit, la nécessité d’une volonté forte ; elles obligent à la former ; elles l’exercent ; elles ne la laissent pas s’atrophier par l’inaction. Tout organe s’accroît par le travail qu’il fournit ; toute faculté se développe par l’exercice qu’on en fait. C’est la violence, la brutalité, les amours et les ambitions frénétiques, les appétits inouïs de sang et de volupté, qui donnent la matière de l’activité volontaire. Qui n’a jamais senti s’agiter au fond de soi le gorille féroce ou lubrique de Taine a des chances de mourir dans la peau d’un honnête bourgeois, mais aussi de ne savoir jamais ce que c’est qu’un acte de volonté, de maîtrise de soi sur soi, à moins qu’il n’ait le bonheur de vivre parmi des fauves déchaînés, et d’être comme jeté dans la fosse aux lions. Il faut à la volonté de la persécution, extérieure ou intérieure. On ne résiste qu’à ce qui presse ; on ne dompte que ce qui se révolte. Or, du dedans comme du dehors, les assauts aujourd’hui sont moins forts. Les passions, jadis promptes à saisir leurs objets, s'amusent aujourd’hui de les regarder ; on jouit de désirer, sans hâte de posséder ; on sait trop que dans la possession périt la jouissance ; on se fait le poète de sa sensualité, de son ambition, de ses vices. Si l’on ne renonce pas aux petites occasions de se satisfaire sans risque et sans tracas, on ne cherche pas, on redoute plutôt les pleines satisfactions qui ne vont pas sans les grands efforts et les grands périls : si bien que, n’ayant plus peur de soi-même, sûr de cultiver sa petite corruption sans trop se compromettre et sans trop se dégrader, on estime n’avoir plus à se contenir, à se combattre. Et la volonté, maîtresse des actes, n’a plus à interdire aux passions du dedans de pénétrer dans les actes : elles n’oseraient. Aussi la volonté désarme : et peu à peu elle s’endort, elle s’engourdit, elle meurt.

Voilà pourquoi, plus que jamais, la leçon de Corneille est bonne à entendre. Plus il est facile de vivre machinalement, suivant la voie tracée par les institutions, les usages et les habitudes, plus il faut estimer la réflexion qui contrôle et qui choisit. Mais plus aussi il est facile de perdre dans la réflexion le pouvoir d’agir, plus il faut estimer la volonté qui exige une conclusion de la réflexion et qui l’exécute. Plus on se trouve aisément porté à un certain degré d’honnêteté banale et moyenne, par le bien-être de la civilisation et l’adoucissement des mœurs, et plus on est exempt des grandes tentations ou préservé des chutes profondes, plus il faut de raison et d’énergie pour s’élever de cette médiocrité morale à une moralité supérieure : plus on doit attacher de prix aux initiatives créatrices, aux affirmations personnelles de la conscience, qui sait s’ouvrir un champ d’effort. Si dans la vie actuelle il faut vouloir non seulement, comme toujours, pour accomplir les durs sacrifices, mais même pour en trouver l’occasion, si, comme les bêtes féroces, les périls de conscience ont reculé devant la civilisation, s’il faut courir après le sacrifice, au lieu de l’attendre, de quel prix devient la leçon de Corneille ? Mais en réalité, il n’y a pas à aller si loin ; seulement les pentes sont plus douces, les ennemis plus cachés. Il faut avoir une réflexion plus aiguë et une volonté toujours tendue pour ne pas se laisser envelopper, et pour ne pas se laisser tomber. Le mal se déguise et se complique : la faute n’est plus une brusque chute dans l’abîme, mais une lente et douce submersion. Il faut à la fois de la subtilité pour échapper aux sophismes insidieux par où se préparent les capitulations, et de la raideur pour dire du premier coup le non efficace et sauveur, avant d’avoir laissé prendre même le pan de son habit dans l’engrenage. Subtile raison, roideur intransigeante, où trouvera-t-on de cela mieux que chez le vieux Corneille ?

Ce professeur d’énergie est donc en définitive un bon maître de morale : non pas, si vous voulez, pour définir théoriquement les objets, mais du moins pour donner les modèles pratiques de l’activité. Avec lui on apprend à voir clair en soi-même, à choisir ses actes, à se tenir dans ses résolutions, à être pleinement conscient et pleinement responsable.

Et voilà pourquoi l’opinion traditionnelle sur la valeur de son théâtre est vraie.

Le peuple ne s’y trompe pas : Corneille est un maître de grandeur morale. Le peuple sait toujours séparer la leçon du plaisir, et la hauteur de l’inspiration de l’adresse des conceptions scéniques. Il sait bien que Chimène épouse Rodrigue, mais il sait aussi que ce n’est là qu’un dénouement d’intrigue théâtrale : l’impression qu’il retient, l’impression morale et saine, c’est celle de l’effort des amants contre l’amour. Et, puisque nous ne parlons pas en ce moment de mérite littéraire, mais d’intention morale, le public a reconnu la pensée de Corneille dans la pièce de M. de Bornier, où les amants, tous les obstacles ôtés, se refusaient librement en s’aimant et se disaient un adieu éternel : dans la plus douloureuse crise que la France ait traversée de nos jours, lorsque tout le monde sentait le besoin de se relever par la volonté, et que les plus faibles, les plus défaillants aspiraient à l’énergie, il suffit qu’un reflet de Corneille éclairât l’œuvre honnête d’un brave homme pour qu’on l’acclamât comme un chef-d’œuvre. Derrière la Fille de Roland, on avait aperçu le Cid, et c’était à Corneille qu’on demandait la force.

  1. Manuel d’histoire de littérature française, Delagrave, in-8.
  2. Pensées, édit., XXIV, 64.
  3. Maximes et réflexions sur la comédie.
  4. Époques du théâtre français, 3e conférence.