Corneille (Gustave Lanson)/06

Librairie Hachette (Les Grands Écrivains français) (p. 93-118).

CHAPITRE VI

LES CARACTÈRES ET LES PASSIONS

La tension, la puissance de la volonté, voilà le point de vue d’où Corneille regarde l’âme humaine. Tout chez lui s’ordonne par rapport à cet objet. Sa tragédie est par là comme éclairée d’un jour d’atelier : les personnages sont inégalement enveloppés de lumière ou baignés d’ombre ; mais le jour vient d’un seul côté. Les caractères se dégradent de la force qui peut tout à la faiblesse qui n’ose rien, de la molle bonté à la malice énergique. Héros des chefs-d’œuvre, mannequins des œuvres séniles, tous ont le même geste et la même parole.

Je suis maître de moi comme de l’univers :
Je le suis, je veux l’être.

(Auguste, dans Cinna.)

… Sur mes passions ma raison souveraine.

(Pauline, dans Polyeucte.)

Je le ferais encor si j’avais à le faire.

(Le Cid et Polyeucte.)

Faites votre devoir et laissez faire aux dieux.

(Le vieil Horace.)

Qu’importe de mon cœur, si je sais mon devoir ?

(Aristie, dans Sertorius.)

… Je suis fort peu de chose,
Mais enfin de mon cœur moi-même je dispose.

(Dircé, dans Œdipe.)

Mais je sais ne vouloir que ce qui m’est possible,
Quand je ne puis ce que je veux.

(Aglatide, dans Agésilas.)

Un roi né pour l’éclat des grandes actions
Dompte jusqu’à ses passions,
Et ne se croit point roi, s’il ne fait sur lui-même
Le plus illustre essai de son pouvoir suprême.

(Agésilas.)

Ce misérable Œdipe, où Corneille a surabondamment prouvé combien toute la poésie tragique des Grecs échappait à son intelligence, n’est qu’une protestation de la volonté contre la fatalité. Thésée nie la prédestination, la nécessité fatale du crime et du vice, affirme la souveraineté du libre arbitre.

Quoi ? la nécessité des vertus et des vices
D’un astre impérieux doit suivre les caprices ?…
L’âme est donc toute esclave : une loi souveraine
Vers le bien ou le mal incessamment l’entraîne :
Et nous ne recevons ni crainte ni désir
De cette liberté qui n’a rien à choisir,
Attachés sans relâche à cet ordre sublime,
Vertueux sans mérite, et vicieux sans crime….
De toute la vertu sur la terre épandue,
Tout le prix à ces dieux, toute la gloire est due.
Ils agissent en nous quand nous pensons agir ;
Alors qu’on délibère on ne fait qu’obéir ;
Et notre volonté n’aime, hait, cherche, évite,
Que suivant que d’en haut leur bras la précipite.
D’un tel aveuglement daignez me dispenser.
Le ciel juste à punir, juste à récompenser,
Pour rendre aux actions leur peine ou leur salaire.
Doit nous offrir son aide, et puis nous laisser faire.

(Œdipe, III, 5.)

Sur cette idée se fait la distinction des caractères dans la tragédie de Corneille. Il y a trois catégories dans l’ordre de la volonté : les généreux, les scélérats, les faibles. Les généreux sont ceux qui ont le pouvoir d’aller au bien que leur raison éclairée leur révèle ; ils ont la volonté forte et une connaissance vraie : c’est le Cid, Polyeucte, Cornélie, Nicomède, Sertorius, Suréna. Les scélérats sont ceux qui font énergiquement le mal que leur raison égarée leur propose comme bien ; ils ont la volonté forte et une connaissance fausse : tels sont Cléopâtre, Attila, tel ce Phocas, qui voudrait vouloir, et à qui manque, non la puissance, mais le motif de se résoudre ; c’est la pire misère qu’un esprit plein de ténèbres avec une volonté sans défaillance : avoir l’arme en main et ne pas voir où est l’ennemi. Enfin les faibles : et vraiment il n’y a pas ici à distinguer ceux qui ont ou n’ont pas une connaissance vraie, ceux qui ont bonne ou mauvaise volonté. Car, où la volonté n’est pas, elle ne saurait être ceci ou cela. Ils sont faibles : qu’importe que leur visage regarde du côté du mal ou du côté du bien, si leurs pieds ne les en rapprochent jamais ? Ils ont l’âme molle, serve de la passion, de l’égoïsme, des circonstances ; une connaissance confuse et contradictoire, séduite de mille objets, sans s’attacher à pas un. Ils veulent bien faire et font le mal ; ils sont tentés du mal et s’y laissent traîner. Tels sont : Félix, Prusias, Ptolomée, Valens, Perpenna : tel, à sa façon, ce Cinna, si mobile, si médiocre, âme de chambellan dans un emploi de Brutus. Dans toute l’œuvre de Corneille, les caractères se diversifient selon la variation de ces deux éléments : volonté et connaissance, et selon la proportion de leurs mélanges. Les troubles de la volonté sont souvent des incertitudes de l’esprit qui ne voit pas le vrai ; ses égarements sont des erreurs de l’esprit, qui croit voir et voit mal. La pire bassesse est de n’avoir ni fermeté de volonté ni clarté de connaissance. La perfection héroïque est d’avoir la connaissance claire et la volonté ferme : quand l’âme voit le bien sans une obscurité et marche au bien sans une défaillance.

Quel sera donc le rôle des passions ? et leur reste-t-il une place ? Elles s’adjoignent ou s’opposent à la volonté, confirment ou troublent la connaissance. Le théâtre de Corneille est plein de héros appliqués à servir leur passion de toute leur volonté, comme leur raison est appliquée à la légitimer. Ainsi Cléopâtre, dans son ambition effrénée, Horace, dans son patriotisme intraitable, Polyeucte, dans sa dévotion enthousiaste, nous offrent trois types de « passionnés-volontaires », si l’on peut ainsi parler, qui se font une maxime de suivre l’objet dont le désir les attire : la même façon d’agir fait une scélérate, un brutal et un saint.

D’autres combattent leur passion : elle est l’obstacle qui les sépare de l’idéal héroïque : elle produit un conflit intérieur, un déchirement douloureux. Mais ces luttes sont brèves : autrement ils ne seraient pas des forts. Au premier combat, le Cid a triomphé de l’amour. Dès la première victoire que Polyeucte gagne sur son affection conjugale, on sent qu’il ne peut plus être vaincu. Chez tous, il semble que la sensibilité soit bridée, et l’on se demande moins qui l’emportera, de la passion ou de la volonté, que l’on n’examine à quels motifs la volonté donnera son concours : de quelque côté qu’elle aille, elle ira par un libre consentement.

Même, de bonne heure, cette question ne se pose plus, et les luttes intérieures disparaissent : le héros cornélien s’est unifié. Rien au dedans ne le trouble, et c’est par là qu’il est invulnérable : le mal, le malheur peuvent l’assaillir du dehors, ils ne trouvent plus d’allié dans son cœur. Nulle faiblesse ne leur donne accès : rien ne peut le faire faillir ni défaillir. Cette impassibilité, qui tourne en impeccabilité, est atteinte dans Nicomède : à partir de ce moment, il n’y a plus chez les héros cornéliens d’obstacle intérieur ; ils vont sans hésitation, sereinement, facilement à l’acte qu’ils choisissent ; ils se sacrifient, ils meurent sans hésiter, sans sourciller.

Non, je ne pleure pas, madame, mais je meurs.


La passion en eux est réduite ; la volonté en dispose, ou la supprime.

On voit par là que Corneille juge et peint les passions par rapport à la volonté. Il ne les condamne pas en elles-mêmes : il dirait volontiers comme Descartes : « Les passions sont toutes bonnes de leur nature, et nous n’avons rien à éviter que leurs mauvais usages et leurs excès ». S’il ne peint pas ces mauvais usages et ces excès, ce n’est pas qu’il les ignore, ou qu’il ne sache pas les observer.

Il a indiqué à l’occasion les points où Racine devait sonder la misère de l’âme humaine : il a dit en deux mots ce qu’on y devait trouver.

Voltaire a le premier reconnu que quelques scènes de Pertharite contiennent le sujet d’Andromaque. Corneille, en effet, l’avait posé en son double aspect : l’état de la mère qui doit choisir entre la vie de son fils et sa fidélité au mari pleuré ; l’état de l’amante trahie qui demande à un amoureux jusque-là rebuté la tête du rival préféré et infidèle. Corneille a vu cela, et l’ayant vu, il l’écarte : si c’est tragique, ce n’est pas sa tragédie. La mère, réduite à l’option cruelle qui déchire Andromaque, s’affranchit d’un seul effort :

Puisqu’il faut qu’il périsse, il vaut mieux tôt que tard.

(III, 3.)

Quant à l’amante délaissée, elle trouve au lieu d’Oreste un homme de tête et d’esprit, qui, pour ne pas la servir, lui analysera tout ce qui se passerait s’il la servait, et tout ce qui se passera en effet entre Or este et Hermione :

Mettre à ce prix vos feux et votre diadème
C’est ne connaître pas votre haine et vous-même ;
Et qui sur cet espoir voudrait vous obéir,
Chercherait le moyen de se faire haïr.
Grimoald inconstant n’a plus pour vous de charmes,
Mais Grimoald puni vous coûterait des larmes.
À cet objet sanglant l’effort de la pitié
Reprendrait tous les droits d’une vieille amitié,
Et son crime en son sang éteint avec sa vie,
Passerait en celui qui vous aurait servie.

(II, 1.)


Thésée, dans Œdipe, Plautine, dans Othon, d’autres encore donnent des définitions de situations sentimentales ou des notations de troubles passionnels que Racine développera.

Mais Corneille refuse de s’y appesantir : il se contente de les formuler ; il se hâte de réduire sous la volonté ces surprises ou ces révoltes du sentiment ; parfois même il en fait la critique en les écartant.

Les plus grands déplaisirs sont les moins éclatants,
Et l’on sait qu’un grand cœur se possède en tous temps.

(Pertharite, III, 3.)

Voilà sa vérité à lui : il ne nie pas l’autre. Il sait bien qu’il y a des « crimes », dont « les honnêtes gens sont capables par une violence de passion…. Un honnête homme ne va pas voler au coin d’un bois… ; mais s’il est bien amoureux,… il peut s’emporter de colère et tuer dans un premier mouvement. » Seulement, il trouve plus intéressants les honnêtes gens qui se donnent le temps d’un second mouvement ou qui ont à l’avance assuré la bonté du premier.

Il aime mieux aussi, parmi les passions, celles qui, par leur nature ou leur degré, se laissent pénétrer de conscience et sont aisément maniables à la volonté, les affections domestiques, et les sentiments réfléchis.

Les affections de famille n’ont guère été reçues dans la tragédie que lorsqu’elles étaient violemment perverties ou brisées. En dehors des amours incestueuses, ou des haines domestiques, notre théâtre ne s’arrête guère à considérer les hommes dans leurs relations familiales : il est l’image du « monde », des ruelles et des salons, où les rapports naturels entrent moins en considération que les commerces de choix, les libres élections d’amour ou d’amitié. Le bonhomme Corneille, au contraire, n’oublie jamais que ces hommes qu’il montre sont des pères, des maris, des fils, des frères : et il ne les présente pas sous ces titres seulement pour le besoin de l’action, pour ménager de tragiques situations. Sans doute l’état de fils et de fille lui servira de moyen pour obliger Rodrigue et Chimène à l’acte héroïque dont ils souffrent en le voulant : l’état de père sera pour Phocas une occasion de déchirement et d’incertitude cruelle : l’état de veuve de Pompée communiquera à la conduite de Cornélie envers César son caractère de générosité sublime.

Mais on a l’impression que ces affections sont pour le poète bien autre chose que des ressorts, des pièces mécaniques par où la machine tragique est mue ; qu’elles sont une matière d’observation, intéressante par soi, une partie de la vie qu’on ne saurait négliger dès qu’on veut faire une œuvre vraie. Ces pères, fils, maris, femmes, frères et sœurs le sont en dehors de l’affaire qui se traite dans la pièce ; les cœurs sont liés, et c’est cette liaison étroite des cœurs que Corneille a rendue avec une simplicité familière, avec une sérieuse tendresse.

Je pourrais chercher les exemples dans les chefs-d’œuvre : mais à quoi bon rappeler la paternité indulgente et grave du vieil Horace, ou la force de l’affection conjugale chez Sabine et Horace, chez Polyeucte et Pauline ? Voyez le bon mari que fait Pompée, encore qu’il ait deux femmes ; le bon mari que fait Pertharite, jusqu’à donner au mépris de la gloire et au scandale des romanesques sa couronne pour sa femme : Corneille, qui n’avait pas voulu donner à Rodelinde la passion maternelle, a réservé le sentiment pour l’entretien de Rodelinde et de Pertharite, où ces modèles d’époux témoignent de s’aimer au-dessus de tout.

Bien curieuse est aussi, dans Pulchérie, la peinture de l’amour paternel et filial, sous les noms de Martian et de Justine : le père âgé, la fille mûre, et dès lors le respect de la fille, l’autorité du père se tempérant de réciproque confiance, le père tenant sa fille pour sa meilleure amie, la fille ayant un confident dans son père.

Corneille a donné une toute particulière attention à l’affection fraternelle. Il ne s’est pas plu, comme la plupart de ses devanciers et successeurs, pour nous faire frémir, à nous présenter des haines de frères : mais, dans la simple et peu tragique réalité, il a regardé l’amitié des frères et des sœurs ; il a rendu, dans Pulchérie et dans Suréna, cette nuance très délicate de tendre confidence qui existe entre frères et sœurs. Ailleurs, ce sont deux frères, Antiochus et Séleucus, que même la rivalité d’amour ne saurait refroidir et qui s’aiment avec une exaltation sentimentale très touchante en sa juvénile naïveté.

Nisard a critiqué toutes ces « scènes de ménage » ordinaires chez Corneille : je ne dis pas qu’elles soient tragiques, mais leur vérité familière m’en plaît, comme rapprochant l’art de la vie. La tragédie chez nous n’avait que trop de pente à se détacher de la réalité vivante pour se tourner en idéal romanesque, et en mécanisme artificiel : il faut aimer Corneille d’avoir su y faire apparaître une très simple et très commune humanité.

Les grandes passions sont rares, et presque aussi exceptionnelles que les grands dévouements. Un peu de passion, un peu d’affection, beaucoup d’intérêt, voilà le train commun de la vie. Et c’est encore pourquoi Corneille se plaît à ces demi-passions qui ne détruisent ni les affections ni les intérêts, qui s’accommodent et prennent des biais, comme il en peut naître dans les cœurs des rois et les cabinets des princes, parmi les grandes affaires. Ni elles ne prennent toute l’âme, ni on ne les suit jusqu’au bout : elles s’asservissent sans trop de peine, si elles ne s’abolissent pas ; ou bien elles rentrent, pour demeurer dans l’âme comme de fines et secrètes blessures, ne pouvant devenir de visibles et puissants principes d’action.

Là plus rien d’extrême ; l’ambition garde des mesures, et use de l’intrigue plus que du crime, comme chez Vinius ou Aspar[1] ; l’amour se soumet à la raison, observe l’intérêt politique, comme chez Sertorius, Othon,ou Martian ; même malheureux ou trahi, il ne s’emporte pas, il se contient ; la plaie saigne en dedans et l’âme exprime son angoisse à demi-mots, sans un cri. Ou tempérée en sa force, ou modérée en son langage, voilà bien la passion qui convient à des personnages instruits à s’observer, à se contraindre, et qui sentent toujours peser sur eux le poids de la chose publique, ou celui de leur dignité. Le paraître leur est aussi essentiel que l’être ; la spontanéité est réduite ; et ils ne peuvent plus rien faire sans avoir consulté avec eux-mêmes s’il faut le faire et quelle idée cela donnera d’eux.

En ce genre le caractère de Martian est un chef-d’œuvre : ce grand vieillard qui ne peut s’empêcher d’aimer, et qui a honte d’aimer, sait du moins ne rien prétendre et ne rien dire. Il n’y a de vrai que sa peine, de visible qu’une discrète tristesse, et la volonté de s’éloigner quand la femme qu’il aime malgré lui, va épouser un plus jeune prétendant. Ce n’est pas un héros de tragédie ou de drame, ni Mithridate ni Ruy Gomez : c’est un vieillard qui aime et qui évite le ridicule par la conscience d’y être exposé. Et ce n’est ni grand ni terrible, c’est simplement vrai.

Affections dramatiques ou demi-passions, ce qui plaît en tout cela à notre Corneille, c’est que ces formes de sensibilité sont celles qui peuvent le mieux coexister avec l’intelligence et la volonté, dans une harmonieuse union ou dans un antagonisme sans convulsion. Il est naturel que des personnages émus au degré où le sont ou le vieil Horace ou Martian, se connaissent, jugent les mouvements de leur cœur, et soient maîtres d’y obéir ou d’y résister.

Si arrêté est le parti pris de Corneille qu’il ne veut point représenter la passion, même furieuse et débridée, comme une impulsion inconsciente : il ne la laisse agir que transposée en maxime réfléchie. C’est ce qu’on voit dans Horace : le sujet lui imposait un fratricide dont il ne pouvait rendre compte que par le choc de deux âmes brutales et enragées. Et il n’a pas manqué de nous représenter ainsi Horace et Camille. Mais jamais il n’a été plus éloigné de Racine que dans ces caractères où il semblait contraint de deviner l’art de Racine. Camille raisonne, Horace raisonne. Parce que Camille s’estime obligée de préférer son amour à toute chose, elle veut gâter la victoire de son frère, qui lui a tué son amant ; sa malédiction sur Rome n’éclate point comme l’explosion involontaire d’une âme trop pleine : c’est une démarche calculée, à laquelle elle s’est mûrement excitée. Ce n’est point une folle douleur, mais une vendetta froide. Et parce qu’Horace s’estime obligé de préférer à toute chose sa patrie, il ne tolère point la malédiction de sa sœur : il la tue par « raison » : là non plus il n’y a pas une folie féroce, mais une froide justice. Les actions ne sont pas les égarements de deux âmes passionnées : jamais les personnages ne sont plus eux-mêmes que dans ces exaltations où ils mettent en acte l’essence même de leur être. Ce sont des fanatiques réfléchis, qui voient, qui veulent, et qui ne regretteront jamais, parce que ce n’est pas à leur colère, mais à leur idée qu’ils donnent leur vie et la vie d’autrui.

Combien Corneille tenait à cette conversion de l’impulsion passionnelle en énergie volontaire, on le voit dès qu’on examine comment il a traité la plus aveugle, la plus effrénée, la plus capricieuse de toutes les passions, l’amour.

Il a trop le sens du réel pour ne pas savoir que l’amour est, en son principe, inexplicable : personne ne l’a plus répété que lui.

Il est des nœuds secrets, il est des sympathies
Dont par le doux rapport les âmes assorties
S’attachent l’une à l’autre, et se laissent piquer
Par ces je ne sais quoi qu’on ne peut expliquer.

Souvent je ne sais quoi qu’on ne peut exprimer
Nous surprend, nous emporte, et nous force d’aimer.

Mais l’inexplicable dans l’amour, c’est l’existence, et c’est l’individuel : ce n’est pas l’essence, ni le général. Pourquoi tel et telle ? pourquoi tel ou telle plutôt que tel ou telle ? voilà l’insoluble mystère. Mais le sentiment une fois posé, et entre tel et telle, il n’y a plus rien, pour Corneille, d’obscur.

D’abord on aime quand on veut aimer. Non pas qu’on puisse exciter en soi ces sympathies puissantes, mais on peut y accéder ou les réprimer. Ceux qui suivent l’amour sans réflexion ni résistance, sont des faibles, donc méprisables. Dès qu’un personnage mérite quelque estime, il réfléchit, et dès lors sait, peut résister. Il faut pour qu’il s’abandonne à sa passion, qu’une passion plus noble et plus mâle l’autorise, telle qu’est, par exemple, l’ambition. Ayant à peindre Cléopâtre, Corneille croit en relever le caractère en ne la montrant ni coquette, ni voluptueuse, ni passionnée, mais simplement ambitieuse, fière d’asservir le vainqueur du monde, et de monter au trône par sa soumission. Tous ceux en qui le poète veut montrer quelque grandeur, sont ainsi des amants qui ne consentent à l’être que rassurés sur les suites par leur raison. Sertorius ne croit point du tout se diminuer aux yeux de Viriate, ni la faire douter de la force de son sentiment, en lui montrant qu’il ne fera rien pour l’amour, qu’il ne suivra que sa politique et l’intérêt de son parti.

Les vrais héros ont un amour d’une rare essence, qui n’a pas besoin de s’appuyer sur un principe plus noble. Chez eux, l’amour réunit toutes les forces de l’âme, affection, raison, volonté : ils connaissent ce qu’ils aiment pour le plus grand bien qu’ils puissent concevoir. L’estime est inséparable ici du sentiment ; elle en fait le fond. Or quand l’objet est présent, connaître est fatal, estimer est fatal. Il n’est pas au pouvoir de Rodrigue de ne pas voir la grandeur d’âme de Chimène ; et Pauline ne peut pas ignorer le mérite de Sévère. Mais alors l’amour suit, parce que l’âme se porte toujours au plus grand bien connu. Il est libre pourtant, parce que l’âme vertueuse sait qu’elle doit se porter au bien, et veut s’y porter. Quelque chose se passe dans l’amour humain, analogue à ce qui se passe entre l’homme et Dieu : la grâce attire, et la volonté s’élance. L’âme est mue impérieusement, mais elle marche aussi spontanément vers le souverain bien ; et la perfection de l’acte chrétien se rencontre dans l’union mystérieuse d’un attrait qui détermine et d’une liberté qui choisit.

Au reste, l’amour humain et l’amour divin ne diffèrent que par l’objet. C’est au bien que va l’amour : et selon que ce bien est vrai ou faux, l’amour est bon ou mauvais. La nature de la connaissance encore ici fait la qualité de la passion, et l’intellectuel pénètre le sensible. Cléopâtre (dans Rodogune), qui met le plus grand bien dans la gloire de régner, qui la préfère à ses enfants, est une scélérate. Le plus grand bien pour Camille, c’est Curiace ; pour Horace, c’est la patrie : et l’inégalité des objets distingue seule les passions du reste pareilles du frère et de la sœur. Le Cid suit en aimant Chimène l’idée qu’il a de la perfection, et son amour est bon de toute la vérité de sa connaissance. Mais le meilleur amour est celui de Théodore et de Polyeucte, qui va à Dieu, c’est-à-dire à l’absolue perfection elle-même. On aime suivant que l’on connaît, et les je ne sais quoi, les secrètes sympathies, ne font qu’avertir l’esprit, dénoncer la présence du bien que la raison saura ensuite définir et proposer à la volonté.

Nous voyons donc le principe de la distinction des caractères s’appliquer aussi à la distinction des passions, et toute la psychologie cornélienne se ramasser autour de l’idée de la connaissance. Par la connaissance se relient les extrêmes, qu’on oppose souvent comme incompatibles et incommunicables : la passion nous conduit à ce qu’on sent être le bien par une révélation intuitive ; la volonté nous mène à ce qu’on sait être le bien par un examen réfléchi. Ainsi par la vérité de la connaissance, ou même lorsque la raison cède à l’erreur du sentiment, la passion et la volonté se confondent, et comme se fondent dans un acte unique.

De là viendra le caractère de raideur qui semblera la marque des héros de Corneille. Ils ne sauraient avoir cette flexibilité séduisante, ces langueurs et ces troubles où l’on reconnaît les créatures mues par le sentiment. Dès que la passion est née en eux, ils la raisonnent, et en critiquent l’objet : s’ils ne l’estiment pas leur vrai bien, ils abolissent et ils compriment en eux la passion ; s’ils y aperçoivent leur vrai bien, ils transforment la passion ; ils l’exercent comme un devoir, comme un acte de raison, avec toute l’application d’une volonté constante et méthodique. Ou contredite, et supprimée, ou avouée, et durcie, voilà le sort que Corneille fait à la sensibilité.

Si tout dépend de la connaissance, il suffira de modifier la connaissance pour changer le principe et déplacer le but de l’action. Si la raison s’éclaire brusquement, la volonté tourne aussitôt, et l’on a ces volte-face instantanées qui ont tant étonné, et fait accuser Corneille de n’être pas un psychologue habile. Ses personnages pivotent sur eux-mêmes, et de la même démarche ferme dont ils allaient vers le nord, ils repartent vers le sud, l’œil fixe, sans un arrêt, sans une hésitation. Émilie, pendant quatre actes et demi, a fait du meurtre d’Auguste son suprême bien, sa raison de vivre : tout d’un coup elle s’aperçoit que cet homme n’est plus le tyran qui méritait sa vengeance ; elle sent tout son être changé. Elle s’écrie :

Ma haine va mourir que j’ai crue immortelle ;
Elle est morte.


Et la voilà pour l’avenir aussi bonne fille qu’elle était implacable ennemie de son père adoptif.

Un pur passionné, un sentimental, un nerveux ne se remettraient pas d’une pareille découverte : tout l’être s’effondrerait, quand l’objet de l’affection se déroberait ainsi ; on ne saurait où rattacher sa vie, quand on s’apercevrait avoir vécu si longtemps d’une chimère. La créature de volonté ne se démonte pas si aisément : elle change d’action quand le motif change, mais comme elle choisit son activité et ne la subit pas, elle ne risque pas de manquer d’objet. D’où sa sérénité dans une situation où les âmes communes seraient misérablement déchirées : pour elle, perdre une erreur, épurer sa volonté, c’est un bien, c’est un gain.

Il ne faut pas croire, au reste, que les âmes ne se renouvellent dans le théâtre de Corneille que par des changements à vue. La connaissance souvent se complète lentement au lieu de s’illuminer soudainement ; et la volonté s’oriente, et le personnage tourne par une évolution graduelle.

Voyez Attale dans Nicomède : au début de la pièce, ce n’est qu’un petit garçon, qui obéit à sa mère, qui aime Rome, qui admire Nicomède : il a un fonds de générosité naturelle, mais il ne sait où l’appliquer. Faute de lumières, sa conduite est incohérente et hésitante. Mais à mesure que la pièce se déroule, il prend une connaissance plus nette des divers facteurs de son action : il juge l’ambition de sa mère ; il perd sa confiance en Rome ; il voit à plein l’héroïsme de son frère. Aussi se déplace-t-il peu à peu, et tandis que d’abord il marchait dans les pas d’Arsinoé et de Flaminius, à la fin le voilà si bien émancipé qu’il couvre Nicomède. D’ennemi ou instrument docile des ennemis, il passe allié, puis sauveur.

Ce sont de telles évolutions qui font les beautés principales de Polyeucte et de Cinna. Les principaux caractères n’y sont point immobiles, et leur action ne consiste pas seulement à tirer d’eux-mêmes les actes où se doit exprimer leur formule : elle implique changement au dedans en même temps que production au dehors.

Polyeucte aime Pauline, et, tout chrétien qu’il est, il croit pouvoir faire à Pauline sa part à côté de Dieu ; il croit pouvoir ôter ou refuser un peu à Dieu pour donner à Pauline. Il la traite en valeur moindre sans doute, mais indépendante. Puis, éclairé par le baptême, il connaît mieux son Dieu, et ce que c’est que de l’aimer. Il sait qu’il lui doit tout, et que de se réserver, ou d’excepter quoi que ce soit, c’est dérober quelque chose à la souveraine perfection qui veut tout l’amour, toute l’âme. Donc le combat cesse en lui : il ne reste plus suspendu entre sa femme et Dieu. Il vole au martyre ; il envisage la mort sans effroi, avec enthousiasme. Il renonce à tout le bonheur terrestre, même le plus légitime. Il fait plus, il renonce même à la douceur d’être pleuré par la femme qu’il quitte, et il se purifie si bien de l’amour-propre, qu’il la donne à un rival, pour être heureuse sans lui, et par un autre. Elle refuse, elle s’attache à lui : mais il ne la voit qu’en Dieu. Son amour ne s’arrête plus à la créature, il est charité ; ni pour soi ni pour elle, Polyeucte ne conçoit plus de bonheur dans l’échange de l’affection humaine ; pour elle comme pour soi, il met toute la félicité à connaître Dieu, et, le connaissant, à l’aimer. Il n’aime plus en elle que la chrétienne future, la prédestinée encore inconsciente. Tout ce passage d’une âme qui estime d’abord par rapport à soi, puis par rapport à Dieu l’objet aimé, cette conversion de la pensée à qui peu à peu la vérité se découvre tout entière. Corneille a enregistré tout cela dans la symétrie de deux répliques :

Au premier acte :

Je vous aime,
Le ciel m’en soit témoin, cent fois plus que moi-même.

Au quatrième acte :

Je vous aime,
Beaucoup moins que mon Dieu, mais bien plus que moi-même.

Pauline s’élève par une progression analogue. Elle a d’abord pour Polyeucte une affection paisible, raisonnable, d’estime pour l’honnête homme, de devoir pour le mari. L’inclination, comme elle le dit, va à Sévère, qui la mérite, car

 
… jamais notre Rome XXXX
N’a connu plus grand cœur ni vu plus honnête homme.

Mais à mesure que la pièce se développe, l’exaltation chrétienne de Polyeucte fait pâlir les vertus humaines de Sévère. Elle conçoit de combien ce mari qui, l’aimant, la possédant, renonce à elle, et sacrifie son bien réel à une idée, est plus grand que cet amant qui met en elle son bien souverain et toute sa raison d’agir. Sa générosité lui commande d’être avec celui qui se perd et qui perd tout, non avec celui qui profitera par cette perte. Aussi, tandis que sa volonté choisit le plus difficile, comme étant le plus sûr, son amour le lui rend facile, en se portant d’une perfection moindre vers une perfection plus haute : admiratrice tout à l’heure de la noblesse stoïcienne de Sévère, elle est transportée maintenant par la sainteté chrétienne de Polyeucte. L’amour de Sévère, maintenant, c’est le passé : le présent, c’est qu’elle « adore » son mari. Elle ne peut donc s’abstenir de tendre à s’unir avec lui : et c’est ainsi qu’il l’emporte après lui jusqu’à Dieu ; sa conversion est la preuve qu’elle a une claire notion de la source d’où jaillissait l’héroïsme de Polyeucte. Voilà une femme qui aime deux hommes, déplace sa préférence de l’un à l’autre, et aboutit enfin à se reposer en Dieu : c’est toute une vie morale qui tient dans une crise, et toute une âme, sentiment, raison, volonté, qui se renouvelle en souffrant.

Mais Polyeucte et Pauline, dès l’origine, aiment le bien, et connaissent un vrai bien ; leur progrès ne consiste qu’à s’élever. Voici quelque chose de plus curieux : une âme mauvaise quittant le mal, et se transformant en âme généreuse. Auguste a été un tyran cruel et sanguinaire. Il a aimé le pouvoir comme le suprême bien. Lorsqu’il l’a, il en conçoit le vide ; il s’aperçoit qu’il a travaillé pour le néant : il est las, dégoûté,

Et monté sur le faîte, il aspire à descendre.


Il abdiquerait volontiers : la belle gloire, le beau triomphe d’amour-propre, de rejeter l’empire, l’ayant usurpé, de montrer à l’univers, après la force qui prend, le dédain qui lâche ! Mais ses conseillers l’attachent à cette grandeur qui n’a plus de joies pour lui : le voilà prisonnier de ce pouvoir qu’il avait ravi, esclave de ce peuple qu’il avait cru asservir ; c’est de quoi achever de déprendre un ambitieux. À ce moment il apprend que l’on conspire contre lui : et qui ? ceux-là même, à qui il se fiait le plus. Ainsi il n’a pas pris les âmes : il est seul, en sa grandeur. Dans l’amertume de cette découverte, il se fait justice ; il absout ses assassins : n’a-t-il pas versé plus de sang qu’ils n’en veulent répandre ? Il se compare avec eux, et s’humilie par cette comparaison. Il se convainc de l’inutilité des supplices, de l’impuissance de la force : cette âme despotique et violente ne peut se résoudre à des cruautés vaincues d’avance ; tout moyen qui n’est pas efficace, qui n’est pas une victoire, lui répugne. Une indécision douloureuse le déchire. Sa femme lui conseille le pardon comme une mesure politique : il le rejette avec dépit ; pardonner, épargner pour être épargné, c’est céder ; c’est une défaite, tout au moins une capitulation. Il aime mieux abdiquer ou périr : au moins dans ce renoncement même, il y a un effort, il y a une victoire. Et il s’achemine ainsi à chercher en lui-même l’ennemi à vaincre. Cependant les habitudes de l’orgueil tyrannique l’entraînent : la présence de Cinna, ses bravades l’irritent ; il l’écrase, il le menace : mais voilà qu’Émilie, sa fille adoptive, se présente, et puis Maxime, son fidèle conseiller ; ils demandent part au supplice comme ils ont eu part au complot. C’est le coup de grâce pour le tyran qui s’agite encore en Auguste : il lui faut tout tuer, et à cette heure, il n’a plus l’âme qu’il faut pour verser tant de sang. C’est alors qu’il conçoit que l’acte unique qui lui soit ouvert est aussi l’acte le plus beau, que l’exercice de la liberté est la seule puissance de l’homme, et la seule où il n’y ait ni mécompte ni défaite : il voit plus de grandeur à vaincre en soi la volonté de punir qu’à punir en effet. Il pardonne, quoi qu’il en doive advenir : il a mis son bonheur à ne dépendre que de soi en se rendant maître de soi.

Je suis maître de moi comme de l’univers :
Je le suis, je veux l’être. Ô siècles, ô mémoire,
Conservez à jamais ma dernière victoire.

Il reste empereur, non par ambition ni même par devoir civil, mais pour affronter les conséquences de son acte, prêt à les subir.

Ainsi l’expérience et le dégoût des faux biens, la conscience de son indignité, le sentiment de l’inutilité des poursuites ambitieuses et des efforts égoïstes, ont amené Auguste à connaître le seul véritable bien, qui est dans l’usage du libre arbitre : nous voyons cette conception lentement se former, chaque motif se faire jour et agir à son tour ; et lorsqu’enfin la clarté s’est faite dans la raison, l’acte volontaire éclate, élevant l’âme d’un coup à l’héroïsme.

Les deux tragédies que je viens d’examiner nous avertiraient aussi que la volonté cornélienne est quelque chose de plus réel et de moins factice qu’il ne semblerait d’abord. Le danger de se représenter les choses comme fait Corneille, c’est d’attribuer tout à l’homme, et dans l’homme, aux calculs de la réflexion. Or, sommes-nous sûrs, quand nous voulons, d’être seuls à vouloir en nous ? sommes-nous sûrs que la force qui agit soit notre force, et que cette belle volonté fasse autre chose que vouloir suivre un courant qui l’emporterait aussi bien résistante ? À cela répond Polyeucte, où la grâce visible en ses effets ne diminue rien du mérite ni de la grandeur des deux époux qui la reçoivent.

Et maintenant, les actes trop calculés ne perdent-ils pas quelque chose par là même ? le spontané ne garde-t-il pas toujours sa valeur supérieure ? et n’est-ce point toujours ce qui se mêle de spontanéité dans une action qui en fait l’excellence essentielle ? À ce doute répond Auguste : il délibère, il pèse et balance des motifs, il discute des conseils : puis au moment d’agir, tout s’oublie, tout s’efface ; il n’agit plus sur un plan concerté ; il ne rappelle plus les considérants d’une délibération, la force des motifs et des conseils : du fond de l’être intime, insoupçonné, jaillit l’acte, résultat logique, et pourtant imprévu des consultations antérieures, création volontaire et pourtant spontanée de l’âme, qui en un instant, par une intuition immédiate, a jugé la situation sans issue et s’est ouvert une issue. L’acte résume tous les motifs, mais de combien il les dépasse ! Les calculs précèdent ; mais au moment d’agir, il n’y a plus de calculs : toute l’âme va d’un seul élan vers le bien reconnu.

Et c’est là qu’est proprement le sublime cornélien. Examinez les endroits où vous ressentez l’impression indéfinissable à laquelle on a appliqué ce mot de sublime :

Je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien nées,
La vertu n’attend pas le nombre des années,


et tout ce dialogue. Ou encore :

Que vouliez-vous qu’il fit contre trois ? — Qu’il mourût.
Où le conduisez-vous ? — À la mort, à la gloire.


Ces mots et les autres pareils surprennent et satisfont tout à la fois le spectateur. Ils saisissent par la grandeur inconnue qu’ils découvrent, ils contentent comme indiquant le seul passage convenable au personnage dans une situation embarrassée. Ces héros de Corneille font ou disent ce que personne ne saurait faire ou dire : d’où l’étonnement. Mais ils font et disent ce qu’il leur est nécessaire de faire et dire pour être eux-mêmes : d’où la satisfaction.

Si la soudaineté de ces répliques en fait l’impérieuse beauté, c’est pour une raison un peu plus délicate que la seule surprise où elles nous jettent. Cette soudaineté trahit la spontanéité : ailleurs, le héros délibère, examine, et comme tâte son chemin. Ici il s’élance ; il n’a le loisir de rien regarder ni calculer : sa parole est le produit immédiat d’un besoin intérieur, d’une nécessité d’essence. Dans son effort enthousiaste, c’est tout son cœur qui vient sur ses lèvres. Et voilà ce que nous sentons beau d’une beauté supérieure.

Il nous reste enfin à considérer comment la réduction des objets d’affection en motifs rationnels transforme le conflit fameux de la passion et du devoir. Cet antagonisme dont on parle si souvent va nous apparaître dans une lumière toute nouvelle. Car si, dans une âme généreuse, l’amour est toujours fondé sur une connaissance vraie, s’il s’adresse toujours à un bien véritable et vraiment aimable, cet amour est bon, légitime : il ne saurait donc être question de l’extirper. La vraie lutte de l’amour et du devoir est dans la Phèdre de Racine. Mais les héros de Corneille ne combattent pas leur noble amour : ni Rodrigue ne songe à ne plus aimer Chimène, ni Chimène à ne plus aimer Rodrigue ; ni Pauline même ne se propose de ne plus aimer Sévère, ni Polyeucte ne le lui demande. Dans ces grandes âmes, l’amour fait une partie de leur vertu. Mais — ce qui est très différent — en gardant leur amour, ils s’abstiennent de le suivre. Ils l’aiment comme une noble partie d’eux-mêmes, et le témoignage de leur aspiration au bien : mais ils se défendent d’y prendre leur maxime de conduite. Ils le subordonnent à un bien supérieur. Au fond, dans Corneille, la lutte de l’amour et du devoir, c’est le conflit de deux devoirs : celui qu’on ne prend point pour règle de son action, subsiste quand même. Rodrigue doit à Chimène comme à son père : il fait ce qu’il doit à son père, mais il ne perd point de vue ce qu’il doit à Chimène. Et cela fait que leur amour profite de tous les sacrifices qu’ils en font au devoir : car, s’ils n’agissent point en amoureux, ils se rendent plus dignes d’amour. Plus ils démontrent l’excellence de leurs âmes, plus ils « méritent » que leur perfection mieux connue soit plus aimée : et ainsi plus ils font effort pour se séparer, plus ils s’attachent l’un à l’autre. Le sentiment se nourrit et s’accroît de tout ce qu’on fait contre lui.

Si les vieillards amoureux que Corneille vieilli s’est plu à représenter sont plus touchants que ridicules, c’est qu’en eux la bonté de l’objet légitime aussi l’amour, et que la volonté n’accorde aucune action à l’intérêt de la passion.

On voit même que d’étouffer une belle affection dirigée vers un noble objet est un acte réprouvé par Corneille : le vice d’Horace, le vice de Camille, c’est de fermer leurs âmes aux sentiments, l’un de la famille et l’autre de la patrie ; il n’y a que l’amour de la souveraine perfection qui ait le droit d’être exclusif ; la passion patriotique doit laisser un coin de l’âme à l’amour conjugal, même à l’amour. Le vieil Horace, Curiace tiennent leur grandeur de leur plus complète humanité : en eux les passions se subordonnent selon leur dignité véritable, et s’étagent sans s’opprimer. En eux vit la tendresse : ils l’excluent de leurs actes et la cultivent dans leurs cœurs. Il y a la un principe de complexité morale par où ces âmes cornéliennes se rapprochent de la commune nature, sans perdre de leur hauteur, et par où aussi la tragédie se défend contre le romanesque, contre la tentation de tout réduire à l’amour.

  1. Othon, Pulchérie.