Cornélie ou le latin sans pleurs/1

LETTRE PREMIÈRE


On vous a dit, ma chère Cornélie, que le latin est beaucoup plus facile que le grec. Cela est vrai, et par plusieurs raisons :

1°. Le latin s’écrit avec les mêmes caractères que le français ;

2°. Il n’a pas de dialectes, étant lui-même un dialecte de la grande famille des langues italiques, dont les autres dialectes, comme l’ombrien et l’osque, ne sont connus que par des inscriptions ;

3°. Son vocabulaire est beaucoup moins riche que celui du grec, surtout en mots composés ;

4°. Ce vocabulaire est l’ancêtre du nôtre, à tel point que les trois quarts des mots français ressemblent aux mots latins dont ils dérivent ;

5°. Enfin, la littérature latine ne commence guère qu’en l’an 200 a.J.C., avec Plaute le Comique, pour briller d’un dernier éclat, avec le poète Claudien, vers l’an 400 ; cela fait six siècles, tandis qu’il s’en est écoulé dix entre Homère et Plutarque, qui n’est pas le dernier en date des bons auteurs grecs. Il est vrai qu’on n’a jamais cessé d’écrire et de parler le latin, qui a été la langue internationale des savants et reste celle de l’Église romaine ; mais à la suite des invasions barbares dans l’Occident de l’Europe au Ve siècle, le latin a disparu bientôt comme langue du peuple ; dans l’Empire romain d’Occident, là où il n’a pas été remplacé par les langues des conquérants germaniques (comme dans l’ouest et le sud de l’Allemagne et en Angleterre), il a donné naissance, en se transformant, aux langues romanes, dont le français, l’italien, l’espagnol, le portugais et le roumain sont, à l’heure actuelle, les représentants. Quand une langue n’est plus parlée par le peuple, elle a cessé de vivre ; le fait qu’elle reste la langue d’une élite n’empêche pas qu’elle soit morte.

« Puisque le latin est facile, m’écrivez-vous, je désire que vous m’en fassiez connaître les règles principales afin que je puisse bientôt lire Virgile à livre ouvert. » Sans vouloir vous décourager, ma chère Cornélie, il faut que je vous mette sérieusement en garde. Si beaucoup d’élèves font si peu de progrès dans l’étude du latin, cela vient précisément de ce qu’ils en méconnaissent la difficulté. Alors que celle du grec tient surtout à son excès de richesse, celle du latin est une conséquence de sa pauvreté. Le latin n’a pas d’article, il sous-entend très souvent les pronoms, il cherche la brièveté, il use beaucoup de formules, de locutions qu’il faut connaître et dont on ne peut deviner le sens. Surtout il emploie les mêmes mots — les petits mots, en particulier — avec des significations très différentes, ce qui est pour nous une source continuelle d’erreurs. La ressemblance des mots latins avec les nôtres est souvent trompeuse ; on croit trop vite avoir compris, et l’on comprend de travers. En présence d’un texte latin à traduire, tous les élèves savent qu’ils doivent “faire le mot à mot”, c’est-à-dire trouver la construction grammaticale de la phrase et la ramener à la construction française équivalente ; mais si le sens propre des termes leur échappe, ils ne parviendront pas à découvrir celui de l’ensemble. Pour faire une version latine convenable, Cornélie, il ne suffit pas de savoir la grammaire et de feuilleter avec conscience un lexique : il faut savoir du latin.

Il n’y a qu’un seul moyen de savoir du latin : c’est d’en apprendre. Avant même d’avoir vu toute la grammaire, il faut orner sa mémoire de phrases latines choisies, en prose et en vers. Je vous en citerai dans chacune de mes lettres et je compte que vous les retiendrez fidèlement. Il importe peu que vous répétiez ces phrases avant d’être en état de les expliquer grammaticalement : n’avez-vous pas procédé de même pour l’étude de votre langue maternelle ? C’est aussi par de courtes phrases, et non par des règles, que je vous enseignerai la syntaxe. Pourquoi apprendre par cœur des règles ? Il vaut bien mieux apprendre des exemples, savoir les réciter sans broncher quand on vous en propose la traduction française. Une règle est toujours assez connue lorsque l’exemple qui en résume l’enseignement est présent à la mémoire. Moi-même Je lis couramment le latin et je l’écris avec facilité ; croyez-vous que je sache par cœur les règles ? Non, mais je me rappelle les exemples que j’ai appris à l’école et d’autres qu’y ont ajoutés mes lectures ; c’est à la lumière de ces phrases-types, si je puis dire, que je comprends les auteurs latins ou que je les imite. Vous me direz que vous ne songez pas à écrire en latin ; d’accord ; mais quand vous serez assez exercée pour bien traduire, vous aurez acquis sans vous en douter, et sans avoir pâli sur des thèmes, le savoir nécessaire pour écrire correctement, si le cœur vous en dit, rien qu’en faisant appel à vos souvenirs.

Les Grecs, nos maîtres, avaient raison de croire que Mnémosyne, la mémoire personnifiée, est la mère des neuf Muses. La mémoire seule, sans le jugement et la réflexion, ne suffit à rien, mais elle est indispensable à tout ; ceux qui disent qu’ils n’ont pas de mémoire sont des paresseux qui se trompent eux-mêmes, car comment auraient-ils pu, sans mémoire, apprendre le riche vocabulaire de la langue qu’ils parlent ? Il y a des mémoires exceptionnellement douées, mais tout individu normal en a reçu sa part et il ne dépend que de lui d’en profiter.

Les vers sont plus faciles à retenir que la prose, à condition qu’on en saisisse la mesure. Je vais donc employer la fin de cette première lettre à vous donner des notions élémentaires à ce sujet.



Dans un vers français, on compte les syllabes ; vous savez que le vers de la tragédie classique, dit alexandrin, en a douze. En latin, le nombre des syllabes importe peu ; on compte par pieds, c’est-à-dire par unités de durée. Cela n’est pas encore clair, mais vous allez comprendre à l’instant.

Voici un vers d’Ovide dit hexamètre (du grec hex, « six » et metron, « mesure ») :

Donec eris felix, multos numerabis amicos.
Traduisons d’abord : Donec, tant que ; eris, tu seras ; felix, heureux (d’où félicité) ; numerabis, tu compteras, tu nombreras ; multos, (de) nombreux (d’où multitude) ; amicos, amis.

« Tant que tu seras heureux, tu compteras de nombreux amis. »

Ce vers se compose de six pieds, c’est-à-dire de six groupes de syllabes longues et brèves dont chacun équivaut à deux longues. Une syllabe longue est l’équivalent d’une noire en musique ; une syllabe brève est l’équivalent d’une croche. En français, toutes les syllabes se prononcent à peu près également vite ; mais en latin, comme en grec, une syllabe est toujours longue ou brève. Ainsi Roma, Rome, se prononce Rōmă, le signe ˉ marquant la longue et le signe ˘ la brève ; canis, “chien, ” se prononce cănĭs, parce que les deux syllabes de ce mot sont brèves ; cernere, “ voir, ” se prononce cērnĕrĕ, parce que la première syllabe est longue et les deux autres brèves ; audax, “audacieux, ” se prononce aūdāx parce que les deux syllabes de ce mot sont longues. C’est bien compris ? Revenons à notre vers.

Voici comment il se divise en six pieds :

Dōnĕc ĕ|rīs fĕ|līx, mūl|tōs nŭmĕ|rābĭs ă|mīcōs.

Vous voyez que le premier pied se compose d’une longue et de deux brèves, ce qui équivaut à deux longues ; le second et le troisième, de deux longues chacun ; le quatrième et le cinquième, d’une longue et de deux brèves ; le sixième de deux longues. Ces pieds sont donc égaux, en ce sens qu’on met le même nombre de fractions de seconde à prononcer chacun d’eux.

Sachez qu’une longue suivie de deux brèves s’appelle un dactyle (du grec dactylos, doigt) et qu’une longue suivie d’une autre longue forme un spondée (du grec spondè, libation, parce que lagravité du spondée convenait aux chants religieux qui accompagnaient certaines offrandes). Cernere est un dactyle, audax est un spondée. Ainsi l’hexamètre cité comprend un dactyle, deux spondées, deux dactyles et un spondée pour finir.

À côté du dactyle ˉ˘˘ et du spondée ˉˉ, il faut connaître les noms de deux autres pieds : le trochée ˉ˘ (du grec trékhô, “je cours”) et l’iambe ˘ˉ (du grec iaptô, “je jette”). Mītĭs (doux, d’où mitiger) est un trochée, fĕrōx est un iambe.

Comment savoir qu’une syllabe d’un mot latin est longue ou brève, puisque nous prononçons le latin à la française, c’est-à-dire sans marquer la quantité ? Il y a pour cela des règles, dites de prosodie, que je ne vous enseignerai pas ; je vous dirai seulement l’essentiel, sans tenir compte des exceptions qui sont nombreuses. Toute syllabe où une voyelle est suivie de deux consonnes est longue, même si la seconde consonne commence le mot suivant ; toute syllabe où il y a deux voyelles — comme au dans audax— est longue aussi. La quantité des syllabes finales des substantifs et des adjectifs peut varier suivant le cas auquel le mot est employé : ainsi rŏsă, “la rose”, se compose de deux brèves, tandis que rŏsā “par la rose” se compose d’une brève et d’une longue. La dernière syllabe d’un vers est toujours considérée comme longue, parce que la voix s’y arrête un peu ; on la marque du signe ̄̆ et on la qualifie de “commune.” Il y a des syllabes “communes”, c’est-à-dire longues et brèves à volonté, dans beaucoup de mots latins : ainsi l’on trouve également tĕnĕbrae et tĕnēbrae (ténèbres) ; on écrira donc tĕnē̆brae.

Lire un vers en y distinguant les longues, les brèves et les pieds qu’elles forment, s’appelle le scander. Ceux qui scandent à vue d’œil les vers latins ont généralement oublié les règles de la prosodie ; ils ont seulement logé dans leur mémoire un nombre de vers suffisant pour qu’ils puissent presque toujours, à défaut de règles, citer des exemples. Vous trouverez des milliers de vers latins, surtout des hexamètres, scandés dans le Thesaurus poeticus de Quicherat ; mais il suffit d’en avoir retenu cinq cents pour être rarement embarrassé.

Vous avez vu que l’hexamètre ou vers de six pieds se compose de six spondées ou dactyles. Mais il ne se compose jamais uniquement de spondées où de dactyles ; il faut toujours que l’avant-dernier pied soit un dactyle et le dernier un spondée. Par un motif qui nous échappe, cela est indispensable à l’euphonie.

Quand, dans un vers, un mot se terminant par une voyelle où par un m se trouve placé devant un mot commençant par une voyelle, la syllabe terminée par une voyelle où par un m s’élide, c’est-à-dire qu’elle ne compte pas ; on la prononce à mi-voix, comme à la dérobée. Je cite comme exemple un vers de Virgile, où l’on rencontre à la fois les deux espèces d’élision :

Vēstrum hōc | aūgŭrĭ|ūm vēs|trōque īn | nūmĭnĕ | Trōja ēst[1].

Hoc augurium, cet augure ; vestrum, (est) vôtre ; que, et ; Troja est, Troie est ; in, dans ; vestro numine, votre puissance.

“Cet augure est pour vous et Troie est sous votre protection.”

Vous voyez que vestrum hoc, [ves]troque in et Troja est se réduisent (par l’élision de rum, de que et de ja) à deux longues.

Les poètes latins ont écrit de longs poèmes tout en hexamètres, comme l’Énéide de Virgile et les Métamorphoses d’Ovide. Mais l’hexamètre peut aussi alterner avec un vers plus court qu’on appelle pentamètre (du grec pente, cinq, et metron, mesure), parce qu’il a deux demi-pieds de moins que l’hexamètre. La réunion d’un hexamètre et d’un pentamètre forme ce qu’on appelle un distique (du grec dis et stichos, “double ligne”). Tibulle, Properce, Ovide ont écrit de beaux poèmes en distiques. Voici un distique d’Ovide dont vous connaissez déjà le premier vers :

Dônëc ëris felix, mültôs nümèéräbis ämäcôs ; T'émpôrä | st füërint | nübilä, | sôlts Ars![2]

Si tempora, si les temps ; fuerint, seront devenus ; nubile, nuageux ; eris solus, tu seras seul.

“ Heureux, tu compteras des amitiés sans nombre ; Mais tu resteras seul si le temps devient sombre.”

Le second vers, que l’on écrit en retrait sur la droite, est un pentamètre. En réalité, il a six pieds comme l’hexamètre, mais avec cette différence qu'il y a un silence, c'est-à-dire un arrêt de la voix équivalent à une longue, au milieu et à la fin du vers :

T'émpôrä | st füërimt — | nübila | sols ris —

La première et la seconde moitié du pentamètre se composent donc chacune de deux pieds et demi; mais il faut noter que, dans la seconde moitié de ce vers, les deux pieds entiers sont toujours des dactyles. C'est là encore une exigence de l’euphonie.

Le pentamètre accompagne toujours l'hexamètre ; l'oreille ne tolèrerait pas la succession de plusieurs pentamètres, mais elle trouve beaucoup de charme à écouter un distique. Si vous ne l’éprouvez pas encore, cela viendra bientôt.

Il y a d’autres espèces de vers que l’hexamètre et le pentamètre. Les comédies de Plaute et de Térence, les fables de Phèdre, les odes d’Horace, les tragédies de Sénèque sont écrites dans des mètres différents, dont les règles sont beaucoup plus compliquées ; je veux vous citer comme exemple, avant de finir, un beau vers iambique d’une tragédie de Sénèque, Hercule furieux :

Nôn est | àd äsiträ molllis & | tērrīs | via.

E terris, depuis les terres (la terre); ad astra, jusqu'aux astres ; via mollis, une voie molle (douce) ; non est, n’est pas. On peut traduire librement par ce vers français :

“Aucun chemin de fleurs ne conduit à la gloire.”

Notez que le vers iambique comprend six pieds ; les pieds pairs, 2, 4 et 6 sont nécessairement des iambes: ce sont eux qui donnent sa couleur au vers.

Les Romains terminaient généralement leurs lettres par une de ces deux formules : Vale. qui signifie: “porte-toi bien”—tout le monde se tutoyait à Rome—ou: Vale et me ama, “ porte- toi bien et aime-moi.” Permettez-moi de choisir la seconde, si je ne vous ai pas trop ennuyée.

SR.

POST-SCRIPTUM


J’allais oublier de vous parler de la prononciation du latin ! Voici, en peu de mots, ce que vous devez savoir.

En France, depuis des siècles, on prononce le latin comme si c’était du français, avec trois réserves importantes :

1° Il n’y a pas d’e muet, seulement des é. 2° Les finales m et n n’ont jamais le son sourd ; ainsi en (voici), jam (déjà) se prononcent enn, jamm, et non comme le français camp, pan. 3° Toutes les autres consonnes finales se prononcent ; ainsi petit (il demande) se lit pétitt ; tempus (temps) se lit tempuss. Nous prononçons de même les mots latins francisés comme omnibus (voiture “à tous”), rebus (explication ou expression d’idées “par les choses”).

Vous pouvez vous en tenir à ces règles, qui permettent parfaitement de sentir l’harmonie de la prose et des vers latins, ou le manque d’harmonie, quand elle fait défaut ; mais il faut savoir que la prononciation des Romains était toute différente de la nôtre.

1° Ils n’assourdissaient jamais m et n, même dans le corps des mots ; momumentum se lisait monoumenntowmam.

2 Ils ne connaissaient pas le son français u, mais prononçaient ou : ainsi tempus se lisait temmpouss.

3 Ils prononçaient le c, suivi d’une voyelle, comme notre k : ainsi César s’appelait Kuesar, d’où les Germains ont tiré leur mot Kaiser ; Cicéron s’appelait Kikero. Dans les mots comme concio (assemblée), qu’on écrit mieux contio, le c suivi de deux voyelles se prononçait comme le & dans nation.

4° Ils distinguaient la quantité des voyelles ; ainsi dans quoque (aussi), l’o avait-le son du français coq ; dans pômum {pomme), il se prononçait comme dans môme.

5° Mais surtout ils mettaient l’accent, c’est-à-dire qu’ils élevaient la voix sur une syllabe dans chaque mot qui en comptait plusieurs. Un mot de deux syllabes est toujours accentué sur la première : témpus. Si un mot a trois syllabes ou davantage, l’accent porte sur l’avant-dernière quand elle est longue : Romanus ; il porte sur la précédente si l’avant-dernière est brève : Cicéro. La quantité de la dernière syllabe n’a pas d’influence sur la position de l’accent. Vous voyez que, pour accentuer correctement, il faut savoir la quantité ; les Romains n’avaient pas besoin de l’apprendre.

En lisant le latin comme si était du français, nous insistons toujours un peu sur les syllabes finales : tempús, Romanús. Les Romains auraient trouvé cela barbare ; mais comme nous n’apprenons pas le latin pour le parler et que les étrangers le prononcent aussi mal que nous, à leur manière, je ne vois pas grand inconvénient à conserver la prononciation française usuelle. Mieux vaut faire abstraction de l’accent et de la quantité que de les marquer de travers.

J’ajoute ceci, que vous comprendrez sans peine si vous savez une langue accentuée, anglais, allemand ou italien. Les modernes, quand ils accentuent une syllabe, appuient sur elle, alors que les anciens, comme vous l’avez vu, accentuaient des syllabes qui restaient brèves : Cicero. Nous ne savons pas trop comment ils s’y prenaient et pouvons nous abstenir de le rechercher,

  1. Virgile, Énéide, ii. 703.
  2. Ovide, Tristes, i. 9, 5-6.