Corneille (Gustave Lanson)/05

Librairie Hachette (Les Grands Écrivains français) (p. 73-92).

CHAPITRE V

L’HISTOIRE ET LA POLITIQUE
DANS LES TRAGÉDIES DE CORNEILLE

Corneille fut créateur en deux choses, dans la forme et dans l’esprit de la tragédie. Il organisa la pièce de théâtre comme un système fermé où s’opère par un jeu visible de forces la production d’un état définitif appelé dénouement. Mais cette méthode qui déplaçait tout l’intérêt du spectacle tragique et, de l’effet, le transportait aux ressorts, conduisait à une autre invention : de ces moyens producteurs des faits, les plus intéressants, les seuls intéressants par eux-mêmes, sont les moyens moraux, motifs et passions. D’où, ayant déterminé que l’action tragique consisterait à chercher la solution d’un problème. Corneille en vint naturellement à concevoir que le problème devait être d’ordre psychologique : l’antagonisme des moyens et des obstacles deviendrait ainsi un conflit des volontés ou des sentiments favorables et contraires. Le champ de l’invention serait la formation des résolutions par lesquelles une personne choisit son bonheur ou son malheur. En ces deux choses, intrigue et psychologie, consiste toute la tragédie classique, en tant que commune à Corneille et à Racine.

Mais, posant l’intérêt tragique dans l’étude des causes morales, Corneille a éclairé toutes ses peintures d’un même jour : il a adopté un parti pris, qui fait l’unité, et la plus sensible originalité de son œuvre. Il a « sa » psychologie, singulière et personnelle, un système à travers lequel il voit la vie, auquel il réduit toutes ses imitations de la vie. Dans tous les facteurs internes de nos actes, il isole un principe : la raison ; une force : la volonté ; il recherche comment la volonté fait triompher la raison. Dans l’infinité du réel et du possible, il choisit les cas merveilleux où s’exprime la grandeur de la volonté tendue contre les sollicitations du dedans et les pressions du dehors ; il déploie la beauté de l’âme libre prolongeant par un fier effort l’idée de sa raison dans son acte.

Cette conception éclate dans le Cid, mais elle n’y surgit pas brusquement, sans préparation. Elle s’annonçait dans certains traits de Médée, dans ce cri fameux : Moi, moi, dis-je, et c’est assez, dans cet aspect d’indomptable énergie où se transfigure la faible et violente héroïne d’Euripide. Dans la comédie de la Place Royale, Corneille présentait un cavalier qui se faisait haïr de gaieté de cœur de sa maîtresse, parce qu’il se sentait trop près d’en être dominé, et qui volontairement choisissait la souffrance de la rupture pour reconquérir à ce prix la disposition de sa volonté : si bien qu’Attila ne sera, trente ans plus tard, qu’une transposition tragique de cet Alidor. Pour justifier l’étrange procédé de cet amoureux, Corneille écrivait dans la dédicace de sa pièce : « L’amour d’un honnête homme doit être toujours volontaire : on ne doit jamais aimer en un point qu’on ne puisse n’aimer pas ; si on en vient jusque-là, c’est une tyrannie dont il faut secouer le joug ; et enfin la personne aimée nous a beaucoup plus d’obligation de notre amour, alors qu’elle est toujours l’effet de notre choix et de son mérite, que quand elle vient d’une inclination aveugle, et forcée par quelque ascendant de naissance à qui nous ne pouvons résister. » Le voilà dans ces lignes qui prend position ; et jusqu’à la fin, pendant quarante années, son œuvre sera l’affirmation, la glorification de notre liberté.

Aussi peut-on considérer l’idée de la volonté comme le principe générateur de la tragédie cornélienne : choix et couleur des sujets, emploi de l’histoire, dessin des caractères et des passions, action et intrigue, style enfin et vers, tout procède de là.

Lorsqu’on relit la liste des tragédies de Corneille, on s’aperçoit qu’il a rarement repris les sujets traditionnels, ceux qui, des Grecs aux Romains, des anciens aux Italiens, des anciens et des Italiens aux Français, et des poètes du xvie siècle à ceux du xviie, passaient de main en main comme la matière par excellence du poème tragique. Sauf Médée, Œdipe, Sophonishe, on peut dire qu’il offre des sujets neufs, dont la valeur tragique est découverte par lui. Horace avait été traité une fois : mais précisément, si le drame pathétique y est facile à découper, c’est un sujet presque irréductible au type classique que je viens de définir. Le tableau pathétique s’y développe au détriment du problème moral, et l’on a peine à déterminer quel est le fait en vue duquel doit s’organiser le jeu des volontés. Cinna, Polyeucte, Nicomède, Heraclius, Théodore, Sertorius, Othon, sont des pièces construites sur des données extraites directement de l’histoire, et constituent comme des découvertes de sources tragiques.

Dans l’histoire, c’est l’histoire romaine qui a retenu le plus souvent Corneille, et son théâtre est une magnifique illustration des grandes époques de Rome. Voici le temps des rois, dans Horace ; la conquête du monde, dans Sophonisbe et dans Nicomède ; les guerres civiles, dans Sertorius et dans Pompée. L’empire s’affermit dans Cinna ; Othon, Tite et Bérénice nous ouvrent la cour impériale ; dans Polyeucte et Théodore apparaît le conflit du christianisme et de l’État romain, Pulchérie et Heraclius nous conduisent jusqu’au bas Empire. Attila présente les barbares. Un reflet de Rome, de Rome vaincue et humiliée, éclaire encore Suréna.

La Grèce n’a que trois pièces (si je ne compte pas les pièces à machines) : Médée, Œdipe, Agésilas. Rodogune est grecque encore : la scène est dans la Syrie hellénisée des successeurs d’Alexandre. Pertharite nous introduit chez les Lombards ; le Cid et Don Sanche nous montrent l’Espagne. Tous les chefs-d’œuvre sont romains, sauf le Cid et Rodogune. Avec la préférence pour Rome, éclate l’aversion de la mythologie, où Racine devait si souvent chercher ses sujets.

On conçoit aisément pourquoi Corneille s’est tourné si souvent vers Rome. Il ne pouvait trouver une histoire plus riche, plus variée, mieux préparée à subir la forme dramatique, et qui satisfît mieux à la condition essentielle de fournir à la tragédie une garantie d’authenticité ; les historiens de Rome ont, avec l’abondance des détails, qui fait vivre, l’autorité, qui fait croire.

Puis il n’y avait pas d’histoire qui se prêtât mieux à contenir la psychologie cornélienne. Dans la réalité, le génie romain, dur, étroit, brutal, avare, incapable de subtile métaphysique et de lyrisme sublime, borné à la recherche de l’utile et aux pensées pratiques, arrivait à la noblesse par la maîtrise de soi, par l’effort patient, par l’intelligence de la discipline nécessaire. Il soumettait la force au calcul et à la raison. Il concevait l’utilité d’une morale, et son énergie, son activité cherchaient une règle pour s’exercer avec sécurité.

Ce caractère, dépouillé de sa grossièreté, épuré par les regrets des politiques et par l’idéalisme des philosophes, animé par l’imagination des historiens et des poètes, fournit aux écoles et à l’art de l’Empire un type hautain de désintéressement et de fermeté. Les personnages historiques s’emplirent de la beauté morale conçue par un âge plus délicat et moins fort ; les consuls chevelus, les citoyens nourris d’ail, éleveurs de porcs, qui avaient soutenu la République, devinrent de purs « stoïciens », serviteurs impassibles de l’ordre universel et de la raison souveraine. Sénèque, Juvénal les donnèrent en exemple, et Plutarque fit croire qu’ils avaient vécu.

La Renaissance retrouva ces figures, et les fit sortir des livres anciens. Une idée du Romain grave, immolant sa vie et sa famille à sa patrie, producteur infatigable d’actes sublimes et de mots qui valent des actes, hanta tous les esprits lettrés. On la suit de Montaigne à Balzac, de Balzac à Bossuet, de Bossuet à Montesquieu ; elle transporte encore Vauvenargues et Rousseau ; et si elle a fait venir bien des déclamations sur les lèvres de nos révolutionnaires, elle a mis en leurs cœurs un principe de noblesse virile.

Corneille n’eut donc qu’à recevoir ce que l’histoire, ou ce qui passait pour être l’histoire, lui offrait. Cette figure du Romain, un peu creuse en sa grandeur, était bien la forme qui convenait pour loger l’âme libre que le poète concevait. La psychologie cornélienne était bien le mécanisme qui pouvait remuer ces mannequins grandioses. Il y avait harmonie entre la tradition et l’hypothèse, entre la convention historique et le système moral.

La qualité de Romain nous est par avance une garantie d’héroïsme. Ne sont-ce pas ces noms barbares, Rodelinde, Pertharite, Grimoald, Unulphe, qui nous rendent invraisemblables les grands sentiments et les héroïques calculs des personnages ? Jamais on ne croira de ces Lombards ce qu’on croit sans peine de gens qui s’appellent Horace ou Pompée, Émilie ou Pauline.

En dehors de Rome, il n’est qu’un peuple qui ait, dans l’histoire ou dans l’opinion, un privilège d’héroïsme : c’est le peuple espagnol. Là aussi le sublime cornélien vient naturellement comme une floraison indigène : il a des tons plus chauds, une exubérance plus folle que dans le terroir romain. Dans le Cid et dans Don Sanche, les actes font bien l’effet d’être le produit direct des âmes, et l’on ne voit pas les sutures qui rattachent la psychologie du poète aux données des sujets.

Ce sont les tragédies romaines qui ont fait célébrer « Corneille historien ». Dès son temps, et surtout contre Racine, on a vanté chez lui le scrupuleux respect de l’histoire. Mme de Sévigné, Subligny, Saint-Évremond en ont laissé des témoignages notables. « Ceux, dit Saint-Évremond, qui veulent représenter quelques héros des vieux siècles, doivent entrer dans le génie de la nation dont il est, dans celui du temps où il a vécu, et dans le sien propre » : et c’est selon lui le mérite éminent du seul Corneille, « qui fait mieux parler les Grecs que les Grecs, les Romains que les Romains, les Carthaginois que les Carthaginois ne parlaient eux-mêmes ».

Il est certain que Corneille s’attribuait volontiers ce mérite ; qu’il faisait valoir son soin de garder « les vérités historiques », toutes les fois qu’il n’avait pas à expliquer son droit de s’en affranchir ; qu’il a tâché toujours de couler ses inventions parmi les faits réels en les y assortissant, de façon que le mélange fût aussi peu apparent que possible ; qu’il a, pour cet effet, patiemment dépouillé les historiens, utilisant tous les textes, cueillant ici un fait, là un nom, appliquant toutes ces pièces avec un soin méticuleux pour faire à son œuvre comme un revêtement d’histoire authentique. Il n’a pas craint de choquer le goût ou les mœurs de ses contemporains par des traits historiques qu’il conservait : il a laissé deux femmes à Pompée, deux maris à Sophonisbe ; il a fait mourir Attila d’un saignement de nez ; il a envoyé Théodore à son étrange supplice, et autorisé Pulchérie à faire sa profession de virginité dans le mariage. Quand on compare ces pièces de Corneille à celles où Quinault escamote si délicatement les données scabreuses ou révoltantes des sujets antiques, on conçoit que le public du xviie siècle ait concédé à Corneille la fidèle observation de l’histoire.

Il se rencontre aussi chez lui des couplets, des narrations, des scènes, où son vigoureux génie interprète admirablement quelque donnée historique, un fait illustre, une situation caractéristique. On citerait la narration du combat des Horaces et des Curiaces, le tableau oratoire des proscriptions dans Cinna, le dessin de l’attitude et de la mort de Pompée, de César humiliant le roi Ptolomée, le discours de Galba sur la nécessité de l’empire dans Othon ; et surtout, dans Polyeucte, cette si juste intelligence de l’état des chrétiens dans l’empire ; dans Nicomède, cette saisissante explication de la politique romaine, non par les discours seulement, mais par toutes les démarches de Flaminius. Toutes les fois que Corneille rencontre un beau texte de Tite-Live, ou de Lucain, ou de Tacite, toutes les fois qu’il importe à son dessein de marquer une vérité historique, il est incomparable.

Mais aussi il n’en fait jamais sa principale affaire. Sa théorie ne le lui commandait pas, et ne l’astreignait à utiliser l’histoire que pour faire croire, comme on dit, que c’était arrivé. La précision historique est un moyen de donner de la vraisemblance au drame, rien de plus : aussi n’est-il pas, à son avis, obligé au delà de son besoin. Ne traitant pas la vérité historique comme fin, il s’en passe délibérément, quand elle le gêne.

Pour les faits, il les altère sans scrupule. C’est visible et secondaire. Pulchérie a gouverné l’empire trente-six ans : il réduit ce temps à quinze ans pour lui donner deux amoureux sans ridicule. Il fait vivre Sylla six ans de plus qu’il n’a vécu, pour sauver la dignité de son Pompée. Dans Héraclius, il fait régner Phocas vingt ans au lieu de huit, prolonge de dix ans la vie de l’impératrice, veuve de Maurice, suppose Héraclius fils de ce Maurice, en abusant d’une similitude de nom : un historien lui dit que la nourrice du jeune fils de Maurice a eu la pensée de livrer son fils au tyran au lieu de l’enfant impérial, sur quoi il suppose que cette pensée a eu son effet. Enfin, il attribue un fils à Phocas, et suppose que, par une nouvelle substitution, le fils du tyran a été élevé sous le nom du fils de la nourrice, et que le prince Héraclius, déjà déguisé sous le nom de Léonce, a pris la place et le rang du fils de Phocas. Si bien que dans cet extraordinaire imbroglio, il n’y aura plus d’historiques que trois noms : Héraclius, Maurice, Phocas. Parti de la loi du sujet historique, Corneille arrive, en appliquant sa théorie de l’usage de l’histoire, à la constitution d’une action entièrement romanesque.

Sa justification, à ses yeux, était que le public ne s’apercevrait de rien. Quant aux critiques, il suffira qu’on puisse, pour tel trait les renvoyer à Baronius, pour tel autre à Joannes Gerundensiz, à Siméon Métaphraste, à Paul Diacre, etc. La méthode est d’inventer librement, en gardant les faits trop connus, que nul n’ignore, et en multipliant les détails exacts, qui peuvent se ramasser chez les historiens : entre les deux se glissera insensiblement tout le pur vraisemblable sans réalité dont le poète a besoin.

Plus grave, et de plus de conséquence est l’altération des caractères. Quel rapport entre la fière Cléopâtre, ambitieuse et froide, de la tragédie de Pompée, et la voluptueuse Égyptienne que Plutarque a montrée ? Mais Corneille, qui sait lire Baronius quand il y a intérêt, n’a pas regardé Plutarque pour dessiner Cléopâtre. Quel rapport entre l’Othon de Tacite, un mol et faible épicurien, et l’Othon de Corneille, une âme forte, toujours maîtresse de soi, et prouvant sa force par sa souplesse même ? Cet admirable Auguste, désabusé, las, libre, et s’élevant ainsi à la générosité, qu’a-t-il de commun avec l’astucieux vieillard de Tacite, qui jusqu’à la fin ne se fera aucun scrupule de verser le sang et ne saura pas refuser un meurtre à sa femme ? Enfin la tragédie de Nicomède est très significative ; l’histoire offrait deux études curieuses à faire : un habile diplomate dans Flamininus, un farouche et rusé barbare dans Nicomède. Corneille rejette Flamininus, que Plutarque et Tite-Live lui présentent dans une si nette réalité : il forge un chimérique Flaminius, espérant bien que la ressemblance des noms empêchera de découvrir la falsification : et pourquoi cette adresse ? pour se ménager deux beaux vers, et une foudroyante réplique. Il retient Nicomède : mais il ne s’occupe pas de ce que fut dans l’histoire ce tyranneau asiatique, assassin de son père ; il loge dans ce personnage une âme héroïque, pure, incapable de défaillance. Il sait bien que nous ne nous apercevrons pas de la substitution. Il n’y aura personne dans la salle pour réclamer ce que l’histoire promettait, un petit despote d’Orient, souple et ambitieux, raffiné et féroce, une réduction enfin de Mithridate.

Ni les faits donc, ni les caractères ne contraignent l’invention du poète. Mais du moins il observera dans chaque sujet la couleur, cette indéfinissable singularité qui résulte du climat, des mœurs, des traditions, des circonstances ? Encore moins. Tout le procès d’Horace, conduit au roi, renvoyé par le roi, condamné par des duumvirs élus, appelant des duumvirs au peuple, toute cette procédure si caractéristique est remplacée par un banal et froid jugement du roi Tulle : c’est que les unités exigeaient qu’on finît vite. Et le procès n’était pour Corneille qu’un dénouement, non une action de soi intéressante. Il fait de son Auguste l’empereur, une figure idéale de souverain absolu ; il aurait su lire Suétone, pourtant, aussi bien que Fénelon, s’il l’avait voulu ; mais il n’a senti nul besoin de nous divertir par l’hypocrite modestie de la vie extérieure du princeps romain. Il aurait bien su découvrir que Cornélie était une contemporaine de Catulle et de Claudia, une dame mondaine, lettrée, musicienne, une Romaine frottée d’alexandrinisme : mais il lui fallait une héroïne républicaine ; il a rappelé le type austère de la matrone du temps d’Annibal : tant pis pour la couleur et le pittoresque historique.

Si l’on veut aller au fond des choses, il ne recherche ni ne repousse la couleur locale. C’est un accident si nous la trouvons dans sa peinture. Il ne la connaît pas. Il y est indifférent. Il ne voit pas l’image pittoresque du passé. Il connaît des faits, des caractères : mais qu’il y ait, indépendamment des faits qui sont la trame de l’histoire et qui donnent le dessin de l’intrigue tragique, indépendamment des caractères où se manifestent les types divers de l’humanité morale, qu’il y ait une couleur, quelque chose d’unique et de propre qui fasse une époque, un homme différents de toutes les époques et de toutes les personnes, en vérité il ne s’en doute pas.

Aussi procède-t-il avec toute la candeur de l’inconscience. Y a-t-il rien de Lombard ou de Hun dans Pertharite ou dans Attila ? il n’est pas d’écolier de troisième qui n’enseignât aujourd’hui à Corneille à donner par un choix de détails la vision de ces barbares. Il ne reste rien de réel dans Attila que le saignement de nez, qui fait une note fausse, parce que la tragédie nous a transporté en dépit des noms dans un tout autre monde. Jamais Corneille n’a semblé voir les admirables restitutions du passé où ses sujets l’invitaient : dans Sophonisbe, trois races, trois civilisations, Romains, Numides, Carthaginois ; costume, état social, mœurs, dieux, tout était différent, tout contrastait : quel sujet pour un Flaubert ! Dans Pompée, encore des Romains, mais en contraste cette fois avec l’Égypte hellénisée, la brutalité du conquérant fasciné, ébloui, enragé de jouir, la corruption savante et folle des vaincus, le cadre fastueux et fantastique des palais et des temples, les dieux prodigieux et inquiétants ; il y avait de tout cela même dans Lucain. Corneille l’a laissé tomber : cela n’entrait pas dans son action.

Si l’on veut y regarder de près, que reste-t-il d’espagnol dans le Cid ? Don Diègue brandissant l’épée de Mudarra, ou mordant les doigts de ses fils, saint Lazare apparaissant à Rodrigue sous les traits d’un lépreux, toute l’Espagne rude et dévote est soigneusement effacée par l’imitateur de Guilhem de Castro. Ôtez le fait et les noms de la légende : il n’y a pas un trait, pas une note qui donne la sensation qu’on est en Espagne plutôt qu’ailleurs. Tout est humain, non local.

Et c’est pour cela que tout est français. On n’échappe pas à la particularité, à la localité : et quand un poète ne se fait pas une loi de rendre la couleur de ses sujets, il prend sans y songer celle de son temps.

Ce défaut de curiosité pittoresque chez Corneille, et cette insouciance dans la localisation des sujets ne sont pas pour nous étonner. Il a le génie de son temps : réaliste, pratique, actif. L’histoire, cette mémoire collective, comme la mémoire individuelle, n’est pas encore une contemplation poétique du passé, terminée à la jouissance. Elle n’est employée qu’à fournir des souvenirs utiles. On ne lui demande point la vision émouvante des choses qui furent une fois. On y cherche une conduite ; on en tire des indications pour s’orienter dans la confusion du présent et dans l’incertitude de l’avenir. On en extrait ce que les formes singulières des événements contiennent de général et de permanent, capable d’être utilisé pour la vie des individus et des États : c’est-à-dire que l’histoire est, pour les particuliers, une morale ; pour les peuples et leurs directeurs, une politique.

Ce dernier objet est le propre emploi et la fonction essentielle de l’histoire, dans les idées du temps. La morale peut s’apprendre par ailleurs : la politique ne se trouve que dans l’histoire, où sont recueillies les leçons de l’expérience de tous les siècles. L’histoire est un cours de politique expérimentale. Ainsi Machiavel avait-il entendu Tite-Live.

Depuis nos guerres civiles, les classes supérieures en France s’intéressaient vivement à la politique ; jusqu’au gouvernement personnel de Louis XIV, il n’y avait personne pour penser qu’il fallait abandonner aux rois et aux ministres tout le souci de la chose publique. On lisait avec empressement la Politique de Juste Lipse, un recueil de maximes extraites des historiens de l’antiquité. Balzac écrivait, en courtisan du pouvoir absolu, mais aussi en patriote animé contre l’ambition espagnole, l’Aristippe et le Prince ; Scudéry étendait des lieux communs de morale politique dans ses Discours politiques des rois, et Silhon justifiait par le raisonnement et l’observation la politique de Richelieu dans son Ministre d’État. Chapelain, dans ses Lettres, s’occupait encore plus du gouvernement intérieur et des affaires du dehors que des œuvres et des règles de la littérature. On était toujours sûr de plaire, quand on savait disputer sur la meilleure forme de gouvernement, sur les factions et les alliances, sur la conduite des rois et des ministres.

Voilà le goût qu’a suivi Corneille. Et il ne pouvait faire autrement. Rotrou, Scudéry, Du Ryer, au-dessous d’eux Guérin du Bouscal, La Calprenède, plus tard Thomas Corneille, ont fait moins bien, non autrement. Si, en effet, les sujets sont historiques, mettent aux prises les grands et les princes, dépeignent les catastrophes des États, comment les traiter avec vérité sans les réduire à la politique ? D’autres intérêts, d’autres passions peuvent intervenir : mais la forme naturelle du sujet est constituée par les intérêts et par les passions politiques. Corneille s’y complaira d’autant plus que cette politique convient à sa psychologie : si quelque part dans le monde il y a une sphère où la spontanéité fait place au calcul, où les actes résultent d’un choix volontaire et non d’une impulsion aveugle, où les passions même ardentes s’examinent et se dominent, où la claire notion des intérêts et des raisons fait les esprits de qualité supérieure, où enfin les hommes de réflexion et de volonté peuvent se déployer et priment, c’est bien dans la sphère de la politique. Corneille trouvait là le cadre fait pour mettre en valeur ses figures, la catégorie d’activité convenable à la qualité des âmes qu’il créait.

Aussi a-t-il traité la politique, dans ses tragédies, avec un éclat et une précision extraordinaires, sans amplification ni rhétorique, avec une fécondité et un sérieux d’invention qui font penser aux discussions d’affaires et aux combinaisons commerciales des romans de Balzac.

Parfois il traite de grandes thèses dans une large scène : il dispute, dans Cinna, sur la république et la monarchie, sur la politique de rigueur et la politique de clémence ; dans Sertorius, sur la conduite à tenir pour les grands dans les guerres civiles ; dans Pompée, sur la raison d’État, et le droit ou le devoir qu’on a de rejeter pour elle la morale ou l’affection. Dans ces controverses, chaque personnage dit ce qu’il doit dire, selon son caractère et sa situation, mais il le dit avec une netteté de maximes, une abondance d’exemples, une force de conception et de raisonnement qui transportèrent les contemporains, et dont on ne peut encore aujourd’hui s’empêcher d’être étonné.

Ces thèses ne sont pas des morceaux d’ornement, de majestueux hors-d’œuvre : elles viennent du fond même du sujet et en manifestent l’essence. Elles sont de l’action, et servent à conduire les volontés vers le dénouement déterminé par le poète.

Là même où le débat théorique ne s’élargit pas avec autant d’ampleur, la tragédie cornélienne, par les caractères, par les mœurs, par les intrigues, nous représente presque toujours ce qu’on appellerait actuellement un milieu politique. Le centre de l’action de la tragédie sainte de Polyeucte est dans le cabinet d’un préfet. Félix est l’excellent administrateur qui sert tous les pouvoirs, et ne médite que son avancement : point du tout scélérat, pas même mauvais homme, doux et facile dans la mesure où sa position n’est pas compromise, féroce avec inconscience, dès qu’il s’agit pour lui d’être révoqué ou de faire remarquer son zèle ; âme timorée, intelligence déliée, rétrécie par l’égoïste esprit de la carrière.

Nicomède est un tableau de la politique romaine, où il y a plus d’action encore que de maximes. La politique fournit le progrès de l’intrigue, puisque le caractère d’Attale qui, d’ennemi, deviendra sauveur de Nicomède, évolue, sous la pression de Flaminius, par la connaissance qu’il prend peu à peu de l’égoïsme artificieux de ces Romains en qui il avait foi. Nous voyons là comment Rome soutient le faible pour l’opposer au fort, et l’abandonne dès que par elle il est près d’être fort, le contient s’il veut être fort ou seulement être sans elle : diviser pour régner, c’est toute l’opération de Flaminius dans la pièce.

Othon, c’est de la politique intérieure : le tableau de la cour impériale, quand l’empereur doit se choisir un successeur. Avec quelle finesse Corneille a dessiné ces intrigues et les personnages qui y prennent part : l’honnête Galba, bien intentionné et faible ; les ministres qui se partagent ou se coalisent, font et défont des combinaisons où chacun suit son intérêt sous le prétexte du bonheur de l’État ; ce Vinius surtout, passé maître dans la politique de couloirs, comme nous dirions, qui trouve moyen d’être à la fois dans le jeu d’Othon et dans le jeu de Pison, qui jette et reprend sa fille comme une forte carte avec laquelle il peut gagner, insoucieux de lui briser le cœur, et ne doutant point d’être un bon père, s’il en fait la fille d’un premier ministre ; cet Othon enfin, ce candidat à l’empire d’un si beau sang-froid, qu’une combinaison marie, que la combinaison suivante démarie, et qui dans tout cela suit sa fortune sans se croire le droit d’y préférer son cœur. La grande comédie politique est là, sous le nom de tragédie.

Pulchérie n’est peut-être pas une pièce émouvante : mais c’est une bien jolie chose. Il s’agit encore de l’élection d’un empereur : seulement ce n’est plus un héritier qu’il faut désigner, c’est un mari. Pulchérie règne, mais le sénat veut un maître, et l’impératrice lui en remet le choix. Corneille nous montre toute la manipulation de l’affaire. Le candidat sans espoir, Léon, imagine une manœuvre qui obligera le sénat à laisser l’impératrice maîtresse de l’élection ; étant le plus jeune, et bien vu de la souveraine, il se croit sûr de passer devant ses concurrents plus fournis de titres. Mais un obstacle surgit, dans la volonté de Pulchérie même : sa politique, à elle, était de se faire imposer son amant, non de le choisir. Elle voulait qu’il lui fût désigné comme digne, et non le proposer comme aimé ; elle craint pour leur autorité, si l’empereur n’est qu’un beau jeune homme pour qui sa maturité aura eu des bontés. Ces scrupules font arriver l’outsider Martian, qui a l’âge et la dignité. Pulchérie l’élit à condition de n’être sa femme que de nom, et d’adopter Léon. Il y a là un chassé-croisé d’offres, de manœuvres, de marchandages, de sourds dépits et de convoitises marquées, qui est la vie même, la vie d’un monde très particulier, rendue avec une saisissante précision. Un délicieux couple d’amants évolue à travers cette intrigue : des amants de cour, en qui l’amour est un goût, et qui se trompent l’un l’autre avec une fausseté dégagée. Aspar aime Irène, mais l’empire plus qu’Irène : il est candidat à la main de Pulchérie, il estime que sa maîtresse devrait se tenir honorée de voir qu’on lui prend son amant pour en faire un empereur. Quand l’élection de Martian paraît certaine, il se rabat du côté de sa fille Justine ; il se contenterait d’être gendre et héritier. Irène, une fine intrigante, une véritable Anne de Gonzague, n’a pas une illusion sur son amant : elle est sûre qu’il la trahira pour sa fortune ; elle ne s’en dégoûte pas pour cela. Mais elle dresse ses batteries en conséquence : si Aspar gagne la partie, il la quittera, il faut donc qu’il perde. Et voilà cette amoureuse qui contrecarre son amant, pour l’avoir ; elle défait tout ce qu’il fait, oppose intrigue à intrigue ; elle s’assure de sa fidélité en faisant obstacle à son ambition. Cela est charmant.

En résumé, le sujet historique se réalise chez Corneille en tragédie politique. Rares sont les pièces où la politique ne fournit pas le principe et le cadre de l’action. Parfois, comme dans Pompée, elle fait l’unité ; ailleurs, comme dans Sertorius, elle fournit le ressort. Et enfin, elle est à la fois un instrument de vérité locale et un moyen de vérité générale dans l’œuvre : car, d’une part, l’histoire s’anime d’une vie, non pittoresque si l’on veut, mais mécanique et abstraite, quand on voit ce jeu compliqué d’intrigues, ces actions et réactions qui s’opposent et s’amènent si exactement ; il semble que les dessous de l’histoire soient éclairés, et que, l’enveloppe ôtée, nous apercevions la chaîne même des causes. Le passé revit en s’expliquant : les faits sont bien ce qu’on imagine ; peu d’amour, un peu plus de sentiment, beaucoup d’amour-propre, et surtout des intérêts, c’est bien ainsi que les affaires du monde ont dû se traiter. Et, d’autre part, cette politique est déjà une généralisation des sujets et des caractères ; car les grandes thèses, les grandes controverses, sont de tous les temps : royauté et république, morale et raison d’État, clémence et rigueur, fidélité à un parti ou évolution dans les partis. Et les maximes ni les mœurs ne changent guère aussi : diviser pour régner, au dehors comme au dedans, chercher des alliances et faire des marchés, suivre son intérêt et masquer son intérêt, ne pas prendre ses affections pour des raisons, fuir l’héroïsme qui ruine, mais aussi la bassesse qui diminue, considérer la dignité et le point d’honneur comme des moyens pratiques d’action, traiter des fictions de cour ou de chancellerie comme des réalités vénérables : cela aussi est de tous les temps.

Et l’on ne saurait même dire si tout cela a été fourni par les sujets à Corneille ou mis par Corneille dans les sujets, s’il a en cela étudié le passé ou observé le présent.

Dans ce cadre politique se détacheront les héros, qui dépasseront ou contrediront ces mœurs politiques.