Librairie Beauchemin (p. 183-211).

LE JEUNE ACROBATE.


Illustrations de
Raoul Barré


Autrefois, il y avait du poisson dans toutes les eaux, et les ruisseaux les plus humbles voyaient se jouer sous leur mousse blanche, parmi les cailloux, d’alertes goujons. Vous jetiez la ligne et ça mordait. Achigan, truite ou perchaude ne regardaient guère à l’appât, et se laissaient enlever par amour pour le pêcheur. Aujourd’hui, les ruisseaux sont à demi desséchés, à cause des défrichements, et le poisson qui s’attarde encore dans les mares formées par les échancrures de leurs bords, ne mord qu’aux hameçons dorés et aux amorces succulentes. Il imite l’homme, son frère.

Il faut s’enfoncer maintenant sous la grande forêt, dans cette région vierge des Laurentides, immense et tourmentée comme une mer en fureur ; dans cette région de montagnes ombreuses et de crêtes scalpées, qui viennent brusquement s’arrêter au grand fleuve, et lui faire un rempart crénelé qui déchire la nue.

On escalade les rochers, on franchit les torrents, on dort sur la dure, on est poursuivi par une légion de moustiques qui chantent, vibrante et claire comme un verre qui se brise, leur monotone chanson, nous embrassent effrontément un peu partout, et, comme le “kissing bug” dont ils devraient au moins imiter la pudeur, ils gorgent ensuite de notre sang le plus pur. Mais quel paysage merveilleux ! Quel air vivifiant ! Quelle senteur enivrante et douce ! Quel calme endormeur et profond ! Partout des lacs bleus comme le ciel baignent le pied des montagnes ; partout des rivières serpentent dans les vallées ; partout des cimes provoquent les mordants baisers de la foudre ; partout des collines se couronnent de grands bouleaux rouges et de sapins odorants. Et, dans la suprême tranquillité de la solitude, on entend le bruissement d’une feuille, le murmure d’une source, le chant d’un oiseau. Seulement, quand la tempête arrive, les torrents mugissent, les arbres tombent, les lacs écument, les flots bondissent, la nue éclate et le tonnerre roule de montagne en montagne avec un fracas épouvantable.

Nous revenions, un jour, cinq ou six amis, de l’une de ces intéressantes excursions de pêche en pays sauvage. Nous commencions à descendre le Cap Tourmente. À nos pieds, l’île d’Orléans, avec ses florissantes paroisses, semblait une corbeille de fleurs bercée par les eaux ; Québec, sur son rocher noir, à trente milles de distance, luisait comme un astre nouveau dans les fauves lueurs du couchant, et toute la côte de Beaupré, qui descend des montagnes vers le fleuve par échelons merveilleusement taillés dans la forêt, la verdure et le roc, avec ses champs encadrés de clôtures grises, ses prairies et ses pièces de grain, paraissait dormir sous un voile de satin moiré, sous un voile tissé en larges carreaux bruns et verts, oranges et safrans, où les coteaux formaient des replis moelleux et les ruisseaux, des fils d’argent.

La vue des pâturages verts et des troupeaux beuglants réveilla, dans nos gorges sèches, la soif du lait, et nous nous arrêtâmes devant une maison de bonne apparence, flanquée d’une laiterie de pierre. Un vieillard à l’œil vif fumait sa pipe à la porte, du côté du soleil. Il se leva, nous pria d’entrer et vint s’asseoir avec nous.

À peine avions-nous vidé le petit verre de politesse, qu’un bambin joufflu se précipita sur le seuil.

— Grand-père, cria-t-il, il y a des animaux dans le grain !

— Oui-dà ! On va voir… Excusez-moi, mes bons messieurs, fit le vieillard.

Et il s’élança dehors, sauta d’un bond, une clôture de cinq perches, enjamba un large fossé, et tomba soudain, après une vaillante course, au milieu des délinquants qui se délectaient du fruit défendu.



— Diable de grand-père ! nous écriâmes-nous… Quels jarrets ! Quelle vigueur !

— Voulez-vous connaître son histoire ? proposa une jeune femme, en nous versant du lait.

— De votre bouche, surtout, l’histoire ne peut manquer d’être intéressante, répondit l’un de nous.

La jeune femme rougit et parut belle.

— Je ne raconte pas bien, reprit-elle, mais je ne raconte que des choses vraies.

Mes compagnons me regardèrent en souriant. Je compris et ne me fâchai point.

— Cependant, ajouta-t-elle, prenant un air dégagé, j’ai décroché un prix de narration aux Ursulines, et je crois qu’avec un peu de temps et d’audace, je serais arrivée au pays de la fiction… J’avais du goût pour le mensonge.

Cet aveu gentil fut accueilli par un éclat de rire.

— Et l’imagination se joue facilement des murailles épaisses du cloître, remarquai-je, pour la pousser à parler encore.

— Oui, répondit-elle, l’imagination est une grande voyageuse.

Elle poursuivit :

Mais on est bien placé, tout de même, dans le monastère de Marie de l’Incarnation, pour évoquer les choses du passé. Il est encore tout imprégné des émanations de l’antique forêt et des vertus de ses premières religieuses… J’ai bien des fois arrêté mon regard rêveur sur le tronc dévasté du vieux frêne, qui prêtait à la fondatrice célèbre son ombre et son feuillage, quand elle réunissait les enfants sauvages pour leur apprendre à lire et à prier… Mais laissons dormir ces souvenirs sacrés. Je les éveillerai quand je serai seule. Je tiens à vous raconter l’histoire du vieillard qui vient de sortir, le père de mon mari.

Et voici le récit qu’elle nous fit pendant que l’étrange bonhomme relevait la clôture brisée.

* * *

— « Un jour, des bohémiens passèrent. Il y a longtemps de cela. Ils étaient dix de leur bande, vêtus de haillons éclatants, sales et drôles. Ils dressèrent leur tente sur la place publique, en face de l’église. Le conseil municipal et le corps des marguilliers s’étaient entendus pour diviser le prix du permis. L’entente avait été d’autant plus facile que le marguillier en charge et le maire ne faisant qu’une seule et même personne.

Un farceur, qui aurait pu faire rire un tas de pierres, Alexandre Marchavêque, je peux bien vous le nommer, avait annoncé, du haut de la tribune, les exploits merveilleux promis par les saltimbanques. Pour récompense de sa réclame, il s’était contenté de deux billets d’entrée, un pour lui-même et l’autre pour sa moitié… Il n’avait pas dit pour sa femme, afin de ne pas mentir. Il cultivait un célibat enragé.

La foule l’entourait massée près de lui. Les hommes d’abord, un cordon noir et large, puis les femmes plus gaies dans leurs robes de couleurs.

— Vous allez voir, criait-il de sa grosse voix de bourdon, vous allez voir pour rien… presque pour rien… pour cinq sous… pour dix sous tout au plus, des choses incompréhensibles comme des mystères…
et tout à fait simples cependant. Il y a un escamoteur incomparable. Il serait de force à escamoter une élection malgré tous les votants, et le ciel malgré le bon Dieu. Vous serez témoins de cent merveilles opérées par la magie. Pas la magie noire des sorciers de l’île d’Orléans, qui rend les filles amoureuses malgré elles, et les garçons volages malgré eux ; mais la magie blanche des anciens, qui change une fève en dragée et un bouton en trente sous… Vous payez cher quelquefois pour les tours que l’on vous fait, et là, pour rien, vous rirez des tours qu’on jouera aux autres… Si vous avez des yeux vous verrez, si vous avez des oreilles vous entendrez le plus extraordinaire des enfants modernes, le grand Victor… Le grand Victor, un petit gamin gros comme ça, surpasse par la hardiesse de ses bonds, tous les sauts de carpe des cabrioleurs politiques… Je ne fais allusion à personne, et s’il y en a qui se sentent atteints, ils seront sans doute assez madrés pour ne pas le laisser voir.

Victor s’enferme dans une boîte et joue des marches au pas de course, comme le ferait un caissier de banque, mais, quand il sort, la caisse est pleine et son gousset est vide.

Ce prodige possède une voix de sirène. Quand il chante, les rossignols se taisent. Il a des couplets d’une gaieté folle. La statue de sainte Anne, dans le portail de l’église, éclaterait de rire si elle pouvait l’entendre. Il en a d’autres qui font couler les larmes à torrent. Il faut ouvrir son parapluie.

Il danse sur la corde plus légèrement qu’un moineau sur la tige du blé. Ne manquez pas de venir admirer ce phénomène.

Il n’est pas seul. Vous pourrez applaudir une jeune Andalouse des bords… de la Garonne ! Son œil noir est si ardent qu’il réduit les cœurs en cendre. Jeunes gens, laissez les vôtres à la maison…

Une vieille fée lit dans les mains comme dans un livre ouvert, et vous révèle tout ce que vous aimez ou n’aimez pas à savoir. Tu pourras venir, chose, tu mettras des gants de boxe.

Il y a aussi un joueur de trompette mandé exprès de Jéricho. Il est retenu pour le jugement dernier. Lui seul, paraît-il, serait capable de réveiller Pierrot Lallemand, quand le curé prêche sur la boisson.

Venez ! venez ! venez !

* * *

Le soir, il y avait foule sous la tente. Le joueur de trompette s’était tenu à la porte jusqu’à la dernière minute, soufflant de toute la force de ses poumons dans son cuivre sonore.

Parmi les curieux se trouvaient les Piquefer ; toute la famille : le grand-père et la mère grand’, le papa et la maman, les enfants ; trois générations. Le papa, c’était Dubosquet. Il s’était fait Piquefer en devenant gendre. Il avait amené sa femme pour la distraire d’un long chagrin, et elle, elle avait amené ses enfants pour les voir rire un peu. La vie est monotone aux champs, et les âmes qui pleurent y sont souvent laissées à elles-mêmes.

Dubosquet avait placé les siens en avant, sur des chaises, près de la grand’maman, et il s’était retiré un peu en arrière, au milieu d’un groupe d’amis, afin de rire plus à son aise.

Un jongleur déguisé en derviche ouvrit la séance d’une façon galante. Il sortit, d’un chapeau de soie haut et vide, une douzaine de bouquets parfumés qu’il offrit aux dames. Un loustic remarqua d’un ton sentencieux :

— Cela paraît naturel, mais ça ne l’est pas. Les couleurs viennent de vos yeux et l’odeur, de votre nez…

C’étaient de vrais bouquets cependant. Ensuite, il mangea de l’étoupe, cracha des flammes et déroula entre ses dents un long ruban rose. Il y eut un murmure d’approbation, surtout parmi les jeunes filles.

— On dirait que c’est du feu, reprit le même loustic ; il nous le fait voir ; c’est là qu’est la magie. Quant au ruban rose, j’en ferais une boucle pour les cheveux de ma mie.

Puis, entre autres choses stupéfiantes, il s’arma d’un couteau dont il fit reluire la lame à la lampe fumeuse, et d’une voix grave et légèrement tremblante, il annonça qu’il allait se couper le poignet. Il y eut un frémissement d’horreur. Il n’écouta point la terreur des femmes, et bravement, il fit glisser le taillant du couteau sur son bras nu. Le sang coula et des cris s’élevèrent.

— Calmez-vous, tendres âmes, repartit encore le connaisseur, c’est une vaine… illusion ; le couteau seul est vrai.

Quand le vieux jongleur eut fini ses sortilèges, deux jeunes filles se mirent à danser en secouant, d’un bras gracieux, des tambourines garnies de petites feuilles métalliques. Leurs pieds souples et légers, glissant en cadence, décrivaient sur les planches sonores, des figures étranges comme font sur les ondes bleues ou les sables d’or, les vols d’hirondelles. Et, sous la tente encombrée, petit à petit comme un écho qui s’éveille, il se fit un bruissement plaisant et mesuré. Involontairement, tous les pieds frémissaient, toutes les bouches souriaient. C’était l’irrésistible entraînement de l’exemple, la suggestion…

Enfin, on annonça le petit prodige, le prince de l’air, le favori des fées.

En attendant le lever du rideau, et pendant que le héraut de la troupe fait l’éloge de son jeune sujet, je vais prendre mon récit de plus loin et le rendre aussi clair que possible.

* * *

Balthazar Piquefer n’était pas intraitable dans les affaires ordinaires de la vie. Il ne refusait pas de rendre un petit service, ni d’en solliciter un grand. Il se montrait reconnaissant comme tout le monde, quand la reconnaissance n’entraînait pas de sacrifices. Il fredonnait en revenant du champ si la journée avait été bonne ; il maugréait s’il était survenu un contretemps. Il allait à la messe tous les dimanches et chantait au lutrin. Mais il ne fallait pas lui parler politique, ou bien il fallait lui en parler de la façon qu’il aimait. La contradiction l’irritait ; il ne discutait pas, il tapait. Il n’y avait qu’un bon parti, le sien. Hors de là point de salut.

Il ne comprenait pas que le curé permit à Lubin Dubosquet de chanter au lutrin. Lubin appartenait au groupe des « Francs-parleurs. » Un groupe fait de vieux qui n’avaient jamais baissé pavillon, et de jeunes qui voulaient aussi mettre la main à la hampe. On y voyait germer la révolte. Il supportait mal l’autorité. Il devait obéir aux suggestions du grand orgueilleux biblique. Il n’était donc pas convenable qu’une voix, sortie de ce groupe, se mêlât de célébrer les louanges du Seigneur, à l’église, chaque dimanche. Il est vrai que ces louanges se chantaient en latin, et que nul n’y comprenait goutte ; mais enfin c’était le langage de l’Église, et les chantres se tenaient auprès de l’autel, comme le prêtre.

Il faisait son possible pour couvrir la voix de son rival. Quand ils psalmodiaient ensemble, il enflait la sienne jusqu’à lui donner le son du tonneau, et quand l’autre chantait seul, il toussait et crachait comme un phtisique. Il avait même songé à dépouiller la chape d’or, puisque Dubosquet s’obstinait à la porter. Ce qui le retenait, c’était la peur de passer pour battu. Les gens auraient dit peut-être, qu’il se voyait éclipsé, lui le moins vieux, et que les notes sonnaient mal dans sa gorge.

Cependant il ne put s’empêcher, un jour, d’en parler au curé. Le curé se mit à rire, comme s’il se fut agi d’une chose bien amusante. Il se sentit déconcerté et commença à craindre pour la religion. Il temporisa, mais il changea de place. Il alla s’asseoir à gauche, dans la stalle voisine du siège curial. Comme cela, il ne chanterait plus à l’unisson avec l’impie Dubosquet, et il aurait l’air de lui donner la réplique.

Or, Piqueter avait une fille et Dubosquet, un garçon. La fille de Piquefer s’appelait Blanche et elle était fort brune, le garçon de Dubosquet s’appelait Roch, et il avait le cœur fort tendre. Ils s’aimaient malgré la divergence d’opinion de leurs pères, et ils chantaient, à l’unisson les espérances qui planaient comme des oiseaux de neige sur leur sereine jeunesse.

Piquefer n’encourageait guère les avances de l’amoureux. Il ne perdait pas une occasion de vanter le mérite de tel autre jeune homme de bonne famille, qui soupirait en secret. Il perdait son temps. Il suffit que vous chuchotiez à l’oreille de votre fille le nom d’un vaillant amoureux, pour que l’oreille se ferme et que votre fille devienne sourde. L’amour cherche son chemin lui-même et se montre le plus récalcitrant des sujets.

Quand Roch Dubosquet vint, avec son père, faire la « grand’demande », il n’était pas du tout rassuré. Il dut promettre d’élever ses fils dans les bons principes. Il ne recevrait aucune gazette à l’allure trop libre. Il voterait toujours comme le beau-père. Bref, il changerait de politique et se mettrait en tutelle. Il promit tout et ne tint rien. Sa femme lui pardonna sa ruse et le ménage fut heureux.

Les petits enfants sortaient du nid en gazouillant, comme les oiseaux. L’aile maternelle les couvrait amoureusement. Le plus âgé venait d’avoir six ans. Un joli bambin aux cheveux d’or bouclés, à l’œil bleu doux et fin. Le grand-père Piquefer l’adorait et le gâtait. Il l’emmenait déjà à la pêche, au large, dans son canot, et lui apprenait à tenir une ligne. Il avait voulu lui infliger au baptême, les noms de Sauveur-Balthazar-Albert-Victor. Sauveur, pour qu’il fût sauvé des mauvais principes, Balthazar, en souvenir de l’aïeul, Albert-Victor, par respect et par amour pour la famille royale et l’autorité. Avec cela l’enfant devait marcher droit et loin.

Un dimanche du mois de… Je ne me souviens plus de quel mois ; c’était en été, cependant, car les arbres, le long du chemin, se couvraient d’une fine poussière grise, les cigales lançaient comme des fusées, leurs notes stridentes et monotones, et les ruisseaux dormaient dans leurs lits de sable, entre leurs bords fleuris. Madame Dubosquet avait accompagné son mari à l’église, laissant à une petite voisine la garde de ses trois enfants. Elle en avait trois, Albert-Victor, que vous connaissez déjà, et deux petites filles que vous ne connaîtrez jamais.

Croyez-vous aux pressentiments, aux avertissements, aux songes, à toutes ces choses inexplicables qui hantent la pensée humaine à certaines heures ? Moi, j’y crois ; et si je n’étais pas si pressée de finir, je vous en raconterais de bien bonnes.

La messe allait se terminer tout à l’heure. L’officiant chantait d’une voix suppliante le « Pater Noster, » et tous les fidèles, l’âme au vol, s’unissaient à lui pour demander le pain quotidien. Le reste les touchait assez peu. Le pardon des offenses, surtout, paraissait une question assez embrouillée et de peu d’urgence. Quand les chantres répondirent avec ensemble :

« Sed libera nos à malo, »

Madame Dubosquet se sentit frappée au cœur. Une pensée, douloureuse comme un glaive qui fouille une blessure, l’obséda tout entière. Elle se mit à prier avec une ferveur nouvelle en regardant le saint tabernacle. Elle s’efforça de chasser cette idée absurde qui la tenaillait comme une angoisse. Elle se dit que c’était une tentation. Il fallait la mépriser. Dieu était là, sur l’autel. Il voyait sa peine et ses efforts. Il aurait pitié d’elle et ne lui tiendrait pas compte de cette distraction. Elle savait bien que rien n’arrive sans qu’il le veuille. Elle l’appelait bon, miséricordieux, juste. Il ne permettrait pas le malheur terrible dont la pensée la désolait si fort en ce moment.

« Ite, missa est, » chanta le prêtre.

Déjà ! pensa-t-elle… La messe est finie ! Mais je n’ai pas eu connaissance de l’« Agnus Dei »… de l’« Oremus » !…

— Allons-nous attendre les vêpres ? lui demanda son mari, en sortant de l’église :

— Mon Dieu ! non… Je suis inquiète des enfants. Allons-nous-en vite.

Il la regarda curieusement.

— Les enfants ? Avec la petite Pérusse, ils sont en sûreté. J’aurais quelqu’un à voir.

— Fais comme tu voudras. Je ne sais pas ce que j’ai. C’est de la folie, je crois bien.


Le tumulte était grand. Tout le monde voulait voir.

Il la regarda de nouveau. Elle était très pâle.

— Tu n’es pas bien, chère femme ; il fallait le dire tout de suite. Allons.

Quand ils arrivèrent, les deux petites filles jouaient avec du sable, au soleil, devant la porte.

— Où est votre petit frère ? demanda anxieusement la jeune mère.

— Sais pas, fit la plus âgée, en jetant en l’air une poignée de sable qui retomba comme une poudre d’or sur ses beaux cheveux.

Madame Dubosquet se précipita dans la maison. En même temps, la petite Pérusse entrait par la porte de derrière. Elle avait un air consterné.

— Le petit ? demanda de nouveau la pauvre femme.

— Je le cherche, répondit la gardienne. Il était avec les autres, il n’y a pas un quart d’heure.

— Mon Dieu ! s’écria la malheureuse mère, en se tordant les bras, j’avais un pressentiment !…

— Voyons, chère, il n’y a pas lieu de se désespérer, observa Dubosquet. Nous allons chercher. Il ne peut pas s’être perdu.

Ils l’appelèrent en vain, en vain ils le cherchèrent. Il n’était pas tombé dans le puits ; le puits était fermé par un couvercle solide. Le ruisseau ne le gardait point dans ses flaques peu profondes. Il n’y avait point de ravins, et la côte boisée descendait par une pente fort peu raide.

Quelques-uns dirent qu’ils avaient vu, le matin, voguer, le long des battures, un grand canot rempli d’hommes et de femmes — peut-être des sauvages.

La pauvre mère voulut mourir. Elle souffrit des douleurs indicibles, et son existence devint un martyre. La pensée que son enfant vivait, qu’il allait grandir loin d’elle et l’oublier, la torturait comme un cauchemar maudit. Elle aurait mieux aimé qu’il fut mort là, dans son petit lit blanc. Elle pourrait aller porter des fleurs sur sa tombe ; elle pourrait, dans ses longues et tristes nuits, le voir voltiger comme un ange au-dessus de sa tête alourdie !

Dix années passèrent ainsi. La prière et la foi commençaient enfin à calmer, de leur baume divin, la blessure encore saignante. Le sourire revenait sur cette bouche qui avait bu tant de larmes.

Quand les saltimbanques vinrent planter leur tente sur la place publique et se promener dans le village, au son de la musique, avec un singe qui faisait des grimaces à tout le monde et passait le chapeau comme un homme, les enfants s’attroupèrent et suivirent en criant, riant et battant des mains. Ils promirent d’être sages, d’étudier, d’obéir, de prier, de se coucher de bonne heure, tout ce que l’on voulut enfin, si on leur permettait d’aller à la représentation du soir.

Madame Dubosquet céda, comme les autres, aux instances de ses enfants.

* * *

— Vous allez voir le prince de l’air, le favori des fées, criait le héraut chargé de la réclame.

Le rideau se leva et un bel enfant de seize ans, blond comme un épi, svelte comme un jonc, souple comme un écureuil, se précipita sur la scène en tournoyant comme un soleil, avec ses paillettes d’or aux épaules et aux jambes, grimpa sur le trapèze et salua la foule d’un geste gracieux. Ses longs cheveux que retenait un cordon d’argent se défirent tout à coup et retombèrent en boucles soyeuses sur ses épaules presque nues.

— Pardon, mesdames, fit-il, et sa voix suave vibra comme un fil d’acier, pardon si je refais ma toilette devant vous.

Et, debout sur la barre vacillante, il attacha de nouveau avec le fil étincelant sa chevelure en désordre. Une femme, assise au milieu de la salle, ne put s’empêcher de dire tout haut, à ses voisins, qu’elle n’avait jamais vu de si beaux cheveux. Le jeune acrobate répliqua, en souriant, qu’ils étaient tout de même un peu nuisibles, mais qu’il les gardait ainsi en souvenir de sa mère qui les aimait tant. Et il ajouta avec un profond soupir :

— Pauvre mère ! pauvre mère !

Une voix d’homme, une voix de vieillard demanda, tremblante et forte :

— Est-elle morte votre mère ?

— Je ne le sais pas, répondit le jeune gars, il y a dix ans que j’ai été enlevé à son amour.

— Tais-toi ! gronda quelqu’un, derrière le rideau.

Le vieillard s’était approché de l’estrade, et fixait l’acrobate d’une façon étrange, cherchant à faire revivre des traits effacés, peut-être.

Tout à coup, une femme se leva, criant d’une voix déchirante où la crainte et l’espoir vibraient également fort :

— Mon Dieu ! si c’était mon enfant, mon petit Albert-Victor !

Et, brisée par la violence de l’émotion, elle s’affaissa sur son siège.

Le jeune acrobate sauta du trapèze et s’avança au bord de la scène. Il était pâle et agité :

— Albert-Victor ? dit-il tout angoissé… Je m’appelle Albert-Victor.

Et le vieux Piquefer, de plus en plus troublé :

— Te souviens-tu de grand père Balthazar ?

— Qui m’emmenait à la pêche dans un grand canot, ajouta l’enfant.

— Mon petit-fils ! clama le vieillard, mon petit-fils ! et il fondit en larmes.

Dubosquet, écartant tout le monde, s’était précipité en avant, les bras tendus :

— Mon enfant ! criait-il.

Il escalade la rampe, prend le gars dans ses bras, le couvre de baisers et vient le déposer sur les genoux de sa mère, qui rit et pleure à la fois, dans le délire de sa félicité.

Le tumulte était grand. Tout le monde voulait voir. On montait sur les chaises et sur les bancs ; on riait, on pleurait.

Le directeur de la troupe imposa silence.

— Nous sommes heureux, dit-il, que notre jeune élève ait retrouvé sa famille. Il n’était pas né pour la scène. Il fera son chemin dans une carrière plus modeste et moins accidentée. La représentation va continuer. Vous allez voir maintenant les prouesses d’un singe qui mériterait d’être appelé homme, tant il a de ressources dans son sac. Il doit descendre de quelque fils d’Adam égaré dans les forêts du Congo.

Tout le monde sortit.

Le jeune acrobate d’alors, c’est le vieillard d’aujourd’hui. Le voici qui revient. Vous prendrez un verre à sa santé, ça lui fera plaisir.

— Et à la vôtre, Madame.