Contes secrets Russes/Comment je suis

Contes secrets Russes (Rousskiia Zavetnia Skazki)
Isidore Liseux (p. 243-247).

LXXVI

COMMENT JE SUIS[1]


Dans un certain royaume demeurait un paysan excessivement fripon. Ayant chipé une centaine de roubles, il s’enfuit de son village et, après avoir longtemps marché, se présenta chez un pope à qui il demanda l’hospitalité pour la nuit. « Entre, il y a place ici pour toi, » lui répondit le pope. Le paysan entra, se déshabilla, s’étendit sur un banc. L’idée lui vint de vérifier la somme qu’il avait sur lui, il la tira de sa poche et se mit à la compter. Le pope vit le paysan en train de se livrer à cette occupation (ils remarquent cela tout de suite !) et se dit : « Voyez donc, il est couvert de haillons, et quelle masse d’argent il a ! Je vais le faire boire et je profiterai de son ivresse pour le dévaliser ! » Peu après, le pope, s’approchant du moujik, lui dit : « Allons souper ensemble, mon cher ! — Merci, batouchka ! » répondit joyeusement l’autre. Ils se mirent à souper, le pope versait à chaque instant de l’eau-de-vie à son hôte, il ne lui laissait pas de repos ! Ces libations répétées enivrèrent le paysan, qui roula sur le parquet ; aussitôt l’ecclésiastique lui prit son argent, le serra dans un meuble et coucha le moujik sur un banc.

Le lendemain matin, quand le visiteur se réveilla, il ne trouva plus rien dans sa poche, et comprit ce qui en était, mais que faire ? S’il portait plainte contre le pope, on ne manquerait pas de lui demander comment il s’était procuré cet argent et d’où il venait lui-même ; il ne ferait que s’attirer de nouveaux désagréments ! Le moujik s’en alla donc ; pendant un mois, deux mois, trois mois, il traîna de divers côtés, ensuite il se dit : « Pour sûr, à présent le pope m’a oublié ; je vais m’habiller de façon qu’il ne me reconnaisse pas, je me présenterai chez lui et je lui ferai payer le tour qu’il m’a joué autrefois. »

Il se rendit au presbytère ; à ce moment le pope n’était pas chez lui, sa femme, seule, se trouvait à la maison. « Laisse-moi passer la journée chez toi, matouchka ! — Soit, entre ! ». Le paysan entra et s’assit sur un banc. « Comment t’appelle-t-on, mon cher ? D’où viens-tu ? » — « On m’appelle Kakofii, matouchka, et je viens de loin, je vais en pèlerinage. » Il y avait un livre sur la table du pope ; le moujik le prend, le feuillette, marmotte entre ses dents comme s’il lisait, puis fond en larmes. « Pourquoi pleures-tu, mon ami ? » lui demande la femme du pope. — « Comment ne pleurerais-je pas ? Il est dit dans la Sainte Écriture que chacun sera puni de ses péchés, et moi, pécheur, je commets tant de mauvaises actions, que je ne sais pas, matouchka, comment Dieu peut encore supporter mes fautes. — Tu sais lire et écrire, mon ami ? — Comment donc, matouchka ! Sous ce rapport, je n’ai pas à me plaindre de la Providence ! — Et connais-tu le chant d’église ? — Si je le connais ! Je crois bien, matouchka, je l’ai appris dès mon enfance ; je sais tout l’office ecclésiastique. — Eh bien ! mon ami, nous n’avons pas de chantre, le nôtre est allé enterrer son frère ; ne pourrais-tu pas, demain, prêter ton concours à mon mari pour la célébration de la messe ? — Certainement, matouchka, pourquoi pas ? »

Arriva le pope ; sa femme lui raconta tout. Il fut enchanté et régala de son mieux le moujik. Le lendemain matin, les deux hommes se rendirent ensemble à l’église. Le pope commença à dire la messe ; le paysan, debout dans le chœur, restait muet. « Pourquoi donc, au lieu de chanter, te tiens-tu debout sans rien dire ? » lui cria l’ecclésiastique. — « Soit, je vais m’asseoir puisque tu ne veux pas que je reste debout ! » répliqua le paysan, et il s’assit. Sur quoi, le pope cria de nouveau : « Pourquoi t’assieds-tu et ne chantes-tu pas ? — Eh bien ! je vais me coucher. » Et il s’étendit sur le parquet. Le pope s’avança vers lui et le mit à la porte, mais lui-même resta pour achever l’office. Le paysan retourna chez l’ecclésiastique. « Eh bien ! le service divin est fini ? » lui demanda la femme du pope. — « Oui, matouchka ! — Mais où est donc mon mari ? — Il est resté à l’église ; il doit enterrer un mort. Mais il m’a envoyé te demander sa pelisse neuve doublée de drap et son bonnet de castor : comme il a une longue route à faire, il veut se couvrir chaudement. » Pendant que la femme du pope allait chercher les deux objets demandés, le moujik passa derrière l’izba, ôta son bonnet, y fit ses ordures, et le déposa sur un banc ; ensuite il prit la pelisse du pope, son bonnet de castor et décampa.

L’ecclésiastique, sa messe finie, revint à la maison ; sa femme, le voyant vêtu de sa vieille pelisse, lui demanda ce qu’il avait fait de la neuve. — « Comment, de la neuve ? » Une explication eut lieu alors entre les époux et ils reconnurent que le paysan les avait trompés. Dans sa colère, le pope saisit le bonnet rempli d’ordures qui se trouvait sur le banc, le mit sur sa tête et courut dans le village à la recherche du fourbe ; mais, en se coiffant, il répandit sur son visage le contenu du malencontreux couvre-chef et en fut tout barbouillé. Il entra précipitamment dans une izba. « N’as-tu pas vu Kakofii ? » demanda-t-il au maître de la maison. — « Je vois comment tu es, batouchka ! tu es propre ! » Tous ceux que le pope questionne lui font la même réponse. « Quels imbéciles ! » se dit-il, « ils ne comprennent pas ce dont vous leur parlez ». Il courut tout le village, mais sans obtenir aucun renseignement sur son voleur. « Allons, » pensa-t-il, « ce qui tombe du chariot est perdu ! » Il rentra chez lui, se débarrassa de son bonnet, et, lorsque sa femme eut jeté les yeux sur lui, elle s’écria aussitôt : « Ah ! batouchka, tu as la figure toute couverte de boutons ! — Qu’est-ce que tu racontes ? » répliqua le pope ; il passa sa main sur son visage et se salit abominablement les doigts. Ainsi finit l’histoire.


  1. Voir le conte LXXV.