Contes secrets Russes/Le pope et le paysan

Contes secrets Russes (Rousskiia Zavetnia Skazki)
Isidore Liseux (p. 98-106).

XLIII

LE POPE ET LE PAYSAN


Dans certain pays, et, pour dire la vérité, dans celui où nous vivons, il y avait un moujik marié à une jeune femme. Le paysan alla travailler loin de son village, laissant au logis son épouse enceinte. Le pope, à qui elle plaisait depuis longtemps, eut recours à une ruse pour satisfaire son caprice. Un jour, la paysanne vint à confesse à lui. « Bonjour, Marie ! » dit l’ecclésiastique, « où est maintenant ton mari ? — Il est allé travailler au loin, batouchka. — Ah ! le coquin, comment a-t-il pu te planter là ? Il t’a engrossée, mais il n’a pas achevé son œuvre ! À présent, tu accoucheras d’un monstre, d’un enfant sans bras ou sans jambes, et tu seras montrée au doigt dans tout le district. »

La paysanne était fort naïve. — « Que faire, batouchka ? Ne peux-tu pas me venir en aide dans ce malheur ? — Je tâcherai de remédier à cela, mais c’est seulement pour toi, car pour ton mari je n’y consentirais à aucun prix ! — Tâche d’y remédier, batouchka ! », supplia la femme les larmes aux yeux. — « Allons, soit, j’achèverai ton enfant ! Trouve-toi ce soir dans notre remise ; j’irai chercher à manger pour les bêtes et je m’occuperai de toi. — Merci, batouchka ! »

La paysanne se rendit le soir à la remise du pope. « Allons, ma chère, couche-toi sur la paille. » Elle se coucha et écarta les jambes ; le pope la βαισα à six reprises, puis il lui dit : « Retourne chez toi et que Dieu t’assiste ! À présent tout ira bien. » Après avoir prodigué au pope les salutations et les actions de grâces, la paysanne se retira.

Quand le moujik revint chez lui, sa femme le reçut de l’air le plus maussade. « Pourquoi donc me fais-tu une pareille mine ? » lui demanda-t-il. — « Laisse-moi donc ! Tu ne sais rien faire comme il faut : tu es parti d’ici sans avoir achevé l’enfant ! Par bonheur, le pope a eu pitié de moi, il y a mis la dernière main ; autrement je t’aurais donné un monstre ». Le moujik vit qu’il avait été cocufié par le pope. « Attends un peu, » pensa-t-il, « je te revaudrai cela ! »

Arrivée à son terme, la paysanne mit au monde un garçon. Le mari se rendit chez le pope et le pria de venir baptiser le nouveau-né. L’ecclésiastique alla procéder à la cérémonie ; ensuite il s’assit à table, but de l’eau-de-vie et la trouva excellente. « Qu’elle est bonne ! » dit-il au maître de la maison ; « tu devrais envoyer chercher ma femme ; elle en boirait volontiers aussi. — Je vais y aller moi-même, batouchka. — Vas-y, mon cher ».

Le paysan alla inviter la popadia. « Merci d’avoir pensé à moi, je vais m’habiller tout de suite, » répondit-elle. Aussitôt elle prépara sa toilette, mit sur un banc des boucles d’oreilles en or et commença ses ablutions. Profitant du moment où elle passait sur ses yeux un essuie-mains mouillé, le moujik s’empara des boucles d’oreilles. Quand elle se fut lavée, la popadia les chercha et ne les retrouva pas. « N’est-ce pas toi, moujik, qui les as prises ? » demanda-t-elle au paysan. — « Comment, est-ce possible, matouchka ! J’ai vu pourtant où elles se sont fourrées, mais ça ne peut pas se dire. — N’importe, dis-le ! — Tu t’es assise sur le banc, matouchka, et ton κον les a avalées. — Est-ce que tu ne pourrais pas les retirer de là ? — Soit, pour te faire plaisir, j’essaierai ! » Il la troussa, la βαισα par deux fois et mit ensuite une des boucles d’oreilles au bout de son υιτ. « Tiens, matouchka, vois-tu, j’en ai retrouvé une ! » Après deux nouvelles opérations du même genre, l’autre boucle fut aussi retrouvée. « Tu t’es donné bien du mal, pauvre homme », dit la popadia, « mais j’ai encore un service à te demander : il y a deux ans, nous avons perdu un pot de cuivre, cherche un peu s’il n’est pas là aussi. » Le paysan la besogna encore deux fois. — « Non, matouchka, impossible de l’avoir ! Le pot est là, mais il est retourné sens dessus dessous, il n’offre aucune prise. »

Cette affaire finie, le paysan revint chez lui, accompagné de la femme du pope. Celle-ci, au moment de prendre place à table, dit à son mari : « Eh bien ! batouchka, je sais sûre que tu as trouvé le temps long en nous attendant ? — Je crois bien !… Toi, » ajouta le pope en s’adressant au moujik, « tu serais bon à aller quérir la mort ! — Qu’est-ce que tu veux, batouchka ? Mes boucles d’oreilles étaient perdues, je les avais déposées sur un banc, ensuite je m’étais assise là et mon κον les avait avalées ; fort heureusement le moujik me les a retrouvées. » Ces paroles apprirent au pope que le paysan lui avait rendu la monnaie de sa pièce, et on devine si cette nouvelle lui fit plaisir[1].

Autre version

Un moujik se vit dans la nécessité d’aller à Moscou. Il lui en coûtait de faire ce voyage, alors que sa femme était enceinte, mais il ne pouvait s’en dispenser. « Puisqu’il le faut », dit-il, « je vais me rendre à Moscou ; en mon absence sois sage et veille attentivement sur ta conduite. » Ayant ainsi parlé, il se mit en route. La chose se passait pendant le grand carême. La paysanne se disposa à remplir le devoir pascal et alla à confesse. C’était une jolie femme. « Pourquoi as-tu le ventre gros ? » lui demande le pope, tandis qu’elle était au confessionnal. — « J’ai péché, batouchka, j’ai vécu avec mon mari, je sois devenue enceinte et maintenant il est allé à Moscou. — Comment, à Moscou ? — Oui, batouchka. — Et il doit y rester longtemps ? — Environ un an. — Ah ! le coquin, il a commencé un enfant et il ne l’a pas achevé : c’est un péché mortel ! Il n’y a pas à dire : je suis ton père spirituel, et je dois finir ton enfant, mais pour ma peine tu me donneras trois pièces de toile. — Aie cette bonté, » supplia la femme, sauve-moi du péché mortel, achève l’enfant ; mais, pour ce qui est de ce coquin, quand il reviendra de Moscou, je lui arracherai les deux yeux ! — Eh bien ! ma chère, je suis prêt à te rendre service ; le cas est urgent puisque tu accoucheras avant le retour de ton mari. » Naturellement, le pope s’empressa de tenir sa promesse.

Mais cet ecclésiastique était marié, il avait même deux filles, et sa grande crainte était que son épouse n’eût vent de la chose. Il y avait déjà longtemps que la paysanne avait accouché quand son mari revint de Moscou. En le voyant entrer dans l’izba, elle se mit à l’invectiver violemment : « Ah ! fils de chienne, coquin ! Il me recommandait d’être sage, et lui-même est parti sans avoir achevé l’enfant qu’il m’avait fait ! C’est encore bien heureux que le batouchka ait terminé l’ouvrage ; autrement j’aurais été dans une belle position ! » Ces paroles ne laissèrent aucun doute au paysan sur son malheur conjugal. « Patience ! » se dit-il, « cet hérétique à longue crinière n’aura pas le dernier mot avec moi ! » À quelque temps de là, le pope, qui habitait tout à côté de l’église, était en train de célébrer la messe ; on était en été, le paysan se disposa à aller travailler dans son champ. Comme il avait besoin d’une herse et que le pope en possédait trois chez lui, le moujik l’alla trouver à l’église pour lui en demander une. Craignant toujours que ses fredaines n’arrivassent à la connaissance de sa femme par l’intermédiaire du moujik, le pope n’osait rien refuser à ce dernier. « Prends-les toutes trois, » répondit-il. — « Mais, en ton absence, batouchka, on ne me les donnera pas ; crie par la fenêtre à la popadia qu’on me les donne toutes trois. — Bien, mon cher, va ! » Le paysan se présenta à la femme du pope et lui dit : « Madame, le batouchka veut que vous me donniez toutes trois votre κον. — Tu as perdu l’esprit, sans doute, mon cher ? — Demande-lui toi-même, il vient de me le dire à l’instant. « La popadia cria à son mari : « Pope ! Tu veux que nous donnions au moujik ?… — Oui, oui, donnez toutes les trois. » Il n’y avait qu’à s’exécuter, c’est ce qu’elles firent ; le paysan les βαισα l’une après l’autre, il commença par la popadia et finit par la fille cadette ; ensuite il retourna chez lui. Dès que le pope fut revenu de l’église, sa femme l’accabla d’injures : « Ah ! diable, hérétique ! Tu es devenu fou, n’est-ce pas ? Tu as livré tes deux filles au déshonneur ! Passe encore si ce n’avait été que moi, mais tu lui as ordonné de nous prendre toutes trois[2]. » Le pope empoigna sa barbe et courut chez le moujik : « Je vais te traîner devant la justice, tu as déshonoré mes filles ! — Ne te fâche pas, batouchka, » répondit le paysan, « tu aimes à achever les enfants des autres et, qui plus est, tu te fais donner de la toile pour prix de ta peine ; eh bien ! à présent nous sommes quittes. » Le pope se réconcilia avec le moujik et ils vécurent dès lors bons amis.

Autre version

Dans une variante de ce récit, c’est un oncle qui a achevé l’enfant commencé par son neveu. Ivan chercha un moyen de rendre la pareille à son oncle Kouzma. Un jour ce dernier s’absenta, il ne resta au logis que les femmes. Vanka prit une corde, l’attacha aux cornes de sa vache et promena celle-ci à travers le village. Sa tante l’aperçut par la fenêtre : « Pour sûr », dit-elle, « Vanka est complètement ruiné : il se dispose à vendre sa dernière vache. Ma bru, va donc lui demander où il la mène ». La jeune femme s’élança dans la rue : « Où conduis-tu ta vache ? » questionna-t-elle. — « Je suis fâché avec ma femme, » répondit Vanka, « et ma vache sera pour celle qui se laissera φουτρε par moi. — Donne-toi à lui, ma bru, » dit la tante, « il ne faut pas que des étrangers deviennent propriétaires de cette bête. » Tel fut aussi l’avis de la bru. « Conduis la vache dans notre cour ! » cria-t-elle à Vanka ; il mena l’animal à l’étable de sa tante et l’attacha à un pilier ; puis il jeta la bru sur la paille et, après l’avoir besoignée comme il faut, il voulut lui recoudre le κον : il prit dans sa poche une aiguille et du fil. Effrayée, elle s’enfuit chez elle au plus vite.

« Eh bien ! où est la vache ? » demanda la tante. — « Vas-y toi-même ! » répondit la bru d’une voix lamentable ; « s’il n’avait fait que me βαισερ ! mais, non content de cela, il voulait encore me recoudre le κον : il est trop large ! disait-il. — Allons, va, toi, Matrechka, » ordonna la tante à sa fille ; « si tu perds ton honneur, au moins ce ne sera pas pour rien, tu auras toujours la vache. » Matrechka se rendit auprès de Vanka. Il la coucha sur la paille, la βαισα, puis tira de sa poche un petit couteau. « Ah ! la vieille diablesse, » dit-il, « elle t’a envoyée pour se moquer de moi, sans doute ? Mon υιτ est tout écorché. Ce n’est pas parce que tu es ma cousine que j’aurai pitié de toi, je vais t’élargir le κον avec mon couteau ! » Matrechka eut peur et regagna l’izba en toute hâte. « Vas-y toi-même, vieille sorcière ! » dit en pleurant la jeune fille à sa mère, « il m’a fait fort mal et il voulait encore m’élargir avec un couteau, — Si j’y allais ? » dit la tante, « après tout, qu’est-ce que je risque, moi ? Je suis une vieille femme. »

Quand elle entra dans l’étable, Vanka la jeta sur la paille ; puis il ricana : « Il y a beaucoup de neige dans ma cave ; » après quoi, il prit une allumette et fit mine de mettre le feu à la paille. La vieille se sauva à toutes jambes. Alors Vanka ramena sa vache chez lui et alla au devant de son oncle. « Bonjour, diadiouchka ! » lui dit-il quand ils se rencontrèrent. — « Bonjour ! Je te remercie d’avoir, en mon absence, maintenu l’ordre dans ma maison. — Mais tu n’as plus du tout de cheveux sur la tête ? — Que faire ? Dieu me les a enlevés ! — Si tu veux, je les ferai repousser ; je n’ai qu’à dire deux mots tout bas dans ta chapka et ce sera une affaire faite ! » Vanka prit alors le bonnet de son oncle et alla χiερ dedans derrière un buisson ; après avoir eu soin d’étendre un peu d’herbe par dessus ses ordures, il remit la chapka sur la tête du vieillard. « Fais attention, mon oncle, à la porter pendant trois jours, ne l’ôte pas ! »


  1. Variante. — La femme du pope partit avec le moujik pour assister au repas de baptême. Arrivée en rase campagne, force lui fut de s’arrêter pour satisfaire un besoin, après quoi, la popadia voulut se laver les mains dans une flaque d’eau : elle ôta un anneau qui se trouvait à son doigt et le déposa à terre ; le moujik le prit et le mit dans sa poche. La suite du récit est la même que plus haut. L’anneau est retrouvé de la façon dont l’ont été les boucles d’oreilles dans l’histoire qu’on vient de lire.
  2. Comparer avec le conte XLIV.