Contes secrets Russes/Le pope et l’ouvrier

Contes secrets Russes (Rousskiia Zavetnia Skazki)
Isidore Liseux (p. 107-118).

XLIV

LE POPE ET L’OUVRIER


Un pope marié et père de deux filles avait pris chez lui un ouvrier. Au printemps, il se décida à faire un pèlerinage. « Écoute, mon cher, » dit-il, avant de partir, à son ouvrier, « il faut qu’à mon retour tu aies bêché tout le potager et fait les plates-bandes. — Bien, batouchka. » En l’absence de son maître, l’ouvrier ne s’occupa guère du potager, tout au plus retourna-t-il la terre, çà et là, avec un pieu ; la plupart du temps, il ne faisait que s’amuser. Revenu chez lui, le pope alla avec sa femme visiter le potager, et le retrouva à peu près tel qu’il l’avait laissé. « Eh ! mon cher, se peut-il que tu ne saches pas comment on bêche un jardin ? — Le fait est que je ne le sais pas ! Si je le savais, je l’aurais fait. — Eh bien ! mon cher, va à la maison, demande à mes filles qu’elles te donnent une pelle, et je te montrerai comment on bêche. » L’ouvrier courut au presbytère, et, de but en blanc, dit aux filles de son maître : « Eh bien ! mesdemoiselles, votre père vous ordonne de me donner toutes deux votre … — Quoi ? — Vous le savez vous-même, quoi : votre κον. » Les filles du pope se mirent à l’accabler d’injures. — « Il n’y a pas lieu de m’injurier ; le batouchka veut que vous vous dépêchiez, parce que je ne puis pas poser ici : il faut que je bêche les plates-bandes, Si vous ne me croyez pas, demandez-le-lui vous-mêmes. »

L’une des deux sœurs s’élança aussitôt sur le perron. « Batouchka ! » cria-t-elle, « vous avez ordonné de donner ça à l’ouvrier ? — Donnez-lui vite, pourquoi le retenez-vous là ? — Eh bien ! ma sœur, » dit la jeune fille quand elle fut rentrée dans la chambre, « il n’y a rien à faire, il faut lui donner, notre père l’a ordonné. » Alors elles se couchèrent toutes deux, et l’ouvrier fit d’elles ce qu’il voulut. Ensuite il prit une pelle dans le vestibule, et courut au potager où son maître l’attendait. Après avoir montré à l’ouvrier comment on bêche des plates-bandes, le pope revint à la maison avec sa femme, et y trouva ses filles tout en larmes. « Pourquoi pleurez-vous ? — Comment ne pleurerions-nous pas, batouchka ? Tu nous as toi-même livrées aux outrages de l’ouvrier. — Comment, à ses outrages ? — Mais oui, tu nous a ordonné de lui donner… — Eh bien ! quoi ? j’ai ordonné de lui donner une pelle. — Comment, une pelle ? Il nous a déshonorées toutes deux, il nous a fait perdre notre innocence. »

En entendant ces paroles, le pope entra dans une violente colère ; il saisit un pieu et courut droit au potager. L’ouvrier n’augura rien de bon, quand il vit son maître, ainsi armé, s’élancer vers lui ; il jeta la pelle et s’enfuit à toutes jambes. Le pope se mit à sa poursuite, mais l’ouvrier courait plus vite que lui, et il fut bientôt hors de vue. Voulant retrouver le scélérat, l’ecclésiastique accosta un paysan qui passait : « Bonjour, mon cher ! — Bonjour, batouchka ! — N’as-tu pas rencontré sur ton chemin un ouvrier ? — Je ne sais pas, j’ai croisé un gars qui filait comme une flèche. — C’est lui ! Viens avec moi, moujik, aide-moi à le retrouver, je reconnaîtrai ce service. — Volontiers, batouchka. » Les voilà qui font route ensemble. Un Tsigane vient à passer. « Bonjour, Tsigane ! » dit le pope. — « Bonjour, batouchka. — Est-ce que tu n’as pas rencontré un gars, sur ta route ? — Il y en a un, batouchka, qui est passé à côté de moi avec la rapidité de l’éclair. — C’est lui-même, aide-nous à le trouver, je reconnaîtrai ton obligeance. — Volontiers, batouchka. » Ils se mettent en route à trois.

Pendant ce temps, l’ouvrier était allé changer de vêtements ; sous son nouveau costume, il vint au devant du pope. Celui-ci ne le reconnut pas et lui demanda : « Eh bien ! mon cher, n’as-tu pas vu certain moujik sur ton chemin ? — Si, il s’est sauvé dans tel village. — Allons, mon cher, aide-nous à le trouver. — Volontiers, batouchka ! » Tous les quatre se mirent à la recherche de l’ouvrier du pope ; ils arrivèrent au village, marchèrent toute la journée, mais ils n’avaient encore obtenu aucun résultat, lorsque la nuit les surprit. Où loger ? Ils s’approchèrent d’une maison habitée par une veuve, et demandèrent qu’on voulût bien les y recevoir. « Bonnes gens, » leur répondit la veuve, il y aura, cette nuit, une inondation chez moi ; vous risquez d’être noyés ! » Mais ils insistèrent tellement, qu’elle finit par leur accorder l’hospitalité. Il faut dire que l’amant de la veuve avait promis de venir la voir cette nuit-là. Les quatre hommes entrèrent dans l’izba, et chacun s’y installa de son mieux pour dormir. « Si, en effet, il allait y avoir une inondation ? » se dit le pope. En vue de cette éventualité, il prit une grande auge, la plaça sur une tablette et se mit dedans. « Que l’inondation se produise, » pensa-t-il, « l’auge flottera sur l’eau. » Le Tsigane se coucha sur le foyer du poêle, la tête dans les cendres ; le moujik s’étendit sur le banc qui était devant la table ; quant à l’ouvrier du pope, il prit place sur un escabeau, tout près de la fenêtre.

À peine couchés, les voyageurs fermèrent l’œil. Seul, l’ouvrier ne s’endormit pas ; il entendit quelqu’un s’approcher de la fenêtre, puis il perçut les mots : « Ouvre, mon âme ! » C’était le galant de la veuve qui venait la voir. L’ouvrier se leva, ouvrit et dit tout bas au visiteur : « Ah ! mon chéri, tu arrives mal à propos. J’ai maintenant des étrangers logés chez moi. Viens la nuit prochaine. — Eh bien ! chérie, » répondit l’amant, « penche-toi à la fenêtre, que je puisse du moins t’embrasser ! » L’ouvrier tourna le dos à la fenêtre et présenta son κυλ à l’amant, qui le couvrit de baisers. « Allons, adieu, chérie, je viendrai te voir la nuit prochaine ; porte-toi bien ! — Viens, mon âme, je t’attendrai ; mais, avant de t’en aller, chéri, laisse-moi, du moins, tenir un moment ton υιτ dans mes mains : ce sera toujours un peu plus gai. » L’amant tira son υιτ de son pantalon et l’approcha de la croisée : « Tiens, chère, fais-lui des caresses ! » L’ouvrier prit dans ses mains l’objet qu’on lui présentait et le caressa à plusieurs reprises ; puis, tirant un couteau de sa poche, il trancha net les parties génitales du galant. Celui-ci poussa les hauts cris et retourna chez lui plus mort que vif. L’ouvrier ferma la fenêtre, s’assit sur le banc et se mit à remuer bruyamment ses mâchoires, comme s’il mangeait quelque chose. Le moujik, à ce bruit, s’éveilla. « Qu’est-ce que tu manges, mon ami ? » demanda-t-il. — « Eh bien ! j’ai trouvé sur la table un morceau de saucisson, seulement, je ne peux pas venir à bout de le manger : il n’est pas cuit. — Ça ne fait rien, mon ami, laisse-moi y goûter. — C’est que je n’en ai déjà pas beaucoup pour moi ! Allons, soit, je vais te donner un bout, régale-toi ! » Et il donna le υιτ coupé au moujik. Ce dernier le porta avidement à sa bouche, mais il eut beau faire, ses dents ne purent entamer le prétendu saucisson. « J’y renonce, mon ami, » dit-il, « il n’y a pas moyen de le manger, c’est de la viande crue. — Eh bien ! mets-le dans le poêle, et, quand il sera cuit, tu le mangeras. » Le moujik s’approche du poêle avec le saucisson, qu’il place juste contre les dents du Tsigane ; après l’avoir tenu là un temps assez long, il essaie encore de le manger. « Non, décidément, c’est impossible ; ce saucisson est trop cru, il résiste même à l’action du feu ! — Eh bien ! en voilà assez, laisse-le là ; si la maîtresse de la maison t’entend, elle va gronder. Pour sûr, le feu doit être tout éparpillé dans le poêle ; verse de l’eau dessus, que notre logeuse ne s’aperçoive de rien. — Mais où trouver de l’eau ? — Eh bien ! pisse dessus, cela vaudra mieux que d’aller à la cour. » Le moujik suit ce conseil et il arrose abondamment la trogne du Tsigane. Cette aspersion fait croire au Tsigane que l’inondation à lieu, et il se met à crier de toutes ses forces : « Eh ! batouchka, nous sommes inondés ! » Ces cris réveillent le pope, il veut immédiatement mettre à l’eau sa nacelle improvisée, et il fait choir sur le parquet l’auge dans laquelle il se trouve. « Oh ! mon Dieu ! » gémit l’ecclésiastique qui s’est rompu toutes les côtes ; « quand un petit enfant tombe, la Providence place sous lui un coussin pour amortir sa chute, et quand le même accident arrive à un vieillard, le diable lui présente une herse. À présent, me voilà tout brisé ! À coup sûr, je ne pourrai pas trouver mon coquin d’ouvrier. — Tu feras mieux de ne pas chercher après lui, » observa l’ouvrier, « va plutôt te soigner chez toi. »

Autre version

Un pope, qui avait loué un ouvrier, lui dit un matin : « Nous allons manger un morceau, et ensuite nous irons battre le blé. » Ils se mirent à table et, après qu’ils eurent fait un déjeuner très sommaire, la femme du pope apporta trois œufs : deux pour son mari et un pour l’ouvrier. Le repas fini, les deux hommes se rendirent à la grange, ils prirent chacun un fléau et commencèrent à travailler. Mais, sur le temps que le pope frappait deux coups, l’ouvrier n’en frappait qu’un. L’ecclésiastique le remarqua et en témoigna son mécontentement : « Est-ce une plaisanterie, mon cher ? moi je bats comme il faut, et toi tu lambines toujours ; mon fléau fait deux fois plus d’ouvrage que le tien ! — Écoute, batouchka, » répondit l’ouvrier, « au déjeuner tu as mangé deux œufs et moi un, voilà pourquoi j’ai moins de force ! — Que ne me le disais-tu plus tôt, mon cher ? j’aurais ordonné à ma femme de te donner un second œuf. Va à la maison et dis-lui de t’en donner un ; quand tu l’auras mangé, tu reviendras. »

L’ouvrier jeta son fléau, courut à l’izba et dit à la femme de son maître : « Matouchka ! le pope veut que tu me donnes… — Que je te donne quoi ? — Tu devines toi-même que c’est ton κον. Seulement, dépêche-toi, le batouchka m’a ordonné de revenir tout de suite. — As-tu perdu la tête, maudit ? Qu’est-ce que tu racontes là ? — Eh bien ! interroge toi-même le pope, si tu ne me crois pas. » La popadia passa dans la cour : Écoute, batouchka, » cria-t-elle, « tu veux que je donne à l’ouvrier ?… — Tu ne lui as pas encore donné ? » répondit le pope ; « dépêche-toi, ne le retiens pas là : il faut qu’il revienne travailler. » La popadia rentra dans la maison. « Allons, tu ne m’as pas trompée, » dit-elle à l’ouvrier, et elle se coucha sur le banc placé devant la table. Le gars la besogna vivement ; après quoi, craignant d’être surpris par le pope, il s’empressa de filer ; mais, tandis qu’il franchissait la table au plus vite, il laissa tomber dessus plusieurs gouttes révélatrices. Naturellement, il ne retourna pas à la grange.

Cependant le pope, tout en battant son blé, se disait : « Comment se fait-il que l’ouvrier ne soit pas encore revenu ? Il faut que j’aille voir après lui. » Il arriva à l’izba et demanda à sa femme : « Où est donc l’ouvrier ? — Sitôt son affaire faite, il est parti. » L’ecclésiastique croit que la popadia veut parler de l’œuf, il s’approche de la table, voit le liquide qui est répandu dessus, et dit à sa femme : « Pour sûr, tu lui as donné un œuf à la coque ; il n’a pas su le manger convenablement, il a laissé tomber de la glaire sur la table[1]. » La popadia regarde à son tour, puis s’écrie : « Le drôle ! En me quittant, il est monté sur la table, et c’est alors, sans doute, que ces gouttes auront coulé de son υιτ ; il faut nettoyer cela. — Quoi ! quoi ! » interrogea le pope, « qu’est-ce qu’il a fait avec toi ? — Eh bien ! il a fait ce que tu avais ordonné : il m’a βαισέε ! » À ces mots, le pope arracha ses longs cheveux et accabla sa femme d’injures : « Ah ! maudite putain ! » Il attela aussitôt son cheval et se mit à la poursuite de l’ouvrier.

Celui-ci, ayant aperçu son maître, se barbouilla de boue à la hâte et, quand il se fut rendu méconnaissable, alla au devant de l’ecclésiastique. « Bonjour, batouchka ! — Bonjour, mon cher ! — Où vas-tu ? — Je cherche mon ouvrier. — Prends-moi avec toi. — Mais qui es-tu ? — Griaznoff. — Soit, faisons route ensemble. » Ils partirent à deux, et, chemin faisant, rencontrèrent un Tsigane qui demanda aussi la permission de se joindre à eux. Les voilà voyageant à trois. Ils étaient arrivés près d’une rivière, quand la nuit les surprit. Sur la rive se trouvait une maisonnette ; là habitait une veuve que son amant venait voir la nuit. Ils la prièrent de les laisser loger chez elle. D’abord, elle répondit par un refus : « C’est absolument impossible ! cette nuit, ma maison sera inondée ; vous serez tous noyés pendant votre sommeil ! — Non, nous trouverons bien moyen d’échapper à l’inondation. » Vaincue par les instances des voyageurs, la veuve consentit enfin à leur accorder l’hospitalité. Le pope s’installa dans la soupente : « Ici, » pensa-t-il, « j’ai quelque lieu de me croire en sûreté : l’eau n’atteindra peut-être pas à cette hauteur. » Le Tsigane accrocha une auge au plafond et se coucha dedans, après s’être muni d’un couteau. « Quand se produira l’inondation, » pensa-t-il, « je couperai les cordes qui retiennent l’auge, et elle flottera sur l’eau. » La maîtresse de la maison se coucha sur le poêle. L’ouvrier se doutait qu’elle avait un galant, il se mit tout près de la fenêtre : « Si je suis noyé, tant pis, » dit-il, « on ne meurt qu’une fois ! » La nuit, il entend que quelqu’un s’approche de la croisée. « Qui est là ? — C’est moi, » répond l’amant. — « Eh bien ! as-tu apporté quelque chose ? — J’ai apporté une demi-bouteille d’eau-de-vie et une andouille. — Allons, donne ! » L’autre obéit. Alors l’ouvrier lui dit : « Il m’est tout à fait impossible de te recevoir maintenant, car j’ai des voyageurs logés chez moi, mais laisse-moi du moins tenir un moment ton υιτ dans mes mains : ce sera toujours une consolation pour moi. » L’amant exhiba son membre ; l’ouvrier l’empoigna avec force, puis chercha s’il ne trouverait pas un bâton pour caresser les côtes du visiteur ; le hasard lui fit rencontrer un couteau, il le saisit et coupa net le υιτ de l’amant, qui retourna chez lui dans l’état le plus lamentable. Incontinent, l’ouvrier se mit en devoir de vider la bouteille et de manger l’andouille, mais les popes ont du flair pour ces choses-là ! Le batouchka s’éveilla. « Griaznoff ! » cria-t-il, « qu’est-ce que tu manges ? — Une andouille. — Donne-m’en. » L’ouvrier lui tendit le υιτ qu’il avait coupé au galant. Le pope essaya en vain de le manger, force lui fut de le rendre à l’ouvrier. « Elle est trop dure, » observa-t-il. — Elle n’est pas encore cuite. » Ensuite, tous se rendormirent ; mais l’ouvrier s’avisa d’une autre niche. Il grimpa à la soupente et commença à pisser en visant la bouche du pope. « Voilà l’eau ! Nous sommes inondés ! » s’écria l’ecclésiastique, et il s’abattit lourdement sur le parquet. À cette vue, le Tsigane coupa les cordes qui retenaient l’auge dans laquelle il se trouvait, et celle-ci tomba par terre avec fracas. Ils se relevèrent plus ou moins contusionnés, et se hâtèrent de déguerpir. Quant à l’ouvrier, il vit maintenant avec la veuve[2].


  1. Variante. — Il s’approcha de la table et dit : « Eh ! mère, tu as mangé une omelette avec l’ouvrier. » mais tu as épanché de la glaire. » Là-dessus, il saupoudra de sel la prétendue glaire et se mit à la lécher. (Ainsi se termine le conte.)
  2. Variante. — Un bottier faisait route, un tailleur l’accosta et lui dit : « Bonjour, bon voyage ! — Bonjour ! — Puis-je t’accompagner ? — Soit, viens avec moi. » Ils partent ensemble et rencontrent un Allemand qui leur dit : « Bonjour, bon voyage, mes amis ! Voulez-vous m’accepter pour compagnon ? — Est-ce que nous pouvons être tes compagnons ? nous sommes Russes et tu es Allemand ! — Prenez-moi avec vous, mes amis ! — Allons, viens ! « (Pour la suite, le récit diffère peu du précédent). Les voyageurs s’arrêtent chez une veuve pour y passer la nuit ; nonobstant les résistances de la maîtresse de la maison, le bottier se couche près de la fenêtre, le tailleur s’étend sur un banc près du poêle, et l’Allemand se met dans une auge qu’il a, au préalable, suspendue au plafond. Arrive le galant de la veuve. « Chère, » dit-il, « laisse-moi au moins t’embrasser ! » Le bottier lui présente son κυλ ; l’amant le baise. « Quel large museau elle a ! » observe-t-il. Ensuite, le bottier pisse dans la bouche de l’Allemand, et celui-ci tombe par terre. « L’Allemand est malin, » dit le bottier, « mais nous l’avons attrapé tout de même. »