Contes secrets Russes/La femme du marchand et le commis
LXXVII
LA FEMME DU MARCHAND ET LE COMMIS
n marchand, vieux barbon, avait épousé une
jeune femme, et il avait plusieurs commis.
Son premier employé s’appelait Potap ; c’était un
beau gars ; il se mit à faire la cour à sa patronne,
à plaisanter avec elle, et il réussit à gagner ses
bonnes grâces. On le remarqua, on en parla au
marchand. Celui-ci dit à sa femme : « Écoute, mon
âme, les gens disent que tu vis avec le commis
Potap… — Allons donc, est-ce que je consentirais
à cela ? N’en crois pas les gens, crois-en tes
yeux ! — On dit qu’il s’est, depuis longtemps,
procuré tes faveurs ! Ne pourrait-on pas le mettre
à l’épreuve d’une façon quelconque ? — Eh
bien ! » reprend la femme, « écoute-moi ; affuble-toi
de mes vêtements, va le trouver dans le jardin
(tu sais où il loge), et dis-lui à voix basse : J’ai
quitté mon mari pour venir chez toi. Tu verras alors
ce qu’il dira. — Soit ! » répondit le marchand. La
jeune femme, profitant d’un moment propice, fit la
leçon au commis : « Quand mon mari viendra, »
lui dit-elle, « flanque-lui une bonne tripotée dont
le drôle se souvienne longtemps ! « Le marchand
attendit la nuit, s’habilla des pieds à la tête avec les vêtements de sa femme et se rendit au jardin
du commis. « Qui est là ? » demanda celui-ci. —
« C’est moi, mon âme ! » répond tout bas le marchand.
— « Pourquoi cette visite ? — J’ai quitté
mon mari et je suis venue chez toi. — Ah ! coquine !
On dit déjà que je te fais la cour, et tu veux,
paraît-il, que je me rende tout à fait odieux à
mon patron ! » Ce disant, il accable le marchand
de coups sur les épaules, sur le dos, bref, il
lui donne une peignée complète : « Ne viens plus
chez moi, gredine, ne me déshonore pas ; pour
rien au monde je ne consentirai à de pareilles
infamies ! » Le marchand s’échappa tant bien que
mal, revint en toute hâte auprès de sa femme et lui
dit : « Non, ma chère, à présent on aura beau me
dire que tu vis avec le commis, je ne le croirai
pas. Il s’est mis à m’injurier, à me vilipender
et à me battre ; j’ai eu beaucoup de peine à me
débarrasser de lui ! — Vois-tu ! Et tu crois tout
ce qu’on te dit ! » reprit la marchande qui, à partir
de ce jour, vécut sans aucune crainte avec le commis.