Contes secrets Russes/Le pope qui a engendré un veau
XXXVIII
LE POPE QUI A ENGENDRÉ UN VEAU
n pope et sa femme avaient pour ouvrier un
Cosaque nommé Vanka ; ce dernier, par suite
de l’avarice de la popadia, ne vivait pas bien du tout chez ses patrons. Un jour le pope alla avec son ouvrier
faire la fenaison à dix verstes de chez lui.
Arrivés dans la prairie, ils se mirent à l’ouvrage
et chargèrent deux chariots. Tout à coup un troupeau
de vaches s’approcha du foin ; s’armant d’un
gourdin, le pope s’élança vers ces animaux, les
chassa au loin, et revint, tout en sueur, auprès du
Cosaque. Ayant fini leur travail, ils se disposèrent à
retourner chez eux. L’obscurité les surprit en
route. « Vanka, » dit le pope, « ne vaut-il pas
mieux que nous logions au prochain village, chez
Gvozd ? C’est un bon moujik, et sa cour est couverte.
— Bien, batouchka », répondit Vanka.
Ils se rendirent au village, demandèrent et obtinrent
la permission de loger chez le moujik. Le Cosaque
entra dans l’izba, fit une prière et, après avoir salué
le maître de la maison, lui dit : « Écoute, patron,
au moment du souper, dis : Asseyez-vous, vous
tous qui êtes baptisés ; si tu dis au pope : Assieds-toi,
père spirituel ! tu le blesseras et il ne voudra
pas se mettre à table ; il n’aime pas qu’on l’appelle
ainsi. » Pendant ce temps le pope dételait les
chevaux ; à son apparition dans l’izba, le paysan
ordonna à sa femme de servir le repas et, quand
tout fut prêt, il dit : « Mettez-vous à souper, vous
tous qui êtes baptisés ! » Tout le monde prit
place à table, sauf le batouchka qui s’assit sur un
banc ; il s’attendait à recevoir une invitation particulière,
mais son espoir fut trompé. Lorsqu’on
eut fini de souper, le maître de la maison dit à l’ecclésiastique : « Pourquoi, père Mikhaïl, ne t’es-tu pas
mis à table avec nous ? — Je n’ai pas faim, » répondit
le pope. On alla se coucher. Le paysan
conduisit ses hôtes à la skotnaïa[1], parce qu’il y
faisait plus chaud que dans l’izba. Le pope se coucha
sur le poêle, et le Cosaque dans la soupente. Vanka
s’endormit tout de suite ; quant au pope, il aurait
bien voulu trouver quelque chose à manger, mais
il n’y avait rien dans la skotnaïa, sauf une huche
contenant de la pâte. Il éveilla le Cosaque. « Qu’est-ce
qu’il te faut, batouchka ? — Cosaque, j’ai
faim ! — Eh bien ! pourquoi ne manges-tu pas ?
Il y a, dans la huche, le même pain que sur la
table, » répondit Vanka ; puis il descendit de
la soupente et inclina la huche en disant : « Tu as
là de quoi te rassasier. » Le pope se mit à laper
la pâte, mais Vanka poussa la huche comme par
mégarde et en répandit le contenu sur son maître.
Celui-ci, ayant satisfait sa faim, se recoucha et ne
tarda pas à s’endormir.
Sur ces entrefaites, une vache vêla dans l’étable ; aux cris de l’animal, la maîtresse de la maison accourut ; elle prit le veau, le porta à la skotnaïa et le mit sur le poêle à côté du pope ; après quoi, elle se retira. La nuit, le pope s’éveilla en sentant une langue qui lui léchait le visage ; son premier soin fut de réveiller Vanka. « Qu’est-ce qu’il te faut encore ? » demanda le Cosaque. — « Vanka ! il y a un veau près de moi sur le poêle et je ne sais pas comment il se trouve là ! — Qu’est-ce qu’il a encore imaginé ! C’est lui-même qui a engendré le veau et il dit : Je ne sais pas comment il se trouve là ! — Mais comment donc cela a-t-il pu se faire ? » questionna le pope. — « Eh bien ! voici comment : tu te rappelles que, pendant que nous chargions le foin, tu as couru après des vaches ! Voilà qu’à présent tu as donné le jour à un veau ! — Vanka, comment faire pour dérober cela à la connaissance de ma femme ? — Donne-moi trois cents roubles : je ferai en sorte que la chose reste un secret pour tout le monde. » Le pope donna l’argent. — « Mais fais attention à ceci, » reprit le Cosaque : « retourne maintenant chez toi, file en cachette et laisse ici tes bottes, tu mettras à leur place mes chaussures de tille. » Dès que le pope fut parti, le Cosaque alla trouver le maître de la maison : « Ah ! vous êtes des ânes ! Vous ne savez pas que votre veau a mangé le pope ; il n’a laissé que les bottes ; allez voir. » Le paysan, épouvanté, offrit trois cents roubles au Cosaque pour prix de son silence. Vanka promit de se taire ; il prit les trois cents roubles, monta à cheval et s’élança sur les traces du pope. Quand il l’eut rejoint, il lui dit : « Batouchka ! le moujik veut aller chez ta femme avec le veau et lui dire que tu en es le père ». Plus effrayé que jamais, le pope donna encore une centaine de roubles au Cosaque. « Seulement, » supplia-t-il, « arrange cette affaire. — Retourne chez toi, je me charge d’empêcher tout scandale, » répondit Vanka, et il revint chez le moujik à qui il dit : « La femme du pope va devenir folle quand elle apprendra la mort de son mari ; il t’en cuira ! » Le nigaud pria le Cosaque d’accepter encore cent roubles : « Seulement », ajouta-t-il, « trompe la popadia et ne dis rien à personne. — Bien, bien ! » fit le Cosaque. Arrivé au presbytère, Vanka soutira de nouveau quelque argent au pope ; ensuite il prit congé de lui, se maria et vit dès lors prospérer ses affaires[2].