Cornélie ou le latin sans pleurs/2

DEUXIÈME LETTRE

Ma chère Cornélie,

Je dois vous avertir d’abord que les substantifs latins prennent différentes formes suivant les rapports qu’ils expriment, c’est-à-dire aux différents cas (de casus, signifiant chute ou fin) du singulier et du pluriel. Ainsi “Paul” se dit Paulus et “Pierre” se dit Petrus ; mais “Paul aime Pierre” se dit Paulus amat Petrum, phrase où Petrum, complément direct du verbe amat, est ce qu’on appelle l’accusatif de Petrus.

De cette différence essentielle entre le français et le latin — comme toutes les langues romanes, le français a perdu les cas — en découle une autre qu’il faut vous signaler avec insistance. Puisque la forme des noms latins explique leur rôle dans la phrase, l’ordre des mots peut être plus libre qu’en français, sans préjudice de la clarté. Ainsi l’on dit également bien Paulus amat Petrum et Petrum amat Paulus, alors qu’en français “Paul aime Pierre” et “Pierre aime Paul” expriment des idées très différentes. Cette liberté de la construction latine est plus grande encore dans la poésie qu’en prose. Je prends comme exemple ce bel hexamètre de Lucain, qui résume avec force et concision les maximes morales de Caton d’Utique :

Nōn sǐbǐ, sēd tōtī gĕnĭtūm sē crēdĕrĕ mūndō.[1]

Mot à mot : “Credere se, croire soi ; genitum, né ; non sibi, non pour soi ; sed mundo toti, mais pour le monde tout entier,” — cest-à-dire : “Se croire né, non pour soi-même, mais pour le monde entier.”

Voilà, Cornélie, un joyau de la sagesse antique ; serrez-le précieusement dans votre écrin, je veux dire votre mémoire.



Abordons maintenant la déclinaison des substantifs. Je vous ai dit que le latin n’a pas d’article : panis signifie à la fois le pain, un pain, et du pain.

En français, le substantif ne change de forme qu’au pluriel ; quelques substantifs ont aussi une forme spéciale pour le féminin (chasseur, chasseresse). Les relations du substantif avec ce qui précède où ce qui suit sont indiquées par des prépositions ou par l’ordre des mots (je-dis à Paul, J’aime Paul). En latin, ces relations sont marquées par un changement de la terminaison ; ces différentes manières de finir un nom sont dites cas et leur ensemble constitue la déclinaison.

Il y a en latin six cas : le nominatif, le vocatif, le génitif, le datif, l’accusatif et l’ablatif (formule mnémonique des initiales : nugdaa) : Paul (sujet), Paul !, de Paul, à Paul, Paul (complément direct), de ou par Paul.

Il y a cinq déclinaisons, qui se distinguent par le génitif singulier, indiqué dans tous les dictionnaires. Pour les connaître, il suffit de retenir la déclinaison des onze mots suivants : rosa (rose), dominus (maître), puer (enfant), templum (temple), labor (travail), avis (oiseau), corpus (corps), cubile (lit), manus (main), cornu (corne), dies (jour).

Il y a trois genres, le masculin, le féminin et le neutre, indiqués pour chaque mot dans les dictionnaires. Les noms d’hommes, de peuples, de fleuves sont du masculin ; les noms de femmes et d’arbres, du féminin. Les noms d’animaux sont masculins ou féminins. Les mots indéclinables, comme fas, la loi divine, nefas, le péché, sont du neutre.

Le nominatif et le vocatif aux deux nombres sont toujours semblables, sauf au singulier des noms comme dominus ; il est donc inutile de vous indiquer la forme de ce cas. Le nominatif et l’accusatif sont identiques dans les noms neutres ; le datif et l’ablatif pluriel sont toujours identiques.

PREMIÈRE DÉCLINAISON.


Cette déclinaison a le génitif singulier en ae (prononcez é) ; elle ne comprend que des noms féminins, excepté ceux qui désignent des hommes par leur profession (poeta, poète ; nauta, marin ; agricola, agriculteur).

Singulier
.

Nom. Voc. Ros-ä (féminin) La Rose Gén. Ros-ae De la Rose Dat. Ros-ae À la Rose Acc. Ros-am La Rose Abl. Ros-ä (on écrit De la Rose où aussi Ros-â) par la Rose

Pluriel
.

Nom. Voc. Ros-ae Les Roses Gén. Ros-arum Des Roses Dat. Ros-is Aux Roses Acc. Ros-as Les Roses Ab. Ros-is Des Roses ou par les Roses

Maintenant que vous connaissez l’ordre des cas et leurs équivalents français, je pourrai abréger en vous enseignant les autres déclinaisons.

DEUXIÈME DÉCLINAISON.

Elle a le génitif singulier en i et comprend des noms masculins et féminins en us (type dominus), des masculins en er et en ir (type puer) et des neutres en um (type templum).

Le vocatif singulier des noms en us se termine en e ; il n’est donc pas identique au nominatif.

I. Sixeurixr : Domin-üs (le maître), domin-ë ! domin-i, domin-0, domin-um, domin-0.

Pruriz : Domin-i, domin-orum, domin-is, domin-0s, domin-is.

II. Sineurter : Puer (l’enfant), puer-, puer-o0, Puer-um, puer-0. PiurELc : Pueri, puer-orum, Puer-is, puer- 08, puer-is.

III. Sneuner : T’empl-um (le temple), templ-i, templ-0, templ-um, templ-o. Prurrez : Templ-a, templ-orum, templ-is, . templ-a, templ-is.

Il y a quelques observations à faire. D’abord, trois mots en us de la deuxième déclinaison sont du neutre et ont l’accusatif singulier identique au nominatif (ces noms ne sont pas usités au pluriel) : ce sont vulgus (le peuple), verus (le poison) et pelagus (la haute mer). Odi profanum vulgus, dit Horace[2] ; ce qui signifie : “Je hais le vulgaire profane.” L’accusatif vulgum n’existe pas en bon latin, bien que les journalistes parlent souvent du vulgum pecus, ce qui signifierait, à les en croire, “le vulgaire troupeau.” C’est un barbarisme ; mais les journalistes ont parfois oublié le latin.

En second lieu, beaucoup de noms en er rejettent l’e aux cas autres que le nominatif et le vocatif singulier : ainsi magister, maître, fait magistri, magistro, magistrum, et, au pluriel, magistri, magistrorum, magistris, magistros.

Le mot vir, homme (en particulier homme de cœur, d’où le précepte : Vir esto ! sois un homme !) fait au génitif pluriel virûmvirorum. Ces contractions d’orum en um sont fréquentes en poésie. Virgile apostrophe ainsi l’Italie :

Salve, magna parens frugum, Saturnia tellus, Magna virûm !…[3]

c’est-à-dire : “Salut, grande mère de fruits, Saturnienne terre, grande (mère) d’hommes !”

En français : “Salut, terre de Saturne, grande mère de moissons, grande mère d’hommes de cœur !  ?


TROISIÈME DÉCLINAISON.


Le génitif singulier est en is, le génitif pluriel en um ou en ium. En général, les noms dits “ impairs, ” qui ont au génitif une syllabe de plus qu’au nominatif (comme Zabor, gén. laboris, travail) ont le génitif pluriel en um ; les noms “pairs” (comme avis, gén. avis) ont le génitif en um.

1 Sixeuzrer : Labor (le travail), Zabor-is, lubor-i, labor-em, labor-e. Prurtez Labor-es, labor-um, labor-ibus, labor-es, labor-ibus.

Tous les noms en or sont masculins, excepté arbor, soror, uxor (arbre, sœur, épouse), qui sont féminins, et marmor, cor (gén. cordis), aequor (marbre, cœur, mer) qui sont du neutre, ont l’accusatif singulier en —or et font au pluriel marmora, corda, aequora.

Sept noms qui ne sont pas impairs ont pourtant le génitif en um : ce sont pater, mater, frater (père, mère, frère) ; juvenis, senex (jeune homme, vieillard) ; canis,.volucris (chien, oiseau).

Le génitif singulier est donné par les lexiques ; il est le modèle sur lequel se forment les autres cas : Ainsi cor (neutre), faisant au génitif cordis, fera au datif cordi, au nom. pluriel corda. On dit : Sursum corda ! « Haut les cœurs ! »

II. Singulier : Av-is (l’oiseau), av-is, av-i, av-em, av-e.

Pluriel : Av-es, av-ium, av-ibus, av-es, av-ibus.

Avis est féminin ; mais d’autres noms qui se déclinent de même sont masculins, comme collis (colline), ensis (épée).

La troisième déclinaison comprend encore des noms neutres, les uns « impairs », les autres « pairs », dont le nominatif et l’accusatif pluriel se terminent en a. Les noms neutres en e, al, ar prennent à ces cas la terminaison ia et font l’ablatif singulier en i.

III. Singulier : Corp-us (le corps), corp-oris, corp-ori, corp-us, Corp-ore.

Pluriel : Corp-ora, corp-orum, corp-oribus, corp-ora, corp-oribus.

Comme c’est un nom “impair” le génitif pluriel est en um, non en ium.

IV. SINGULIER : Cubil-e (le lit), cubil-is, cubil-i,cubil-e, cubil-i.

PLURIEL :Cubil-ia, cubil-ium, cubil-ibus, cubil-ia, cubil-ibus.

Ce nom étant " pair," le génitif pluriel est en ium.

QUATRIÈME DÉCLINAISON.

Elle a le génitif singulier en üs et comprend, outre des noms masculins et féminins, quelques noms neutres, indéclinables au singulier.

I. SINGULIER : Man-ăs (fém., la main), man-is,man-ui, mal-um, man-u.

PLURIEL:Man-ūs, man-Uum, man-ibus,man-us, man-ibus.

Virgile montre Dédale essayant de ciseler en or la chute de son fils Icare, mais la douleur paralyse son génie : Ter patriae cecidere manus[4], mot à mot : " Trois fois les mains paternelles tombèrent," c'est-à-dire: "Trois fois ses mains de père retombèrent impuissantes."

Les noms neutres de la quatrième déclinaison ne se déclinent qu’au pluriel :

II. Corn-uu (pluriel de corn-u, la corne), cornuum, corn-ibus, corn-ua, corn-ibus.

CINQUIÈME DÉCLINAISON.

Le génitif singulier est en ei. Ces noms en es sont tous du féminin, excepté dies qui est aussi du masculin.

I. SINGULIER : Di-ës (le jour), di-ei, di-ei, diem, di-č.

PLURIEL : Di-ēs, di-erum, di-ebus, di-es, di-ebus.

Il me reste à vous signaler certaines irrégularités.

Quelques noms féminins en a ont le datif et l’ablatif pluriel en abus (forme du latin archaïque) ; ainsi filiabus (aux filles), deabus (aux déesses). Deus fait au nominatif et au vocatif pluriel Dii ou Di. Di melius ! (sous-entendu decernant), c’est-à-dire : « Que les dieux décident mieux que les dieux détournent de nous ce malheur ! » Filius et quelques autres noms en ius ont le vocatif singulier en i : fili, mon fils !

Quelques noms en is de la troisième déclinaison ont l’accusatif singulier en im, l’ablatif en i : sitim, siti (de sitis, la soif).

Bos, bœuf, génitif bovis, fait au pluriel boūm (gén.), bobus (datif et ablatif). Quelques noms en er dérivés du grec ont l’accusatif singulier en a et non en em : aëra, aethera (l’air, l’éther). Ils sont inusités au pluriel.

Domus, la maison, se décline ainsi :

SINGULIER : Domăs, domūs, domui, domum, domo. PLURIEL : Domūs, domuum ou domorum, domibus, domos, domibus.

Vous voyez

décline en partie sur dominus, en partie sur manus. Domi, peu employé comme génitif, l’est souvent comme adverbe, dans le sens de à la maison. "Le père est-il à la maison ? " se dirait : Estne domi pater ? La déclinaison des noms composés obéit à des règles très simples : 1’. Si le nom est composé de deux nominatifs, on les décline l’un et l’autre : respublica (répu- blique), accusatif rempublicam, ablatif republicā. 2°. Si le nom est composé d’un nominatif et d’un autre cas, le nominatif se décline seul : pater- familias (père de famile, vieille forme de pater- ue ce substantif très usité se familiae, qui n’est pas usité), gén. patrisfamilias, acc. patremfamilias.

Enfin, je vous avertis que certains mots latins empruntés au grec se déclinent comme les mots grecs correspondants ; ainsi heros (héros) fait à l’accusatif pluriel heroas ; poema (poème) fait à l’accusatif pluriel poemata.



Voici un tableau d’ensemble des déclinaisons :


I Ros-a, ae, ae, am, a.—Ros-ae, arum, is, as, is.

II. (1) Domin-us, e ! i, o, um, o.— Domin-i, orum, is, os, is.

(2) Puer, puer-i, o, um, o.—Puer-i, orum, is, os, is.

(3) Templ-um, i, o, um, o.—Templ-a, orum, is, a, is.

III. (1) Lab-or, is, a, em, e.—Labor-es, um, ibus, es, ibus.

(2) Avis, is, a, em, e. — Av-es, ium, ibus, es, ibus.

(3) Corpus, oris, ori, us, ore.—Corpor-a, um, ibus, a, ibus.

(4) Cubile, is, i, e, i. — Cubil-ia, ium, ibus, ia, ibus.

IV. Man-us, us, ui, um, u. — Man-us, uum, ibus, us, ibus.

V. Dies, ei, ei, em, e. — Di-es, erum, ebus, es, ebus.

Comme vous voyez, ce n’est vraiment pas bien difficile.

Je termine par un hexamètre de Virgile qui est de circonstance, car il est l’équivalent poli du français : « En voilà assez ! »

Claūdĭtĕ jām rīvōs, pŭĕrī, sāt prātă bĭbērūnt.[5]

Mot à mot : “Fermez déjà (à présent) les ruisseaux (canaux d’irrigation), enfants ; assez les prés ont bu.” — En français : “Fermez les rigoles, enfants ; les prairies ont assez bu.”

Vous reconnaissez dans rivos l’acc. plur. de rivus (2ème déclinaison) ; dans pueri le vocatif plur. de puer (même déclinaison) ; dans prata le nominatif plur. de pratum (même déclinaison).

Comme les prés de votre mémoire ont assez bu, je les laisse s’imprégner de ces eaux bienfaisantes et vous dis bonsoir.

SR.
  1. Lucain, Pharsale, ii. 383.
  2. Horace, Odes, iii. i, 1.
  3. Virgile, Géorgiques, ii. 173.
  4. Virgile, Énéide, vi. 33.
  5. Virgile, Bucoliques, iii. 111.