Corneille (Gustave Lanson)/04

Librairie Hachette (Les Grands Écrivains français) (p. 57-72).

CHAPITRE IV

LES ÉCRITS THÉORIQUES DE CORNEILLE

Mondory, qui faisait le Cid, écrivait à Balzac, le 18 janvier 1637, dans le premier succès de l’œuvre nouvelle : « On a vu seoir en corps aux bancs de nos loges ceux qu’on ne voit d’ordinaire que dans la Chambre dorée et sur le siège des fleurs de lis. La foule a été si grande à nos portes, et notre lieu s’est trouvé si petit que les recoins du théâtre qui servaient les autres fois comme de niches aux pages, ont été des places de faveur pour des cordons bleus, et la scène y a été d’ordinaire parée de chevaliers de l’ordre. » Les dames étaient déclarées en faveur de la pièce.

La cour voulut voir ce Cid tant admiré, et fut prise à son tour : les comédiens furent appelés trois fois au Louvre pour le jouer, et deux fois à l’Hôtel de Richelieu.

Il y avait de quoi éveiller les jalousies ; Corneille les exaspéra en publiant des vers qu’il avait, disait-il, écrits depuis trois ans, et qui n’étaient vrais que de la veille. C’est la fameuse Excuse à Ariste, où se lisaient ces aveux :

Je sais ce que je vaux, et crois ce qu’on m’en dit.
Pour me faire admirer je ne fais point de ligue :
Mon travail sans appui monte sur le théâtre,
Chacun en liberté le blâme ou l’idolâtre ;
Là, sans que mes amis prêchent leurs sentiments,
J’arrache quelquefois trop d’applaudissements….
Je satisfais ensemble et peuple et courtisans,…
Et mes vers en tous lieux sont mes seuls partisans….
Je ne dois qu’à moi seul toute ma renommée,
Et pense toutefois n’avoir point de rival
À qui je fasse tort en le traitant d’égal.

Cette fierté qui prenait son rang, et le premier, irrita les faiseurs de comédies qui ne pensaient pas moins avantageusement d’eux-mêmes. Ils fondirent sur Corneille avec fureur. Il s’échangea dans cette fameuse querelle plus d’injures que d’idées, et l’auteur assailli ne demeura pas en reste avec ses adversaires.

Aussi ne m’arrêterai-je point après tant d’autres à feuilleter tous les écrits que Scudéry, Mairet, Claveret, Corneille, que le « véritable ami de MM. Scudéry et Corneille », et le « bourgeois de Paris, marguillier de sa paroisse », lancèrent dans le public. Je ne m’attarderai pas à scruter les motifs de l’hostilité de Richelieu, qui sans doute, s’il en avait eu d’autres que de littéraires, eût interdit la pièce ou logé l’auteur à la Bastille. Je ne raconterai point l’obligation où Richelieu mit l’Académie de condamner le Cid, la répugnance et l’obéissance de l’Académie, et la difficulté qu’elle eut à trouver une forme de critique qui satisfît son exigeant protecteur. C’est une histoire trop connue pour y insister, et où l’on ne trouve presque rien de vraiment intéressant.

Scudéry soutenait dans ses Observations sur le Cid « que le sujet n’en vaut rien du tout ; qu’il choque les principales règles du poème dramatique (et celle surtout de la vraisemblance) ; qu’il manque de jugement en sa conduite ; qu’il a beaucoup de méchants vers ; que presque tout ce qu’il a de beautés sont dérobées ; et qu’ainsi l’estime qu’on en fait est injuste ». Chapelain, à qui l’on doit la rédaction définitive des Sentiments de l’Académie, n’admit point que le sujet ne valait rien du tout pour la raison que Scudéry disait, mais il jugea tout de même qu’il se pouvait dire mauvais pour une autre raison. Il n’y trouva ni bienséances ni vraisemblances. Il condamna comme inacceptable et scandaleux le dénouement où une fille épouse le meurtrier de son père, et regretta que Corneille n’eût pas feint que le comte n’était pas mort de ses blessures, ou que Chimène se trouvait n’être pas la fille du comte. Il trouva que de traiter Chimène d’impudique et de parricide était excessif, mais que pourtant « son sexe l’obligeait à une sévérité plus grande ». Il prononça que « le théâtre était mal entendu en ce poème » et que l’auteur s’était mal tiré de l’unité de lieu comme de l’unité de jour. Il reprit beaucoup de mauvais vers et de façons de parler impures. Il accorda que Corneille avait bien rendu les beautés de l’original : mais il conclut qu’il avait mal choisi son modèle, et que « lorsqu’on choisit une servitude, on doit au moins la choisir belle ». La pensée persistante de l’Académie sur le Cid, et qui se déclare même à travers les éloges semés çà et là avec une indulgence affectée, c’est que « le plus expédient eût été de n’en point faire de poème dramatique ».

Il eût été « expédient » que Corneille ne fît point le Cid ! Voilà l’arrêt de M. Chapelain et de toute l’Académie. Le plus surprenant, c’est que Corneille souscrivit en partie à cette décision. Il ne se repentit pas d’avoir fait le Cid, mais il n’en fît pas un second. Je veux dire qu’il ne chercha plus ses modèles dans le théâtre espagnol ; il alla à l’antiquité, à l’histoire, où Chapelain le renvoyait, et fit Horace, puis Cinna. Il ne reviendra à l’Espagne, dans le sérieux, que dix ans après, avec Don Sanche.

On peut mesurer par là l’impression que firent sur lui les Sentiments de l’Académie. Elle fut profonde et ne s’effaça jamais. Cette pédantesque leçon, où il était taxé d’ignorance et de manque de jugement, l’amena à se plonger dans la Poétique d’Aristote, et dans les Commentaires de la Poétique : il lut Robortello, Minturne, Castelvetro, Béni, Heinsius, Parius, Victorius. Il étudia toute sorte d’œuvres de théâtre, anciennes et modernes, les Grecs et les Latins, Hardy, Tristan, Ghirardelli, Stefonius. Il ne fit plus une pièce sans se munir à l’avance de réponses topiques à toutes les chicanes possibles sur l’invention, ou la conduite, ou la justesse du temps et du lieu. Au bout de vingt ans, il pensait encore aux Sentiments de l’Académie, et c’était pour les réfuter en même temps que pour répondre à certains endroits du livre récemment paru de l’abbé d’Aubignac sur la Pratique du théâtre, qu’il se décidait à écrire ses trois discours sur l’art dramatique et les examens de ses tragédies[1].

Ces écrits théoriques de Corneille sont en assez mauvaise réputation dans le public. On se figure romantiquement ce pauvre grand homme se débattant sous le poids d’Aristote, mettant son génie à la gêne pour l’ajuster à la mesure des règles, ayant peine à obtenir la liberté de faire des chefs-d’œuvre, et rapetissé malgré tous ses efforts, gardant inexprimée une bonne partie de sa puissance, qui se serait épanouie à l’aise dans l’atmosphère à d’Hamlet ou d’Hernani. La vérité est tout autre. Docile aux indications du public, très défiant de la critique, Corneille a fait ce qu’il a voulu. Il s’est justifié de son mieux, mais il a été au fond indépendant. Il a su trouver dans la Poétique d’Aristote et dans les règles ce qu’il lui importait d’y trouver, et il a peut-être inventé plus de règles qu’il n’en a subies.

L’air pénible et contraint de son exposition, ce procédé minutieux et subtil, qui oblige à se souvenir que ce grand poète est un avocat normand, résultent tout simplement de ce que, pour exposer les principes de son art, il a pris la méthode traditionnelle que le moyen âge avait transmise aux temps modernes, la vieille méthode des théologiens et des juristes : la voie du commentaire et de l’interprétation d’un texte consacré. Le texte autorisé, dans l’espèce, était celui d’Aristote : Corneille s’y est attaché ; et, avec une adresse qui eût fait honneur à un docteur de Sorbonne, il en a fait sortir ses propres idées. La gêne que nous trouvons dans ses déductions est précisément le signe de l’indépendance originale de ses pensées.

Mais il n’a pas pris la Poétique d’un bout à l’autre pour y accrocher ses conceptions : il a choisi les questions qu’il estimait essentielles ; il a parcouru successivement celles qui se rapportaient à l’art dramatique en général, puis celles qui regardaient la tragédie en particulier ; et enfin il a examiné la question alors brûlante entre toutes, celle des unités.

Il a traité tous ces problèmes avec une sérieuse conviction, en homme qui a longuement réfléchi sur son art ; s’il n’est pas toujours facile à suivre ni divertissant, et s’il use de phrases techniques ou pédantes, c’est qu’il parle métier et veut être précis. Il fuit le lieu commun et le développement littéraire : c’est un mérite. Je ne sais pas d’écrits où un auteur dramatique ait plus loyalement, plus attentivement, plus intelligemment étudié ou expliqué son art.

Corneille se demande d’abord si la tragédie a un but moral. Scudéry, l’Académie, n’hésitaient pas à répondre par l’affirmative. D’Aubignac la nommait « l’École du Peuple ». Corneille dit : « La poésie dramatique a pour but le seul plaisir du spectateur ». Il le répète en maint endroit : le but de l’art, c’est de plaire. Et l’on plaît par l’imitation de la nature, par la vérité du portrait qu’on offre de l’humanité. Sans doute une certaine utilité morale se rencontre bien dans le poème dramatique : mais des quatre moyens d’obtenir un effet moral, que le théâtre peut essayer, le premier est l’emploi des sentences, et il faut en être très ménager ; le second est le dénouement qui punit le crime et récompense la vertu, et il ne faut pas s’y astreindre ; le quatrième est la purgation des passions, et c’est quelque chose qui ne se comprend pas très bien. Reste le troisième moyen, qui est « la naïve peinture » des mœurs, c’est-à-dire la vérité, où consiste le plaisir : si bien que lorsqu’on plaît par le vrai, on peut être assuré de tenir toute la moralité permise à l’œuvre d’art.

La vérité étant le but, la vraisemblance sera la loi : toutes les règles se réduisent à rendre les pièces aussi vraisemblables que possible.

Et voilà pourquoi Corneille acceptera les unités, du moment qu’il sera bien convaincu que le public y tient. Pour lui, il n’y tenait pas autrement, parce que, dès le premier jour, par son bon sens ignorant et créateur, il avait découvert pour son usage le fondement substantiel de ces règles : la loi de la concentration de l’action dramatique. Ayant trouvé cela, il n’avait pas besoin des règles. On les impose : il les accepte ; elles ne le gêneront pas. Il les prend, ainsi que tout le monde en son temps, comme la condition d’une exacte vraisemblance. Si l’on veut réduire au minimum les conventions inévitables, et ne point dissiper l’illusion qui est l’effet et le signe de la vérité de l’imitation, il faut, une fois que le spectateur a accepté le plancher de la scène comme étant un certain lieu du monde, ne point le déranger dans cette croyance complaisante : que le lieu donc, une fois choisi, soit le même jusqu’au bout de la pièce. Et qu’il soit unique aussi, car la scène n’étant pas large, il n’y a pas de vraisemblance à supposer que le côté droit est Paris et Rome le côté gauche. Pour le temps, le spectateur sait bien qu’il passe deux ou trois heures au théâtre : ne lui montrez donc pas des années ou des mois ou des semaines de la vie d’un héros. Voilà le principe rigoureux : le portrait le plus vrai est celui qui est grandeur nature ; trois heures de la vie pour trois heures de représentation ; une chambre ou une place de quelques toises pour quelques toises de scène.

Mais cette rigueur d’interprétation va mettre Corneille à l’aise et lui rendre sa liberté. Les règles, pour les théoriciens, sont des formules absolues : vingt-quatre heures, un lieu. En les poussant à leur principe, il semble les resserrer ; mais il les élargit : d’absolues, il les fait relatives. Elles deviennent un idéal, un maximum de concentration, qui variera avec les sujets. Ce qui peut se mettre en douze heures n’a pas droit à se dilater : mais ce qui a besoin de trente heures ne doit pas s’étrangler. Les théoriciens, qui ne sont pas hommes de théâtre, ne voient que la règle invariable. Corneille voit les sujets, inégalement constitués. Chaque sujet a son caractère, sa beauté, qu’il s’agit de réaliser. Et c’est là l’important. Certains se ramènent facilement à la règle, d’autres plus malaisément ; ce ne sera pas une raison pour rejeter une belle matière. Il suffira d’avoir fait tout ce que la constitution du sujet permettait de faire. La vraisemblance et les unités seront suffisamment gardées, si l’on ne prend jamais plus de temps ni un lieu plus étendu qu’il ne faut pour poser et résoudre la question tragique.

Pour l’unité d’action, notre poète est plus porté à resserrer qu’à relâcher la rigueur de la règle. Il la définit par l’unité de péril : il se condamne sévèrement s’il a fait un chef-d’œuvre comme Horace, où le héros passe d’un péril à un autre. Ici Corneille est véritablement original et novateur, car si sa théorie vient après celle de d’Aubignac, la théorie de d’Aubignac avait été précédée de ses œuvres. Le péril doit être un, parce que l’œuvre dramatique est un problème : lorsque la solution est trouvée, tout est fini, sans qu’on doive poser un problème nouveau. L’exposition contient la question, le dénouement donne la réponse, le cours de l’action démontre la nécessité ou la justesse de la réponse. La tragédie consistera donc à exposer les moyens par lesquels le fait illustre, qui est le sujet tragique, est produit, à mettre sous les yeux du public le jeu de sentiments et de passions qui, concourant ou s’opposant, travaillent à retarder ou amener l’événement final. Voilà, dans la technique du théâtre, la grande invention de Corneille, l’idée par laquelle il est le vrai fondateur du théâtre français : il a donné sa constitution définitive à cette forme du poème dramatique qui réalise encore aujourd’hui, pour la plupart des Français, la seule notion légitime du théâtre : il a le premier défini avec une claire conscience la loi fondamentale du système, que l’action tragique est l’étude de la préparation morale d’un fait.

Or, quoique cette conception s’ébauchât dans des œuvres antérieures, elle était encore si confuse que ni l’Académie ni Scudéry, en critiquant le Cid, ne la comprenaient encore. Scudéry posait en principe, et l’Académie n’en disconvenait pas, qu’une tragédie ne comporte pas d’intrigue, ni aucune incertitude du dénouement ; que, dès le premier instant, le malheur s’y dessine, sans tenir jamais les esprits en suspens. C’est-à-dire qu’il définissait encore la tragédie comme on pouvait le faire au temps des Juives ou de Scédase. Mais, avec le Cid, l’intérêt et le travail tragique s’étaient déplacés : le fait n’était plus la matière, mais la conclusion de l’action, et l’important n’était plus de voir marier ou égorger les héros, c’était de suivre pas à pas leur progrès vers l’un ou l’autre but, d’expliquer par quels ressorts croisés ils tombaient dans l’état définitif de bonheur ou de malheur. Le drame consistera désormais dans le conflit psychologique plutôt que dans l’intensité pathétique, quoique, dans le Cid et dans quelques-unes des premières tragédies du poète, l’intensité pathétique se rencontre.

De cette conception qu’il amène à toute la précision technique dont elle est susceptible, Corneille tire les règles minutieuses de l’agencement des pièces de théâtre. Comme il faut que le spectateur saisisse bien le mécanisme producteur du dénouement, il ne faut pas se charger d’hypothèses trop nombreuses, c’est-à-dire fonder l’action sur un trop grand nombre de données que la mémoire aurait peine à retenir et l’esprit à ajuster ensemble. Comme il faut qu’on suive sans peine le jeu de ce mécanisme, il faut que tous les ressorts qui joueront soient présentés et classés le plus vite possible : l’exposition, c’est-à-dire le premier acte, fournira toutes les données, fera apparaître tous les personnages. Tous les éléments de la solution cherchée doivent être mis d’abord sous les yeux du public sinon, et si l’on a besoin d’introduire au cours de la pièce une donnée nouvelle, un agent nouveau, c’est l’aveu que le problème était d’abord mal posé ou insoluble. Comme le dénouement doit être le terme nécessaire de l’action il faudra que l’action soit liée et continue jusqu’au dénouement : liaison des actes, laissant tous (sauf le dernier) le sentiment de l’inachevé, du non-définitif ; liaison des scènes, chaque scène tour à tour tirée et tirant, produite et productrice. Il faudra que l’on suppose le moins d’intervalle qu’on pourra entre l’exposition et le dénouement, et surtout entre les actes, de peur de relâcher la dépendance rigoureuse du dénouement : car si le travail des acteurs n’est pas continu, qui garantira que ce qui précède est cause de ce qui suit, et qu’il n’a pas pu ou dû se glisser dans l’intervalle quelque facteur inconnu, auquel une part d’action reviendra ? qui garantira ou rendra vraisemblable la conservation des forces en conflit et de leur relation réciproque, pendant le repos des acteurs ? Enfin le dénouement doit tout conclure, répondre à tout ce que l’exposition a proposé, ne laisser aucun personnage dans un état de suspension et d’attente : en un mot, c’est une liquidation générale de tous les intérêts et une retraite définitive de tous les agents. Ce dénouement doit n’être que le prolongement naturel de l’action initiale, il doit se produire par le simple jeu des ressorts choisis au début : ni les revirements subits, ni les dieux descendus du ciel ne sont autorisés à l’introduire. La machine montée au premier acte doit fonctionner jusqu’au cinquième sans que le poète y mette la main. Toute cette mécanique cornélienne est la conséquence logique de la nouvelle conception de l’action dramatique.

Corneille semble pourtant avoir gardé quelque chose de l’ancienne poétique : c’est la persuasion que la tragédie doit avoir pour sujet un événement inouï, qui soit hors de la nature commune et de l’expérience journalière : comme un frère qui tue sa sœur, une mère qui tue son fils, une fille qui épouse le meurtrier de son père. « Je ne craindrai pas d’avancer, dit-il, que le sujet d’une belle tragédie doit n’être pas vraisemblable. » Mais il faut bien comprendre ce qu’il veut dire : il entend par là que les événements qui arrivent tous les jours, qui n’excitent aucune surprise, ne sont pas ceux que la tragédie doit choisir. Il faut qu’on s’étonne du fait, pour que l’on prenne un vif plaisir à voir comment c’est arrivé. Mais en s’étonnant, il ne faut pas que l’on doute : le sujet sera donc invraisemblable et vrai. Où trouver de tels faits ? Dans l’histoire : et en effet, en posant le principe que le sujet tragique doit n’être pas vraisemblable, Corneille prétend simplement obliger le poète à traiter des sujets historiques. L’histoire garantit la possibilité de l’invraisemblable : car, comme dit Aristote, si ce n’était pas possible, ce ne serait pas arrivé.

Cette garantie de possibilité qu’on demande à l’histoire est la seule raison qui mène Corneille à y prendre ses sujets : la seule aussi qui lui fasse écarter la tragédie bourgeoise, le drame, dont il a posé la définition et la légitimité dans la Lettre à M. de Zuylichem, en tête de la comédie de Don Sanche. Il suffirait, pour qu’on pût prendre des héros bourgeois, que l’histoire eût enregistré leurs catastrophes domestiques ; mais l’histoire, en général, ne regarde que les princes et les ruines publiques.

Dans cette prescription du sujet historique. Corneille trouve un avantage, qui surtout l’y attache : il se garantit contre les chicanes des critiques et la tyrannie de la mode ou des mœurs. Tandis que Scudéry, l’Académie, d’Aubignac, font une loi au poète de suivre l’opinion du spectateur sur les bienséances, et de la prendre pour la mesure du vraisemblable — ce qui forcément jette la tragédie dans l’invention romanesque, — Corneille s’affranchit par l’histoire, et refuse de dénaturer les conditions essentielles et caractéristiques de ses suites. Il prend ainsi le droit de ne pas adoucir, comme on dira plus tard, c’est-à-dire escamoter ou masquer l’horreur du fait tragique. Camille sera tuée par Horace, et ne se jettera pas sur l’épée de son frère, comme le voulait d’Aubignac. Chimène épousera Rodrigue, et restera la fille du comte mort. Que dire à tout cela ? C’est de l’histoire. Sous cet abri, Corneille fait ce qu’il veut, ce que sa conception personnelle du théâtre et d’un sujet lui impose. Il n’y a pas d’endroit où triomphe plus sa subtilité normande que lorsqu’il expose la façon de s’y prendre pour falsifier l’histoire sans en avoir l’air. Cette histoire, qu’il fait respecter, il ne la respecte que s’il y trouve son compte : il la change dès qu’il le peut avec profit, et sans risque.

La mesure à garder, c’est que le public ne se doute de rien. Tout ce qu’on fait passer s’absout par là même ; mais on est coupable si on se fait prendre.

Une autre différence capitale qui donne à Corneille un grand avantage sur les théoriciens de son temps, c’est que ceux-ci ne s’occupent guère que du formel et négligent la matière tragique. Il semble qu’on puisse tout mettre, ou n’importe quoi, en tragédie, si l’on observe les règles, recettes et bienséances du genre. Corneille définit avec soin la matière propre à fournir de belles tragédies, celle qui est bonne à travailler selon les règles. Il suit pas à pas Aristote, et arrive, en le commentant, à poser des principes contraires au texte.

Aristote, qui se plaçait au point de vue grec, et jugeait du mérite d’un sujet par sa richesse pathétique, établissait quatre catégories de cas tragiques :

1o connaît (son ami ou parent), et le tue : ainsi Médée tue sciemment ses enfants ;

2o tue , sans le connaître puis le reconnaît : ainsi Œdipe a tué Laïus sans le connaître, et apprend ensuite qu’il est parricide ;

3o veut tuer , sans le connaître, mais le reconnaît : ainsi Iphigénie, en Tauride, va immoler Oreste, quand leur reconnaissance le sauve ;

4o Enfin, connaît , veut le tuer, et ne le tue pas.

Aristote, qui, je le répète, mesure tout au pathétique, rejette tout à fait la quatrième espèce, méprise la première, approuve la seconde, et met la troisième au-dessus de tout. Les deux espèces qu’il loue sont celles qui comportent des déguisements d’identité et des reconnaissances, ressorts puissants de pitié et de terreur. Corneille, qui ne ramène pas tout au pathétique, mais à l’étude des motifs, préfère les deux autres formes, celles où il y a le moins d’inconnu, où l’acteur sait ce qu’il fait, et demeure responsable de son acte. Presque toutes ses pièces rentrent dans la première et la quatrième catégorie. Horace et Polyeucte représenteraient bien la première ; le Cid, Cinna, appartiennent à l’autre. Tous ses chefs-d’œuvre se classent dans les deux espèces qui déplaisent à Aristote : rien ne découvre mieux la nature originale de la tragédie française, telle qu’il l’établit.

Corneille décide encore diverses questions : que la tragédie « demande quelque grand intérêt d’État ou quelque passion plus noble et mâle que l’amour », ce qui l’achemine aux sujets politiques ; que les rois et les héros doivent être représentés en leur humanité, non dans la particularité de leur condition ; que le personnage tragique peut s’élever au delà de cette médiocre bonté où Aristote veut le renfermer, et être ou tout à fait bon ou tout à fait méchant, sans cesser d’être semblable ou sympathique au spectateur : ici encore, l’indépendance de Corneille éclate ; mais ce n’est plus sa technique qu’il défend, c’est proprement sa psychologie, sa vue de l’âme humaine.

Telles sont en raccourci les idées principales de notre poète sur son art. On peut reprendre dans sa discussion bien de la lourdeur scolastique et de la chicane normande. Il marque aussi parfois un peu trop de goût pour les habiletés de métier : son excuse, c’est qu’il venait de créer ce métier. Mais ce sont là des défaillances où il ne faut pas s’arrêter. En général, Corneille a la préoccupation, le scrupule de la vérité. S’il a su la voir et la rendre, ce n’est pas pour le moment la question. Il a voulu et il a cru y aller : il y a tendu constamment. C’est à la vie qu’il retourne sans cesse pour décider les questions douteuses d’esthétique théâtrale et juger ses propres inventions. Tous ses Examens en font foi. La tragédie admet-elle les longues narrations ? admet-elle l’esprit ? admet-elle les apartés ? admet-elle les sentences ? À toutes ces questions, il répond en examinant ce qui est vrai, ce que la nature recommande ; on peut même trouver qu’il est plus soucieux de vérité que de poésie.

Corneille écrivait à l’abbé de Pure, après lui avoir exposé les sujets de ses trois Discours : « Je crois qu’après cela, il ne reste plus guère de questions d’importance à remuer, et que ce qui reste n’est que la broderie qu’y peuvent ajouter la rhétorique, la morale et la politique ». Le style, les passions, les intérêts, — l’éloquence, la psychologie, l’histoire, — il ne reste plus que cela vraiment. Mais cela, c’est tout Corneille, pour le grand public du moins, qui dans l’imitation théâtrale s’intéresse plus aux effets qu’aux procédés.

  1. Ainsi l’œuvre fut faite, du moins les chefs-d’œuvre, avant la théorie. Cela met une différence entre Corneille et Victor Hugo. La théorie est la justification de l’œuvre. C’est précisément pour cela qu’elle l’explique bien, et que nous devons l’étudier avant.