Librairie Beauchemin (p. 159-182).

BAPTÊME DE SANG.


Illustrations de
Georges Delfosse.


Godefroi Vaudreuil, mon cousin, était venu m’inviter à un levage. J’aime beaucoup les corvées rustiques, car elles sont de véritables fêtes du travail. Je supposais avec raison qu’une soirée agréable suivrait la journée laborieuse, et, par ma vie ! je ne sais pas plus refuser un plaisir qu’accepter un ennui.

Au reste, j’espérais voir, au chantier, le vieux Désorcy, un patriote d’autrefois, dont la verve m’amusait beaucoup. On disait un mot, un nom, une date : la rébellion, Papineau, mil huit cent trente-sept, et il partait comme une fusée. Son patriotisme était encore en ébullition. Il nous racontait les faits d’armes dont il avait été témoin, toujours les mêmes, mais de plus en plus beaux et grandissant toujours… Ils avaient l’auréole du passé et le prestige de la distance. Les héros de son temps lui paraissaient des demi-dieux, et nous, nous lui paraissions à peine des hommes. Cependant il nous appelait ses enfants. Mais ce mot plein de douceur avait parfois de terribles vibrations sur ses lèvres. Il nous appelait ainsi, je suppose, à cause de son grand âge et de notre jeunesse ; ou bien, à cause d’une comparaison qu’il faisait « in petto » entre les vertus d’aujourd’hui et les vertus d’antan. Peut-être aussi que cette appellation toute paternelle remplaçait dans sa bouche honnête le vilain juron. Il disait : Mes enfants ! comme d’autres disent : Sacré tonnerre !

Mon cousin « levait » une maison. Le mot ne se dit peut-être qu’ici, mais la chose se fait partout. Durant l’hiver, il avait coupé les pièces de charpente, dans le coin de forêt qu’il garde jalousement au bout de sa terre, et les avait charroyées sur place, attendant les beaux jours de l’été pour édifier son nid.

Plus prudent que beaucoup d’autres, il ne défrichait pas son bien tout entier. Il conservait un large abri de verdure pour ses troupeaux et ses fontaines. Il prévoyait les besoins de l’avenir : la construction des bâtisses, les clôtures, le chauffage, toutes ces onéreuses nécessités de notre rigoureux climat.

Il avait voyagé loin, travaillé partout, observé beaucoup. Actif, intelligent, hardi, il était allé au devant de la fortune et avait eu le bonheur de la rencontrer…

Cependant il n’avait pas oublié le pays, et le souvenir du petit coin de terre béni qui, un jour, avait été pour lui tout le monde, était encastré dans son cœur, comme une perle sertie dans l’or. Il était venu mourir au lieu de sa naissance. Il avait dormi dans le berceau des aïeux, il dormirait aussi dans le cimetière où ils reposaient.

Bon nombre de travailleurs étaient à l’œuvre, et l’on entendait de loin résonner, comme une fanfare étrange, sous les coups de la hache et du maillet, les morceaux de bois sonores.

Léandre Martel, un des. garçons de Louis, taillait l’ouvrage et dirigeait les ouvriers. C’était un gaillard calme, pas empressé du tout, mais qui voyait juste et marchait droit au but. Souriant toujours, il allait d’un groupe à l’autre, traçant avec un crayon noir des mortaises et des entailles, donnant des conseils ou dictant des ordres.

Les scies aux dents acérées chantaient en faisant pleuvoir le bran, comme une poudre d’or, sur l’herbe piétinée. Le carré s’élevait vite avec ses châssis béants comme des yeux vides. Les chevrons furent enfin montés l’un après l’autre, bien appuyés sur les sablières et liés ensemble par des lattes. Le soir, quand le soleil descendit sous l’horizon des montagnes bleues, le comble parut comme un triangle de bronze dans la lumière rose. On cloua sur le pignon un énorme bouquet de sapin, et l’air retentit de mille cris joyeux.

La table fut dressée dans la vieille maison, entre les quatre pans nus. On avait enlevé les cloisons. Une liqueur excitante coula comme une nouvelle fontaine de Jouvence, et, à l’instant même, tout le monde se sentit rajeunir.

Le père Désorcy arriva souriant.

— « Tardè venientibus ossa »… s’écria Jean Dupont, qui avait fait sa troisième, et s’était remis à planter des choux.

Le vieux patriote ne comprit pas, mais il répondit quand même :

— Ah ! ça !… à mon âge on commence à tarder, mes enfants !

* * *

La soirée était avancée, et nous allions nous séparer sans entendre une histoire, quand un mendiant entra.

Il était infirme, très vieux, et s’appuyait sur deux béquilles. Tous les regards se fixèrent sur lui. Il demanda un gîte pour la nuit. La maison était petite et déjà trop remplie. La femme de Godefroi lui offrit à souper, mais le pria d’aller dormir chez le voisin, où les lits étaient bons et l’hospitalité, cordiale. Elle lui parlait avec une grande politesse, et l’on voyait qu’elle avait du chagrin de ne pouvoir faire davantage.

Il répondit durement qu’il ne demandait pas du pain, mais un lit. On se mit à le questionner. Il était de Saint-Césaire, près des lignes… Il se nommait Jérôme Dumal. Un drôle de nom, et pas commode à porter, ce semble.

À ce nom, le père Désorcy fit un bond, s’approcha du mendiant et le regarda fixement. On voyait frissonner ses vieux membres tout à l’heure immobiles. Il répéta deux fois avec une évidente émotion et d’une voix sourde :


Un mendiant entra. Il était vieux, infirme, et s’appuyait sur deux béquilles.

— Jérôme Dumal, mes enfants ! Jérôme Dumal !…

— Est-ce que vous me connaissez ? demanda le mendiant.

Le père ne répondit pas à sa question, mais après une minute d’un silence qui avait quelque chose de sinistre, il grommela :

— Je vais vous donner un lit, moi… un bon !

Et, se tournant aussitôt vers le petit garçon de mon cousin, qui regardait curieux, il ajouta :

— Va conduire ce pauvre chez moi… et qu’on lui donne mon lit.

Craignant de blesser la femme de Vaudreuil, il lui dit que ce n’était pas pour lui faire la leçon qu’il agissait ainsi. Il voyait bien qu’elle ne pouvait héberger cet homme, et lui, il le pouvait aisément.

Le petit garçon sortit suivi de l’infirme.

Pendant quelques minutes, personne ne dit mot. Pour rompre un silence qui devenait embarrassant, mon cousin hasarda une petite plaisanterie :

— Comme ça, dit-il, vous ne coucherez pas dans votre lit, ce soir, père Désorcy… Pourtant, plus l’oiseau est vieux plus il tient à sa plume.

— C’est vrai, mes enfants ! répliqua le vieillard, mais pour bien traiter les autres il faut souvent se maltraiter soi-même.

Pendant que je cherchais un thème quelconque, ou tout au moins une phrase à défaut d’une idée, il reprit :

— Je vais vous raconter une petite histoire de mil huit cent trente-sept.

— Une histoire de trente-sept ! répondons-nous ensemble, en faisant cercle autour de lui, oui ! oui ! père Désorcy, contez, nous écoutons !…

Il commença :

« En ce temps-là, il y avait de la souffrance et de l’humiliation dans nos campagnes. Le nom français était honni. La religion de Notre-Seigneur n’était pas comprise de nos maîtres. Nous étions tenus en servage ! mes enfants !… Aujourd’hui que vainqueurs et vaincus sont devenus frères et ne forment plus qu’un seul peuple, on ne comprend guère les luttes et les douleurs d’autrefois.

Il ne faudrait pas oublier cependant que la liberté germe dans le sacrifice, grandit par le dévouement, et s’épanouit dans la charité…

Nous avons été les premiers ouvriers de la grande œuvre nationale. Il y avait des hommes de cœur et de génie qui nous guidaient. Nous obéissions… Ils étaient les nuages qui s’amoncellent et nous étions les gouttes de pluie qui tombent sur les sillons ensemencés.

À Saint-Césaire, ma paroisse natale, comme à Saint-Denys, comme à Saint-Charles, comme à Saint-Eustache, comme à Chambly, le réveil du patriotisme fut admirable et l’élan des cœurs fut généreux. Il se trouva chez nous, comme ailleurs cependant, des timides et des lâches ; mais ils sont oubliés, mes enfants ! et les noms des braves apparaissent de plus en plus brillants, à mesure qu’ils se dégagent des brumes du passé.

Je fus un des premiers à décrocher le fusil. J’étais pris d’un singulier besoin de faire le coup de feu, et pourtant je n’étais pas méchant. Une force invincible me poussait, et je ne pouvais pas croire qu’il n’est jamais permis au peuple d’affirmer son autorité et de revendiquer ses droits au prix du sang. S’il en était ainsi, mes enfants ! comment l’Église pourrait-elle accepter le fait accompli, et s’en faire ensuite hautement la protectrice ? Le mal est toujours le mal, et la prescription n’existe que pour le tribunal du siècle, pas pour la conscience de l’homme.

Plusieurs jeunes gens imitèrent mon exemple ; un de mes amis entre autres, qui avait trompé la surveillance de son père pour lui dérober une arme vaillante. Ce père de mon ami était un peu bureaucrate et n’aimait point Papineau. Moi, je marchais des lieues pour aller l’entendre, mes enfants ! Il faut entendre parler les hommes ou lire leurs écrits, si on veut les connaître.

J’avais une petite amie. À vingt-cinq ans, le cœur ne demande qu’à s’ouvrir à l’amour, comme une fleur au soleil. Elle m’aimait bien. Du moins, je le croyais. Les femmes ont toujours l’air d’aimer quand elles ne haïssent pas. Nous faisions des rêves enchanteurs. Nos parents unis par une longue amitié, jouissaient d’une certaine aisance. Ils ne manqueraient pas de favoriser nos vœux… Nous aurions notre maisonnette au fond d’un jardin, sur le bord de la rivière… Quand je viendrais du champ, elle poserait ses lèvres fraîches sur mon front baigné des sueurs du travail… Nous dînerions en tête-à-tête… Nous irions nous asseoir à l’ombre des grands arbres, sur l’herbe épaisse comme un coussin… Toute la félicité que rêvent les amoureux de tous les temps et de tous les lieux, nous l’aurions certainement, mes enfants ! Illusion ! Illusion !… Mais, j’espère que la jeunesse ne m’entend pas. Je ne voudrais point la détromper. Le rêve seul est beau… Au reste, qu’ai-je à craindre ? La jeunesse croira toujours fatalement dans l’avenir, comme le vieil âge regrettera toujours le passé.

J’avais hâte d’entendre l’appel du clairon et de courir à la bataille. Je voulais me distinguer, et venir déposer mes lauriers aux pieds de ma Dame, comme les chevaliers d’autrefois. J’avais donc deux amours : Ma patrie et ma Dame. Si je regarde bien, j’en trouve encore : Mon foyer, ma famille, ma mère… Ma mère surtout !… Le cœur est immense et les choses qu’il doit aimer sont sans nombre.

Enfin, je reçus le baptême de sang. Un divin baptême, celui-là aussi, mes enfants ! quand c’est pour le droit que le sang est versé.

C’était à quelques milles de Longueuil, vis-à-vis la propriété d’un nommé Trudeau, si j’ai bonne souvenance, et sous le commandement de Bonaventure Viger, un brave qui s’était improvisé chef.

Il s’agissait d’arracher aux anglais fanfarons Demaray et Davignon, deux des nôtres qu’ils avaient faits prisonniers. Je crois que cet engagement est le premier qui eut lieu à cette époque troublée.

Nous étions une trentaine de citoyens occupés à fondre des balles dans la maison du capitaine Vincent, à Longueuil, lorsque Viger arriva. Quel vaillant que ce Viger, mes enfants ! Il pouvait tenir un bataillon en échec. Jeune, dévoué, sans peur, adroit, agile, il était partout à la fois.

Nous voulions nous battre tout de suite, dans les rues, contre tous les « Goddam, » mais les « Goddam » juraient de brûler le village si nous faisions un mouvement.

— C’est bien, dit Viger, nous allons leur jouer un tour de notre façon. Les Chouayens vont voir ce que c’est que des patriotes. Attendons la nuit.

Elle était lente à venir. Nous avions tant hâte de glisser nos balles neuves dans nos vieux mousquets. Enfin, elle arriva. Nous sortons. Nous passons tour à tour comme une procession de fantômes sur la route déserte. Le village est disparu là-bas dans la zone noire. Nous voilà embusqués derrière un petit rideau d’arbustes, le long d’une clôture, et là, priant le Dieu des nations de nous couvrir de son bouclier, nous regardons avec confiance l’endroit d’où l’ennemi doit surgir. Nous n’avions pas honte de prier, mes enfants ! Plus on craint le Seigneur, moins on craint les hommes !

Le jour commence à poindre. Des lueurs blanches glissent sur les champs, à travers les bosquets d’arbres noirs. Un trait rouge comme du sang déchire, à la hauteur des forêts lointaines, le levant endormi. Un nuage de poussière monte sur la route, là-bas.

— Courage, mes amis, dit Viger, les voici !

Un frisson court dans nos veines, et nos cœurs battent avec violence. Pas de peur, mes enfants ! je vous le jure ! Nous regardons nos mousquets, comme pour leur demander s’ils vont répondre à notre attente et seconder nos efforts. Viger embrasse le sien :

— La mort seule nous séparera, dit-il.

Nous faisons la même chose, et nos yeux s’emplissent de larmes.

Ils arrivent traînant les deux prisonniers.

— Halte ! crie notre chef.

En même temps, nous nous levons et mettons en joue. Les Anglais paraissent ahuris.

— Halte ! crie de nouveau le bouillant Viger… Libérez les prisonniers !

C’est le fusil qui lui répond. Une balle lui effleure la jambe, une autre lui emporte le bout du petit doigt.

— En avant, les braves ! clame-t-il d’une voix formidable.

Et il s’élance le premier. Il barre le chemin aux Anglais. Il fait feu et blesse au genou le cavalier qui était à la tête de la troupe. L’engagement devient général. Nous nous battons comme des lions. Nous éventrons des chevaux et nous désarçonnons des soldats. L’ennemi nous croit nombreux, et, pour le confirmer dans son erreur, Viger crie, menace, appelle, se tournant de tous les côtés, comme si le champ eût été rempli de guerriers qui n’attendaient que ses ordres pour accourir.

Bientôt les Anglais sont pris de peur, mes enfants ! Ils faiblissent, lâchent pied, se sauvent ! Viger se jette sur les chevaux qui entraînent les prisonniers, et de son épée leur ouvre les entrailles. Ils roulent dans la poussière. Une clameur de joie monte au ciel. Nous ramenons en triomphe nos compatriotes délivrés enfin de leurs fers.

J’étais blessé. Deux de mes camarades, moins heureux, m’aidaient à marcher, contents de partager ainsi ma gloire. Je retournai dans ma famille. Des soins intelligents me remirent vite sur pied, et je repris le mousquet. Il ne fallait pas le laisser se rouiller, mes enfants ! Cependant l’élan ne fut pas universel. L’organisation était défectueuse, les ressources étaient insuffisantes, les armes, trop rares.

Le temps marchait vite. Nous eûmes des triomphes, nous essuyâmes des défaites. Un jour, voyant qu’il était inutile et dangereux de prolonger une lutte désespérée, nous nous décidons à rentrer dans nos foyers.

La persécution commençait, cruelle, impitoyable. Nous fûmes traqués comme des fauves. Les uns prirent en pleurant le chemin de l’exil, les autres montèrent sur l’échafaud, comme des criminels… Des criminels, mes enfants ! ces hommes honnêtes, ces soldats valeureux qui avaient trop aimé leur pays ! Trop aimé, non, on n’aime jamais trop, même quand on aime jusqu’à la mort !… Demandez au Crucifié.

Le vieillard, ému, resta silencieux pendant quelques instants, puis il reprit :

Je me tenais caché, depuis quelques jours, à une petite distance du village, dans un bois épais. À part ma famille, un ami, un seul, connaissait ma retraite ; c’était le brave qui avait décroché la carabine de son père pour tuer les despotes.

Tomber sur un champ de bataille, dans l’ardeur du combat, enivré de haine ou d’amour, c’est bien. Être fait prisonnier après une lutte sans merci, blessé, épuisé, c’est encore bien. Mais se faire pincer comme un serin, quand l’épée est au fourreau et la fumée des canons disparue, c’est absurde, mes enfants !… et je voulais garder ma liberté.

Un jour, je faisais ma prière du matin, à genoux sur un tronc renversé, dans un rayon de soleil qui glissait à travers les rameaux, — car les rebelles priaient comme les autres, et mieux peut-être que les lâches pour qui tous les jougs sont faits, — j’entendis un bruissement de feuilles inaccoutumé. Je me levai, regardant fiévreusement vers l’orée du bois, car c’était de là que venait le bruit. Je reconnus le froissement des branches sèches, des mousses et des fougères par des pieds pesants. Je crus bien que ma cachette était découverte et j’éprouvai un amer découragement. L’hiver approchait, je ne pouvais pas m’enfoncer loin dans la forêt. Il faudrait sortir de temps en temps, pour trouver des aliments et me tenir au courant des choses politiques. Je savais que la justice — comme ils disaient — avait mis aux fers plusieurs des nôtres, et je me sentais de plus en plus triste dans ma solitude. Je crois que j’avais même des remords, mes enfants ! et je sentais le besoin de partager les souffrances de mes compatriotes.

Le silence se fit tout à coup, et je n’entendis plus que le chant des oiseaux et la chute des feuilles. Je me dis que j’avais eu peur de quelque renard fripon, ou, peut-être, d’un ours grognard, allant à la curée, et je commençais à reprendre ma quiétude, quand un pas précipité retentit de nouveau, et presqu’aussitôt, j’aperçus dans le fouillis des branches, la silhouette de mon ami.

— Tu m’as fait peur, m’écriai-je… Quelles sont les nouvelles ?… Y a-t-il danger ?

Il arriva. Il essayait de sourire, mais il y avait de l’amertume dans les plis de sa bouche. Il était pâle, haletant.

— Ta cachette est découverte, fit-il.

— Découverte ! Comment ? Par qui ?

— Les Anglais vont arriver… Ils arrivent … sauve-toi !

— Qui leur a révélé l’endroit où je me cache ? Le sais-tu ? Ce n’est ni mon père, ni ma mère, assurément… toi, non plus.

Il perdit contenance.

— Il serait peut-être plus sage de te rendre, balbutia-t-il… Ils ne te feront certainement pas mourir.

— Et comment le sais-tu ? Pourquoi ce conseil ? Pourquoi n’es-tu pas prisonnier toi-même ? Ne savent-ils point que tu es un rebelle comme moi ?

— Ils savent tout, fit-il d’une voix sourde. Impossible de leur échapper… Il vaut mieux se soumettre, cela les désarme et ils se montrent généreux.

— Et c’est ce que tu as fait ? demandai-je, d’une voix qui dut résonner loin, mes enfants !

Il ne répondit pas. J’entendis de nouveau des pieds qui retombaient dru sous le bois silencieux. Un éclair me traversa l’esprit, et je compris tout.

— Tu m’as vendu ! m’écriai-je, et tu me livres !… Judas ! Judas ! Judas !

— Sauve-toi ; tu peux échapper encore, répéta-t-il, presqu’à voix basse.

Et il disparut.

Les limiers saxons arrivaient. Je n’eus pas le temps de prendre mon fusil. C’était mieux sans doute. Dieu l’a voulu ainsi.

Je fus entouré, saisi, écrasé sur le sol vierge par ces impurs. Ils me mirent des fers aux mains, et me poussèrent, impuissant et désarmé, devant eux, à travers les grands arbres impassibles. Ils riaient et les oiseaux chantaient.

De nouveau, le bon vieillard fit silence, et l’on eût dit que son regard fauve se perdait dans ce lointain douloureux qu’il venait d’évoquer.

On savait qu’il avait été exilé aux Bermudes, avec sept de ses compagnons, pendant que plus de cinquante autres patriotes étaient entassés dans l’entrepont des voiliers, et transportés par delà l’équateur, aux antipodes, dans la terre encore inconnue de l’Australie…

Mais la liberté germe vite dans le sang des martyrs, et les grandes douleurs touchent le ciel. Une ère nouvelle commença. Les lois qui avaient été imaginées pour nous perdre devinrent notre bouclier, grâce au dévouement et à l’habileté de nos hommes d’état, et après quelques années, les pauvres exilés purent revoir leur beau Saint-Laurent, leurs campagnes paisibles,


Ta cachette est découverte, fit-il… Découverte !… Comment ?… Par qui ?

leurs foyers bien-aimés. L’exil n’était

plus qu’un mauvais rêve.

Ce que vous ne savez pas, mes enfants ! reprit le vieux conteur, c’est que mon retour fut douloureux comme mon départ. Je n’avais pas épuisé le calice des amertumes… Mon pauvre cœur devait souffrir à son tour des tourments nouveaux…

La jeune fille que j’aimais et qui devait être ma femme, un jour, n’avait pas eu le courage de l’attente. Un lâche l’avait circonvenue. Il lui avait fait croire que je ne reviendrais jamais, ou que je serais encore traqué comme un scélérat. Il lui avait dit… Mais pourquoi rappeler ces choses qui ne vous intéressent nullement ? … Elle m’oublia. Elle devint sa femme, à lui, à lui qui m’avait trahi et livré !

Il acheva dans un sanglot.

Un frisson de colère passa dans nos veines.

— Et le ciel ne l’a point puni ? demandai-je anxieux.

— Le ciel, répondit le vieillard, ne punit pas toujours en ce monde… Il ne punit pas souvent. C’est à la mort que les comptes se règlent, mes enfants !… L’homme a pour lui le temps et Dieu a l’éternité… Cependant jugez. Elle n’a pas vécu longtemps auprès de ce traître qu’elle méprisait.

Lui, c’est cet homme qui vient de sortir d’ici pour aller dormir dans mon lit…

Dieu veuille qu’il y repose bien !