Contes populaires de Basse-Bretagne/Texte entier



CONTES POPULAIRES

DE

BASSE-BRETAGNE

PAR

F. M. LUZEL




TOME I



PARIS

MAISONNEUVE FRÈRES et CH. LECLERC
25, QUAI VOLTAIRE, 25



1887

Tous droits réservés




PRÉFACE
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Je n’essaierai pas ici, dans une longue préface à prétentions savantes, d’expliquer l’origine et la propagation des contes populaires, pas plus que je ne suis tenté de proposer un système d’interprétation des Mythes ou Fables. Je n’ai rien de neuf à dire sur ces questions, encore agitées et controversées, et je désire me tenir dans mon humble rôle de chercheur et de collecteur de matériaux.

On aurait pu croire que, grâce à la somme considérable de documents rassemblés, aux recueils remarquables, de toute provenance, connus jusqu’aujourd’hui, et enfin aux savantes études et dissertations parues sur la matière, toutes ces questions auraient déjà dû recevoir une solution définitive ; et il se trouve, au contraire, que jamais, peut-être, on n’a été plus loin de s’entendre.

A quoi donc cela peut-il tenir ? A l’esprit de système, sans doute ; à ce que l’on est trop absolu et trop exclusif dans ses théories et ses affirmations. Chacun croit tenir la vérité tout entière, lorsqu’il n’en tient qu’une parcelle, et posséder une clef qui ouvre toutes les portes, quand elle n’en ouvre qu’une seule, le plus souvent ; et l’on condamne d’une façon absolue et en bloc le système de son voisin, bien qu’il ait aussi son bon côté.

Les frères Grimm et Max Müller, les auteurs ou les partisans les plus justement renommés du système dit philologique et météorologique, longtemps admis et prôné, — un peu trop peut-être, — sont aujourd’hui fortement battus en brèche par l’Anglais André Lang et ses disciples, Max Müller a sans doute exagéré son principe, comme les autres, ce qui n’est pas une raison pour méconnaître les parties saines de sa doctrine et les services qu’il a rendus à la philologie et à la mythologie, où il a le premier introduit de la méthode et de la science sérieuse. La découverte de l’équation Dyaus Pitar = Zeus Pater = Jupiter, est certainement une conquête philologique et mythologique d’une grande valeur. Malheureusement, comme il arrive presque toujours, il a voulu la trop généraliser ; il s’est imaginé qu’il tenait là une clef qui devait lui livrer le secret de tous les mythes anciens, et il est tombé dans de regrettables exagérations, poussées jusqu’au ridicule par quelques-uns de ses disciples. Ceux-ci n’ont plus trouvé de difficultés, nulle part, et ont prétendu tout expliquer par la philologie et la météorologie, les maladies du langage, comme ils disent, par la lutte de la lumière et des ténèbres, du jour et de la nuit ou du printemps et de l’hiver, le soleil, par l’aurore, les crépuscules, la lune, les étoiles, les orages, les vents, et le reste. C’était trop, et M. Angelo de Gubernatis, qui a poussé ensuite à l’extrême les conséquences du principe, a beaucoup contribué à discréditer le système.

M. Lang, le chef de la réaction contre Max Müller, et l’auteur du système dit anthropologique, veut que les conceptions étranges et les mœurs immorales et inhumaines qui nous étonnent et nous choquent souvent, dans les récits du peuple, soient des souvenirs lointains et comme des survivances des croyances et des mœurs des premiers commencements de l’homme à l’état de sauvagerie, à l’époque quaternaire, par exemple, où l’anthropophagie était commune en Europe, s’il en faut croire les anthropologistes. C’est aller loin, et bien que je sois disposé à attribuer aux contes une origine très reculée, même antéhistorique, j’hésite à remonter le cours des âges jusqu’à l’époque géologique où les hommes, paraît-il, se mangeaient entre eux, en France, — ou du moins dans la région qui, bien plus tard, s’appela ainsi, — comme partout ailleurs où il en existait. Je sais que les contes du peuple sont beaucoup plus anciens que ses chants, et nous reportent loin, très loin. Ils se sont conservés et propagés, de proche en proche, grâce à l’attrait des fables et du merveilleux dont ils sont remplis :


Une morale nue apporte de l’ennui ;
Le conte fait passer le précepte avec lui,


a dit fort bien La Fontaine.

« La mémoire historique du peuple, dit de son côté M. Renan, est toujours très courte. Le peuple ne se souvient que des fables. Le mythe est l’histoire des temps où l’on n’écrit pas. » Quiconque s’est occupé de recueillir des traditions populaires, chansons, contes et récits de toute nature, reconnaîtra la justesse de cette observation. J’en ai, pour ma part, fait l’expérience, en Basse-Bretagne, où, depuis quarante ans, je recherche les traditions orales de toute nature qui ont échappé à l’oubli, parmi les populations illettrées. Je ne crois pas avoir de chant ou de pièce rhythmée qui remonte à plus de quatre ou cinq cents ans, et le souvenir des événements ou des hommes marquants de notre histoire nationale s’y rencontre très rarement ; les contes, au contraire, sont, quant à leur origine, d’une antiquité très haute et difficile à préciser. De plus, je crois avoir trouvé dans nos chaumières bretonnes — altérées et mélangées, il est vrai, ce qui était inévitable — des versions de presque toutes les fables connues en Europe. Comment y sont-elles arrivées ? C’est ce que j’ignore et n’essaierai même pas de chercher ; d’autres le feront, sans doute.

Je ne crois pas au fonds commun, avant la dispersion ; tout au plus admettrai-je une certaine prédisposition native ou de race, chez les nations de même origine, à expliquer d’une même manière, ou à peu près, les phénomènes cosmiques et météorologiques, et à concevoir le merveilleux et les idées morales sur lesquels ils vivent.

M. Emmanuel Cosquin, dans la préface de son recueil de Contes populaires de Lorraine, qui est certainement le livre le plus riche en rapprochements et en documents qui, jusqu’ici, ait été publié en France, sur la matière, — M. Cosquin pense que tous les contes populaires, aujourd’hui connus dans les différentes parties de l’Europe, nous sont venus de l’Inde, par voie de communication directe et historique.

Je crois qu’il y a de l’exagération dans cette manière de voir, et que s’il avait dit la plupart des contes, il aurait été plus près de la vérité. Tous nos contes ne nous sont pas venus de l’Inde, ni même de l’Asie ; qu’on les y retrouve, c’est possible, par le fait des migrations de provenance diverse et des relations continues, depuis les temps antéhistoriques, de l’Asie avec l’Europe. Les échanges de fables, comme celui des objets de trafic, ont été réciproques ; mais, l’apport de l’Orient, dans le trésor commun, semble avoir été de beaucoup plus considérable. Cela provient sans doute de ce que la civilisation y a précédé celle des peuples occidentaux, et que des recueils y ont été faits, de bonne heure, lesquels se sont ensuite répandus et propagés dans toutes les directions.

M. Cosquin et M. Lang repoussent généralement, ou même absolument, les mythes, dans les contes populaires. Suivant eux, nos ancêtres des temps primitifs imaginaient des fables merveilleuses, qu’ils se contaient, en gardant leurs troupeaux ou autour des feux des veillées et des bivouacs, uniquement pour passer le temps, pour se récréer et satisfaire un besoin inné d’idéal, qui s’éveillait déjà en eux.

Je pense que c’est encore aller trop loin, et que, sans abonder dans le sens de Max Müller, on doit aussi faire sa part aux mythes, si minime soit-elle, dans les contes du peuple.

En résumé, je crois que dans les deux systèmes, celui de Max Müller et celui d’André Lang, et même dans celui d’Evhémère ou l’interprétation historique, il y a une part de vérité et une part d’erreur. Le point délicat est de faire, dans chaque système, la part de vérité et la part d’erreur qu’il contient, — ce qui n’est pourtant pas impossible, il me semble, et je suis convaincu qu’après avoir disserté et discuté avec calme, et même quelquefois avec passion et vivacité, on finira par s’entendre, en prenant les parties saines de chaque système, et en négligeant les exagérations. Ce sera de l’éclectisme mythologique, si l’on veut, mais préférable, à mon avis, à l’absolutisme.

Pour en finir avec ces questions, sur lesquelles j’ai trop insisté, sans doute, contre mon intention première, je me servirai d’une comparaison qui rendra assez bien ma pensée :

Dans les contes de nos chaumières bretonnes, nous voyons souvent le héros du récit arriver au château d’un magicien, qui le prend à son service. Un jour, le magicien part en voyage et remet à son valet un grand trousseau de clefs, en lui disant que chacune d’elles ouvre la porte d’une chambre du château ; il n’en est qu’une dont il lui défend l’entrée.

La même clef n’ouvre pas toutes les portes, chacune a la sienne. Une seule résiste, et si l’on veut la forcer, il en sort une fumée noire et épaisse, qui se répand dans toutes les chambres, qui ternit l’éclat des diamants et des pierres précieuses de toute sorte dont elles sont remplies, les altère et les fait tomber en poussière ; ou bien encore, c’est le Diable, retenu captif dans le cabinet défendu, qui est rendu à la liberté, et emporte le héros !

Je serai sans doute plus dans mon rôle en donnant maintenant quelques détails sur la composition de ces trois volumes, sur mes conteurs et la manière dont j’ai recueilli leurs récits.

Tous mes contes ont d’abord été recueillis dans la langue où ils m’ont été contés, c’est-à-dire en breton. Je les reproduisais, sous la dictée des conteurs, puis je les repassais plus tard à l’encre, sur la mine de plomb du crayon, enfin, je les mettais au net et les traduisais en Français, en comblant les petites lacunes de forme et les abréviations inévitables, quand on écrit un récit ou un discours parlé. J’ai conservé tous mes cahiers, qui font foi de la fidélité que je me suis efforcé d’apporter dans la reproduction de ce que j’entendais, sans rien retrancher, et surtout rien ajouter aux versions de mes conteurs.

J’ai donné plusieurs versions du même type ou cycle, — et j’aurais pu en donner davantage, — parce que, malgré le fonds commun de la fable, les épisodes et les ressorts merveilleux sont si variés, que chaque version constitue, en quelque sorte, un conte diffèrent.

Les conteurs bretons sont d’ordinaire assez prolixes et aiment souvent à se donner carrière — rei tro, comme ils disent —, croyant augmenter l’intérêt de leurs récits en y introduisant des épisodes et des agents empruntés à d’autres contes. Je les ai presque toujours suivis, dans ces détours, préférant ici la fidélité à l’agrément d’une composition littéraire et bien déduite. La critique fera, plus tard, le triage, et saura restituer à chaque fable les éléments qui lui appartiennent. Quelquefois, pourtant, j’ai signalé les interpolations, par une note brève, au bas de la page.

On remarquera peut-être que le nombre de mes conteurs n’est pas très considérable, et que je n’ai exploré, d’une façon complète, qu’une région, l’arrondissement de Lannion et une partit de celui de Guingamp.

Deux noms surtout, ceux de deux conteuses émérites, Barba Tassel, de Plouaret, et Marguerite Philippe, de Pluzunet, se lisent souvent à la fin de mes contes. Ce sont, en effet, mis conteuses ordinaires, et on peut dire qu’à elles deux elles possèdent la somme assez complète des vieilles traditions orales du pays, gwerziou, soniou, contes et récits de toute nature. Barba Tassel m’a été d’un secours précieux pour les traditions du canton de Plouaret, qui, dans mon enfance, avaient déjà fait mes délices, au foyer des veillées du manoir paternel de Keramborgne, et que j’ai été heureux de retrouver, pour la plupart, fidèlement conservées dans sa mémoire. Porteuse des dépéches télégraphiques du bureau de Plouaret et des lettres de convocation de la mairie, elle est constamment par les chemins, malgré ses soixante-douze ans, et chante toujours avec plaisir un vieux gwerz ou récite un conte merveilleux, avec beaucoup de verve, surtout quand elle a bu une goutte d’eau-de-vie, pour lui délier la langue.

Marguerite Philippe m’a livré tout le trésor de littérature populaire connu entre le bourg de Pluzunet, la montagne de Bré, Guingamp, Pontrieux, Tréguier et Lannion. Douée d’une intelligence médiocre, elle possède une excellente mémoire, aime avec passion les vieilles chansons et les contes merveilleux, auxquels elle n’est pas éloignée de croire, et conte simplement et avec un grand respect pour la tradition. Fileuse à la quenouille de profession, et pèlerine par procuration, elle est aussi presque constamment sur les routes, se dirigeant vers quelque place dévote des Côtes-du-Nord, du Finistère ou du Morbihan, pour implorer le saint dont c’est la spécialité de guérir le mal de la personne qui l’envoie, ou de son cheval, ou de sa vache, et de son porc, et rapporter une fiole pleine de l’eau de sa fontaine ; car chaque chapelle, en Bretagne, a sa fontaine, dont l’eau est réputée propre à guérir quelque infirmité physique ou morale. Partout où elle passe, elle s’enquiert des traditions courantes de la localité, écoute, apprend, et, deux ou trois fois par an, je lui donne rendez-vous à Plouaret, pour me faire part des acquisitions nouvelles dont s’est enrichi son trésor. C’est vraiment étonnant tout ce qu’elle m’a chanté ou conté, et je lui ai de grandes obligations, tant pour mon recueil de Gwerziou Breiz-Izel ou Chants populaires de la Basse-Bretagne, que pour la présente publication.

J’ai puisé à bien d’autres sources, comme on pourra le voir, par les noms inscrit; à la fin de chacun de mes contes, mais ce sont là les deux principales.

L’arrondissement de Lannion est certainement la région bretonne où les chansons, les contes et les mystères, ou jeux scéniques des anciens temps, se sont le mieux conservés : aussi, l’ai-je déjà appelé ailleurs l’Attique de la Basse-Bretagne[1]. L’esprit trécorois me semble, en effet, en général, plus délié, plus ouvert et plus cultivé que celui du Cornouaillais, mais surtout du Léonard. Dans le pays de Léon, malgré de patientes et longues recherches, un peu sur tous les points, je n’ai trouvé de contes qu’à l’état de fragments, et encore fort peu ; les poésies chantées aussi, gwerziou et soniou, y sont rares, si ce n’est peut-être aux environs de Morlaix, où les anciens évêchés de Tréguier et de Léon se trouvaient en contact. Le Léonard ne chante pas; et quant aux manuscrits crasseux de vieux mystères, pompeusement décorés du nom de tragédies, je n’en ai pas trouvé un seul dans tout le Léon[2], tandis que le pays de Tréguier et de Lannion m’en a fourni une soixantaine, qui sont aujourd’hui déposés à la Bibliothèque nationale, à Paris. Dans la Cornouaille, l’on chante et l’on conte plus que dans le Léon, surtout du côté de Huël-goat, de Collorec, de Plounevez-du-Faou, et j’en ai rapporté quelques contes curieux.

Morlaix possédait un théâtre breton, il n’y a pas encore plus de vingt ans, et, deux fois la semaine, on y jouait, dans la langue du pays, les Quatre fils Aymon, Huon de Bordeaux, Orson et Valentin, Sainte Tryphine, Sainte Geneviève de Brabant, le Purgatoire de Saint Patrice, et plusieurs autres pièces d’un répertoire populaire fort apprécié dans le pays. J’ai assisté plusieurs fois à ces représentations, et j'ai acquis un certain nombre des manuscrits de la troupe morlaisienne. Il est à remarquer qu’ils provenaient tous des Côtes-du-Nord, de Lannion ou de Pluzunet, qui avaient aussi leurs troupes d'acteurs bretons.

Ces trois volumes ne contiennent pas tous les contes inédits que j’ai dans mes cahiers, bien que j’y aie reproduit quelques-uns qui avaient déjà paru dans différents recueils, comme la Revue Celtique et Mélusine. J'avais la matière de cinq volumes, au moins ; mais, l’économie matérielle de la publication m’a forcé à restreindre sensiblement mon cadre. Ainsi, j’ai dû sacrifier des variantes de plusieurs types ou cycles, et même des séries entières, comme, par exemple, celle des souvenirs des romans carolingiens. Pour les mêmes raisons, et d’autres encore, j’ai dû renoncer aussi aux commentaires et aux rapprochements, dont il aurait fallu près d’un second volume, pour chaque volume de contes, tant les rapprochements à faire sont devenus nombreux, aujourd’hui, et faciles aussi, depuis la remarquable publication de M. Cosquin, du moins pour les sujets qu’il a traités. Pour les autres, j’aurais été forcément incomplet, et j’ai pensé qu’il était préférable de s’abstenir. Je n’ignore pas que c’est prêter le flanc au reproche d’ignorance, et je ne m’en émouvrai pas, ayant la conscience qu’il y aurait une bonne part de vérité dans le reproche.

La question de classification m’a embarrassé. J’en ai essayé plusieurs, et aucune ne m’a pleinement satisfait. Les éléments qui constituent ces contes et les ressorts merveilleux et autres sur lesquels ils sont bâtis sont, le plus souvent, tellement mélangés et confondus, qu’ils semblent rebelles à toute classification et excéder, par quelque côté, tous les cadres où l’on voudrait les renfermer.

Dans mon embarras, j’ai consulté quelques personnes dont j’aime à prendre l’opinion pour règle de conduite, en ces matières, M. Félix Liebrecht, un des premiers critiques de L’Europe, en fait de folklore, m’écrivit : « Je ne vois pas la nécessité d’une classification ; en apercevez-vous quelque trace dans le recueil des frères Grimm ? » Mon ami Henri Gaidoz, le fondateur de la Revue Celtique, et le directeur, avec M. E. Rolland, de Mélusine, me répondit, de son côté : « Vous ne pouvez pas vous passer d’une classification et nous donner vos contes pêle-mêle et au hasard. Songez que votre publication doit avoir un caractère scientifique, et que vous ne devez pas sacrifier l’intérêt et les exigences de la science à l’agrément du lecteur. » — D’autres encore me parlèrent dans ce sens, et j’ai fait une classification qui, sans me satisfaire complètement, m’a paru du moins assez logique.

J’ai remarqué qu’autour de chaque fable, prise dans sa donnée générale, comme par exemple la Recherche de la Princesse aux Cheveux d’Or, le Magicien et son Valet, etc., s’était formé un cycle de récits ayant un principe commun, mais si variés, dans les épisodes et les détails, que c’étaient vraiment des contes différents et qu’il fallait donner intégralement. Me basant sur cette observation, j’ai adopté une classification par types ou cycles, avec de nombreuses variantes, qui toutes ont leur intérêt, à différents points de vue.

J’avais d’abord songé à un classement où j’aurais introduit les divisions suivantes, avec plusieurs autres : 1° les Géants, 2° les Magiciens, 3° les Métamorphoses, 4° les Fées, ou les Grac’hed coz, Vieilles femmes, comme les appellent nos conteurs ; 5° les Princesses enchantées, etc. Mais, je ne tardai pas à remarquer que les géants sont tous magiciens, que les magiciens sont presque toujours des géants, que les métamorphoses et les Fées interviennent un peu partout, dans les fables les plus différentes, que les princesses captives, enfin, sont retenues enchantées par des géants et des magiciens, sous diverses formes, animales ou autres, et qu’une classification semblable pécherait par une grande confusion.

Une des choses qui m’ont le plus frappé, dans nos contes bretons, c’est leur caractère foncièrement mythologique et leur ressemblance, soit pour la donnée générale, soit pour certains détails, reproduits avec une identité parfaite, avec les traditions analogues d’autres nations, fort éloignées de la Bretagne, mais principalement avec les contes Slaves publiés par M. Alexandre Chodzko, dans son recueil intitulé : Contes des pâtres et des paysans Slaves. Il n’est presque pas un conte de ce livre, pas un épisode ou un ressort merveilleux ou autre, que je n’aie rencontré, dans les récits de nos chaumières bretonnes.

Sur le conseil de mon ami H. Gaidoz, un des maîtres du folklore français, et peut-être celui qui, chez nous, a rendu les plus grands services à l'étude des traditions populaires, par ses publications de Mélusine et de la Revue Celtique, j'ai ajouté, à la fin du tome III, un index général de tout l’ouvrage. Je n’ai pas besoin de faire ressortir l’utilité de cette table analytique pour les recherches de tous ceux qui s’occupent de traditions populaires, mais, je crois devoir reproduire ici les réflexions très judicieuses de M. Gaidoz à ce sujet : « La littérature des contes est aujourd’hui tellement considérable, qu’on ne peut exiger d’un érudit qu’il lise, plume en main, tous les recueils de ce genre ; mais un index comme celui que nous demandons permet de s’orienter en un instant et de trouver dans un recueil de contes le type, l'incident ou le trait dont on s’occupe. Nous savons bien qu’aucun recueil français de contes n’a encore paru avec un index, ainsi qu’on en trouve dans plusieurs recueils d'autres pays. Cela prouve seulement que nos collecteurs de contes ne se faisaient pas une idée exacte des services que la critique attendait d’eux. »

M. Gaidoz signalait ce desideratum, dans la Revue Celtique, numéro de janvier 1886, p. 98, en rendant compte de nos deux volumes des Légendes Chrétiennes de la Basse-Bretagne ; tout récemment encore (Mélusine, numéro de janvier 1887, p. 294), il est revenu sur le même sujet, dans les termes suivants :

« Le jour où un érudit courageux entreprendra un index des contes (comprenant à la fois les types, les incidents, les traits), l’étude des contes fera de rapides progrès. Nous tous qui étudions les contes sommes encore dans la situation de ceux qui étudient les textes d’une langue archaïque et ne peuvent chercher les mots que dans leur mémoire ou dans quelques notes personnelles. Un dictionnaire de ce genre serait d’autant plus utile que l’unité d’où il faut partir n’est pas d’ordinaire le conte, mais l’incident ou le trait. Les contes ne sont, pour la plupart, que la juxtaposition et la composition de plusieurs de ces éléments. Ce dictionnaire ne serait pas moins utile pour l’histoire littéraire que pour l’histoire des contes, car il y a de nombreux traits communs aux contes et aux œuvres de la littérature, et la comparaison aidera peut-être à établir la filiation : on pourra, en tous cas, établir les rapports (souvent très intimes) entre les œuvres littéraires et les thèmes traditionnels. Même incomplet, un dictionnaire de ce genre rendrait de grands services. »

J’avais aussi songé à faire ici, très succinctement, l’historique du folklore français ; mais, mon ami M. Bladê, dans la préface de ses Contes populaires gascons[3], a déjà exécuté ce travail utile, de manière à m’ôter l’envie de le reprendre après lui.

M. Cosquin nous dit que tous nos contes nous viennent de l’Inde ; d’autres — et je suis du nombre — en réclament une bonne part pour le reste de l’Orient, et aussi les nations occidentales, surtout celles d’origine celtique. Mais, qu’ils nous viennent de l’Inde ou d’ailleurs, ce qui est certain, c’est qu’ils nous ont été conservés par le peuple, les gens illettrés, et, à ce titre, nous leur devons une grande reconnaissance. C’est là, en effet, la littérature des ignorants et des malheureux, de ceux qui ne savent ni lire ni écrire, et quand on songe aux misères de toute sorte, aux infortunes et aux douleurs que les récits du peuple ont consolées, depuis tant de milliers d’années, nous devons, — même en faisant abstraction de l’intérêt scientifique, — les aimer, les respecter et nous hâter de les recueillir, au moment où ils sont menacés de disparaître pour toujours.

C’est ce que j’ai essayé de faire pour la Basse-Bretagne.

J’ai été le premier à donner des versions exactes et parfaitement authentiques de nos contes populaires bas-bretons ; j’ai beaucoup cherché et beaucoup trouvé ; mais, il restera encore, après moi, bien des découvertes intéressantes à faire sur le sujet, et je ne puis qu’engager et encourager les jeunes folkloristes bretons à en tenter l’épreuve, en les assurant que leur peine ne sera pas perdue.

La feinte est un pays plein de terres désertes ;
Tous les jours, les chercheurs y font des découvertes.


F. M. Luzel.

Quimper, le 25 janvier 1887.



Tome 1 modifier


I


VOYAGES VERS LE SOLEIL



I


LA FILLE QUI SE MARIA À UN MORT
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Bez’a zo brema pell-amzer’
D’ar c’houlz m’ho devoa dennt ar ier.

Il y a de cela bien longtemps,
Quand les poules avaient des dents.


UN jour, un mendiant arriva chez un roi, et demanda l’aumône, au nom de Dieu. La fille du roi le remarqua, et elle dit à son père qu’elle voulait avoir ce mendiant-là pour mari. Le roi pensa d’abord que c’était pour plaisanter que sa fille parlait de la sorte. Mais, quand il vit qu’il n’en était rien et qu’elle parlait pour de bon et sérieusement, il lui dit :

— Il faut que vous ayez perdu la raison, ma fille, pour vouloir vous marier à un mendiant, la fille d’un roi comme vous l’êtes !

— Il n’y a pas à dire, mon père, il faut que je l’aie pour mari, ou je mourrai de douleur.

Le roi aimait sa fille par-dessus tout et faisait tout ce qu’elle voulait. Il lui dit donc qu’il la laisserait prendre le mendiant pour mari. Mais, le mendiant demanda que la princesse, ainsi que son père, sa mère et ses deux frères fussent baptisés, avant le mariage, car ils étaient tous payens. Ils furent tous baptisés, et le mendiant servit de parrain au prince aîné. On célébra alors les noces, et il y eut un grand festin.

Quand les noces furent terminées, le mari dit :

— Je vais, à présent, retourner chez moi, avec ma femme.

Et il prit congé de son beau-père, de sa belle-mère et de tous les gens de la noce. Avant de partir, il dit encore aux deux jeunes princes ses beaux-frères :

— Quand vous voudrez faire visite à votre sœur, rendez-vous auprès d’un grand rocher qui se trouve dans le bois voisin, frappez dessus deux coups en croix avec cette baguette, et je viendrai à votre rencontre.

Et il leur donna une baguette blanche, et partit aussitôt avec sa femme, sans que personne sût où ils étaient allés.

Quelque temps après ceci, le plus jeune des deux princes dit, un jour :

— Il faut que j’aille voir ma sœur, afin de savoir comment elle se trouve là où elle est.

Et il prit la baguette blanche donnée par son beau-frère et se rendit au bois. Quand il fut près du grand rocher, il frappa dessus deux coups en croix, et le rocher s’entr’ouvrit aussitôt, et il vit dessous son beau-frère, qui lui dit :

— Ah ! c’est toi, beau-frère chéri ? Je suis bien aise de te revoir ; mais, tu désires, sans doute, voir ta sœur aussi ?

— Oui, je veux voir ma sœur, pour savoir comment elle se trouve.

— Eh bien ! suis-moi, et tu la verras.

— Où ?

— Dans mon palais ; descends et suis-moi.

Le jeune prince hésitait à descendre dans le trou noir qu’il voyait devant lui ; mais l’autre reprit :

— Viens avec moi, et sois sans crainte ; il ne t’arrivera pas de mal.

Il descendit dans le trou, et ils pénétrèrent tous les deux profondément sous la terre, jusqu’à ce qu’ils arrivèrent à un château magnifique. Dans ce château, le jeune prince vit sa sœur, dans une belle salle, magnifiquement vêtue et assise sur un siège d’or. Ils éprouvèrent une grande joie de se revoir. Le maître du château s’en alla, et les laissa tous les deux ensemble.

— Comment te trouves-tu ici, sœur chérie ? demanda le frère à la sœur.

— Je me trouve bien, frère chéri ; tout ce que je peux souhaiter m’est accordé sur-le-champ. Il n’y a qu’une chose qui me déplaît ; mon mari ne reste pas avec moi. Tous les matins, il part en voyage, au lever du soleil, et, pendant toute la journée, je suis seule.

— Où va-t-il donc de la sorte ?

— Je ne sais pas, frère chéri, il ne me le dit pas.

— Je le lui demanderai, demain, pour voir.

— Oui, demande-le-lui.

Le lendemain, le prince se leva de bon matin, et il parla de la sorte à son beau-frère :

— Je voudrais aller aussi avec vous, pour me promener, beau-frère ?

— Je le veux bien, cher beau-frère.

Mais, à peine furent-ils sortis de la cour, que le maître du château demanda à son beau-frère :

— As-tu fermé la porte à clef sur ta sœur ?

— Non vraiment, répondit-il.

— Eh ! bien, va fermer la porte, vite, et puis, retourne.

Le prince alla fermer la porte ; mais, quand il revint, son beau-frère déjà était parti. Il se mit en colère, en voyant cela, et se dit :

— Eh bien ! puisqu’il en est ainsi, je m’en retourne à la maison, tout de suite.

Il avait avec lui sa baguette blanche ; il en frappa deux coups en croix sur un grand rocher qui fermait l’entrée du souterrain, auprès du château, et le rocher s’entr’ouvrit aussitôt, et il entra dans le souterrain. Quand il arriva à l’autre extrémité, il frappa deux autres coups en croix sur le rocher qui le fermait de ce côté, lequel s’entr’ouvrit aussi, et il se retrouva sans mal à la maison.

Tout le monde s’empressait autour de lui, pour lui demander des nouvelles de sa sœur. Il raconta tout ce qu’il avait vu et entendu.

— Jésus ! dirent le père et la mère, qu’est-ce donc que cet homme-là ?

— Moi, dit le prince aîné, je veux aller aussi voir ma sœur, et, avant de m’en retourner, je saurai ce qu’est cet homme.

Et il prend la baguette blanche des mains de son jeune frère, se rend au bois et frappe deux coups en croix sur le rocher.

Le rocher s’entr’ouvre aussitôt, et il voit dessous son beau-frère, qui lui dit :

— Ah ! bonjour, filleul ; descends et partons, vite.

Le prince descend dans le souterrain, et son beau-frère le conduit jusqu’à sa sœur, puis il s’en va. Comme son frère, il fut étonné de voir sa sœur assise sur un siège d’or et richement parée.

— Tu te trouves bien ici, à ce qu’il semble, chère petite sœur ? lui demanda-t-il.

— Oui, frère chéri, je suis assez bien ici

Il n’y a qu’une seule chose qui me contrarie.

— Qu’est-ce donc, chère petite sœur ?

— C’est que mon mari ne reste pas avec moi ; chaque matin, il part de la maison, et me laisse seule, tout le long du jour.

— Où donc va-t-il de la sorte, tous les jours, petite sœur ?

— Je ne sais pas, frère chéri.

— Je lui demanderai de l’accompagner, demain matin, pour voir.

— Oui, demande-lui, frère chéri ; mais, prends bien garde qu’il ne t’arrive comme à notre jeune frère.

— Oh ! sois tranquille, je ne serai pas pris ainsi, moi.

Le lendemain matin, aussitôt le soleil levé, le maître du château était sur pied, et son beau-frère aussi. Celui-ci lui demanda de lui permettre de l’accompagner.

— Volontiers, lui dit-il, mais, partons vite, car il est temps.

Et ils sortirent ensemble du château. Mais, à peine eurent-ils fait quelques pas :

— As-tu fermé la porte à clef sur ta sœur ? demanda le maître du château.

— Oui, oui, parrain, je l’ai fermée, répondit le prince.

— C’est bien, partons, alors.

Ils passèrent, peu après, par une grande lande aride où il n’y avait que de la fougère et de l’ajonc maigre ; et pourtant on voyait couchées parmi la bruyère et l’ajonc deux vaches grasses et luisantes. Cela étonna le prince, qui dit :

— Voilà des vaches bien grasses et bien luisantes, sur une lande où elles ne trouvent rien à brouter !

Son beau-frère ne répondit pas ; mais, les vaches dirent :

— Dieu vous bénisse !

Et ils continuèrent leur route. Ils passèrent, alors, par une belle prairie où il y avait un pâturage excellent, et, au milieu de l’herbe, qui leur allait jusqu’au ventre, on voyait deux vaches, mais si maigres, si maigres, qu’elle n’avaient que les os et la peau. Et le prince, en voyant cela, dit

— Voilà deux vaches bien maigres ; et pourtant elles sont dans l’herbe jusqu’au ventre !

— Dieu vous bénisse ! lui dirent les deux vaches, comme les deux autres ; mais, le beau-frère du prince ne dit rien.

Et ils continuèrent leur route. Un peu plus loin, ils passèrent par un chemin profond et très-ëtroit, où deux chèvres se heurtaient la tête l’une contre l’autre, et si violemment, que le sang en jaillissait autour d’elles.

— Jésus ! s’écria le prince, voilà deux pauvres bêtes qui se tueront ! Comment passerons-nous ? Elles obstruent tout le passage.

Son beau-frère ne répondait toujours point ; mais, les deux chèvres aussi dirent : « Que Dieu vous bénisse ! » Et elles cessèrent de se battre, et les deux voyageurs purent passer, sans mal.

Plus loin encore, ils arrivèrent à une vieille église en ruine, et y entrèrent. Elle était pleine de monde, mais, c’étaient tous des morts, et il n’en subsistait que les ombres seulement.

— Me répondrez-vous la messe, puisque vous êtes chrétien ? demanda au prince son beau-frère.

— Je le veux bien, répondit-il, bien étonné ; mais il n’était pas peureux.

Et l’autre revêtit, alors, des habits de prêtre, puis il monta à l’autel et se mit à célébrer la messe, comme un véritable prêtre. Quand il fut à l’élévation, il se mit à vomir des crapauds et autres reptiles hideux..., et tous les assistants faisaient comme lui.

Quand la messe fut terminée, tous ceux qui étaient dans l’église, le prêtre à leur tête, vinrent au prince, et lui dirent :

— « Vous nous avez délivrés ! merci ! merci ! » Puis ils s’en allèrent.

— Retournons, à présent, à la maison, dit au prince son beau-frère.

Et ils s’en retournèrent. Mais, ils ne revirent plus les choses extraordinaires qu’ils avaient vues d’abord, et, chemin faisant, le prince demanda à son beau-frère l’explication de tout cela. Alors, il lui parla de la sorte :

— A présent, je puis parler, et voici ce que signifie tout ce que vous avez vu : Les deux vaches grasses et luisantes, sur la lande aride, où il n’y avait que de la bruyère, de maigres ajoncs et des pierres, sont de pauvres gens qui vivaient honnêtement, quand ils étaient sur la terre, donnaient l’aumône, quoique pauvres, et étaient contents de leur condition, et, à présent, ils sont sauvés. Les deux vaches maigres et décharnées, au milieu d’un excellent pâturage, étaient des gens riches, qui ne faisaient qu’amasser des richesses et convoiter le bien de leurs voisins, ne donnant pas l’aumône au pauvre, et, quoique riches, ils étaient malheureux. Ils étaient, là où vous les avez vus, dans le purgatoire, et, pour leur pénitence, ils se trouvaient au milieu de l’herbe haute et grasse, sans pouvoir en manger. Les deux chèvres qui se battaient avec tant d’acharnement, dans la chemin étroit et profond, étaient deux voleurs, qui ne cherchaient que noise et bataille, et Dieu, pour les punir, les force à présent de se battre ainsi, depuis bien longtemps.

— Pourtant, tous m’ont remercié, quand nous avons passé près d’eux.

— C’est parce que vous les avez tous délivrés. Il avait été dit par Dieu qu’ils resteraient en l’état où vous les avez vus, jusqu’à ce que vînt à passer une personne qui ne fût pas morte et qui eût pitié d’eux; et ils ont attendu longtemps !

— Et ce que j’ai vu dans la vieille église, qu’est-ce que cela signifie ?

— J’ai été un mauvais prêtre, pendant que j’étais sur la terre ; j’ai dit beaucoup de mauvaises messes, et commis un grand nombre d’autres péchés, et il avait été dit par Dieu que je ne serais sauvé, moi, ainsi que tous ceux que vous avez vus dans l’église, et qui m’avaient aidé à pécher et péché eux-mêmes avec moi, que lorsque j’aurais trouvé la fille d’un roi pour m’épouser, bien qu’habillé comme un mendiant, et un prince en vie pour me répondre la messe, ici ; j’ai attendu bien longtemps ! Les reptiles hideux que vous m’avez vu vomir, comme tous les autres qui étaient dans l’église, étaient autant de diables qui nous torturaient. A présent, nous sommes tous délivrés, grâce à vous.

— Et ma sœur, peut-elle retourner avec moi a la maison !

— Non, votre sœur, qui a contribué à me délivrer, comme vous, viendra, à présent, avec moi au paradis, et vous-même, vous nous y rejoindrez, sans tarder. Mais, il faut qu’auparavant vous retourniez à la maison, pour raconter à votre père et à votre mère et à votre frère tout ce que vous avez vu et entendu ici. Voici une lettre que-vous leur remettrez, pour leur dire qu’ils ne soient pas inquiets au sujet de leur fille et sœur, car elle se rend avec moi au paradis, et si elle n’avait pas été ma femme, elle aurait été la femme du diable !

Le prince retourna, alors, à la maison et donna la lettre à lire à son père et à sa mère, et leur raconta tout ce qu’il avait vu et entendu durant son voyage. Il mourut, peu après, comme il lui avait été annoncé, et il alla rejoindre sa sœur et son beau—frère, là où ils étaient, pour rester avec eux à jamais (1).


(1) Conté par Marie-Yvonne Stéphan, servante à Pluzunet (Côtes-du-Nord). 1872.

Les éléments chrétiens mêlés à ce conte d’origine païenne doivent être une altération relativement moderne d’une fable très ancienne.

Il faut aussi remarquer, et c’est sans doute encore une altération, que, contrairement à ce que l’on voit d’ordinaire, c’est le fils ainé, et non le cadet, qui est le héros du conte.


II


LA FEMME DU TRÉPAS[4]
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Il y avait une vieille fille restée sans mari, sans doute parce qu’elle n’en avait jamais trouvé. Elle avait passé la quarantaine, et on lui disait souvent par plaisanterie :

— Vous vous marierez encore, Marguerite. — Oui, oui, répondait-elle, quand le Trépas viendra me chercher.

Un jour du mois d’août, elle était seule dans la maison, occupée à préparer à manger aux batteurs, quand un personnage qu’elle ne connaissait pas entra soudain et lui demanda :

— Voulez-vous me prendre pour mari ?

— Qui êtes-vous ? lui dit-elle, bien étonnée.

— Le Trépas, répondit l’inconnu.

— Alors, je veux bien vous prendre pour mari.

Et elle jeta là son bâton à bouillie, et courut à l’aire à battre :

— Venez dîner, quand vous voudrez, dit-elle aux batteurs, pour moi, je m’en vais, je me marie !

— Ce n’est pas possible, Marguerite ! s’écrièrent les batteurs.

— C’est comme je vous dis ; mon mari, le Trépas, est venu me chercher.

Le Trépas, avant de partir, lui dit qu’elle pouvait inviter aux noces autant de monde qu’elle voudrait, et qu’il reviendrait exactement au jour fixé.

Quand vint le jour convenu, le fiancé arriva, comme il l’avait promis. Il y eut un grand repas, et, en se levant de table, il dit à sa femme de faire ses adieux à ses parents et à tous les invités, car elle ne devait plus les revoir. Il lui dit encore d’emporter une croûte de pain, pour la grignoter, en route, si elle avait faim, car ils devaient aller bien loin, et de dire à son plus jeune frère, qui était son filleul, encore au berceau, de venir la voir, quand il serait grand, et de se diriger toujours du côté du soleil levant.

Marguerite fit ce qu’on lui recommandait, et ils partirent alors.

Ils allaient sur le vent, loin, bien loin, plus loin encore ; si bien que Marguerite demanda s’ils n’arrivaient pas bientôt au bout de leur voyage.

— Nous avons encore un bon bout de chemin à faire, répondit le Trépas.

— Je suis bien fatiguée, et je ne puis aller plus loin, sans me reposer et manger un peu.

Et ils s’arrêtèrent, pour passer la nuit, dans une vieille chapelle.

— Grignote ta croûte de pain, si tu as faim, dit le Trépas à sa femme ; pour moi, je ne mangerai point.

Le lendemain matin, ils se remettent en route. Ils vont encore loin, bien loin, toujours plus loin ; si bien que Marguerite, fatiguée, dit de nouveau :

— Dieu, que c’est loin ! n’approchons-nous pas encore ?

— Si, nous approchons ; ne voyez-vous pas devant vous une haute muraille ?

— Oui, je vois une haute muraille devant moi.

— C’est là qu’est ma demeure.

Ils arrivent à la haute muraille, et entrent dans une cour.

— Dieu, que c’est beau ici ! s’écria Marguerite.

C’était là le château du Soleil-Levant. Tous les matins, il en partait, pour ne revenir que le soir, et ne disait pas à sa femme où il allait. Rien ne manquait d’ailleurs à Marguerite, et tout ce qu’elle souhaitait, elle l’avait aussitôt. Pourtant, elle s’ennuyait d’être toujours seule, tout le long des jours.

Un jour, qu’elle se promenait dans la cour du château, elle aperçut quelqu’un qui descendait la montagne voisine. Cela l’étonna, car nul autre que son mari n’approchait jamais du château. L’inconnu continuait de descendre la montagne, et il entra dans la cour du château. Alors, Marguerite reconnut son filleul, son jeune frère, qui était dans son berceau, quand elle partit de la maison de son père. Et ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, en versant des larmes de joie.

— Où est aussi mon beau-frère, que je lui souhaite le bonjour ? demanda le jeune homme, au bout de quelque temps.

— Je ne sais pas où il est, mon frère chéri ; tous les matins, il part en voyage, de bonne heure, pour ne revenir que le soir, et il ne me dit pas où il va.

— Eh bien, je lui demanderai, ce soir, quand il rentrera, pourquoi il te laisse ainsi seule, et où il va.

— Oui, demande-le-lui, frère chéri.

Le maître du château arriva, à son heure ordinaire, et il témoigna à son beau-frère beaucoup de joie de sa visite.

— Où allez-vous ainsi, tous les matins, beau-frère, lui demanda le prince, laissant ma sœur toute seule à la maison ?

— Je vais faire le tour du monde, beau-frère chéri.

— Jésus, beau-frère, c’est vous qui devez voir de belles choses ! Je voudrais bien aller avec vous, une fois seulement.

— Eh bien ! demain matin, tu pourras m’accompagner, si tu veux ; mais, quoi que tu puisses voir ou entendre, ne m’interroge pas, ne prononce pas une seule parole, ou il te faudra retourner aussitôt sur tes pas.

— Je ne dirai pas un mot, beau-frère.

Le lendemain matin, ils partirent donc tous les deux de compagnie, et se tenant par la main. Ils allaient, ils allaient !... Le vent fait tomber le chapeau du frère de Marguerite, et il dit :

— Attendez un peu, beau-frère, que je ramasse mon chapeau, qui vient de tomber.

Mais, à peine eut-il prononcé ces mots, qu’il perdit de vue son beau-frère, et il lui fallut s’en retourner, seul, au château.

— Eh bien ! lui demanda sa sœur, en le voyant revenir seul, as-tu appris quelque chose ?

— Non vraiment, ma pauvre sœur : nous allions si vite, que le vent a fait tomber mon chapeau. Je dis à ton mari d’attendre un peu, pour me le laisser ramasser ; mais, il continua sa route, et je le perdis de vue. Quoi qu’il en soit, demain matin, je lui demanderai de me permettre de l’accompagner encore, et je ne dirai pas un seul mot, quoi qu’il arrive.

Quand le maître du château rentra, le soir, à son heure ordinaire, le jeune homme lui demanda de nouveau :

— Me permettrez-vous de vous accompagner encore, demain matin, beau-frère ?

— Je le veux bien ; mais, ne dis pas un seul mot, ou il t’arrivera encore comme ce matin.

— Je me garderai bien de parler, soyez-en sûr.

Ils partent donc encore de compagnie, le lendemain matin. Ils vont, ils vont... Le chapeau du frère de Marguerite tombe encore, mais, cette fois, dans une rivière, au-dessus de laquelle ils passaient, et il s’oublie encore et dit :

— Descendez un peu, beau-frère, pour que je ramasse mon chapeau, qui vient de tomber dans l’eau !

Et aussitôt il est encore déposé à terre (car ils voyageaient à travers les airs), et se retrouve seul. Et il retourne au château, tout triste et tout confus.

Le lendemain matin, son beau-frère lui permit encore de l’accompagner, mais pour la dernière fois. Ils vont, ils vont, à travers les airs... le chapeau du prince tombe encore ; mais, il ne dit mot, cette fois.

Ils passent au-dessus d’une plaine où la terre était toute couverte de colombes blanches, et au milieu d’elles étaient deux colombes noires. Et les colombes blanches ramassaient de tous côtés des brins d’herbe et de bois secs et les entassaient sur les deux colombes noires ; et quand celles-ci en furent couvertes, elles mirent le feu aux herbes et au bois.

Le frère de Marguerite avait bien envie de demander ce que cela signifiait. Il ne dit rien pourtant, et ils continuèrent leur route.

Plus loin, ils arrivèrent devant une grande porte, sur la cour d’un château. Le mari de Marguerite entra par cette porte, et dit à son beau-frère de l’attendre, dehors. Il lui dit encore que, s’il se lassait d’attendre et que l’envie lui vînt d’entrer aussi, il n’aurait qu’à casser une branche verte et à la passer sous la porte, et cette envie lui passerait aussitôt.

Pendant que le jeune prince attendait à la porte, il vit une troupe d’oiseaux s’abattre sur un buisson de laurier, qui était près de là ; et les oiseaux y restèrent quelque temps, chantant et gazouillant. Puis, ils s’envolèrent, emportant dans leur bec chacun une feuille de laurier, mais qu’ils laissèrent tomber, à une faible distance.

Un instant après, une autre troupe d’oiseaux s’abattit sur le même buisson de laurier, et ils chantèrent et gazouillèrent un peu plus que les premiers, et plus longtemps, et, en s’en allant, ils emportèrent aussi dans leur bec chacun une feuille de laurier, qu’ils laissèrent aussi tomber, mais un peu plus loin que les précédents.

Enfin, une troisième troupe d’oiseaux s’abattit sur le buisson, un instant après, et ils gazouillèrent et chantèrent mieux et plus longtemps que les autres, et, en s’en allant, ils emportèrent aussi dans leur bec chacun une feuille de laurier ; mais, il ne les laissèrent pas tomber à terre.

Le frère de Marguerite, étonné de ce qu’il voyait, il se disait en lui-même : « Que peut signifier tout ceci ? » Comme son beau-frère ne revenait pas, il se lassa de l’attendre, et, ayant cassé une branche de chêne toute couverte de feuillage vert, il la fourra sous la porte, comme on le lui avait dit. Aussitôt la branche fut consumée jusqu’à sa main. « Holà ! s’écria-t-il, en voyant cela, il paraît qu’il fait chaud là dedans ! » Et il ne désirait plus entrer.

Son beau-frère sortit enfin, quand son heure fut venue, et ils s’en retournèrent de compagnie. Chemin faisant, le frère de Marguerite demanda à l’autre :

— Dites-moi, beau-frère, je vous prie, ce que signifie ce que j’ai vu, pendant que je vous attendais, à la porte du château : j’ai vu d’abord une troupe d’oiseaux s’abattre sur un buisson de laurier, et, après y avoir chanté et gazouillé quelque temps, ils se sont envolés, en emportant dans leur bec chacun une feuille de laurier, qu’ils ont laissée tomber à terre, à une faible distance.

— Ces oiseaux représentent les gens qui vont à la messe, mais, qui y sont distraits, prient peu et laissent tomber à terre leur feuille de laurier, c’est-à-dire la parole divine, là où ils oublient leur Dieu.

— Et la seconde troupe d’oiseaux qui se sont ensuite abattus sur le laurier, qui ont gazouillé et chanté un peu plus longtemps, et ont aussi laissé tomber à terre leurs feuilles de laurier, mais un peu plus loin ?

— Ceux-là représentent les gens qui vont à la messe et y sont plus attentifs et prient plus longtemps que les premiers, mais, qui, néanmoins, laissent aussi tomber à terre leur branche de laurier, c’est-à-dire oublient la parole de Dieu.

— Et la troisième troupe d’oiseaux, qui ont gazouillé et chanté beaucoup plus longtemps et mieux que les autres, et ont aussi emporté chacun sa feuille de laurier, mais, qu’ils n’ont pas laissée tomber à terre ?

— Ceux-là représentent les gens qui ont bien prié, du fond du cœur, et n’ont pas oublié la parole de Dieu, avant d’être arrivés chez eux.

— Et les colombes blanches que j’ai vues, dans une plaine, amassant des herbes et du bois secs pour brûler deux colombes noires qui étaient au milieu d’elles ?

— Ces deux colombes noires étaient ton père et ta mère, que l’on passait par le feu, pour les purifier de leurs péchés. Ils sont, à présent, au paradis.


En ce moment, ils arrivèrent au château.

Peu après, le frère de Marguerite dit à son beau-frère :

— Je veux m’en retourner, à présent, à la maison.

— T’en retourner à la maison ! et pourquoi, mon pauvre ami ?

— Pour voir mes parents, et vivre avec eux.

— Mais, songe donc qu’il y a cinq cents ans que tu les as quittés !

Tous tes parents sont morts, il y a bien longtemps, et là où était autrefois leur maison, il y a, à présent, un grand chêne tout pourri de vieillesse  !...


Conté par Françoise Ann Ewenn, femme Trégoat, de
Pédernec (Côtes-du-Nord). 1869.


III


LE PRINCE TURC FRIMELGUS
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I


IL y avait une fois une jeune fille qui demeurait avec son père et sa mère, lesquels faisaient valoir une bonne métairie et vivaient à leur aise. Cette fille, nommée Marguerite, était fort jolie, et tous les jeunes gens du pays, un peu riches, se fussent estimés heureux de l’avoir pour femme. Mais, si Marguerite était jolie, elle était aussi coquette et fière, et elle dédaignait les fils de paysans qui voulaient lui faire la cour, même les plus beaux et les plus riches. Son père et sa mère voyaient cela avec peine, et ils lui disaient parfois :

— Qui prétends-tu donc avoir pour mari, que tu ne trouves personne à ton gré ?

— Un prince, répondait-elle ; je ne veux me marier qu’à un fils de roi.

Elle avait deux frères à l’armée, deux cavaliers, deux beaux hommes, qui lui avaient parlé du fils de l’empereur de Turquie, qu’ils avaient vu quelque part, et depuis, elle avait l’esprit continuellement occupé de ce prince.

Voilà qu’un jour il arriva à la ferme un seigneur monté sur un beau cheval, et qui n’était pas habillé à la manière du pays. Personne ne le connaissait. Il demanda à voir Marguerite. Dès qu’il l’eût vue et qu’il se fût un peu entretenu avec elle, il s’écria : « Celle-ci sera ma femme ! »

— Sauf votre grâce, Monseigneur, lui répondit la jeune fille, je ne me marierai qu’au fils d’un empereur ou d’un roi.

— Eh bien ! je suis le fils d’un empereur, et d’un des plus puissants qui soient sur la terre ; mon père est l’empereur de Turquie, et son nom est Frimelgus. Il y a longtemps que je voyage, à la recherche d’une femme qui me convienne, et, nulle part, je n’en ai trouvé une qui me plût comme vous. Je le répète : je n’aurai jamais d’autre femme que vous.

Il lui donna de riches parures de perles et de diamants, puis, il donna aussi à son père et à sa mère des poignées d’or et d’argent, si bien qu’ils étaient tous contents et heureux. Les fiançailles se firent dès le lendemain, les noces, dans la huitaine, et il y eut de grands festins, des danses et des jeux, pendant plusieurs jours.

Quand les fêtes furent terminées, le prince Frimelgus fit monter sa femme dans un beau carrosse doré, et partit avec elle pour son pays.

Marguerite vécut heureuse et sans souci aucun avec son mari, pendant six mois. Tout ce qu’elle souhaitait, elle l’obtenait aussitôt, beaux habits, riches tissus, parures de perles et de diamants ; et, tous les jours, de la musique, des danses et des jeux de toute sorte.

Au bout de six mois, elle se sentit enceinte, et en ressentit une grande joie. Son mari, au contraire, loin de témoigner quelque satisfaction à cette nouvelle, la reçut avec mécontentement. Il devint triste et soucieux et rien ne pouvait plus le distraire.

Un jour, il dit à sa femme qu’il lui fallait entreprendre un long voyage, pour aller voir un autre prince de ses amis, je ne sais dans quel pays lointain. Avant de partir, il lui remit toutes les clefs du château (il y en avait un grand trousseau) et lui dit qu’elle pouvait s’amuser et se distraire, comme elle l’entendrait, en attendant son retour, et aller partout dans le château, à l’exception d’un cabinet qu’il lui montra et dont la clef était pourtant avec les autres, dans le trousseau.

— Si vous ouvrez ce cabinet, ajouta-t-il, vous vous en repentirez bientôt. Promenez-vous dans les jardins, visitez, comme il vous plaira, toutes les chambres, et les salles, de la cave aux greniers, mais, je vous le répète, gardez-vous bien d’ouvrir la porte de ce cabinet.

Elle promit de ne pas ouvrir la porte, et Frimelgus partit.

Marguerite se mit alors à parcourir le château, qui était très vaste, et à visiter les salles et les chambres où elle n’était jamais entrée, jusqu’alors. Elle marchait d’étonnement en étonnement, car les salles et les chambres étaient toutes plus belles les unes que les autres, et pleines d’or, d’argent, et de riches parures de toute sorte. Son trousseau de clefs à la main, elle ouvrit toutes les portes, entra partout et vit tout, à l’exception pourtant du cabinet défendu. A chaque fois qu’elle passait auprès, elle se disait : — Que peut-il donc y avoir là dedans ? Et cela la préoccupait beaucoup et excitait vivement sa curiosité. Elle regarda plus d’une fois par le trou de la serrure, et ne vit rien ; elle y introduisit même la clef... mais, alors, les paroles de son mari lui revenaient à la mémoire, et elle avait peur, et s’éloignait. Il y avait huit jours que le prince était parti, lorsqu’un jour, ne pouvant résister plus longtemps à la tentation, elle introduisit encore la clef dans la serrure, la tourna, toute tremblante d’émotion, et entr’ouvrit la porte, tout doucement.... Mais, au premier regard qu’elle jeta dans l’intérieur du cabinet, elle poussa un cri d’effroi et recula d’horreur. Sept femmes étaient là, pendues chacune à une corde fixée à un clou dans une poutre, et se mirant dans une mare de sang ! C’étaient les sept femmes que le prince Frimelgus avait épousées, avant Marguerite, et qu’il avait toutes pendues dans ce cabinet, quand elles étaient devenues enceintes.

Marguerite était tombée sans connaissance sur le seuil. Quand elle revint à soi, elle ramassa son trousseau de clefs, qui était tombé dans le sang, puis elle referma la porte du cabinet. Elle lava d’abord ses clefs avec de l’eau froide, et le sang qui les souillait disparut sur toutes, à l’exception de celle du cabinet défendu. Ce fut en vain qu’elle lava celle-ci avec de l’eau chaude et la racla avec un couteau, et la frotta avec du sable, la maudite tache ne disparaissait pas !

Voilà Marguerite désolée. En apercevant ce sang, se disait-elle, mon mari saura que je lui ai désobéi, et que j’ai ouvert le cabinet défendu !...

Pendant qu’elle était encore occupée à laver et à frotter la clef, Frimelgus arriva.

— Que faites-vous là, ma femme ? demanda-t-il, bien qu’il sût déjà la vérité.

— Rien, répondit la jeune femme, toute troublée, et en essayant de dissimuler les clefs.

— Comment, rien ? Montrez-moi ces clefs-là ! Et il lui arracha le trousseau de clefs d’entre les mains, et, prenant la clef du cabinet défendu et l’examinant :

— Ah ! malheureuse femme, s’écria-t-il, tu ne vaux pas mieux que les autres, et tu auras le même sort qu’elles !

— Oh ! ne me tuez pas ! ne me tuez pas ! ayez pitié de moi, je vous en prie ! criait la pauvre femme.

— Non, point de pitié !

Et Frimelgus la jeta à terre, et, la saisissant par ses longs cheveux blonds, il se mit à la traîner jusqu’au cabinet fatal, pour l’y pendre, comme ses sept autres femmes. La pauvre Marguerite criait de toutes ses forces : Au secours ! au secours !...

En ce moment, on entendit sur le pavé de la cour le bruit des pieds de deux chevaux arrivant au galop. Deux cavaliers venaient, en effet, d’y entrer. C’étaient les deux frères de Marguerite, qui venaient la voir. En entendant des cris de détresse, ils descendirent promptement de leurs chevaux, et entrèrent dans le château. Ils virent Frimelgus qui traînait leur sœur par les cheveux, et, dégainant leurs sabres, ils tombèrent sur lui et le criblèrent de blessures. Puis, prenant Marguerite en croupe, ils quittèrent aussitôt le château, et s’en retournèrent avec elle à la maison, après avoir, pourtant, rempli leurs poches d’or et de pierres précieuses[5].


II


Quelque temps après le retour de Marguerite chez son père, quand on connut qu’elle était veuve, de nouveaux prétendants à sa main se présentèrent de tous côtés, de riches marchands et de nobles seigneurs. Mais, elle n’avait pas oublié la manière dont l’avait traitée le cruel Frimelgus, et elle répondait invariablement à tous qu’elle avait fait serment de ne jamais se remarier à homme qui vécût. C’était leur dire clairement qu’elle ne voulait pas se remarier.

Un jour, pourtant, vint un seigneur magnifiquement vêtu, monté sur un cheval superbe, et que personne ne connaissait, dans le pays. Il demanda à parler à Marguerite. Celle-ci le reçut poliment et lui dit, comme aux autres, qu’elle avait fait serment de ne jamais se remarier à homme qui vécût.

— Je ne suis pas un homme vivant, lui répondit l’inconnu.

— Comment, vous n’êtes pas un homme vivant ; mais, qui êtes-vous donc, alors ?

— Un mort, et vous pouvez m’épouser, sans manquer à votre serment.

— Serait-il possible ?

— Croyez-m’en, rien n’est plus vrai.

— Hé bien ! s’il en est ainsi, je ne dis pas non.

Elle brûlait d’envie de se remarier, il faut le croire.

Bref, ils furent fiancés et mariés promptement, et il y eut un grand festin de noces.

En se levant de table, le nouveau marié se rendit dans la cour avec sa femme, et, montant sur son cheval, il la prit en croupe et partit aussitôt, au galop, sans dire à personne où il allait. Tout le monde en fut étonné. Un des frères de Marguerite, voyant cela, monta aussi sur son cheval, et voulut les suivre. Mais, quelque bon cavalier qu’il fût, il ne put les atteindre. Il jura néanmoins qu’il ne retournerait pas à la maison, avant d’avoir su où était allée sa sœur.

Le cheval qui emportait Marguerite et son nouveau mari voyageait à travers les airs, et il les porta dans un château magnifique. Rien ne manquait dans ce château de ce qui peut plaire à une jeune femme, ni riches tissus de soie et d’or, ni diamants et perles, ni beaux jardins remplis de fleurs aux suaves parfums et de fruits délicieux. Et pourtant, elle ne s’y trouvait pas heureuse, et elle s’ennuyait. Pourquoi donc s’ennuyait-elle ? Parce qu’elle. était toujours seule, tout le long des jours. Son mari partait, tous les matins, de bonne heure, et ne rentrait qu’au coucher du soleil.

Elle l’avait souvent prié de l’emmener avec lui, dans ses voyages, et toujours il avait refusé.

Un jour qu’elle se promenait dans le bois qui entourait le château, elle fut bien étonnée de voir un jeune cavalier qui venait par la grande avenue, car depuis qu’elle était là, aucun étranger n’était encore venu lui faire visite. Son étonnement augmenta encore, lorsqu’elle reconnut que ce cavalier était son plus jeune frère. Elle courut à lui et l’embrassa et lui témoigna une grande joie de le revoir. Puis, elle le conduisit au château et lui servit elle-même à manger et à boire, car il était épuisé et fatigué d’un si long voyage.

— Où est aussi mon beau-frère, sœur chérie ? demanda-t-il, au bout de quelque temps.

— Il n’est pas à la maison, pour le moment, mais, il arrivera ce soir, au coucher du soleil.

— Tu me parais être plus heureuse ici avec lui que tu ne l’étais avec Frimelgus ?

— Oui vraiment, mon frère, je suis assez heureuse ici, et pourtant, je m’y ennuie beaucoup.

— Comment peut-on s’ennuyer, dans un si beau château ?

— C’est que je suis seule, tout le long des jours, frère chéri ; mon mari n’est jamais avec moi, que la nuit, et il part tous les matins, aussitôt que le soleil se lève.

— Où donc va-t-il ainsi, tous les matins ?

— Au paradis, dit-il.

— Au paradis ? Mais pourquoi ne t’emmène-t-il pas avec lui, alors ?

— Je l’ai souvent prié de m’emmener avec lui, mais il ne le veut pas.

— Hé bien ! je lui demanderai aussi, moi, de me permettre de l’accompagner, car je voudrais bien voir le paradis.

Tôt après, le maître du château arriva. Sa femme lui présenta son frère, et il témoigna de la joie de le revoir. Puis, il mangea, car il avait grand’faim. Le frère de Marguerite lui demanda alors :

— Dites, beau-frère, où allez-vous donc ainsi, tous les matins, de si bonne heure, laissant votre femme toute seule à la maison, où elle s’ennuie beaucoup ?

— Je vais au paradis, beau-frère.

— Je voudrais bien aussi, moi, voir le paradis, et si vous consentiez à m’emmener avec vous, une fois seulement, vous me feriez grand plaisir.

— Hé bien ! demain matin, vous pourrez venir avec moi, beau-frère ; mais, à la condition que vous ne m’adresserez aucune question, ni ne direz même pas un seul mot, pendant le voyage, quoi que vous puissiez voir ou entendre, autrement, je vous abandonnerai aussitôt en route.

— C’est convenu, beau-frère, je ne dirai pas un mot.

Le lendemain matin, le maître du château était sur pied de bonne heure. Il alla frapper à la porte de son beau-frère, en disant :

— Allons, beau-frère, debout, vite, il est temps de partir !

Et quand il se fut levé et qu’il fut prêt, il lui dit encore :

— Prends les basques de mon habit et tiens bon !

Le frère de Marguerite prit à deux, mains les basques de l’habit de son beau-frère, et celui-ci s’éleva, alors, en l’air et l’emporta par-dessus le grand bois qui entourait le château, avec une telle rapidité, que l’hirondelle ne pouvait les suivre. Ils passèrent par-dessus une grande prairie, où il y avait beaucoup de bœufs et de vaches, et, bien que l’herbe fût abondante autour d’eux, bœufs et vaches étaient maigres et décharnés, au point de n’avoir guère que les os et la peau. Cela étonna fort le frère de Marguerite, et il allait en demander la raison à son compagnon de voyage, lorsqu’il se rappela à temps qu’il avait promis de ne lui adresser aucune question, et il garda le silence.

Ils continuèrent leur route et passèrent, plus loin, au-dessus d’une grande plaine aride et toute couverte de sable et de pierres ; et pourtant, sur ce sable étaient couchés des bœufs et des vaches si gras, et qui paraissaient si heureux, que c’était plaisir de les voir. Le frère de Marguerite ne souffla mot encore, bien que cela lui parût bien étrange.

Plus loin encore, il vit un troupeau de corbeaux qui se battaient avec tant d’acharnement et de fureur, qu’il en tombait sur la terre comme une pluie de sang. Il continua de garder le silence. Ils descendirent, alors, dans un lieu d’où partaient trois routes. Une d’elles était belle, unie, avec de belles fleurs parfumées, des deux côtés ; une autre était belle et unie aussi, mais moins que la première, pourtant ; enfin, la troisième était d’un accès difficile, montante et encombrée de ronces, d’épines, d’orties et de toutes sortes de reptiles hideux et venimeux. Ce fut cette dernière route que prit le mari de Marguerite. Son beau-frère, s’oubliant, lui dit, alors :

— Pourquoi prendre cette vilaine route, puis-qu’en voilà deux autres qui sont si belles !

A peine eut-il prononcé ces mots, que l’autre l’abandonna, dans ce mauvais chemin, en lui disant :

— Reste là à m’attendre, jusqu’à ce que je m’en retourne, ce soir.

Et il continua sa route.

Au coucher du soleil, quand il repassa par là, il reprit son beau-frère, tout rompu et tout sanglant, et ils retournèrent ensemble au château. Le frère de Marguerite remarqua, chemin faisant, que les corbeaux se battaient toujours, que les bœufs et les vaches étaient aussi maigres et décharnés que devant, dans l’herbe grasse et haute, aussi gras et luisants, dans la plaine aride et sablonneuse, et, comme il pouvait parler, à présent, il demanda l’explication des choses extraordinaires qu’il avait vues, durant le voyage.

— Les bœufs et les vaches maigres et décharnés, au milieu de l’herbe abondante et grasse, lui répondit son beau-frère, sont les riches de la terre, qui, avec tous leurs biens, sont encore pauvres et malheureux, parce qu’ils ne sont jamais contents de ce qu’ils ont et désirent toujours en avoir davantage ; les bœufs et les vaches gras et heureux, sur le sable aride et brûlé, les pauvres contents de la position que Dieu leur a faite, et qui ne se plaignent pas.

— Et les corbeaux qui se battent avec acharnement ?

— Ce sont les époux qui ne peuvent pas s’entendre et vivre eu paix, sur la terre, et qui sont toujours à se quereller et à se battre.

— Dites-moi encore, beau-frère, pourquoi vous avez pris le chemin montant et rempli de ronces, d’épines et de reptiles hideux et venimeux, quand il y a là, à côté, deux autres chemins qui sont si beaux et si unis, et où il doit être si agréable de marcher ?

— Ces deux chemins là sont, le plus beau et le plus large, le chemin de l’enfer, et l’autre, le chemin du purgatoire. Celui que j’ai suivi est difficile, étroit, montant et parsemé d’obstacles de toute sorte ; mais, c’est le chemin du paradis.

— Pourquoi donc, beau-frère, puisque vous pouvez aller tous les jours au paradis, n’y restez-vous pas, et n’y emmenez-vous pas ma sœur avec vous ?

— Après ma mort, Dieu me donna pour pénitence de revenir tous les jours sur la terre, jusqu’à ce que j’eusse trouvé une femme pour m’épouser, quoique mort[6]


(Conté par Droniou, meunier, de Plouaret, 1870.)


IV


LE CHATEAU DE CRISTAL
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IL y avait une fois deux pauvres gens, mari et femme, qui avaient sept enfants, six garçons et une fille. Le plus jeune des garçons, Yvon, et la fille Yvonne, étaient un peu pauvres d’esprit, ou du moins le paraissaient, et leurs frères leur faisaient toutes sortes de misères. La pauvre Yvonne en était toute triste, et ne riait presque jamais. Tous les matins, ses frères l’envoyaient garder les vaches et les moutons, sur une grande lande, avec un morceau de pain d’orge ou une galette de blé noir pour toute pitance, et elle ne revenait que le soir, au coucher du soleil. Un matin que, selon son habitude, elle conduisait ses vaches et ses moutons au pâturage, elle rencontra en son chemin un jeune homme si beau et si brillant qu’elle crut voir le soleil en personne. Et le jeune homme s’avança vers elle et lui demanda :

— Voudriez-vous vous marier avec moi, jeune fille ?

Voilà Yvonne bien étonnée et bien embarrassée de savoir que répondre.

— Je ne sais pas, dit-elle, en baissant les yeux ; on me fait assez mauvaise vie, à la maison.

— Eh bien ! réfléchissez-y, et demain matin, à la même heure, je me retrouverai ici, quand vous passerez, pour avoir votre réponse.

Et le beau jeune homme disparut, alors. Toute la journée, la jeune fille ne fit que rêver de lui. Au coucher du soleil, elle revint à la maison, chassant devant elle son troupeau et chantant gaîment. Tout le monde en fut étonné, et l'on se demandait :

— Qu’est-il donc arrivé à Yvonne, pour chanter de la sorte ?

Quand elle eut rentré ses vaches et ses moutons à l'étable, elle se rendit auprès de sa mère, et lui conta son aventure et demanda ce qu’elle devait répondre, le lendemain.

— Pauvre sotte ! lui dit sa mère, quel conte me faites-vous là ? Et puis, pourquoi songer à vous marier, pour être malheureuse ?

— Je ne le serai jamais plus qu’à présent, ma mère.

Sa mère haussa les épaules, et lui tourna le dos.

Le lendemain matin, aussitôt le soleil levé, Yvonne se rendit, comme à l’ordinaire, à la grand’lande, avec ses vaches et ses moutons. Elle rencontra, au même endroit que la veille, le beau jeune homme, qui lui demanda encore :

— Eh bien ! mon enfant, voulez-vous être ma femme ?

— Je le veux bien, répondit-elle, en rougissant.

— Alors, je vais vous accompagner jusque chez vos parents, pour demander leur consentement.

Et il alla avec elle chez ses parents. Le père et la mère et les frères aussi furent étonnés de voir un si beau prince, et si richement paré, vouloir épouser la pauvre bergère, et personne ne songea à dire non.

— Mais, qui êtes-vous aussi ? demanda pourtant la mère.

— Vous le saurez, le jour du mariage, répondit le prince.

On fixa un jour pour la cérémonie et le prince partit, alors, laissant tout le monde dans le plus grand étonnement, et l’on s’occupa des préparatifs de la noce.

Au jour convenu, le prince vint, avec un garçon d’honneur presque aussi beau que lui. Ils étaient montés sur un beau char doré, attelé de quatre magnifiques chevaux blancs ; et ils étaient si parés et si brillants, eux et leur char et leurs chevaux, qu’ils éclairaient tout, sur leur passage, comme le soleil.

Les noces furent célébrées avec beaucoup de pompe et de solennité, et, en se levant de table, le prince dit à la nouvelle mariée de monter sur son char, pour qu’il la conduisît à son palais. Yvonne demanda un peu de répit, afin d’emporter quelques vêtements.

— C’est inutile, lui dit le prince, vous en trouverez à discrétion, dans mon palais.

Et elle monta sur le char, à côté de son mari. Au moment de partir, ses frères demandèrent :

— Quand nous voudrons faire visite à notre sœur, où pourrons-nous la voir ?

— Au Château de Cristal, de l’autre côté de la Mer Noire, répondit le prince. Et il partit aussitôt.

Environ un an après, comme les six frères n’avaient aucune nouvelle de leur sœur, et qu’ils étaient curieux de savoir comment elle se trouvait avec son mari, ils résolurent d’aller à sa recherche. Les cinq aînés montèrent donc sur de beaux chevaux et se mirent en route. Leur jeune frère Yvon voulut aussi les accompagner, mais ils le forcèrent à rester à la maison.

Ils marchaient, ils marchaient, toujours du côté du soleil levant, et demandant partout des nouvelles du Château de Cristal. Mais, personne ne savait où se trouvait le Château de Cristal. Enfin, après avoir parcouru beaucoup de pays, ils arrivèrent un jour sur la lisière d’une grande forêt, qui avait au moins cinquante lieues de circonférence. Ils demandèrent à un vieux bûcheron qu’ils rencontrèrent s’il ne pouvait pas leur indiquer la route pour aller au Château de Cristal.

Le bûcheron leur répondit :

— Il y a dans la forêt une grande allée que l’on appelle l’allée du Château de Cristal, et peut-être conduit-elle au château dont vous parlez, car je n’y suis jamais allé.

Les cinq frères entrèrent dans la forêt. Ils n’étaient pas allés loin, qu’ils entendirent un grand bruit, au-dessus de leurs têtes, comme d’un orage passant sur les cimes des arbres, avec du tonnerre et des éclairs. Ils en furent effrayés, et leurs chevaux aussi, au point qu’ils eurent beaucoup de peine a les maintenir. Mais, le bruit et les éclairs cessèrent bientôt, et ils continuèrent leur route. La nuit approchait, et ils étaient inquiets, car la forêt abondait en bêtes fauves de toute sorte. Un d’eux monta sur un arbre, pour voir s’il n’apercevrait pas le Château de Cristal, ou quelque autre habitation.

— Que vois-tu ? lui demandèrent ses frères, d’en bas.

— Je ne vois que du bois, du bois.... de tous les côtés, au loin, au loin !...

Il descendit de l’arbre, et il se remirent en marche. Mais, la nuit survint, et ils ne voyaient plus pour se diriger dans la forêt. Un d’eux monta encore sur un arbre.

— Que vois-tu ? lui demandèrent ses frères.

— Je vois un grand feu, là-bas !

— Jette ton chapeau dans la direction du feu, et descends.

Et ils se remirent en route, dans la direction où était le feu, persuadés qu’il devait y avoir là quelque habitation humaine. Mais, bientôt ils entendirent encore un grand bruit, au-dessus de leurs têtes, beaucoup plus grand que la première fois. Les arbres s’entrechoquaient et craquaient, et des branches cassées et des éclats de bois tombaient à terre, de tous côtés. Et du tonnerre ! et des éclairs !... c’était effrayant !... Puis, tout d’un coup, le silence se rétablit, et la nuit redevint calme et sereine.

Ils reprirent leur marche, et arrivèrent au feu qu’ils cherchaient. Une vieille femme, aux dents longues et branlantes, et toute barbue, l’entretenait, en y jetant force bois. Ils s’avancèrent jusqu’à elle, et l’aîné d’entre eux lui parla de la sorte :

— Bonsoir, grand’mère ? Pourriez-vous nous enseigner le chemin pour aller au Château de Cristal ?

— Oui vraiment, mes enfants, je sais où est le Château de Cristal, répondit la vieille ; mais, attendez ici jusqu’à ce que mon fils aîné soit rentré, et celui-là vous donnera des nouvelles toutes fraîches du Château de Cristal, car il y va tous les jours. Il est en voyage, pour le moment, mais, il ne tardera pas à rentrer. Peut-être même l’avez-vous vu, dans la forêt ?

— Nous n’avons vu personne, dans la forêt, grand’mère.

— Vous avez dû l’entendre, alors, car on l’entend ordinairement où il passe, celui-là....Tenez ! le voilà qui arrive : l’entendez-vous ?

Et ils entendirent, en effet, un vacarme pareil à celui qu’ils avaient entendu deux fois, dans la forêt, mais plus effrayant encore.

— Cachez-vous, vite, là, sous les branches d’arbres, leur dit la vieille, car mon fils, quand il rentre, a toujours grand’faim, et je crains qu’il ne veuille vous manger.

Les cinq frères se cachèrent de leur mieux, et un géant descendit du ciel, et, dès qu’il eut touché la terre, il se mit à flairer l’air et dit :

— Il y a ici odeur de chrétien, mère, et il faut que j’en mange, car j’ai grand’faim !

La vieille prit un gros bâton, et, le montrant au géant : — « Vous voulez toujours tout manger, vous ! Mais, gare à mon bâton, si vous faites le moindre mal à mes neveux, les fils de ma sœur, des enfants si gentils et si sages, qui sont venus me voir. »

Le géant trembla de peur, à la menace de la vieille, et promit de ne pas faire de mal à ses cousins.

Alors, la vieille dit aux cinq frères qu’ils pouvaient se montrer, et les présenta à son fils, qui dit :

— Ils sont bien gentils, c’est vrai, mes cousins, mais, comme ils sont petits, mère !

Enfin, en leur qualité de cousins, il voulut bien ne pas les manger.

— Non seulement vous ne leur ferez pas de mal, mais, il faut encore que vous leur rendiez service, lui dit sa mère.

-— Quel service faut-il donc que je leur rende ?

— Il faut que vous les conduisiez au Château de Cristal, où ils veulent aller voir leur sœur.

— Je ne puis pas les conduire jusqu’au Château de Cristal, mais, je les conduirai volontiers bon bout de chemin, et les mettrai sur la bonne voie.

— Merci, cousin, nous n’en demandons pas davantage, dirent les cinq frères.

— Eh bien ! couchez-vous là, près du feu, et dormez, car il faut que nous partions demain matin, de bonne heure. Je vous éveillerai, quand le moment sera venu.

Les cinq frères se couchèrent dans leurs manteaux, autour du feu, et feignirent de dormir ; mais, ils ne dormaient pas, car ils n’osaient pas trop se fier à la promesse de leur cousin le géant. Celui-ci se mit, alors, à souper, et il avalait un mouton à chaque bouchée.

Vers minuit, il éveilla les cinq frères et leur dit :

— Allons ! debout, cousins, il est temps de partir.

Il étendit un grand drap noir sur la terre, près du feu, et dit aux cinq frères de se mettre dessus, montés sur leurs chevaux. Ce qu’ils firent. Alors, le géant entra dans le feu, et sa mère y jeta force bois, pour l’alimenter. A mesure que le feu augmentait, les frères entendaient s’élever graduellement un bruit pareil à celui qu’ils avaient entendu dans la forêt, en venant, et, peu à peu, le drap sur lequel ils étaient se soulevait de terre, avec eux et leurs chevaux. Quand les habits du géant furent consumés, il s’éleva dans l’air, sous la forme d’une énorme boule de feu. Le drap noir s’éleva aussi à sa suite, emportant les cinq frères et leurs chevaux, et les voilà de voyager ensemble, à travers l’air. Au bout de quelque temps, le drap noir, avec les cinq frères et leurs chevaux, fut déposé sur une grande plaine. Une moitié de cette plaine était aride et brûlée, et l’autre moitié était fertile et couverte d’herbe haute et grasse. Dans la partie aride et brûlée de la plaine, il y avait un troupeau de chevaux, gras, luisants et pleins d’ardeur ; au contraire, dans la partie où l’herbe était abondante et grasse, on voyait un autre troupeau de chevaux maigres, décharnés et se soutenant à peine sur leurs jambes. Et ils se battaient et cherchaient à se manger réciproquement.

Le géant, ou la boule de feu, avait poursuivi sa route, après avoir déposé les frères sur cette plaine, et il leur avait dit : — « Vous êtes là sur la bonne voie pour aller au Château de Cristal ; tâchez de vous en tirer, a présent, de votre mieux, car je ne puis vous conduire plus loin. »

Leurs chevaux étaient morts en touchant la terre, de sorte qu’ils se trouvaient, à présent, à pied. Ils essayèrent d’abord de prendre chacun un des beaux chevaux qu’ils voyaient dans la partie aride de la plaine ; mais, ils ne purent jamais en venir à bout. Ils se rabattirent, alors, sur les chevaux maigres et décharnés, en prirent chacun un, et montèrent dessus. Mais, les chevaux les emportèrent parmi les ajoncs et les broussailles qui couvraient une partie de la plaine, et les jetèrent à terre, tout meurtris et sanglants. Les voilà bien embarrassés ! Que faire ? — Retournons à la maison, nous n’arriverons jamais à ce château maudit, dit un d’eux.

— C’est, en effet, ce que nous avons de mieux à faire, répondirent les autres.

Et ils retournèrent sur leurs pas ; mais, ils évitèrent de repasser par l’endroit où ils avaient rencontré la vieille femme qui entretenait le feu, et le géant son fils.

Ils arrivèrent enfin à la maison, après beaucoup de mal et de fatigue, et racontèrent tout ce qui leur était arrivé, dans leur voyage. Leur jeune frère Yvon était, selon son ordinaire, assis sur un galet rond, au coin du foyer, et, quand il entendit le récit de leurs aventures et tout le mal qu’ils avaient eu, sans pourtant réussir à voir leur sœur, il dit :

— Moi, je veux aussi tenter l’aventure, à mon tour, et, je ne reviendrai pas à la maison sans avoir vu ma sœur Yvonne.

— Toi, imbécile ! lui dirent ses frères, en haussant les épaules.

— Oui, moi, et je verrai ma sœur Yvonne, vous dis-je, en quelque lieu qu’elle soit.

On lui donna un vieux cheval fourbu, une vraie rosse, et il partit, seul.

Il suivit la même route que ses frères, se dirigeant toujours du côté du soleil levant, arriva aussi à la forêt et, à l’entrée de l’avenue du Château de Cristal, il rencontra une vieille femme qui lui demanda :

— Où allez-vous ainsi, mon enfant ?

— Au Château de Cristal, grand’mère, pour voir ma sœur.

— Eh bien ! mon enfant, n’allez pas par ce chemin-là, mais par celui-ci, jusqu’à ce que vous arriviez à une grande plaine ; alors, vous suivrez la lisière de cette plaine, jusqu’à ce que vous voyiez une route dont la terre est noire. Prenez cette route-là, et, quoi qu’il arrive, quoi que vous puissiez voir ou entendre, quand bien même le chemin serait plein de feu, ne vous effrayez de rien, marchez toujours droit devant vous, et vous arriverez au Château de Cristal, et vous verrez votre sœur.

— Merci, grand’mère, répondit Yvon, et il s’engagea dans le chemin que lui montra la vieille.

Il arriva, sans tarder, à la plaine dont elle lui avait parlé, et la côtoya tout du long, jusqu’à ce qu’il vît la route à la terre noire. Il voulut la prendre, suivant le conseil de la vieille, mais, elle était remplie, à l’entrée, de serpents entrelacés, de sorte qu’il eut peur et hésita un moment. Son cheval lui-même reculait d’horreur, quand il voulait le pousser dans ce chemin. Comment faire ? se dit-il ; on m’a pourtant dit qu’il fallait passer par là !

Il enfonça ses éperons dans les flancs de son cheval, et il entra dans la route aux serpents et à la terre noire. Mais, aussitôt, les serpents s’enroulèrent autour des jambes de l’animal, le mordirent, et il tomba mort sur la place. Voilà le pauvre Yvon à pied, au milieu de ces hideux reptiles, qui sifflaient et se dressaient menaçants autour de lui. Mais, il ne perdit pas courage pour cela ; il continua de marcher, et arriva enfin à l’autre extrémité de la route, sans avoir éprouvé aucun mal. Il en fut quitte pour la peur.

Il se trouva, alors, au bord d’un grand étang, et il ne voyait aucune barque pour passer de l’autre côté, et il ne savait pas nager, de sorte qu’il était encore fort embarrassé. — « Comment faire ? se disait-il ; je ne veux pourtant pas retourner sur mes pas ; j’essayerai de passer, arrive que pourra. »

Et il entra résolument dans l’eau. Il en eut d’abord jusqu’aux genoux, puis jusqu’aux aisselles, puis jusqu’au menton, et enfin par-dessus la tête. Il continua d’avancer, malgré tout, et finit par arriver, sans mal, de l’autre côté de l’étang.

En sortant de l’eau, il se trouve à l’entrée d’un chemin profond, étroit et sombre et rempli d’épines et de ronces qui allaient d’un bord à l’autre de la route, et avaient racine en terre des deux bouts. — « Je ne pourrai jamais passer par là, se disait-il. » Il ne désespéra pourtant pas. Il se glissa, à quatre pattes, par-dessous les ronces, rampa comme une couleuvre et finit par passer. Dans quel état, hélas 1 Son corps était tout déchiré et tout sanglant, et il n’avait plus le moindre lambeau de vêtement sur lui. Mais, il avait passé, malgré tout.

Un peu plus loin, il vit venir à lui, au grand galop, un cheval maigre et décharné. Le cheval, arrivé près de lui, s’arrêta comme pour l’inviter à monter sur son dos. Il reconnut alors que c’était son propre cheval, qu’il avait cru mort. Il lui témoigna beaucoup de joie de le retrouver en vie, et monta sur son dos en lui disant : — « Mille bénédictions sur toi, mon pauvre animal, car je suis rendu de fatigue. Je n’en puis plus. »

Ils continuèrent leur route, et arrivèrent alors à un endroit où il y avait un grand rocher, placé sur deux autres grands rochers. Le cheval frappa du pied sur le rocher de dessus, qui bascula aussitôt et laissa voir l’entrée d’un souterrain, et il entendit une voix qui en sortit, et dit : — « Descends de ton cheval, et entre. »

Il obéit à la voix, descendit de cheval et entra dans le souterrain. Il fut d’abord suffoqué par une odeur insupportable, une odeur de reptiles venimeux de toute sorte. Le souterrain était, de plus, fort obscur, et il ne pouvait avancer qu’à tâtons. Au bout de quelques moments, il entendit derrière lui un vacarme épouvantable, comme si une légion de démons s’avançait sur lui. Il faudra, sans doute, mourir ici, pensa-t-il. Il continua, pourtant, d’avancer de son mieux. Il vit enfin poindre devant lui une petite lumière, et cela lui donna du courage. Le vacarme allait toujours croissant, derrière lui, et approchant. Mais, la lumière aussi grandissait, à mesure qu’il s’avançait vers elle. Enfin, il sortit sain et sauf du souterrain...

Il se trouva alors dans un carrefour, et il fut encore embarrassé. Quel chemin prendre ? Il suivit celui qui faisait face au souterrain, et continua d’aller tout droit devant lui. Il y avait beaucoup de barrières sur ce chemin, hautes et difficiles à franchir. Ne pouvant les ouvrir, il grimpait sur les poteaux, et passait par-dessus. La route allait, à présent, en descendant, et, à l’extrémité, tout lui paraissait être de cristal. Il voyait un château de cristal, un ciel de cristal, un soleil de cristal, enfin tout ce qu’il voyait était de cristal. — « C’est dans un château de cristal qu’on m’a dit que ma sœur demeure, et j’approche, sans doute, du terme de mon voyage et de mes peines, car voilà bien un château de cristal, » — se dit-il avec joie.

Le voilà près du château. Il était si beau, si resplendissant de lumière, que ses yeux en étaient éblouis. Il entra dans la cour. Comme tout était beau et brillant, par-là ! Il voit un grand nombre de portes sur le château ; mais, elles sont toutes fermées. Il parvient à se glisser dans une cave, par un soupirail, puis, de là, il monte et se trouve dans une grande salle, magnifique et resplendissante de lumière. Six portes donnent sur cette salle, et elles s’ouvrent d’elles-mêmes, dès qu’il y touche. De cette première salle, il passe dans une seconde, plus belle encore. Trois autres portes sont à la suite les unes des autres, donnant sur trois autres salles, toutes plus belles les unes que les autres. Dans la dernière salle, il voit sa sœur endormie sur un beau lit. Il reste quelque temps à la regarder, immobile d’admiration, tant il la trouve belle. Mais, elle ne s’éveillait pas, et le soir vint. Alors, il entend comme le bruit des pas de quelqu’un qui vient et fait résonner des grelots, à chaque pas. Puis, il voit entrer un beau jeune homme, qui va droit au lit sur lequel était couchée Yvonne, et lui donne trois soufflets retentissants. Pourtant, elle ne s’éveille ni ne bouge. Alors, le beau jeune homme se couche aussi sur le lit, à côté d’elle. Voilà Yvon bien embarrassé, ne sachant s’il doit s’en aller ou rester. Il se décide à rester, car il lui paraît que cet homme traite sa sœur d’une singulière façon. Le jeune mari s’endort aussi à côté de sa femme. Ce qui étonne encore Yvon, c’est qu’il n’entend pas le moindre bruit dans le château, et qu’il paraît qu’on n’y mange pas. Lui-même, qui était arrivé avec un grand appétit, n’en a plus du tout, à présent. La nuit se passe dans le plus profond silence. Au point du jour, le mari d’Yvonne s’éveille et donne encore à sa femme trois soufflets retentissants. Mais, elle ne paraît pas s’en apercevoir, et ne s’éveille toujours pas. Puis il part aussitôt.

Tout cela étonnait fort Yvon, toujours silencieux, dans son coin. Il craignait que sa sœur ne fût morte. Il se décida enfin, pour s’en assurer, à lui donner un baiser. Elle s’éveilla alors, ouvrit les yeux et s’écria, en voyant son frère près d’elle : — Oh ! que j’ai de joie de te revoir, mon frère chéri !

Et ils s’embrassèrent tendrement. Alors Yvon demanda à Yvonne :

— Et ton mari, où est-il, sœur chérie ?

— Il est parti en voyage, frère chéri.

— Est-ce qu’il y a longtemps qu’il n’a pas été à la maison ?

— Non, vraiment, il n’y a pas longtemps, frère chéri ; il vient de partir, il n’y a qu’un moment.

— Comment, est-ce que tu ne serais pas heureuse avec lui, ma pauvre sœur ?

— Je suis très heureuse avec lui, frère chéri.

— Je l’ai pourtant vu te donner trois bons soufflets, hier soir, en arrivant, et trois autres, ce matin, avant de partir.

— Que dis-tu là, frère chéri ? Des soufflets !... C’est des baisers qu’il me donne, le soir et le matin.

— De singuliers baisers, ma foi ! Mais, puisque tu ne t’en plains pas, après tout... Comment, mais on ne mange donc jamais ici ?

— Depuis que je suis ici, mon frère chéri, je n’ai jamais éprouvé ni faim, ni soif, ni froid, ni chaud, ni aucun besoin, ni aucune contrariété. Est-ce que tu as faim, toi ?

— Non, vraiment, et c'est ce qui m’étonne. Est-ce qu’il n’y a que toi et ton mari dans ce beau château ?

— Oh ! si. Nous sommes nombreux ici, mon frère chéri. Quand je suis arrivée, j’ai vu tous ceux qui y sont ; mais, depuis, je ne les ai jamais revus, parce que je leur avais parlé, quoiqu’on me l’eût défendu.

Ils passèrent la journée ensemble, à se promener par le château et à causer de leurs parents, de leur pays et d’autres choses. Le soir, le mari d’Yvonne arriva, à son heure ordinaire. Il reconnut son beau-frère, et témoigna de la joie, de le revoir.

— Vous êtes donc venu nous voir, beau-frère ? lui dit-il.

— Oui, beau-frère, et ce n’est pas sans beaucoup de mal.

— Je le crois, car tout le monde ne peut pas venir jusqu’ici ; mais, vous retournerez à la maison plus facilement : je vous ferai passer les mauvais chemins.

Yvon resta quelques jours avec sa sœur. Son beau-frère partait, tous les matins, sans dire où il allait, et était absent durant tout le jour. Yvon, intrigué par cette conduite, demanda, un jour, à sa sœur :

— Où donc va ton mari ainsi, tous les matins ? Quel métier a-t-il aussi ?

— Je ne sais pas, mon frère chéri ; il ne m’en a jamais rien dit. Il est vrai que je ne le lui ai pas demandé aussi.

— Eh bien ! moi, j’ai envie de lui demander de me permettre de l’accompagner, car je suis curieux de savoir où il va ainsi, tous les jours.

— Oui, demande-le-lui, mon frère chéri.

Le lendemain matin, au moment où le mari d’Yvonne s’apprêtait à partir, Yvon lui dit :

— Beau-frère, j’ai envie de vous accompagner, aujourd’hui, dans votre tournée, pour voir du pays, et prendre l’air ?

— Je le veux bien, beau-frère ; mais, à la condition que vous ferez tout comme je vous dirai.

— Je vous promets, beau-frère, de vous obéir en toute chose.

— Écoutez-moi bien, alors : il faudra, d’abord, ne toucher à rien et ne parler qu’à moi seul, quoi que vous voyiez ou entendiez.

— Je vous promets de ne toucher à rien et de ne parler qu’à vous seul.

— C’est bien ; partons, alors.

Et ils partirent de compagnie du Château de Cristal. Ils suivirent d’abord un sentier étroit, où ils ne pouvaient marcher tous les deux de front. Le mari d’Yvonne marchait devant, et Yvon le suivait de près. Ils arrivèrent ainsi à une grande plaine sablonneuse, aride et brûlée. Et, pourtant, il y avait là des bœufs et des vaches gras et luisants, qui ruminaient tranquillement couchés sur le sable et qui paraissaient heureux. Cela étonna fort Yvon ; mais, il ne dit mot, pourtant.

Plus loin, ils arrivèrent a une autre plaine où l’herbe était abondante, haute et grasse, et, pourtant, il y avait là des vaches et des bœufs maigres et décharnés, et ils se battaient et beuglaient à faire pitié. Yvon trouva tout cela bien étrange encore, et il demanda a son beau-frère :

— Que signifie donc ceci, beau-frère ? Jamais je n’ai vu pareille chose : des vaches et des bœufs de bonne mine et luisants de graisse, là où il n’y a que du sable et des pierres, tandis que, dans cette belle prairie, où ils sont dans l’herbe jusqu’au ventre, vaches et bœufs sont d’une maigreur à faire pitié, et paraissent près de mourir de faim.

— Voici ce que cela signifie, beau-frère. Les vaches et les bœufs gras et luisants, dans la plaine aride et sablonneuse, ce sont les pauvres qui, contents de leur sort et de la condition que Dieu leur a faite, ne convoitent pas le bien d’autrui ; et les vaches et les bœufs maigres, dans la prairie où ils ont de l’herbe jusqu’au ventre, et qui se battent continuellement et paraissent près de mourir de faim, ce sont les riches, qui ne sont jamais satisfaits de ce qu’ils ont et cherchent toujours amasser du bien, aux dépens des autres, se querellant et se battant constamment.

Plus loin, ils virent, au bord d’une rivière, deux arbres qui s’entre-choquaient et se battaient avec tant d’acharnement qu’il en jaillissait au loin des fragments d’écorce et des éclats de bois. Yvon avait un bâton à la main, et, quand il fut près des deux arbres, il interposa son bâton entre les deux, combattants, en leur disant :

— Qu’avez-vous donc A vous maltraiter de la sorte ? Cessez de vous faire du mal, et vivez en paix.

A peine eut-il prononcé ces paroles, qu’il fut étonné de voir les deux arbres se changer en deux, hommes, mari et femme, qui lui parlèrent

— Notre bénédiction sur vous ! Voici trois cents ans passés que nous nous battions ainsi, avec acharnement, et personne n’avait pitié de nous, ni ne daignait nous adresser la parole. Nous sommes deux époux qui nous disputions et nous battions constamment, quand nous étions sur la terre, et, pour notre punition, Dieu nous avait condamnés à continuer de nous battre encore ici, jusqu’à ce que quelque âme charitable eut pitié de nous, et nous adressât une bonne parole. Vous avez mis fin à notre supplice, en agissant et en parlant comme vous l’avez fait, et nous allons, à présent, au paradis, où nous espérons vous revoir, un jour.

Et les deux époux disparurent aussitôt.

Alors Yvon entendit un vacarme épouvantable, des cris, des imprécations, des hurlements, des grincements de dents, des bruits de chaînes... C’était à glacer le sang dans les veines.

—- Que signifie ceci ? demanda-t-il à son beau-frère.

— Ici, nous sommes à l’entrée de l’enfer ; mais, nous ne pouvons pas aller plus loin ensemble, car vous m’avez désobéi. Je vous avais bien recommandé de ne toucher et de n’adresser la parole à nul autre que moi, durant notre voyage, et vous avez parlé et touché aux deux arbres qui se battaient, au bord de la rivière. Retournez auprès de votre sœur, et moi, je vais continuer ma route. Je rentrerai à mon heure ordinaire, et alors, je vous mettrai sur le bon chemin pour retourner chez vous. »

Et Yvon s’en retourna au Château de Cristal, seul et tout confus, pendant que son beau-frère continuait sa route.

Quand sa sœur le vit revenir :

— Te voilà déjà de retour, mon frère chéri ? lui dit-elle.

— Oui, ma sœur chérie, répondit-il, tout triste.

— Et tu reviens seul ?

— Oui, je reviens seul.

— Tu auras, sans doute, désobéi en quelque chose à mon mari ?

— Oui, j’ai parlé et touché à deux arbres qui se battaient avec acharnement, au bord d’une rivière, et alors ton mari m’a dit qu’il fallait m’en retourner au château.

— Et, comme cela, tu ne sais pas où il va ?

— Non, je ne sais pas où il va.

Vers le soir, le mari d’Yvonne rentra, à son heure habituelle, et dit à Yvon :

— Vous m’avez désobéi, beau-frère ; vous avez parlé et touché, malgré ma recommandation et malgré votre promesse de n’en rien faire, et, à présent, il vous faut retourner encore un peu dans votre pays, pour voir vos parents ; vous reviendrez ici, sans tarder, et ce sera alors pour toujours.

Yvon fit ses adieux à sa sœur. Son beau-frère le mit alors sur le bon chemin pour s’en retourner dans son pays, et lui dit :

— Allez, à présent, sans crainte, et au revoir, car vous reviendrez, sans tarder.

Yvon chemine par la route où l’a mis son beau-frère, un peu triste de s’en retourner ainsi, et rien ne vient le contrarier, durant son voyage. Ce qui l’étonné le plus, c’est qu’il n’a ni faim, ni soif, ni envie de dormir. A force de marcher, sans jamais s’arrêter, ni de jour ni de nuit, — car il ne se fatiguait pas non plus, — il arrive enfin dans son pays. Il se rend à l’endroit où il s’attend à retrouver la maison de son père, et est bien étonné d’y trouver une prairie avec des hêtres et des chênes fort vieux.

— C’est pourtant ici, ou je me trompe fort, se disait-il.

Il entre dans une maison, non loin de là, et demande où demeure Iouenn Dagorn, son père.

— Iouenn Dagorn ?… Il n’y a personne de ce nom par-ici, lui répond-on.

Cependant un vieillard, qui était assis a foyer, dit :

— J’ai entendu mon grand-père parler d’un Iouenn Dagorn ; mais, il y a bien longtemps qu’il est mort, et ses enfants et les enfants de ses enfants sont également tous morts, et il n’y a plus de Dagorn dans le pays.

Le pauvre Yvon fut on ne peut plus étonné de tout ce qu’il entendait, et, comme il ne connaissait plus personne dans le pays et que personne ne le connaissait, il se dit qu’il n’avait plus rien à y faire, et que le mieux était de suivre ses parents où ils étaient allés. Il se rendit donc au cimetière et vit la leurs tombes, dont quelques-unes dataient déjà de trois cents ans.

Alors, il entra dans l’église, y pria du fond de son cœur, puis mourut sur la place, et alla sans doute, rejoindre sa sœur, au Château de Cristal.


Conté par Louis Le Braz, tisserand, à Prat (Côtes-du-Nord), novembre 1873.


Ce conte et les trois qui précèdent pourraient fournir matière à d’intéressants commentaires, que l’économie matérielle de notre publication m’interdit ici. Ils ont paru, pour la première fois, dans la Revue celtique, tome II, 1875, page 289, sous le titre collectif de : La Femme du Soleil.

L’introduction de l’élément chrétien parait, ici comme dans le conte précédent, être postérieure à l’origine de la fable.


V


LA PRINCESSE DE TRONKOLAINE
_____



Kement-man oa d’ann amzer
Ma ho devoa dennt ar ier.

Ceci se passait du temps
Où les poules avaient des dents.


IL y avait, une fois, un vieux charbonnier qui avait fait faire vingt-cinq baptêmes. Il ne trouvait plus de parrain pour le vingt-sixième enfant qui venait de lui naître. Il trouvait bien une marraine. Comme il allait à la recherche d’un parrain, il rencontra un beau carrosse, dans lequel il y avait un roi. Il s’agenouilla sur la route, son chapeau à la main. Le roi, en le voyant, descendit de son carrosse et lui donna une pièce de deux écus.

— Sauf votre grâce, sire, lui dit le charbonnier, ce n’est pas l’aumône que je cherche, mais bien un parrain pour mon dernier enfant, qui vient de naître, et je n’en trouve point.

— Pourquoi donc cela ? demanda le roi.

— C’est que, sire, j’ai déjà fait faire vingt-cinq baptêmes, et tous mes voisins ont été compères chez moi. Je trouve bien une commère.

— Eh bien ! reprit !e roi, retournez chez vous ; venez à l’église avec l’enfant et la marraine, et je serai le parrain, moi.

Et le vieux charbonnier s’en retourna à sa hutte, tout joyeux. On avertit la marraine, et ils se rendirent à l’église avec l’enfant. Le roi y était déjà à les attendre.

Quand le baptême fut terminé, le parrain donna mille écus au père pour élever son filleul et l’envoyer à l’école. Il lui donna encore une moitié de platine pour remettre à l’enfant, qui la lui rapporterait quand il aurait atteint l’âge de dix-huit ans. Puis il partit.

L’enfant avait été nommé Charles.

A l’âge de sept ou huit ans, on envoya Charles à l’école, et il apprenait tout ce qu’il voulait. Parvenu à l’âge de dix-huit ans, son père lui remit la moitié de platine et lui dit d’aller voir son parrain, le roi de France, à sa cour, à Paris. Le jeune homme partit, monté sur un beau cheval, et ayant dans sa poche sa moitié de platine. Il avait vraiment bonne mine. Il rencontra, dans un chemin creux et étroit, une petite vieille femme, qui lui dit qu’un peu plus loin il verrait, auprès d’une fontaine, un individu qui l’inviterait à boire ; — « mais, poursuivez votre route, mon fils, et ne buvez pas, quelque insistance qu’il y mette. »

— C’est bien, grand’mère, je ne boirai pas de l’eau de leur fontaine, dit Charles.

Quand il arriva à la fontaine, il vit l’individu assis à l’ombre, comme un voyageur qui se repose un instant, et il lui dit :

— Jeune homme, venez boire un peu d’eau.

— Merci ! Je n’ai pas soif, répondit-il.

— Venez boire une goutte seulement, vous n’avez jamais bu d’aussi bonne eau.

Il insista tant, qu’il s’approcha pour goûter l’eau de la fontaine. Mais, s’étant mis à genoux, pour boire à même le bassin, l’inconnu lui prit sa moitié de platine dans sa poche, sauta sur son cheval et partit au galop. Charles courut après lui ; mais, hélas ! il ne put l’atteindre, et bientôt il perdit de vue l’homme et le cheval.

— Hélas ! se dit-il, je n’ai pas obéi au conseil de la vieille femme. Que faire, maintenant ? N’importe ! j’irai à pied ; tôt ou tard, j’arriverai aussi à Paris, et alors nous verrons.

Et il se remit en route.

Quand l’homme de la fontaine, le voleur, arriva à Paris, il demanda aussitôt à parler au roi, et lui présenta sa moitié de platine. On rapprocha les deux moitiés, et l'on trouva qu’elles se ressemblaient et s’ajustaient parfaitement ; si bien que le drôle fut le bienvenu auprès du roi, qui le prenait pour son filleul, et il n’avait rien à faire tous les jours que manger, boire, faire bonne chère et se promener.

Quelque temps après, Charles arriva aussi. On le prit au palais comme pâtre. Le faux filleul, voyant cela, eut peur, et chercha les moyens de se défaire de lui et de le perdre. Il dit un jour au roi :

— Si vous saviez, mon parrain, ce que le gardeur de moutons a dit ?

— Qu’a-t-il dit ? demanda le roi.

— Ce qu’il a dit ? Il a dit qu’il était homme à aller demander au Soleil pourquoi il est si rouge, le matin, quand il se lève.

— Bah ! ce n’est pas possible, à moins qu’il n’ait perdu la tête.

— Il l’a dit, sur ma foi, mon parrain, et je pense qu’il serait bon de l’y envoyer.

On appela le gardeur de moutons auprès du roi.

— Comment ! jeune pâtre, vous avez dit que vous êtes homme à aller demander au Soleil pourquoi il est si rouge, quand il se lève, le

— Moi, mon roi ? Comment aurais-je pu dire pareille chose ?

— Vous l’avez dit, car mon filleul me l’a assuré ; il faut que vous accomplissiez ce dont vous vous êtes vanté, sinon il n’y a que la mort pour vous. Vous partirez demain matin.

Voilà le pauvre Charles bien embarrassé, je vous prie de le croire. Il ne dormit goutte de

Le lendemain matin, avant de se mettre en route, il fit le signe de la croix, et dit : « A la grâce de Dieu ! »

Il se dirigea vers le levant. Il n’était pas allé loin encore qu’il rencontra un vieillard à barbe blanche, qui lui dit ;

— Où allez-vous comme cela, mon fils, et pourquoi êtes-vous si triste ?

— Ma foi, grand-père, où je vais, je ne le sais guère ; et, si je suis triste, ce n’est pas sans motif. Le roi m’a ordonné d’aller demander au Soleil pourquoi il est si rouge, quand il se lève, le matin.

— Eh bien ! mon garçon, faites exactement comme je vous dirai, et vous pourrez réussir. Voici un cheval de bois ; montez dessus, et il vous portera au pays où le Soleil se lève. Vous arriverez au pied d’une montagne très haute ; vous descendrez alors, vous laisserez votre cheval au pied de la montagne et vous monterez jusqu’au sommet. Là, vous verrez un beau château. C’est le château du Soleil. Vous n’aurez qu’à entrer et faire votre commission.

— Merci, grand-père.

Charles monta sur le cheval de bois, qui s’éleva avec lui en l’air, et ils se trouvèrent bientôt au pied de la haute montagne. Charles la gravit seul jusqu'au sommet. Il aperçut alors le palais du Soleil, y entra sans obstacle et demanda :

— Le Soleil est-il à la maison ?

— Non, lui répondit une vieille femme, qui se trouvait là, — sa mère, sans doute ; — que lui voulez-vous ?

— J’ai besoin de lui parler, grand’mère.

— Eh bien ! si vous voulez attendre un peu, il arrivera sans tarder. Mais, mon pauvre enfant, mon fils aura grand’faim, quand il arrivera, et il voudra vous manger. Restez tout de même, car votre mine me plaît, et je l’empêcherai de vous faire du mal.

Bientôt après arriva le Soleil, en criant :

— J’ai faim ! j’ai grand’faim ! ma mère.

— C’est bien, asseyez-vous là, mon fils, et je vais vous donner à manger, lui dit la. vieille.

— Je sens l’odeur de chrétien, mère, et il faut que je le mange ! s’écria le Soleil, un instant après.

— Eh bien ! par exemple, si vous croyez que je vais vous laisser manger cet enfant, vous vous trompez joliment ! Voyez quel charmant garçon !

— Qu’es-tu venu faire ici ? demanda le Soleil à Charles.

— On m’a commandé, Monseigneur le Soleil, de venir vous demander pourquoi vous êtes si rouge, le matin, quand vous vous levez.

— Eh bien ! je ne te ferai pas de mal, car ta mine me plaît, et je t’apprendrai même ce que tu désires savoir. La Princesse de Tronkolaine demeure là, dans un château voisin du mien, et il me faut, tous les matins, me montrer dans toute ma splendeur, quand je passe au-dessus de sa demeure, pour n’être pas vaincu par elle en beauté.

Le lendemain, le Soleil se leva de bon matin et commença sa tournée, comme d’habitude, et Charles partit aussitôt que lui. Descendu de la montagne, il retrouva son cheval de bois qui l’attendait. Il monta dessus et fut ramené en peu de temps à l’endroit où il avait rencontré le vieillard. Il était encore là qui l’attendait.

— Eh bien ! mon fils, lui dit-il, avez-vous réussi dans votre entreprise ?

— Oui, vraiment, grand-père, répondit Charles, et la bénédiction de Dieu soit sur vous !

— C’est bien ; quand vous aurez encore besoin de moi, appelez-moi et vous me reverrez.

Et aussitôt, il disparut, il ne sut comment.

Quand Charles revint au palais du roi, tout le monde était étonné de voir comme il était content et joyeux.

— Eh bien ! lui dit le roi, me diras-tu à présent pourquoi le Soleil est si rouge, le matin, quand il se lève ?

— Oui, sire, je vous le dirai.

— Et pourquoi donc ?

— C’est que, non loin du château du Soleil, se trouve celui de la Princesse de Tronkolaine, et il lui faut paraître, chaque matin, dans toute sa splendeur, quand il passe au-dessus du château, pour n’être pas éclipsé par elle.

— C’est bien, répondit le roi. Et il le renvoya à ses moutons.

Peu de temps après, le faux filleul dit encore au roi :

— Si vous saviez, parrain, ce que le gardeur de moutons a dit ?

— Et qu’a-t-il donc dit encore ?

— Ce qu’il a dit ? Il a dit qu’il est homme à vous amener ici la Princesse de Tronkolaine, pour que vous l’épousiez.

— Vraiment ? Dites-lui de venir me trouver, tout de suite.

Le pauvre Charles se rendit auprès du roi, fort inquiet.

— Comment ! jeune pâtre, vous avez dit être capable de m’amener ici la Princesse de Tronkolaine, pour Être ma femme ?

— Comment aurais-je pu dire pareille chose, sire ? Il faudrait que j’eusse complètement perdu l’esprit pour parler ainsi.

— Vous vous en êtes vanté, et il faut que vous le fassiez, sinon il n’y a que la mort pour vous.

Le lendemain matin Charles se remit en route, triste et soucieux. « Si je rencontrais encore le vieillard de l’autre fois ! » se disait-il en lui-même. A peine eut-il prononcé ces paroles, qu’il aperçut le vieillard qui venait à lui.

— Bonjour, mon fils, lui dit-il.

— A vous pareillement, grand-père.

— Où allez-vous ainsi, mon enfant ?

— Ma foi, grand-père, je n’en sais trop rien. Le roi m’a encore ordonné de lui amener à sa cour la Princesse de Troakolaine, et je ne sais comment m’y prendre.

— C’est bien, mon garçon. Prenez d’abord cette baguette blanche. Retournez vers le roi, et dites-lui qu’il vous faut trois bateaux, dont un chargé de gruau, un antre de lard et le troisième, de viande salée. Le gruau sera pour le roi des fourmis, que vous trouverez dans une ile, au milieu de la mer. Quand vous arriverez dans cette île, vous demanderez : — « N'est-ce pas ici que demeure le roi des fourmis ? — Si, vous dira-t-on.

— Eh bien, voici un cadeau que j'ai pour lui, » ajouterez-vous, en montrant le bateau chargé de gruau. Alors, arriveront toutes les fourmis de l'île, et, en un instant, elles videront le bateau.

— « Ma bénédiction soit avec toi ! vous dira alors le roi des fourmis, et si jamais tu as besoin de nous, appelle le roi des fourmis, et il arrivera aussitôt. » — Plus loin, vous trouverez une autre île, où demeure le roi des lions. Vous demanderez encore, en arrivant : — « N'est-ce pas ici que demeure le roi des lions ? —Si, vous sera-t-il répondu, c'est ici. » Et vous ajouterez : — « C'est que voici un cadeau que j'ai pour lui ; » — et vous montrerez le bateau chargé de lard. Alors, vous verrez arriver des lions, de tous les côtés de l'île, et, en un instant, le bateau sera vidé. Le roi des lions vous dira aussi : — « Ma bénédiction soit avec toi ! Si jamais tu as besoin de moi, tu n'auras qu'à appeler le roi des lions, et j'arriverai aussitôt. » — Enfin, vous arriverez ensuite dans une troisième île, où demeure le roi des éperviers. En y abordant, vous demanderez :

— « N'est-ce pas ici que demeure le roi des éperviers ? — Si, vous sera-t-il répondu, c'est ici. — C'est bien, ajouterez-vous, voici un cadeau que j’ai pour lui. » — Et vous montrerez le bateau chargé de viande salée. Aussitôt, arrivera le roi des éperviers, accompagné de ses sujets, et, en un instant, le bateau sera vidé. — « Ma bénédiction soit avec toi ! dira aussi le roi des éperviers, et si tu as jamais besoin de moi, tu n’auras qu’à appeler le roi des éperviers, et aussitôt j’arriverai. » — Le roi, votre parrain, vous fournira les trois bateaux chargés de gruau, de lard et de viande. Avant de vous embarquer, faites une croix avec votre baguette blanche sur le sable du rivage, et aussitôt soufflera un vent favorable pour vous conduire à votre destination. Prenez bien garde à faire tout exactement comme je vous ai dit, et vous réussirez.

— Merci, et ma bénédiction soit avec vous, grand-père, dit Charles.

Et il partit.

Voilà Charles en mer, avec ses trois bateaux. Il arrive dans la première île, où demeure le roi des fourmis, et il demande :

— N’est-ce pas ici que demeure le roi des fourmis ?

— Si, c’est ici, lui répond-on.

— Eh bien, voici un cadeau que j’ai pour lui ; allez lui dire, je vous prie, de venir le recevoir.

On avertit le roi des fourmis, et il vint aussitôt, accompagné d’une infinité de fourmis. En un instant, le bateau fut vidé, et le roi dit alors:

— Ma bénédiction sur toi, Charles, filleul du roi de France. Tu nous a sauvés ; car la famine désolait mon royaume, et nous allions tous mourir de faim. Si jamais tu as besoin de moi et de mes sujets, tu n'auras qu'à appeler le roi des fourmis, et j'arriverai aussitôt.

Charles continua sa route, et, pour abréger, il arriva dans l'île où demeurait le roi des lions, puis dans celle où demeurait le roi des éperviers; il fit exactement comme lui avait recommandé le vieillard, et tous lui promirent aide et protection, au besoin. Avant de s'éloigner de l'île des éperviers, il demanda à leur roi :

— Suis-je encore loin du palais de la Princesse de Tronkolaine ?

— Vous avez encore un bon bout de chemin à faire, lui répondit-on ; mais, vous y arriverez sans mal. Quand vous arriverez, vous verrez la princesse auprès d'une fontaine, occupée à peigner ses cheveux blonds, avec un peigne d'or et un démêloir d'ivoire. Prenez bien garde d'être aperçu d'elle, avant que vous l'ayez vue, car elle vous enchanterait. Elle sera sous un oranger, qui est au-dessus de la fontaine. Allez doucement, doucement, grimpez sur l'arbre, cueillez une orange et jetez-la vite dans la fontaine. Alors la Princesse lèvera la tête, vous sourira, puis vous invitera à descendre et à l'accompagner jusqu'à son château. Vous pourrez la suivre sans crainte.

— Merci, dit Charles au roi des éperviers. Et il continua sa route.

Il arriva sans tarder au pied du château, — un château magnifique. Il vit la Princesse auprès de la fontaine, occupée à peigner ses cheveux blonds avec un peigne d'or et un démêloir d'ivoire, sous un oranger; il grimpa sur l'arbre, sans être aperçu d'elle, cueillit une orange et la jeta dans le bassin de la fontaine. Aussitôt, la princesse leva la tête, et, voyant Charles sur l'arbre :

— Ah! dit-elle, Charles, filleul du Roi de France, c'est donc toi qui es là ! Sois le bienvenu. Descends et accompagne-moi dans mon château. Je ne te veux point de mal ; bien au contraire.

Charles la suivit jusqu'à son château. Jamais ses yeux n'avaient rien vu d'aussi beau.

Il y avait quinze jours qu'il était là, au milieu des plaisirs de toutes sortes, quand il demanda, un jour, à la Princesse si elle consentirait à l'accompagner jusqu'au palais du roi de France ?

— Volontiers, répondit-elle, si vous accomplissez trois travaux que je vous désignerai.

— J'essayerai toujours, dit-il.

Le lendemain matin, la Princesse le conduisit dans un grenier, devant un grand tas de graines de toutes sortes. Il y avait là des graines de lin, de trèfle, de chanvre, de navet et de chou, mêlées ensemble. Elle lui dit qu’avant le coucher du soleil, il fallait qu’il eût réuni toutes les graines de même nature dans un même tas, sans qu’il y eût une graine de nature différente dans aucun des tas. Fuis elle s’en alla.

Le pauvre Charles, resté seul, se mit à pleurer, parce qu’il ne croyait pas qu’il fût possible à personne au monde d’accomplir un pareil travail. Il se rappela alors le roi des fourmis. Il m’avait dit, se dit-il à lui-même, que, si jamais j’avais besoin de lui et des siens, je n’aurais qu’à les appeler, et ils viendraient à mon secours. Il me semble que j’ai assez besoin, d’eux, en ce moment. Voyons donc s’il disait vrai :

— Roi des fourmis, viens à mon secours, car j’en ai grand besoin !

Et aussitôt le roi des fourmis arriva.

— Qu’y a-t-il pour votre service, demanda-t-il, Charles, filleul du roi de France ?

Charles lui fit part de son embarras.

— S’il n’y a que cela, soyez sans inquiétude, ce sera vite fait.

Le roi appela alors ses sujets, et aussitôt il arriva tant de fourmis, de tous côtés, que toute l'aire du grenier en était couverte. Il leur expliqua ce qu’il y avait à faire. Et les voilà toutes au travail. Quand ce fut fini, le roi des fourmis dit à Charles :

— C’est fait. Charles le remercia, et il partit avec toutes ses fourmis.

Au coucher du soleil, quand vint la Princesse, elle trouva Charles assis et l’attendant tranquillement.

— Le travail est-il fait ? demanda-t-elle.

— Oui, princesse, c’est fait, répondit Charles tranquillement.

— Voyons cela.

Et elle examina tous les tas. Elle prenait une poignée de chacun et l’examinait de près. Elle ne trouva en aucun une graine dissemblable et qui ne fût pas à sa place. Elle en était tout étonnée.

— C’est bien travaillé, dit-elle ; allons à présent souper.

Le lendemain matin, elle commanda à Charles d’abattre toute une longue avenue de grands chênes, et elle lui donna pour outils une hache de bois, une scie de bois et des coins de bois. Tous les arbres devaient être à terre pour le coucher du soleil, le même jour.

Voilà encore notre homme bien embarrassé.

— A moins que le roi des lions ne vienne à mon secours, se dit-il, je ne me tirerai jamais d’affaire, cette fois. Et il appela le roi des lions.

— Roi des Lions, venez à mon secours, car j’en ai grand besoin !

Et le roi des lions arriva aussitôt.

— Qu’y a-t-il pour votre service, Charles» filleul du roi de France ? demanda-t-il.

Charles lui conta son embarras.

— N’est-ce que cela ? Soyez sans inquiétude alors, ce ne sera pas long à faire.

Le roi poussa un rugissement terrible, et aussitôt il arriva des lions plein l’avenue.

— Allons ! mes enfants, leur dit le roi, déracinez et mettez-moi en pièces tous ces arbres, et vite !

Et les voilà aussitôt de se mettre à l’ouvrage, et de travailler, chacun de son mieux. Tout était encore terminé, avant le coucher du soleil.

Quand vint la Princesse, elle fut étonnée de voir tous les chênes déracinés et mis en morceaux, et Charles qui dormait ou feignait de dormir, étendu sur le dos.

— Ah ! voici, par exemple, un homme ! se dit-elle.

Elle s’approcha de Charles, tout doucement, sur la pointe des pieds, et lui donna deux baisers. Charles se réveilla.

— Le travail est fait, à ce que je vois, lui dit la Princesse.

— Oui, Princesse, le travail est fait.

— C’est bien. Allons souper, car vous devez avoir faim.

Le lendemain matin, on lui dit d’aller abattre et niveler une grande montagne, beaucoup plus haute que la montagne de Bré. On lui donna une brouette et une pelle de bois, et le travail devait être terminé avant le coucher du soleil.

Arrivé au pied de la montagne, Charles restait là à la regarder, et il se disait en lui-même :

— Comment faire cela ? Je n’en viendrai jamais à bout. Mais, le roi des éperviers n’a pas encore travaillé pour moi. Il faut que je l’appelle ; je n’ai d’autre espoir qu’en lui.

— Roi des éperviers, venez à mon secours, car j’en ai grand besoin !

Et aussitôt le roi des éperviers descendit auprès de lui.

— Qu’y a-t-il pour votre service, Charles, filleul du roi de France ? demanda-t-il.

— La Princesse de Tronkolaine m’a dit qu’il faudra abattre et niveler cette haute montagne, avant le coucher du soleil, et, si vous ne me venez en aide, je ne sais vraiment pas comment en venir à bout.

— Si ce n’est que cela, soyez sans inquiétude ; cela sera fait, avant le coucher du soleil.

Alors, le roi des éperviers poussa un cri effrayant, et aussitôt les éperviers arrivèrent, et en si grand nombre, que la lumière du soleil en était obscurcie.

— Qu’y a-t-il à faire, notre roi ? demandèrent-ils.

— Transporter cette montagne de là, de manière qu’à sa place il se trouve une plaine unie ; et vite, vite, mes enfants !

Et les voilà de déchirer la montagne avec leurs griffes, et de transporter la terre dans la mer. Si bien que le travail était encore terminé, longtemps avant le coucher du soleil, et personne n’eût dit qu’il y avait une montagne là, le matin. Quand la Princesse vint, au coucher du soleil, elle trouva Charles qui dormait, sous un arbre, et elle lui donna encore deux baisers. Il se réveilla aussitôt, et dit :

— Eh bien ! Princesse, le travail est accompli ; voyez, il n’y a plus de montagne. Maintenant, j’espère que vous viendrez avec moi au palais du roi de France ?

— De tout mon cœur, répondit-elle, et partons tout de suite.

Et ils se dirigèrent du côté de la mer. Les bateaux de Charles se trouvaient encore là. Ils s’embarquèrent dessus, et arrivèrent sans encombre en France. Sur la route, ils visitèrent le vieillard, qui dit à Charles :

— Eh bien, mon fils, avez-vous réussi ?

— Oui, grand-père, et la bénédiction de Dieu soit avec vous !

— C’est bien. Allez, à présent, trouver votre parrain ; vos épreuves et vos peines sont terminées et vous n’aurez plus besoin de moi.

Quand Charles arriva au palais du roi, accompagné de la Princesse de Tronkolaine, tout le monde fut étonné de voir comme elle était belle. Le vieux roi en perdit la tête, et voulut se marier avec elle, tout de suite, quoique la reine sa femme ne fût pas encore morte.

— Non, lui dit la Princesse, je ne suis pas venue ici pour vous épouser, pas plus que le diable qui est ici avec vous.

— Un diable ici ! où donc est-il ? s’écria le roi.

— Celui que vous prenez pour votre filleul est un diable, et voici votre véritable filleul, dit-elle en montrant Charles ; celui-ci a eu tout le mal, et c’est à lui qu’est due la récompense, et il sera mon époux.

— Mais comment renvoyer le diable ? demanda le roi.

— Cherchez d’abord une jeune femme nouvellement mariée, et portant son premier enfant.

Quand vous l’aurez trouvée, faites chauffer un four à blanc, et jetez-y le diable. Il se démènera et hurlera de rage, et fera son possible pour sortir du four ; mais, la jeune femme l’y maintiendra en lui montrant son anneau de mariage.

On trouva une jeune femme portant son premier enfant ; on chauffa un four à blanc, puis on y jeta le diable. Celui-ci se démenait et poussait des cris épouvantables, et tout le palais en tremblait. Mais, quand il essayait de sortir du feu, la jeune femme lui présentait son anneau à la gueule du four et le faisait reculer. Si bien qu’il dit alors :

— Si j’étais resté ici, une année encore, j’aurais réduit le royaume à un état désespéré.

Mais, il lui fallut crever là.

Alors, Charles fut marié à la Princesse de Tronkolaine. Le vieux charbonnier, sa femme et tous ses enfants furent aussi de la noce. — C’est là qu’il y eut un festin, alors ! Et un tintamarre et un vacarme et des bombances éternelles ! Les cloches sonnant à toute volée, la grande bannière sur pied, et les violons devant !


Conté par Marguerite Philippe, de Pluzunet (Côtes-du-Nord).
— Décembre 1868.


Ce conte, dans sa seconde partie, se rattache an type de la recherche de la Princesse aux cheveux d’or.


VI


LES TROIS POILS DE LA BARBE D’OR
DU DIABLE
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Kement-man oa d’ann amzer
Ma ho devoa dennt ar ier.

Ceci se passait du temps
Où les poules avaient des dents.


IL se nommait Malo et était jardinier à la cour d’un roi. Mais, comme il était déjà âgé, il ne travaillait plus guère et avait la surveillance des autres jardiniers de la cour. Le roi, qui aimait à causer avec lui, quand il venait se promener dans le jardin, lui dit un jour :

— Ta femme est donc enceinte encore, Malo ?

— Oui, sire, et je serai bientôt père pour la sixième fois, car, comme vous le savez, j’ai déjà cinq enfants. Mais, ce qui m’embarrasse le plus, c’est de savoir où trouver un parrain pour le sixième.

— Eh bien, que cela ne t’inquiète plus ; viens me trouver, quand ton enfant naîtra, et je lui trouverai un parrain.

Huit jours plus tard, Malo alla trouver le roi, et lui dit :

— Il vient de me naître un sixième garçon, sire.

— Eh bien, répondit le roi, c’est moi qui serai son parrain.

Le baptême fut célébré solennellement, et l’enfant fut nommé Charles. Puis, il y eut un grand dîner, au palais du roi. Vers la fin du repas, le vieux jardinier, qui avait bu un peu plus que d’habitude, était gai et dit, en levant son verre plein :

— A votre santé, sire, et Dieu fasse la grâce à mon fils nouveau-né d’être uni un jour à la princesse votre fille.

Il y avait quelques jours seulement qu’une fille était aussi née au roi.

Le monarque fut mécontent du souhait de son jardinier, et il le renvoya.

Malo entra chez un grand seigneur.

Cependant, le roi ne tarda pas à regretter son vieux jardinier, et il lui demanda de revenir à la cour, comme précédemment.

Malo, qui regrettait également les beaux jardins où il avait passé toute sa vie, et les bonnes conversations avec son roi, revint volontiers. Le roi voulut se charger de l’éducation de Charles, et Malo y consentit facilement.

Le vieux monarque n’avait pas oublié les paroles imprudentes du jardinier, au dîner du baptême, et il voulait prendre ses précautions, de bonne heure, pour empêcher la réalisation du souhait qu’il avait exprimé.

Charles fut bientôt exposé sur la grande mer, dans un berceau de verre, et abandonné a la grâce de Dieu.

Le roi attendait son marchand de vin de Bardeaux, qui devait venir lui apporter du vin. Le marchand de Bordeaux rencontra en mer le berceau où avait été exposé Charles. Il recueillit l’enfant, admira sa beauté et résolut de l’amener a sa femme et de l’adopter. Dans sa joie et son empressement à le montrer a sa femme, il fit virer de bord son bâtiment et retourna immédiatement à Bordeaux.

Sa femme fut heureuse du cadeau que lui faisait son mari, car ils n’avaient pas d’enfants, quoique mariés depuis longtemps. Charles fut dès lors élevé et instruit comme s’il eût été le propre fils du marchand. On le baptisa de nouveau, dans la crainte qu’il ne l’eût pas été déjà, et le hasard voulut qu’on lui donnât encore le nom de Charles. On lui donna des maîtres de toute sorte, et il appelait le marchand et sa femme son père et sa mère, car on le laissa dans une ignorance complète de ses premières années.

Cependant le roi, plusieurs années plus tard, fit un voyage à Bordeaux. Quand il vit Charles, il admira sa bonne mine et demanda au marchand s’il était son enfant. Le marchand lui raconta comment, l’ayant trouvé en pleine mer, dans un berceau de verre, il l’avait recueilli et adopté comme son propre enfant. Alors le roi vit clairement que c’était l’enfant de son jardinier, celui-là même dont il avait voulu se débarrasser, et demanda au marchand de le lui céder, pour qu’il en fît plus tard son secrétaire. Le marchand céda l’enfant à son roi, mais a regret.

Le roi, qui ne devait pas retourner immédiatement à Paris, envoya Charles devant et lui donna une lettre pour la reine, dans laquelle il ordonnait à celle-ci de faire mettre à mort le porteur, des qu’il arriverait. Il ajoutait qu’il reviendrait aussi, sans retard, mais qu’il fallait que son ordre fût mis à exécution, avant son arrivée.

Charles part avec la lettre, ne se doutant pas qu’elle contenait son arrêt de mort. Il loge dans un village, au bord de la route, et y mange avec trois inconnus, des maltôtiers.

Après souper, on joue aux cartes. Charles perd tout son argent et même sa montre. On se couche. Les trois maltôtiers étaient dans la même chambre, et Charles était dans un cabinet, à côté. Il n’y avait qu’une cloison de planches à les séparer, et il entendait leur conversation : — Le pauvre garçon ! dit l’un d’eux, il a perdu tout son argent ; comment pourra-t-il payer son écot et retourner jusque chez lui ? J’ai pitié de lui ; si nous lui rendions son argent ? — Oui, répondirent les deux autres ; rendons-lui son argent.

Et un des trois alla dans sa chambre pour lui remettre son argent. Il dormait profondément, car il était très fatigué de sa marche. Sur sa table de nuit, le maltôtier aperçut une lettre cachetée ; c’était celle que le roi lui avait donnée pour être remise à la reine. Poussé par la curiosité, il rompit le cachet, lut la lettre et fut bien étonné de ce qu’elle contenait.

— Le pauvre garçon ! pense-t-il, il porte lui-même l’ordre de le faire mettre à mort, et il ne le sait pas !

Il montra la lettre à ses deux camarades, et ils lui substituèrent une autre lettre, qui recommandait à la reine de bien accueillir et bien traiter le porteur.

Le lendemain matin, quand Charles se leva, les maltôtiers étaient déjà partis. Il retrouva dans ses poches son argent et sa montre, et sa lettre était aussi sur sa table de nuit, où il l’avait posée. Il paya son hôte et se remit en route, sans que rien lui eût fait soupçonner une substitution de lettre. Il marche, il marche, et finit par arriver à Paris. Il va tout droit au palais royal et remet sa lettre à la reine. Celle-ci l’accueille on ne peut mieux, le fait manger à sa table et l’emmène avec elle et la princesse, sa fille, dans ses visites et ses promenades.

Le roi revint au bout d’un mois, et son étonnement fut grand et grande aussi sa colère de retrouver Charles dans la société de sa femme et de sa fille.

— Comment ! dit-il à la reine, vous n’avez donc pas fait ce que je vous recommandais, dans ma lettre ?

— Vraiment, si, répondit-elle ; voici votre lettre ; relisez-la.

Le roi lut la lettre que lui présenta la reine, et vit clairement qu’il avait été trahi, mais il ignorait par qui.

Charles fut alors envoyé à l’armée, comme simple soldat. C’était un soldat exemplaire. Il devint promptement officier, et, comme il se comportait vaillamment, dans toutes les rencontres, et contribuait plus que nul autre à la victoire, il parvint vite aux plus hauts grades, et on ne parlait que de lui, à l’armée et à la ville. La princesse s’éprit d’amour pour lui, et demanda à son père de le lui laisser épouser.

— Jamais ! répondit le roi.

Survint une grande guerre, et le roi de France était sur le point de perdre une bataille décisive, quand arriva Charles avec ses soldats. Aussitôt les choses changèrent de tournure, et les Français remportèrent une grande victoire, au lieu de la défaite désastreuse dont ils étaient menacés.

La princesse demanda de nouveau à son père de lui permettre d’épouser le jeune héros.

— Je le veux bien, répondit-il, cette fois, mais, à la condition qu’il m’apportera trois poils de la barbe d’or du Diable[7].

— Et où irai-je chercher le Diable ? demanda Charles.

— En Enfer, parbleu ! lui répondit la princesse.

— C’est facile à dire ; mais, par où aller Enfer ?

Il se mit tout de même en route, à la grâce de Dieu.

Après avoir marché longtemps et traversé bien des pays, il arriva au pied d’une haute montagne, où il vit une vieille femme qui venait de puiser de l’eau à la fontaine, dans une barrique défoncée qu’elle portait sur la tête.

— Où allez-vous ainsi, l’homme ? lui demanda la vieille ; ici, il ne vient pas de gens en vie. Je suis la mère du Diable.

— Eh bien, c’est alors votre fils que je cherche ; conduisez-moi jusqu’à lui, je vous prie.

— Mais, mon pauvre enfant, il te tuera ou t’avalera vivant, quand il te verra.

— Peut-être. Faites que je lui parle, et nous verrons après.

— Tu n’es pas peureux, à ce qu’il paraît ; mais, dis-moi ce que tu as à faire avec mon fils.

— Le roi de France m’a promis de me donner la main de sa fille, si je lui apporte trois poils de la barbe d’or du Diable, et je pense, grand’mère, que vous ne voudrez pas me faire manquer un si beau mariage pour trois poils de barbe.

— Eh bien, suis-moi, et nous verrons ; ta mine me plaît.

Et Charles suivit la vieille, qui le conduisit à un vieux château délabré et tout noir. Aussitôt arrivée, elle se mit à faire des crêpes pour son fils, sur une poêle plus large qu’une meule de moulin. Bientôt, on entendit un vacarme effroyable.

— Voilà mon fils qui arrive, dit la vieille ; cache-toi vite sous mon lit.

Charles se cacha sous le lit, et le fils de la vieille entra aussitôt en criant :

— J’ai grand’faim, mère, grand’faim[8] !

— Eh bien, mange, mon fils ; voilà de bonnes crêpes.

Et il se mit à manger des crêpes, qui disparaissaient comme dans un gouffre.

Quand il en eut ainsi englouti quelques douzaines, il s’interrompit un instant, et dit :

— Je sens ici odeur de chrétien, et il faut que j’en mange.

— Tu déraisonnes, mon fils, dit la vieille ; mange des crêpes et ne songe pas aux chrétiens ; tu sais bien qu’il n’en vient jamais ici.

Et il engloutit encore quelques douzaines de crêpes, puis il huma l’air et répéta :

— Je sens odeur de chrétien ici, et il faut que j’en mange.

— Laisse-moi donc tranquille avec les chrétiens, lui dit la vieille, et mange des crêpes ou va te coucher, si ton ventre est plein.

— Oui, bonne petite mère, dit-il, radouci, je suis fatigué et je vais me coucher.

Il se mit au lit, et, un instant après, il ronflait. La vieille s’approcha de lui et lui arracha un poil de sa barbe d’or. Il se gratta le menton, mais ne s’éveilla pas. Un moment après, la vieille lui arracha un second poil, puis un troisième. Il s’éveilla enfin et sauta hors du lit en disant :

— Je ne puis pas dormir dans ce lit, mère, il y a trop de puces ; je vais coucher à l’écurie.

— Vas à l’écurie, si tu veux, mon fils ; demain, je te mettrai des draps frais.

Et il sortit pour se rendre à l’écurie.

— Arrive ici, vite, à présent ! dit la vieille à Charles.

Et, lui présentant les trois poils qu’elle venait d’arracher au menton de son fils :

— Voici trois poils de la barbe d’or du Diable. Emporte-les vite, et vas épouser la fille du roi de France.

Charles prit les trois poils, remercia et partit promptement. Quand il arriva au palais du roi de France, la reine et sa fille étaient à se promener dans le jardin. Il alla les y trouver, et, dès qu’elle l’aperçut, la princesse lui demanda :

— Et les trois poils d’or de la barbe du Diable ?

— Les voici, répondit-il en les montrant. La princesse courut le dire à son père. Quand le vieux roi vit les trois poils, il fut pris d’un tel accès de fureur, qu’il se planta lui-même son poignard dans le cœur et mourut aussitôt.

— Va-t’en au Diable ! dit Charles, en voyant cela.

Rien ne s’opposait plus au mariage de Charles avec la princesse.

Il écrivit au marchand de Bordeaux de se rendre promptement à Paris. Il vint, révéla tout, et l’on sut alors que Charles était le fils du vieux jardinier du palais et le filleul du roi. On constata aussi l’accomplissement du souhait du vieux jardinier, lorsqu’il avait dit, en portant la santé du roi, au dîner du baptême : A votre santé, sire, et Dieu veuille que votre fille et mon fils soient unis, un jour.

Le mariage fut célébré, et il y eut de belles noces, avec des festins, des danses et des jeux de toutes sortes, pendant quinze jours.

J’étais là cuisinière ; j’eus un morceau avec une goutte, un coup de cuillère à pot sur la bouche, et, depuis, je n’y suis pas retournée. Mais, avec cinq écus et un cheval bleu, j’y serais encore allée ; avec cinq écus et un cheval brun, j’y serais allée demain en huit.


Conté par Barbe Tassel, Plouaret, 1870.


Voici cette formule finale rimée en breton :

Me oa eno kegineres,
Em boa eun tamm hag eur bannec’h,
Eun tol klogle war ma geno,
Hag a-boë n’oun ket bet eno.
Met gant pemp scoed hag eur marc’h glaz,
’Vizenn êt da welet, ware’hoaz ;
Pe gant pemp scoed hag eur marc’h brun,
’Vizenn ét warc’hoaz ar pen-zunn.



VII


TRÉGONT-À-BARIS[9]
_____




Eur wech a oa, eur wech a vô,
Comansamant ann holl gaozo :
N’eûs na mar na martézé
Hen eûs tri droad ann trébé.

Il y avait une fois, il y aura un jour,
C’est le commencement de tous les contes.
Il n’y a ni si ni peut-être,
Le trépied a bien trois pieds.


AU temps que le Seigneur Dieu voyageait dans la Basse-Bretagne, accompagné de saint Pierre et de saint Jean, un jour qu’ils cheminaient tous les trois, tout en causant, il leur sembla entendre les vagissements d’un petit enfant, dans une douve, au bord de la route. Ils descendirent dans la douve et y trouvèrent, en effet, parmi les fougères, un petit enfant abandonné, un fort bel enfant. Ils l’emportèrent. Une vieille femme, qui n’avait pas d’enfant, se chargea de lui, et l’éleva comme s’il eût été son propre fils.

L’enfant venait bien. A quinze ans, c’était déjà un gars vigoureux et de bonne mine. Il voulut voyager. La vieille eut beau le sermonner et le supplier de ne pas la quitter, il fallut le laisser partir. Elle lui donna quelque peu d’argent, et il prit la route de Paris.

En arrivant a Paris, il alla tout droit demander lu travail au palais du Roi. On le reçut, parce qu’il était un garçon de bonne mine, et même un joli garçon. Il ne fut pas longtemps sans être remarqué du Roi, qui le prit en affection. Si bien que les autres valets devinrent jaloux de lui, et cherchèrent les moyens de le perdre.

Un jour, qu’ils causaient entre eux de leurs affaires, quelqu’un dit :

— Je voudrais bien savoir ce qui est cause que le Soleil est si rouge, quand il se lève, le matin.

— Ce n’est pas aisé à savoir cela, répondirent les autres.

— Si nous disions au Roi que Trégont-à-Baris (on lui avait donné, je ne sais pourquoi, ce nom, qui signifie Trente-de-Paris) s’est vanté d’être capable d’aller demander au Soleil pourquoi il est si rouge, quand il se levé, le matin ?

— Oui, disons-lui cela.

Le premier garçon d’écurie alla donc trouver le Roi, et lui dit :

— Si vous saviez, Sire, ce qu’a dit Trégont-à-Baris ?

— Et qu’a-t-il donc dit ? demanda le Roi.

— Il a dit qu’il était capable d’aller demander au Soleil pourquoi il est si rouge, le matin, quand il se lève.

— Il n’est pas possible qu’il ait dit cela.

— Il l’a dit ; je vous l’affirme, Sire.

— Eh bien ! dites-lui de venir me parler, alors. Trègont-à-Baris se rendit auprès du Roi.

— Comment ! Trégont-à-Baris, vous avez dit que vous êtes capable d’aller demander au Soleil pourquoi il est si rouge, le matin, quand il se lève ?

— Moi, Sire ? Je n’ai jamais dit rien de semblable.

— Vous l’avez dit, mon garçon, on me l’a affirmé, et il faut que vous fassiez ce dont vous vous êtes vanté, ou il n’y a que la mort pour vous. Allez.

Voilà le pauvre Trégont-à-Baris bien embarrassé, je vous prie de le croire. — C’en est fait de moi ! se disait-il à lui-même. Il se mit pourtant en route, à la grâce de Dieu.

En sortant de la cour, il vit une magnifique jument blanche, qui vint à lui, et lui parla ainsi :

— Monte sur mon dos, et je te conduirai jusqu’au Soleil. Nous avons mille lieues à faire pour arriver, avant le coucher du Soleil, au premier château où nous passerons la nuit.

Trégont-à-Baris monta sur le dos de la belle jument blanche, et aussitôt celle-ci s’éleva en l’air avec lui. Ils arrivèrent auprès d’un château, au moment où le Soleil allait se coucher. Trégont-à-Baris descendit, sur le conseil de la jument, et frappa à la porte du château : dao ! dao !

— Qui est là ? demanda une voix de l’intérieur.

— Trégont-à-Baris ! Ma cavale et moi nous faisons trente et un !

On lui ouvrit et il entra, et il soupa avec la fille du maitre du château.

— Où allez-vous comme cela ? lui demanda celle-ci.

— Ma foi, Princesse, je ne sais pas trop. On m’a commandé d’aller demander au Soleil pourquoi il est si rouge, le matin, quand il se lève, et je ne sais de quel côté me diriger.

— Eh bien ! si jamais vous arrivez au but de votre voyage, chez le Soleil, demandez-lui aussi, je vous prie, ce qui est cause que mon père est malade, depuis si longtemps, et ce qu’il faudrait faire pour lui rendre la santé.

— Je le lui demanderai, Princesse.

Le lendemain matin, dès que le Soleil fut levé,

Trégont-à-Baris remonta sur sa jument blanche. Celle-ci s’éleva en l’air aussitôt, et les voili partis, plus rapides que le vent.

Au coucher du Soleil, ils arrivèrent devant un second château, qui était à mille lieues du premier, Trégont-à-Baris fut bien reçu par le maître du château, qui l’invita, comme le premier, à souper à sa table.

— Et où allez-vous ainsi ? lui demanda-t-il.

— Ma foi, on m’a ordonné d’aller demander au Soleil pourquoi il est si rouge, le matin, quand il se lève, et j’y vais ; mais, je ne sais trop quel chemin prendre.

— Eh bien, si jamais vous arrivez chez le Soleil, demandez-lui aussi, je vous prie, ce qui est cause qu’un poirier que j’ai dans mon jardin est desséché et stérile, d’un côté, tandis que l’autre côté, il produit des fruits, tous les ans.

— Je le lui demanderai, volontiers.

Le lendemain matin, il partit encore, de bonne heure, avec sa jument blanche.

— Comment ! ne sommes-nous pas encore près d’arriver ? demanda Trégont-à-Baris à sa cavale.

— Si, répondit-elle, nous n’avons plus que mille lieues à faire. Bientôt, nous arriverons près d’un bras de mer, où il nous faudra nous séparer, et tu me laisseras de ce côté de l’eau. Un passeur se trouve là, qui te passera dans sa barque, pour franchir le bras de mer. Il te demandera où tu vas ; mais, ne le lui dis pas, et, en revenant, ne lui dis pas encore où tu auras été, jusqu’à ce qu’il t’ait déposé de ce côté de l’eau.

Ils continuèrent leur route, et arrivèrent bientôt au bras de mer. Trégont-à-Baris mit sa cavale au pâturage, dans un pré qui se trouvait là, et s’avança vers le passeur, qu’il aperçut sur sa barque.

— Si je ne suis pas indiscret, où allez-vous ainsi, seigneur ? lui demanda celui-ci, pendant qu’il lui faisait passer l’eau.

— Passez-moi toujours, et, au retour, je vous dirai où j’aurai été.

Le voilà de l’autre côté. Alors, il aperçut devant lui le château du Soleil, la plus belle merveille qu’eussent jamais contemplée ses yeux. Il s’en approcha, pour entrer. Le Soleil allait se lever, et, en le voyant venir, il lui cria :

— Éloigne-toi ! Éloigne-toi, vite, ou je vais te brûler ! Qu’es-tu venu faire ici ?

— Je suis venu, Monseigneur le Soleil, vous demander pourquoi vous êtes si rouge, quand vous vous levez, le matin.

— Je te le dirai. C’est qu’en ce moment, je passe sur le château de la Princesse au Château d’Or. Pars vite, maintenant, pour que je me lève. Va-t’en, ou je te brûlerai.

— Il faut que vous me disiez encore,

auparavant, ce qu’il faut faire pour rendre la santé à un prince malade, qui demeure dans le premier château où j’ai passé la nuit, en venant ici, et que les médecins ne peuvent pas guérir.

— Il y a un crapaud-sous le pied droit de son lit ; qu’on tue ce crapaud, et aussitôt le malade recouvrera la santé. Pars vite, à présent.

— Une dernière question, Monseigneur le Soleil. Je ne partirai pas que vous ne m’ayez encore dit ce qui est cause qu’un poirier, qui est dans le jardin du château où j’ai passé la seconde nuit, en venant ici, est tout sec et mort d’un côté, tandis que l’autre côté, il donne des fruits en abondance, tous les ans.

— C’est que, sous ce poirier, il y a une barrique d’argent, et le côté où se trouve l’argent est desséché et stérile, pendant que l’autre est vert et plein de vie. Pars vite, à présent, car je suis en retard.

Trégont-à-Baris salua et partit, ayant appris ce qu’il voulait apprendre, et alors le Soleil se leva.

Arrivé auprès du bras de mer, le passeur le prit sur sa barque, et, au milieu du passage, il lui demanda :

— Eh bien ! que vous a dit le Soleil[10] ?

— Je vous le dirai, quand je serai de l’autre côté de l’eau.

— Dites-le-moi tout de suite, ou je vais vous jeter dans l’eau.

— C’est le vrai moyen de ne rien savoir ; ainsi, ce que vous avez de mieux à faire, c’est de me conduire de l’autre côté.

Et le passeur le conduisit de l’autre côté de l’eau.

— Dites-le-moi, maintenant que vous êtes passé, lui demanda-t-il encore.

— Je vous le dirai, une autre fois, si je repasse jamais par ici.

— Hélas ! me voilà encore pris ! s’écria le passeur. Ma malédiction sur toi ! Il y a cinq cents ans que je suis passeur ici, et tu pouvais me délivrer en répondant à ma question !...

— Oui, pour prendre ta place et rester là aussi longtemps que toi, plus longtemps peut-être... Merci ! Et il partit.

Il retrouva sa cavale où il l’avait laissée.

— Eh bien ! lui demanda-t-elle, t’en es-tu bien tiré ?

— Très bien.

— Monte sur mon dos, alors, et partons.

Au coucher du Soleil, ils étaient devant le château où ils avaient passé la seconde nuit, en allant. Trégont-à-Baris y fut bien accueilli et il soupa encore avec le maître du château, qui lui demanda :

— Eh bien ! avez-vous fait ma commission auprès du Soleil ?

— Oui, je l’ai faite.

— Et que vous a-t-il dit ?

— Il m’a dit que, sous votre poirier, il y a une barrique d’argent, et que c’est le côté de l’arbre où se trouve l’argent qui est desséché et stérile, tandis que l’autre est vert et fertile.

On abattit aussitôt le poirier, et l’on reconnut que le Soleil avait dit vrai.

Le lendemain matin, Trégont-à-Baris et sa cavale se remirent en route, de bonne heure, et, au coucher du Soleil, ils étaient devant le premier château où ils avaient passé la nuit, en allant[11]. Trégont-à-Baris y fut encore bien reçu, et il soupa avec la fille du maître, car celui-ci était toujours malade sur son lit.

— Eh bien ! lui demanda-t-elle, avez-vous fait ma commission auprès du Soleil ?

— Oui, je l’ai faite, Princesse.

— Et que vous a-t-il répondu ?

— Il m’a dit que, sous le pied droit du lit de votre père, il y a un crapaud, et que votre père ne recouvrera la santé que lorsque le crapaud en aura été enlevé et tué.

On fouilla sous le lit et on trouva le crapaud, à l’endroit indiqué ; il fut tué, et aussitôt le maître du château recouvra la santé.

Le lendemain matin, aussitôt le Soleil levé, Trégont-à-Baris et sa cavale se remirent en route, et, vers le soir, ils étaient de retour à Paris, devant le palais du Roi.

— Eh bien ! Trégont-à-Baris, lui demanda le Roi, dès qu’il parut en sa présence, avez-vous réussi dans votre voyage ?

— Parfaitement, Sire.

— Et que vous a répondu le Soleil ?

— Le Soleil, Sire, m’a répondu que ce qui fait qu’il est si rouge, le matin, quand il se lève,. c’est le château de la Princesse au Château d’Or, quand il paraît dessus.

— C’est bien. Elle doit être bien belle, cette Princesse-là ?

Trégont-à-Baris retourna à son travail, comme devant, et, pendant quelque temps, ses camarades le laissèrent en paix. Cependant, ils cherchaient toujours quelque moyen de se débarrasser de lui. Un d’entre eux alla encore trouver le Roi, peu après, et lui dit :

— Si vous saviez, Sire, de quoi s’est vanté Trégont-à-Baris ?

— De quoi donc s’est-il vanté encore ?

— De quoi ? De vous amener ici, dans votre palais, la Princesse au Château d’Or !

— Vraiment ? Dites-lui de venir me parler sur-le-champ, car je suis bien désireux de voir cette Princesse-là.

On avertit Trégont-à-Baris qu’il fallait se rendre immédiatement auprès du Roi.

— Comment ! Trégont-à-Baris, lui dit le vieux monarque, vous vous êtes vanté de pouvoir m’a-mener ici, dans mon palais, la Princesse au Château d’Or ?

— Moi ? mon Dieu ! Je n’ai jamais rien dit de semblable, Sire.

— Vous l’avez dit, et il faut que vous le fassiez, ou il n’y a que la mort pour vous. Partez immédiatement.

Voilà notre pauvre Trégont-à-Baris bien embarrassé de nouveau. — Que faire ? se disait-il à lui-même. Si encore ma bonne cavale blanche venait, comme l’autre fois, à mon secours !

Il partit, le lendemain matin, de bonne heure. A peine fut-il sorti de la cour, qu’il vit venir à lui sa cavale blanche, qui parla ainsi :

— Monte vite sur mon dos, et partons, car nous avons un long voyage à faire.

Il l’embrassa de joie, puis monta sur son dos, et les voilà partis.

Ils arrivèrent au bord de la mer. En marchant sur la grève, ils virent un petit poisson, hors de l’eau, la bouche ouverte et près de mourir.

— Prends vite ce poisson et remets-le dans l’eau, dit la cavale blanche.

Trégont-à-Baris s’empressa d’obéir, et le petit poisson, sortant sa tête de l’eau, dit :

— Ma bénédiction soit avec toi, Trégont-à-Baris ! Je suis le Roi des poissons, et si jamais tu as besoin de moi ou des miens, appelle, et j’arriverai aussitôt.

Il entra alors dans une embarcation, qu’il vit là auprès, il traversa le bras de mer et se trouva devant le château de la Princesse, qui était tout en or. Il frappa à la porte, et la Princesse elle-même vint ouvrir.

— Bonjour à toi, Trégont-à-Baris ! lui dit-elle, en le faisant entrer. Tu viens ici me chercher pour aller avec toi à la cour du Roi de France.

. — C’est ma foi vrai, Princesse.

— J’irai avec toi ; mais, tu vas passer la nuit ici, et demain matin, nous partirons.

Il passa la nuit dans le château, et le lendemain matin, ils partirent. La Princesse emporta la clé de son château ; mais, en passant la mer, elle la jeta au fond de l’abîme. Ils retrouvèrent la cavale blanche sur le rivage, ils montèrent tous les deux dessus, et prirent la route de Paris.

Quand le vieux Roi vit la Princesse au Château d’Or, il en fut si transporté de joie et de bonheur, qu’il faillit en perdre la tête. Tous les jours, c’étaient des festins et des jeux, à la cour, et il voulait se marier sur-le-champ à la Princesse. Celle-ci lui disait qu’elle ne demandait pas mieux, mais, à une condition, c’est qu’on lui apporterait son Château d’Or, auprès de celui du Roi, car elle ne voulait pas en habiter d’autre.

Voilà le Roi embarrassé. Comment apporter à Paris le château de la Princesse ? Était-ce possible ?

— Bah ! lui dit un de ses courtisans, celui qui vous a apporté la Princesse vous apportera bien son château aussi.

Trégont-à-Baris fut encore averti d’aller trouver le Roi.

— Ah ça ! Trégont-à-Baris, il te faut encore m’aller chercher le Château d’or de la Princesse, et me l’apporter ici, car la Princesse ne veut pas en habiter d’autre.

— Et comment voulez-vous, Sire, que je fasse cela ?

— Tu t’y prendras comme tu l’entendras, mais, il faut que tu me l’apportes ici, ce château merveilleux, ou il n’y a que la mort pour toi.

Voilà notre pauvre Trégont-à-Baris plus embarrassé que jamais.

— Si ma cavale me vient en aide, peut-être me tirerai-je encore d’affaire, se disait-il à lui-même.

Le lendemain matin, en sortant de la cour du palais, il vit encore sa cavale blanche, qui l’attendait, et il lui conta tout.

— Retourne vers le Roi, lui dit-elle, et dis-lui qu’avant de te mettre en route, il te faudra un cheval chargé d’or et un autre chargé de viande.

Trégont-à-Baris demanda au Roi un cheval chargé d’or et un autre chargé de viande. On les lui donna, et aussitôt il se mit en route avec sa cavale blanche. Ils arrivèrent sur le rivage de la mer. Trégont-à-Baris chargea la viande dans un bateau, puis il partit, en laissant sur le rivage sa cavale et les deux chevaux. Il aborda sans tarder dans une île, où il vit quatre lions furieux qui se battaient et cherchaient à s’entre-dévorer, car ils mouraient de faim.

— Ne vous battez pas de la sorte, mes pauvres bêtes, leur cria-t-il ; suivez-moi, et je vous donnerai à manger.

Les quatre lions le suivirent jusqu’au bateau, et là il leur jeta de la viande à manger, à discrétion.

— Notre bénédiction soit avec toi, lui dirent alors les quatre lions, quand ils furent bien repus ; nous allions nous entre-dévorer, si tu n’étais pas arrivé, car la plus affreuse famine règne dans notre île. Si jamais tu as besoin de nous, appelle, et nous nous empresserons d’aller à ton secours.

— Ma foi, mes pauvres bêtes, j’ai grand besoin de secours, dès à présent.

— Que pouvons-nous faire pour toi ?

— Le Roi de France m’a ordonné de lui apporter à Paris le château de la Princesse au Château d’Or, et si je ne le fais pas, il n’y a que la mort pour moi.

— Si ce n’est que cela, ce sera bientôt fait.

Et les quatre lions coururent au Château d’Or, le déracinèrent du rocher sur lequel il se trouvait et le portèrent sur le bateau. Puis, avant de s’en aller, ils dirent encore à Trégont-à-Baris :

— Tu auras encore besoin de nous, Trégont-à-Baris ; mais, en quelque heu que tu sois, appelle-nous, et nous arriverons.

Le lendemain matin, quand le Roi ouvrit les yeux, il fut bien étonné de voir comme sa chambre était éclairée plus que d’ordinaire.

— Qu’est ceci ? dit-il.

Et il sauta hors de son lit et mit la tête à la fenêtre.

— Holà ! s’écria-t-il aussitôt, c’est le Château d’Or qui est arrivé !

Et il courut à la chambre de la Princesse, et lui dit :

— Votre château est arrivé, Princesse ; venez voir.

— C’est vrai, dit la Princesse, quand elle le vit ; c’est bien lui, je ne puis le nier. Allons le visiter.

Et ils allèrent pour visiter Le Château d’Or, et toute la cour les suivit.

— Mais, où est la clé ? demanda la Princesse, en trouvant la porte fermée. Ah ! je me souviens à présent qu’elle m’échappa de la main et tomba dans la mer, dans la traversée pour me rendre ici.

— On fera une autre clé, dit le Roi, et nous pouvons nous marier, sans autre délai.

— Oh ! il n’y a pas d’ouvrier au monde qui puisse fabriquer une clé capable d’ouvrir la porte de mon château ; il me faut absolument mon ancienne clé, et, jusqu’à ce qu’elle soit retrouvée, il ne faut pas me parler de mariage, car c’est dans mon château que je veux me marier.

— Mais, comment faire pour retrouver cette clé, au fond de la mer ?

— Si Trégont-à-Baris n’en vient pas à bout, il faut y renoncer, disait tout le monde.

Trégont-à-Baris fut encore chargé par le Roi d’aller à’Ja recherche de la clé du château, et de la rapporter, sous peine de la mort.

Sa fidèle cavale et lui se remirent en route, le lendemain matin. Parvenus au bord de la mer, la cavale lui dit :

— Te rappelles-tu le petit poisson à qui tu as sauve la vie, en le remettant dans l’eau ?

— Je me le rappelle très bien.

— Eh bien ! tu sais que c’était le Roi des poissons et qu’il te promit de te venir en aide, quand tu en aurais besoin. Appelle-le.

Et Trégont-à-Baris alla au bord de l’eau, et appela le Roi des poissons. Celui-ci accourut aussitôt, et dit, en sortant sa petite tête hors de l’eau :

— Qu’y a-t-il pour votre service, Trégont-à-Baris ?

— Il me faut, Sire, la clé du Château d’Or, que la Princesse laissa tomber au fond de la mer, quand elle passa par ici en se rendant avec moi à Paris.

— Si ce n’est que cela, ce sera bientôt fait. Aussitôt, le Roi des poissons appela tous ses sujets, chacun par son nom, petits et grands, et, à mesure qu’ils passaient, il leur demandait s’ils n’avaient pas vu la clé du Château d’Or. Aucun n’avait vu la clé. Tous avaient répondu à l’appel, à l’exception de la vieille, qui était toujours en retard. Elle arriva aussi, à la fin, tenant la clé dans la bouche. Le Roi des poissons la prit, la remit à Trégont-à-Baris, et celui-ci reprit aussitôt la route de Paris, avec sa cavale.

— Pour à présent, dit le Roi, en remettant la clé à la Princesse, vous n’avez plus de motif de retarder notre union, puisque j’ai réalisé tous vos désirs.

— C’est vrai, répondit-elle, à présent il faut faire les noces. Pourtant, il me faut encore une petite chose auparavant ; cela ne vous sera pas difficile, après tout ce que vous avez déjà fait pour moi.

— Parlez, Princesse, et vous serez obéie.

— Vous n’êtes plus jeune, Sire, et, avant de vous épouser, je voudrais vous voir revenir à l’âge de vingt-cinq ans.

— Et comment cela pourrait-il se faire ?

— Rien n’est plus facile ; vous avez fait des choses bien plus difficiles. Il suffit tout simplement d’avoir de l’eau de mort et de l’eau de vie.

— Mais où trouver ces eaux-là ?

— Cela vous regarde ; mais, je ne vous épouserai pas avant de les avoir.

Le vieux roi fit encore appeler Trégont-à-Baris, et lui dit qu’il lui fallait, pour dernière épreuve. de l’eau de mort et de l’eau de vie, et que, s’il ne les lui procurait, il devait se préparer à mourir.

Le lendemain matin. Trégont-à-Baris trouva encore sa cavale qui l’attendait, à la porte de la cour, et il lui dit ce que le Roi exigeait, comme dernière épreuve.

— Hélas ! dit la cavale, ce sera notre plus difficile épreuve ; mais, si nous y réussissons, ce sera fini, et on te laissera enfin en paix. Partons donc, car nous avons bien du chemin à faire.

Après avoir passé au-dessus d’un grand nombre de royaumes et de pays différents (car ils voyageaient toujours par les airs), ils arrivèrent enfin à leur destination, au milieu d’un bois où jamais homme n’était venu, peut-être.

— Voila là-bas les deux fontaines, au pied de ces grands rochers que tu vois, dit la cavale à son compagnon. Une goutte par heure, une seule, tombe de chaque rocher dans chaque fontaine.

— Oui, je vois bien les deux fontaines ; mais, je vois aussi deux lions qui gardent chacune d’elles, et, si j’approche, sûrement ils me mettront en pièces.

— Appelle le Roi des lions à ton secours.

Il appela le Roi des lions, et celui-ci arriva aussitôt.

— Qu’y a-t-il pour ton service, Trégont-à-Baris ? demanda-t-il.

— Le Roi de France m’a envoyé lui quérir une fiole de l’eau de mort et une autre fiole de l’eau de vie ; mais, les quatre lions que je vois là-bas, auprès des fontaines, me mettront sûrement en pièces, si j’approche.

— Sois sans crainte, je vais dire un mot à ces camarades.

Le Roi des lions marcha vers les quatre lions qui gardaient les deux fontaines et leur ordonna de ne point faire de mal à Trégont-à-Baris. Celui-ci emplit tranquillement ses deux fioles, une de chaque fontaine, puis il remercia le Roi des lions et retourna à Paris, monté sur sa cavale blanche.

Le voyage avait duré trois ans, et si le Roi était vieux et cassé, à son départ, à présent il l’était bien plus encore, et pourtant il n’en était pas plus sage, et il ne parlait que de se marier, et ne cessait d’importuner la Princesse. Quand il vit revenir Trégont-à-Baris, avec les deux sortes d’eaux, il se mit à chanter et à danser de joie, comme un véritable enfant. Il demanda à être rajeuni sur-le-champ, afin de se marier plus vite.

On le déshabilla, on l’étendit sur le dos, sur une table, puis on versa sur son corps quelques gouttes de l’eau de mort. Il ne dit plus ni bu ni ba ; il mourut instantanément. La Princesse au Château d’Or, dit alors :

— Enlevez vite cette charogne et jetez-la pour pourrir dans les douves du château ! Celui qui a eu toute la peine doit recevoir aussi la récompense. C’est Trégont-à-Baris qui sera mon époux.

On fit comme elle dit : le corps du vieux Roi fut jeté dans les douves du château, et Trégont-à-Baris épousa la Princesse au Château d’Or.

Il y eut des fêtes et des festins magnifiques. Vers la fin du repas, Trégont-à-Baris dit :

— Je n’ai qu’un regret.

— Lequel donc ? demanda la Princesse.

— C’est de ne pas voir ici, au milieu de nous, ma fidèle cavale blanche, qui m’a conseillé et accompagné, dans toutes mes épreuves.

Aussitôt, on vit paraître dans la salle, — personne ne sut comment, — une femme d’une beauté extraordinaire, bien plus belle que la Princesse au Château d’Or, qui était pourtant bien belle, et elle prononça ces paroles :

— C’est moi qui t’ai accompagné, Trégont-à-Baris, sous la forme d’une cavale blanche, dans tes travaux et tes épreuves ; je suis la Vierge Marie, envoyée pour te protéger par le Seigneur Dieu, celui qui te recueillit dans une douve, au bord du chemin où tu avais été abandonné.

Avant ainsi parlé, elle disparut encore, on ne sut comment.

Et mon conte est fini.


Conté par Francesa ann Ewenn, femme Trégoat,
de Pedernec, 1S69.


L’intervention de Jésus-Christ et de la Sainte-Vierge, au début et à la fin du conte, dans une fable toute païenne, doit être d’introduction relativement moderne. Le même cas se présente fréquemment, dans nos contes bretons, et aussi dans ceux des autres nations ; je crois inutile de le signaler, à chaque fois que je le rencontrerais désormais.


V


FLEUR D’ÉPINE


OU


LE VOYAGEUR AU CHÂTEAU DU SOLEIL
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Kement-man a oa d’an amzer
Ma ho defoa dennt ar ier.

Tout ceci se passait du temps
Où les poules avaient des dents.


IL y avait, une fois, un bonhomme, fermier breton, vivant modestement du produit d’une petite ferme. Il était veuf. Il mourut peu après sa femme, laissant trois fils. Avant de rendre son âme à Dieu, il fit venir ses enfants près de son lit, leur donna quelques conseils et recommanda au plus jeune, nommé Guyon, de se faire soldat et de partir pour la guerre, pendant que ses deux aînés tiendraient la ferme.

Suivons Guyon, et laissons les deux autres ensemencer et moissonner leurs champs, en temps et lieu.

Il s’engagea donc, selon la recommandation de son père, et se fit cavalier.

Après deux ans d’apprentissage, il était devenu un cavalier accompli, et il fut envoyé à Paris en garnison. Comme il avait bonne tournure, son capitaine le commandait souvent de garde à la porte du palais du roi.

Une des filles du roi le remarqua et le trouva si bien à son gré qu’elle ne rêvait plus que de lui. Un jour, elle dit à sa femme de chambre :

— Il y a là, en faction, à la porte du palais, un soldat qui a une bien belle tournure ; ne l’avez-vous pas remarqué ?

— Oui, vraiment, répondit la femme de chambre.

— Je voudrais lui parler ; allez lui dire de venir me parler, dans ma chambre.

La femme de chambre alla trouver le soldat et lui dit :

— Jeune soldat, suivez-moi, je vous prie ; ma maîtresse, la fille du roi, désire vous parler.

Guyon, qui n’était pas habitué à parler à des princesses, fut étonné et troublé tout d’abord et hésita un peu. Il suivit néanmoins la femme de chambre et se présenta devant la princesse. Celle-ci lui demanda s’il voulait être son page. Il répondit affirmativement,

— Eh bien, j’en parlerai aujourd’hui même à mon père, dit-elle.

Son père la laissa libre de faire à sa volonté, à ce sujet, et, dès le lendemain, Guyon parut à la cour en qualité de page des princesses. Elles étaient trois, et il n’avait rien autre chose à faire, tous les jours, que les accompagner dans leurs promenades, dans les jardins et les bois qui entouraient le château.

Bientôt, les trois princesses raffolèrent du jeune page, si bien qu’un autre page, qui les accompagnait jusqu’alors et dont il avait pris la place, en conçut une violente jalousie.

Un jour que Guyon était, à son ordinaire, avec les princesses, dans les jardins du palais, un nuage descendit soudain à leurs pieds, et un géant qui en sortit enleva l’une d’elles, l’aînée, l’emporta au sein du nuage, puis s’éleva avec elle dans les airs.

Le vieux roi fut inconsolable de la perte de sa fille. Il promit une somme d’argent énorme à celui qui la lui rendrait. Mais, personne ne s’offrit pour tenter l’aventure.

Le page à qui avait succédé Guyon auprès des princesses alla, un jour, trouver le monarque et lui dit que Fleur-d’Épine (c’est le nom que les princesses avaient donné à Guyon) s’était vanté de pouvoir retrouver la princesse enlevée par le géant et la ramener à son père.

— Qu’on lui dise de venir me parler, à l’instant, répondit le roi.

Le jeune page se présenta devant le roi, tout tremblant, car il soupçonnait déjà quelque perfidie La part de son rival.

— Comment ! Fleur-d’Épine, lui dit le monarque, vous vous êtes vanté de pouvoir me rendre ma fille, qui a été enlevée par un magicien ?

— Je n’ai jamais dit rien de semblable, sire.

— Vous l’avez dit, et il faut que vous le fassiez, ou il n’y a que la mort pour vous.

— Au moins, me fournirez-vous tout ce qui me sera nécessaire pour tenter une entreprise si périlleuse ?

— On vous fournira tout ce qui vous sera nécessaire.

— Eh bien, il me faut un bon cheval, avec sa charge d’or et d’argent.

— Vous l’aurez, répondit le roi.

Fleur-d’Epine prit le meilleur cheval des écuries du roi, le chargea de sacs d’or et d’argent et se mit en route, à la grâce de Dieu. Il emmena aussi un petit chien, qui le suivait partout.

Il va, il va, toujours droit devant lui, sans jamais s’arrêter, ni le jour ni la nuit, si bien qu’il finit par arriver en Russie. Parvenu dans la ville capitale, il se rend tout droit au palais de l’empereur et demande au portier si l’on n’a pas besoin d’un bon domestique, pour quelque travail que ce soit.

Une des filles de l’empereur, qui était en ce moment à la fenêtre de sa chambre, l’aperçut, admira sa belle tournure et sa bonne mine et lui dit d’entrer. Elle le conduisit à son père, le lui recommanda, et Fleur-d’Épine fut chargé, à la cour de l’empereur de Russie, comme à celle du roi de France, d’accompagner les princesses dans leurs promenades. Elles étaient aussi trois, mais la plus jeune était malade et gardait le lit, depuis le jour de sa première communion. L’aînée, dès qu’elle le vit, envoya sa femme de chambre lui demander son nom.

— Je n’ose, vraiment, vous le dire, répondit-il.

— Pourquoi donc ? Dites hardiment et ne craignez rien.

— Eh bien, je m’appelle le Messager du Diable et le Carillon d’Enfer.

— Jésus ! que dites-vous là ?

— C’est mon nom.

Et la femme de chambre de courir vers sa maîtresse, tout effrayée, et de lui dire :

— Quel nom, ma maîtresse !...

— Eh bien ! quel nom ?

— Il m’a dit qu’il s’appelait le Messager du Diable et le Carillon d’Enfer !

— Vraiment ?... C’est un singulier nom ; mais, peu importe le nom, après tout ; il me plaît et cela suffit. Dites-lui de venir me parler.

La femme de chambre retourna vers Fleur-d’Épine, et revint aussitôt avec lui.

— Votre tournure et votre bonne mine me plaisent, lui dit la princesse, et je vous ai fait appeler pour vous demander si vous voulez remplacer auprès de moi et de mes sœurs le page qui est parti hier.

— Certainement, princesse, répondit-il, et je m’en trouverai très honoré.

Le voilà donc installé à la cour de l’empereur de Russie, n’ayant rien autre chose à faire, tous les jours, qu’accompagner les princesses, dans leurs promenades. Celles-ci devinrent bientôt amoureuses de lui, si bien qu’il les rendit mères toutes les deux. Il en conçut de l’inquiétude et crut prudent de partir, avant que l’empereur fût instruit de ce qui s’était passé. Il annonça donc aux princesses qu’il s’était engagé à exécuter un long et périlleux voyage, et qu’il était obligé de les quitter, pour ne pas manquer à sa parole. Elles se mirent à pleurer en entendant cela, et le supplièrent de rester. Mais, il ne les écouta pas.

Il alla prendre congé de l’empereur. Celui-ci s’informa du motif d’un départ si inattendu et lui dit qu’il le regrettait, mais qu’il ne s’y opposerait pas, puisqu’il était lié par une promesse. Il ajouta :

— Eh bien, puisque vous allez chez le Diable[12], car c’est sans doute lui qui a enlevé la fille du roi de France, demandez-lui ce qu’il faudrait faire pour rendre la santé à ma plus jeune fille, qui est malade sur son lit, depuis le jour de sa première communion.

— Je n’y manquerai pas, sire, et je vous rapporterai sa réponse, quand je repasserai par ici, en m’en retournant en France.

Il partit alors, emmenant son cheval et son chien. Il marcha et marcha, et finit par arriver à Londres. Il alla tout droit au palais du roi. Là encore, grâce à sa belle tournure et à sa bonne mine, il devint le page et le gardien des trois princesses, filles du roi d’Angleterre, et se conduisit avec elles comme à la cour de Russie.

Quand il alla prendre congé du roi, celui-ci lui dit aussi :

— Vous savez que l’eau manque, depuis plusieurs mois, dans tous les puits de la ville ; eh bien, puisque vous allez chez le Diable, demandez-lui ce qui en est cause et ce qu’il faut faire pour avoir de l’eau, comme devant, car il doit le savoir.

— Je n’y manquerai pas, sire, répondit-il, et je vous rapporterai sa réponse, quand je repasserai par ici.

Et il partit, emmenant encore son cheval et son chien. Il arriva, vers le soir, exténué de fatigue et de faim, dans un grand bois traversé par une rivière. Il remarqua au bord de l’eau une pauvre hutte faite de terre et branchages. Il se hâta de s’y rendre. Une petite vieille, au chef branlant et aux dents longues et noires, s’offrit seule à sa vue.

— Bonjour, grand’mère, lui dit-il du seuil de la hutte.

— Bonjour, mon fils, répondit la vieille, étonnée ; que voulez-vous ?

— Quelque chose à manger, pour l’amour de Dieu, car je meurs de faim.

— Hélas ! vous vous adressez mal, mon enfant ; je n’ai là qu’un morceau de pain d’orge, tout moisi, et votre chien même n’en voudrait pas.

— Pouvez-vous, du moins, me procurer de la nourriture pour de l’argent ?

— Oui, avec de l’argent j’en trouverai.

Et Fleur-d’Épine lui donna une poignée d’or, sans compter, en disant :

— Allez me chercher à manger, et hâtez-vous.

— Vous me donnez beaucoup trop d’or.

— Allez vite, vous dis-je, et gardez tout.

La vieille partit et revint sans tarder, accompagnée de trois hommes qui apportaient des provisions de toutes sortes. Fleur-d’Épine et la vieille mangèrent de grand appétit ; le chien aussi ne fut pas oublié, et quant au cheval, il trouva de l’herbe à discrétion dans le bois. Fleur-d’Épine passa la nuit dans la hutte de la vieille et lui fit part du but de son voyage.

— Vous approchez, lui dit-elle, du château du géant qui retient captive la fille du roi de France, et là vous pourrez apprendre aussi les réponses aux différentes questions qui vous ont été posées par l’empereur de Russie et le roi d’Angleterre. En partant d’ici, vous arriverez bientôt au bord d’une rivière, où il n’y a pas de pont ; mais, vous trouverez un passeur, qui vous passera sur sa barque et vous chargera aussi d’une question pour le géant. De l’autre côté de la rivière, vous verrez un vieux château, et c’est là que se trouve la princesse que vous cherchez. Celle-ci vous apprendra comment vous devrez vous y prendre pour la ramener chez son père.

Le lendemain matin, Fleur-d’Épine se remit en route, laissant à la vieille son chien et son cheval, jusqu’au retour. Il arriva bientôt au bord de la rivière. Le passeur attendait les passants, couché sous un saule, au bord de l’eau. Il le prit sur sa barque et lui demanda, tout en ramant :

— Votre nom, s’il vous plaît, mon brave homme ?

— Le Messager du Diable et le Carillon de l’Enfer, répondit Fleur-d’Épine.

— Vous êtes donc au service du Diable ?

— Oui.

— Eh bien, et moi aussi, et puisque vous allez chez lui, demandez-lui donc pourquoi il me retient ici si longtemps. Voici quatre cents ans que je fais passer les voyageurs d’un côté de la rivière à l’autre, et je suis las de ce métier et voudrais être remplacé, le plus tôt possible, sur mon bateau.

— Je le lui demanderai volontiers, et, au retour, si je retourne jamais, je vous ferai connaître sa réponse.

Une fois rendu de l’autre côté de l’eau, Fleur-d"Épine aperçut le château du géant, au haut d’un rocher escarpé, et il s’y rendit tout droit. Le château était ceint de tous côtés de hautes murailles. Il frappa à la porte, en soulevant à grand'peine le lourd marteau de bronze. La porte s’ouvrit, et, en entrant dans la cour, il remarqua la princesse à sa fenêtre. Elle le reconnut, et se hâta de descendre et se jeta dans ses bras en pleurant de joie et en disant :

— Que je suis heureuse de te revoir, Fleur-d’Épine ! Mais, mon pauvre ami, tu es venu ici chercher ta mort ; je ferai pourtant mon possible pour te sauver et m’enfuir avec toi. Le géant est absent, depuis six mois, mais, il rentre demain et il arrivera au coucher du Soleil.

Ils s’entendirent sur les moyens de tromper le géant et de s’enfuir, puis ils mangèrent et burent et allèrent dormir ensemble.

Le lendemain, vers le coucher du Soleil, la princesse cacha Fleur-d’Epine dans l’énorme tas de cendres qui s’était amoncelé dans le foyer, depuis quatre cents ans, et lui mit un chalumeau de paille dans la bouche, pour qu’il pût respirer.

Le géant arriva, tôt après, en criant : — J’ai faim ! J’ai grand’faim ! — Puis, ayant reniflé l’air : — Il y a un chrétien par ici, et je veux le manger !

— Où voulez-vous qu’il y ait des chrétiens ici, répondit la princesse ; vous ne rêvez toujours que de chrétiens à manger ; cherchez, du reste, et voyez si vous en trouverez.

Le géant chercha et ne trouva rien. Il se mit alors à manger gloutonnement. Quand il fut repu, il dit à la princesse : — Allons dormir, à présent.

Et ils se retirèrent dans leur chambre, à l’autre extrémité du château.

Fleur-d’Épine sortit alors de dessous les cendres, où il était mal à son aise.

Le géant s’était endormi, aussitôt entré au lit. Quand la princesse l’entendit ronfler, elle l’éveilla et lui dit :

— Si vous saviez le rêve que je viens de faire ?

— Qu’avez-vous donc rêvé ?

— J’ai rêvé qu’un homme de la cour de mon père était en route pour venir m’enlever d’ici et me ramener à Paris, chez mon père.

— Quelle folie ! C’était bien la peine de m’éveiller pour si peu !

— Pourquoi donc cela ne pourrait-il pas arriver ?

— Pour que cela pût arriver, il faudrait que votre père fît construire un four dont la bouche serait à l’endroit où est ordinairement le cul. Comment voulez-vous qu’il s’avise jamais d’une chose semblable ? Laissez-moi dormir tranquille.

Et il se rendormit. Mais, un moment après, la princesse le réveilla encore.

— Pourquoi me réveillez-vous ? demanda-t-il, impatienté.

— J’ai encore eu un songe.

— Quel songe donc ?

— J’ai songé que l’empereur de Russie a la plus jeune de ses filles malade, depuis le jour de sa première communion, et que tous les médecins de l’empire n’entendent rien à sa maladie.

— C’est vrai ; mais, comment avez-vous pu rêver cela ?

— Je n’en sais rien ; mais, dites-moi ce qu’il faudrait faire pour rendre la santé à la princesse ?

— Elle a communié, sans y être bien préparée, et, dans la nuit qui suivit, elle vomit et rejeta la sainte Hostie[13]. Aussitôt, un crapaud sortit de dessous son lit et avala l’Hostie, puis il rentra dans son trou, où il est encore. Pour rendre la santé à la princesse, il faudrait prendre le crapaud, le faire bouillir dans de l’eau et faire boire cette eau à la princesse. Mais, qui jamais s’avisera de faire cela ? Laissez-moi dormir, car je suis fatigué et il me faudra encore aller en route, demain matin.

Et le géant se rendormit. Mais, bientôt la princesse le réveilla, pour la troisième fois.

— Que vous faut-il encore ? demanda-t-il avec humeur.

— Je ne sais vraiment pas ce que j’ai, cette nuit ; j’ai encore fait un rêve singulier.

— Quoi donc ? dites vite.

— J’ai rêvé que, dans la ville de Londres, l’eau est venue à manquer, dans toutes les fontaines et tous les puits, et que les habitants sont sur le point de mourir de soif.

— Pourquoi me réveiller pour si peu de chose ? Le roi d’Angleterre est un imbécile, et, s’il ne l’était pas, l’eau ne manquerait pas dans les fontaines et les puits de Londres. Il n’a qu’à enlever un galet qui bouche la source mère, laquelle passe sous la tour de son palais, et aussitôt l’eau jaillira avec abondance, dans les fontaines et les puits de sa capitale ; mais, il est trop ignorant pour savoir cela.

— Eh bien, pour ne plus vous réveiller, expliquez-moi un autre songe que j’ai fait encore.

— Dites-le vite, car j’ai grand besoin de dormir.

— J’ai rêvé qu’il y a, sur une rivière, non loin d’ici, un passeur qui, depuis quatre cents ans, fait passer les voyageurs d’une rive à l’autre rive et qui est bien fatigué de ce métier et voudrait bien être remplacé, sur son bateau.

— Encore un imbécile, celui-là ! Quand les voyageurs passent, il leur présente une mèche, pour allumer leur pipe. Il n’aurait qu’à ne pas reprendre la mèche, et celui dans les mains de qui il la laisserait serait obligé de prendre sa place ; mais, je vous le répète, ne me réveillez plus et laissez-moi dormir tranquille, car, demain, je dois repartir pour un long voyage.

La princesse, n’ayant plus rien à apprendre, laissa dormir le géant, sans plus troubler son sommeil.

Le lendemain, il partit de bonne heure. La princesse se rendit aussitôt auprès de Fleur-d’Épine, et lui conta tout ce que lui avait révélé le géant.

— C’est bien, dit-il, je m’en vais retourner, à présent, dans mon pays et faire part à chacun de ce qui l’intéresse.

— Oui, retourne dans ton pays, en repassant par Londres et la Russie, et n’oublie rien de ce que je t’ai dit. Dès que mon père aura fait construire un four, dans les conditions voulues, le géant sera obligé de me ramener, saine et sauve, là où il m’a prise, et alors nous nous marierons ensemble.

Ils se firent de tendres adieux, et Fleur-d’Épine partit. En arrivant à la rivière, il entra dans la barque du passeur, qui lui présenta la mèche allumée, selon son habitude. Il la prit, alluma sa pipe et la lui rendit aussitôt.

— Eh bien, lui demanda alors l’homme de la barque, que vous a dit mon maître, et compte-t-il me laisser encore longtemps ici ?

— Je vous le dirai, quand je serai de l’autre côté.

Et, quand Fleur-d’Épine eut sauté à terre :

— Faites-moi connaître, à présent, la réponse du maître, lui dit-il.

— Rien ne vous est plus facile, mon brave homme, que de vous faire délivrer par le premier voyageur à qui vous ferez passer l’eau. Quand vous lui aurez présenté la mèche et qu’il la tiendra dans sa main, ne la reprenez plus, et il sera obligé de prendre votre place sur le bateau.

— Si j’avais su cela, plus tôt, vous seriez ici, à présent, à ma place ; mais, hélas ! je ne vois guère plus d’un voyageur tous les cent ans !

Fleur-d’Épine se rendit ensuite à la hutte de la vieille femme. Celle-ci l’attendait avec impatience et fut heureuse de le revoir, car elle n’était pas sans inquiétude sur son sort.

— Eh bien, mon fils, lui demanda-t-elle, vous avez donc réussi, dans votre périlleux voyage ?

— Mais oui, grand’mère, assez bien, grâce à Dieu et à vous aussi.

Il passa encore la nuit dans la hutte, puis, le lendemain matin, il prit la route de l’Angleterre, avec son cheval et son chien.

En arrivant à Londres, il se rendit tout droit au palais du roi, déguisé en valet de ferme. Il demanda si l’on n’avait pas besoin d’un valet d’écurie. Il se trouvait qu’il en était parti un, la veille, et on le prit pour le remplacer. La disette d’eau continuait à sévir, plus forte que jamais ; c’était une calamité publique.

Un jour, en causant avec les autres valets, Fleur-d’Épine dit qu’il était capable de faire revenir l’eau dans les fontaines et les puits de la ville. Ce propos fut rapporté au roi, qui le fit appeler.

— Comment ! lui dit-il, sans le reconnaître, vous vous êtes vanté de pouvoir faire revenir l’eau dans les fontaines et les puits de la ville ?

— Oui, sire, répondit-il, et je ne m’en dédis pas.

— Je vous donne la main de celle que vous voudrez de mes trois filles, si vous faites cela.

Fleur-d’Épine fit venir des ouvriers avec des pioches et des pelles, puis, en présence de toute la cour assemblée, il leur indiqua un point, près des murs du palais et leur dit : — Fouissez là.

Les ouvriers se mirent à l’œuvre et découvrirent bientôt un grand galet rond. Le galet fut enlevé, et on trouva dessous un grand bassin en cuivre. Le bassin en cuivre fut aussi enlevé, et aussitôt l’eau jaillit à la hauteur des toits, et tout le monde se mit à boire avec avidité, comme si c’eût été du vin. L’eau était revenue en même temps dans toutes les fontaines et tous les puits de la ville, et l’allégresse était générale.

Le roi dit à Fleur-d’Épine, en présence de toute la cour :

— Je vous ai promis la main d’une de mes filles, à votre choix, et je veux tenir ma parole. Les voilà, toutes les trois ; choisissez.

— Je vous suis bien reconnaissant, sire, de tant de bonté, mais, malheureusement, je n’y puis répondre comme je le voudrais, pour le moment : il faut que je termine d’abord mon voyage, puis nous verrons.

— C’est juste, répondit le roi.

Les princesses avaient toutes les trois les yeux sur lui, et firent une singulière moue à une réponse si inattendue.

Fleur-d’Épine repartit donc, le lendemain matin, avec son cheval et son chien, et se dirigea vers la Russie. Là encore, il se présenta au palais de l’empereur, sous le déguisement d’un valet de ferme, et il fut pris, comme à Londres, pour soigner les chevaux.

Ayant entendu, un jour, des cris et des imprécations qui partaient d’une chambre du palais, il demanda ce que cela signifiait. On lui répondit que c’était la plus jeune des princesses qui, depuis le jour de sa première communion, était possédée du démon, et que personne ne pouvait l’en délivrer, ni médecin ni prêtre.

— Eh bien, répondit-il, moi je réponds de faire ce que ne peuvent faire ni les médecins ni les prêtres.

Ces paroles furent aussitôt rapportées à l’empereur, qui fit appeler Fleur-d’Epine et lui dit :

— Est-il vrai, jeune homme, que vous vous êtes vanté de pouvoir guérir ma fille de la terrible maladie qui fait notre désolation à tous ?

— Je l’ai dit, sire, et je ne m’en dédis pas.

— Si vous faites cela, je vous donnerai tout ce que vous me demanderez, même la main d’une de mes filles, à votre choix, si vous le voulez.

— Votre fille, sire, a fait sa première communion n’y étant pas suffisamment préparée ; elle a caché un grand péché à son confesseur. La nuit qui suivit, elle fut malade, vomit la sainte Hostie, et un crapaud, sortant aussitôt de dessous son lit, l’avala et se cacha de nouveau dans un trou, sous le lit. Il faut prendre le crapaud, le faire bouillir dans de l’eau et donner cette eau à boire à la princesse, et aussitôt elle se trouvera aussi bien portante qu’elle le fut jamais.

On déplaça le lit et le crapaud fut découvert. Fleur-d’Épine le prit et le mit dans de l’eau qui bouillait sur le feu, dans une chaudière. Déjà la malade se sentait soulagée ; mais, quand elle eut bu de l’eau bouillie sur le crapaud, elle se trouva guérie complètement.

Le roi en était si content et si heureux, qu’il voulait que Fleur-d’Épine épousât immédiatement une de ses filles, à son choix.

— Excusez-moi, sire, répondit Fleur-d’Épine, mais vous trouverez, sans doute, qu’il est convenable que je termine d’abord le voyage que j’ai entrepris.

— C’est juste, reprit le roi ; mais hâtez-vous. Fleur-d’Épine reprit la route de France, toujours avec son cheval et son chien[14].

Quand il arriva à Paris, il alla tout droit à la cour. Le vieux roi n’avait pas grande confiance dans le résultat de son voyage ; pourtant, dès qu’il apprit son retour, il se hâta d’aller à sa rencontre, et la première parole qu’il lui adressa fut :

— Et ma fille ?

— Elle n’est pas venue avec moi, sire, mais vous n’avez qu’à faire ce que je vous dirai, et elle arrivera sans tarder.

— Quoi donc ? Dites vite.

— Qu’on fasse venir d’abord des maçons, en grand nombre, et je dirai alors ce qu’il faut faire.

On envoya quérir des maçons, et il en vint beaucoup, avec leurs marteaux et leurs truelles. Alors Fleur-d’Épine leur dit :

— Il faut construire ici (et il leur montrait l’endroit) un four, mais, non un four comme les autres, car sa bouche devra être sur son cul. Ne me demandez pas pourquoi, et vite à l’ouvrage !

Les maçons sourirent en se regardant d’un air étonné, et se demandant s’ils n’avaient pas affaire à un fou. Mais, peu leur importait, après tout, puisqu’on les payait bien. Ils se mirent donc à l’œuvre, et le four avançait rapidement. Quand il fut terminé et qu’il n’y manqua plus rien, on vit tout à coup le jour s’assombrir, un grand nuage s’abaissa jusqu’à terre et une belle princesse en sortit.

— C’est ma fille ! s’écria le roi, au comble de la joie, et il l’embrassa tendrement.

Se tournant alors vers Fleur-d’Épine :

— Tu m’as rendu ma fille, dont la perte me faisait malheureux, et, pour ta récompense, je te donne sa main, si elle y consent.

La princesse ne dit pas non, et les noces furent célébrées dans la quinzaine.

Il y eut à cette occasion des fêtes, des jeux et des festins magnifiques, pendant un mois entier. Moi, je me trouvais aussi par là, quelque part, et je pus tout voir et tout entendre, et c’est ainsi que j’ai pu vous raconter les aventures de Fleur-d’Épine, fidèlement et sans mensonge aucun, si ce n’est peut-être un mot ou deux.


Conté par Barba Tassel, à Plouaret, 1869.


Le conte paraît être incomplet, sur certains points ; ainsi, il semble que le héros devait retourner à la cour de Russie et à celle d’Angleterre, comme il l’a promis, auprès des princesses qu’il a rendues mères, et que les enfants de celles-ci devaient aussi jouer quelque rôle dans la fable.


II


RECHERCHE DE LA PRINCESSE


AUX CHEVEUX D’OR



I


N’OUN-DOARÉ
_____


Il y a de cela bien longtemps,
Quand les poules avaient des dents.


Le marquis de Coat-Squiriou, revenant, un jour, de Morlaix, accompagné d’un domestique, aperçut, couché et dormant dans la douve, au bord de la route, un enfant de quatre ou cinq ans. Il descendit de cheval, éveilla l’enfant, qui dormait, et lui demanda :

— Que fais-tu là, mon enfant ?

— Je ne sais pas, répondit-il.

— Qui est ton père ?

— Je ne sais pas.

— Et ta mère ?

— Je ne sais pas.

— D’où es-tu ?

— Je ne sais pas.

— Quel est ton nom ?

— Je ne sais pas, répondit-il toujours.

Le marquis dit à son domestique de le prendre en croupe sur son cheval, et ils continuèrent leur route vers Coat-Squiriou.

L’enfant fut appelé N’oun Doaré, ce qui signifie en breton : Je ne sais pas.

On l’envoya à l’école, à Carhaix, et il apprenait tout ce qu’on lui enseignait.

Quand il eut vingt ans, le marquis lui dit :

— Te voilà assez instruit, à présent, et tu vas venir avec moi à Coat-Squiriou.

Et il l’emmena à Coat-Squiriou.

Le quinze du mois d’octobre, le marquis et Noun-Doaré allèrent ensemble à la Foire-Haute, à Morlaix, et descendirent dans le meilleur hôtel de la ville.

— Je suis content de toi, et je veux t’acheter une bonne épée, dit le marquis au jeune homme.

Et ils allèrent ensemble chez un armurier. N’ouu-Doaré y examina mainte belle et bonne épée ; mais, aucune ne lui plaisait, et ils s’en allèrent sans avoir rien acheté. En passant devant la boutique d’un marchand de vieilles ferrailles, N’oun-Doaré s’y arrêta, et, remarquant une vieille épée toute rouillée, il la saisit et s’écria :

— Voici l’épée qu’il me faut !

— Comment ! lui dit le marquis, vois donc dans quel état elle est ! Cela n’est bon à rien.

— Achetez-la-moi comme elle est, je vous prie, et vous verrez plus tard qu’elle est bonne à quelque chose.

Le marquis paya la vieille épée rouillée, qui ne lui coûta pas cher, et N’oun-Doaré l’emporta, tout heureux de son acquisition ; puis, ils retournèrent à Coat-Squiriou.

Le lendemain, N’oun-Doaré, en examinant son épée, découvrit sous la rouille des caractères à demi effacés, mais qu’il parvint pourtant à déchiffrer. Ces caractères disaient : « Je suis l’Invincible ! »

A merveille ! se dit N’oun-Doaré.

Quelque temps après, le marquis lui dit :

— Il faut que je t’achète aussi un cheval.

Et ils se rendirent tous les deux à Morlaix, un jour de foire.

Les voilà eu champ de foire. Il y avait là, certes, de beaux chevaux, de Léon, de Tréguier et de Comouaille. Et pourtant, N’oun-Doaré n’en trouvait aucun à lui convenir, si bien que le soir, après le coucher du soleil, ils quittèrent le champ de foire, sans avoir rien acheté.

Comme ils descendaient la côte de Saint-Nicolas, pour rentrer en ville, ils rencontrèrent un Cornouaillais menant par un licol de chanvre une vieille jument fourbue et maigre comme la jument de la Mort. N’oun-Doaré s’arrêta, la regarda et s’écria :

— Voici la jument qu’il me faut !

— Comment ! Cette rosse ? Mais regarde-la donc ! lui dit le marquis.

— Oui, c’est bien elle que je veux, et pas une autre ; achetez-la-moi, je vous prie.

Et le marquis acheta la vieille jument à N’oun-Doaré, tout en protestant qu’il avait de singuliers goûts.

Le Cornouaillais, en livrant sa bête, dit à l’oreille de N’oun-Doaré :

— Voyez-vous ces nœuds, au licol de la jument ?

— Oui, répondit-il.

— Eh bien, chaque fois que vous en déferez un, la jument vous transportera immédiatement à quinze cents lieues de l’endroit où vous serez.

— Fort bien, répondit-il.

Puis, N’oun-Doaré et le marquis reprirent le chemin de Coat-Squiriou, avec la vieille jument. Chemin faisant, N’oun-Doaré défit un nœud du licol, et aussitôt la jument et lui furent transportés, à travers l’air, à quinze cents lieues de là. Ils descendirent au centre de Paris[15].

Quelques mois après, le marquis de Coat-Squi-riou vint aussi à Paris, et rencontra N’oun-Doaré, par hasard.

— Comment ! lui demanda-t-il, est-ce qu’il y a longtemps que tu es ici ?

— Mais oui, répondit-il.

— Comment donc y es-tu venu ? Et il lui raconta comment il était venu si vite à Paris.

Ils allèrent ensemble saluer le roi, dans son palais. Le roi connaissait le marquis de Coat-Squiriou, et leur fit bon accueil.

Une nuit, par un beau clair de lune, N’oun-Doaré alla se promener, seul avec sa vieille jument, hors de la ville. Il remarqua, au pied d’une vieille croix de pierre, dans un carrefour, quelque chose de lumineux. Il s’approcha et reconnut une couronne d’or, garnie de diamants.

— Je vais l’emporter, sous mon manteau, se dit-il.

— Gardez-vous-en bien, ou vous vous en repentirez, dit une voix venue il ne savait d’où. Cette voix, qui était celle de sa jument, se fit entendre jusqu’à trois fois. Il hésita quelque temps et finit par emporter la couronne, sous son manteau.

Le roi lui avait confié le soin d’une partie de ses chevaux, et, la nuit, il éclairait son écurie avec la couronne, dont les diamants brillaient dans l’obscurité. Ses chevaux étaient plus gras et plus beaux que tous ceux que soignaient les autres valets, et le roi l’en avait félicité souvent, de sorte qu’ils étaient jaloux de lui. Il y avait défense expresse d’avoir de la lumière dans les écuries, la nuit, et, comme ils en voyaient toujours dans l’écurie de N’oun-Doaré, ils allèrent le dénoncer au roi. Le roi n’en fit d’abord aucun cas, mais, comme ils renouvelèrent plusieurs fois leur dénonciation, il demanda au marquis de Coat-Squiriou ce qu’il y avait de vrai dans tout cela.

— Je ne sais pas, répondit le marquis, mais je m’informerai auprès de mon domestique.

— C’est ma vieille épée rouillée, répondit N’oun-Doaré, qui luit dans l’obscurité, car c’est une épée fée.

Mais, une nuit, ses ennemis, appliquant leurs yeux au trou de la serrure de son écurie, virent que la lumière qu’ils dénonçaient était produite par une belle couronne d’or placée sur le râtelier des chevaux, et qui éclairait sans brûler. Ils coururent en avertir le roi. Celui-ci, la nuit suivante, guetta le moment où la lumière fit son apparition, et, pénétrant subitement dans l’écurie de N’oun-Doaré, dont il avait une clé, comme de toutes les autres, il s’empara de la couronne, la mit sous son manteau et l’emporta dans sa chambre.

Le lendemain, il convoqua les savants et les magiciens de la capitale, pour lui donner la signification de l’inscription gravée sur la couronne ; mais aucun d’eux n’y comprenait rien.

Un enfant de sept ans, qui se trouvait là par hasard, vit aussi la couronne et dit que c’était celle de la princesse du Bélier d’Or.

Aussitôt, le roi fit appeler N’oun-Doaré, et lui parla de la sorte :

— Il faut que tu m’amènes à la cour la princesse du Bélier d’Or, pour être mon épouse, et, si tu ne me l’amènes pas, il n’y a que la mort pour toi.

Voilà le pauvre N’oun-Doaré bien embarrassé. Il va trouver sa vieille jument, les larmes aux yeux.

— Je sais, lui dit la jument, ce qui cause votre embarras et votre tristesse. Vous rappelez-vous que je vous dis de laisser la couronne d’or où vous la trouvâtes, autrement vous vous en repentiriez, un jour ? Voici ce jour venu. Pourtant, ne vous laissez pas aller au désespoir, car, si vous m’obéissez et faites de point en point ce que je vais vous dire, vous pouvez encore vous tirer de ce mauvais pas. Allez d’abord trouver le roi et demandez-lui de l’avoine et de l’argent pour le voyage.

Le roi donna de l’avoine et de l’argent, et N’oun-Doaré se mit en route avec sa vieille jument.

Ils arrivent au bord de la mer, et y voient un petit poisson resté à sec sur le sable et près de mourir.

— Mettez vite ce poisson à l’eau, dit la jument. N’oun-Doaré obéit, et aussitôt le petit poisson, élevant sa tête au-dessus de l’eau, parla de la sorte :

— Tu m’as sauvé la vie, N’oun-Doaré ; je suis le roi des poissons, et si jamais tu as besoin de mon secours, tu n’auras qu’à m’appeler, au bord de la mer, et j’arriverai aussitôt.

Et il plongea dans l’eau et disparut. Un peu plus loin, ils rencontrèrent un petit oiseau, pris dans des lacs.

— Délivrez cet oiseau, dit encore la jument. Et N’oun-Doaré délivra le petit oiseau, qui dit aussi, avant de s’envoler :

— Merci ! N’oun-Doaré, je te revaudrai ce service ; je suis le roi des oiseaux, et si jamais moi ou les miens pouvons t’être utiles, tu n’auras qu’à m’appeler et j’arriverai aussitôt.

Ils continuèrent leur route, et, comme la jument traversait facilement les fleuves, les montagnes, les forêts et les mers, ils arrivèrent bientôt sous les murs du château du Bélier d’Or. Ils entendirent un vacarme épouvantable à l’intérieur du château, de sorte que N’oun-Doaré n’osait pas y entrer. Près de la porte, il vit un homme attaché à un arbre, par une chaîne de fer, et qui avait autant de cornes sur le corps qu’il y a de jours dans l’année.

— Détachez cet homme et rendez-lui la liberté, dit la jument.

— Je n’ose pas en approcher.

— Ne craignez rien ; il ne vous fera pas de mal. N’oun-Doaré détacha l’homme, qui lui dit :

— Merci ! je vous revaudrai ce service ; si jamais vous avez besoin de secours, appelez Griffescornu, le roi des démons, et j’arriverai aussitôt.

— Entrez à présent dans le château, dit la jument à N’oun-Doaré, et ne craignez rien ; je resterai à paître ici, dans le bois, où vous me retrouverez, au retour. La maîtresse du château, la princesse du Bélier d’Or, vous fera bon accueil et vous montrera nombre de merveilles de toutes sortes. Vous l’inviterez à vous accompagner dans le bois, pour voir votre jument, qui n’a pas sa pareille au monde, et qui connaît toutes les danses de Basse-Bretagne et des autres pays, que vous lui ferez exécuter sous ses yeux.

N’oun-Doaré se dirige vers la porte du château. Il rencontre une servante, qui va puiser de l’eau à la fontaine du bois, et qui lui demande ce qu’il cherche par là.

— Je voudrais, répond-il, parler à la princesse du Bélier d’Or.

La servante va dire à sa maîtresse qu’un étranger vient d’arriver au château, qui demande à lui parler.

La princesse descend aussitôt de sa chambre et invite N’oun-Doaré à visiter avec elle les merveilles de son château.

Quand il eut tout vu, il invita à son tour la princesse à venir voir sa jument, dans le bois. Elle y consentit, sans difficulté. La jument exécuta devant elle les danses les plus variées, ce qui la divertit beaucoup.

— Montez sur son dos, princesse, lui dit N’oun-Doaré, et elle dansera avec vous fort agréablement.

La princesse, après quelque hésitation, monta sur la jument ; N’oun-Doaré sauta aussitôt à côté d’elle, et aussitôt la jument s’éleva en l’air avec eux et les transporta, en un instant, par-delà la mer.

— Vous m’avez trompée ! s’écriait la princesse ; mais vous n’êtes pas encore au bout de vos épreuves, et avant que j’épouse le vieux roi de France, vous aurez pleuré, plus d’une fois.

Ils arrivèrent promptement à Paris. Dès en arrivant, N’oun-Doaré conduisit la princesse au roi et lui dit, en la lui présentant :

— Sire, voici la princesse du Bélier d’Or.

Le roi fut ébloui par sa beauté ; il ne se possédait pas de joie et voulait l’épouser, sur-le-champ. Mais, la princesse demanda qu’on lui rapportât d’abord son anneau, qu’elle avait laissé dans sa chambre, au château du Bélier d’Or.

N’oun-Doaré fut encore chargé par le roi d’aller à la recherche de l’anneau de la princesse. Il s’en revint tout triste vers sa jument.

— Ne vous rappelez-vous pas, lui dit celle-ci, avoir sauvé la vie au roi des oiseaux, qui vous promit de reconnaître ce service, à l’occasion ?

— Je me le rappelle, répondit-il.

— Eh bien, appelez-le à votre secours, c’est le moment.

Et N’oun-Doaré s’écria :

— Roi des oiseaux, venez à mon secours, je vous prie !

Aussitôt, le roi des oiseaux arriva et demanda :

— Qu’y a-t-il pour votre service, N’oun-Doaré ?

— Le roi, dit-il, veut que je lui rapporte, sous peine de la mort, l’anneau de la princesse du Bélier d’Or, qui est resté à son château, dans un cabinet dont elle a perdu la clé.

— Rassurez-vous, dit l’oiseau, l’anneau vous sera rapporté.

Et aussitôt il appela tous les oiseaux connus, chacun par son nom.

Ils arrivaient tous, à mesure que leurs noms étaient prononcés ; mais, hélas ! aucun d’eux n’était assez petit pour pouvoir pénétrer dans le cabinet de la princesse, par le trou de la serrure. Le roitelet seul avait quelque chance d’y réussir ; il fut donc envoyé à la recherche de l’anneau.

Avec beaucoup de mal et en y laissant presque toutes ses plumes, il parvint à s’introduire dans le cabinet, prit l’anneau et l’apporta à Paris.

N’oun-Doaré courut aussitôt le présenter à la princesse.

— A présent, princesse, lui dit alors le roi, vous n’avez sans doute plus de raison de retarder davantage mon bonheur ?

— Il ne me manque plus qu’une chose pour vous satisfaire, sire, mais il me la faut, ou rien ne sera fait, répondit-elle.

— Parlez, princesse, ce que vous demanderez sera fait.

— Eh bien, faites-moi apporter mon château ici, vis-à-vis du vôtre.

— Apporter votre château ici !... Comment voulez-vous ?...

— Il me faut mon château, vous dis-je, ou rien ne sera fait.

Et N’oun-Doaré fut encore chargé d’aviser aux moyens de transporter le château de la princesse, et il se mit en route avec sa jument.

Quand ils arrivèrent sous les murs du château, la jument parla de la sorte :

— Appelez à votre secours le roi des démons, que vous avez délivré de ses chaînes, à notre premier voyage.

Il appela le roi des démons, qui vint et demanda :

— Qu’y a-t-il pour votre service, N’oun-Doaré ?

— Transportez-moi le château de la princesse du Bélier d’Or à Paris, devant celui du roi de France, et tout de suite.

— C’est bien, cela va être fait à l’instant.

Et le roi des démons appela ses sujets, dont il vint toute une armée, et ils déracinèrent le château du rocher sur lequel il se trouvait, l’enlevèrent en l’air et le transportèrent à Paris. N’oun-Doaré et sa jument les suivirent et y arrivèrent aussitôt qu’eux.

Le matin, les Parisiens furent tout étonnés de voir l’éclat du soleil levant sur les dômes d’or du château et crurent à un incendie ; aussi, criait-on de toutes parts : « Au feu ! au feu !... »

Mais la princesse reconnut facilement son château et se hâta de s’y rendre.

— A présent, princesse, lui dit le roi, il ne vous reste plus qu’à fixer le jour des noces.

— Oui, mais il me faut encore une petite chose avant, répondit-elle.

— Quoi donc, princesse ?

— La clé de mon château, qu’on ne m’a pas rapportée, et sans laquelle je ne puis y entrer.

— J’ai ici des serruriers très habiles, qui vous en feront une nouvelle.

— Non, personne au monde ne peut fabriquer une nouvelle clé capable d’ouvrir la porte de mon château ; il me faut l’ancienne, qui est au fond de la mer.

En se rendant à Paris, comme elle passait par-dessus la mer, elle l’avait laissée tomber au fond de l’abîme.

N’oun-Doaré est encore chargé de rapporter à la princesse la clé de son château, et il se remet en route avec sa vieille jument. Arrivé au bord de la mer, il appelle à son secours le roi des poissons. Celui-ci arrive aussitôt et demande :

— Qu’y a-t-il pour votre service, N’oun-Doaré ?

— Il me faut la clé du château de la princesse du Bélier d’Or, que la princesse a jetée à la mer.

— Vous l’aurez, répond le roi.

Et il appela aussitôt tous ses poissons, qui se hâtaient d’accourir, à mesure qu’il prononçait leurs noms ; mais, aucun d’eux n’avait vu la clé du château. Seule, la vieille n’avait pas répondu à l’appel de son nom. Elle finit par arriver aussi, portant dans sa bouche la clé, qui était un diamant d’une très grande valeur. Le roi des poissons la prit et la donna à N’oun-Doaré.

N’oun-Doaré et sa jument retournèrent aussitôt à Paris, heureux et sans souci, cette fois, car ils savaient que c’était leur dernière épreuve.

La princesse ne pouvait plus reculer et temporiser, et le jour du mariage fut fixé.

On se rendit à l’église, en grande pompe et cérémonie, et N’oun-Doaré et sa jument suivaient le cortège et entrèrent aussi dans l’église, au grand étonnement et grand scandale de tout le monde. Mais, quand la cérémonie fut terminée, la peau de la jument tomba à terre et laissa voir une princesse, d’une beauté merveilleuse, qui présenta la main à N’oun-Doaré, en disant :

— Je suis la fille du roi de Tartarie ; venez avec moi dans mon pays, N’oun-Doaré, et nous nous y marierons ensemble.

Et N’oun-Doaré et la fille du roi de Tartarie, laissant le roi et la société tout ébahis, partirent ensemble, et, depuis, je n’ai pas eu de leurs nouvelles.


(Conté par Vincent Coat, ouvrier de la manufacture
des tabacs de Morlaix, avril 1874.)


II


LES QUATORZE JUMENTS


ET LE CHEVAL DU MONDE[16]
_____



Selaouit, mar hoc'h eus c’hoant,
Hag e clevfot eur gaozic coant,
Ha na eus en-hi netra gaou,
Met, marteze, eur gir pe daou.

Écoutez, si vous voulez,
Et vous entendrez un joli conte,
Dans lequel il n’y a pas de mensonges,
Si ce n’est, peut-être, un mot ou deux.


IL y avait, une fois, un jeune penher[17], riche, nommé Riwall. Son père avait quatorze juments, et son plus grand plaisir était de les monter, tantôt l’une, tantôt l’autre, et d’accompagner les valets qui les conduisaient au pâturage.

Quand il eut douze ans, on l’envoya à l’école, en ville, et il regretta beaucoup ses jeux et ses courses en liberté sur les juments de son père. Au bout d’un an, il revint en congé à la maison, et son premier soin, en arrivant, fut de demander des nouvelles des juments.

— Je pense qu’elles vont bien, lui dit son père, car je ne les ai pas visitées, depuis assez longtemps.

Il courut à la prairie où elles étaient et y vit treize juments qui paissaient, et, auprès de chacune d’elles, une belle pouliche, qui gambadait et folâtrait, puis une quatorzième jument avec un poulain tout chétif et qui paraissait malade. Il s’approcha de ce dernier et se mit à le caresser et à lui gratter le front. Le poulain lui dit, dans le langage des hommes :

— Tuez les treize pouliches et me laissez en vie, afin que je puisse téter, seul, les quatorze juments et acquérir ainsi la force de quatorze chevaux.

— Comment ! répondit Riwall, étonné, vous parlez donc ?

— Oui, je parle comme vous ; mais, voulez-vous faire ce que je vous demande ?

— Tuer treize belles pouliches pour un méchant poulain qui ne vaudra jamais grand’chose, sans doute ; non, je ne ferai pas cela.

— Je vous le répète, faites ce que je vous demande, et vous n’aurez pas à vous en repentir, plus tard.

— Je ne le ferai pas ; il faudrait avoir perdu la tête pour agir de la sorte.

Et Riwall s’en retourna là-dessus à la maison. Mais, toute la nuit qui suivit, il ne fit que songer aux paroles du poulain. Le lendemain, il se rendit encore à la prairie où se trouvaient les quatorze juments avec leurs pouliches, et le poulain chétif lui renouvela sa demande, et de même le troisième jour, si bien qu’il se dit en lui-même :

— Ceci est bien extraordinaire, et je ferais peut-être bien d’obéir et de suivre le conseil du poulain ?...

Enfin, il se décida à tuer les treize pouliches.

Mais, son congé expira, et il retourna à l’école. Il revint encore à la maison au bout d’une année, et courut, dès en arrivant, à la prairie où étaient les juments avec leurs poulains. Les quatorze juments avaient encore eu quatorze pouliches ; mais le poulain n’avait profité en rien. Il accourut à Riwall, dès qu’il l’aperçut, et lui dit encore :

— Tuez ces quatorze pouliches aussi, pour que je reste encore seul à téter les quatorze juments.

— Doucement ! répondit Riwall ; j’ai été assez sot pour vous obéir, une première fois, mais, vous ne me prendrez pas une seconde, d’autant plus que vous n’avez profité en rien pour avoir tété les quatorze juments, pendant toute une année.

— Je vous le répète, reprit le poulain, faites ce que je vous dis, et vous n’aurez pas lieu de le regretter.

Riwall finit par céder, et il tua encore les quatorze pouliches, puis il retourna de nouveau à l’école, pendant un an.

Quand il revint en congé pour la troisième fois, les quatorze juments avaient encore eu quatorze pouliches, et le méchant poulain n’avait toujours profité en rien. Il alla à lui, d’assez mauvaise humeur, et lui dit :

— Jamais je n’ai vu pareille chose ! Comment ! tu têtes seul, pendant deux ans consécutifs, quatorze juments, et tu restes chétif et malingre comme te voilà ! Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Je vous demande de tuer encore une fois les quatorze pouliches, répondit le poulain.

— Te moques-tu de moi, ou me prends-tu pour un imbécile ?

— Je ne me moque pas de vous et je ne vous prends pas pour un imbécile ; ce sera la dernière fois ; faites comme je vous dis, et vous n’aurez pas lieu de le regretter, je vous le répète.

Après avoir longtemps hésité, Riwall finit par tuer encore les quatorze pouliches. Puis il retourna à l’école, et revint au bout d’un an, mais pour rester à la maison, à présent, ses études étant terminées. Il courut, dès en arrivant, a la prairie où étaient les quatorze juments, et il les vit qui paissaient tranquillement, sans pouliches autour d’elles, cette fois. Le poulain de trois ans était seul avec elles, mais, aussi malingre et aussi chétif que jamais. À cette vue, Riwall entra dans une grande colère, et coupa un bâton dans la haie et en frappa à tour de bras la méchante bête.

— Holà ! mon maître, dit le poulain, cessez de me frapper, je vous prie, et écoutez-moi ; faites exactement ce que je vais vous dire, et vous verrez ce qui arrivera. Allez à la maison, prenez à l’écurie une bride, une selle et une étrille, et apportez-les ici.

Riwall alla à la maison et revint bientôt a une bride, une selle et une étrille.

— A présent, reprit le poulain, mettez-moi la bride en tête, et la selle sur le dos... Bien !... Maintenant, prenez l’étrille et étrillez-moi fortement.

Et Riwall se mit à étriller le poulain, qui, à chaque coup d’étrille, croissait, croissait, tant et si bien que, pour continuer, l’étrilleur fut obligé de monter sur un talus. Quand le poulain eut atteint la grandeur de trois chevaux ordinaires il dit :

— Assez. Montez à présent sur mon dos, et nous allons voyager.

Et ils partirent. Vous pouvez juger de la joie de Riwall de se voir juché sur un animal semblable ; jamais on n’avait vu son pareil, et l’on s’extasiait partout, sur leur passage. Ils vont tout droit à Paris.

Le roi de Paris avait neuf chevaux, qui étaient tous malades, depuis quelque temps, et personne ne pouvait trouver de remède à leur mal, si bien qu’il en était fort contrarié. Le cheval de Riwall dit à son maître :

— Je sais bien, moi, ce qu’il faudrait faire pour guérir les chevaux du roi. Allez le trouver, et dites-lui que vous vous faites fort de les guérir, moyennant cent livres d’avoine qu’il vous donnera, pour chacun d’eux. Quand on vous aura livré l’avoine, vous me l’apporterez, puis vous prendrez un fort bâton et en battrez les chevaux malades, jusqu’à ce qu’ils soient tout couverts d’écume. Vous recueillerez cette écume dans un vase et m’en frotterez, et ainsi ma force s’accroîtra encore de toute celle qu’auront perdue les chevaux du roi. Riwall va trouver le roi, et lui parle ainsi :

— Bonjour, sire.

— Bonjour, brave homme.

— J’ai appris, sire, que vos chevaux sont malades, et je viens vous proposer de vous les guérir.

— Si vous faites cela, je vous en récompenserai généreusement.

— Donnez-moi seulement cent livres d’avoine par cheval, et je ne demande pas autre chose.

— S’il ne vous faut que cela, il sera facile de vous contenter.

Et le roi donna l’ordre à son premier valet d’écurie de lui livrer sur-le-champ neuf cents livres d’avoine. Riwall les porta à son cheval et retourna alors à l’écurie royale, où il se mit à battre les chevaux à tour de bras, avec un bâton de chêne vert qu’il avait lui-même coupé dans un bois. Il les battit tant et tant qu’ils furent bientôt couverts d’écume. Il recueillit cette écume dans un pot et en frotta son cheval, dont les forces s’en trouvèrent augmentées considérablement, et les chevaux du roi furent aussi guéris.

La fille du roi était sorcière, et, quand elle vit cela, elle dit à son père :

— Vous croyez avoir de beaux chevaux, mon père, mais, si vous voyiez le Cheval du Monde, vous penseriez autrement. Vos chevaux ne sont que des rosses, à côté de celui-là, et, jusqu’à ce que vous le possédiez dans votre écurie, vous ne devriez jamais en parler.

— Oui, mais comment se procurer cette merveille, ma fille !

— L’homme qui vous a guéri vos chevaux peut aussi vous procurer le Cheval du Monde, si vous le lui ordonnez.

Le roi fit appeler Riwall, et lui dit :

— Je désire avoir le Cheval du Monde dans mes écuries, et je vous ordonne de me le procurer.

— Et comment pourrais-je vous le procurer, sire, puisque je ne suis ni magicien ni sorcier ?

— Il faut que vous me le procuriez, ou il n’y a que la mort pour vous.

Riwall s’en revint vers son cheval, la tête baissée et tout triste.

— Que vous est-il arrivé, mon maître, lui demanda le cheval, pour être si triste ?

— Hélas ! je suis perdu, car je ne pourrai jamais faire ce que me demande le roi, sous peine de mort.

— Que vous demande le roi, mon maître ?

— De lui amener le Cheval du Monde dans ses écuries.

— C’est chose difficile, mais non impossible pourtant, et, si vous faites exactement comme je vous dirai, nous pourrons, à nous deux, nous tirer de cette épreuve à notre honneur. Allez de nouveau trouver le roi et dites-lui que, pour réussir dans votre entreprise, il faut qu’il me fasse ferrer de quatre fers de cinq cents livres chacun, avec dix clous dans chaque fer, et que, de plus, il vous fournisse quatre-vingt-dix-neuf peaux de bœufs, dont vous me garnirez le corps, afin d’amortir les coups du Cheval du Monde.


Vous me briderez, sellerez
Et les clous examinerez[18].


Riwall alla trouver le roi et lui fit part des conditions auxquelles il lui était possible de réussir. Le roi lui accorda ce qu’il demanda.

Quand tout fut prêt, il se mit en route avec son cheval. Ils vont, ils vont, toujours devant eux, tant et si bien qu’ils finissent par arriver sous les murs du château du Cheval du Monde. La porte était ouverte.

— Montez sur le mur, dit le cheval à Riwall, par ce chêne qui est tout contre, et de là vous verrez beau jeu, tout à l’heure.

Riwall monta sur le mur et son cheval entra dans la cour.

Le Cheval du Monde vint aussitôt à sa rencontre, en hennissant et la queue en l’air. Quel cheval !... Le combat commença sur-le-champ. Le Cheval du Monde lança au cheval de Riwall

(i) C'hui ma vrido hag a dibro,
A dalc’ho compt euz ann tacho. une ruade qui détacha des flancs de celui-ci trois peaux de bœufs, lesquelles tombèrent à terre. Le combat continua et devint bientôt furieux, au point que le château et la terre en tremblaient. Les coups du Cheval du Monde étaient terribles, et, à chaque ruade, il détachait deux ou trois peaux de bœufs des flancs de l’autre ; mais celui-ci ripostait aussi vigoureusement avec ses fers de cinq cents livres, et, à chaque ruade, il enlevait à son ennemi un lambeau de chair saignante. Le combat dura trois heures entières, et Riwall, qui y assistait, du haut du mur, et en suivait les péripéties avec anxiété, trembla plus d’une fois pour la vie de son cheval. Il ne restait plus à celui-ci que quatre ou cinq peaux autour du corps, lorsque le Cheval du Monde tomba tout à coup à terre, les quatre fers en l’air, épuisé et demandant quartier.

Aussitôt, Riwall descendit du mur et passa une bride à la tête du vaincu, qui se laissa faire et le suivit, tout triste et docile comme un mouton.

Quand ils arrivèrent tous les trois à Paris, tout le peuple et la Cour accoururent au-devant d’eux. Jamais on n’avait vu deux chevaux pareils. Le roi accueillit Riwall avec force compliments et l’invita à diner, à sa table, tant sa joie était grande de posséder dans ses écuries une merveille comme le Cheval du Monde.

Mais la princesse sorcière, qui ne voulait aucun bien à Riwall, sans doute parce qu’elle trouvait qu’il ne faisait pas assez attention à elle, dit encore au roi, quelques jours après :

— Si vous saviez, mon père, ce dont s’est vanté l’homme au grand cheval !...

— De quoi donc s’est-il vanté ? demanda le roi. Il s’est vanté de pouvoir vous amener à votre cour la princesse qui est retenue captive par un serpent, dans son château, suspendu par quatre chaînes d’or entre le ciel et la terre.

— A-t-il vraiment dit cela ?

— Il l’a dit, je vous l’assure.

— Eh bien, s’il l’a dit, il faut qu’il le fasse, ou il n’y a que la mort pour lui. Qu’on le fasse venir.

Et, quand Riwall fut en la présence du roi :

— Est-il vrai, Riwall, lui demanda le vieux monarque, que vous vous êtes vanté de pouvoir m’amener à la cour la belle princesse qui est retenue captive par un serpent, dans son château, suspendu par quatre chaînes d’or entre le ciel et la terre ?

— Jamais je n’ai dit rien de semblable, sire, et il faudrait que j’eusse complètement perdu la raison pour le dire.

— Vous l’avez dit, ma fille me l’a assuré, et il faut que vous le fassiez, où il n’y a que la mort pour vous.

— Alors, il ne me reste qu’à tenter l’aventure, et, mort pour mort, autant vaut mourir ailleurs qu’ici.

Et il revint vers son cheval.

— Qu’y a-t-il encore de nouveau, mon maître, lui demanda celui-ci, que je vous vois si triste ?

— Rien de bon, répondit-il. Le roi m’ordonne, sous peine de la mort, de lui amener à sa cour la belle princesse qui est retenue captive par un serpent, dans son château, suspendu par quatre chaînes d’or entre le ciel et la terre. Jamais je n’avais, jusqu’ici, entendu parler de cette princesse, et je ne sais pas où aller la chercher.

— Moi, je sais où sont la princesse et le château, reprit le cheval, mais, il y a loin d’ici là, et il n’est pas facile d’y aller. N’importe, il faut tenter l’aventure, et, si vous faites exactement ce que je vous dirai, nous pourrons encore nous en tirer sans trop de mal. Retournez vers le roi et dites-lui de me faire attacher à chaque pied un fer d’argent de cinq cents livres, avec dix clous de même métal dans chacun d’eux. Puis, vous lui demanderez encore de vous fournir une bonne épée d’acier trempée dans du venin d’aspic, et qui coupera l’or aussi facilement que du bois.


Vous me briderez, sellerez,
Et les clous examinerez.


Le roi fournit les fers d’argent avec les clous et l’épée, et Riwall et son cheval se mettent en route. Ils marchent et marchent, nuit et jour, sans jamais s’arrêter, si bien qu’ils finissent par arriver aux chaînes d’or qui retenaient le château en l’air, si haut, si haut, qu’on l’apercevait à peine comme un point pas plus gros qu’un roitelet.

— Coupez les chaînes avec votre épée, et frappez fort, dit le cheval à son maître.

Riwall coupa une chaîne, puis deux, puis trois, mais il n’en pouvait plus de fatigue.

— Courage ! lui dit le cheval ; à la quatrième chaîne, à présent, et vite, ou nous sommes perdus.

Enfin, la quatrième chaîne fut aussi coupée, et le château tomba à terre, avec un bruit épouvantable. La princesse en sortit aussitôt, par une fenêtre, belle et brillante comme le soleil, et courut embrasser Riwall, en disant :

— Soyez béni pour m’avoir délivrée de ce vilain monstre ! Mais, ne perdons pas de temps et partons vite, de peur qu’il ne nous rattrape.

Et ils montèrent tous les deux sur le cheval et reprirent la route de Paris.

Quand le vieux roi vit la princesse, il fut ébloui par sa beauté, et en devint si amoureux, qu’il voulut l’épouser, sur-le-champ. Les fiançailles eurent lieu, en effet, mais, la princesse exigea qu’on lui procurât, avant le mariage, la pomme d’or que la fille du roi, la sorcière, lui vanta comme la plus belle merveille du monde.

Riwall reçut encore l’ordre d’apporter à la cour, sous peine de mort, la merveilleuse pomme d’or.

Son cheval lui dit, à cette nouvelle :

— C’est notre dernière épreuve, et, si nous y réussissons, on nous laissera ensuite tranquilles. Allez dire au roi qu’il faut me ferrer, cette fois, avec des fers d’or de cinq cents livres chacun, avec dix clous d’or dans chaque fer.


Vous me briderez, sellerez
Et les clous examinerez.


Le roi donna tout l’or de son trésor, pour fabriquer les fers et les clous, et, quand tout fut prêt, Riwall et son cheval se mirent encore en route. Ils marchent et marchent, nuit et jour, et rencontrent, dans un grand bois, une petite vieille, qui leur demande :

— Où allez-vous ainsi ?

— Ma foi ! grand’mère, répond Riwall, je ne sais pas trop ; le roi m’a ordonné d’aller chercher la pomme d’or et de la lui rapporter, sous peine de mort, et j’ignore complètement où elle se trouve.

— Eh bien, reprit la vieille, je le sais, moi, et je veux vous conseiller et vous venir en aide. Vous arriverez bientôt sous les murs d’un vieux château, tellement perdu au milieu des arbres, des ronces, des épines et des herbes folles qui l’enserrent et l’envahissent de tous côtés, que l’accès en est impossible. Depuis cinq cents ans, personne n’a jamais pénétré dans ce château. Mais, voici une baguette blanche que je vous donne (et elle lui tendit une baguette blanche qu’elle avait à la main), et vous n’aurez qu’à en frapper les arbres, les ronces et les épines qui s’opposeront à votre passage, et aussitôt un beau chemin s’ouvrira devant vous et vous pénétrerez facilement jusqu’au château. Vous verrez dans la cour un pommier avec une pomme unique, la pomme d’or, qui brille dans le feuillage. Voici encore une serviette (et elle lui donna aussi une serviette) que vous étendrez sous l’arbre, puis vous monterez sur le pommier et secouerez la branche, de manière que la pomme tombe sur la serviette. Vous descendrez alors et, avec votre baguette, vous ferez une croix sur la pomme, qui se fendra en quatre et laissera voir un petit couteau d’argent, au milieu. Vous prendrez ce couteau et le mettrez dans votre poche, car vous en aurez besoin, plus tard. Vous ferez avec votre baguette une nouvelle croix sur la pomme, et elle se refermera comme devant. Alors, vous retournerez à la maison, avec la pomme et le couteau. Quand vous arriverez à la Cour, la fille du roi, qui est sorcière, vous priera de lui donner la pomme ; mais, ne la lui donnez pas. On fera un grand dîner, et la pomme d’or sera posée sur la table, dans un plat d’or. Le roi essayera de l’entamer, avec son couteau ; mais, ni lui ni aucun des convives ne pourra y réussir. Vous demanderez à essayer, à votre tour, et votre petit couteau d’or y pénétrera facilement, comme dans une pomme ordinaire. Mais, aussitôt, la fille du roi tombera raide morte, devant tout le monde, et son cœur se fendra en quatre morceaux, comme la pomme.

_ Dieu vous bénisse, grand’mère, dit Riwall. Et ils continuèrent leur route et se trouvèrent bientôt devant le château inaccessible. Riwall, de sa baguette blanche, frappa les arbres, les ronces et les épines qui s’opposaient à leur passade, et une belle route s’ouvrit par enchantement devant eux, et ils pénétrèrent facilement jusqu’à la cour. Ils virent le pommier et la pomme d’or qui brillait dans le feuillage, et une foule de petits oiseaux chantaient et voltigeaient autour. Riwall étendit sa serviette sur le gazon, monta sur l’arbre, secoua la branche et la pomme tomba sur la serviette. Il descendit aussitôt, fit avec sa baguette une croix sur la pomme, qui se fendit et laissa voir un gentil petit couteau d’or caché dans son intérieur. Il le prit, le mit dans sa poche, referma la pomme avec une seconde croix de sa baguette, la mit également dans sa poche, remonta à cheval et partit. Il rencontra encore, dans le bois, la petite vieille, qui lui demanda :

— Eh bien ! tout s’est-il bien passé, mon fils ?

— Très bien, grand’mère, grâce à vous ; j’ai la pomme et le couteau, dans ma poche.

— Eh bien, retournez, à présent, à la maison, tranquilles et sans inquiétude, car c’est la fin dé vos travaux, et celle qui vous a fait imposer de si redoutables épreuves en sera bientôt récompensée comme elle le mérite.

Et ils continuèrent tranquillement leur route.

Toute la Cour et le peuple étaient sortis de Paris à leur rencontre, et ils rentrèrent dans la en grande pompe, au bruit des trompettes et des cloches sonnant à toute volée.

Le vieux roi voulut que son mariage avec la princesse fût célébré immédiatement. Il y eut, dès le lendemain, un grand repas, auquel on invita beaucoup de monde, et Riwall en fut aussi. La pomme d’or était sur un plat d’or, devant le roi et sa fiancée, et tous les yeux étaient fixés sur elle. Au dessert, plusieurs convives demandèrent qu’on la partageât.

— Donnez-la-moi et je la partagerai, dit la fille du roi, la sorcière.

— Non, c’est à la fiancée du roi que doit revenir cet honneur, lui répondit-on.

Et le roi prit la pomme sur le plat d’or et la présenta à la belle princesse. Mais, celle-ci essaya en vain de la diviser ; son couteau glissait dessus comme sur de l’or massif. Le roi essaya à son tour, mais sans plus de succès.

— Passez-moi la pomme, dit de nouveau la fille du roi ; j’en viendrai bien à bout, moi.

On la lui passa, et elle ne réussit pas davantage.

— Passez-la-moi, sire, dit aussi Riwall ; c’est moi qui vous l’ai conquise et je sais aussi comment l’ouvrir.

Le roi lui passa la pomme, et, avec son petit couteau d’or, qu’il tira de sa poche, il la fendit en quatre, le plus facilement du monde.

Mais, aussitôt, on vit avec étonnement la fille du roi tomber sous la table, et, en la relevant, on vit qu’elle était morte ; son cœur s’était brisé et fendu en quatre morceaux, comme la pomme.

— A chacun selon ses œuvres ! dit alors l’autre princesse, car elle avait mérité ce qui lui arrive, en voulant la mort de mon libérateur.

Puis, se tournant vers le roi :

— Quant à vous, sire, vous êtes trop âgé pour moi ; d’ailleurs, à celui qui a eu la peine est aussi due la récompense.

Et, en même temps, elle présenta la main à Riwall, avec un doux sourire.

Le mariage fut célébré, avec grande pompe et solennité, et, pendant un mois entier, il y eut de belles fêtes et des jeux et des repas magnifiques.


<poem> J’étais la cuisinière, J’eus une goutte et un morceau, Un coup de cuillère à pot sur la bouche, Et depuis, je n’y suis pas retournée ; Avec cinq cents écus et un cheval bleu, J’y serais allée voir demain ; Avec cinq cents écus et un cheval brun, J’y serais retournée, dans une semaine et un jour[19].


Conté par Francésa Ann Evven, de Pédernec
(Côtes-du-Nord). 1869.


III


LA PRINCESSE BLONDINE[20]
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Selaouit hag e clevfet ;
Credit, mar caret,
Na gridet ket, mar na garet ket,
Gwell’ eo credi eget mont da veled.

Écoutez, et vous entendrez ;
Croyez, si vous voulez,
Ne croyez pas, si vous ne voulez pas ;
Mieux vaut croire que d’aller voir.


IL y avait, une fois, dans les temps anciens, un seigneur riche qui avait trois fils. L’aîné s’appelait Cado, le second, Méliau, et le plus jeune, Yvon.

Un jour qu’ils étaient tous les trois ensemble à la chasse, au bois, ils rencontrèrent une petite vieille, qui leur était inconnue et portait sur la une cruche pleine d’eau, qu’elle avait été puiser à la fontaine.

— Seriez-vous capables, les gars, demanda Cado à ses frères, de briser, d’un coup de flèche, la cruche de cette petite vieille, sans toucher à celle-ci ?

— Nous ne voulons pas l’essayer, répondirent Méliau et Yvon, de peur de faire du mal à la bonne femme.

— Eh bien, moi, je le ferai ; vous allez voir. Et il banda son arc et visa. La flèche partit et brisa la cruche. L’eau mouilla la petite vieille, qui dit à l'adroit tireur :

— Tu as failli, Cado, et je te revaudrai cela ! A partir de ce moment même, tu trembleras de tous tes membres, comme les feuilles d'un tremble par le vent du nord, et cela, jusqu'à ce que tu aies trouvé la princesse Blondine.

Et, en effet, Cado fut à l'instant, pris d'un tremblement général.

Les trois frères revinrent à la maison et racontèrent à leur père ce qui leur était arrivé.

— Hélas ! mon pauvre fils, tu as failli, dit le vieux seigneur à son fils aîné. Il te faudra, à présent, voyager jusqu’à ce que tu aies trouvé la princesse Blondine, comme te l’a dit la fée car c'était une fée que cette petite vieille. Il n'y a qu’elle au monde qui puisse te guérir. Je ne sais quel pays elle habite, mais, je vais te donner une lettre pour mon frère l’ermite, qui vit au milieu d’une forêt, à plus de vingt lieues d’ici, et peut-être pourra-t-il te fournir quelque utile renseignement.

Cado prit la lettre et se mit en route.

Il marcha et marcha, et, à force de mettre un pied devant l’autre, il arriva à l’ermitage de son, oncle l'ermite. Le vieillard était en prière, agenouillé sur le seuil de sa cabane, construite à l’angle de deux rochers, les mains et les yeux levés vers le ciel et comme ravi en extase. Cado attendit qu’il eût fini, puis il s’avança vers lui et dit :

— Bonjour, mon oncle l’ermite.

— Tu m’appelles ton oncle, mon enfant ?

— Lisez cette lettre, et vous verrez qui je suis et connaîtrez le motif de ma visite.

L’ermite prit la lettre, la lut, puis il dit :

— C’est vrai, tu es bien mon neveu. Mais, hélas ! mon pauvre enfant, tu es loin d’être au terme de ton voyage et de tes peines. Je vais consulter mes livres, pour voir ce que je peux faire pour toi. En attendant, comme tu dois avoir faim, grignote cette croûte de pain, qui est ma seule nourriture, depuis vingt ans. Quand j’ai faim, je la grignote un peu, et pourtant elle ne diminue pas.

Et Cado se mit à grignoter la vieille croûte, qui était dure comme la pierre, pendant que l'ermite consultait ses livres. Mais, il eut beau les feuilleter, toute la nuit, il n’y trouva rien concernant la princesse Blondine. Le lendemain matin, il dit à son neveu :

— Voici, mon enfant, une lettre pour un frère ermite que j’ai, dans une autre forêt, à vingt lieues d’ici. Celui-là commande sur tous les oiseaux, et peut-être pourra-t-il te donner quelque bonne indication, car, pour moi, ma science ni mes livres ne me disent rien de la princesse Blondine. Voici encore une boule d’ivoire, qui roulera d’elle-même devant toi ; tu n’auras qu’à la suivre, et elle te conduira jusqu’au seuil de l’ermitage de mon frère.

Cado prit la lettre et la boule d’ivoire. Il posa celle-ci à terre, et elle roula d’elle-même devant lui. Il la suivit. Au coucher du soleil, il était à la porte de la cabane de branchages et de joncs des marais du second ermite.

— Bonjour, mon oncle, lui dit-il, en l’abordant.

— Ton oncle ? répondit le vieillard.

— Oui ; lisez cette lettre, et vous saurez qui je suis et pourquoi je viens vers vous.

L’ermite prit la lettre, la lut, puis il dit :

— Oui, c’est vrai, tu es bien mon neveu. Et tu cherches la princesse Blondine, mon enfant ?

— Oui, mon oncle ; voyez dans quel état je suis ! Et mon père m’a dit que la princesse Blondine seule peut me guérir. Mais, ni mon père, ni mon autre oncle l’ermite n’ont pu me dire où je pourrai la trouver.

— Ni moi non plus, mon pauvre enfant, je ne puis te le dire. Mais, Dieu m’a établi maître sur tous les oiseaux : je vais souffler dans un sifflet d’argent que j’ai ici, et aussitôt tu les verras arriver, de tous les côtés, grands et petits, et peut-être quelqu’un d’entre eux pourra-t-il nous donner des nouvelles de la princesse Blondine.

Le vieillard siffla dans son sifflet d’argent, et aussitôt des nuages d’oiseaux de toute dimension et de toute couleur s’abattirent sur la forêt, en poussant toutes sortes de cris. L’air en était obscurci. L’ermite les appela tous, par leurs noms, l’un après l’autre, et leur demanda s’ils n’avaient pas vu, dans leurs voyages, la princesse Blondine. Aucun d’eux ne l’avait jamais vue, ni n’en avait même entendu parler.

Tous les oiseaux avaient répondu à l’appel, excepté l’aigle.

— Où donc est resté l’aigle ? dit l’ermite. Et il souffla plus fort dans son sifflet. L’aigle arriva aussi, de mauvaise humeur, et dit :

— Pourquoi me faites-vous venir ici, pour mourir de faim, lorsque j’étais si bien là où je me trouvais ?

— Où donc étais-tu ?

— J’étais au château de la princesse Blondine, où je ne manquais de rien, car on est là en fêtes et en festins, tous les jours.

— C'est à merveille et tu es libre d’y retourner, mais, à la condition d’y porter sur ton dos mon neveu que voici.

— Je le veux bien, si l’on me donne à manger, à discrétion.

— Rassure-toi à ce sujet ; on te fournira de la nourriture à souhait, glouton que tu es.

L'ermite alla alors trouver le seigneur d’un château voisin, et le pria de lui tuer un bœuf, un de ses meilleurs, et de le faire apporter dans sa cabane, dépecé par morceaux. Le seigneur s’empressa de donner des ordres pour contenter l’ermite, et le bœuf, dépecé par morceaux, fut porté à la cabane du solitaire. On chargea la viande sur le dos de l’aigle, Cado s’assit dessus, et les voilà partis par-dessus le bois, flip ! flip ! flip !

Tout en fendant l’air, l’oiseau donnai : ses instructions à Cado ; il lui disait :

— Quand nous arriverons près du château, qui est dans une île, au milieu de la mer, tu verras d’abord sur le rivage une fontaine. Au-dessus de cette fontaine, est un bel arbre dont les branches la recouvrent. A l’heure de midi, la princesse vient, tous les jours, avec sa femme de chambre, se reposer à l’ombre de l’arbre, et peigner ses cheveux blonds, en se mirant dans l’eau de la fontaine. Tu t’avanceras vers elle, sans crainte. Dès qu’elle te verra, elle te reconnaîtra et te fera bon accueil. Elle te donnera un pot d’onguent dont tu te frotteras et qui te guérira promptement, puis tu lui proposeras de l’enlever et de l’épouser, pour prix du service qu’elle t’aura rendu. Elle acceptera. Tu m’appelleras, alors ; vous monterez sur mon dos tous les deux, et nous partirons aussitôt. Le père de cette princesse, qui est magicien, se mettra bientôt à notre poursuite ; mais, il sera trop tard.

L’aigle, épuisé par la longueur du voyage, demandait souvent à manger :

— Donne-moi à manger, car je faiblis. Et Cado lui donnait de la viande de bœuf, et allaient encore. Ils planèrent longtemps au-dessus de la mer, ne voyant que le ciel et l’eau. En ils arrivèrent aussi à l’île. L’aigle s’abattit sur un rocher du rivage. Cado descendit, et, ayant fait quelques pas, il aperçut un bel arbre dont les branches s’étendaient au-dessus d’une fontaine. Il ne vit personne sous l’arbre, mais, il n'était pas midi encore. Il se cacha derrière un buisson et vit bientôt arriver une princesse, belle comme le jour, et qui avait de longs cheveux blonds, qui lui descendaient jusqu’aux talons, comme un manteau. Elle était accompagnée d’une suivante, qui était aussi d’une grande beauté. Elles se dirigèrent toutes les deux vers l’arbre, et la princesse se mit à peigner ses beaux cheveux, en se mirant dans l’eau de la fontaine. Cado sortit alors de derrière son buisson ; il s’avança jusqu’au bord de la fontaine, et la princesse, y ayant aperçu son ombre, se détourna vers lui et s’écria :

— Ah ! pauvre Cado, c’est donc toi ? Dans quel état t’a mis la vilaine fée ! Mais, prends courage, mon pauvre ami, moi, je te rendrai la santé, malgré elle.

Alors, la princesse et sa suivante se mirent à cueillir des herbes et des fleurs, autour de la fontaine, puis elles en composèrent un onguent, qu’elles donnèrent à Cado, en lui disant :

— Frotte-toi tous les membres avec cet onguent, et, au bout de vingt-quatre heures, tu seras guéri ; puis nous verrons ce qu’il y aura à faire.

— Ah ! si vous me guérissez de ce mal affreux, princesse, je vous prouverai ma reconnaissance, en vous emmenant d’ici, si vous consentez à me suivre, et en vous épousant.

— Je ne demande pas mieux, car je voudrais bien quitter cette île, et voir du pays.

Cado prit l’onguent, s’en frotta tout le corps, à plusieurs reprises, et, au bout de vingt-quatre heures, il était complètement guéri ; ses membres ne tremblaient plus.

La princesse lui dit alors : — Demain, nous partirons, à midi précis, pendant que mon père dormira ; tous les jours, il fait un somme, à midi. Nous monterons tous les trois sur l’aigle, car ma suivante viendra aussi avec nous. Quand mon père se réveillera, il s’apercevra aussitôt de ma fuite. Il ira alors à son écurie, montera sur son dromadaire, qui est plus rapide que le vent, et se mettra à notre poursuite. Mais, nous aurons sur lui une bonne avance, et il ne pourra pas nous atteindre. Reste là, sous l’arbre, jusqu’à demain. Nous deux, nous allons rentrer au château, pour y passer la nuit. Nous ferons aussi tuer et dépecer un bœuf, pour donner à manger à l’aigle.

La princesse et sa suivante rentrèrent donc au château, et Cado passa la nuit sous l’arbre, au bord de la fontaine.

Le lendemain, à midi précis, les deux femmes vinrent le rejoindre. Il appela son aigle, qui arriva aussitôt. On commença par placer sur son dos le bœuf dépecé, puis ils montèrent tous les trois dessus, et l’oiseau s’éleva en l’air, assez péniblement, car il était fort chargé.

Quand le vieux magicien se réveilla, il appela sa fille, comme il en avait l’habitude. Mais, il eut beau l’appeler, sa fille ne lui répondait pas. Il se leva alors, en colère ; il consulta ses livres, et y vit que la princesse et sa suivante avaient quitté le château avec un aventurier. Il courut à rie, monta sur son dromadaire, qui faisait sept lieues à l’heure, et se mit à leur poursuite.

Cependant l’aigle, trop chargé, commençait à s’affaiblir, et il n’allait plus aussi vite. La princesse était inquiète, et elle détournait souvent la tête, pour voir si son père approchait. Elle le vit venir, furieux, et, comme l’aigle passait en ce moment au-dessus d’un fleuve, elle dit :

— Je vais jeter un peu de mon onguent dans le fleuve, et aussitôt l’eau s’enflera et débordera comme la mer, et mon père ne pourra pas aller plus loin.

Elle jeta un peu de son onguent dans le fleuve, et aussitôt l’eau se gonfla, comme du lait sur le feu ; elle déborda au loin, et voilà le vieux magicien arrêté et ne pouvant aller plus loin. Il écumait de rage. Mais, que faire ? Il se mit à boire de l’eau, dans l’espoir de dessécher le lit du fleuve. Il en but tant et tant, qu’il en creva.

Cependant, l’aigle avait épuisé toute la provision de viande, et il faiblissait et menaçait de jeter à bas Cado et ses deux compagnes.

— Donne-moi à manger ! criait-il à Cado.

— Il n’y a plus rien, ma pauvre bête, lui répondait celui-ci, mais, prends courage, nous approchons

— Donne-moi à manger, ou je vous laisse tomber à terre.

Et Cado coupa une de ses fesses, et la donna à l’aigle.

— C’est bon, dit-il, mais, c’est bien peu de chose.

Et, un instant après, il disait encore :

— Donne-moi à manger, je n’en puis plus.

— Je n’ai plus rien, ma pauvre bête. Du courage ! encore quelques coups d’ailes et nous sommes rendus.

— Donne-moi à manger, te dis-je, ou je vous jette à bas.

Et Cado coupa son autre fesse, et la donna à l’aigle. Puis, il coupa, l’un après l’autre, ses deux mollets, et les lui donna également.

Enfin, ils arrivèrent ainsi à la cabane de l'ermite. Il était grand temps ! car le pauvre aigle n’en pouvait plus, et Cado lui-même était si faible, si faible, qu’il paraissait sur le point de mourir. Mais, dès qu’ils touchèrent la terre, la princesse le frictionna avec des herbes qu’elle cueillit dans le bois où ils descendirent, et aussitôt ses fesses, ses mollets et ses forces lui revinrent.

Ils passèrent tous les trois la nuit dans la cabane de l’ermite, partagèrent son frugal repas, couchèrent sur un lit de mousse et de feuiles sèches, ramassées dans le bois, et le lendemain matin, ils se mirent en route, après avoir fait leurs adieux au vieux solitaire. Celui-ci leur dit qu’il espérait les revoir, un jour, dans le paradis, et remit à Cado une lettre pour son père.

Ils arrivèrent ensuite à la cabane de l’autre ermite, passèrent aussi la nuit avec lui, et le lendemain matin, au moment du départ, le vieillard remit également une lettre à Cado, pour son père.

Cependant Cado approchait du château de son père, avec ses deux jeunes compagnes. Comme ils passaient par un bois, la princesse lui dit, en lui présentant une bague qu’elle avait au doigt : — Voici une bague avec un diamant, que vous porterez à votre doigt et ne donnerez jamais à personne, autrement, vous perdriez le souvenir de moi, comme si vous ne m’aviez jamais vue. Je vais bâtir un château en cet endroit, et j’y resterai avec ma suivante, jusqu’à ce que soit arrivé le moment où nous devons nous marier. Alors, vous viendrez me chercher ici, avec votre père.

Cado prit la bague, la mit à son doigt et promit de ne la donner jamais à personne. Puis, ne pouvant décider la princesse à l’accompagner, malgré toutes ses instances, il se dirigea seul vers le château de son père. Quand il arriva, tout le monde fut heureux de le voir revenir, complètement guéri.

— Et la princesse Blondine, lui demanda son père, tu ne l’as donc pas emmenée ?

— Elle est restée dans un bois, à quelque distance d’ici, et elle dit qu’elle ne viendra à votre château que lorsque vous irez vous-même la chercher avec moi, dans un beau carrosse.

Aussitôt, le vieux seigneur donna l’ordre d’atteler ses deux meilleurs chevaux à son plus beau carrosse, pour aller chercher la princesse Blondine.

Cependant, la sœur de Cado lui dit : — Allons un peu nous promener dans le jardin, mon frère, pour voir les belles choses qu’on y a faites, depuis votre départ. Quand le carrosse sera attelé, on nous appellera.

Cado alla voir le jardin avec sa sœur. Comme il cueillait une fleur, elle remarqua son diamant à son doigt, désira aussitôt le posséder et conçut le projet de l’enlever à son frère, sans qu’il s’en aperçût. Elle l’entraîna près d’une fontaine, et ils s’assirent tous les deux sur le gazon, parmi les herbes et les fleurs. Cado était fatigué, et il appuya sa tête sur les genoux de sa sœur et ne tarda pas à s’endormir. La jeune fille profita de son assoupissement pour lui enlever sa bague et la passer à son propre doigt.

Un moment après, le vieux seigneur vint avertir Cado que le carrosse était prêt.

— Hein ? dit Cado en se frottant les yeux.

— Partons, sans perdre de temps.

— Partir... partir où ?

— Mais, tu sais bien où ; pour aller chercher la princesse Blondine.

— La princesse Blondine ?... qu’est-ce que c’est que la princesse Blondine ?

— Est-ce que tu dors ? Secoue-toi et partons vite, car la princesse pourrait s’impatienter à nous attendre.

— Mais quelle princesse, mon père ?

— Allons, ne fais pas ainsi l’ignorant, et allons vite chercher la princesse Blondine.

— Je ne sais pas de qui vous voulez parler, mon père ; je ne connais pas la princesse Blondine.

Et comme il paraissait parler sérieusement et avec sincérité, le vieux seigneur s’écria avec douleur : — Hélas ! mon pauvre fils a perdu l’esprit I Il a eu tant à souffrir, dans son voyage ! Ah ! je suis bien malheureux !

Et on détela le carrosse.

Cependant, Cado ne donnait aucun signe de folie et paraissait jouir de toute la plénitude et la liberté de son intelligence ; ce n’est que lorsqu’on lui parlait de son voyage et de la princesse Blondine qu’il ne comprenait rien ; et, pourtant, il en avait un souvenir vague et confus, comme d’un rêve que l’on cherche à se rappeler et qui reste toujours enveloppé de nuages et de brouillards.

Les trois frères allaient chasser au bois, comme devant, et Cado était toujours le plus habile tireur et abattait à lui seul autant de gibier que les deux autres ensemble. Un jour, ils pénétrèrent plus avant dans les bois que de coutume, et ils se trouvèrent devant le château que la princesse Blondine s’y était bâti, par son art magique ; car elle était aussi magicienne. Grand fut leur étonnement de voir un si beau château, et ils restèrent longtemps à le contempler, en silence.

— Quel beau château ! se disaient-ils. Mais, comment se trouve-t-il là ? Nous avons passé par ici, maintes fois, et nous n’avions rien vu de pareil, jusqu’aujourd’hui. Et qui peut habiter là-dedans ? Quelque magicien, peut-être ?

Enfin, après avoir longtemps admiré le château merveilleux, ils se résolurent à chercher à y pénétrer, sous prétexte de demander du lait ou du cidre à boire, ou de demander leur chemin, comme des gens égarés. Ils frappèrent à la porte, et elle s’ouvrit aussitôt. La princesse vint elle-même les recevoir, dans la cour, et elle les pria d’entrer dans son palais, dont elle leur fit les honneurs, avec beaucoup d’amabilité. Cado ne la reconnaissait pas ; elle le reconnut, dès qu’elle le vit, mais ne le laissa pas paraître. Les trois frères étaient charmés de la beauté et de l’amabilité de la châtelaine. Celle-ci les invita à souper avec elle et à passer la nuit dans son château, et ils se gardèrent de refuser. Le repas fut plein de gaieté, car les trois chasseurs trouvèrent le vin de leur hôtesse excellent. Méliau avait constamment les yeux sur la princesse, et il dit tout bas à Cado, qui était près de lui :

— Je suis amoureux de notre hôtesse.

— Fais-lui un brin de cour, pour voir, répondit Cado.

Après le repas, Méliau fit part à la princesse de ses sentiments pour elle, et elle sembla l’écouter sans déplaisir, si bien qu’elle lui dit : — Je vous ferai coucher dans une chambre à côté de la mienne, et, quand vos frères dormiront, vous viendrez tout doucement me rejoindre.

Méliau était au comble du bonheur. A minuit, quand chacun dormait dans son lit, lui, qui ne dormait pas, se leva et alla tout doucement frapper à la porte de la princesse. Celle-ci lui ouvrit, et le reçut avec toutes les amabilités possibles.

Elle lui donna une chemise fraîche, qu’elle le pria de mettre, avant de se coucher. Méliau s’empressa de changer de chemise ; mais, comme il passait celle que la princesse lui avait donnée, il la sentit qui devenait dure et froide comme de la glace, et, toute la nuit, il resta ainsi, les bras tendus et la chemise à moitié vêtue, sans pouvoir ni la mettre tout à fait ni l’ôter. Il avait beau supplier la princesse de venir à son aide, celle-ci ne répondait pas et le laissait crier. Il resta dans cet état toute la nuit. Quand le soleil se leva, sa chemise s’assouplit ; il put alors s’en débarrasser, et aussitôt il s’enfuit et courut rejoindre ses frères.

— Eh bien, es-tu content de ta nuit ? lui demanda Cado.

Il leur conta son aventure, de point en point. Et les deux autres de rire, je vous prie de le croire.

Les trois frères se dirent alors : — Nous sommes ici chez une magicienne, et il est prudent de déguerpir, au plus vite. Et ils partirent, sans prendre congé de leur hôtesse.

Quand ils arrivèrent à la maison, leur père, qui était inquiet de voir qu’ils n’étaient pas rentrés à la nuit, selon leur habitude, leur demanda :

— Où donc avez-vous passé la nuit, mes enfants ?

Et ils contèrent tout à leur père, et ajoutèrent :

— C’est là qu’il y a un beau château, père ! et une belle princesse !

Le vieux seigneur pensa que ce pourrait bien être le château de la princesse Blondine, et il se promit d’éclaircir la chose, mais, il n’en dit rien à ses enfants.

Cependant, Cado voulut se marier à une princesse qu’il avait aimée avant son voyage. Ses hommages furent agréés, son père donna son consentement, et le jour des noces fut fixé. On invita tous les habitants du pays, riches et pauvres, à prendre part aux festins et aux réjouissances qui devaient avoir heu, à cette occasion. Yvon dit à son père :

— Il serait bon, je pense, d’inviter aussi la belle princesse qui nous a si gracieusement reçus dans son palais.

— Tu as raison, mon fils, répondit-il, et j’irai moi-même l’inviter, et tu viendras avec moi.

Le vieux seigneur et son plus jeune fils partirent donc, un beau matin, dans un superbe carrosse, pour inviter la châtelaine de la forêt. Ils arrivèrent au château merveilleux, et furent reçus on ne peut mieux. Le vieillard resta ébahi et sans voix, quand il vit la princesse, tant il la trouva belle. Enfin, quand il put parler, il lui dit : — Je suis venu, incomparable princesse, vous prier de me faire l’honneur de vouloir bien assister aux noces de mon fils aîné, qui se marie dans huit jours à la princesse Brunette.

— J’accepte avec le plus grand plaisir, répondit la princesse, et j’arriverai au jour fixé.

— Je vous enverrai mon carrosse pour vous prendre, reprit le père.

— Ne vous donnez pas cette peine, seigneur, car j’ai aussi mon carrosse, comme vous le verrez.

Le vieux seigneur était émerveillé, ébloui par la beauté de la princesse, et il ne pouvait détacher d’elle ses regards. Yvon l’admirait aussi, et ne disait mot. Ils s’en retournèrent à la maison, silencieux, et rêvant d’elle, tous les deux.

Enfin, le jour de la cérémonie était venu. Tous les invités étaient déjà arrivés, dans leurs plus beaux habits de gala, excepté la châtelaine du bois. Cado s’impatientait, et ne voulait pas attendre davantage ; mais, son père dit qu’on ne partirait, pour se rendre à l’église, que lorsque la princesse inconnue serait arrivée. Enfin, elle arriva aussi, dans un carrosse tout doré, si brillant qu’on ne pouvait le regarder, et attelé de quatre chevaux auprès desquels tous les autres qui se trouvaient là n’étaient que de vraies rosses. Elle était toute couverte d’or, de soie et de diamants, et ses cheveux blonds, luisants eux-mêmes comme l’or, descendaient jusqu’à terre, derrière elle. Toutes les femmes qui étaient là, se voyant éclipsées par cette inconnue, en rageaient de dépit. La sœur du fiancé, qui avait à son doigt le diamant de son frère, en était toute fière et glorieuse.

On se rendit à l’église, en grande pompe, et le soleil lui-même pâlissait devant la princesse Blondine. On n’était occupé que d’elle, et la jeune fiancée, belle et gracieuse aussi, en était grandement dépitée.

Au retour de l’église, on se mit à table. Un festin magnifique. Quelque convive s’aventura, poussé par sa femme, à adresser la parole à l’inconnue, et lui dit :

— Vous n’êtes sans doute pas du pays, belle princesse !

— Non, répondit-elle, je suis de bien loin d’ici.

— Et vous n’êtes pas mariée ?

— Non, je ne suis pas mariée ; j’ai bien été fiancée, mais, on m’a manqué de parole.

Cado était près d’elle à table, et, remarquant le beau diamant qu’elle avait au doigt, il lui dit :

— Le magnifique diamant que vous avez là, princesse !

— Oui, répondit-elle, c’est un beau diamant. Et, tirant la bague de son doigt, elle la présenta au nouveau marié, en lui disant :

— Essayez-le ; je crois qu’il vous ira parfaitement.

Cado prit la bague, la mit à son doigt, et aussitôt, comme s’il se fût réveillé d’un long sommeil, il reconnut la princesse et se rappela tout ce qui s’était passé.

— Holà ! s’écria-t-il alors, au lieu d’une femme, voici que j’en ai deux, à présent ! Mais, la première est toujours la meilleure et la plus près du cœur !

Et il donna la main à l’inconnue, au grand étonnement de tous les convives, et l’on alla de nouveau à l’église, où Cado fut marié une seconde fois, dans le même jour. Quant à la princesse Brunette, son frère Méliau l’épousa aussi, pour ne pas la laisser sans époux, dès le premier jour de ses noces.

Yvon aussi s’éprit d’amour pour la suivante de la princesse Blondine, et l’on fit les trois noces à la fois.

Et il y eut des festins magnifiques, des danses et des fêtes, pendant un mois entier. Moi-même, qui étais jeune alors, je m’y trouvais pour plumer les perdrix, les poulets et les canards, et jamais de ma vie je n’ai vu ni ne verrai pareille bombance.


Conté par Ann Drann, domestique à Coat-Tual, en
Plouguernevel (Côtes-du-Nord), novembre 1855.



IV


LA PRINCESSE DE L’ÉTOILE BRILLANTE
_____



IL y avait, une fois, sur l’eau du Léguer, un meunier, qui prit un jour son fusil pour aller tirer des cygnes et des canards sauvages, sur l’étang du moulin.

C’était au mois de décembre, et il faisait froid, et la terre était toute couverte de neige.

En arrivant sur la chaussée de l’étang, il aperçut une cane qui s’ébattait sur l’eau. Il la visa, tira et fut bien étonné de voir à côté de lui, aussitôt le coup parti, une belle princesse, venue il ne savait d’où ni comment, et qui lui parla de la sorte :

— Merci, mon brave homme ! Il y a bien longtemps que je suis par ici, retenue enchantée, sous la forme d’une cane sauvage, par trois démons, qui ne me laissent aucun repos. Vous m’avez fait revenir à la forme humaine, et vous pouvez me délivrer tout-à-fait, avec un peu de courage et de persévérance.

— Que faut-il faire pour cela ? demanda le meunier, étonné.

— Passer trois nuits de suite dans le vieux manoir en ruine que vous voyez là-haut.

— Et qu’y a-t-il là ? Le diable peut-être ?

— Hélas ! ce n’est pas un diable seulement, mais, douze diables, qui vous tourmenteront. Ils vous lanceront plusieurs fois d’un bout à l’autre le la grande salle du manoir et vous jetteront même dans le feu. Ne vous effrayez pas, quoi qu’il puisse vous arriver, et ayez confiance en moi, car j’ai un onguent qui vous conservera en vie et vous guérira, quand bien même tous vos membres seraient rompus et broyés. Fussiez-vous même tué, que je vous ressusciterais. Si vous pouvez souffrir, pour moi, durant ces trois nuits, sans vous plaindre ni prononcer un seul mot, vous ne regretterez pas votre peine, plus tard. Sous la pierre du foyer, il y a, dans le vieux manoir, trois barriques d’or et trois barriques d’argent, et tout cela vous appartiendra, et moi-même par-dessus le marché, si je vous plais. Vous sentez-vous le courage de tenter l’épreuve ?

— Et quand il y aurait cent diables, au lieu de douze, je tenterai l’épreuve, répondit le meunier.

Et aussitôt la princesse disparut, et il s’en retourna à son moulin, en songeant à ce qu’il venait de voir et d’entendre.

La nuit venue, il se rendit au vieux manoir et emporta du bois, pour faire du feu, du cidre et du tabac pour boire et fumer, en se chauffant.

Vers minuit, il entendit un grand bruit, dans la cheminée, et, bien qu’il ne fût pas peureux, il se cacha sous un vieux lit, et de là, il vit onze diables descendre par la cheminée. Ils furent étonnés de trouver du feu allumé au foyer. — « Que veut dire ceci ? » se demandèrent-ils.

— Où est resté le Diable Boiteux ? Il est toujours en retard, dit un autre diable, qui paraissait être le chef de la bande.

— Le voilà qui arrive, dit un troisième.

Et le Diable Boiteux arriva, par le même chemin que les autres, c’est-à-dire par la cheminée, et demanda :

— Qu’y a-t-il de nouveau par ici, camarades ?

— Rien, lui répondit-on.

— Rien ?... Eh bien, moi, je prétends que le meunier du moulin de Pont-Léguer est ici, quelque part, et qu’il est venu pour essayer de nous enlever la princesse : cherchons-le.

Et on chercha partout. Le Diable Boiteux regarda sous le lit et, voyant le meunier, qui s’y blotissait, il s’écria :

— Le voici, sous le lit !

Et il le prit par un pied et le tira à lui.

— Ah ! meunier, gentil meunier, dit-il en ricanant, tu veux nous enlever la princesse ? Tu aimes les jolies filles, paraît-il ?

Nous allons d’abord jouer à un jeu, mon ami, qui ne sera sans doute pas de ton goût, mais, qui te guérira de la tentation de vouloir enlever des princesses.

Et ils se le jetèrent et rejetèrent, comme une balle, d’un bout à l’autre de la salle. Pourtant, le pauvre meunier ne disait mot. Ce que voyant, ils le jetèrent par la fenêtre dans la cour, et, comme il ne se plaignait ni ne bougeait, ils le crurent mort.

Le coq chanta, en ce moment, annonçant le jour, et ils s’en allèrent aussitôt, comme ils étaient venus, c’est-à-dire par la cheminée.

La princesse vint alors, tenant à la main un petit pot d’onguent, et elle en frotta le meunier, qui se releva et se retrouva aussi bien portant et aussi dispos que devant.

— Vous avez bien souffert, mon ami, lui dit la princesse.

— Oui, j’ai bien souffert, princesse, répondit-il.

— Vous avez encore deux nuits semblables à passer, pour me délivrer de ces méchants diables.

— Il ne fait pas beau délivrer des princesses, d’après ce que je vois, mais, j’irai pourtant jusqu’au bout.

La nuit venue, il se rendit, pour la seconde fois, au vieux manoir et se cacha sous un tas de fagots, au bas de la salle. A minuit, les douze diables descendirent, comme la veille, par la cheminée.

— Je sens odeur de chrétien ! dit le Diable Boiteux.

Et ils cherchent et découvrent encore le meunier, parmi les fagots.

— Ah ! c’est encore toi, meunier ! comment n’es-tu pas mort, après le jeu d’hier soir ? Mais, sois tranquille, nous allons en finir avec toi, cette fois, et ce ne sera pas long.

Et ils le jetèrent dans une grande chaudière remplie d’huile, qu’ils firent ensuite bouillir sur le feu.

Le coq chanta, pour annoncer le jour, et les diables partirent encore.

La princesse vint aussitôt et retira le meunier de la chaudière. Il était cuit et ses chairs tombaient en lambeaux. Et pourtant, elle le ressuscita encore, avec son onguent.

La troisième nuit, les diables furent encore étonnés de retrouver le meunier en vie :

— C’est la dernière nuit, et si nous n’en finissons pas avec lui, cette fois, nous perdrons tout. Il doit être protégé par quelque magicien. Que faire ?

Chacun donne son avis, et le Diable Boiteux dit :

— Il faut faire un bon feu, rôtir le meunier à la broche, puis le manger.

— C’est cela, dirent les autres, rôtissons-le, puis nous le mangerons.

Mais, leur délibération et leurs préparatifs avaient duré trop longtemps, et, au moment où ils allaient embrocher le meunier, pour le mettre au feu, le coq chanta, et il leur fallut partir sur-le-champ, et ils abattirent le pignon de la maison, en s’en allant, avec un vacarme épouvantable.

La princesse arriva encore avec son onguent, mais, elle n’en eut pas besoin, cette fois. Elle embrassa le meunier, dans le transport de sa joie, et lui dit :

— Tout va bien ! vous m’avez délivrée, et le trésor vous appartient, à présent.

Et ils déplacèrent la pierre du foyer et trouvèrent dessous trois barriques d’or et trois barriques d’argent.

— Emportez l’or et l’argent, dit la princesse, et faites-en tel usage qu’il vous plaira. Quant à moi, je ne puis pas encore rester avec vous ; je dois auparavant accomplir un voyage, qui durera un an et un jour, après quoi nous ne nous quitterons plus.

Et la princesse disparut aussitôt. Le meunier la regrettait bien un peu, mais, il se consola facilement, en songeant à son trésor. Il céda son moulin à son valet et se mit à voyager avec un ami, en attendant le retour de la princesse. Ils visitèrent des pays lointains, et, comme l’argent ne leur manquait pas, ils ne se refusaient aucun plaisir.

Au bout de huit mois de cette vie, le meunier dit à son ami :

— Retournons, à présent, dans notre pays, car nous en sommes bien loin et je ne veux pas manquer le rendez-vous que m’a donné la princesse, au bout d’un an et un jour.

Et ils prirent la route de leur pays. Chemin faisant, ils rencontrèrent, au bord du chemin, une vieille femme, qui avait de belles pommes dans un panier. Et la vieille leur dit :

— Achetez-moi des pommes, mes beaux messieurs.

— N’achetez pas de pommes à cette vieille, dit au meunier son ami.

— Pourquoi donc ? répondit le meunier ; je mangerais une pomme avec plaisir.

Et il acheta trois pommes et en mangea une, tout de suite, et se trouva incommodé.

Quand fut venu le jour où devait arriver la princesse, il alla au lieu du rendez-vous, dans le bois, accompagné de son ami. Comme il attendait l’heure, étant venu trop tôt, il mangea une seconde pomme de celles qu’il avait achetées à la vieille, et se trouva aussitôt pris de sommeil. Il s’assit sur le gazon, au pied d’un arbre, et s’endormit.

La princesse arriva, peu après, dans un beau carrosse couleur des étoiles et attelé de dix chevaux, aussi couleur des étoiles. Quand elle vit que le meunier dormait, elle devint triste et demanda à son ami pourquoi il s’était endormi.

— Je ne sais pas bien, répondit-il, mais, il a acheté des pommes à une vieille femme, que nous avons rencontrée, au bord de la route ; il vient d’en manger une, et aussitôt il s’est trouvé pris de sommeil.

— Hélas ! c’est bien cela, car la vieille à qui il a acheté des pommes est une sorcière, qui ne nous veut que du mal. Je ne peux pas l’amener avec moi, en cet état, mais, je reviendrai, deux fois encore, demain et après demain, et si je le trouve éveillé, je le ferai monter dans mon carrosse. Voici une poire d’or et un mouchoir que vous lui donnerez, quand il s’éveillera, et vous lui direz que je reviendrai demain, à pareille heure.

Et la princesse s’éleva alors en l’air, dans son carrosse couleur des étoiles, et disparut.

Le meunier s’éveilla aussi, un moment après, et son ami lui dit ce qui s’était passé, pendant qu’il dormait, et lui remit la poire et le mouchoir, en lui disant que la princesse reviendrait le lendemain, puis encore le surlendemain, s’il dormait encore.

Il fut désolé et dit : — Demain, je ne dormirai pas !

Et, dès en rentrant chez lui, il alla se coucher, pour n’avoir pas sommeil le lendemain.

Le lendemain, il retourna au bois avec son ami. Mais, il mangea, par distraction, la troisième pomme de la sorcière, qu’il trouva dans sa poche, et s’endormit encore.

La princesse vint, ce jour-là, dans un carrosse et avec des chevaux couleur du soleil, et s’écria en le voyant :

— Hélas ! il dort encore ! Puis elle dit à son ami :

— Je reviendrai demain, mais, ce sera pour la dernière fois. Voici une autre poire d’or et un autre mouchoir que vous lui donnerez, quand il s’éveillera, et vous lui direz que, si demain je le trouve encore endormi, il ne me reverra plus jamais, à moins qu’il ne traverse à ma recherche trois puissances et trois mers.

Et elle remonta en l’air, dans son carrosse couleur du soleil, et disparut.

Quand le meunier s’éveilla, son ami lui raconta comment la princesse, l’ayant encore trouvé endormi, était partie en disant qu’elle reviendrait une dernière fois, le lendemain, et que, si elle le trouvait encore endormi, il ne la reverrait plus, à moins de traverser trois puissances et trois mers pour arriver jusqu’à elle. Puis, il lui remit une seconde poire d’or et un second mouchoir.

Le pauvre meunier était inconsolable, et il dit à son ami :

— Au nom de Dieu, empêche-moi de dormir, demain ; ne cesse pas de me parler, afin de me tenir éveillé.

Mais, malgré tout, il dormait encore, le lendemain, quand la princesse revint, dans un carrosse et avec des chevaux couleur de la lune[21].

— Hélas ! tu dors encore, mon pauvre ami ! s’écria-t-elle avec douleur, et pourtant, je ne dois plus revenir. — Et, s’adressant à l’ami : — Dites-lui que, pour me revoir, désormais, il faut qu’il vienne me chercher dans le royaume de l’Étoile Brillante, en traversant trois puissances et trois mers pour arriver jusqu’à moi, ce qu’il ne pourra faire sans beaucoup de mal. Voici une troisième poire d’or et un troisième mouchoir que vous lui donnerez et qui lui serviront, plus tard.

Et elle s’éleva en l’air, sur son char, et disparut.

Quand le meunier se réveilla et qu’il apprit que la princesse était partie pour ne plus revenir, il se mit à pleurer et à s’arracher les cheveux, en désespéré. Il faisait pitié à voir. Puis il dit :

— Je la chercherai et je la retrouverai, dussé-je aller jusque dans l’enfer !

Et il se mit aussitôt en route, à la recherche du royaume de l’Étoile-Brillante. Il marche, il marche, plus loin, toujours plus loin, sans s’arrêter, ni le jour ni la nuit. Il s’engage dans une grande forêt, dont il ne trouve pas la fin. Il y avait plusieurs jours et plusieurs nuits qu’il y errait, au hasard, quand, une nuit, étant monté sur un arbre, il aperçut au loin une petite lumière. Il se dirigea sur cette lumière et se trouva devant une pauvre hutte faite de branchages d’arbres et d’herbes sèches. Il en poussa la porte, qui était entrebaillée, et aperçut à l’intérieur un petit vieillard à barbe blanche et longue.

— Bonsoir, grand-père, lui dit-il.

— Bonsoir, mon enfant, répondit le vieillard, étonné ; ta vue me fait plaisir, car depuis dix-huit cents ans que je suis ici, je n’avais encore vu aucun être humain, jusqu’aujourd’hui. Sois le bienvenu, entre et tu me raconteras un peu ce qui se passe dans le monde, car il y a si longtemps que je n’en ai eu des nouvelles !

Le meunier entra et dit son nom, son pays et l’objet de son voyage.

— Je veux faire quelque chose pour toi, mon fils, lui dit le vieillard. Voici des guêtres enchantées, qui m’ont été bien utiles, quand j’avais ton âge ; mais, aujourd’hui, elles ne me servent plus à rien. Quand tu les auras sur tes jambes, tu pourras faire sept lieues, à chaque pas, et tu arriveras ainsi sans trop de mal au château de l’Étoile-Brillante, qui est encore loin, bien loin d’ici.

Le meunier passa la nuit dans la hutte du vieil ermite, et le lendemain, dès le lever du soleil, il mit les guêtres sur ses jambes et partit.

Il allait bon train, à présent. Rien ne l’arrêtait, ni les rivières, ni les fleuves, ni les forêts, ni les montagnes. Vers le coucher du soleil, il remarqua une autre hutte, semblable à la précédente, sur la lisière d’une forêt, et, comme il avait faim et qu’il était aussi un peu fatigué, il se dit : — Il faut que je demande à souper et à loger, dans cette hutte ; peut-être m’y donnera-t-on aussi quelque bon avis.

Il poussa la clôture de genêt, qui céda facilement, et aperçut, au fond de l’habitation, accroupie parmi la cendre, sur la pierre du foyer, une petite vieille, qui avait des dents longues comme le bras.

— Bonsoir, grand’mère, lui dit-il ; auriez-vous la bonté de m’accorder l’hospitalité, pour la nuit ?

— Hélas ! mon enfant, répondit-elle, tu es mal tombé ici, et ce que tu as de mieux à faire, c’est de t’en aller, au plus vite. J’ai trois fils, qui sont des gars terribles, et s’ils te trouvent ici, j’ai grand’peur qu’ils ne te mangent. Va-t’en, te dis-je, car ils ne tarderont pas à arriver.

— Comment s’appellent donc vos fils, grand’mère ?

— Leurs noms sont : Janvier, Février et Mars.

— Vous êtes donc la mère des vents, alors ?

— Oui, c’est moi qui suis la mère des vents ; mais, va-t-en, te dis-je, car ils vont arriver.

— Au nom de Dieu, grand’mère, donnez-moi l’hospitalité et me cachez quelque part où ils ne me trouveront pas.

En ce moment, on entendit un grand bruit, dehors.

— Voilà mon fils aîné, Janvier, qui arrive ! dit la vieille. Comment faire ?... Je dirai que tu es mon neveu, un fils de mon frère, et que tu es venu me rendre visite et faire connaissance avec tes cousins. Dis-leur que ton nom est Yves Pharaon, et sois bien gentil avec eux.

Aussitôt, dégringola par la cheminée un énorme géant, à barbe et cheveux blancs, grelottant de froid et faisant : brrr ! brrr ! !... iou ! ioa !... J’ai faim, mère, j’ai faim et froid !... brrr !...

— Asseyez-vous là, près du feu, mon fils, lui dit la vieille, et je vais vous préparer à manger.

Mais, le géant aperçut bientôt le meunier, blotti dans un coin, et demanda :

— Qu’est-ce que ce ver de terre, mère ? Je vais l’avaler, en attendant mon souper...

— Restez-là tranquille, sur votre escabeau, mon fils, et gardez-vous bien de faire du mal à cet enfant ; c’est le petit Yves Pharaon, mon neveu et votre cousin.

— J’ai grand’faim, mère, et je veux le manger, reprit le géant, en montrant les dents.

— Tenez-vous tranquille là, vous dis-je, et ne faites pas de mal à cet enfant, ou gare le sac !...

Et elle lui montra du doigt un grand sac suspendu à une poutre. Alors, le géant se tint coi et ne dit plus mot.

Les deux autres fils de la vieille, Février et Mars, arrivèrent aussi, l’un après l’autre, avec un vacarme épouvantable. Les arbres craquaient et tombaient, les pierres volaient en l’air et les loups hurlaient. C’était effrayant ! La vieille avait bien du mal à défendre son protégé contre la voracité des géants, et elle n’y parvenait qu’en les menaçant du sac.

Enfin, ils se mirent tous à table ensemble-comme de bons amis, et dévorèrent trois bœufs entiers et burent trois barriques de vin, en un instant. Quand les géants furent repus, ils se calmèrent et causèrent tranquillement avec leur prétendu cousin. Janvier lui demanda :

— Dis-nous, à présent, cousin, si ton voyage n’a pas d’autre but que de nous rendre visite :

— Si, mes chers cousins, je veux aller jusqu’au château de la princesse de l’Étoile-Brillante, et si vous pouvez m’en enseigner le chemin, vous me rendrez un grand service.

— Jamais je n’ai entendu parler du château de l’Etoile-Brillante, répondit Janvier.

— Moi, j’en ai bien entendu parler, mais je ne sais pas où il est, dit Mars.

— Moi, dit Février, je sais où il est ; j’ai même passé par là, hier, et j’y ai vu de grands préparatifs pour les noces de la princesse, qui auront lieu demain. On a tué cent bœufs et des veaux et des moutons et des poulets et des canards en quantité, — je n’en saurais dire le nombre, — pour les grands festins qui doivent avoir lieu.

— La princesse va se marier ! s’écria le meunier ; il faut alors que j’y arrive, avant la cérémonie ; enseigne-moi le chemin, mon cousin Février.

— Je ne demande pas mieux, répondit Février ; j’y retourne demain, mais tu ne pourras pas me suivre.

— Si ! si ! j’ai des guêtres avec lesquelles je fais sept lieues, à chaque pas.

— C’est bien ; alors, nous partirons demain matin ensemble.

Janvier partit le premier, avec un grand bruit, vers minuit. Février partit, environ une heure plus tard, emmenant avec lui le meunier. Celui-ci le suivit sans peine, jusqu’à la mer ; mais là, il lui fallut s’arrêter.

— Fais-moi passer cette mer, cousin, dit-il à Février.

— Ce n’est pas une mer seulement, mais trois mers qu’il nous faut traverser, répondit Février, et je crains de ne pouvoir te porter si loin sur mon dos.

— Au nom de Dieu, cousin, prends-moi sur ton dos.

— Je te porterai aussi loin que je pourrai, mais, je te préviens que, quand je serai fatigué, je te jetterai à bas.

Il monte sur le dos de Février, et les voilà au-dessus de la grande mer. Ils franchissent une mer, deux mers, mais, vers le milieu de la troisième mer, Février dit :

— Je suis fatigué et ne puis te porter plus loin ; je vais te jeter à l’eau.

— Au nom de Dieu, mon cher cousin, ne fais pas cela ; nous approchons, je vois la terre, encore un effort et nous y sommes.

Enfin, Février arrive à terre, avec beaucoup de mal. et dépose son fardeau au pied des murailles de la ville où était le château de la princesse.

Mars vint aussi à passer, peu après, et le meunier lui dit :

— Cousin Mars, cousin Mars, écoute un peu.

— Que veux-tu, cousin Yves Pharaon ? lui demanda Mars.

— Février m’a déposé ici, au pied de ces hautes murailles, que je ne puis franchir ; prends-moi sur ton dos et me mets de l’autre côté.

— Volontiers, monte, lui dit Mars.

Et il monta sur le dos de Mars, qui le déposa de l’autre côté des murs, dans la ville, et continua sa route.

Le meunier descendit dans une auberge et, après déjeuner, il lia conversation avec l’hôtesse et lui demanda :

— Qu’y a-t-il de nouveau dans votre ville, hôtesse ?

— On ne parle, répondit-elle, que du mariage de la princesse de l’Étoile-Brillante, qui a lieu aujourd’hui même.

— Vraiment ? Elle a donc trouvé un mari selon son goût ?

— On dit qu’elle n’aime pas le prince qu’elle va épouser et qu’elle se marie un peu malgré elle. Tout-à-l’heure, le cortège passera par là, devant ma maison, pour se rendre à l’église.

Alors, le meunier plaça sur une petite table, devant l’auberge, la première des poires et le premier des mouchoirs que la princesse avait laissés à son ami, pour les lui donner, puis il attendit.

Le cortège passa, peu après, avec la princesse et son fiancé en tête. La princesse remarqua la poire et le mouchoir et les reconnut ainsi que le meunier, qui se tenait auprès. Elle s’arrêta court, se dit subitement indisposée et demanda que la cérémonie fût remise au lendemain. Ce qui fut fait, sans que personne soupçonnât le motif de cette détermination.

Le cortège retourna au palais, et, quand la princesse fut dans sa chambre, elle envoya une de ses femmes pour lui acheter la poire et le mouchoir du meunier.

La femme lui apporta la poire et le mouchoir. Le lendemain, le cortège se remit en marche vers l’église, par le même chemin. Le meunier avait encore placé sur une table, devant l’auberge, une seconde poire et un second mouchoir. La princesse, en les voyant, simula encore une indisposition subite, et le cortège rentra au château, comme la veille. Elle envoya de nouveau la même femme lui acheter cette seconde poire et ce second mouchoir.

Enfin, le troisième jour, les choses se passèrent comme les deux jours précédents, avec cette différence cependant que la princesse dit à sa messagère de lui amener l’homme aux poires et aux mouchoirs. Ce qui fut fait.

Le meunier et la princesse s’embrassèrenr tendrement et pleurèrent de la joie qu’ils éprouvaient de se retrouver.

Cependant, le prince fiancé dit que, puisque la princesse se trouvait indisposée chaque fois, sur le chemin de l’église, le repas de noce aurait lieu quand même, sauf à aller plus tard à l’église.

La princesse procura de beaux vêtements de prince au meunier et lui dit d’attendre, dans sa chambre, jusqu’à ce qu’elle vînt le chercher.

Voilà tout le monde à table, chacun paré le plus richement possible. Un festin magnifique ! La princesse était si belle, qu’elle éclairait la salle comme le soleil. Vers la fin du repas, tout le monde était gai et l’on parlait beaucoup et l’on chantait et se racontait des bons tours. Le beau-père dit à sa bru :

— A votre tour, ma belle bru, de nous conter aussi quelque chose.

La princesse parla de la sorte :

— Voici une chose, beau-père, qui m’ m’embarrasse beaucoup, et je voudrais avoir votre avis à ce sujet : j’ai un joli petit coffret, qui avait une gentille petite clef d’or, que j’aimais beaucoup. J’ai perdu cette clef et j’en ai fait faire une nouvelle. Mais, voilà que je viens de retrouver l’ancienne clef, avant d’avoir essayé la nouvelle. L’ancienne était fort bonne, et je ne sais pas encore ce que sera la nouvelle. Dites-moi, je vous prie, à laquelle des deux dois-je donner la préférence, à l’ancienne ou à la nouvelle ?

— Il faut toujours avoir des égards et du respect pour ce qui est vieux et ancien, répondit le vieillard ; je demande pourtant à voir les deux clefs avant de me prononcer définitivement pour l’une ou l’autre.

— C’est juste, dit la princesse, et je vais vous les présenter toutes les deux.

Et elle se leva de table et passa dans sa chambre, d’où elle revint aussitôt, en tenant le meunier par la main, et, le présentant à la société, elle dit :

— Voici la clef ancienne, que j’avais perdue et que je viens de retrouver ; quant à la clef nouvelle, c’est le jeune prince de céans, auquel je suis bien fiancée, mais, la cérémonie religieuse n’a pas eu lieu, de sorte que je suis encore libre de disposer de ma main comme il me plaira. Comme vous l’avez fort bien dit, monseigneur, ce qui est vieux et ancien mérite respect et considération. Je garde donc mon ancienne clef, que j’ai retrouvée, et vous laisse la nouvelle. Or, par l’ancienne clef j’entends ce jeune homme courageux et fidèle (et elle montrait le meunier) qui, après m’avoir délivrée du château où me retenait captive un méchant magicien, est encore venu me chercher jusqu’ici, au prix de mille maux ; quant à la nouvelle clef, c’est votre fils, vous le comprenez, que j’ai été sur le point d’épouser, et à qui je rends aujourd’hui sa liberté.

Grand fut l’ébahissement des assistants, comme bien vous pensez, en entendant ces paroles.

La princesse et le meunier quittèrent aussitôt la salle, sans que personne essayât de s’y opposer, et se rendirent dans la cour du château, où les attendait un beau carrosse doré, attelé de quatre chevaux superbes. Ils y montèrent et partirent, au galop.

Quand ils arrivèrent en Basse-Bretagne, au Guéodet, où il y avait alors une grande et belle ville, ils furent mariés à l’église, et il y eut alors des fêtes, des réjouissances publiques et des festins comme je n’en ai jamais vu, — si ce n’est en rêve peut-être.


Conté par Allain Richard, pêcheur an Guéodet,
près Lannion, le 25 septembre 1874.



V


LA PRINCESSE TROÏOL[22]
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Bez' a zo brema pell amzer,
Pa ho devoa dennt ar ier.

Il y a de cela bien longtemps,
Quand les poules avaient des dents.


UN jeune seigneur, ayant perdu son père et sa mère, demeurait avec sa marâtre. Celle-ci, comme il arrive trop souvent, n’aimait pas le fils que son mari avait eu d’une première femme, et elle lui rendait la vie dure. L’enfant, parvenu à l’âge de quinze ou seize ans, quitta un jour sa marâtre et partit, à l’aventure. Il se nommait Fanch. « Arrive que pourra, se disait-il en lui-même, je ne serai jamais plus mal que chez ma marâtre. »

Et le voilà parti devant sa tête, — comme on dit.

Il va, il va ; il loge dans les fermes, où la nuit le surprend ; parfois même, il couche à la belle étoile. Mais, quoi qu’il en soit, il ne regrette pas la maison de sa marâtre.

Un jour, vers le coucher du soleil, il se trouva devant un beau château. La porte de la cour était ouverte, et il entra. Il ne vit personne. Il aperçut une autre porte ouverte, et il entra encore et se trouva dans une cuisine. Personne encore. Mais, un instant après, une chèvre arriva. La chèvre lui fit signe de la suivre. Il la suivit et se trouva dans un beau jardin. La chèvre, alors, lui parla de la sorte :

— Si vous voulez rester ici, il ne vous manquera rien, seulement, il vous faudra passer trois nuits dans une chambre que je vous montrerai.

— Comment, ici les bêtes parlent donc ? demanda le jeune homme, étonné.

— Je n’ai pas été toujours sous la forme que vous me voyez présentement, répondit la chèvre ; je suis retenue ici sous un charme, et tous mes parents y sont comme moi, mais sous d’autres formes. Si vous voulez faire exactement tout ce que je vous dirai, vous me délivrerez, moi et tous les miens, et, plus tard, vous n’aurez pas lieu de vous en repentir.

— Dites-moi ce qu’il me faudra faire, pour vous délivrer, et, si je le puis, je le ferai.

— Vous n’aurez rien autre chose à faire que coucher trois nuits de suite dans une chambre du château, et ne pas prononcer un seul mot, ni même pousser une plainte, quoi que vous puissiez voir ou entendre, et quoi que l’on puisse vous faire.

— Je veux toujours essayer.

Quand l’heure de souper fut venue, on servit à manger et à boire à Fanch, dans une belle salle ; mais, ce qui l’étonnait le plus, c’est qu’il ne voyait que deux mains, qui posaient les plats sur la table, et pas de corps ! Quand il eut mangé et bu son content, une main prit encore un chandelier avec une lumière, et lui fit signe de la suivre. Il suivit la main et la lumière, et on le conduisit dans une chambre où il y avait un lit. La main déposa la lumière sur une table, et puis disparut, et pas un mot.

Fanch n’était pas peureux ; pourtant, tout cela lui paraissait bien singulier.

Il se coucha, et s’endormit sans tarder. Vers minuit, il entendit un grand bruit, dans sa chambre, qui le réveilla.

— Jouons aux boules, disaient des voix.

— Non, jouons à un autre jeu, disaient d’autres voix.

Et il regardait de son mieux, et ne voyait rien.

— Bah ! bah ! dit une voix, occupons-nous d’abord de celui qui est là, dans le lit.

— Il y a donc quelqu’un dans le lit ?

— Certainement, venez voir.

Et ils tirèrent le pauvre Fanch hors du lit et se le jetèrent de l’un à l’autre, comme une balle. Mais, ils avaient beau faire, Fanch ne soufflait mot et faisait toujours semblant de dormir.

— Il ne se réveillera donc pas ? dit une voix.

— Attends, attends, dit une autre voix, je saurai bien le réveiller, moi.

Et il le lança si violemment contre la muraille, qu’il s’y colla comme une pomme cuite. Puis, ils s’en allèrent, en riant bruyamment.

Aussitôt, entra dans la chambre la chèvre que Fanch avait vue en arrivant au château ; mais, sa tête était celle d’une belle femme.

— Pauvre garçon ! dit-elle, comme tu as souffert !

Et elle se mit à le frotter avec un onguent qu’elle avait, et à mesure qu’elle frottait, la vie revenait dans son corps, si bien qu’il finit par se retrouver aussi vivant et aussi bien portant que jamais.

— Tout s’est bien passé, pour cette fois, lui dit alors la chèvre-femme ; mais, la nuit prochaine, l’épreuve sera plus pénible. Gardez toujours le silence le plus absolu, quoi qu’il puisse vous arriver, et, plus tard, vous en serez récompensé.

— Je ferai mon possible, répondit Fanch. Et la chèvre partit.

Fanch déjeûna et dîna bien, toujours servi par des mains sans corps ; il passa la journée à se promener par le château et les jardins, sans voir personne, et, après le souper, la même main saisit un chandelier et le conduisit à la même chambre. Cette fois, il se cacha sous le matelas du lit.

— Peut-être ne me trouveront-ils pas ici, se disait-il en lui-même.

Vers minuit, il entendit encore le même vacarme que la nuit précédente.

— Je sens l’odeur de chrétien ! dit une voix.

— Et d’où diable ? dit une autre voix ; tu vois bien qu’il n’y a personne dans le lit ; joue donc, et ne nous parle plus de chrétien.

Et il se mit à jouer aux cartes. Mais, soudain, la même voix cria encore :

— Je vous le répète, camarades, je sens l’odeur de chrétien !

Et il défit le lit et découvrit le pauvre Fanch.

— Quand je vous le disais ! Comment, tu vis encore, ver de terre ? Attends, nous allons en finir avec toi !

Et ils l’écartelèrent ; puis, ils partirent, en riant bruyamment.

Aussitôt la chèvre arriva encore dans la chambre, cette fois, elle était femme jusqu’à la ceinture.

— Ah ! pauvre garçon, dit-elle, dans quel état je te retrouve !

Elle rapprocha les morceaux les uns des autres, et se mit à les frotter avec son onguent.

Et peu à peu, les morceaux se rejoignaient, le corps se reconstituait, et bientôt il se retrouva complet et plein de vie.

— La troisième nuit, lui dit alors la femme-chèvre, sera la plus terrible. Mais, armez-vous de courage, et, si vous la passez aussi heureusement que les deux autres, vos peines seront finies, et les miennes aussi, ainsi que celles de tous ceux qui sont retenus ici avec moi.

— Je ne pense pas qu’il puisse m’arriver pis que d’être tué, comme je l’ai été déjà, deux fois, répondit Fanch.

La troisième nuit, pour abréger, il se rendit encore à la même chambre, après souper, et se cacha, cette fois, sous le lit.

Vers minuit, arrivèrent les mêmes personnages ; et ils se remirent à jouer.

— Je sens encore l’odeur de chrétien ! dit soudain une voix. Est-ce que ce ver de terre ne serait pas encore mort ?

Et ils défirent le lit ; mais, ils n’y trouvèrent rien. Ils regardèrent alors dessous :

— Le voici ! le voici !

Et on le retira, par les pieds, de dessous le lit.

— Il faut en finir avec lui, cette fois ! se dirent-ils. Qu’en ferons-nous ?

— Il faut le cuire, et puis le manger.

— C’est cela ! crièrent-ils tous à la fois.

On fit un grand feu dans la cheminée, on mit le pauvre Fanch tout nu, on le suspendit au-dessus du feu, et, quand il fut bien rôti, ils le mangèrent, jusqu’au dernier morceau, même les os.

Quand le festin fut terminé, ils s’en allèrent, et aussitôt une femme très belle entra dans la chambre, une princesse magnifique, et rien de la chèvre, cette fois.

— Hélas ! dit-elle, j’ai grand’peur qu’ils n’en aient pas laissé le moindre morceau.

Et elle se mit à chercher, d’abord sur la table, puis sous la table. Elle ne trouvait rien. À force de chercher, elle finit, pourtant, par découvrir un fragment d’os de la tête.

— Dieu soit loué ! s’écria-t-elle, tout n’est pas encore perdu !

Et elle se mit à frotter l’os, avec son onguent. Et, à mesure qu’elle le frottait, il grandissait, il grandissait, il se garnissait de chair, chaque membre revenait à sa place, tant et si bien que, peu à peu, le corps entier se reconstitua et se retrouva ; vivant et aussi sain que jamais.

— Holà ! s’écria alors la princesse, tout va bien ! Maintenant, les géants (ou les démons) n’ont plus aucun pouvoir ni sur moi ni sur les miens, et tout ce qui est ici vous appartient, Fanch, jusqu'à moi-même

Aussitôt on vit arriver, de tous côtés, une foule de gens de tout rang et de toute condition, des princes, des princesses, des ducs, des barons, des gens du commun, qui tous étaient retenus enchantés dans le château. Il en sortait de partout, et ils remerciaient celui qui les avait délivrés, puis ils partaient, chacun pour son pays.

— Partons aussi, dit Fanch à la princesse ; allons chez votre père.

— Pas encore, répondit-elle ; il nous faut séjourner encore trois jours ici, et, pendant ces trois jours, vous devrez rester sans manger ni boire, complètement à jeun, jusqu’au coup de neuf heures, chaque matin. Si vous buvez ou mangez la moindre chose, avant cette heure, vous vous endormirez aussitôt, et ne me reverrez plus. Tous les matins, je viendrai vous voir, à midi, et alors vous pourrez manger et boire. Vous m’attendrez, assis sur la pierre de la fontaine, dans le bois, et aussitôt le premier coup de midi, je me trouverai près de vous. Mais, prenez bien garde de manger ou de boire, avant cette heure.

Quand elle eut prononcé ces paroles, elle disparut.

Le lendemain matin, longtemps avant midi, Fanch, accompagné d’un domestique, attendait la Princesse, assis sur la pierre de la fontaine. Il n’avait encore rien mangé, ni bu, et il avait faim. Comme il attendait ainsi, il vit venir à lui une petite vieille femme ayant au bras un panier rempli de prunes.

— Bonjour à vous, jeune seigneur, lui dit la vieille.

— A vous pareillement, grand’mère.

— Acceptez une prune de moi.

— Merci, je n’aime pas les prunes.

— Une seulement, pour les goûter ; cela ne coûte rien ; voyez, comme elles sont belles !

Il prit une prune. Mais, aussitôt qu’il eût portée à sa bouche, il s’endormit. Midi sonna, en ce moment, et la princesse parut.

— Hélas ! il dort ! dit-elle, en le voyant.

— Oui, dit son domestique ; une petite vieille est venue offrir une prune à mon maître, et dès qu’il l’a portée à sa bouche, il s’est endormi.

— Eh bien ! quand il se réveillera, donnez-lui ce mouchoir, pour qu’il se souvienne de moi.

Et elle donna un mouchoir blanc au domestique, puis elle s’éleva en l’air et disparut. Fanch se réveilla en ce moment, et il put l’apercevoir, un instant. Elle était toute blanche, comme un ange.

— Je m’étais endormi ! se dit-il, il faut que demain je me surveille mieux.

Le lendemain matin, comme il était encore assis sur la pierre de la fontaine, avec son domestique, la même petite vieille vint à lui, ayant au bras un panier de figues.

— Acceptez une figue de moi, mon beau seigneur ; voyez, comme elles sont belles !

Fanch accepta encore une figue de la vieille. Il la mangea, et s’endormit aussitôt.

Au coup de midi, la princesse arriva auprès de la fontaine.

— Hélas ! il dort encore ! s’écria-t-elle, avec douleur.

— Oui, dit le domestique ; la petite vieille est encore venue, et elle a donné une figue à mon maître, et aussitôt qu’il l’a mangée, il s’est endormi.

— Voilà un mouchoir gris, que vous lui donnerez, quand il se réveillera, pour qu’il se souvienne de moi.

Et elle s’éleva encore en l’air, en gémissant.

Fanch se réveilla, au même moment, et il la vit encore qui montait vers le ciel. Cette fois, elle portait une robe grise.

— Mon Dieu, dit-il, je m’étais encore endormi ! Et qu’est-ce qui me fait donc dormir de la sorte ?

— Je pense, mon maître, — dit son domestique, — que ce sont les fruits que vous donne la petite vieille qui vous font dormir ainsi.

— Bah ! ce ne peut pas être cela ; mais, demain, je me surveillerai mieux et ferai en sorte de ne pas m’endormir.

Le domestique lui donna le second mouchoir, qui était gris, comme il lui avait donné le premier, qui était blanc.

Le lendemain matin, comme ils attendaient encore, auprès de la fontaine, la petite vieille arriva aussi et, cette fois, elle avait au bras un panier rempli de belles oranges.

— Acceptez une orange de moi, mon beau seigneur, dit-elle à Fanch ; voyez comme elles sont belles !

Le domestique avait bien envie de dire à son maître de ne pas accepter ; mais, il n’osa pas, et Fanch prit une orange, la mangea et s’endormit encore.

Midi sonna au même moment, et la princesse arriva ; le voyant encore endormi, elle poussa un cri de douleur, et dit :

— Ah ! le malheureux, il dort encore !

— C’est la petite vieille qui en est cause, dit le domestique. Elle est encore venue, et a offert une orange à mon maître, qui l'a acceptée et mangée, et aussitôt il s’est endormi.

— Voici un troisième mouchoir, que vous lui donnerez, quand il se réveillera, et vous lui ferez mes derniers adieux, car, hélas ! je ne le reverrai plus.

Et elle s’éleva encore vers le ciel, en poussant une plainte touchante.

Fanch se réveilla à l’instant, et vit le bas de sa robe et ses pieds. O douleur ! cette fois elle était toute noire. Noir était aussi le troisième mouchoir qu’elle avait laissé à son domestique, pour lui être remis.

— Hélas ! je m’étais encore endormi ! s’écria-t-il, avec douleur.

— Oui, malheureusement, mon pauvre maître. La princesse, avant de disparaître, m’a laissé, pour vous le remettre, ce troisième mouchoir, et elle m’a recommandé de vous faire ses adieux, car vous ne la reverrez plus.

Grande fut la douleur de Fanch, en apprenant cela. Il pleurait et s’arrachait les cheveux, et criait :

— Si ! si ! je la reverrai encore, car je ne cesserai de la chercher partout, et de marcher, nuit et jour, jusqu’à ce que je l’aie retrouvée !

Et il se mit sur-le-champ en route, n’emportant, pour toute provision, qu’une miche de pain.

Vers le soir, il s’assit sur le gazon, au bord de la route, pour se reposer et manger un morceau. Une petite vieille vint à passer, en ce moment, qui lui dit :

— Bon appétit, mon fils.

— Merci, grand’mère. Si vous voulez faire comme moi, je partagerai avec vous volontiers.

— Mille bénédictions, mon fils ! Voici dix-huit cents ans que je suis par ici, et jamais personne ne m’avait encore offert du pain.

Et elle s’empressa d’accepter sa part du frugal repas de Fanch, puis elle lui dit :

— Pour vous remercier, mon fils, voici une serviette que je vous donne et qui pourra vous être utile. Quand vous éprouverez le besoin de manger ou de boire, étendez-la par terre, ou sur une table, suivant le lieu où vous vous trouverez, et aussitôt tout ce que vous souhaiterez vous sera servi dessus. Voici encore une baguette blanche, pour voyager, et, à chaque coup que vous en frapperez sur la terre, vous ferez cent lieues.

— Mille bénédictions, grand’mère, dit Fanch, en prenant la serviette et la baguette.

Et la petite vieille disparut alors.

— Est-ce que ce serait vrai, ce qu’elle m’a dit ? se demanda Fanch, quand elle fut partie.

Et il frappa un coup à terre de sa baguette, et aussitôt il fut transporté à cent lieues de l’endroit où il se trouvait. Et il vit une petite hutte couverte de joncs des marais et de fougères. Un laboureur était à travailler dans un champ voisin, et il lui demanda d’échanger ses habits contre les siens. Le laboureur s’empressa d’accepter, car ses habits étaient tout en lambeaux, et ceux de Fanch étaient ceux d’un prince. Ainsi déguisé, Fanch alla frapper à la porte de la hutte. Une vieille femme, aux dents longues comme le bras, vint lui ouvrir.

— Que demandez-vous, mon fils ? lui dit-elle.

— Asile, pour la nuit, grand’mère.

— Hélas ! vous êtes mal tombé, ici ; moi, j’ai trois fils qui n’aiment pas les chrétiens, et, quand ils arriveront, tantôt, ils vous mangeraient, certainement.

— Cachez-moi, quelque part, grand’mère ; je vous aiderai à faire votre ménage, et je saurai me faire bien venir de vos fils.

Elle le cacha dans un vieux coffre, au bas de la maison. La vieille préparait le dîner de ses fils.

Elle avait déjà fait de la soupe, dans trois barriques défoncées, en guise d’écuelles.

— Je ne sais que leur donner, après la soupe, disait-elle ; je n’ai là que trois moutons, et ce n’est pas assez.

— Attendez, attendez, grand’mère ; ne vous inquiétez pas de cela, dit Fanch, en sortant de son coffre.

Et il étendit sa serviette sur la table, et dit :

— Par la vertu de ma serviette, je veux avoir trois bœufs rôtis et trois barriques de vin !

Et aussitôt arrivèrent les trois bœufs rôtis et les trois barriques de vin.

Un moment après, on entendit un grand bruit, dans la cheminée, et comme des cris de chouette qui a froid : Hou ! hou ! hou ! hou !

— Voici mon plus jeune fils qui vient ! dit la vieille ; allez, vite, vous cacher dans le coffre.

Et aussitôt le plus jeune fils de la vieille descendit, par la cheminée, en criant : J’ai faim, ma pauvre mère, j’ai grand’faim !

— C’est bien, asseyez-vous là près du feu, pour attendre vos frères, et ne faites pas tant de bruit.

Et il s’assit sur un escabeau, près du feu ; mais, il cria presque aussitôt :

— Je sens l’odeur de chrétien, mère, et je veux en manger !

— Ah ! bien oui, tu vas, peut-être, manger un cousin à toi, qui est venu me voir, et qui a apporté un bœuf rôti pour chacun de vous ; ne les vois-tu pas là ?

Alors, la vieille fît sortir Fanch du coffre, et son cousin et lui se trouvèrent, vite, bons amis.

Bientôt on entendit encore un grand bruit, dans la cheminée, et : hou ! hou ! hou ! hou ! Et le second fils de la vieille, ou le second vent, (car c’était la mère des vents), descendit, et voyant Fanch :

— Un chrétien ! s’écria-t-il, je veux, le manger, à l’instant !

— Je voudrais bien voir ! lui dit la vieille ; un cousin à vous, qui est venu me voir, et qui a apporté un bœuf rôti pour chacun de vous ! Asseyez-vous là, près du feu, et soyez sage, ou gai mon bâton !

Et il s’assit sur un escabeau, près du feu, en face de son frère, et ne dit plus mot.

Un moment après, on entendit encore un vacarme épouvantable. Les arbres craquaient et volaient en éclats, autour de la hutte : c’était effrayant !

— Voici mon fils aîné qui vient ! dit la vieille.

Et il descendit par la cheminée et balaya tout le feu du foyer jusqu’au bas de la maison. Il criait :

— J’ai grand’faim ! ma pauvre mère ; j’ai grand’ faim !

— C’est bien ; taisez-vous, le souper est prêt. Mais, quand il aperçut Fanch :

— Un chrétien ! s’écria-t-il ; et il allait se précipiter sur lui, et l’avaler. Mais, la vieille prit un jeune ormeau qu’elle avait arraché, dans son jardin, et se mit à le battre, à tour de bras :

— Ah ! tu veux manger ton cousin, le fils de ma sœur, un enfant charmant, qui est venu me voir, et qui a apporté un bœuf et une barrique de vin pour chacun de vous ! Et tu crois que je le souffrirai ?

Et elle frappait, elle frappait sans pitié ; et le grand vent criait :

— Doucement, ma pauvre mère ; ne frappez pas si fort ; je ne ferai pas de mal à notre cousin, puisqu’il a apporté un bœuf et une barrique vin pour chacun de nous !

Alors la vieille cessa de frapper, et ils se mirent tous à table ; mais ils étaient si gloutons, le grand vent surtout, que Fanch fut obligé d’avoir recours à sa serviette, par trois fois. Enfin, quand ils furent rassasiés, ce qui dura longtemps, ils allèrent s’asseoir et causer, près du feu, comme de vieux amis.

— Où vas-tu aussi, cousin ? demanda le petit vent à Fanch.

— Chercher la princesse Troïol ; sais-tu où elle demeure ?

— Non vraiment ; je n’en ai même jamais entendu parler.

— Et toi, cousin ? demanda-t-il au second vent.

— Moi, j’ai entendu parler d’elle ; mais, je ne sais pas où elle demeure.

— Et toi, grand cousin ? demanda-t-il au grand vent.

— Moi, je sais où elle demeure ; je reviens précisément de là, et je dois y retourner, demain.

— Veux-tu m’emmener avec toi ?

— Je le veux bien, si tu peux me suivre ; mais, allons nous coucher, à présent, car demain nous aurons encore beaucoup de chemin à faire.

Le lendemain matin, chacun des vents partit de son côté.

— Suis-moi, si tu le peux, dit le grand vent à Fanch.

Et le voilà parti. Frrrrr ! ou ou, ou, ou ! viiiii ! ! Et Fanch après ! Et de frapper la terre avec sa baguette blanche, qui lui faisait faire cent lieues, à chaque coup. Quand le grand vent tourna la tête, pour voir où il était resté, il fut bien étonné de le voir sur ses talons. Ils arrivèrent au bord de la mer.

— Je ne peux pas aller plus loin, à moins que tu ne me prennes sur ton dos, dit alors Fanch au grand vent.

— Je te prendrai bien sur mon dos. si tu me donnes à manger, quand je demanderai.

— C’est entendu, autant que tu voudras.

Et Fanch monta sur le dos du grand vent, et les voilà partis ! A chaque instant, le grand vent demandait à manger. Fanch avait sa serviette, et lui donnait tout ce qu’il demandait. Ils allaient, ils allaient ! frrrrr ! viiii ! ou, ou ! Ils aperçurent enfin le château de la princesse Troïol. Le grand vent déposa Fanch au milieu de la cour. Fanch attacha les trois mouchoirs de la princesse, le blanc, le gris et le noir, au bout de son bâton, puis le planta en terre, au milieu de la cour. Un moment après, la princesse passa, au bras du maître du château, se rendant à l’église, pour leur mariage. Elle vit Fanch, reconnut ses trois mouchoirs, et dit aussitôt à sa femme de chambre :

— Allez demander à cet homme combien il veut me vendre un de ses mouchoirs.

La femme de chambre se rendit aussitôt auprès de Fanch.

— Combien voulez-vous me vendre un de vos mouchoirs, pour ma maîtresse ?

— Dites à votre maîtresse qu’elle n’est pas assez riche pour acheter un de ces mouchoirs.

La femme de chambre retourna vers sa mai-tresse.

— Eh bien ! que vous a-t-il répondu ?

— Il m’a répondu que vous n’êtes pas assez riche pour acheter un de ses mouchoirs.

La princesse, à cette réponse, fit semblant de se trouver indisposée, et l’on remit la cérémonie au lendemain.

Le lendemain matin, elle envoya encore sa femme de chambre demander à Fanch combien ai muteraient deux de ses mouchoirs.

— Dites à votre maîtresse, lui répondit encore :h, qu’elle n’est pas assez riche pour acheter ni un ni deux de mes mouchoirs.

La femme revint rapporter la réponse à sa maîtresse.

— Eh bien ! retournez, et dites-lui de venir me parler.

Elle retourna vers Fanch, et lui dit :

— Ma maîtresse vous prie de venir lui parler.

— Dites à votre maîtresse de venir me trouver elle-même, si elle veut me parler.

La princesse se rendit alors auprès de Fanch.

— Venez avec moi un instant, dans ma chambre, lui dit-elle.

Et Fanch la suivit dans sa chambre, et ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, en pleurant de joie.

La princesse dépêcha ensuite sa femme de chambre vers le maître du château, pour lui dire qu’elle était toujours indisposée et qu’elle le priait d’attendre jusqu’au lendemain, pour aller à l'église. Elle ajoutait qu’on pouvait néanmoins faire le repas de noces, le jour même, puisque tous les invités étaient arrivés.

Ainsi fit-on. Le repas fut magnifique. Vers la fin, tout le monde était gai et joyeux, et chacun contait quelque petite histoire plaisante. On pria la jeune fiancée de conter aussi quelque chose. Elle se leva, alors, et parla ainsi :

— J’avais un petit coffret, avec une jolie petite clef d’or. Je perdis la clef, et j’en fis faire une autre. Mais, quelque temps après, je retrouvai mon ancienne clef. Me voici embarrassée, et je vous demande de laquelle des deux clefs je dois me servir, à présent, de l’ancienne ou de la nouvelle ?

— Je pense qu’il faut préférer l’ancienne, répondit le maître du château.

— C’est aussi mon avis, reprit la princesse. Je vais vous faire voir l’ancienne clef dont je parle.

Et elle se leva de table, entra dans un cabinet à côté et revint aussitôt, en tenant par la main Fanch, habillé en prince ; et, s’adressant au seigneur et à tous les convive :

— Voici ! je l’avais choisi d’abord, et c’est lui qui sera mon époux, et non un autre !

Et l’on célébra les noces, le lendemain, et il y eut des festins magnifiques, comme je n’en ai vu jamais, si ce n’est en rêve, et ils restèrent dans ce beau château, car le maître disparut aussitôt et personne ne sut jamais ce qu’il était devenu.


Conté par Jacques Sesson, sabotier de la forêt de Beffou,
commune de Loguivi-Plougras (Côtes-du-Nord),
décembre 1869.



VI


LE MAGICIEN FERRAGIO
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Eur wez a oa, ’vel ma lârer atao
Pa ve c’hoant da gonta eur gaozic vihan vrao.

Il y avait une fois, comme on dit toujours,
Quand on veut conter un joli petit conte.


Il y avait une fois un comte du Poitou. Sa femme accoucha et lui donna une fille. On appela tous les magiciens connus pour lui tirer son horoscope. Il en vint de tous côtés, mais, ils n’étaient pas d’accord. Les uns prédisaient que l’enfant, qui s’appelait Marguerite, épouserait un roi ; d’autres prétendaient que ce serait un prince, d’autres, un duc ou un comte. Le père n’était guère satisfait de ce désaccord, et il fit bannir par tout le royaume que tous ceux qui savaient quelque chose en fait de prédiction n’avaient qu’à se rendre à son château, et ils seraient bien traités et bien rémunérés.

Il y avait en ce temps-là, dans les montagnes de Scrignac[23], un berger renommé dans tout le pays comme devin et un peu sorcier, et on venait le trouver de fort loin. Son nom était Gorvel. Il entendit les bannies, un jour de marche, à Morlaix, et se mit aussitôt en route vers le Poitou.

Arrivé au château du comte, on lui fit voir l’enfant. Il demanda un demi-verre d’eau et un demi verre de vin. Il mélangea les deux liquides, observa la manière dont se comporta le mélange et dit ensuite que l’enfant, à l’âge de douze ans, serait enlevée par le magicien Ferragio et délivrée par un de ses proches parents. Il prédit encore que, au bout d’un an, la comtesse donnerait le jour à un fils ; puis il ajouta que, si, les temps étant révolus, ses prédictions ne s’accomplissaient pas, il consentait à être mis à mort.

Le comte pria Gorvel de rester près de lui, et fit aussi venir sa femme et ses enfants.

La comtesse accoucha d’un fils, comme il l’avait prédit. Il fut nommé Hervé.

Aussitôt né, l’enfant fut confié à une nourrice, laquelle quitta avec lui le château, pendant quelque temps.

Cependant Marguerite approchait de ses douze ans et son père devenait soucieux et songeait aux moyens de la protéger contre le magicien Ferragio. Il plaça des gardes tout autour de son château et jusques sur le toit. Précautions inutiles. Quand vint le jour où la jeune fille accomplissait sa douzième année, comme elle se promenait avec sa gouvernante dans le jardin du château, tout-à-coup le ciel s’obscurcit, le tonnerre se fit entendre, et, du sein d’un nuage qui s’abaissa jusqu’à terre, descendit le magicien, qui l’enleva et partit aussitôt avec elle dans son nuage.

Grande désolation du père et de la mère.

Mais, occupons-nous à présent du jeune enfant que nous avons vu partir avec sa nourrice ; nous retrouverons plus tard Marguerite et le magicien.

Quand Hervé eut dix ans, on l’envoya à l’école, dans la ville voisine. Ses camarades ne l’appelaient que penher (fils unique), et il crovait bien qu’il n’avait ni frère ni sœur, et son père et sa mère ne lui avaient jamais dit non plus qu’il en eût. Cependant, un de ses condisciples ayant dit un jour aux autres : « Celui-là n’est pas penher, car il a une sœur, qui a été enlevée, à l’âge de douze ans, par le magicien Ferragio ; » ces paroles produisirent sur lui un singulier effet. Il fit un paquet de ses livres et de ses cahiers et s’en vint tout droit à la maison. Il demanda à son père si ce qu’il avait entendu était vrai, à savoir : qu’il avait une sœur, qui avait été enlevée, à l’âge de douze ans, par le magicien Ferragio. Son père lui avoua que c’était la vérité, et il dit alors qu’il voulait aller à la recherche de sa sœur, et qu’il ne reviendrait à la maison que lorsqu’il l’aurait trouvée et délivrée.

Il se fit construire un navire propre à aller par eau et par terre, et il partit en emmenant avec lui les deux fils de Gorvel le devin. Il demandait partout où se trouvait le château de Ferragio le magicien, et personne ne pouvait le lui dire. Ils vont, tantôt par terre, tantôt par mer, loin, bien loin, plus loin encore. Ils abordent à une île pour faire de l’eau. Ils y trouvent des oranges en abondance et en font provision, pour emporter sur leur navire. Ils s’engagent dans une belle avenue d’orangers chargés de fruits, sablée avec du sable d’or et à l’extrémité de cette avenue, ils rencontrent un château de cristal avec une porte en or massif. Ils hésitent un moment s’ils doivent entrer dans ce château ou passer outre. Hervé se décide à entrer, et ses deux compagnons le suivent. Il frappe à la porte, et elle lui est ouverte un vilain nain, lequel a une barbe qui fait sept fois le tour de son corps.

— Que demandes-tu ? lui dit le nain, d’un ton insolent.

— Visiter ton château, lui répond Hervé.

— Pour cela il faut que tu te battes avec moi et que tu sois le plus fort.

— Eh bien ! battons-nous, dit Hervé tranquillement.

Hervé le terrassa, non sans mal, et lui coupa la tète.

Mais, aussitôt parut un géant de dix-sept pieds de haut, qui lui dit :

— Ah ! ver de terre, tu as tué mon frère, mais, c’est à moi que tu auras à faire, à présent.

Et le combat commença, terrible.

Hervé vint encore à bout de celui-là, et il lui trancha aussi la tête. Mais, un second géant, plus grand, parut alors et dit comme le premier :

— Ah ! ver de terre, tu as tué mes deux frères ; mais moi, je vais t’avaler tout vif.

Et il s’avança sur lui, la bouche béante comme l’ouverture d’un four.

Hervé l’éventra, si bien que ses boyaux tombèrent par terre, et il lui coupa aussi la tête. Puis, il regarda autour de soi, en se demandant avec inquiétude : — « Est-ce qu’il y en a encore ? » car il n’en pouvait plus. Mais, il ne se présenta pas d’autre géant ni nain, et ils entrèrent tous le.-trois dans le château. Ils ne trouvèrent personne dans la première pièce. Ils passèrent dans une seconde et y virent une table magnifiquement servie, avec les mets tout fumants et sentant bon, et personne autour de la table. Ils s’assoient et mangent et boivent à discrétion, servis par des mains invisibles. Puis, les mêmes mains, prenant ces flambeaux, les conduisent à de belles chambres, où ils trouvent d’excellents lits de plume. Ils dorment tranquillement, jusqu’au lendemain matin, où ils sont éveillés par des cris de détresse poussés par une voix de femme. Ils se lèvent précipitamment, courent aux fenêtres, et voient avec étonnement le nain barbu que Hervé croyait avoir tué qui traînait une jeune fille par les cheveux, sur le pavé de la cour. Ils descendent pour lui porter secours ; mais, arrivés dans la cour, ils ne voient plus rien, ni nain, ni jeune fille.

Ils passèrent la journée au château, s’y trouvant bien, déjeûnèrent, dînèrent, se promenèrent dans les jardins, qui étaient magnifiques, puis soupèrent et se couchèrent encore, sans avoir aperçu ni entendu nul être vivant.

Le lendemain matin, ils furent éveillés par les mêmes cris que la veille et virent encore le nain qui traînait la même jeune fille par les cheveux. Mais, quand ils arrivèrent dans la cour, et le nain et la jeune fille avaient encore disparu. Ils étaient fort dépités.

La troisième nuit, ils se couchèrent tout habillés sur leurs lits, se levèrent un peu avant le jour, et quand les cris se firent encore entendre, au matin, ils se précipitèrent dans la cour. Hélas ! ils arrivaient encore trop tard. Ils purent voir pourtant le nain soulever une grande dalle de pierre, au moyen d’un organeau qui y était scellé, et disparaître dessous avec la jeune fille. Ils coururent à la pierre, la soulevèrent avec peine et aperçurent un escalier de marbre, qui descendait profondément sous terre. Hervé dit à ses deux compagnons :

— Restez là ; moi, je vais descendre dans le souterrain, et si je ne reviens pas, au bout d’un an et un jour, vous retournerez auprès de mon père.

Et il descendit dans le trou. Il descendit, descendit, dans l’obscurité, et arriva enfin à un autre château, beaucoup plus beau que le premier. Il frappa à la porte et le nain qu’il avait vu maltraiter la jeune fille vint lui ouvrir.

— Que cherches-tu par ici, ver de terre ? lui demanda le nain.

— Ma sœur, vilaine bête, répondit-il, sans peur.

— Ta sœur est bien ici, et tu ne l’auras pas.

— Je l’aurai, de gré ou de force, et le combat commence aussitôt.

Hervé tue aussi le nain et lui tranche la tête.

Mais, aussitôt sort de dessous terre un géant de vingt-deux pieds de haut, et le combat recommence. Le géant est aussi tué et décapité, et aussitôt un autre géant de vingt-cinq pieds de haut prend sa place. Il a le même sort que son frère.

Hervé pénètre alors dans le château. Il passe dans la salle à manger, où il trouve un bon dîner servi, et encore personne. Il avait faim, et il mange et boit en conséquence. Quand il a fini, une main invisible prend un flambeau sur la table et, s’avançant devant lui, elle le conduit à une chambre à coucher, où il trouve un excellent lit de plume.

Le lendemain matin, quand il descendit, il trouva encore un bon déjeûner servi, et ne fit pas plus de compliments que la veille pour en profiter. Puis, il alla se promener dans les jardins. Il y remarqua une petite loge, dans laquelle se tenait une petite vieille, qui avait deux dents longues comme le bras. Il l’aborda, la salua poliment et lui dit :

— Bonjour, grand’mère.

— Que cherches-tu par ici, ver de terre ? lui demanda la vieille.

— Je cherche ma sœur, répondit-il, qui doit être par ici, quelque part.

— Hélas ! mon pauvre enfant, si tu savais le danger auquel tu t’exposes, tu t’en irais bien vite ; tu es ici chez le grand magicien Ferragio.

— C’est lui précisément que je cherche, grand’-mère.

— Sais-tu bien que Ferragio n’a qu’un seul endroit dans son corps où il puisse être atteint mortellement. Il faut le frapper au front. Mai ?, son front est garni de sept plaques de cuivre superposées, et il faut les traverser toutes pour le tuer.

— Eh bien ! grand’mère, je traverserai de mon épée les sept plaques de cuivre et je tuerai Ferragio.

Et là-dessus, il commença par tuer la vieille, qui était la mère du magicien.

Il retourna alors au château, et en visitant les salles et les chambres, il rencontra la jeune fille qu’il avait vu maltraiter par le nain, et elle lui dit :

— Dans trois jours, le magicien Ferragio, qui est présentement absent, reviendra, et il te faudra te battre contre lui, dès le lendemain, pour me retirer d’ici ; mais, voici un onguent que tu mettras sur tes blessures et qui les guérira instantanément. Je suis la fille du roi d’Espagne, et j’ai été enlevée par le magicien, qui me retient ici captive, depuis plusieurs année

Hervé prit l’onguent, remercia la princesse lui demanda des nouvelles de sa sœur.

— Ta sœur, lui dit-elle, n’est pas ici ; elle est dans le château du magicien Trubardo, et tu auras fort à faire pour la lui arracher.

La princesse s’en alla là-dessus. Au bout des trois jours, Ferragio arriva et il demanda à Hervé, dis qu’il le vit :

— Que cherches-tu par ici, avorton ?

— Ma sœur et la jeune princesse que j’ai vu maltraiter par un vilain nain, dans le château d'en-haut.

— Tu n’auras ni l’une ni l’autre, à moins que tu ne les gagnes à la pointe de ton épée.

— C’est ce que je compte bien faire.

— Vraiment, pauvre petit ! Eh bien ! trouve-toi, demain matin, dans la cour du château et nous verrons.

Le lendemain, Hervé fut exact au rendez-vous. Le magicien envoya un taureau contre lui. L’animal, furieux, se précipita sur Hervé, tête baissée ; mais, il sut l’éviter, en se jetant de côté, et le taureau alla donner contre un mur où ses cornes s’enfoncèrent si profondément, qu’il ne pouvait plus les en retirer. Alors, Hervé le tua facilement.

— Ce n’est pas tout, lui dit le magicien, il faudra recommencer, demain matin.

— A demain matin donc, répondit Hervé, tranquillement.

Le lendemain, le magicien envoya contre lui un grand cheval furieux. Il tua aussi le cheval.

Enfin, le troisième jour, il eut affaire à un serpent recouvert d’écaillés jaunâtres et qui vomissait du feu.

Il finit aussi par en venir à bout, mais, avec bien du mal, et il le tua comme le taureau et le cheval.

— C’est bien, dit le magicien, en dissimulant sa colère et son inquiétude ; mais, à présent, c’est à moi-même que tu auras affaire. Retrouve-toi ici, demain matin, et nous en finirons avec toi.

Et il s’en alla là-dessus.

La fille du roi d’Espagne vint trouver Hervé et lui dit :

— Tu es sorti heureusement et sans beaucoup de peine de ces trois épreuves ; mais, trois autres vont leur succéder, à présent, qui seront bien plus difficiles ; car c’est contre le magicien lui-même qu’il te faudra combattre. Aie confiance pourtant et bon courage, et, grâce à l’onguent magique que je t’ai donné, tu pourras encore te tirer d’affaire.

Le lendemain matin donc, le voilà aux prises avec le magicien en personne. Le combat fut long et terrible. Hervé fut souvent atteint mortellement ; mais, il mettait aussitôt un peu de son onguent sur la blessure et se trouvait guéri aussitôt.

Il parvint à percer deux des sept plaques de cuivre qui garnissaient le front du magicien, et celui-ci se sentit faiblir un peu. Il continua pourtant de faire bonne contenance. Enfin, épuisés et n’en pouvant plus, de part et d’autres, ils convinrent de remettre la suite du combat au lendemain, et se retirèrent, chacun de son côté, pour se restaurer et se reposer.

Ils recommencèrent de plus belle, le lendemain, et si l’affaire avait été chaude, la veille, ce jour-là, elle ie fut bien davantage. On se battit jusqu’au soir, et, au coucher du soleil, Hervé avait encore percé trois autres plaques de cuivre ; ce qui faisait cinq, avec les deux de la veille.

Le magicien, qui faiblissait, à mesure qu’on perçait les plaques de son front, demanda encore quartier jusqu’au lendemain, et Hervé, qui, son côté, n’en pouvait plus, s’empressa d’y consentir.

Le troisième jour, ils étaient encore, dès le lever du soleil, en présence l’un de l’autre, et combat recommença, plus terrible que jamais, car il fallait finir, ce jour-là, par la mort de l'un ou de l’autre des combattants. Hervé dut avoir recours souvent à son onguent, et le magicien, furieux de voir qu’il ne tombait pas, quelque terribles et mortels que fussent les coups qu’il lui portait, en perdait la tête et ses coups n’étaient plus aussi sûrs. Vers le coucher du soleil, Hervé parvint à percer les deux dernières plaques, et aussitôt le monstre s’affaissa sur lui-même et tomba à terre, roide mort. Pour plus de sûreté, Hervé lui trancha la tête et la jeta dans les fossés du château.

Aussitôt, on vit surgir de tous côtés des princesses, toutes plus belles les unes que les autres, et qui venaient remercier le vainqueur en lui disant, l’une : — « Venez, avec moi chez mon père pour lui demander ma main ; je suis la fille de l’empereur de Turquie. » Une autre : — « Je suis-la fille du roi de Perse : » une troisième : — « Je suis la fille du roi de Naples, » et ainsi de suite. Hervé ne savait trop à laquelle entendre, tant elles étaient toutes jolies et gracieuses. Cependant, il se décida pour la fille du roi d’Espagne, laquelle lui avait procuré l’onguent magique qui lui fut si utile, dans ses combats avec le magicien. Toutes les autres princesses partirent, chacune de son côté, dans de beaux carrosses attelés de chevaux ailés, qui s’élevèrent dans l’air et les portèrent promptement dans leurs pays.

Hervé partit aussi, par la même voie, pour l’Espagne, avec sa protectrice. Mais, ils n’étaient pas encore loin, quand le ciel s’obscurcit tout d’un coup, et ils virent un nuage noir qui s’avançait sur eux, d'une façon menaçante.

— Hélas ! s’écria la princesse, à cette vue, c’est le géant Trubardo, frère de Ferragio, qui nous poursuit, sous cette forme.

Et à peine avait-elle prononcé ces paroles, que Trubardo, qui était aussi magicien, descendit du nuage, sous la forme du croissant de la lune, et l’enleva. Quant à Hervé, il fut précipité à terre et tomba dans une carrière. Quand il se releva de là, tout meurtri, il ne savait pas où il était, ni de quel côté il devait se diriger. Il alla au hasard, à la grâce de Dieu, et arriva dans la ville de Constantinople. Il se rendit immédiatement au palais de l’empereur et demanda de l’occupation. On le prit comme berger, et on lui recommanda de ne pas approcher avec son troupeau du château du magicien Trubardo, qui demeurait dans le voisinage et faisait trembler toute la ville.

Quand il entendit cela, il en fut content et ne songea plus qu’à reprendre la princesse espagnole au magicien. Mais, hélas ! il n’avait pas d’armes, et il en était fort contrarié.

Un jour, qu’il était avec son troupeau sur une grande lande, il rencontra un vieillard à la barbe longue et blanche comme la neige et qui lui demanda s’il n’était pas encore las de garder les troupeaux en Turquie, et s’il ne désirait pas retourner dans son pays.

— Je retournerais volontiers chez mon père, répondit-il ; mais, je voudrais retrouver ma sœur auparavant et aussi la fille du roi d’Espagne, que le magicien Trubardo retient captives.

— Il faut alors les aller chercher chez le magicien Trubardo.

— Oui, mais il me faudrait des armes pour cela.

— Eh bien ! voici une épée et une lance ; l’épée est celle avec laquelle saint Pierre coupa l’oreille de Malchus, et la lance est celle qui perça le côté gauche de Notre-Sauveur, sur la croix. Avec ces armes, tu peux marcher sans crainte contre le magicien. Il a un point noir dans la paume de la main gauche, et c’est là qu’il faut le frapper ; car c’est le seul endroit de son corps où il soit vulnérable.

— C’est bien, mais qui gardera mon troupeau, en mon absence ?

— Moi, sois tranquille à ce sujet,

Et Hervé prit l’épée et la lance et se rendit au château du magicien.

Il frappa à la porte. Elle s’ouvrit aussitôt et il se trouva en présence d’un géant de dix-huit pieds de haut, qui lui demanda :

— Que cherches-tu par ici, ver de terre ?

— La fille du roi d’Espagne, répondit-il, et ma sœur, la fille du comte du Poitou.

— Elles sont bien ici, en effet ; mais, tu ne les auras pas, à moins que ta ne me tues d'abord et le magicien Trubardo ensuite.

— Eh bien ! je te tuerai et le magicien Trubardo aussi.

Et le combat commença aussitôt, et le géant fut bientot tué, d’un coup de la lance sainte.

Hervé pénétra alors dans le château, et voyant une table bien servie, il s’y assit et mangea et but à discrétion. Quand il eût fini, une main invisible prit un flambeau sur la table et le conduisit à une chambre à coucher, où il dormit tranquille, dans un excellent lit de plume.

Le lendemain matin, il vit la porte de sa chambre s’ouvrir et la fille du roi d’Espagne entra et lui dit :

— Tu as bien tué le géant qui garde le château de Trubardo, en son absence ; mais, pour me retirer d’ici, il te faut encore tuer le magicien lui-même.

— Je le tuerai ; où est-il ?

— Il est absent.

— Quand reviendra-t-il ?

— Te ne sais pas.

— Ne peut-on pas hâter son retour ?

— Si, tu n’as qu’à frapper un coup de marteau sur une boule de cuivre qui est près de la porte du château, et il arrivera aussitôt.

— En ce cas, je vais le faire revenir tout de suite.

Et Hervé descendit et déchargea un vigoureux coup sur la boule de cuivre, qui rendit un son retentissant.

On entendit aussitôt un grand bruit, dans l’air, et le magicien descendit dans la cour, du sein d’un nuage noir.

— Qu’y a-t-il de nouveau par ici ? demanda-t-il.

— Rends-moi la fille du roi d’Espagne et ma sœur, la fille du comte du Poitou, lui dit Hervé.

— Tu n’auras ni l’une ni l’autre, répondit le magicien, à moins que tu ne m’ôtes la vie.

— Eh bien ! je t’ôterai la vie, alors.

Et le combat commença aussitôt ; mais, il ne fut pas long, car du troisième coup, l’épée de Hervé atteignit le magicien dans le point noir qu’il avait à la paume de la main gauche, et il tomba aussitôt et expira.

Alors, on vit encore de belles princesses surgir de tous côtés et venir remercier Hervé de les avoir délivrées, et le prier de les accompagner jusque chez leurs pères pour demander leur main. Mais, il resta insensible à toutes leurs avances et séductions et retourna avec sa sœur et la princesse espagnole à la lande où il avait laissé son troupeau, sous la garde du vieillard qui lui avait fourni des armes. Mais, le vieillard n’était plus là, et il avait ramené le troupeau à l’étable[24]. Ce que voyant, ils se mirent en route pour le Poitou.

Mais, que sont devenus les deux compagnons de Hervé, les fils du devin de Scrignac, qu’il avait laissés dans le château de Ferragio, quand il descendit dans le souterrain ?

Quand l’an et le jour furent accomplis, voyant que Hervé ne revenait pas, ils se rendirent à leur navire, levèrent l’ancre, et retournèrent aussi dans le Poitou, mais non sans emporter de grands trésors du château du magicien.

Hervé épousa la princesse espagnole, sa sœur épousa un frère de celle-ci, et les deux noces furent faites le même jour, et il y eut de grands festins, des fêtes et des réjouissances publiques. Hervé devint, peu après, roi d’Espagne, à la mort de son beau-père.


Conté par Vincent Coat, ouvrier de la manufacture
des tabacs de Morlaix. — Avril 1874.



VII


LA PRINCESSE DU PALAIS-ENCHANTÉ
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Selaouit, mar hoc’h eur c’hoant,
Setu aman eur gaozic koant,
Ha na euz en-hi netra gaou,
Mès, marteze, eur gir pe daou.

Ecoutez, si vous voulez,
Voici, un joli petit conte,
Dans lequel il n’y a pas de mensonge,
Si ce n’est, peut-être, un mot ou deux.


IL y avait une fois un roi de France dont les ancêtres avaient régné dans ce pays, depuis neuf générations. Il n’avait jamais visité la Basse-Bretagne. Un jour, la fantaisie lui prit d’y venir, avec une suite nombreuse. Il fit accoutrer un beau carrosse et partit.

Il fut bien accueilli par le roi de Bretagne, lui et sa suite, et l’on allait chasser, tous les jours, dans les grandes forêts du pays. Un jour, le roi de France mit une telle ardeur à poursuivre un sanglier que ses gens ne purent le suivre et il s’égara. Le voilà bien embarrassé. La nuit vint et il monta sur un arbre pour attendre le jour, car la forêt abondait en bêtes fauves de toute sorte. Il aperçut une petite lumière, qui ne paraissait pas bien éloignée. Il descendit de l'arbre et se dirigea vers la lumière. Il arriva à la hutte d’un pauvre bûcheron et demanda un abri pour la nuit et quelque chose à manger.

— Nous sommes de pauvres gens, lui dit le bûcheron, et notre hospitalité paraîtra sans doute bien médiocre à un seigneur comme vous ; quoi qu’il en soit, c’est de bon cœur que nous partagerons avec vous le peu que nous avons.

Puis, s’adressant à sa femme :

— Il faut nous apprêter, Plésou[25], le lièvre que je vous ai apporté hier.

— Un lièvre ? dit le roi ; et si les gardes le savaient et le disaient au roi ?

— Et comment le sauraient-ils ? Ce ne sera pas par vous, probablement ? Et puis, le bûcheron est maître dans sa hutte, je pense, comme le roi l’est dans son palais.

— Assurément, mon brave homme, répondit le roi.

La femme du bûcheron accommoda le lièvre, à sa façon, et l’on s’attabla et l’on mangea de bon appétit, en causant de choses et d’autres.

Bien ! Mais, voilà que la femme du bûcheron accoucha, dans la nuit, d’un gros garçon. Le roi s’offrit pour en être le parrain. Mais, où trouver une marraine de qualité, comme il convenait pour un pareil seigneur ?

— Allez demander la demoiselle du château, mon homme, dit la bûcheronne à son mari.

Et le bûcheron endossa son habit des dimanches et prit la route du château. Il fit part à la châtelaine du sujet de sa visite. La demoiselle, qui était près de sa mère, s’écria aussitôt avec dédain :

— Moi servir de marraine au fils d’un bûcheron, et avec un charbonnier pour parrain, peut-être ! Cherchez donc ailleurs des gens de votre condition !

Et elle se leva pour s’en aller.

— Le parrain, dit le bûcheron, est un beau et riche seigneur, et j’ai pensé qu’il convenait de lui choisir une commère aimable et jolie.

— Un riche et beau seigneur ?... Qui est-ce donc ? demanda la demoiselle, intriguée.

— Je ne saurais, en vérité, vous dire qui il est, ni d’où il vient ; mais, il est vêtu très richement, il est beau et généreux et je ne serais pas étonné qu’il fût prince, le fils de quelque puissant monarque peut-être. Il s’est égaré en chassant dans la forêt, il est venu frapper à notre porte, il a passé la nuit dans notre hutte, il était présent quand ma femme est accouchée et s’est offert lui-même pour être parrain.

— Si c’est ainsi, dit alors la demoiselle, je veux bien être la marraine de votre enfant et je vais m’apprêter à me rendre chez vous.

Le bûcheron s’en retourna chez lui, tout joyeux, et la jeune châtelaine arriva aussi, peu après, dans un beau carrosse et parée de tous ses atours. On se rendit au bourg, pour le baptême. Quand ils arrivèrent au presbytère, ils trouvèrent le vicaire qui battait du lin, le curé qui le broyait et la servante qui le peignait, ce qui étonna fort le roi[26].

— Venez baptiser mon enfant, Monsieur le Curé, dit le bûcheron au curé.

— Nous y allons tout de suite, répondit celui-ci.

Et le curé et son vicaire secouèrent la poussière dont ils étaient couverts, revêtirent leurs soutanes, qu’ils avaient ôtées, et se rendirent à l’église.

Quand le curé vint recevoir l’enfant, dans le porche, il reconnut le roi, qu’il avait vu, dans un voyage à Paris, et se jeta à ses pieds.

— Relevez-vous, Monsieur le Curé, lui dit le monarque, on ne doit se mettre à genoux que devant Dieu.

L’enfant fut baptisé et reçut le nom de Efflam. En entendant sonner les cloches, à toute volée, les pages du roi et les seigneurs de sa suite, qui le cherchaient depuis la veille, s’écrièrent : — C’est pour le roi, sans doute, que l’on sonne de la sorte !

Et ils coururent au village et leur joie fut grande de retrouver leur roi en vie et sans mal.

En prenant congé du bûcheron, le roi lui donna une poignée de pièces d’or, puis, lui présentant un anneau orné d’un gros diamant, il lui dit :

— Quand mon filleul aura atteint l’âge de quatorze ans, vous lui direz de venir me voir, à Paris, et vous lui donnerez cet anneau, qui me le fera reconnaître.

Le roi de Bretagne célébra le retour de son hôte par un grand festin, et peu de temps après, le roi de France prit congé de lui et retourna à Paris.

Le bûcheron acheta des terres et fit bâtir une belle maison, avec l’argent que lui avait donné le parrain d’Efflam, et il était à présent un des plus riches bourgeois du pays. Il envoya son fils à l’école, dans la ville la plus voisine, et, comme l’enfant était intelligent, il fit des progrès rapides[27].

Quand Efflam fut parvenu à l’âge de quatorze ans, son père lui remit un jour l’anneau de son parrain et lui dit de se rendre à Paris, de demander à voir le roi de France et de lui montrer l’anneau. Le jeune garçon demanda qu’on lui donnât quelqu’un pour l’accompagner, dans un si long voyage. On lui permit d’emmener avec lui un jeune pâtre teigneux, laid et méchant, qui était dans la maison. On leur donna aussi deux vieux chevaux, poussifs et fourbus, et ils se mirent en route. Le temps était beau, la chaleur était grande et, vers l’heure de midi, ils descendirent de leurs montures pour boire à une fontaine, au bord du chemin. Pendant qu’Efflam buvait dans le creux de sa main, penché sur le bassin de la fontaine, son compagnon lui donna un coup d’épaule et le fit tomber dans l’eau. Puis, il lui enleva son anneau, monta sur le meilleur des deux chevaux et partit au galop. Suivons-le, nous reviendrons plus tard à l’infortuné Efflam.

En arrivant à Paris, il se rendit tout droit au palais du roi et salua ainsi le vieux monarque :

— Bonjour, mon parrain ! Je suis venu vous voir, comme vous l’aviez recommandé ; j’ai quatorze ans accomplis, depuis quelques jours.

— Moi, ton parrain !... dit le roi, surpris de s’entendre donner ce nom par un pareil avorton.

— Oui, reprit le drôle, je suis le fils du bûcheron, qui naquit la nuit où vous avez reçu l’hospitalité dans sa hutte, au milieu de la forêt où vous vous étiez égaré ; ne vous le rappelez-vous donc pas ?

— Oui, oui..., je me rappelle, répondit le roi en le regardant avec compassion, tant il était mal tourné... ; tu es bien le fils de ce brave homme ?...

— Certainement ; tenez, ne reconnaissez-vous pas ceci ?

Et il lui présenta l’anneau.

— Oui vraiment, c’est bien l’anneau que j’avais laissé au père de mon filleul, qui devait me l’apporter, dit le roi, en examinant l’anneau.

Le roi l’accueillit alors avec bonté, lui demanda des nouvelles de son père et de sa mère et le fit décrasser et habiller convenablement. Mais, on eut beau le laver, le savonner et le couvrir de beaux habits, il n’en avait guère moins mauvaise mine. Le roi, qui avait bon cœur, donna des ordres pour qu’on le traitât bien, qu’on lui donnât à manger et à boire comme il le désirerait et qu’on le laissât se promener où il voudrait, dans les jardins et dans le palais. Et l’avorton usa largement de la permission.

Cependant, le pauvre Efflam, qui avait réussi à sortir de la fontaine, où l’autre croyait l’avoir noyé, arriva aussi à Paris, quelques jours plus tard. Il se rendit au palais du roi.

— Que voulez-vous, mon garçon ? lui demanda le portier.

— Je voudrais parler à mon parrain, répondit-il.

— Votre parrain ? Mais, qui est-ce donc, votre parrain ?

— C’est le roi de France.

— Il y a déjà plusieurs jours qu’il est arrivé, son filleul ; déguerpissez, au plus vite !

Il partit. Mais, le lendemain, il revint à la charge, et, comme le roi se trouva justement à passer, en ce moment, il demanda ce que voulait ce jeune homme.

— Sire, répondit Efflam, qui, à la réponse du portier, la veille, avait bien compris que le teigneux avait pris sa place, je voudrais quelque petit emploi, dans votre palais, afin de pouvoir gagner honnêtement mon pain, en travaillant.

Le roi le regarda, lui trouva l’air intelligent et dit au portier de le conduire au jardinier, qui trouverait à l’employer. Le jardinier l’employa à écheniller ses choux et à sarcler ses plates-bandes.

Le roi venait souvent se promener dans ses jardins, et le faux filleul l’accompagnait parfois. Un jour, il dit, en s’arrêtant devant un vieux puits :

— Voilà un puits qui est si profond que personne n’en a jamais pu atteindre le fond ; je voudrais bien pourtant en connaître la profondeur et savoir ce qu’il y a dedans.

Le faux filleul, qui avait reconnu Efflam, crut trouver là une occasion de se débarrasser de lui, et il dit au roi :

— Ce jeune jardinier que voilà, mon parrain, — et il désignait Efflam, — a dit qu’il n’a pas peur de descendre au fond du puits ; mettez-le en demeure de tenir sa parole.

Le roi appela Efflam et lui dit :

— Vous avez dit, mon garçon, que vous descendriez volontiers jusqu’au fond du puits ?

— Jamais je n’ai dit pareille chose, sire, répondit Efflam.

— Tu mens ! s’écria le faux filleul ; tu me l'as dit à moi-même.

— Alors, il faut que vous y descendiez, reprit le roi.

On apporta tout ce qu’on put trouver de cordes, dans les écuries, les étables et ailleurs, on les attacha bout à bout, puis Efflam entra dans un grand panier auquel on attacha la corde, et on le descendit dans le puits. Il descendait, descendait, descendait toujours, dans une grande obscurité. Quand il eut ainsi descendu, pendant environ douze heures, il aperçut enfin une faible lumière, qui allait grandissant, à mesure qu’il descendait, et il finit par toucher terre et se trouva dans un beau jardin rempli de belles fleurs. Non loin de là, il aperçut un beau palais, devant lequel se promenait, seul, un vieillard à barbe blanche. Le vieillard s’avança vers lui et lui parla ainsi :

— Bonjour, mon fils. Je sais qui tu es et ce que tu viens chercher ici. Tu es le filleul du roi de France, et ton parrain t’envoie ici pour savoir ce qu’il y a au fond du puits par lequel tu es descendu.

— C’est vrai, grand-père, répondit Efflam, étonné.

— Je connais toute ton histoire, mon enfant, et je sais que le faux filleul du roi, qui a pris ta place à la cour, ne t’a fait descendre dans le puits que pour se débarrasser de toi, persuadé que tu n’en reviendrais pas. Mais, tu t’en retourneras, sain et sauf, et ses projets seront déjoués. Tu n’es pourtant pas encore au bout de tes peines et on t’imposera d’autres épreuves, toutes plus difficiles les unes que les autres. Prends ce sifflet (et il lui donna un petit sifflet d’argent), et, à chaque fois qu’on te commandera quelque travail difficile et au-dessus de tes forces, viens secrètement au puits, penche-toi sur l’ouverture et souffle dans ton sifflet, et aussitôt j’arriverai pour te tirer d’embarras, en te faisant connaître ce que tu devras faire. Quand tu retourneras là-haut, le roi te demandera ce que tu auras vu, au fond du puits ; tu lui répondras : — « C’est si beau, sire, qu’il m’est impossible de vous en donner une idée ; du reste, allez-v voir vous-même. »

Remonte, à présent ; fais comme je t’ai recommandé, aie confiance en moi et tu triompheras de tout le mauvais vouloir et des pièges de tes ennemis.

Efflam remercia le bon vieillard et lui fît ses adieux. Puis, il entra dans le panier, souffla dans son sifflet, pour donner à entendre qu’il voulait remonter, et on le hissa en haut.

— Eh bien ! mon garçon, qu’as-tu vu là-dedans ? lui demanda le roi, aussitôt après sa sortie du puits.

— C’est si beau, voyez-vous, sire, si beau, que je ne pourrais jamais vous en donner une idée, par des paroles ; il faut y aller voir vous-même.

Le roi goûta peu le conseil et fit la moue ; le faux filleul parut moins satisfait encore.

Quelques jours après, en se promenant dans le jardin, le roi s’arrêta à contempler le soleil, qui se couchait, et dit :

— Je voudrais bien savoir pourquoi le Soleil se montre à nous sous trois couleurs différentes, chaque jour : rose, le matin, blanc, à midi, et rouge, le soir ?

Et le faux filleul s’empressa de lui répondre :

— Envoyez le jeune jardinier vers le Soleil, parrain, pour le lui demander.

— Tu as raison, mon filleul, je vais l’envoyer, pour voir.

Et le vieux roi fit venir Efflam et lui dit :

— Il te faut, mon garçon, aller trouver le Soleil, chez lui, dans son palais, pour lui demander pourquoi il se montre à nous sous trois couleurs différentes, chaque jour, et tu me rapporteras sa réponse.

— Et comment voulez-vous, sire ?...

— Il faut que tu y ailles, et tout de suite, interrompit le roi, ou il n’y a que la mort pour toi.

Le soir, après le coucher du Soleil, Efflam se rendit secrètement au puits du jardin, se pencha dessus, souffla dans son sifflet d’argent et le vieillard à barbe blanche monta aussitôt jusqu’à lui et lui demanda :

— Qu’y a-t-il pour votre service, mon enfant ?

— Le roi m’a ordonné, sous peine de la mort, répondit Efflam, d’aller trouver le Soleil, dans son palais, et de lui demander pourquoi il se montre à nous, chaque jour, sous trois couleurs différentes.

— Eh bien ! mon enfant, dites au roi de vous donner, pour faire ce voyage, d’abord un carrosse attelé de trois beaux chevaux, puis, de l’or et de l’argent à discrétion. Vous vous mettrez alors en route, en vous dirigeant toujours vers le Levant, et ne craignez rien et ayez confiance en moi, et vous sortirez encore à votre honneur de cette épreuve.

Le vieillard redescendit au fond de son puits, et Efflam alla trouver le roi, qui lui donna un beau carrosse, de beaux chevaux, de l’or et de l’argent à discrétion, et il partit alors pour se rendre au palais du Soleil. Il allait, il allait, se dirigeant toujours vers le Levant, tant et si bien qu’il arriva à une plaine immense, où il aperçut quelqu’un qui courait, courait en poussant des cris épouvantables.

— Où vas-tu, mon garçon ? lui demanda le coureur.

— Je vais trouver le Soleil, dans son palais, pour lui demander pourquoi il est rose, le matin, blanc, à midi, et rouge, le soir.

— Eh bien ! demande-lui aussi pourquoi il me retient ici, depuis deux cents ans, à courir dans cette plaine immense, sans m’accorder un moment de repos.

— Je le lui demanderai, répondit Efflam.

— Prends bien garde de ne pas le faire, ou je ne te laisserai pas passer

— Je le ferai, assurément.

— Passe, alors.

Et le coureur continua sa course et Efflam passa.

Plus loin, aux deux côtés d’un chemin étroit et profond, par où il lui fallait passer, il vit deux vieux chênes qui se choquaient si rudement et se battaient avec tant de fureur, qu’il en jaillissait à tout moment des éclats. Comment passer par là, sans être broyé entre les deux arbres ?

— Où vas-tu, mon garçon ? lui demandèrent les chênes.

Efflam fut bien étonné d’entendre des arbres lui parler, comme des hommes.

— Comment ! dans ce pays-ci, les arbres parlent donc ? leur dit-il.

— Oui, mais, dis-nous vite où tu vas.

— Je vais trouver le Soleil, en son palais, pour lui demander pourquoi il est rose, le matin, blanc, à midi, et rouge, le soir.

— Eh bien ! demande-lui aussi pourquoi il nous retient ici, depuis trois cents ans, à nous battre de la sorte, sans un moment de repos ?

— Je le lui demanderai volontiers.

— Alors, nous ne te ferons pas de mal et tu peux passer.

Et Efflam passa sans mal, et les deux arbres se remirent à se battre, de plus belle.

Un peu plus loin, il se trouva au bord d’un bras de mer, et il aperçut là un homme tout nu qui se jetait dans l’eau, du haut d’un rocher, puis, il en sortait pour s’y jeter de nouveau, et cela sans discontinuer.

— Où vas-tu ainsi, mon garçon ? demanda cet homme à Efflam, dès qu’il le vit.

— Je vais trouver le Soleil, dans son palais, pour lui demander pourquoi il est rose, le matin, blanc, à midi, et rouge, le soir.

— Eh bien ! demande-lui aussi pourquoi il me retient ici, depuis cinq cents ans, à faire le métier que tu as vu, et je te ferai passer l’eau.

— Je le lui demanderai volontiers.

— Monte sur mon dos, alors, et je vais te faire passer l’eau.

Et Efflam monta sur son dos et fut déposé, sain et sauf, sur le rivage opposé. Il continua sa route et arriva bientôt devant le palais du Soleil. C’était le soir, de sorte qu’il n’en fut pas aveuglé, mais ébloui seulement. Il entra dans la cuisine du château, dont il trouva la porte ouverte, et vit une vieille femme, aux dents longues comme le bras, qui préparait de la bouillie d’avoine, dans un énorme bassin. C’était la mère du Soleil.

— Bonjour, grand’mère, lui dit-il.

La vieille tourna la tête et resta tout ébahie, à la vue du jeune homme.

— N’est-ce pas ici que demeure le Soleil ? lui demanda Efflam.

— Si vraiment, répondit-elle.

— Je voudrais bien lui parler, si c’est possible, grand’mère.

— Qu’as-tu donc à lui dire ?

Efflam lui fit connaître l’objet de son voyage et ses infortunes, si bien que la vieille s’intéressa à lui et lui dit :

— Mais, mon pauvre enfant, je te plains d'être venu jusqu’ici. Quand mon fils rentrera, tout à l’heure, il aura grand’faim, comme toujours, et, dès qu’il te verra, il se jettera sur toi et t’avalera d’une bouchée. Tu ferais donc bien de t’en aller, au plus vite.

— Jésus mon Dieu ! s’écria Efflam, effrayé. Puis, après avoir réfléchi :

— Après tout, grand’mère, être mangé par votre fils ou mis à mort par le roi de France, il m’importe peu ; je veux donc rester, et si vous voulez bien me prendre sous votre protection

— Tu m’intéresses beaucoup, reprit la vieille ; reste donc, et si mon fils essaye de te faire du mal, je lui caresserai les épaules avec le bâton que voici.

Et elle lui montra le gros bâton avec lequel elle mêlait sa bouillie. Puis, elle cacha Efflam dans un coin de la salle, parmi un tas de fagots. Son fils rentra aussitôt en criant :

— J’ai faim, mère ; j’ai grand’faim ! je meurs de faim ! Donnez-moi vite à manger !

— Oui, mon fils, je vous ai préparé de la bonne bouillie d’avoine ; je vais vous la servir, à l’instant.

Mais, il se mit à humer l’air et dit :

— Je sens odeur de chrétien ! Il y a un chrétien par ici, mère !...

— Vous rêvez toujours de chrétiens à dévorer, lui répondit la vieille ; mangez votre bouillie et tenez-vous tranquille.

— Non ! non ! Il y a un chrétien ici, et je veux le manger !

— Eh bien ! oui, il y en a un ; mon neveu, le plus jeune fils de mon frère, qui est venu me voir, et vous ne lui ferez pas de mal, j’espère, ou gare à mon bâton !

Et elle lui montra du doigt son bâton, qu’elle avait déposé au coin du foyer ; puis, elle fit sortir Efflam de sa cachette, et le présenta à son fils.

— Le voilà, ton cousin, et si tu lui fais le moindre mal, gare au bâton, te dis-je !

Le Soleil courba la tête et dit :

— Si c’est un cousin, mère, je ne lui ferai pas de mal.

Et il se radoucit, soupa gloutonnement ; après quoi, il demanda à Efflam quel était l’objet de sa visite, et s’il pouvait lui être utile en quelque chose. Efflam répondit :

— Le roi de France, cousin, m’envoie vous demander pourquoi vous revêtez, chaque jour, trois couleurs différentes, rose, le matin, blanc, à midi, et rouge, le soir, quand vous vous couchez ? Et il me faut lui rapporter votre réponse, sinon il me fera mourir.

— Je veux bien te dire cela, puisque tu es mon cousin, et pour que le roi de France ne te fasse pas mourir. Tu diras donc au roi de France que je suis rose, le matin, par l’effet de l’éclat de la princesse Enchantée (l’Aurore), qui, tous les matins, se tient à la fenêtre de son palais, pour me voir passer, à mesure que je monte sur l’horizon. A midi, je me dépouille de ces teintes rosées et je deviens blanc et d’une ardeur dévorante ; mais, le soir, j’arrive au terme de ma course journalière, affaibli, rouge de fatigue et épuisé. Voilà, cousin, ce que tu peux dire au roi de France.

— Je vous remercie bien, cousin ; mais, avant de partir, je voudrais savoir encore pourquoi vous tourmentez si cruellement, depuis deux cents ans, un pauvre homme que j’ai rencontré sur ma route, courant et criant, sur une immense plaine, sans jamais se reposer ?

— Oui, je te le dirai volontiers : je retiens cet homme-là à faire pénitence, et il y restera aussi longtemps que le monde existera. Mais, ne lui dis cela qu’après que tu auras franchi la plaine, car autrement, il ne te laisserait pas passer[28].

— Je ne lui dirai rien, avant d’avoir franchi la plaine ; mais, dites-moi encore, je vous prie, pourquoi deux arbres que j’ai vus se battant, plus loin, des deux côtés d’un chemin creux, se maltraitent si cruellement, depuis trois cents ans ?

— Je te le dirai encore : ce sont deux époux qui se disputaient et se battaient constamment, quand ils vivaient ensemble, et, pour les punir, je veux qu’ils continuent de se battre, jusqu’à ce qu’ils aient écrasé un homme entre eux ; mais, cela durera encore, sans doute, plusieurs milliers d’années, car il ne passe pas un homme tous les mille ans par là. Ne leur dis cela que quand tu auras passé, autrement, tu serais leur victime et ils seraient délivrés. Et à présent, je te dis adieu, car il est grand temps que je commence ma course journalière et l’on m’attend déjà avec impatience.

— Encore une question, cousin ; ce sera la dernière.

— Parle vite, alors, car je suis déjà en retard.

— Et l’homme que j’ai rencontré ensuite, au bord de la mer, non loin d’ici, et que vous retenez là en peine, depuis cinq cents ans ?

— Celui-là aussi expie ses péchés et ses fautes, et il restera là jusqu’à ce qu’un autre prenne sa place. Mais, ne lui dis pas cela, avant qu’il t’ait remis de l’autre côté de l’eau, autrement, il ne te ferait pas passer. Mais, adieu, et pas un mot de plus, car je suis en retard, et l’on m’attend avec impatience.

Et le Soleil partit pour sa course journalière. Efflam prit congé de la vieille et partit aussitôt pour s’en retourner à Paris. Il fit connaître les réponses du Soleil à ceux qu’elles intéressaient, sur son passage, et il arriva sans encombre à Paris.

— Eh bien ! lui demanda le roi, aussitôt qu’il le vit, as-tu accompli heureusement ton voyage et m’apportes-tu la réponse du Soleil ?

— Oui, sire, mon voyage s’est accompli heureusement et je vous apporte la réponse du Soleil.

— Alors, fais-la-moi connaître, bien vite.

Et Efflam lui fit connaître la réponse du Soleil. A partir de ce moment, le vieux roi ne rêvait et ne parlait plus que de la Princesse au Palais-Enchanté. Il en perdait la tête et devint sérieusement malade. Le faux filleul lui dit encore, un jour :

— Vous devriez, sire, ordonner au jeune jardinier de vous aller quérir la Princesse du Palais-Enchanté ; il n’y a que sa présence qui puisse vous rendre la santé et votre gaieté et vos forces d’autrefois.

— Tu as raison, répondit le vieux roi ; fais appeler le jeune jardinier.

Et Efflam fut introduit de nouveau devant le roi, qui lui ordonna, sous peine de la mort, de lui amener la Princesse du Palais-Enchanté.

La nuit venue, Efflam se rendit encore au vieux puits du jardin, souffla dans son sifflet d’argent et le vieillard à la barbe blanche remonta aussitôt et lui demanda :

— Qu’y a-t-il pour votre service, mon ami ?

— Le roi m’a ordonné, sous peine de la mort, de lui amener la Princesse du Palais-Enchanté.

— Eh bien ! allez trouver le roi et dites-lui qu’il faut qu’il vous donne d’abord un beau carrosse, pour mettre la Princesse, puis les douze plus beaux chevaux de ses écuries pour les atteler au carrosse. Vous lui demanderez encore de l’or et de l’argent à discrétion, et de plus douze mulets, dont quatre chargés de viande de mouton, quatre chargés de lard, et les quatre autres chargés de blé ; car vous aurez besoin de tout cela.

Efflam remercia le vieillard et alla trouver le roi, qui lui fit donner tout ce qu’il lui fallait. Il se mit alors en route, et il marcha et marcha, tant et si bien qu’il arriva dans le royaume des Lions. Des lions affamés, la gueule béante, accoururent à lui, de tous côtés, prêts à le dévorer. Il s’empressa de leur distribuer la charge des quatre mulets qui portaient de la viande de mouton. Ils dévorèrent la viande et les quatre mulets avec. Alors, un lion, le plus grand et le plus beau de tous, s’avança vers Efflam et lui parla ainsi :

— Nous allions tous mourir de faim, et tu nous as sauvé la vie ; mais, je te revaudrai cela. Tiens, prends cette trompette, et si jamais tu as besoin de moi et des miens, en quelque lieu que tu sois, souffle dedans et nous arriverons aussitôt.

— Merci bien, sire, répondit Efflam, en prenant la trompette ; et il se remit en route avec les huit mulets qui lui restait-Il arriva alors dans le royaume des Ronfles[29] et ces monstres accoururent aussi à lui pour le dévorer. Mais, il se hâta de leur distribuer le lard dont étaient chargés quatre de ses mulets, et ils dévorèrent le lard, puis, les quatre mulets qui le portaient ; après quoi, le roi des Ronfles dit aussi à Efflam :

— Je suis le roi des Ronfles, si jamais tu as besoin Je moi ou des miens, souffle dans cette trompe (et il lui présenta une trompe), et, en quelque lieu que tu te trouves, nous arriver aussitôt.

Efflam prit la trompe, remercia le roi des Ronfles et se remit en route avec les quatre mulets qui lui restaient.

Il arriva alors dans le royaume des Fourmis, et se vit en un instant environné de fourmis grandes comme des chats, au point de ne pouvoir avancer. Il se hâta de vider ses sacs de blé, pour ne pas être dévoré par elles, car elles aussi paraissaient affamées, et quand elles eurent mangé le blé, ce qui fut bientôt fait, avec les quatre mulets qui le portaient, la reine des Fourmis s’avança vers lui et lui parla de la sorte :

— Nous te devons la vie, car nous allions toutes mourir de faim, tant est grande la famine qui règne chez nous. Mais, je te revaudrai ce service. Prends ce petit sifflet d’ivoire, et, quand tu auras besoin de moi et des miens, souffle dedans, et nous arriverons aussitôt, en quelque lieu que tu sois.

Efflam prit le sifflet, remercia la reine des Fourmis et se remit en route, seul à présent, puisque ses douze mulets avaient été dévorés par les lions, les ogres et les fourmis. Il arriva, peu après, devant le Palais-Enchanté. C’était un palais magnifique au delà de tout ce qu’on peut dire. Il frappa à la porte. On lui ouvrit et il dit au portier :

— Je voudrais parler à votre maîtresse.

Le portier le conduisit devant une jeune fille d’une grande beauté. Il en fut tellement ébloui, qu’il resta la bouche ouverte à la regarder, sans rien dire. Enfin, quand il put parler, il lui fit connaître le sujet de sa visite.

— Je vous suivrai, répondit la princesse, mais, seulement quand vous aurez accompli quelques travaux par lesquels je veux vous éprouver. Ainsi, il vous faudra d’abord passer une nuit avec mon lion, dans sa cage, avec une tourte de pain pour lui donner à manger.

— J’essaierai, princesse, répondit Efflam, fort peu rassuré, mais n’en faisant rien paraître.

La nuit venue, on lui donna une tourte de pain et on l’enferma dans la cage du lion.

— Donne-moi de ton pain, lui dit le lion.

Et avec son couteau il coupa un morceau de la tourte et le jeta au lion, qui l’avala d’une bouchée et dit :

— Donne-moi encore de ton pain.

Efflam lui jeta un second morceau, puis, un troisième, un quatrième, jusqu’à ce qu’il ne lui en restât plus.

— A présent, il va me dévorer, pour sûr, pensait-il. Mais, il se souvint en ce moment que le roi des Lions lui avait promis de venir à son secours, et lui avait donné une trompette pour l’appeler. Il se hâta de souffler dans sa trompette et le roi des Lions accourut aussitôt, comme un ouragan, et mit en pièces le lion de la princesse.

Le lendemain matin, Efflam sortit sain et saut de la cage et se présenta devant la princesse, étonnée de le voir encore en vie, et lui dit :

— J’ai passé la nuit avec votre lion, dans sa cage, et me voici ; viendrez-vous à présent avec moi, princesse ?

— Oui, répondit-elle, quand vous aurez passé une autre nuit avec mon Ronfle, dans son antre.

La nuit venue, on le conduisit à l’antre du Ronfle et on l’y enferma avec le monstre. Celui-ci se précipita sur lui, pour le dévorer. Mais, il eut le temps de souffler dans sa trompe, et le roi des Ronfles arriva aussitôt, comme un ouragan, et mit en pièces le Ronfle de la princesse.

Le lendemain matin, Efflam se présenta encore devant la princesse, de plus en plus étonnée de le revoir en vie, et lui dit :

— J’espère que vous voudrez bien m’accompagner, à présent, princesse ?

— J’ai une dernière épreuve à vous proposer, avant de vous suivre, répondit-elle ; j’ai là, dans mon grenier, un grand tas de grains, de trois sortes mélangées, froment, orge et seigle, et il vous faudra le trier et mettre chaque sorte de grain dans un tas à part, sans commettre l’erreur d’un seul grain, et cela avant le lever du soleil, demain matin.

La nuit venue, Efflam monta au grenier, pour trier le grain. Il n’avait d’autre lumière que la clarté de la lune, pénétrant par une lucarne. Son embarras était grand. Heureusement qu’il se souvint des offres de service de la reine des Fourmis. Il souffla dans le sifflet d’ivoire qu’elle lui a donné, et aussitôt les fourmis arrivèrent par millions. Et les voilà de se mettre à l’ouvrage, sans perdre de temps. Elles firent tant et si bien que, pour l’heure dite, chaque sorte de grain avait éternise dans un tas à part, sans le moindre mélange. Au lever du soleil, Efflam se présenta encore devant la princesse et lui dit :

— Pour le coup, princesse, vous viendrez avec moi, n’est-ce pas ?

— Le travail est-il fait ? demanda-t-elle.

— Le travail est fait, répondit Efflam, tranquillement.

— Il faut que je voie cela. Et elle monta au grenier, examina les trois tas de grains, en prit dans sa main, à plusieurs reprises, et ne trouva rien à redire ; ce qui l’étonna fort.

— Qu’en dites-vous, princesse, est-ce bien ? lui demanda Efflam.

— C’est parfait, répondit-elle.

— Et vous allez venir avec moi, à présent ?

— Ce n’est pas moi qui suis la Princesse au Palais-Enchanté, répondit-elle ; mais, je vais vous faire conduire à un autre palais, plus beau que le mien, non loin d’ici, et là, on vous donnera de ses nouvelles.

Efflam partit donc pour l’autre palais, sous la conduite d’un guide qu’on lui donna. Là, il trouva une autre princesse, plus belle que la première, et la salua en ces termes :


Salut, belle Princesse
Du Palais-Enchanté !


Et la Princesse lui répondit :


Excusez, ma maîtresse
Est de l’autre côté.


Et elle lui ouvrit la porte d’une chambre, où il vit une autre princesse, plus belle que les deux premières, et qu’il salua en ces termes :


Salut, belle Princesse
Du Palais-Enchanté !


Et celle-ci lui répondit comme l’autre :


Excusez, ma maîtresse
Est de l’autre côté.


Et elle l’introduisit aussi dans une troisième chambre, où il salua en ces termes une autre princesse, bien plus belle que les précédentes :


Salut, belle Princesse
Du Palais-Enchanté !


Et elle lui répondit :


Salut, Prince plein de jeunesse
Et de courage et de bonté !


— Voulez-vous venir avec moi à la cour du roi de France ?

— Je vous suivrai volontiers où vous voudrez.

Et ils partirent aussitôt, dans un beau carrosse doré, attelé de beaux coursiers ailés, qui s’élevèrent en l’air et ne furent pas longtemps pour se rendre à Paris.

Le vieux roi fut tellement ébloui et charmé par la beauté de la Princesse, qu’il se sentit tout ragaillardi et voulut l’épouser sur-le-champ.

— Doucement, sire, lui dit-elle ; si vous n’aviez que vingt ou vingt-cinq ans, à la bonne heure ; mais, vieux et caduc comme vous l’êtes, ce serait folie à moi de vous épouser.

Et voilà le roi inconsolable.

— N’existe-t-il donc aucun moyen de me rendre ma jeunesse passée ? demanda-t-il à la Princesse.

— Il y en aurait bien un, répondit-elle, mais, je ne sais si vous consentiriez à tenter l’épreuve.

— Quel est-il ? Je veux le tenter, quel qu’il soit ; dites, vite !

— Il faudra d’abord vous faire mourir ; puis, avec une eau merveilleuse que je possède, je vous rappellerai à la vie et vous rendrai votre vigueur et votre beauté de vingt ans.

— Faites, faites vite !...

Et le vieux roi se laissa égorger, sans hésiter. Mais, la princesse dit alors à Efflam :

— Puisque le voilà mort, qu’il reste mort, et que celui qui a eu toute la peine reçoive aussi la récompense.

Et elle mit sa main dans la main d’Efflam. Puis, elle dit encore, en montrant du doigt le faux filleul, tout pâle et près de crever de dépit :

— Quant à ce démon, qu’on fasse chauffer un four à blanc, et qu’on l’y jette tout vif !

Ce qui fut fait.

On célébra alors les noces d’Efflam et de la Princesse du Palais-Enchanté, et il y eut, à cette occasion, pendant huit jours pleins, de grands festins et les plus belles fêtes du monde.


Conté par Marguerite Philippe, à Plouaret,
Novembre 1869.


Ce conte est altéré et mélangé et peut aussi bien appartenir au cycle des Voyages vers le Soleil qu’à celui de la Recherche de la Princesse aux Cheveux d'Or.




III


MYTHE DE PSYCHÉ



Je sens bien que ce titre de Mythe de Psyché, donné à cette division et qui semble préjuger une question très controversée aujourd’hui, celle des mythes dans les contes populaires, n’est pas à l’abri de toute critique ; mais je ne l’emploie que faute d’en trouver un meilleur et parce qu’il est consacré par l’usage. Le cycle ou type de récits que je comprends sous cette dénomination peu se résumer ainsi en quelques mots : condition d’abord obscure et malheureuse de l’héroïne ; condition meilleure ensuite, amenée par un acte de dévouement, le plus souvent d’amour filial ; chute ou déchéance postérieure, due ordinairement à la curiosité ; épreuves expiatoires, rédemption et réunion définitive du héros et de l’héroïne.

J'en aurais assez long à dire sur cette question de l'interprétation mythique ; mais je me suis interdit d'une manière absolue les interprétations et les rapprochements.


I


LA TRUIE SAUVAGE
_____



UN jeune seigneur, étant un jour à la chasse, dans un grand bois, non loin de son château, rencontra une truie sauvage. Il la coucha en joue, et il allait faire feu, lorsqu’il fut bien étonné de l’entendre parler ainsi :

— Ne tire pas sur moi, car tu dois m’épouser !

— Dieu, que dites-vous ? Moi épouser une truie sauvage ! s’écria le seigneur.

— Oui ; retourne à la maison, quand tu voudras, et rappelle-toi ce que je t’ai dit ; je serai ta femme !

Et il retourna à la maison, tout triste et pensif.

— Que t’est-il arrivé, pour être si triste, mon fils ? lui demanda sa mère.

— Hélas ! ma mère, j’ai été à la chasse et j’ai rencontré une truie sauvage, et comme je la couchais en joue, elle a pris la parole, comme un homme, et m’a dit qu’il me faudrait l’épouser.

— Hélas ! mon pauvre enfant, si elle l’a dit, il faut que cela soit. Cette truie habite un vieux château, à l’autre extrémité du bois.

A partir de ce jour, la truie venait tous les jours visiter le jeune gentilhomme, et celui-ci en avait tant de chagrin, qu’il était près d’en perdre la raison. Enfin, un jour, obsédé de ses visites et de ses instances, il dit :

— Eh bien ! puisqu’il faut que cela soit, finissons-en, et allons à l’église !

Et ils se rendirent à l’église. Le curé, fort surpris, faisait des difficultés pour unir un chrétien à une truie sauvage.

— Mariez-nous hardiment, dit la truie, car si vous me voyez sous cette forme, c’est ma mère qui en est la cause.

Et le curé les unit.

La truie emmena alors son mari à son château, qui était fort beau. Son père était mort, mais, sa mère vivait encore et habitait le château avec elle.

Le jeune gentilhomme s’habitua à sa femme, et finit par l’aimer telle qu’elle était.

La truie devint enceinte.

Trois mois après leur mariage, le gentilhomme, en se promenant un jour dans le jardin du château, vit trois belles fleurs, qu’il n’avait pas encore remarquées. Et à mesure que les fleurs croissaient et s’élevaient, les feuilles se flétrissaient et tombaient à terre. Cela lui parut de mauvais augure.

— Est-ce que ma femme serait menacée de mourir ? pensa-t-il avec douleur.

Au bout de neuf mois, sa femme mit au monde trois fils, d’une seule couche, trois enfants superbes ! On les baptisa, puis on leur chercha des nourrices. Ils avaient tous les trois des cheveux d’or, et quand on les peignait, il tombait des pièces d’or de leurs têtes.

La truie avait défendu à leur père de les toucher ; il ne les voyait même que par le trou de la serrure, pendant que leurs nourrices les peignaient.

Six mois après, le père, en se promenant dans le jardin du château, vit encore trois fleurs magnifiques, et à mesure qu’elles croissaient et s’élevaient sur leurs tiges, les feuilles se flétrissaient et tombaient à terre. Et il en conçut encore de l’inquiétude à l’égard de sa femme. Mais, au bout de neuf mois, la truie donna le jour à trois autres fils, plus beaux encore que les trois premiers. On les baptisa aussi ; on leur donna des nourrices, et l’on en prit tous les soins imaginables. Ils avaient aussi des cheveux d’or, et quand leur mère les peignait, il tombait aussi des pièces d’or de leurs têtes.

Six mois après, en se promenant dans le jardin du château, le père remarqua encore trois belles fleurs, et à mesure qu’elles croissaient et que leurs tiges s’élevaient, leurs feuilles se flétrissaient et tombaient à terre. Et il en conçut encore de l’inquiétude au sujet de sa femme.

Mais, au bout de neuf mois, la truie donnait encore le jour à trois enfants, — trois petites filles, cette fois, — belles comme le jour.

Voilà neuf enfants, en moins de trois ans !

La truie dit alors à son mari :

— Je suis à présent délivrée, grâce à toi ! Ma mère trouvait les enfants de toutes les autres femmes laids et contrefaits, et Dieu, pour la punir, lui donna une truie pour fille.

Et aussitôt elle changea de forme et devint une belle princesse[30].


Conté par Marie-Yvonne Guézennec, de Plouaret.


II


L’HOMME-POULAIN
_____



Il y avait autrefois, au vieux château de Kerouéz, en la commune de Loguivi-Plougras, un seigneur riche et puissant qui avait un fils unique, lequel était venu au monde avec une tête de poulain, ce dont toute la famille était fort désolée. Quand l’enfant à tête de poulain eut atteint l’âge de dix-huit ans, il dit un jour à sa mère qu’il voulait se marier, et qu’il fallait aller lui demander une des filles du fermier, qui avait trois jolies jeunes filles.

La bonne dame se rendit chez sa fermière, un peu embarrassée de sa commission. Après avoir causé longtemps avec elle de son bétail, de ses enfants et de mille autres choses, elle expliqua enfin le motif de sa visite.

— Jésus ! Madame, que dites-vous là ! Donner ma fille, une chrétienne, à un homme qui a une tête de bête ! s’écria la fermière.

— Ne vous effrayez pas trop de cela, ma pauvre femme, c’est Dieu qui me l’a donné ainsi, et il en est assez malheureux, le pauvre enfant ! Du reste, c’est la douceur et la bonté même, et votre fille serait heureuse avec lui.

— Je vais demander à mes filles, et si l’une d’elles accepte, je n’y ferai point d’opposition.

Et la bonne femme alla trouver ses filles, et leur expliqua le motif de la visite de la dame du château.

— Osez-vous bien nous faire une pareille proposition ? répondirent les deux aînées ; épouser quelqu’un qui a une tête de poulain ! Il faudrait être bien à court de galants, et, Dieu, merci, nous n’en sommes pas là.

— Mais, songez donc comme il est riche, et. comme il est fils unique, le château et tout le reste vous appartiendra.

— C’est vrai, reprit l’aînée, je serai ainsi châtelaine ; eh bien ! dites-lui que je consens à l’épouser.

La mère transmit la réponse de sa fille aînée à la dame, et celle-ci revint tout heureuse au château, pour annoncer la nouvelle à son fils.

On s’occupa immédiatement des préparatifs de la noce.

Quelques jours après, la jeune fiancée était près du douet, dans le bois, regardant les servantes du château qui lavaient le linge, causant et riant avec elles. Une d’elles lui dit :

— Comment pouvez-vous prendre pour époux quelqu’un qui a une tête de poulain, une belle fille comme vous !

— Bah ! répondit-elle, il est riche ; et puis, soyez tranquilles, il ne sera pas longtemps mon mari, car, la première nuit de mes noces, je lui couperai le cou.

En ce moment, vint à passer un beau seigneur qui, ayant entendu la conversation, dit :

— Vous avez là une singulière conversation !

— Ces lavandières, Monseigneur, répondit la jeune fianciée, se moquent de moi, parce que je consens à me marier avec le jeune seigneur du château, qui a une tête de poulain ; mais, je ne serai pas longtemps la femme de cet animal-là, car, la première nuit de mes noces, je lui couperai le cou.

— Vous ferez bien, répondit l’inconnu. Et il poursuivit sa route, et disparut.

Enfin, le jour des noces arriva. Grande fête au château et grands festins. L’heure venue, les filles d’honneur conduisirent la jeune mariée à la chambre nuptiale, la déshabillèrent, la mirent au lit, puis se retirèrent. Le jeune époux arriva alors, beau et brillant ; car, après le coucher du soleil, il perdait sa tête de poulain et devenait en tout semblable aux autres hommes. Il courut au lit, se pencha sur la jeune épouse, comme pour l’embrasser, et lui coupa la tête !...

Le lendemain matin, quand sa mère vint, elle fut saisie d’horreur au spectacle qui s’offrit à ses yeux, et s’écria :

— Dieu, mon fils, qu’avez-vous fait ?

— Je lui ai fait, ma mère, ce qu’elle voulait me faire à moi-même.

Trois mois après, l’envie de se marier reprit le seigneur à la tête de poulain, et il pria sa mère de lui aller demander la seconde fille du fermier. Celle-ci ignorait, sans doute, la manière dont sa sœur avait péri ; aussi, accepta-t-elle avec empressement la proposition qui lui était faite, toujours à cause des grands biens du jeune seigneur.

Les préparatifs de la noce commencèrent aussitôt, et un jour qu’elle était, comme sa sœur, près du douet, regardant les lavandières du château, causant et riant avec elles, quelqu’une lui dit :

— Comment pouvez-vous prendre pour mari un homme à tête de poulain, jolie comme vous êtes ? Et puis, prenez bien garde, personne ne sait bien au juste ce qu’est devenue votre sœur aînée...

— Soyez donc tranquilles, je saurai bien me débarrasser de cet animal-là ; je le tuerai comme un pourceau, la première nuit de ses noces, et tous ses biens me resteront.

En ce moment vint encore à passer le même seigneur inconnu, qui s’arrêta un instant et dit :

— Vous avez là une étrange conversation, jeunes filles !

— Ce sont ces filles, Monseigneur, qui me dissuadent de me marier avec le jeune maître du château, parce qu’il a une tête de poulain ; mais, je l’égorgerai, comme un pourceau, la première nuit de mes noces, et tous ses biens m’appartiendront.

— Vous ferez bien, — répliqua l’inconnu ; — et il disparut.

Les noces furent célébrées avec solennité, comme la première fois ; festins magnifiques, musique, danses, toutes sortes de jeux. Mais, le lendemain matin, la jeune mariée fut encore trouvée dans son lit, la tête coupée !...

Trois mois après, le jeune seigneur à la tête de poulain dit à sa mère de lui aller demander la troisième fille du fermier. Les parents firent des difficultés, cette fois ; le sort de leurs deux aînées les effrayait. Mais, on leur offrit de leur céder leur métairie en toute propriété, et ce fut là un argument irrésistible. D’ailleurs, la jeune fille elle-même était consentante et dit à sa mère : — Je le prendrai volontiers, ma mère ; si mes deux sœurs ont perdu la vie, c’est de leur faute ; c’est leur langue qui en a été la cause.

On fit donc des préparatifs de noces au château, pour la troisième fois. Comme ses deux aînées, la jeune fiancée alla causer avec les lavandières sur l’étang.

— Comment, lui disaient-elles, une jolie fille comme vous, vous allez vous marier avec quelqu’un qui a une tête de poulain, et après ce qui est arrivé à vos deux sœurs aînées !

— Oui, oui, répondit-elle, avec assurance, je me marierai avec lui et je n’ai pas peur qu’il m’arrive comme à mes sœurs ; s’il leur est arrivé malheur, c’est leur langue qui en a été la cause.

En ce moment, vint à passer le même seigneur que les deux autres fois, qui entendit la conversation, et poursuivit sa route, sans rien dire, cette fois.

Les noces eurent lieu avec grande pompe et solennité ; festins magnifiques, musique, danses, jeux et divertissements de toute sorte, comme les deux premières fois. La seule différence fut que, le lendemain, la jeune mariée vivait encore. Pendant neuf mois, elle vécut heureuse avec son mari. Celui-ci n’avait sa tête de poulain que pendant le jour ; le soleil couché, il devenait un beau jeune homme, jusqu’au lendemain matin.

Au bout de neuf mois, la jeune femme donna le jour à un fils, un bel enfant, bien conformé, et sans tête de poulain. Au moment de partir pour faire baptiser l’enfant, le père dit à la jeune mère :

— J’avais été condamné à porter une tête de poulain, jusqu’à ce qu’un enfant me fût né ; maintenant je vais être délivré, et, une fois mon fils baptisé, je serai en tout semblable aux autres hommes. Mais, ne dites rien de ceci à qui que ce soit, jusqu’à ce que les cloches du baptême aient cessé de sonner ; si vous en dites la moindre chose, même à votre mère, je disparaîtrai à l’instant, et vous ne me reverrez plus jamais !

Ayant fait cette recommandation, il partit avec le parrain et la marraine, pour faire baptiser son fils.

Bientôt la jeune mère entendit les cloches de son lit, et elle était tout heureuse. Dans son impatience d’annoncer la bonne nouvelle à sa mère, qui était près de son lit, elle ne put attendre qu’elles eussent cessé de sonner et parla. Aussitôt elle vit arriver son mari, avec sa tête de poulain, couvert de poussière et fort en colère.

— Ah ! malheureuse, s’écria-t-il, qu’as-tu fait ? A présent, je pars, et tu ne me reverras plus jamais !

Et il partit aussitôt, sans même l’embrasser.

Elle se leva pour le retenir ; ne le pouvant pas, elle courut après lui.

— Ne me suis pas ! lui cria-t-il.

Mais elle ne l’écoutait pas, et courait toujours.

— Ne me suis pas, te dis-je !

Elle était sur ses talons, elle allait l’atteindre ; il se détourna alors et lui donna un coup de poing en pleine figure. Le sang jaillit jusque sur sa chemise, et y fit trois taches.

— Puissent ces taches, s’écria la jeune femme, ne pouvoir jamais être effacées, jusqu’à ce que j’arrive pour les enlever moi-même !

— Et toi, malheureuse, répondit son mari, tu ne me retrouveras que lorsque tu auras usé trois paires de chaussures de fer à me chercher !

Pendant que le sang, qui coulait en abondance du nez de la jeune mère, l’empêchait de poursuivre, l’homme-poulain continuait sa course, et elle l’eut bientôt perdu de vue.

Alors, elle se fit faire trois paires de chaussures de fer, et partit à sa recherche. Elle allait au hasard, ne sachant quelle direction prendre.

Après avoir marché pendant dix ans, sa troisième paire de chaussures était presque usée, quand elle se trouva un jour auprès d’un château, où des servantes étaient à laver du linge, sur un étang. Elle s’arrêta un instant pour les regarder, et entendit une des lavandières qui disait :

— La voici encore, la chemise ensorcelée ! Elle se présente à toutes les buées, et j’ai beau la frotter avec du savon, je ne puis enlever les trois taches de sang qui s’y trouvent ; et demain le seigneur en aura besoin pour aller à l’église, car c’est sa plus belle chemise !

La jeune femme écoutait de toutes ses oreilles. Elle s’approcha de la lavandière qui parlait ainsi, et lui dit :

— Confiez-moi un peu cette chemise, je vous prie ; je pense que je réussirai à faire disparaître les taches.

On lui donna la chemise ; elle cracha sur les taches, la trempa dans l’eau, puis la frotta, et les taches disparurent.

— Je vous remercie, lui dit la lavandière ; allez au château, demandez à loger et tantôt, quand j’arriverai, je vous recommanderai à la cuisinière.

Elle se rendit au château, elle mangea à la cuisine avec les domestiques, et on la fit coucher dans un petit cabinet, tout près de la chambre du seigneur. Tous les lits étaient occupés partout. Vers minuit, le seigneur entra dans sa chambre. Le cœur de la jeune femme battait si fort, de se trouver si près de son mari, qu’elle faillit s’évanouir. Une cloison de planches seule les séparait l’un de l’autre. Elle frappa avec son doigt sur la cloison ; son mari répondit de l’autre côté.

Elle se fit connaître, et son mari s’empressa de venir la rejoindre. Jugez s’ils furent heureux de se retrouver, après une si longue séparation, et tant de maux soufferts !

Il était grand temps ! Le lendemain devait se célébrer son mariage avec la fille du maître de ce château. Mais, il fit remettre la cérémonie, je ne sais sous quel prétexte, et comme le festin était préparé, et que les invités étaient tous arrivés, on se mit à table. L’étrangère, belle comme une princesse, quoique peu parée, fut présentée à la société, par la fiancée, comme sa cousine.

Le repas fut fort gai. Vers la fin, le fiancé parla ainsi à son futur beau-père[31] :

— Beau-père, je voudrais avoir votre avis sur le cas que voici : J’ai un joli coffret, rempli d’objets précieux, et dont j’avais perdu la clef. J’ai fait faire une nouvelle clef, et je viens maintenant de retrouver la première. A laquelle dois-je donner la préférence ?.

— Respect est toujours dû à ce qui est ancien, répondit le vieillard ; il faut reprendre votre première clef.

— Eh bien ! voici ma première femme, que je viens de retrouver, car je suis déjà marié ; et comme je l’aime toujours, je pense qu’il me convient de la reprendre, comme vous l’avez dit vous-même.

Grand fut l’étonnement de tout le monde ; et au milieu du silence général, il prit sa première femme par la main, et sortit avec elle de la salle du festin.

Ils retournèrent dans leur pays et vécurent heureux ensemble, le reste de leurs jours.


Conté par Barbe Tassel, au bourg de Plonaret. — 1869.


III


LE LOUP GRIS
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Kement-man oa d’ann amzer
Ma ho devoa dennt ar ier.

Tout ceci se passait du temps
Où les poules avaient des dents


Il y avait une fois un vieux paysan, resté veuf avec trois filles. Un jour qu’il allait conduire ses vaches au pâturage, il rencontra un grand loup, gris (de vieillesse doute), qui vint tout droit à lui et lui demanda une de ses filles en mariage. Le bonhomme eut peur, et répondit :

— Je le veux bien, pourvu qu’une d’elles consente à vous épouser.

— Il le faut bien, sinon, préparez-vous à mourir.

Il revint à la maison, tout effrayé, et fit part à ses filles de la rencontre qu’il avait faite, et leur dit qu’il fallait qu’une d’elles épousât le loup gris, si elle tient le voir vivre.

— Épouser un loup ! s’écrièrent les deux aînées ; fi donc ! vous avez sans doute perdu la tête !

La plus jeune, qui aimait son père plus que les deux autres, dit alors :

— Eh bien ! mon père, je l’épouserai, moi !

Le jour du mariage fut fixé, et, à l’heure convenue, le loup se trouva pour conduire sa jeune fiancée à l’église. Elle était belle et rougissante, comme le jour naissant, et tout le monde s’étonnait de la voir marcher à l’église à côté d’un loup.

Le prêtre monta à l’autel et commença la messe ; et, à mesure qu’il avançait, les assistants remarquaient avec étonnement que la peau du loup se fendait sur son dos ; et quand elle fut terminée, à la place du loup, on vit un prince magnifique.

La cérémonie terminée, on retourna à la ferme du vieux paysan, un peu plus gai qu’on n’en était parti, et on célébra les noces par des festins et des jeux de toute sorte.

Les deux sœurs aînées étaient déjà jalouses de leur cadette. Celle-ci vivait enfermée et heureuse avec son époux, et au bout de neuf à dix mois, elle eut un fils. On chercha parrain et marraine, et on se rendit au bourg, en grande cérémonie, pour baptiser l’enfant. Mais, avant de partir, le père fit ses recommandations à sa femme, qui restait au lit. Il mit sa peau de loup dans un coffret et le ferma avec soin ; puis, il lui en remit la clef en lui défendant de l’ouvrir ou de le laisser ouvrir à personne, avant son retour. Il recommanda encore de veiller à ce qu’il n’arrivât à la peau aucun mal, ni par l’eau, ni par le feu ; car, autrement, elle ne le reverrait plus, avant d’avoir usé trois paires de chaussures d’acier à le chercher !

La jeune mère promit de veiller soigneusement sur le coffret où se trouvait la peau de loup de son mari, et celui-ci partit alors.

Les deux sœurs, cachées dans un cabinet, à côté, avaient tout entendu. Aussitôt que le prince-loup fut sorti de la maison, elles entrèrent dans la chambre de l’accouchée, lui enlevèrent la clef de force, ouvrirent le coffret et jetèrent la peau du loup dans le feu. Le prince, au moment d’entrer dans l’église, sentit l’odeur de sa peau qui brûlait. Il poussa un cri, et revint aussitôt à la maison en courant.

— Ah ! malheureuse ! s’écria-t-il, en entrant dans la chambre de sa femme : tu as laissé tes sœurs brûler ma peau de loup ! Je vais partir, à présent, comme je te l’avais dit, et tu ne me retrouveras pas avant d’avoir usé trois paires de chaussures d’acier à me chercher ! Mais, voici trois noix que je te donne et qui pourront t’être utiles, à la condition pourtant de ne les casser que successivement et en cas de grand besoin seulement.

Et il partit aussitôt, malgré les cris et les larmes de sa femme, et sans vouloir même l’embrasser. Elle voulut se lever pour le retenir ; mais, hélas ! les forces lui manquèrent.

Quand elle put quitter son lit, elle se fit fabriquer trois paires de chaussures d’acier, et se mit à la recherche de son mari, allant au hasard, à la grâce de Dieu. Elle avait beau marcher, la pauvre femme, et demander partout des nouvelles du prince, personne ne pouvait lui en donner. Elle ne se décourageait pourtant pas pour cela ; elle allait toujours, plus loin, plus loin encore, et déjà elle avait presque usé sa deuxième paire de chaussures d’acier, quand elle se trouva un jour au pied d’une montagne si haute, si haute, qu’il lui était impossible de la gravir. Au pied de la montagne, elle vit un étang et trois femmes lavant du linge, au bord de l’eau. Elle s’approcha. Une des laveuses tenait une chemise, qui avait trois taches de sang, qu’elle essayait d’effacer, mais inutilement[32]. Et elle se disait : — Je ne sais vraiment comment faire pour enlever ces taches ; j’ai beau les frotter avec du savon, les battre avec mon battoir, elles n’en paraissent que plus rouges !

La jeune femme, entendant cela, alla vers la lavandière et lui dit :

— Confiez-moi un instant cette chemise, je prie, et j’enlèverai les taches de sang.

On lui donna la chemise ; elle cracha sur les trois taches, trempa la chemise dans l’eau, frotta un peu, et aussitôt les tache disparurent complètement.

Elle avait reconnu la chemise de son mari.

Elle interrogea alors les lavandières, et celles-ci lui apprirent qu’elles étaient les servantes du château voisin, et que le seigneur devait se marier, le lendemain même, à une princesse d’une beauté merveilleuse. Comme la nuit approchait, les lavandières, pour reconnaître le service qu’elle leur avait rendu, lui proposèrent de loger au château, — ce qu’elle se garda bien de refuser. s, la pauvre femme ne dormit pas de toute la nuit, en songeant que son mari allait se remarier. En cherchant ce qu’elle devait faire, dans cette occurrence, elle se rappela que, avant partir, il lui avait donné trois noix, en lui disant d’en casser une, chaque fois qu’elle se trouverait embarrassée ou en grand danger. — Certainement, se disait-elle, je ne saurais être plus embarrassée qu’en ce moment. Et elle cassa une de ses noix. Et aussitôt il en sortit une foule d’objets précieux de toute nature.

Le lendemain matin, elle se leva de bonne heure, sous prétexte de se remettre en route, et elle rangea en ordre tous ses objets précieux sur une petite table, au bord du chemin par où devait passer le cortège, en se rendant à l’église. Il y avait là des coqs qui chantaient, des poules qui gloussaient, des vaches qui beuglaient, des chevaux qui hennissaient, le tout en or ; et puis, des pierres précieuses et des diamants. Le cortège commença à défiler, à dix heures. Les deux étaient en tête, magnifiquement vêtus. Quand ils vinrent à passer près de l’étalage de la voyageuse, les coqs se mirent a chanter, les poules à glousser, les vaches à beugler et les chevaux à hennir. La princesse, émerveillée, s’arrêta pour les écouter et les admirer. Puis, elle alla seule vers la jeune femme, et lui dit :

— Combien demandez-vous pour toutes ces merveilles ?

— Vous n’avez pas assez d’or ni d’argent pour les acheter, princesse, car je ne les donnerai ni pour de l’or ni pour de l’argent.

— Contre quoi les échangerez-vous donc ?

— Contre votre première nuit de noce à passer avec votre mari.

— Osez-vous bien parler ainsi ? Demandez tout ce que vous voudrez, autre que cela, et je vous l’accorderai.

— Je ne les donnerai pour rien autre chose au monde.

— Eh bien ! portez le tout au château, dans ma chambre, et puis nous verrons après.

La princesse revint vers son fiancé, qui l’attendait, et le cortège se remit en marche. La cérémonie religieuse terminée, il y eut au château un grand festin, qui dura jusqu’à la nuit. La princesse versa un soporifique dans la coupe de son mari, à son insu, et, en se levant de table, il fut pris d’un tel besoin de dormir, qu’il lui fallut aller se coucher. Les jeux et les danses n’en continuèrent pas moins. A minuit, on introduisit l’étrangère dans sa chambre, et elle se coucha à ses côtés. Mais, hélas ! il dormait d’un sommeil si profond, qu’on l’aurait dit mort, n’était sa respiration. La pauvre femme eut beau l’embrasser, l’appeler par les noms les plus tendres, rien n’y faisait ; il dormait toujours. Elle se mit alors à pleurer et à exhaler des plaintes touchantes : — Ah ! que je suis donc malheureuse ! que j’ai souffert de maux et de privations pour toi ! J’ai usé trois paires de chaussures d’acier à te chercher ; et maintenant que je t’ai retrouvé, tu dors à côté de moi, et tu ne sens pas mes baisers, et tu n’entends pas ma voix ! Ah ! que je suis malheureuse !

Le jour la surprit exhalant ainsi ses plaintes, et on vint la faire se lever, afin de quitter le château au plus vite.

Les festins et les réjouissances continuèrent ce jour-là comme la veille. Après dîner, on alla se promener dans le bois qui entourait le château.

L’étrangère, renvoyée de chez son époux, avait cassé sa seconde noix, et il en était sorti des objets plus précieux et plus merveilleux encore que de la première. Elle les étala aussi sur une petite table, dans la grande avenue du bois, et quand la princesse vint à passer, elle s’arrêta, comme la veille, pour les admirer et désira encore les posséder.

— Que demandez-vous, dit-elle, de tous ces objets ?

— Coucher une seconde nuit avec votre mari.

— Demandez-moi autre chose, de l’or ou de l'argent, autant qu’il vous plaira.

— Non, je ne les donnerai pour rien autre chose au monde.

— Eh bien ! portez-les dans ma chambre, et puis nous verrons.

Elle continua ensuite sa promenade. Le soir, à souper, elle versa encore un soporifique dans le verre de son mari, de sorte qu’en se levant de table, il fut pris d’un sommeil invincible et obligé d’aller se coucher, comme la veille.

A minuit, on introduisit encore l’étrangère dans sa chambre.

— Hélas ! il dort encore ! s’écria-t-elle. Et elle passa toute la nuit à verser des larmes, à gémir et à se plaindre, comme la nuit précédente, sans pouvoir le réveiller. Au point du jour, il lui fallut encore se lever et sortir du château.

Elle cassa sa troisième noix, et il en sortit des objets plus précieux que les deux premières fois.

— C’est mon dernier espoir ! dit-elle avec tristesse. Et elle alla encore étaler ses objets précieux dans la grande avenue du château. Les gens de la noce y vinrent encore jouer et se promener, et la princesse acheta de nouveau les objets de l'étrangère, pour une troisième nuit à passer avec son mari.

Cependant un valet, qui avait entendu les plaintes de l’étrangère, en passant près de la porte de la chambre où elle couchait depuis deux nuits avec le seigneur, avertit son maître de ce qui se passait.

— La princesse, lui dit-il, vous verse un soporifique dans votre verre, quand vous êtes à table, et c’est ce qui fait que vous êtes pris d’un sommeil invincible et n’entendez pas les plaintes si touchantes de cette pauvre femme.

— Cela n’arrivera pas, ce soir, répondit-il, car je me tiendrai sur mes gardes et j’y veillerai bien.

Pendant le repas du soir, la princesse versa encore du vin soporifique dans le verre de son mari. Celui-ci ne fit pas semblant de s’en apercevoir ; mais, profitant d'un moment où elle causait avec son voisin de droite, il substitua son verre au sien, de telle sorte que ce fut elle qui but le narcotique et qui dut aller se coucher, en se levant de table.

Le nouveau marié prit part, ce soir-là, aux jeux et aux danses, et il ne se retira dans sa chambre que fort tard, après avoir, toutefois, visité la princesse, qui dormait d’un sommeil de plomb. Il se mit au lit, et attendit avec impatience ; à minuit l’étrangère entra encore dans sa chambre et recommença ses plaintes, car il faisait semblant de dormir.

— Ah ! s’écria-t-a, je ne dors pas, cette fois !

Et ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, en pleurant de joie.

Ils passèrent la nuit à se raconter leurs peines et leurs voyages, et à comploter leur fuite de ce château.

Les solennités et les festins des noces duraient toujours, et la nouvelle mariée n’avait pas encore dormi avec son mari.

Le prince fit habiller sa femme en princesse, la présenta à la société comme une parente à lui, et, à l’heure du repas, il la plaça à sa droite, à table. Au dessert, tout le monde était un peu gai, et l’on riait et l’on plaisantait. Le prince se leva alors et dit :

— Mon beau-père, je veux connaître votre avis sur un cas embarrassant.

— Qu’est-ce que c’est ? Parlez, dit le vieillard.

— J’avais un gentil petit coffret, qui faisait mon bonheur, et qui fermait avec une clef d’or. Un jour, je perdis la clef, et j’en fis faire une nouvelle. Mais, quelque temps après, je retrouvai ma première clef, de sorte que j’en ai deux, à présent, presque aussi gentilles l’une que l’autre. A laquelle des deux dois-je donner la préférence, à l’ancienne ou à la nouvelle ?

— Respectons toujours les anciens et les anciennes choses, répondit le vieillard.

— C’est aussi mon avis, reprit le prince ; voici mon ancienne clef, — et il montrait sa première femme, — et voilà la nouvelle, — et il désignait l’autre. Je reprends l’ancienne et vous laisse la nouvelle.

Et aussitôt ils se levèrent de table tous les deux et partirent, au milieu du silence et de l’étonnement général. Ils revinrent à leur ancien château, où ils retrouvèrent leur enfant, et vécurent heureux, je présume, car depuis, je n’ai pas entendu parler d’eux.


Conté par Marguerite Philippe. — Novembre 1869.
IV


LA FEMME DU LOUP GRIS
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Kement-ma holl oa d’ann amzer
Ma staote war ho c’hlud ar ier.

Tout ceci se passait du temps
Où, sur leur perchoir, pissaient les poules.


Il y avait une fois un roi qui avait trois filles.

Les deux aînées lui plaisaient plus que la cadette, et il leur achetait toutes sortes de beaux vêtements et de parures et ne leur refusait jamais rien. C’était tous les jours pour elles des fêtes, des bals et des parties de plaisir.

Et pendant ce temps-là, leur cadette restait à la maison et n’avait d’autres vêtements que ce dont ne voulaient plus ses sœurs. Elle se tenait toujours à la cuisine, avec les domestiques, et s’assoyait sur un escabeau, au coin du foyer, le soir, pour écouter leurs chansons et leurs contes. Aussi ses sœurs l’avaient-elles surnommée Luduennic c’est-à-dire Cendrillon, et ne faisaient aucun cas d’elle.

Le vieux roi aimait beaucoup la chasse. Un jour, il s’égara dans une grande forêt. Il rencontra un vieux château, qu’il ne connaissait pas et frappa à la porte. La porte s’ouvrit et il se trouva en présence d’un énorme loup gris. Il recula d’effroi et voulut fuir. Mais, le loup gris lui dit :

— N’ayez pas peur, sire ; entrez dans mon château, pour y passer la nuit ; j’ai à vous parler, et demain, on vous remettra sur le bon chemin, pour vous en retourner chez vous, car on ne vous fera pas de mal, ici.

Le roi entra, bien que peu rassuré.

Rien ne manquait, dans ce château. Il soupa avec deux loups, qui s’assirent à table comme hommes, puis on le conduisit à une belle chambre à coucher, où il y avait un excellent lit de plume.

Le lendemain matin, quand il descendit de sa chambre, les deux loups l'attendaient près d’une table magnifiquement servie. Après qu'ils eurent mangé et bu, un des loups (ils étaient frères) dit au roi :

— Or ça, roi de France, parlons maintenant d’affaires. Je sais que vous avez trois filles, et il faut qu’une d’elles consente à m’épouser, ou il n’y a que la mort pour vous ; bien plus, mon frère et moi et les nôtres nous mettrons tout votre royaume à feu et à sang. Demandez d’abord à votre fille aînée si elle consent à me prendre pour époux, et venez demain me rapporter sa réponse.

Voilà le roi bien embarrassé et bien inquiet.

— J’en parlerai à ma fille aînée, répondit-il. Les deux loups le remirent alors sur le bon chemin pour s’en retourner chez lui, et le quittèrent, en lui recommandant bien de ne pas manquer de revenir le lendemain.

— Hélas ! se disait-il tout en marchant, jamais ma fille aînée ne voudra prendre un loup pour mari ; je suis un homme perdu !...

En arrivant à son palais, il vit d’abord Cendrillon, qui l’attendait, près de la porte, triste et les yeux rouges, d’avoir pleuré, dans la crainte qu’il ne fût arrivé malheur à son père. Dès qu'elle l’aperçut, elle courut à lui pour l’embrasser. Mais, le roi ne fit pas attention à elle et il se hâta de se rendre auprès de ses deux aînées. Celles-ci étaient, comme toujours, occupées à se parer et à se mirer.

— Où donc êtes-vous resté passer la nuit, père ? Vous nous avez fait vous attendre, hier soir, et causé de l’inquiétude.

— Hélasl mes pauvres enfants, si vous saviez ce qui m’est arrivé !...

— Quoi donc ? Dites-nous vite, père.

— Je me suis égaré, dans la forêt, en chassant, et j’ai passe la nuit dans un vieux château, où deux loups m’ont donné l’hospitalité.

— Deux loups, père ? Vous plaisantez, sans doute, ou vous avez rêvé cela. Et que vous ont-ils donc dit, ces loups ?

— Ce qu’ils m’ont dit ?... Hélas ! rien de bon, mes pauvres enfants.

— Mais encore ? Dites-nous vite, père.

— Un d’eux, mes pauvres enfants, m’a dit qu’il lui faut une de mes trois filles pour femme, ou sinon il n’y a que la mort pour moi, et de plus, ils mettront tout le royaume à feu et à sang. Le voulez-vous prendre pour mari, ma fille aînée ?

— Il faut que vous ayez perdu la tête, père, pour me faire une pareille demande ; moi, prendre un loup pour mari, quand il y a tant de beaux princes qui me font la cour !

— Mais, ma fille, s’il me fait mourir, et s’il met tout le royaume à feu et à sang, comme il l’a promis ?...

— Et que m’importe, après tout ? Pour moi, je ne serai jamais la femme d’un loup, croyez-le bien.

Et le vieux roi se retira là-dessus, triste et soucieux.

Le lendemain, il retourna au château de la forêt, comme on le lui avait recommandé.

— Eh bien ! lui demanda le loup gris, que vous a répondu votre fille aînée ?

— Hélas ! elle m’a répondu qu’il faut que perdu la tête pour lui faire une proposition semblable.

— Ah ! elle vous a répondu cela ? Eh bien ! retournez chez vous, et faites la même demanda à votre seconde fille.

Et le roi s’en retourna encore, le cœur plein de tristesse et de douleur et fit la même demande à sa seconde fille.

— Comment, vieil imbécile, lui répondit celle-ci, pouvez-vous me faire une pareille demande ? Je ne suis pas faite pour être la femme d’un loup, je pense.

Et elle tourna le dos à son père et alla se mirer.

Le lendemain, le roi retourna au château de la forêt, la mort dans l’âme.

— Que vous a répondu votre seconde fille ? lui demanda le loup gris.

— Comme son aînée, répondit le malheureux père.

— Eh bien ! demandez, à présent, à la cadette si elle consent à me prendre pour mari.

Le roi retourna encore chez lui, accablé de douleur et se croyant perdu.

Il fit appeler dans sa chambre Cendrillon, qui, comme d'ordinaire, était à la cuisine, avec les domestiques, et lui dit:

— Je veux vous marier, mon enfant.

— Je suis à vos ordres, mon père, répondit la jeune fille, étonnée.

— Oui, vous marier à un loup.

— A un loup, mon père!... s'écria-t-elle, tout effrayée.

— Oui, mon enfant chérie, car voici ce qui m'est arrivé : le jour où je me suis égaré dans la forêt, j'ai passé la nuit dans un vieux château où je n'ai trouvé pour habitants que deux énormes loups, dont l'un, un loup gris, m'a dit qu'il lui faudrait avoir une de mes filles pour femme, sinon il n'y avait que la mort pour moi, et que de plus il mettrait tout mon royaume à feu et à sang. J'en ai déjà parlé à vos deux sœurs aînées, et toutes les deux elles m'ont répondu que, quoi qu'il dût arriver, elles ne consentiraient jamais à prendre un loup pour mari. Je n'ai donc plus d'espoir qu'en vous, ma fille chérie.

— Eh bien! mon père, répondit Cendrillon, sans hésiter, dites au loup que je le prendrai pour mari.

Le lendemain, le roi retourna, pour la troisième fois, au château de la forêt, et il n'était plus aussi triste, cette fois.

— Eh bien! que vous a répondu votre fille cadette ? lui demanda le loup gris.

— Elle a répondu qu'elle consent à vous épouser.

— C'est bien ; mais, il faut alors faire les noces sans perdre de temps.

Les noces furent célébrées huit jours après, et il y eut beaucoup d'invités et de grands festins, et de belles fêtes. Le nouveau marié et son frère étaient à table en loups, ce qui étonna tout le monde, et les sœurs de Cendrillon riaient et plaisantaient sur une union si étrange.

Quand les festins et les fêtes eurent pris fin, le nouveau marié et son frère firent leurs adieux à la société et retournèrent à leur château, au milieu des bois, en emmenant Cendrillon.

Cendrillon était heureuse avec son mari, et tout ce qu'elle désirait, elle l'obtenait de lui. Au bout de deux ou trois mois, le loup gris (car il était toujours loup) lui dit, un jour :

— La noce de votre sœur aînée a lieu demain. Vous y irez, et mon frère et moi nous resterons à la maison. Voici un anneau d'or pour mettre à votre doigt, et vous ne verrez pas son pareil à la fête. Quand vous sentirez qu'il vous piquera légèrement le doigt, vous reviendrez à la maison aussitôt, quelle que soit l'heure et quelques efforts que l'on fasse pour vous retenir.

Le lendemain, Cendrillon se rendit donc à la noce de sa sœur, dans un beau carrosse tout doré, et magnifiquement parée. Tout le monde fut ébloui par sa beauté et la richesse et l'éclat de ses vêtements et de ses parures.

— Voyez donc la femme du loup ! disaient ses sœurs avec dépit et jalousie, car nulle ne pouvait rivaliser avec elle de beauté ou de toilette. On l'accablait de questions : si son mari se portait bien ; pourquoi il n'était pas venu à la noce; s'il couchait avec elle en loup ; si elle était heureuse avec lui, et autres semblables.

Après le festin, il y eut des danses et des jeux de toute sorte, et Cendrillon y prit aussi part et s'amusa beaucoup. Vers minuit, elle sentit sa bague qui lui piquait légèrement le doigt. Elle dit aussitôt:

— Il faut que je m'en aille immédiatement à la maison, mon mari m'attend.

— Déjà ? Restez encore un moment, lui dirent ses sœurs et tous ceux qui l'entouraient et la pressaient de questions. Amusez-vous, pendant que vous y êtes, vous aurez toujours assez de la société de votre loup.

Et elle resta encore un peu. Mais, sa bague la piqua plus fort, et elle se leva brusquement, sortit de la salle de bal, monta dans son carrosse et partit.

Quand elle arriva au château, elle trouva son mari étendu sur le dos, au milieu de la cour, et près de mourir.

— O mon mari bien-aimé, que vous est-il donc arrivé ? s'écria-t-elle.

— Hélas! lui répondit le loup, vous n'êtes pas revenue à la maison, aussitôt que vous avez senti votre bague vous piquer le doigt, et de là vient tout le mal.

Elle se jeta sur lui et l'embrassa et l'arrosa de ses larmes, et le loup se releva alors, soulagé, et rentra avec elle au château.

Environ deux ou trois mois plus tard, le loup gris dit encore à Cendrillon :

— Votre seconde sœur se marie demain, et vous irez encore à la noce. Mais, prenez bien garde d'y rester trop tard, comme l'autre fois, et de ne pas revenir à la maison, dès que vous sentirez votre bague vous piquer le doigt, autrement vous ne me reverriez plus.

— Oh! répondit-elle, cette fois je reviendrai, à la première piqûre que je sentirai, soyez-en certain.

Et elle monta dans son beau carrosse doré, plus parée et plus belle encore que la première fois, et partit.

On ne parlait que d'elle et de son mari, à la cour de son père, pendant les fêtes. Elle était enceinte, et ses sœurs et toutes celles qui la jalousaient lui disaient :

Dieu ! ne craignez-vous pas de donner le jour à un petit loup ?

— Dieu seul le sait, répondait-elle, et il arrivera ce qu’il lui plaira.

Il y eut encore de la musique, des danses et des jeux de toute sorte, et l’on s’amusait beaucoup. Vers minuit, Cendrillon sentit sa bague qui la piquait légèrement. — Oui, pensa-t-elle, il est temps que je m’en aille, car, cette fois, je ne veux pas rentrer trop tard,

Mais, elle était si bien entourée et on lui adressait tant de questions sur son mari, on vantait tant sa beauté et ses diamants et ses parures, qu’elle s’oublia encore, et même plus tard que la première fois.

Quand elle rentra, elle trouva encore son loup étendu sur le dos, dans la cour, les yeux fermés la bouche ouverte et ne donnant plus aucun signe de vie. Elle se jeta sur lui, le pressa contre son cœur, l’arrosa de ses larmes, en s’écriant :

— O mon pauvre mari, je me suis encore oubliée, et je m’en repens vivement !...

Et elle pleurait à chaudes larmes et le serrait contre son cœur ; mais, hélas ! il ne parlait ni ne bougeait ; il était froid et roide comme un cadavre. Elle le prit dans ses bras, le porta dans la maison, le déposa sur Ja pierre du foyer et alluma un bon feu dans l'âtre. Puis, elle le frictionna tant et si bien qu’il remua un peu, puis entr’ouvrit les paupières et la regarda avec tendresse. Enfin, il lui parla de la sorte :

— Hélas ! vous n’avez pas encore obéi assez tôt à l’avertissement de votre bague, et vous êtes revenue trop tard à la maison ! A présent, il me faut vous quitter, et vous ne me reverrez plus. Je n’avais plus longtemps à rester sous cette forme de loup : dès que vous m’auriez donné un enfant, j’aurais recouvré une forme première, celle d’un beau prince, comme je l’étais auparavant. Maintenant, je vais habiter sur la montagne de Cristal, par delà la mer Bleue et la mer Rouge, et vous ne me reverrez que lorsque vous aurez usé en me cherchant une paire de chaussures de fer et une paire de chaussures d’acier.

Et il jeta sa peau de loup à terre et partit, sous la forme d’un beau prince.

Son frère le suivit.

La pauvre Cendrillon était désolée et elle pleurait, et s’écriait :

— O restez ! restez, ou emmenez-moi avec vous !...

Mais, voyant qu’il ne l’écoutait pas, elle courut après lui en criant :

— En quelque lieu que vous alliez, je vous suivrai, fût-ce jusqu’au bout du monde !

— Ne me suivez pas ! lui cria-t-il. Mais, elle ne l’écoutait pas, et se mit à courir après lui.

Il lui jeta une boule d’or, pour l’attarder, pendant qu’elle la ramasserait. Cendrillon ramassa la boule d’or, la mit dans sa poche et continua sa poursuite. Son mari laissa tomber une seconde boule d’or, puis une troisième, qu’elle ramassa également, sans cesser de courir. Elle courait mieux que lui, et, la sentant sur ses talons, il se détourna et lui envoya un coup de poing en pleine figure. Le sang coula en abondance, et trois gouttes en jaillirent sur la chemise blanche du prince, qui reprit sa course, de plus belle. Hélas ! la pauvre Cendrillon ne pouvait plus le suivre, ce que voyant, elle lui cria :

— Je souhaite que personne ne puisse effacer ces trois gouttes de sang sur votre chemise, jusqu’à ce que j’arrive pour les enlever moi-même !

Le prince continua sa course, et Cendrillon, qui s’était assise au bord du chemin, dit, quand son nez eut cessé de saigner :

— Je ne cesserai de marcher, ni de jour ni de nuit, que lorsque je l’aurai retrouvé, dussé-je aller jusqu’au bout du monde !

Alors, elle se fit faire une paire de chaussures de fer, et une paire de chaussures d’acier, s’habilla en simple paysanne, prit un bâton à la main et se mit en route.

Elle marcha, marcha, nuit et jour ; elle alla loin, bien loin, plus loin encore... Partout elle demandait des nouvelles de la montagne de Cristal, située par delà la mer Bleue et la mer Rouge, et personne ne pouvait lui en donner.

Voilà sa paire de chaussures de fer usée. Elle met alors ses chaussures d’acier et continue son chemin... Bref, elle marcha tant et tant, allant toujours devant elle, que ses chaussures d’acier étaient aussi presque usées, quand elle arriva au bord de la mer. Elle vit là, à l’angle de deux rochers, une hutte de l’apparence la plus misérable. Elle s’en approcha, poussa la porte, et aperçut à l’intérieur une petite femme, vieille comme la terre, et dont les dents étaient longues et aiguës comme celles d’un râteau de fer.

— Bonjour, grand’mère ! lui dit-elle.

— Bonjour, mon enfant ; que cherchez-vous par ici ? répondit la vieille.

— Hélas ! grand’mère, je cherche mon mari, qui m’a quittée et s’est retiré sur la montagne de Cristal, par delà la mer Bleue et la mer Rouge.

— Et vous avez fait beaucoup de chemin et souffert beaucoup pour venir jusqu’ici, mon enfant ?

— Oh ! oui, mon Dieu, beaucoup de chemin et bien du mal !... et peut-être en pure perte ?... J’ai déjà usé une paire de chaussures de fer, et les chaussures d’acier que j’ai aux pieds sont aussi presque usées,.. Pouvez-vous me dire, grand’-mère, si je suis encore loin de la montagne de Cristal ?

— Vous êtes sur la bonne route, mon enfant ; mais, il vous faudra encore beaucoup marcher et souffrir, avant d’y arriver.

— Au nom de Dieu, venez-moi en aide, grand’mère.

— Vous m’intéressez, mon enfant, et je veux faire quelque chose pour vous. Je vais appeler mon fils, qui vous fera passer la mer Bleue et la mer Rouge et vous mettra, en peu de temps, au pied de la montagne de Cristal.

Elle poussa un cri perçant, sur le seuil de sa porte, et, un instant après, Cendrillon vit venir à elle, à tire-d’ailes, un grand oiseau qui criait : Oak ! Oak !... C’était un aigle. Il descendit aux pieds de la vieille et lui demanda :

— Pourquoi m’appelez-vous, mère ?

— Pour faire passer la mer Bleue et la mer Rouge à cette enfant et la déposer au pied de la montagne de Cristal.

— C’est bien, répondit l’aigle ; qu’elle monte sur mon dos, et nous allons partir.

Cendrillon s’assit sur le dos de l’aigle et celui-ci s’éleva avec elle en l’air, bien haut, traversa la mer Bleue et la mer Rouge et déposa son fardeau au pied de la montagne de Cristal ; puis il s’en alla. Mais, la montagne était haute, la pente roide et glissante, et la pauvre Cendrillon ne savait comment s’y prendre pour arriver jusqu’au faîte. Elle aperçut un renard qui jouait avec des boules d’or, semblables à celles que lui avait jetées son mari, dans sa fuite précipitée, et qu’elle avait encore dans ses poches. Le renard faisait rouler ses boules d’or du haut de la montagne, puis il venait les reprendre, en bas. Il aperçut Cendrillon, et lui demanda ce qu’elle cherchait par là.

Cendrillon lui conta son histoire.

— Ah ! oui, répondit-il, vous êtes Cendrillon, sans doute, la fille cadette du roi de France ? Votre mari doit se marier demain avec la fille du maître du beau château qui est sur le haut de la montagne de Cristal.

— Mon Dieu ! que me dites-vous là ? s’écria la pauvre fille. Je voudrais bien lui parler ; mais, comment gravir cette montagne ?

— Prenez-moi la queue avec les deux mains, tenez bien, et je vous ferai monter jusqu’au sommet, répondit le renard.

Cendrillon prit, avec ses deux mains, la queue du renard et put monter ainsi jusqu’au sommet de la montagne. Le renard lui montra le château où était son mari et retourna ensuite à ses boules d’or.

Comme Cendrillon se dirigeait vers le château, elle aperçut des lavandières qui lavaient du linge sur un étang. Elle s’arrêta un moment à les regarder. Une d’elles tenait une chemise sur laquelle paraissaient trois taches de sang, et elle faisait de vains efforts pour les effacer. Voyant que c’était peine perdue, elle dit à sa voisine :

— Voici une chemise fine qui a trois taches de sang que je ne puis venir à bout d’enlever, et pourtant le seigneur veut la mettre demain, pour aller se marier à l’église, car c’est sa plus belle.

Cendrillon entendit ces paroles, et, s’étant approchée de la lavandière, elle reconnut la chemise de son mari et dit :

— Si vous voulez me confier la chemise, un instant, je crois que je viendrai à bout d’en faire disparaître les taches.

La lavandière lui donna la chemise : elle cracha sur les trois taches, trempa le linge dans l'eau, frotta, et les taches disparurent.

Pour reconnaître ce service, la lavandière invita Cendrillon à venir avec elle au château où on lui trouverait de l’occupation, tout le temps que dureraient la noce et les fêtes.

Le lendemain, au moment où le cortège était en marche pour l'église, Cendrillon se trouva sur son passage, et près d'elle on remarquait une belle boule d'or placée sur un linge blanc. La belle fiancée vit la boule d'or, en passant, l'admira et témoigna le désir de la posséder. Elle envoya sa femme de chambre pour la lui acheter.

— Combien voulez-vous me vendre votre belle boule d'or? demanda-t-elle à Cendrillon.

— Dites à votre maîtresse que je ne donnerai ma boule d'or ni pour de l'argent ni pour de l'or.

— Ma maîtresse a pourtant bonne envie de l'avoir, reprit la chambrière.

— Eh bien ! dites-lui que si elle veut me laisser coucher cette nuit avec son fiancé, elle l'aura ; mais pour rien autre chose au monde.

— Jamais elle ne voudra consentir à cela.

— Alors, elle n'aura pas ma boule d'or ; mais, allez lui rapporter ma réponse.

La femme de chambre revint vers sa maîtresse et lui dit:

— Si vous saviez, maîtresse, ce que demande cette fille pour sa boule d'or ?...

— Combien en demande-t-elle donc ?

— Combien ?... Oh ! elle ne demande ni de l'argent ni de l'or.

— Quoi donc ?

— Il lui faudra, dit-elle, coucher cette nuit avec votre fiancé, sinon vous n'aurez pas sa boule d'or.

— Coucher avec mon mari, la première nuit de mes noces !... Quelle effrontée !

— Elle est bien décidée à ne pas céder sa boule à moins.

— Il me la faut, pourtant, coûte que coûte. Je ferai boire un narcotique à mon mari, avant de se coucher, de façon à le faire dormir profondément, toute la nuit, et il n'y aura pas de mal. Allez dire à cette fille que j'accepte, et apportezmoi la boule.

La femme de chambre retourna vers Cendrillon et lui dit :

— Donnez-moi votre boule d'or et m'accompagnez au château, ma maîtresse accepte.

Voilà la princesse en possession de la boule d'or et heureuse. Pendant le repas du soir, elle versa du narcotique dans le verre de son mari, sans qu'il s'en aperçût, et tôt après, il fut pris d'un sommeil si irrésistible, qu'il fallut le conduire à son lit, avant que les danses commencèrent.

Un moment après, Cendrillon fut aussi conduite dans sa chambre.

Elle se jeta sur lui, dans son lit, et l'embrassa, en pleurant de joie et en disant : — Je vous ai donc enfin retrouvé, ô mon époux bien-aimé!

Ah ! si vous saviez au prix de combien de peine et de mal !

Et elle le pressait contre son cœur et arrosait son visage de ses larmes. Mais lui dormait toujours profondément et rien ne pouvait le réveiller. La pauvre femme passa toute la nuit à pleurer et à se désoler, sans pouvoir arracher ni une parole ni un regard à son mari. Au point du jour, la femme de chambre de la princesse vint lui ouvrir la porte et la faire sortir secrètement.

Ce jour-là, après dîner, on alla se promener dans le bois qui entourait le château. Cendrillon avait encore étendu un linge blanc sur le gazon et placé dessus une seconde boule d’or, et elle se tenait debout auprès.

La princesse remarqua encore la boule d’or, en passant, et envoya de nouveau sa femme de chambre pour l’acheter.

— Combien votre boule d’or, aujourd’hui ? demanda-t-elle.

— Le même prix eue hier, répondit Cendrillon. La femme de chambre rapporta la réponse à sa maîtresse.

— Eh bien ! dit celle-ci, dites-lui que j’accepte, et qu’elle vous donne sa boule d’or.

Pendant le repas du soir, le prince, à qui l’on avait encore versé du narcotique dans son verre, dormit à table et fut porté à son lit, pendant que l’on dansait et s’amusait dans tout le château, et, comme la veille, la pauvre Cendrillon passa toute la nuit auprès de lui, à pleurer et à gémir, sans pouvoir le réveiller.

Cependant le frère du nouveau marié, qui avait sa chambre à côté, entendit les gémissements de la pauvre femme et ces paroles, qui l’étonnèrent beaucoup : « Ah ! si tu savais tout le mal que j’ai eu à venir jusqu’ici !... Je épousé, quand tu étais loup et qu’aucune de mes sœurs ne voulait de toi, et maintenant, tu me reçois de cette façon !... Ah ! que je suis malheureuse !... Je viendrai encore passer une nuit au-de toi, la dernière, et si je te trouve toujours endormi et que je ne puisse t’éveiller, nous ne nous reverrons plus jamais !... »

Et elle pleurait et se désolait, a fendre L’âme.

Le frère du nouveau marié comprit, à ces paroles qui se passait, et le lendemain matin, il dit à son frère :

— Cendrillon est ici ! Voici deux nuits qu’elle le toi, dans ta chambre, à pleurer et à se désoler, et toi, tu dors comme un rocher, tu ne l'entends pas, parce que ta fiancée te verse du narcotique dans ton verre. Mais moi, je l’ai entendue, et ses larmes et Sa douleur m’ont vivement ému. Elle passera encore cette nuit dans ta chambre, mais pour la dernière fois. Garde-toi donc bien de boire, ce soir, le vin que te versera ta fiancée, afin de pouvoir rester éveillé, car si tu dors encore, cette nuit, tu ne la reverras plus jamais.

Après le repas de midi, on alla encore ce jour-là, se promener dans le bois, et Cendrillon était encore là avec sa troisième boule d’or placée sur un linge blanc, et, pour abréger, elle la céda à la princesse aux mêmes conditions que les deux premières.

Mais, cette fois, pendant le repas du soir, le prince ne but pas le narcotique ; il le jeta sous la table, sans que la princesse s’en aperçût. Pourtant, il feignit de succomber encore à un sommeil irrésistible, et fut porté dans sa chambre et couché dans son lit. Mais, il ne dormait pas, quand Cendrillon fut introduite auprès de lui, pour la troisième fois. Ils s’embrassèrent avec transport, en pleurant de joie et de bonheur. Puis, Cendrillon raconta à son mari les différents épisodes de son voyage, et toute la peine et tout le mal qu’elle avait éprouvés à sa recherche. Il vit clairement qu’elle l’aimait par-dessus tout au monde et fit serment de retourner avec elle dans son pays et de quitter sans regret son autre femme, qui ne l’aimait pas.

Le lendemain matin, on donna de beaux vêtements à Cendrillon, et elle s’habilla en princesse, ce qu’elle était en effet. A dîner, le prince la fit assoir à table à côté de lui, et il la présenta à la société comme une de ses proches parentes. Personne ne la connaissait, et tous les regards étaient fixés sur elle, ceux de la princesse surtout, qui n’était pas sans inquiétude et n’augurait rien de bon de la présence de cette étrangère.

Vers la fin du repas, on chanta, selon l’habitude, des chansons vieilles ou nouvelles, on raconta de beaux et rares exploits, quelques plaisanteries assez lestes même, et chacun contribua de son mieux à divertir et à égayer la société.

— Et vous, mon gendre, ne nous chanterez-vous pas quelque chose aussi, à moins que vous ne préfériez nous conter quelque belle histoire ? dit le maître du château.

— Je n’ai pas grand’chose à dire, beau-père, répondit le prince. Il y a pourtant une chose qui m’embarrasse, et sur laquelle je voudrais avoir votre avis et celui des hommes sages et expérimentés qui sont ici. Voici : J’avais un charmant petit coffret, avec une clef d’or dessus. Je perdis mon coffret et j’en fis faire un nouveau, aussitôt que je fus en possession du nouveau coffret, je retrouvai l’ancien, de sorte que j’en ai deux aujourd’hui, et un seul me suffit. Lequel des deux dois-je garder, beau-père, l’ancien ou le nouveau ?

— Respect et honneur toujours à ce qui est ancien, répondit le vieillard ; gardez votre votre vieux coffret, mon gendre.

— C’est aussi mon avis : gardez donc votre fille ! Quant à moi, je retourne dans son pays, avec ma première femme, que voici, et qui m’aime plus que l’autre !

Et il se leva de table, au milieu du silence et de l’étonnement général, prit Cendrillon par la main et partit avec elle.

Les deux loups du vieux château de la forêt étaient des princes, fils d’un roi puissant. Ils avaient été obligés de revêtir des peaux de loups, en punition de je ne sais quelle faute.

Leur père mourut, peu de temps après leur retour en leur pays, et le mari de Cendrillon lui succéda sur le trône, de sorte que Cendrillon devint reine.

Ses deux sœurs avaient fait de mauvais mariages. Comme elle était toujours bonne, elle oublia leurs torts à son égard, et les appela auprès d’elle, à la cour, et les remaria convenablement.


Conté par Jean-Marie Laouénan. — Plouaret, 1868.


V


L’HOMME - MARMITE
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IL y avait un bonhomme qui avait trois filles. Ils tenaient une petite ferme, et ils en vivaient pauvrement. Les filles allaient, tous les jours, travailler aux champs, et leur père, devenu trop vieux, restait à la maison et prenait soin des bestiaux. Mais, il allait tous les jours voir ses filles, aux champs, un moment ou l’autre. Un jour qu’il revenait de les voir, il rencontra en son chemin un beau seigneur bien mis ; il n’y avait qu’une chose à redire : c’est qu’il avait le derrière dans une marmite.

— Bonjour, compère, dit le seigneur au vieillard.

— Et à vous pareillement, Monseigneur, répondit le paysan.

— Voulez-vous me donner une de vos filles en mariage ?

— Oui sûrement, si elles sont contentes.

— Eh bien ! allez leur dire de venir me parler.

Et le bonhomme retourna au champ, et se mit à appeler ses trois filles :

— Marie, Jeanne, Marguerite, accourez vite ! Les jeunes filles accoururent et demandèrent :

— Qu’y a-t-il donc, père ?

—- Il y a là-bas, sur la route, un beau seigneur qui veut se marier à une de vous !

Et les jeunes filles de s’empresser à qui arriverait la première. Mais, quand elles virent le seigneur inconnu, avec son derrière dans la marmite :

— C’est ça ! dirent-elles ; et qui donc voudrait d’un pareil mari ?

— Ce ne sera toujours pas moi, dit l’aînée.

— Ni moi, dit la seconde, sa marmite fut-elle d’or !

— Il faut pourtant qu’une de vous trois consente à me prendre, dit le seigneur, ou votre père ne s’en retournera pas en vie à la maison.

— Je vous prendrai, Monseigneur, dit la plus jeune, qui jusqu’alors n’avait pas parlé, car je ne veux pas qu’il arrive de mal à notre père.

Et on fixa tout de suite le jour des noces.

Quand le jour convenu fut arrivé, il vint beaucoup d’invités. Les deux fiancés étaient seuls dans un beau carrosse, pour aller à l’église. Quand la jeune fiancée en descendit, elle était si belle, si parée, que ses parents ne la reconnaissaient pas ; elle était couverte d’or et de perles. Le fiancé descendit aussi ; mais, il avait toujours le derrière dans sa marmite.

Ils pénétrèrent dans l’église, et, arrivés aux balustres du chœur, le fiancé sortit les pieds de sa marmite ; mais son derrière y restait toujours.

Il y eut des noces magnifiques, des festins tous les jours, des jeux et des danses, pendant huit jours.

Au bout de ce temps, le nouveau marié demanda à son beau-père s’il ne connaissait pas son seigneur.

— Non sûrement, je ne le connais pas, répondit-il ; chaque année, à la Saint-Michel, je paie à son receveur, à Guingamp ; mais, lui, je ne l’ai jamais vu.

— Eh bien ! c’est moi qui suis votre seigneur, je vous donne cette ferme, à vous et à vos deux autres filles, et ne vous inquiétez pas de celle que j’emmène avec moi, car elle ne manquera de rien.

Puis, il monta dans son carrosse doré, et partit en emmenant sa femme.

Si le vieux fermier se trouvait dans la gêne, auparavant, à présent, tout allait bien. Aussi, les prétendants ne manquaient pas à ses filles, aux pardons et aux aires-neuves. L’une d’elles se maria, peu après.

— Une de vos sœurs vient de se fiancer, dit un jour l’homme à la marmite à sa femme ; vous irez seule à la noce. On vous demandera de mes nouvelles ; mais, gardez-vous bien de dire que, la nuit, je quitte ma marmite, car, si vous le dites, ce sera pour votre malheur et le mien aussi. Bien qu’absent, si vous le dites, je le saurai tout de suite. Vous irez dans mon carrosse doré, qui sera attelé d’une cavale qui jette le feu par ses narines, et dont le dos ressemble à une lame de couteau ; et c’est sur le dos de cette cavale qu’il vous faudra vous en retourner, si vous révélez mon secret.

La jeune femme promit d’être bien discrète, puis elle monta dans son carrosse doré et se rendit à la noce de sa sœur. Elle était si parée, si belle, qu’il n’y avait là aucune femme qui pût lui être comparée, si bien que toutes étaient jalouses d’elle.

Quand le repas fut terminé, une vieille tante, qui avait bu une petite goutte de trop, vint à et lui dit :

— Dieu, ma nièce, comme vous êtes belle et jolie ! Asseyez-vous à côté de moi, pour boire un coup de vin vieux, et parlez-moi de votre minage. Et votre mari, comment se porte-t-il ?

— Il se porte bien, ma tante, et je vous remercie.

— Et pourquoi donc n’est-il pas venu à la noce ? J’aurais eu bien du plaisir à le revoir et à causer avec lui. Dites-moi, mon enfant, est-ce qu’il ne sort jamais de sa marmite ?

— Non, ma tante, jamais.

— Eh bien ! ma pauvre enfant, je vous plains alors, malgré tout ; avoir un mari qui a toujours le derrière dans une marmite, ce n’est vraiment pas agréable ; mais, la nuit, est-ce qu’il couche aussi avec sa marmite ?

— Oh ! non, la nuit, au moment de se mettre au lit, il en sort.

Et aussitôt voilà la vieille tante d’aller le conter à tout le monde.

Le lendemain matin, arriva un domestique de l’homme à la marmite, qui dit à la jeune femme qu’il fallait revenir à la maison, sur-le-champ ; c’était l’ordre de son mari.

Alors, elle fut saisie de crainte, et se dit à elle-même : — J’ai commis une faute !

Elle suivit le domestique. Quand elle arriva à la porte de la cour, elle s’évanouit, en voyant qu’il n’y avait pas de carrosse, pour la ramener, mais seulement la cavale maigre dont le dos ressemblait à une lame de couteau.

— Montez sur cette cavale, lui dit le domestique.

— Non, je préfère marcher, répondit-elle. Mais, le domestique la mit de force sur la cavale ; puis, ils partirent au galop.

Quand elle arriva au château de son mari, elle fut mal reçue de tout le monde.

— Te voilà donc, charogne, femme du diable ! lui disaient les valets et les servantes ; quand tu seras accouchée (elle était enceinte), tu seras mise à mort comme une chienne !

Le seigneur aussi était bien en colère.

— Ah ! malheureuse femme, langue d’enfer ! lui dit-il. Tu m’as perdu, et tu t’es perdue toi-même ! Je n’avais plus qu’un an à rester dans ma marmite, et à présent, il m’y faudra rester encore six cents ans !

La pauvre femme était désolée et pleurait et criait :

— Ramenez-moi chez mon père !

— Si votre douleur est vraie, dit son mari, et si vous faites exactement ce que je vous dirai, vous pouvez me sauver encore.

— Oh ! demandez ce que vous voudrez, il n’est rien au monde que je ne sois prête à faire pour vous.

— Écoutez-moi bien, alors : il vous faut, à présent, vous mettre toute nue, puis aller vous agenouiller sur les marches de la croix du carrefour. A peine serez-vous là, qu’il pleuvra, il ventera et tonnera, d’une façon effrayante ; mais, n’ayez pas peur et restez, malgré tout, à genoux sur les marches de la croix. Alors, arrivera au galop rouge un cheval blanc, hennissant et faisant grand bruit. Ne vous en effrayez pas : il s’arrêtera un moment auprès de vous. Frappez de la main sur son front et dites : — Seras-tu époux ? Alors, il s’en ira, et un taureau viendra aussitôt, mugissant et faisant un tel vacarme, que la terre en tremblera. Ne vous effrayez pas davantage ; frappez-lui un petit coup sur le front et dites : — Seras-tu frère ? Aussitôt, il partira aussi, et sera remplacé par une vache noire, qui fera plus de bruit et de vacarme que le cheval blanc et le taureau ensemble. Mais, ne vous effrayez toujours pas ; elle s’arrêtera, comme les autres, un moment auprès de vous et vous lui frapperez un petit coup de la main sur le front, en disant : — Seras-tu mère ?

Si vous avez assez de courage pour faire tout cela, alors vous pourrez encore me délivrer, et vous serez sauvée vous-même.

— Je le ferai ! répondit la jeune femme.

Et elle se mit toute nue, elle alla s’agenouiller sur les marches de la croix du carrefour, et, au même moment, la pluie, le vent, le tonnerre, se déchaînèrent et firent rage. C’était effrayant ! Bientôt arriva un cheval blanc, au triple galop, et en hennissant. Il s’arrêta devant la croix : la jeune femme frappa un petit coup avec la main sur son front, et dit : — Seras-tu époux ? Et le cheval partit. Un taureau arriva après lui, avec un vacarme terrible. Il s’arrêta aussi devant la croix, et la jeune femme lui frappa sur le front, en disant : — Seras-tu frère ? et il partit aussitôt.

La pluie, le vent, le tonnerre, les éclairs allaient toujours croissant. La vache noire arriva alors, en beuglant et en faisant un vacarme d’enfer ; la terre en tremblait. — Seras-tu mère ? dit la jeune femme, en lui frappant un petit coup sur le front ; et elle partit aussi, comme le cheval blanc et le taureau.

Alors, la pluie, le veut et le tonnerre cessèrent et le ciel devint clair et serein. Un carrosse doré descendit du ciel, auprès de la jeune femme. Son mari en sortit, lui donna des vêtements pour s’habiller, et ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, en pleurant de joie.

— Tu nous a délivrés, moi, mon frère et ma mère, s’écria l’homme à la marmite, car le cheval blanc, c’était moi ; le taureau, c’était mon frère, et la vache noire, ma mère ! Tous les trois nous étions retenus sous un charme, depuis bien longtemps ; mais, nos peines sont maintenant terminées, et je n’irai plus dans ma marmite. Mon frère possède un château d’or, et il vous le donne, pour vous remercier de ce que vous avez fait pour nous, et nous y vivrons, à présent, heureux et tranquilles.

Alors, il y eut un beau banquet, vous pouvez bien le croire !

Si j’avais pu m’y trouver aussi, j’aurais mieux soupe, je pense, que je ne le fais à la maison, où j’ai pour régal ordinaire des patates frites avec des pommes de terre[33] !


Conté par Barba Tassel, à Plouaret. — Décembre iS68.


V


L’HOMME-CRAPAUD
_____


IL y avait une fois un bonhomme qui était resté veuf avec trois filles. Un jour, une de ses filles lui dit :

— Si vous vouliez aller me chercher une cruche d’eau, à la fontaine, mon père ? Il n’y en a pas une goutte dans la maison, et il m’en faut pour notre pot au feu.

— C’est bien, ma fille, répondit le vieillard.

Et il prit une cruche et se rendit à la fontaine. Au moment où il était penché sur l’eau, emplissant sa cruche, un crapaud lui sauta à la figure et s’y colla si bien que tous ses efforts pour l’arracher demeurèrent inutiles.

— Tu ne pourras m’arracher d’ici, lui dit le crapaud, que quand tu m’auras promis de me donner une de tes filles en mariage !

Il laissa sa cruche auprès de la fontaine, et courut à la maison.

— O Dieu ! que vous est-il donc arrivé, père ? s’écrièrent ses filles, en voyant dans quel état il se trouvait.

— Hélas ! mes pauvres enfants, cet animal m’a sauté à la figure, au moment où je puisais de l’eau à la fontaine, et il dit à présent qu’il ne s’en ira, que si l’une de vous consent à le prendre pour mari.

— Grand Dieu ! que dites-vous là, mon père ? répondit sa fille aînée ; prendre un crapaud pour mari ! Il fait horreur à voir !

Et elle détourna la tête, et sortit de la maison. La seconde fit comme elle.

— Eh bien ! mon pauvre père, dit alors la plus jeune, moi je consens à le prendre pour mari, car mon cœur ne pourrait souffrir de vous voir rester en cet état !

Aussitôt le crapaud tomba à terre. On fixa le mariage au lendemain.

Quand la fiancée entra dans l’église, accompagnée de son crapaud, le recteur (le curé) fut bien étonné, et il dit qu’il ne marierait jamais une chrétienne à un crapaud. Pourtant, il finit par les unir, quand le père de la fiancée lui eut tout raconté, et promis beaucoup d’argent.

Alors, le crapaud emmena sa femme dans son château, — car il avait un beau château. Quand l’heure fut venue de se coucher, il la conduisit à sa chambre, et là, il quitta sa peau de crapaud et se montra sous l’apparence d’un jeune et beau prince ! Pendant que le soleil était sur l’horizon, il était crapaud, et la nuit, il était prince.

Les deux sœurs de la jeune mariée venaient, quelquefois lui faire visite, et elles étaient bien étonnées de la trouver si gaie ; elle chantait et riait continuellement.

— Il y a quelque chose là-dessous, se disaient-elles ; il faut la surveiller, pour voir.

Une nuit, elles vinrent, tout doucement, regarder par le trou de la serrure, et elles furent bien étonnées de voir un prince jeune et beau, au lieu d’un crapaud !

— Tiens ! tiens ! le beau prince !... Si j'avais su !... disaient-elles alors.

Elles entendirent le prince dire ces paroles à sa femme :

— Demain, je dois aller en voyage, et je laisserai à la maison ma peau de crapaud. Veillez bien qu’il ne lui arrive pas de mal, car j’ai encore un an et un jour à rester sous cette forme.

— C’est bien ! se dirent les deux sœurs, qui écoutaient à la porte.

Le lendemain matin, le prince partit, comme il l’avait annoncé, et ses deux belles-sœurs vinrent faire visite à sa femme.

— Dieu, les belles choses que tu as ! Comme tu dois être heureuse avec ton crapaud ! lui disaient-elles.

— Oui, sûrement, mes chères sœurs, je suis heureuse avec lui.

— Où est-il allé ?

— Il est allé en voyage.

— Si tu veux, petite sœur, je te peignerai tes cheveux, qui sont si beaux !

— Je le veux bien, ma bonne sœur. Elle s’endormit, pendant qu’on lui peignait les cheveux, avec un peigne d’or, et ses sœurs prirent alors ses clefs, dans sa poche, enlevèrent la peau de crapaud de l’armoire où elle était renfermée, et la jetèrent au feu.

La jeune femme, en se réveillant, fut étonnée de se retrouver seule. Son mari arriva, un moment après, rouge de colère.

— Ah ! malheureuse femme ! s’écria-t-il ; tu as fait, pour mon malheur et pour le tien, ce que je t’avais bien défendu : tu as brûlé ma peau de crapaud ! Maintenant, je pars, et tu ne me reverras plus.

La pauvre femme se mit à pleurer et dit :

— Je te suivrai, en quelque lieu que tu puisses aller.

— Non, ne me suis pas ; reste ici.

Et il partit, en courant. Et elle de courir lui.

— Reste là, te dis-je.

— Je ne resterai pas. je te suivrai !

Et il courait toujours. Mais, il avait beau courir, elle était sur ses talons. Il jeta alors une boule d’or derrière lui. Sa femme la ramassa, la mit dans sa poche, et continua de courir.

— Retourne à la maison ! retourne à la maison ! lui cria-t-il encore.

— Je n’y retournerai jamais sans toi !

Il jeta une seconde boule d’or. Elle la ramassa, comme la première, et la mit dans sa poche. Puis, une troisième boule. Mais, en la voyant toujours sur ses talons, il entra en colère, et lui donna un coup de poing en pleine figure. Le sang jaillit aussitôt, et sa chemise en reçut trois gouttes qui y firent trois taches.

Alors, la pauvre femme resta en arrière, et bientôt elle perdit de vue le fugitif ; mais, elle lui cria :

— Puissent ces trois taches de sang ne jamais disparaître avant que j’arrive pour les effacer.

Elle continua, malgré tout, sa poursuite. Elle entra dans un grand bois. Peu après, en suivant un sentier, sous les arbres, elle vit deux énormes lions, assis sur leur derrière, un de chaque côté du sentier. Elle en fut tout effrayée.

— Hélas! se disait-elle, je perdrai la vie, ici, car je serai sûrement dévorée par ces deux lions ! Mais, n'importe ! A la garde de Dieu !

Et elle poursuivit sa route. Quand elle arriva près des lions, elle fut bien étonnée de les voir se coucher à ses pieds et lui lécher les mains. Si bien qu'elle se mit à les caresser, en leur passant la main sur la tête et sur le dos. Puis, elle continua sa route.

Plus loin, elle vit un lièvre assis sur son derrière, sur le bord du sentier, et quand elle passa auprès de lui, le lièvre lui dit :

— Montez sur mon dos, et je vous conduirai hors du bois.

Elle s'assit sur le dos du lièvre, et, en peu de temps, il l'eut mise hors du bois.

— Maintenant, lui dit le lièvre, avant de partir, vous êtes près du château où se trouve celui que vous cherchez.

— Merci, bonne bête du bon Dieu, lui dit la jeune femme.

En effet, elle se trouva bientôt dans une grande avenue de vieux chênes, et non loin de là, elle vit des lavandières lavant du linge sur un étang.

Elle s'approcha d'elles et entendit une d'elles qui disait:

— Ah! ça, voici une chemise qui doit être ensorcelée ! Depuis deux ans j’essaie, à chaque buée, d’enlever trois taches de sang qui sont dessus, et, j’ai beau faire, je n’en puis venir à bout !

La voyageuse, entendant ces paroles, s’approcha de la lavandière qui parlait ainsi, et lui dit :

— Confiez-moi un instant cette chemise, je vous prie ; je pense que je réussirai à enlever les trois taches de sang.

On lui donna la chemise, elle cracha sur les trois taches de sang, la trempa dans l’eau, frotta un peu et aussitôt les trois taches disparurent.

— Mille mercis, lui dit la lavandière ; notre maître est sur le point de se marier, et il sera heureux de voir les trois taches de sang par : car c’est sa plus belle chemise.

— Je voudrais bien trouver de l’occupation dans la maison de votre maître.

— La gardeuse de moutons est partie, ces jours derniers, et elle n’est pas encore remplacée ; venez avec moi et je vous recommanderai.

Elle fut reçue comme gardeuse de moutons. Tous les jours, elle conduisait son troupeau dans un grand bois, qui entourait le château, et souvent elle voyait son mari qui venait s’y promener avec la jeune princesse qui devait être sa femme. Son cœur battait plus fort, quand voyait ; mais, elle n’osait pas parler.

Elle avait toujours ses trois boules d’or, et souvent, pour se désennuyer, elle s’amusait à jouer aux boules. Un jour, la jeune princesse remarqua ses boules d’or, et elle dit à sa suivante :

— Voyez ! voyez ! les belles boules d’or qu’a cette fille ! Allez lui demander de m’en vendre une.

La suivante alla trouver la bergère et lui dit :

— Les belles boules d’or que vous avez là, bergère ! Voudriez-vous en vendre une à la princesse, ma maîtresse ?

— Je ne vendrai pas mes boules ; je n’ai pas d’autre passe-temps, dans ma solitude.

— Bah ! vous êtes déraisonnable ; voyez comme vos habits sont en mauvais état ; vendez une de vos boules à ma maîtresse et elle vous paiera bien, et vous pourrez vous habiller proprement.

— Je ne demande ni or ni argent.

— Que désirez-vous donc ?

— Dormir une nuit avec votre maître !

— Comment ! mauvaise fille, osez-vous bien parler ainsi ?

— Je ne céderai une de mes boules d’or pour rien autre chose au monde.

La suivante retourna auprès de sa maîtresse.

— Eh bien ! qu’a répondu la bergère ?

— Ce qu'elle a répondu ? Je n'ose pas vous le dire.

— Dites-moi, vite.

— Elle a dit, la mauvaise fille, qu'elle ne céderait une de ses boules que pour dormir une nuit avec votre mari.

— Voyez donc! Mais, n'importe, il faut que j'aie une de ses boules, coûte que coûte ; je mettrai un narcotique dans le vin de mon mari, pendant le souper, et il ne saura rien. Allez lui dire que j'accepte la condition, et apportez-moi une boule d'or.

En se levant de table, le soir, le seigneur fut pris d'un besoin si impérieux de dormir, qu'il lui fallut aller se mettre au lit aussitôt. Peu après, on introduisit la bergère dans sa chambre. Mais, elle avait beau l'appeler des noms les plus tendres, l'embrasser, le secouer fortement, rien ne pouvait le réveiller.

— Hélas ! s'écriait alors la pauvre femme, en pleurant, j'aurai donc perdu toute ma peine ? Après avoir tant souffert ! Je t'avais cependant épousé, quand tu étais crapaud, et que personne ne voulait de toi ! Et pendant deux longues années, par la chaleur, par le froid le plus cruel, sous la pluie, la neige, au milieu de la tempête, je t'ai cherché partout, sans perdre courage ; et maintenant, que je t'ai retrouvé, tu ne m'écoutes pas, tu dors comme un rocher ! Ah ! suis-je assez malheureuse !

Et elle pleurait et sanglotait ; mais, hélas! il ne l'entendait pas.

Le lendemain matin, elle se rendit encore dans le bois, avec ses brebis, triste et pensive. Dans l'après-midi, la princesse vint, comme la veille, se promener avec sa suivante. La bergère, en la voyant venir, se mit à jouer avec les deux boules d'or qui lui restaient. La princesse désira avoir une seconde boule, pour faire la paire, et elle dit encore à sa suivante :

— Allez m'acheter une seconde boule d'or de la bergère.

La suivante obéit, et, pour abréger, le marché fut conclu au même prix que la veille : passer une seconde nuit avec le maître du château, dans sa chambre.

Le maître, à qui la princesse versa encore un narcotique dans son vin, pendant le souper, alla, comme la veille, se coucher, au sortir de table, et dormit comme une roche. Quelque temps après, la bergère fut de nouveau introduite dans sa chambre, et elle recommença ses plaintes et ses sanglots. Un valet, passant par hasard près de la porte, entendit du bruit et s'arrêta pour écouter. Il fut bien étonné de tout ce qu'il entendit, et, le lendemain matin, il se rendit auprès de son maître et lui dit :

— Mon maître, il se passe dans ce château des choses que vous ignorez et qu’il vous importe de connaître.

— Quoi donc ? Parlez, vite.

— Une pauvre femme, paraissant bien malheureuse et bien affligée, est arrivée au château depuis quelques jours, et par pitié, on l’a gardée pour remplacer la bergère, qui venait de partir. Un jour, la princesse, en se promenant dans le bois, avec sa suivante, la vit qui jouait aux boules avec des boules d’or. Elle désira aussitôt avoir ces boules, et envoya sa suivante pour les acheter de la bergère, à quelque prix que ce fût. La bergère ne demanda ni or ni argent, mais passer une nuit avec vous dans votre chambre à coucher, pour chacune de ses boules. Elle a déjà donné-deux boules, et elle a passé deux nuits avec vous, dans votre chambre à coucher, sans que vous en ayez rien su. C’est une pitié d’entendre ses sanglots et ses plaintes. Je croirais assez qu’elle a l’esprit égaré, car elle dit des choses fort étranges, comme, par exemple, qu’elle a été votre femme, quand vous étiez crapaud, et qu’elle a marché, pendant deux années entières, à votre recherche...

— Est-il possible que tout cela soit vrai !

— Oui, mon maître, tout cela est vrai ; et si vous n’en savez rien encore, c’est que, pendant le repas du soir, la princesse vous verse un narcotique dans votre vin, si bien qu’en vous levant de table, il faut vous mettre au lit, et que vous dormez profondément, jusqu’au lendemain.

— Holà ! il faut que je me tienne sur mes gardes, et bientôt vous verrez du nouveau ici.

La pauvre bergère était mal vue et détestée des domestiques du château, qui savaient qu’elle passait ses nuits dans la chambre du maître, et la cuisinière ne lui donnait plus que du pain d’orge, comme aux chiens.

Le lendemain matin, elle alla encore au bois, avec ses brebis, et la princesse lui acheta sa troisième boule d’or, au même prix que les deux autres, pour passer une troisième nuit avec le maître, dans sa chambre à coucher.

Quand l’heure du repas du soir fut venue, le maître se tint sur ses gardes, cette fois. Pendant qu’il causait avec son voisin, il vit la princesse qui lui versait encore du narcotique dans son verre. Il ne fit pas semblant de s’en apercevoir, mais, au lieu de boire le vin, il le jeta sous la table, sans être remarqué de la prince

En se levant de table, il feignit d’être pris de sommeil, comme les autres soirs, et se rendit dans sa chambre. La bergère vint aussi, peu après. Cette fois, il ne dormait pas, et, dès qu’il la vit, il se jeta dans ses bras, et ils pleurèrent de joie et de bonheur de se retrouver.

— Retourne, à présent, dans ta chambre, ma pauvre femme, lui dit-il au bout de quelque temps, et demain, tu verras du nouveau ici.

Le lendemain, il y avait un grand repas au château, pour fixer le jour du mariage. Il y avait là des rois, des reines, des princes, des princesses et beaucoup d’autres personnes de haute condition. Vers la fin du repas, le futur gendre se leva et dit :

— Mon beau-père, je voudrais avoir votre avis sur le cas que voici :

J’avais un joli petit coffret, avec une jolie petite clef d’or ; je perdis la clef de mon coffret, et j’en fis faire une autre. Mais, voilà que, peu de temps après, je retrouvai ma première clef, de sorte que j’en ai, à présent, deux au lieu d’une. De laquelle pensez-vous, beau-père, que je dois faire usage ?

— Respect toujours à la vieillesse, répondit le futur beau-père.

Alors, le prince entra dans un cabinet, à côté, et en revint aussitôt, en tenant par la main la bergère, habillée simplement, mais proprement, et il dit, en la présentant à la compagnie :

— Eh bien ! voici ma première clef, c’est-à-dire ma première femme, que j’ai retrouvée : c’est ma femme, je l’aime toujours, et je n’en aurai jamais d’autre qu’elle[34] !

Et ils retournèrent alors dans leur pays, où ils vécurent heureux ensemble, jusqu’à la fin de leurs jours.

Et voilà le conte de l’Homme-crapaud. Comment le trouvez-vous ?


Conté par Barba Tassel, du bourg de Plouaret. — 1869.



IV


LE FIDÈLE SERVITEUR



I


LE ROI DALMAR
_____



Red ê ma ouefac'h
Penaoz eur veach.

Il faut que vous sachiez
Comment une fois


IL y avait un roi de France, qui avait un fils. Celui-ci était parvenu à l'âge où l'on est jeune homme, et il dit un jour à son père qu’il voulait se marier. — ; A qui donc, mon fils ?

— A la fille du roi Dalmar.

— Hélas ! mon enfant, quant à celle-là, tu ne l’auras pas. Depuis l’âge de douze ans, elle est enfermée dans une tour, où personne ne la visite jamais que la femme qui lui porte à manger, tous les jours.

— Peu m’importe, j’irai toujours la demander à son père, et si je n’ai celle-là pour femme, je n’en aurai aucune autre au monde. Je ne sais quelle direction prendre, ni par où me rendre à la cour du roi Dalmar ; mais, à force de marcher, je finirai bien par y arriver, tôt ou tard.

— Si ta résolution est bien prise, je n’y ferai pas d’opposition ; mais, au bout d’un an et un jour, il faudra que tu sois de retour à la maison.

— Je vous promets d’être de retour, au bout d’un an et un jour.

Et il partit, dans un beau carrosse, accompagné d’un valet de chambre seulement. Ils allaient au hasard, ne sachant quelle direction ils devaient prendre. Ils ne cessaient d’aller, d’aller toujours devant eux, sans jamais s’arrêter. Un jour, la nuit les surprit, au milieu d’une grande forêt. Les chevaux étaient fatigués, et le valet proposa à son maître de les dételer, pour leur donner un peu de repos, et de passer la nuit dans la forêt. Le prince y consentit. Il coucha, comme à l’ordinaire, dans sa voiture, et le valet s’étendit sur la mousse et la fougère, au pied d’un vieux chêne, pendant que les chevaux paissaient tranquillement, non loin de là.

Vers minuit, le valet, qui ne dormait pas encore, entendit du bruit dans l’arbre, au-dessus de sa tête, comme d’un grand oiseau qui viendrait y percher, pour passer la nuit. Il leva la tête, et vit (car il faisait clair de lune) quelqu’un assis dans un fauteuil posé en équilibre sur les branches de l’arbre. Cela l’étonna fort. Un instant après, le même bruit se renouvela, et un second personnage arriva, et s’assit dans un second fauteuil. Puis, un troisième. Le premier prit alors la parole, et dit :

— Eh bien ! mes enfants, la journée a-t-elle été bonne ? Savez-vous quelque chose de nouveau ?

— Mauvaise journée ! répondirent les deux autres, et nous ne savons rien de nouveau.

— Eh bien ! j’en sais, moi, du nouveau. Le fils du roi de France est dans le bois.

— Ah ! vraiment ? La bonne aubaine, si nous pouvions mettre la main dessus !

— Il va demander en mariage la fille du roi Dalmar. Mais, il n’est pas encore au bout de ses peines ; il n’est pas aussi facile qu’il se l’imagine, sans doute, d’aller à la cour du roi Dalmar. En sortant de la forêt, il rencontrera un fleuve, qui a soixante lieues de largeur. Comment pourrait-il le passer ? Car il ne trouvera ni passeur, ni bateau. Il y a cependant un moyen, et s’il avait été ici, j’aurais pu le lui enseigner.

Le valet du prince prêtait ses deux oreilles, je vous prie de le croire.

— Et quel est ce moyen ? demandèrent les deux autres.

— Arrivé auprès du fleuve, il lui faudrait couper une baguette, dans la haie, du côté du levant, lui enlever l’écorce, puis en frapper trois coups sur l’eau. Aussitôt un beau pont s’élèverait sur le fleuve ; il pourrait le traverser, et arriver ainsi facilement jusqu’à la capitale du roi Dalmar. Mais, ce n’est pas tout. En arrivant dans la ville, il lui faudrait encore s’habiller en princesse et se présenter au vieux roi comme une amie de sa fille, qu’elle aurait connue en Espagne, et qui serait venue lui faire visite. Il demanderait à coucher dans la même chambre que la fille du roi, et il l’enlèverait, la nuit, par la fenêtre. S’il avait été ici à m’écouter, il aurait pu mettre à profit ces conseils, et peut-être aurait-il réussi dans son entreprise.

En ce moment, le jour commença à poindre, et nos trois personnages s’envolèrent.

Le valet avait tout entendu, mais, il n’en dit rien à son maître. Il réveilla celui-ci, qui avait dormi toute la nuit, dans son carrosse, et n’avait rien entendu ; il attela les chevaux, puis, ils se remirent en route. Ils arrivèrent sans tarder auprès du fleuve.

— Hélas ! ici, il nous faudra nous arrêter, dit le prince en voyant devant ses yeux une si grande étendue d’eau.

— Peut-être, mon maître ; ne désespérez de rien, dit le valet.

— Et comment veux-tu que nous passions ? Ce ne sera pas à la nage, je pense ; et point de passeur, pas le moindre bateau !

Le valet ne répondit rien ; mais, il alla a la haie, du côté du levant, y coupa, avec son couteau, une baguette de coudrier et se mit à l'écorcher, tout en continuant sa route. Parvenu sur la rive du fleuve, il frappa trois coups de sa baguette sur l’eau, et à l’instant, ils en virent surgir un beau pont, qui allait d’une rive à l’autre.

— Quel homme es-tu donc ? dit à son valet le prince étonné.

Ils traversèrent facilement le fleuve, et se trouvèrent sans tarder dans la capitale du roi Dalmar. Ils descendirent dans le meilleur hôtel de la ville.

Le lendemain matin, le valet dit à son maître :

— Il vous faut, à présent, vous habiller en princesse et, ainsi déguisé, vous irez trouver le roi Dalmar et lui direz que vous êtes une amie de sa fille, que vous l’avez connue en Espagne et que vous venez pour lui faire visite et passer quelques jours avec elle. Vous demanderez encore à ne quitter la princesse, ni le jour ni la nuit, et à coucher dans sa chambre même. Le roi vous accordera facilement votre demande.

Vous emporterez une corde, sous votre robe. A minuit, quand tout le monde dormira, dans le château, je me trouverai sous la fenêtre de votre chambre, avec mon carrosse, vous descendrez, la princesse et vous, à l’aide de la corde, et nous partirons aussitôt.

Le prince, qui avait une confiance illimitée en son valet, depuis ce qu’il l’avait vu faire auprès du fleuve, lui obéit de point en point. Il s’habilla en princesse, le plus magnifiquement qu’il put, se rendit ainsi déguisé au château, et demanda à parler au roi.

— Bonjour, dit-il, roi Dalmar.

— Bonjour, jeune princesse, répondit le roi.

— Je suis une amie de votre fille, que j’ai connue en Espagne, et je suis venue lui faire visite et passer quelques jours avec elle.

— Soyez la bienvenue, en ce cas ; je vais appeler ma fille, qui sera heureuse de vous revoir.

Et il fit venir la princesse, et les laissa seules toutes les deux. Elles obtinrent facilement la permission de passer la nuit dans la même chambre. Alors, le prince dit à la princesse qui il était, lui expliqua le motif de sa visite et de son déguisement, et lui demanda si elle consentirait à le suivre.

— Je vous suivrai partout où vous voudrez, répondit-elle ; mon père me tient constamment enfermée, dans cette tour, où je ne vois jamais personne, et je suis impatiente de recouvrer ma liberté.

A minuit, leurs préparatifs de départ étaient faits, et ils entendirent, sous la fenêtre, le valet du prince, qui disait :

— Préparez-vous à descendre ; attachez bien la corde, puis, jetez-la moi !

Ce qu’ils firent. Mais, au moment de descendre, la princesse eut peur et dit :

— Hélas ! mon pauvre prince, mon père est sorcier ; Il ne tardera pas à savoir que nous nous sommes évadés, et il enverra ses soldats après nous, et si nous sommes pris, malheur a nous !

— Partons toujours, répondit le prince ; nous verrons après.

Ils descendirent, à l’aide de la corde, montèrent dans la voiture, qui les attendait, et partirent au triple galop.

— Hélas ! j’entends les soldats de mon père qui arrivent ! s’écria la princesse, au bout de quelque temps.

Et ils arrivaient, en effet, au grand galop, avec le roi à leur tête. Ils allaient les atteindre, leurs chevaux marchaient déjà sur le pont du grand fleuve qui limitait le royaume du Dalmar, de ce côté, quand la voiture atteignait l’autre extrémité. Le valet, avec sa baguette blanche, frappa trois coups sur le pont, et aussitôt il tomba dans l’eau et disparut, et avec lui disparurent les soldats du roi Dalmar, qui furent tous noyés. Il était temps ! Le roi Dalmar seul était encore en vie, et, de l’autre côté du fleuve, il criait, furieux et montrant le poing :

— Tu m’as trompé, fils du roi de France ! Mais, avant d’arriver à Paris avec ma fille, tu auras encore à compter avec moi !

Cependant le prince et la princesse, exempts à présent de tout souci, poursuivaient leur route tranquillement. La nuit les surprit dans le même bois, et, sur l’avis du valet, il fut décidé qu’on y attendrait encore le jour. Le prince et la princesse couchèrent dans le carrosse, et le valet s’étendit sur la mousse et la fougère, au pied du même arbre que la première fois. A minuit, il entendit encore des bruits d’ailes, comme de grands oiseaux qui viendraient s’abattre sur l’arbre, puis une voix dit :

— Sommes-nous tous arrivés ?

— Oui, répondit une autre voix ; si ce n’est le Diable-Boiteux, pourtant ; mais, il est toujours en retard, vous le savez bien.

Le Diable-Boiteux arriva aussi, un moment après.

— Eh bien ! quoi de nouveau ? lui demandèrent les autres[35].

— Quoi de nouveau ? mais, vous ne savez donc rien ? Le fils du roi de France est encore dans le bois ! Il est venu à bout d’enlever la princesse Dalmar, et il l’emmène à Paris. Mais, il aura fort à faire, avant d’arriver là. D’abord, en sortant du bois, il sera attaqué par douze voleurs, qui lui enlèveront, à lui, à la princesse, et à leur valet, tout leur or, leur carrosse et jusqu’à leurs vêtements. Ils les mettront tout nus, comme quand ils vinrent au monde, puis ils les abandonneront, dans cet état. Et celui d’entre eux qui voudrait opposer quelque résistance serait à l’instant transformé en marbre. Étant dans ce triste état, ils rencontreront ensuite une vieille femme, sur le seuil de sa chaumière, qui les invitera à entrer et à accepter des vêtements. S’ils ont le malheur d’entrer dans la chaumière de la vieille et d’accepter des vêtements d’elle (car il y en aura là à choisir : vêtements de princes, de princesses, de ducs, de marquis), aussitôt, ils seront encore transformés en statues de marbre, et ils viendront se chauffer chez nous. Ils arriveront ensuite sur les bords d’un étang, dans lequel ils verront un homme prés de se noyer, et appelant au secours ; malheur à lui encore, s’ils veulent porter secours à cet homme, car aussitôt ils seront encore transformés en statues de marbre, et ils viendront se chauffer chez nous. Voilà les épreuves qu’il aura à subir avant d’arriver a Paris. Et comment voulez-vous qu’il s’en tire ? Cela ne serait possible que si quelqu’un lui rapportait ce que je viens de vous dire, et aucun de vous ne sera assez sot pour cela ; d’un autre côté, personne ne peut entendre nos conversations, ici ; et quand bien même elles pourraient être entendues de quelqu’un, si celui-là rapportait au prince, avant un an et un jour, ce que je viens de dire, il serait immédiatement changé lui-même en statue de marbre, et il viendrait se chauffer chez nous.

Le jour commençait à poindre, et les personnages qui étaient sur l’arbre partirent, ou plutôt s’envolèrent.

Le valet, couché sous l’arbre, avait tout entendu. 11 réveilla son maître, mais ne lui dit rien, attela les chevaux, et ils se remirent en route. A peine furent-ils sortis du bois, que douze voleurs, sortant d’une douve, se précipitèrent sur eux et arrêtèrent les chevaux, en criant : « La bourse ou la vie ! » Ils forcèrent le prince et la princesse à sortir du carrosse, les dépouillèrent de vêtements, le valet aussi, puis ils partirent en emmenant les chevaux et le carrosse. Nos gens, restés nus comme des sauvages, n’osaient plus se montrer sur les chemins, le jour. Ils se cachaient dans les bois, et voyageaient de nuit. Une vieille femme, au seuil de sa chaumière, les voyant passer, s’écria:

— Jésus ! mes pauvres gens, que vous est-il donc arrivé? Voir des chrétiens dans cet état! Entrez dans ma maison, et je vous donnerai des vêtements ; je ne vous laisserai pas partir ainsi.

Le prince et la princesse voulaient entrer ; le valet fit son possible pour les en empêcher ; mais, en vain ; ils entrèrent dans la maison de la vieille. Le valet mit alors le feu à la maison, et les força d’en sortir, avant qu’ils eussent eu le temps de s’habiller. Ils n’étaient pas contents. Il fallut se remettre en route, dans ce piteux état. Le valet trouva un vieux pantalon, tombé sans doute du sac de quelque chiffonnier. Il le mit, et put alors aller mendier du pain et des crêpes, dans les fermes, pour lui et ses deux compagnons. Ils arrivèrent ainsi sur les bords d’un grand étang, où ils aperçurent un homme sur le point de se noyer et qui criait, à faire pitié :

— Au secours! au secours ! Je me noie !...

Le prince voulait se jeter à l’eau, pour sauver cet homme. Le valet eut toutes les peines du monde à l’en empêcher. Il s’avança jusqu’au bord de l’étang, et, avec sa baguette, il se mit à frapper sur la tête de l’homme qui réclamait du secours, jusqu’à ce qu’il disparût sous l’eau.

— Méchant ! lui dirent le prince et la princesse ; vous avez fait mourir cet homme, lorsque vous pouviez le sauver.

Mais, le valet s’inquiéta peu de ce reproche, et ils continuèrent leur route.

Ils approchaient de Paris. Le valet, qui avait un pantalon, comme nous l’avons vu, précéda ses deux compagnons dans la ville, et leur apporta des vêtements. Alors, ils purent se montrer décemment, et ils firent tous les trois ensemble leur entrée dans le palais du roi. Le vieux monarque, qui croyait son fils mort, célébra son retour par des réjouissances publiques.

Quelque temps après, le prince se maria à la fille du roi Dalmar, et il y eut encore des festins et des fêtes magnifiques.

Neuf ou dix mois après leur mariage, il leur naquit un fils, qui mit le comble à leur bonheur.

Le prince avait conservé son fidèle serviteur, et souvent, ils parlaient ensemble de leur voyage au château du roi Dalmar et de leurs aventures extraordinaires. Il était fort intrigué de savoir comment il avait pu les faire sortir sans mal de tous les mauvais pas où ils s’étaient trouvés, et il l’interrogeait souvent à ce sujet.

— Je vous le dirai, répondait le valet à ses instances, mais, seulement quand le moment en sera venu ; je ne puis le faire, à présent.

Le désir et la curiosité du prince ne faisaient que s’accroître de cette résistance, et il le pressait de plus en plus ; mais, toujours en vain. Enfin, un jour, il entra dans la chambre du valet, comme un furieux, son sabre à la main, et en criant :

— Il faut que tu me dises ton secret, ou je te tue à l’instant !

— Je vous le dirai, mon maître, puisque vous l’ordonnez ; mais, vous le regretterez, plus tard.

— Parle, te dis-je, ou prépare-toi à mourir. Et il brandissait son grand sabre au-dessus de sa tête.

— Vous rappelez-vous, dit le fidèle serviteur, résigné, qu’en nous rendant au château du roi Dalmar, nous couchâmes dans un bois, où la nuit nous surprit ?

— Oui, je me rappelle, répondit le roi.

— Vous passâtes la nuit dans votre carrosse ; mais, moi, je la passai couché sur la mousse et la fougère, au pied d’un vieil arbre. Vers minuit, je fus réveillé en entendant causer sur cet arbre ; il y avait là-haut trois personnages, qui me font tout l'effet d'être des démons. L'un des trois, ne me sachant pas là, sans doute, apprit aux deux autres notre présence dans le bois, le but de notre voyage et tout ce qu'il fallait faire pour le mener à bonne fin[36].

Déjà les pieds du fidèle serviteur étaient devenus de marbre. Son maître le vit bien, mais il le laissa continuer ainsi :

— Au retour, nous passâmes encore la nuit dans le même bois, la princesse et vous, dans le carrosse, et moi, sous le même arbre. Les mêmes personnages arrivèrent encore, à minuit, sur l'arbre, et j'appris de la même manière tout ce qu'il fallait faire, dans la seconde partie du voyage, pour arriver avec la princesse au palais de votre père.

Le prince, voyant son fidèle serviteur déjà changé en marbre, jusqu'à la ceinture, s'écria enfin :

— Assez ! assez ! Ne va pas plus loin !

— Non, il faut que j'aille jusqu'au bout, puisque j'ai commencé. Je ne devais pas vous révéler ce secret, sous peine d'être changé en statue de marbre. Vous m'avez ordonné de parler ; vous êtes mon maître, je vous ai obéi ; vous savez tout à présent, et la prédiction est accomplie.

Et en effet, le fidèle serviteur était maintenant une statue de marbre, des pieds à la tête. Les derniers mots qu'il prononça furent ceux-ci:

— C'en est fait de moi, à présent ; je vais brûler dans le feu de l'enfer, et vous-même vous y viendrez me rejoindre, si vous ne rachetez pas votre faute !

Le prince était inconsolable du malheur de son fidèle serviteur. Il était devenu triste, taciturne, il fuyait la société, et on le surprenait souvent pleurant. Personne, même sa femme, ne soupçonnait la cause d'un changement si complet.

Son vieux père lui demanda un jour :

— Où est donc ton fidèle serviteur, que tu aimais tant ? Je ne le vois plus, depuis quelque temps.

Le prince garda le silence.

— Prends garde de l'avoir fait mourir.

— Non, mon père, rassurez-vous, je ne l'ai pas fait mourir.

Il rêvait constamment aux moyens de le délivrer. Mais, comment s'y prendre ? Qui le conseillerait ? Après avoir consulté vainement un grand nombre de savants, de magiciens et de sorciers, l'idée lui vint d'aller passer encore une nuit, dans la forêt où ils en avaient déjà passé deux. Il partit, un matin, dans son carrosse, sans dire à personne où il allait, et se rendit à la forêt. Il reconnut facilement l'endroit, et il se coucha sous l'arbre, comme son vieux serviteur ; mais, il ne dormit pas. A minuit, il entendit un grand bruit d'ailes, au-dessus de sa tête, puis une voix qui disait :

— Eh bien ! camarades, le valet du fils du roi de France, qui avait entendu notre conversation et l'a révélée à son maître, est venu se chauffer chez nous, comme je vous l'avais prédit ; et le prince lui-même viendra aussi, je l'espère bien, sans tarder. Il n'y a qu'un moyen pour lui de l'éviter et de délivrer son fidèle serviteur, qu'il regrette tant, à présent.

Le prince était tout oreilles, en ce moment, je vous prie de le croire ; l'autre reprit :

— Il lui faudrait égorger son fils unique, qu'il aime tant, pendant la grand'messe, en recueillir tout le sang, dans un vase, arroser la statue de marbre, qui fut son serviteur, avec ce sang, puis, remettre ce même sang dans la bouche de l'enfant, et le coucher dans son berceau. La statue se ranimerait peu à peu, à mesure qu'on l'arroserait de sang, et, avant la fin de la grand'messe, le valet du prince serait complètement revenu à son premier état ; l'enfant lui-même ressusciterait, peu après, et se retrouverait aussi sain et aussi bien portant que devant. Voilà ce qu’il lui faudrait faire ; mais, comment pensez-vous que l’idée puisse jamais lui en venir ?

Le jour commença à poindre, en ce moment, et les hôtes de l’arbre s’envolèrent, avec un grand bruit d’ailes.

Le prince n’avait pas perdu un mot de tout ce qui s’était dit. Il revint à la maison, un peu moins triste, et plein d’espoir.

Le dimanche qui suivit, il dit à tout son monde d’aller à la grand’messe, au bourg, et de le laisser seul à la maison. Tout le monde partit, et il resta absolument seul dans le palais. Quand il entendit les cloches qui annonçaient que la grand’messe allait commencer, il prit un couteau et s’avança résolument vers le berceau où dormait son enfant.

Mais, le courage lui manqua, au moment de frapper, et il recula d’horreur et se mit à pleurer.

Il revint, un moment après, plus résolu ; il détourna la tête et frappa. Le sang jaillit aussitôt. Il le recueillit dans un vase et courut à la statue de marbre et se mit à la frotter avec le sang de son enfant, encore chaud. Et à mesure qu’il la frottait, il voyait le marbre qui se ranimait sensiblement, et, au moment où la messe finissait, la statue marcha et le fidèle serviteur parla ainsi à son maître :

— Ah ! mon pauvre maître, que j’ai eu chaud, depuis ! On m’avait bien dit que j’aurais chaud, un jour, si je révélais le secret ; et l'on n’avait pas menti. Vous-même, vous auriez eu le même sort, si vous ne vous étiez comporté comme vous l’avez fait ! Mais, ne perdez pas de temps ; remettez le sang dans la bouche de votre enfant, et soyez sans inquiétude.

Le prince s’empressa de remettre le sang dans la bouche de l’enfant ; mais, malgré tout, il n’était pas sans inquiétude. Peu après, les gens du palais rentrèrent de la grand’messe. On se mit à table, à l’heure ordinaire. La princesse et le vieux roi furent surpris et heureux de revoir leur fidèle serviteur. Cependant, ils étaient étonnés de voir le prince plus soucieux que d’ordinaire.

— Où est l’enfant ? demanda la princesse.

— Il est dans son berceau, et il dort bien, répondit-il.

Un instant après, ayant entendu un cri, comme d’un enfant qui se réveille, il se leva de table, courut à l’appartement où était son fils, et rentra aussitôt en le tenant dans ses bras, bien éveillé et souriant à sa mère. Puis il conta tout, et le sujet de sa douleur, et le motif de son dernier voyage, et la manière dont il avait délivré son fidèle serviteur.

Il y eut alors de grandes fêtes et des festins magnifiques, au palais. Moi-même, je pus me glisser, parmi la foule des serviteurs, jusqu’à la cuisine. Mais, comme je trempais mon doigt dans toutes les sauces, le maitre-cuisinier, qui m’aperçut, me donna un grand coup de pied, où vous savez bien, et me lança jusqu’ici pour vous conter mon conte.


Conté par Jean le Person, cordonnier au bourg
de Plouaret. — Novembre 1869.


Voir dans mes Légendes chrétiennes de la Basse-Bretagne, tome II, page 11, une variante de ce conte, sous le titre de : L’Ermite et la Bergère, et dans le même tome, pages 76 et 77, le dénouement de la légende de Sainte Touina.

Dans les Mille et une Nuits, conte du Roi des Iles noires, on voit aussi un homme métamorphosé en statue de marbre.

Le même conte se trouve aussi, peu différent de notre version, dans le recueil de contes et d’apologues indiens intitulé l’Hito-padésa.


II


LE ROI DE PORTUGAL
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Setu aman eur gaozic koant,
Ha, ma c’hredit, mar hoc’h eus c’hoant,
Na vô laret en-hi tra gaou,
Met, marteze, eur gir pe daou.

Voici un joli petit conte,
Et, croyez-moi, si vous voulez,
Il n’y sera dit de mensonge,
Si ce n’est, peut-être, un mot ou deux.


IL y avait une fois un roi de Portugal, qui était si beau, qu’il croyait n’avoir pas son pareil au monde.

Il voulut voyager, pour voir s’il trouverait quelqu’un qui pût lui disputer le prix de la beauté.

Il rencontra bientôt sur sa route un bossu, qui, le voyant passer en bel attirail, s’écria : — Comme il est laid, cet homme !

Il s’arrêta, étonné, et dit au bossu :

— Comment, bossu, vous me trouvez laid ?

— Oui, vraiment, bien que vous soyez roi et portiez de beaux habits et de riches parures. Mais, si vous pouviez épouser la princesse Ronkar, qui habite le château de Montauban, par-delà la terre, quel homme vous seriez !

— Est-ce que vous pourriez me faire obtenir cette princesse, vous ?

— Peut-être bien.

— Venez avec moi, alors, et nous la chercherons tous les deux ensemble.

— Oui, si cela me plaît.

— Je ferai tout ce que vous me direz, et vous récompenserai généreusement.

Le roi retourna à son palais avec le bossu, et lui dit, le lendemain matin :

— Allons à la recherche de la princesse Ronkar.

— C’est bien, répondit le bossu, allons ; mais, faites d’abord charger huit mulets d’or et d’argent, que nous amènerons avec nous.

On chargea huit mulets d’or et d’argent.

— A présent, dit le bossu, montons à cheval et partons.

Et ils partirent.

Ils ne furent pas loin, que le bossu mit quelque chose dans l’oreille de son cheval, et aussitôt il tomba à terre et mourut.

— Voilà mon cheval mort, dit-il, et, comme je ne veux pas marcher, je n'irai pas plus loin.

— Montez en croupe sur le mien, lui dit le roi.

Il monta en croupe derrière le roi et ils continuèrent leur route. Mais, bientôt le bossu versa encore quelque chose dans l'oreille du cheval du roi, et il tomba aussi roide mort.

— Que faire, à présent ? demanda le bossu.

— Jetons sur la route, dit le roi, l'or et l'argent que porte un des mulets, et montons tous les deux sur son dos.

C'est ce qu'ils firent, et ils continuèrent leur route, sur le mulet. La nuit les surprit dans un grand bois.

— Entrez dans ce tas de feuilles sèches que voilà, afin de n'avoir pas froid, dit le bossu au roi, et moi, je monterai sur ce vieux chêne que voici, et de là, je veillerai sur nos mulets et sur vous.

Le roi se glissa sous les feuilles sèches, et le bossu monta sur l'arbre.

Le bossu s'endormit sur l'arbre, et fut éveillé par un bruit de voix. Il regarda sous lui et vit avec étonnement un siège doré sur lequel était assis un homme, et autour de ce siège se tenaient rangés et debout vingt-cinq hommes armés et de fort mauvaise mine.

— Êtes-vous tous là ? demanda celui qui était sur le siège.

— Oui, à l'exception du boiteux, lui répondit-on.

— Il arrive toujours le dernier, celui-là ; que chacun de vous me rende compte de l'emploi de son temps.

Et ils racontèrent leurs exploits, chacun à son tour, en renchérissant l'un sur l'autre. Cependant le boiteux arriva aussi.

— Où donc étais-tu resté ? lui demanda le chef ; tu as, sans doute, quelque bonne nouvelle à nous annoncer ?

— Oui, maître, excellente.

— Voyons, conte-nous cela, vite.

— Le roi de Portugal est dans le bois, et il a avec lui sept mulets chargés d'or et d'argent. Il va à la recherche de la princesse Ronkar, qu'il veut épouser. Écoute bien, bossu...

— Bossu ? demandèrent les autres en se regardant ; que veux-tu dire ? Il n'y a pas de bossu ici.

— Ah ! n'y faites pas attention, ce n'est rien ; avant de trouver la princesse et d'obtenir sa main, il aura fort à faire. Elle habite dans un beau château, entre le ciel et la terre. Écoute bien, bossu !...

— Encore !... s'écrièrent les autres ; que veux-tu donc dire avec ton bossu ?

— Je vous le répète, ne faites pas attention, c’est un mot qui me revient sans cesse, malgré moi ; ce n’est rien. Il rencontrera d’abord un fleuve large et profond et sur lequel il n’y a pas de pont ; mais, il n’aura qu’à couper, avec son couteau, une baguette de saule, dans une haie voisine, l’écorcher, la fourrer trois fois dans la haie, à l’endroit le plus épais, puis en frapper l’eau, trois fois, et frapper la terre en même temps du pied, et aussitôt un pont s’élèvera sur le fleuve. Qu’il passe vite, alors. Mais, il ne sera pas encore au bout de ses peines, pour être rendu de l’autre côté de l’eau.

— Que nous contes-tu donc là ? lui dit le chef.

— Mais, vous voyez bien que c’est la manière dont le prince et son bossu doivent s’y prendre pour aller au château de la princesse Ronkar : écoute bien, bossu !...

— Tu nous ennuies, avec ton bossu ; finis, vite, ton histoire.

— Après avoir traversé le fleuve, ils arriveront au pied d’une haute montagne d’un accès difficile, à cause des ronces et des épines qui en défendent partout l’approche. Mais, il trouvera là un grand galet rond, et s’il peut le soulever et le lancer contre la montagne, aussitôt un beau sentier s’offrira à sa vue, par lequel il pourra facilement monter jusqu’au sommet de la montagne. Quand il sera arrivé... Écoute bien, bossu !...

Le bossu, sur son arbre, ne perdait pas un mot de ce qu’il disait, vous pouvez bien le croire.

— Quand ils seront arrivés, le roi et lui, au haut de la montagne, ils auront affaire à cinq cent vingt soldats et à soixante géants. Je ne voudrais pas être à leur place. Mais, s’ils peuvent atteindre le château (car c’est sur cette montagne qu’est le château de la princesse Ronkar), à midi juste, ils trouveront les soldats et les géants endormis, et alors, leur affaire sera bonne. Les portes du château seront toutes ouvertes (car là, il n’arrive pas souvent du monde de notre pays), et ils pourront y entrer facilement. Dans une salle splendide, ils verront une princesse, belle comme le soleil, couchée et dormant sur son lit. Qu’ils ne restent pas, bouche béante, à la contempler ; mais, qu’ils s’empressent de lui mettre un mouchoir dans la bouche, pour l’empêcher de crier, qu’ils l’enlèvent dans leurs bras et partent, vite, sans regarder derrière eux.

Mais, hélas ! s’ils n’arrivent pas au château, à midi juste, c’en est fait d’eux, et ils ne reverront jamais leur pays. Rappelle-toi bien, bossu !...

En ce moment, le jour commença à poindre, et les voleurs (car c’étaient des voleurs) se dispersèrent, après avoir reçu les ordres de leur chef.

Le roi, enfoui sous un tas de feuilles sèches, n’avait rien vu, ni rien entendu ; mais, le bossu n’avait pas perdu un mot de tout ce qu’avait dit le boiteux. Il descendit de son arbre, éveilla le roi, à qui il ne dit rien de ce qu’il savait, et ils se remirent en route.

Ils arrivèrent bientôt au fleuve dont avait parlé le boiteux. Le bossu tira son couteau de sa poche, alla à une haie qui était là près, y coupa une baguette de saule, l’écorcha, et la fourra trois fois dans la haie. Le roi coupa aussi une baguette et l’écorcha, tout en marchant, mais, il ne la fourra pas dans la haie. Ils arrivent au bord du fleuve, et ne voient ni barque ni pont.

— Nous ne pouvons pas aller plus loin, dit le roi.

Mais le bossu frappa l’eau, par trois fois, de sa baguette et la terre, de son pied, et voilà aussitôt un beau pont qui s’élève sur le fleuve, au grand étonnement du roi. Ils s’engagent dessus et passent de l’autre côté. Le bossu frappe encore de sa baguette, par trois fois, et le pont disparaît aussi promptement qu’il s’était élevé.

Les deux voyageurs se trouvèrent alors au pied d’une montagne très élevée et dont les flancs étaient garnis d’un fourré impénétrable de ronces et d’épines. Il fallait pourtant gravir cette montagne. Comment faire ? Le bossu regarda autour de lui, cherchant la pierre dont avait parlé le boiteux du bois. Il l’aperçut, à moitié ensevelie dans l’herbe.

— La pierre est bien grande ! se dit-il en lui-même ; je crains de ne pouvoir la soulever.

Pourtant, il marcha à elle résolument, la souleva et la lança contre la montagne. Aussitôt une belle route s’ouvre, par enchantement, parmi les ronces et les épines. Ils s’y engagent et arrivent facilement au haut de la montagne. Le premier coup de midi sonnait, juste, en ce moment.

— C’est à merveille ! pensa le bossu.

Ils vont droit au château, trouvent les portes ouvertes et entrent. Ils traversent plusieurs salles, toutes fort belles, et arrivent à une dernière, bien plus belle que les autres, où ils voient, couchée sur un lit de pourpre, une princesse d’une beauté resplendissante. Le roi resta à la contempler, la bouche ouverte ; mais, le bossu alla tout droit à elle, lui mit son mouchoir sur la bouche, l’enleva dans ses bras et partit, en disant au roi de le suivre. En repassant par les salles et la cour, ils virent les soldats et les géants : tous dormaient et ronflaient bruyamment, et aucun d’eux ne s’éveilla ; le moment n’était pas encore venu.

Mais, hélas ! le bossu avait oublié qu’il devait rapporter la pierre à l’endroit où il l’avait trouvée, afin que le chemin se refermât après lui, au retour, et cet oubli fit que !e chemin resta ouvert

Les soldats et les géants s’éveillèrent, quand le moment fut venu, et s’aperçurent aussitôt de la disparition de la princesse. Ils la cherchèrent partout, dans le château et les jardins. Cinq ou sis géants, voyant la route ouverte sur le flanc de la montagne, s’y engagèrent. Le bossu entendit leurs pas derrière lui, et dit au roi :

— Prenez la princesse, a votre tour, car je n’en puis plus !

Le roi prit la princesse des bras du bossu et ils continuèrent de descendre la montagne. Ils arrivent au fleuve. Le bossu frappe l’eau par trois fois de sa baguette et la terre, du pied, et aussitôt le pont reparaît. Ils s’engagent dessus, passent, et le bossu, de trois autres coups de baguette, le fait disparaître sous l’eau. Il était temps ! Les géants allaient mettre le pied dessus, et alors, tout eût été perdu ! Les géants hurlaient et grinçaient les dents, de l’autre côté de l’eau ; le bossu et le roi riaient et les narguaient.

Le roi, le bossu et la princesse (elle s’était éveillée, en atteignant l’autre rive du fleuve), se mirent alors eu route, pour revenir en Portugal. Ils passèrent la nuit dans le même bois où les deux premiers l’avaient déjà passée, en allant à la montagne. Le roi et la princesse Ronkar se glissèrent chacun sous un tas de feuilles sèches, et le bossu monta encore sur son chêne. Vers minuit, les voleurs arrivèrent encore sous l’arbre. Et chacun de conter ses exploits au chef. Le boiteux était toujours en retard.

— Holà ! les amis, cria-t-il en arrivant, il y a du nouveau !

— Quoi donc, Diable boiteux ? demandèrent les autres.

— Le roi de Portugal est encore dans le bois, et avec lui la princesse Ronkar, qu’il vient d’enlever ! Nous les trouverons, quand viendra le jour. Pourtant, ils peuvent encore nous échapper, si le bossu s’y prend bien. Aussitôt qu’ils seront sortis du bois... Ecoute bien, bossu !...

— Encore ton bossu !... De qui veux-tu donc parler ?

— Je vous l’ai déjà dit, mes amis, c’est un mot qui me revient sans cesse, malgré moi, et qui ne signifie rien ; n’y faites donc pas attention. Aussitôt qu’ils seront sortis du bois, ils rencontreront un beau carrosse avec un postillon, qui invitera le roi et la princesse et le bossu aussi à y monter ; mais, s’ils y montent, malheur à eux ! car le roi et le bossu seront conduits dans l’enfer, et la princesse retournera au château où elle était retenue enchantée par un magicien puissant. Mais, s’ils ne montent pas dans le carrosse, un peu plus loin, ils rencontreront un étang, où ils verront un homme qui se noie et qui appelle au secours. S’ils essaient de lui porter secours, le roi et le bossu tomberont encore dans l’enfer, et la princesse retournera à son château, sous la garde des géants. Un peu plus loin encore, ils rencontreront une vieille femme, qui leur offrira des gâteaux et des fruits. La princesse voudra en accepter ; mais, si elle prend la moindre chose, le roi et le bossu iront en enfer, et la princesse retournera captive dans le château d’où elle vient.

Le bossu entendit tout, sur son arbre. Quand le jour commença à poindre, les voleurs se séparèrent et partirent, de côté et d’autre, à la recherche du roi de Portugal et de la princesse Ronkar. Ils ne savaient pas qu’ils étaient si près d’eux.

Le bossu descendit alors de son arbre, éveilla le roi et la princesse, et ils se remirent en route.

Dès qu’ils furent sortis du bois, ils virent un beau carrosse, avec un postillon tout galonné d’or, qui les invita à entrer dans son carrosse. Le roi et la princesse ne demandaient pas mieux ; mais, le bossu frappa le postillon de sa baguette blanche, qu’il avait gardée, et il s’en alla au galop.

Le roi, la princesse et le bossu continuèrent leur route, et arrivèrent bientôt au bord d’un grand étang. Un homme s’y noyait et criait : « Au secours I Je me noie !... » C’était pitié de l’entendre.

— Le pauvre homme ! Il faut essayer de le sauver ! dirent le roi et la princesse.

— Gardez-vous en bien, et continuons notre route, dit le bossu, sans s’arrêter.

Et ils passèrent outre.

Un peu plus loin, ils rencontrèrent une vieille femme, qui portait un panier au bras. Elle les accosta, et, présentant à la princesse son panier rempli de gâteaux et de beaux fruits, elle lui dit :

— Voyez, princesse, les fruits délicieux, les excellents gâteaux ! Jamais vous n’en avez mangé de meilleurs !...

La princesse étendait déjà la main pour en prendre, lorsque le bossu accourut, et, d’un coup de pied, lança le panier en l’air et fit tomber les gâteaux et les fruits dans la poussière. La vieille l’agonisa d’injures, et le roi, mécontent, lui dit :

— Pourquoi avez-vous fait cela ? Ne voyez-vous pas que la princesse et moi nous désirions manger un gâteau et un fruit ?...

— Vous le saurez, plus tard ; marchons !... dit le bossu, pour toute réponse.

J’avais oublié de dire que le boiteux, dans le bois, avait recommandé au bossu de ne rien révéler au roi de ce qu’il avait entendu, sous peine de voir la partie inférieure de son corps pétrifiée, à partir de la ceinture ; la moitié supérieure ne subirait d’autre changement que de lancer du feu par la bouche, les narines et les yeux.

Ils se remirent en marche, et arrivèrent à une hôtellerie, au bord de la route. Ils avaient faim, ils étaient fatigués et ils s’y arrêtèrent pour se restaurer et se reposer. Ils y passèrent la nuit, et prirent un carrosse, le lendemain matin, pour les conduire jusqu’en Portugal.

Le roi de Portugal épousa la princesse Ronkar, la plus belle créature qu’il fût possible de voir sous l’œil du soleil[37], et il y eut, à cette occasion, de belles fêtes et de grands festins.

Neuf mois après, la reine mit au monde un enfant, un garçon superbe.

Le bossu était resté avec le roi, dans son palais, et c’était son conseiller le plus écouté et son meilleur ami. Ils parlaient souvent de leur voyage à la recherche de la princesse Ronkar, et, chaque fois, le roi demandait à son compagnon de voyage comment il avait pu le conseiller de manière à mener à bout une si périlleuse entreprise. Le bossu résistait et répondait toujours d’une façon évasive. Mais, la curiosité du roi et ses instances augmentaient, chaque jour. Il en vint à accuser son ami et son sauveur de ne pas l’aimer et de comploter même contre sa vie.

Le bossu, bien qu’il connût parfaitement la conséquence funeste du secret qu’il allait trahir, lui dit alors :

— Puisque ce secret vous rend malheureux et injuste au point de douter de mon amitié pour vous, je vais vous le faire connaître ; mais, vous le regretterez bientôt.

Il lui dit tout. Et, à mesure qu’il parlait, la moitié inférieure de son corps se changeait en marbre : ses pieds d’abord, puis ses jambes et ses cuisses ; et quand il unit de parler, il était pétrifié jusqu’à la ceinture, et le feu sortait de sa bouche, de ses narines et de ses yeux. Il était effrayant à voir !

La douleur du roi fut grande de voir l’état dans lequel sa curiosité avait mis son meilleur ami. Il le visitait plusieurs fois par jour, et pleurait à la vue de ses souffrances. Il fit venir tous les médecins, magiciens et sorciers de son royaume. Personne n’y pouvait rien. Il était au désespoir.

L’idée lui vint d’aller passer une nuit au bois où ils s'étaient arrêtés, en allant au château de la princesse, et au retour de là. Peut-être y verrait-il le boiteux, qui lui apprendrait le secret qu'il cherchait.

Il se rendit donc au bois, monta sur l'arbre et attendit.

Vers minuit, les brigands arrivèrent, comme d'habitude. Chacun rendit compte au chef de sa conduite, et le boiteux dit, à son tour :

— Le roi de Portugal est encore dans le bois, camarades !

— Laisse-nous donc tranquille avec ton roi de Portugal, lui dit-on.

— Je vous le répète, le roi de Portugal est dans le bois. Il cherche un remède pour guérir son ami le bossu, dont toute la moitié inférieure, jusqu'à la ceinture, est pétrifiée. Je sais bien, moi, ce qu'il faudrait faire pour le guérir. Il faudrait que le roi (il ne fera jamais cela) égorgeât de ses propres mains son fils unique, comme un petit cochon, et en recueillit le sang, dans un vase, pour en arroser le bossu pétrifié. Aussitôt il reviendrait à son état primitif, aussi sain que jamais. Mais, je le répète, jamais le roi ne fera cela.

Le roi avait bien entendu, sur l'arbre. Le jour vint et les brigands se dispersèrent, et le roi se remit en route pour revenir à son palais. Sa perplexité était grande et cruelle. Son âme était navrée de l’état où il voyait son ami, celui à qui il devait sa femme et la vie même, — et cela par sa faute !... Mais aussi, égorger son fils unique, un si bel enfant !...

Il arrive au palais et va voir son ami, aussitôt. Il le revoit dans le même état et pleure abondamment. Il était malheureux et ne mangeait ni ne dormait plus. Enfin, il se dit un jour :

— Je ne puis rester plus longtemps dans cette situation ! Il faut délivrer mon ami !...

Il prend un couteau et se dirige vers la chambre de son fils. Mais, le cœur lui manque, en le voyant endormi, dans son berceau, si gentil et le sourire sur les lèvres ; il hésite, le couteau lui tombe de la main, et il revient sur ses pas. Il retourne auprès de son ami le bossu et est tellement ému de son supplice qu’il court de nouveau à la chambre de son fils, fou de douleur, et le frappe, cette fois. Il recueille son sang dans un vase et court en arroser le bossu. Aussitôt celui-ci se sent soulagé, le feu s’éteint dans sa bouche, dans ses narines et ses yeux, et, peu à peu, la partie pétrifiée de son corps s’assouplit ; le marbre redevient chair, le sang y circule de nouveau, et il est bientôt rendu à son état naturel.

Les deux amis se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, en pleurant de joie.

— Vois comme je t’aime ! dit le roi au bossu ; j’ai égorgé mon fils unique pour te délivrer !

— Sire, répondit le bossu, votre dévouement sera récompensé ; votre fils n’est pas mort ; allons le voir !

Et, quand ils entrèrent dans la chambre de l’enfant, ils le virent qui souriait, dans son berceau, et tendait les bras vers son père.

Il y eut alors, à la cour, des fêtes magnifiques. Et depuis, je n’ai pas eu de leurs nouvelles.


Conté par Francesa ar C’hroseur, femme Bizi (Bizien),
ménétrier, de Belle-Isle-en-Terre. — Décembre 1869.


Le prototype des contes de ce cycle semble être le conte hindou de Viravara, dans le Pantchatantra et aussi dans l’Hitopadésa, chap. IX, édition Maisonneuve, 1882, avec mélange de souvenirs de l’Obéron de Huon de Bordeaux.

Le Roi de Portugal et le Roi Dalara, qui précède, peuvent aussi se rattacher au cycle de la Princesse aux Cheveux d’Or par la recherche de la princesse Ronkar et du Roi Dalmar.


V


IOUENN KERMÉNOU


L'HOMME DE PAROLE
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Baz a zo brema pell-amzer,
D'ar c’houlz m’ho defoa dennt ar ier.

Il y a de cela bien longtemps,
Quand les poules avaient des dents.


IL y avait un marchand, nommé Jean Kerménou, qui avait gagné une grande fortune. Il avait plusieurs navires sur la mer, et il allait dans les pays lointains avec des marchandises de son pays, qui lui coûtaient peu de chose, et qu’il revendait très avantageusement. Il n’avait qu’un fils, nommé Iouenn, et il désirait le voir devenir marchand et homme de mer, comme lui. Aussi, un jour, lui parla-t-il de la sorte : — Voici que je me fais vieux, mon fils, et, après avoir beaucoup travaillé, toute ma vie, et m’être donné beaucoup de mal, je voudrais rester enfin tranquille, a la maison, pour attendre la mort, quand il plaira a Dieu de me l’envoyer. Mais, vous, qui êtes jeune et plein de force et de santé, je voudrais vous voir travailler et voyager, comme je l’ai fait, car tout homme, dans ce monde, doit travailler pour vivre. Je vais donc vous donner un navire, chargé de marchandises du pays, que vous irez vendre dans les pays lointains ; vous reviendrez avec une autre cargaison de marchandises étrangères, et apprendrez ainsi le commerce et augmenterez votre avoir.

Iouenn, qui ne désirait rien tant que de quitter la maison de son père et de voyager au loin, entendit ces paroles avec une grande joie. On lui chargea donc un navire de toutes sortes de marchandises et il partit, muni de lettres pour les pays où il se rendait. Les vieux matelots de son père étaient avec lui, et, après une longue navigation, avec toutes sortes de temps, et du bon et du mauvais, il arriva dans une ville dont je ne sais pas le nom. Il présenta les lettres de son père, reçut bon accueil, vendit bien sa cargaison et en fit beaucoup d’argent.

Un jour qu’il se promenait par la ville, il vit un rassemblement de curieux et entendit des aboiements de chiens. Il s’approcha, et fut fort étonné de voir le cadavre d’un homme livré en pâture à un troupeau de chiens. Il demanda ce que cela signifiait, et apprit que cet homme avait beaucoup de dettes, et qu’après sa mort, son corps avait été livré en pâture aux chiens, selon la coutume du pays, à l’égard de ceux qui mouraient insolvables. Iouenn eut pitié de ce pauvre mort et dit :

— Chassez les chiens ; je paierai ses dettes et lui ferai rendre les derniers devoirs.

On arracha le cadavre aux chiens, et Iouenn fit publier par la ville que tous ceux à qui cet homme devait quelque chose n’avaient qu’à venir le trouver et ils seraient payés.

Il se présenta beaucoup de monde, et il lui fallut une grande somme d’argent pour les désintéresser tous ; puis, quand personne ne réclama plus rien, le cadavre fut enseveli et mis en terre avec les honneurs convenables.

Quelques jours après, Iouenn Kerménou remit à la voile, pour revenir dans son pays, avec le peu d’argent qui lui restait, et sans acheter d’autres marchandises. Comme il était en mer avec ses matelots, ils aperçurent un navire tout tendu de noir :

— Que signifie ceci ? se demandèrent-ils ; il faut aller voir.

Et ils se dirigèrent vers le navire tendu de noir, et, quand ils furent auprès, Iouenn cria à ceux qui le montaient :

— Pourquoi êtes-vous ainsi tendus de noir ? Vous est-il arrivé quelque malheur ?

— Oui, il y a malheur assez ! lui répondit-on.

— Qu’est-ce donc ? Parlez, et si nous pouvons vous être utiles, ce sera avec plaisir.

— Il y a un serpent qui habite dans une île, près d’ici, et, tous les sept ans, il faut lui livrer une princesse du sang de notre famille royale.

— La princesse est-elle avec vous ?

— Oui, elle est avec nous et nous la conduisons au serpent, et voilà pourquoi notre navire est tendu de noir.

Iouenn, à ces mots, monta sur le navire tendu de noir et demanda à voir la princesse. Quand il vit combien elle était belle, il s’écria :

— Cette princesse ne sera pas la proie du serpent !

— Hélas ! répondit le maître du navire, il nous faut la lui conduire, ou il mettra tout le royaume à feu et à sang.

— Je vous dis qu’elle ne sera pas conduite au serpent, et qu’elle viendra avec moi. Je vous donnerai en échange beaucoup d’argent, et vous pourrez acheter ou enlever, quelque part ailleurs, une autre princesse, que vous livrerez au serpent.

— Si vous nous donnez assez d’argent...

— Je vous en donnerai à discrétion.

Et il leur donna tout l’argent qui lui restait et emmena la princesse sur son navire.

Les gens du navire tendu de noir allèrent alors chercher une autre princesse, et Iouenn Kerménou s’en retourna dans son pays, avec celle qu’il leur avait achetée. Mais, il n’avait plus d’argent, ayant tout donné.

Quand le vieux marchand apprit que le navire de son fils était rentré au port, il se hâta de s’y rendre et lui demanda :

— Eh bien ! mon fils, avez-vous fait un bon voyage ?

— Oui, vraiment, mon père, il a été assez beau, répondit-il.

— Que rapportez-vous ? Faites-moi voir. Iouenn conduisit le vieillard à sa cabine et lui dit, en lui montrant la princesse :

— Voyez, mon père, voilà ce que je rapporte.

— Oui, une belle fille, comme il y en a beaucoup dans ces pays-là ; mais, vous avez de l’argent aussi, puisque vous n’avez pas de marchandises ?

— J’ai eu beaucoup d’argent, il est vrai, mon père ; mais je n’en ai plus.

— Qu’en avez-vous donc fait, mon fils ?

— J’en ai employé une moitié, mon père, à racheter et à faire ensevelir convenablement le cadavre d’un pauvre homme jeté en pâture aux chiens, parce qu’il était mort sans pouvoir payer ses dettes ; et j’ai donné l’autre moitié pour cette belle princesse, que l’on conduisait à un serpent, pour être dévorée par lui.

— Il n’est pas possible que vous ayez fait tant de folies, ou vous n’êtes qu’un sot, mon fils !

— Je ne vous dis que la vérité, mon père.

— Eh bien ! disparaissez de devant mes yeux, et ne remettez jamais les pieds dans ma maison, ni vous ni votre princesse ; je vous maudis.

Et le vieillard s’en alla, furieux.

Iouenn était fort embarrassé ; où aller avec sa princesse, puisque son père ne voulait pas le recevoir, et qu’il n’avait plus d’argent ? Il se rendit chez une vieille tante qu’il avait, dans la ville, et lui conta tout : comment il avait employé son argent à payer les dettes d’un homme mort insolvable et à racheter la belle princesse qu’elle voyait auprès de lui, et que l’on conduisait à un serpent ; et comment enfin son père leur avait donné sa malédiction à tous deux, en leur défendant de remettre jamais les pieds dans sa maison.

La tante eut pitié d’eux, et leur donna l’hospitalité.

Mais, bientôt Iouenn voulut épouser la princesse. Il se rendit auprès de son père, pour solliciter son consentement.

— La fille est-elle riche ? lui demanda le vieillard.

— Elle le sera, un jour, mon père, puisqu’elle est fille de roi.

— Oui da ! quelque drôlesse, qui vous aura fait croire qu’elle est fille de roi : faites comme il vous plaira, du reste ; mais, vous n’aurez rien de moi, si vous l’épousez.

Iouenn s’en retourna tout triste et raconta à la princesse et à sa tante la réception que lui avait faite son père. Quoi qu’il en soit, le mariage fut célébré, la tante en fit les frais et céda aux jeunes époux une petite maison, qu’elle possédait, non loin de la ville, et où ils se retirèrent.

Environ neuf ou dix mois après, la princesse donna le jour à un fils, un fort bel enfant.

Un oncle de Iouenn, un frère de sa mère, avait aussi des navires sur la mer, pour aller faire du commerce dans les pays lointains. Il se faisait vieux, il était riche aussi et ne voulait plus naviguer. Il confia à son neveu un beau navire, chargé de marchandises, pour aller les vendre dans les pays où le soleil se lève. Quand la princesse apprit cela, elle dit à son mari qu’il fallait mettre leurs portraits à tous deux et celui de leur enfant, bien ressemblants, à l’avant du navire. Ce qui fut fait. Iouenn fit alors ses adieux à sa femme, embrassa tendrement son enfant, et mit à la voile. Il fut jeté par le vent, sans qu’il en sût rien, dans la ville où habitait le père de sa femme. Les gens de la ville accoururent pour voir son navire, et, quand ils virent les trois portraits sculptés à l’avant, sous la misaine, ils reconnurent dans l’un d’eux la fille de leur roi, et allèrent en avertir celui-ci. Le roi courut aussitôt au navire, et, dès qu’il vit le portrait, il s’écria :

— Oui, c’est bien ma fille ! Serait-elle donc encore en vie ? Il faut que je m’en assure, à l’instant.

Et il demanda à parler au capitaine du navire. Quand il vit Iouenn, il reconnut facilement que c’était l’homme dont le portrait se trouvait avec celui de sa fille, à la proue du navire, et il lui dit :

— Ma fille est sur votre navire, capitaine ?

— Excusez-moi, seigneur, lui répondit Iouenn, il n’y a ni fille ni femme sur mon navire.

— Je vous dis qu’elle est ici, quelque part, et il faut que je la voie, à l’instant.

— Croyez-moi, seigneur, votre fille n’est pas sur mon navire.

— Où donc est-elle ? car vous la connaissez, sans doute, puisque son portrait est près du vôtre, sur l’avant de votre navire.

— Je ne saurais vous dire, seigneur, où est votre fille, car je ne la connais pas.

Iouenn ne voulait pas avouer, de crainte qu’on ne lui enlevât sa femme. Le roi était fort en colère, et dit :

— Nous verrons bien, tout à l’heure ; et quant à toi, tu auras la tête tranchée.

Et il visita tout le navire, avec ses deux ministres et quelques soldats, qui raccompagnaient, et, comme ils ne trouvèrent pas la princesse, Iouenn fut jeté en prison, en attendant qu’on lui fît tomber la tête, le lendemain, et son navire fut livré en pillage au peuple, et ensuite incendié.

Iouenn, dans sa prison, conta ses aventures à son geôlier, qui paraissait s’intéresser à son sort. Il lui dit comment son père l’avait chassé de sa maison, parce qu’il avait employé tout l’argent qu’il avait eu de sa cargaison à racheter un homme mort qui avait été jeté en pâture aux chiens et à lui faire rendre les derniers devoirs, et à délivrer une belle princesse d’un serpent auquel on la conduisait, laquelle princesse il avait épousée et lui avait donné un fils ; un frère de sa mère lui avait confié un navire pour aller commercer dans les pays lointains, du côté du Levant, et il avait mis sur l’avant de ce navire le buste de sa femme, le sien propre et celui de leur enfant, sculptés en bois et fort ressemblants. Le roi prétendait reconnaître, dans le buste de sa femme, celui de sa fille, qu’il croyait avoir péri, victime du serpent, et, comme il ne la retrouva pas sur le navire, puisqu’il est vrai qu’elle n’y était pas, étant restée à la maison avec son enfant, il l’avait fait jeter en prison, et son navire avait été pillé par le peuple, puis incendié.

— Ainsi donc, répondit le geôlier, vous avez sauvé du serpent la fille du roi, et elle est, à présent, votre femme ?

— Je l’ai achetée du capitaine d’un navire qui la conduisait à un serpent, dans une île, et, selon ce qu’elle dit, elle serait fille d’un roi, mais je ne sais de quel roi.

Le geôlier courut faire part au roi de ce qu’il venait d’entendre. Le roi donna l’ordre d’amener, sur-le-champ, le prisonnier en sa présence, et, quand il eut entendu son histoire, il s’écria :

— C’est sûrement ma fille ! Où est-elle ?

— Elle est restée à la maison, dans mon pays, avec son enfant, répondit Iouenn.

— Il faut me l’aller chercher, vite, pour que je la voie encore, avant de mourir !

Et l’on donna un nouveau navire à Iouenn, pour aller chercher la princesse et la ramener à son père. Les deux premiers ministres du roi reçurent aussi l’ordre de l’accompagner, dans la crainte qu’il ne revînt pas. Ils arrivèrent sans encombre dans le pays de Iouenn, et s’en retournèrent aussitôt, ramenant la princesse et son enfant.

Un des deux ministres du roi aimait la princesse, depuis longtemps, et, pendant la traversée, il recherchait sa société et voyait son mari d’un mauvais œil. Si bien que la princesse craignit qu’il ne méditât quelque trahison contre Iouenn, et pria celui-ci de rester avec elle, dans sa chambre, et d’aller moins souvent sur le pont du navire. Mais Iouenn aimait à être sur le pont et même à aider lui-même les matelots, dans leurs manœuvres, et sa femme ne pouvait le retenir auprès d’elle. Voyant cela, elle lui mit sa chaîne d’or au cou. Une nuit qu’il était appuyé sur le bord du navire, regardant la mer, qui était calme et belle, le ministre qui poursuivait sa femme s’approcha de lui, tout doucement, le prit par les pieds et le précipita dans la mer, la tête la première. Personne ne le vit faire le coup. Peu après, il cria : — Le capitaine est tombé à la mer !… On envoya des hommes avec des embarcations à sa recherche, mais, c’était trop tard, et on ne le retrouva pas. Alors, le traître se rendit auprès de la princesse et lui dit que son mari avait été jeté à la mer par un coup de vent et qu’il était noyé. La pauvre femme fut désolée, à la pensée que son mari était mort ; mais, heureusement que Iouenn Kerménou était bon nageur, et il nagea vers un écueil, qu’il aperçut non loin de l’endroit où il était tombé, et s’y sauva. Laissons-le là, pour un moment, et suivons la princesse jusqu’à son pays.

Elle prit le deuil, s’habilla tout de noir, et ne donna plus aucun signe de joie. Elle soupçonna bien quelque trahison de la part du ministre de son père, et elle ne voulut plus le revoir. Quand elle arriva chez son père, elle reçut bon accueil et le vieux roi pleura de joie. On fit un grand repas, avec des fêtes et des réjouissances publiques. Mais, hélas ! la pauvre princesse ne pouvait plus rire et ne trouvait de plaisir à rien. Le perfide ministre s’appliquait toujours à lui plaire, et il fit tant et si bien qu’il finit par rentrer en grâce auprès d’elle. Ils se fiancèrent et prirent date pour la célébration du mariage. La fiancée défendit que l’on prononçât jamais en sa présence le nom de son premier mari, dans l’intervalle des fiançailles au mariage. Trois ans s’étaient écoulés, depuis qu’elle l’avait perdu, et elle pensait bien qu’elle ni le reverrait jamais, et qu’elle pouvait se remarier en toute sûreté.

Retournons maintenant, en attendant le jour fixé pour le mariage, auprès de Youenn Kerménou, sur son rocher, au milieu de la mer.

Il y avait trois ans qu’il était là. Il n’avait pour toute nourriture que les coquillages qu’il pouvait recueillir contre son rocher et les poissons qu’il réussissait à prendre, de temps en temps. Il était complètement nu et son corps était tout couvert de poil, si bien qu’il ressemblait plus à un animal qu’à un homme. Un trou sous un rocher lui servait d’habitation. Il avait encore au cou la chaîne d’or de sa femme. Aucun navire ne passait jamais par là, et il avait perdu tout espoir d’en sortir. Une nuit, pendant qu’il dormait dans son trou, il fut éveillé par une voix qui disait : — Froid !... froid !... Hou ! hou ! hou !... Puis il entendait comme les claquements de dents d’un homme transi de froid, et, un moment après, le bruit d’un animal ou d’un homme qui se jette à l’eau. Tout cela l’étonna ; mais il ne sortit pourtant pas pour voir ce que ce pouvait être. La nuit suivante, ce fut la même chose. Il ne parla pas encore, ne sortit pas de son trou et ne vit rien.

— Qu’est-ce que tout ceci pourrait bien être ? se demandait-il ; c’est peut-être une âme en peine. Demain soir, si j’entends encore, je parlerai et je sortirai, pour voir.

La troisième nuit, il entendit encore, comme les deux précédentes, et plus près de lui : — Froid !... froid !... Hou ! hou ! hou !... et des claquements de dents. Il sortit et vit, au clair de la lune, un homme complètement nu, le corps sanglant et couvert d’horribles blessures, le ventre entr’ouvert, avec les entrailles qui s’en échappaient, les yeux arrachés de leurs orbites, et, au côté gauche, une énorme plaie, par où l'on voyait son cœur. Il frémit d’horreur, et demanda pourtant :

— Que vous faut-il, mon pauvre homme ? Parlez, et si je puis quelque chose pour vous, je vous promets de le faire.

— Ne me reconnaissez-vous donc pas, Iouenn Kerménou ? demanda le fantôme ; je suis celui dont vous avez arraché le cadavre aux chiens qui le dévoraient, et à qui vous avez fait rendre les derniers devoirs, après avoir payé ses dettes, de votre propre argent. Par reconnaissance pour ce que vous avez fait pour moi, je veux aussi faire quelque chose pour vous. Vous désirez, sans doute, être retiré de dessus ce rocher désert, où vous souffrez depuis trois ans ?

— Ah ! si vous pouviez me rendre ce service, mon Dieu !... s’écria Iouenn.

— Promettez-moi de faire bien exactement tout ce que je vous dirai, et je vous retirerai de là, et vous conduirai auprès de votre femme.

— Oui, je ferai tout ce que vous me direz.

— C’est demain que votre femme doit se marier avec le ministre de votre beau-père qui vous a jeté à la mer.

— Mon Dieu, serait-ce donc vrai ?

— Oui, car elle vous croit mort, n’ayant eu en aucune façon de vos nouvelles, depuis trois ans. Mais, promettez-moi de me donner une moitié de tout ce qui appartiendra à votre femme et à vous, dans un an et un jour, et je vous conduirai jusqu’à la porte de la cour du palais de votre beau-père, pour demain matin, avant l’heure où le cortège se rendra à l’église.

— Oui, je vous promets de vous donner cela, et davantage encore, si vous faites ce que vous dites.

— Eh bien ! montez, à présent, sur mon dos, et souvenez-vous bien, car, dans un an et un jour, vous me reverrez, en quelque lieu que vous soyez.

Iouenn monta sur le dos de l’homme mort, qui se jeta avec lui à la mer, nagea comme un poisson et le conduisit, pour le lever du soleil, à la porte du palais de son beau-père, puis il s’en alla, en disant :

— Au revoir, dans un an et un jour. Quand le portier du palais ouvrit sa porte, le matin, il fut effrayé en voyant auprès un animal comme il n’en avait jamais vu, et il s’enfuit en courant et en criant au secours. Les valets accoururent à ses cris. Ils prirent Iouenn pour un sauvage, et, comme il ne paraissait pas méchant, ils s’approchèrent de lui et lui jetèrent des morceaux de pain, comme à un chien. Il y avait trois ans qu’il n’avait mangé de pain, et il sautait dessus et les mangeait avec avidité. Les servantes et les femmes de chambre du palais étaient aussi accourues pour voir l’homme sauvage. La femme de chambre de la princesse était là aussi, et elle reconnut à son cou la chaîne d’or de sa maîtresse et courut lui dire :

— Maîtresse, si vous saviez ?...

— Quoi donc ? demanda la princesse.

— Votre mari, Iouenn Kerménou...

— J’ai fait défense expresse, vous le savez, de prononcer ce nom devant moi, avant que je ne sois mariée.

— Mais, maîtresse..., il est là, dans la cour du palais !...

— Cela n’est pas possible, ma fille, car voici déjà trois ans qu’il est mort, comme tout le monde le sait.

— Je vous assure, maîtresse, qu’il est là ; je l’ai bien reconnu, à votre chaîne d’or, qu’il a encore au cou.

À ces mots, la princesse se hâta de descendre dans la cour, et dès qu’elle aperçut le prétendu sauvage, bien qu’il ressemblât plus à un animal qu’à un homme, elle reconnut son mari, et lui sauta au cou pour l’embrasser. Puis, elle l’emmena avec elle dans sa chambre et lui donna des vêtements pour s’habiller. Les valets et les servantes étaient tout étonnés de ce qu’ils voyaient, car nul autre que la femme de chambre de la princesse ne savait que c’était là son premier mari. Ceci se passait le matin du jour où elle devait être remariée au premier ministre de son père. Dans ce temps-là, à ce qu’il paraît, la coutume existait, aux grandes noces, que le repas avait lieu avant d’aller à l’église. On avait invité beaucoup de monde, de tous les coins du royaume, et aussi des royaumes voisins. Quand le moment en fut venu, on se mit à table. La princesse, belle et parée magnifiquement, était entre son père et son fiancé. Vers la fin du repas, on chanta et on fit des récits plaisants, selon l’habitude. La princesse fut priée par son futur beau-père de dire aussi quelque chose, et elle parla de la sorte :

— Monseigneur, donnez-moi votre avis, je vous prie, sur le cas que voici : J’avais un gentil petit coffret avec une charmante clef d’or. Mais, je vins à perdre la clef de mon coffret, et je la regrettai beaucoup. Alors, j’en fis faire une nouvelle. Mais, quand la nouvelle clef fut prête, je retrouvai l’ancienne, de sorte que j’ai aujourd’hui deux clefs, au lieu d’une. Cela m’embarrasse un peu. Je connais l’ancienne clef, elle était bonne et je l’aimais, et je ne sais pas ce que sera la nouvelle, dont je ne me suis jamais servie encore. Dites-moi, je vous prie, laquelle des deux clefs je dois garder, l’ancienne ou la nouvelle ?

— Gardez votre ancienne clef, ma fille, puisqu’elle est bonne : pourtant, si vous me faisiez voir les deux clefs ? répondit le vieillard.

— C'est juste, dit la princesse ; attendez un instant, et vous allez les voir.

Et elle se leva de table, se rendit à sa chambre et revint un instant après, tenant par la main Iouenn Kerménou, et parla de la sorte :

— Voilà la clef nouvelle ! et elle montrait du doigt le ministre qui devait l’épouser, — et voici l’ancienne, que je viens de retrouver ! Elle est bien un peu rouillée, parce qu’elle a été longtemps perdue ; mais, je la rendrai, sans tarder, aussi belle qu’elle le fut jamais. Cet homme est Iouenn Kerménou, mon premier mari, et le dernier aussi, car je n’en aurai jamais d’autre que lui !

Voilà tout le monde ébahi d’étonnement, en entendant ces paroles, et le ministre devint pâle comme la nappe qui était devant lui. La princesse prit encore la parole et conta tout au long les aventures de Iouenn Kerménou.

Le vieux roi, furieux, se leva alors, et, s’adressant aux valets, il dit :

— Faites chauffer le four, sur-le-champ, et qu’on y jette cet homme !

Et il désignait du doigt son premier ministre. On exécuta son ordre et le ministre fut jeté dans une fournaise ardente.

Iouenn Kerménou et sa femme restèrent à la cour, et y vécurent désormais tranquilles et heureux. Au bout de neuf mois, la princesse accoucha encore d’un fils. Leur premier enfant était mort.

Iouenn ne songeait plus à l’homme mort et au marché conclu entre eux pour le retirer de dessus son rocher désert, au milieu de la mer. Mais, quand le moment fut venu, au bout d’un an et un jour, un jour du mois de novembre que sa femme et lui étaient tranquillement auprès du feu, la mère chauffant son enfant, et lui les regardant, quelqu’un arriva inopinément dans la maison, ils ne surent comment, et dit :

— Bonjour, Iouenn Kerménou !

La princesse fut tout effrayée, à la vue de cet inconnu, d’un aspect horrible. Iouenn reconnut l’homme mort qu’il avait arraché aux chiens. Celui-ci reprit :

— Vous rappelez-vous, Iouenn Kerménou, que lorsque vous étiez seul sur votre rocher aride, au milieu de la mer, il y a de cela un an et un jour, vous me promîtes de me céder, pour retirer de là, une moitié de tout ce qui appartiendrait à votre femme et à vous, au bout d’un an et un jour ?

— Je me le rappelle, répondit louenn, et je suis prêt a tenir ma parole.

Et il demanda les clefs a sa femme, ouvrit toutes les armoires et tous les coffres où étaient leur or, leur argent, leurs diamants et leurs parures, et dit :

— Voyez ! je vous donnerai du fond du cœur une moitié de tout ce que nous avons la, et ailleurs aussi.

— Non, Iouenn Kerménou, ce n’est pas de ces biens-là que je demande et je vous les laisse tous ; mais, voici quelque chose de plus précieux et qui vous appartient encore à tous deux (et il montrait l’enfant entre les bras de sa mère), et une moitié m’en appartient aussi.

— Dieu : s’écria la mère, en entendant cela, et en cachant son enfant dans son sein.

— Partager mon enfant !... s’écria, de son côté, le père, saisi de terreur.

— Si vous êtes homme de parole, reprit l’autre, songez à ce que vous m’avez promis, sur le rocher : que vous me céderiez, au bout d’un an et un jour, la moitié de tout ce qui appartiendrait en commun à votre femme et à vous, et je pense que cet enfant est bien à vous deux ?...

— Hélas ! c’est vrai, je l’ai promis, s’écria le malheureux père, les larmes aux yeux ; mais, songez aussi à ce que j’ai fait pour vous, quand votre cadavre avait été livré en pâture aux chiens, et ayez pitié de moi !…

— Je réclame ce qui m’est dû, une moitié de votre fils, comme vous me l’avez promis.

— Jamais je ne permettrai que mon fils soit partagé en deux, emportez-le plutôt tout entier ! s’écria la mère.

— Non, j’en veux la moitié seulement, selon nos conventions.

— Hélas ! je l’ai promis et je dois tenir ma parole, dit Iouenn, en sanglotant et en se couvrant les yeux de sa main.

L’enfant fut alors déshabillé tout nu et étendu sur le dos, sur une table.

— Prenez maintenant un couteau, Iouenn Kerménou, et taillez-moi ma part, dit l’homme mort.

— Ah ! je voudrais être encore sur le rocher aride, au milieu de la mer ! s’écria le malheureux père.

Et, le cœur brisé de douleur, il leva le couteau sur son enfant, en détournant la tête. L’autre lui cria, en ce moment :

— Arrête ! ne frappe pas ton enfant, Iouenn Kerménou ! Je vois clairement, à présent, que tu es homme de parole, et que tu n’as pas oublié ce que j’ai fait pour toi. Moi aussi, je n’ai pas oublié ce que je te dois, et que c’est grâce à toi que je vais maintenant en Paradis, où je ne pouvais aller, avant que mes dettes eussent été payées et que mon corps eût reçu la sépulture. Au revoir donc, dans le Paradis de Dieu, où rien ne m’empêche plus d’aller...

Et il disparut alors.

Le vieux roi vint à mourir, peu après, et Iouenn Kerménou fut roi à sa place.


Conté à Marguerite Philippe, par une pèlerine, en allant
en pèlerinage au Rélec. — 1873.


Dans cette version, qui diffère beaucoup des deux précédentes, le Fidèle Serviteur est remplacé par un mort dont le cadavre avait été jeté à la voirie, et à qui le héros, Iouenn Kerménou, a fait donner une sépulture honorable.

Les exemples de héros de contes populaires secourus par des morts restés sans sépulture et à qui ils ont fait rendre les derniers devoirs sont fréquents, et l’on en trouvera d’autres, dans ce recueil.


V


CORPS SANS ÂME



I


LE CORPS-SANS-ÂME
_____



IL y avait une fois un roi de France qui avait un fils, lequel n’aimait rien que la chasse. Un jour qu’il chassait, selon son habitude, il aperçut un corbeau posé à terre, et quoiqu’il en fût déjà bien près, l’oiseau ne s’envolait pas.

— Voici, se dit-il, un corbeau qui paraît blessé et ne peut, sans doute, s’envoler.

Et il voulut le prendre à la main. Mais le corbeau s’enfuit en courant, sous une grosse pierre (un dolmen ?), et il descendit dans un trou si noir et si profond, qu’il lui sembla qu’il allait tomber dans l’enfer. Sa chute dura bien une heure, à peu près, et quand ses pieds rencontrèrent de nouveau la terre, il se trouva dans une grande avenue de vieux chênes. Au bout de cette avenue, il y avait un beau château. Il se dirigea vers le château. La porte de la cour était ouverte et il y entra. Il aperçut là un seigneur, et, marchant droit à lui, il lui demanda s’il n’avait pas besoin d’un domestique.

— Oui, vraiment, répondit le seigneur ; mon valet d’écurie est nouvellement parti, et je voudrais le remplacer.

— Eh bien ! si vous voulez me prendre à votre service, j’aurai bien soin de vos chevaux.

— Je le veux bien, mais, à la condition que vous ferez bien exactement tout ce que je vous commanderai.

— Je vous promets de faire exactement ce que vous me commanderez.

— Alors, suivez-moi et je vais vous montrer votre travail, car, demain matin, je dois aller en voyage et je ne reviendrai pas avant un an, et un jour. Vous resterez seul dans le château, pendant tout ce temps ; mais, soyez tranquille, vous n’y manquerez de rien.

Et il le conduisit d’abord à l’écurie, où il y avait beaucoup de chevaux, gras et luisants :

— Voici, lui dit-il, mes chevaux ; vous en prendrez bien soin et leur donnerez du foin, de l’avoine et du trèfle, à discrétion ; il faut qu’à mon retour, je les retrouve absolument dans l’état où je vous les confie, ni plus maigres, ni plus gras, ou malheur à vous ! Voici maintenant, derrière la porte, un petit cheval noir, que vous traiterez autrement. Tous les matins, vous lui administrerez, comme déjeuner, une bonne volée de coups de bâton, et frappez sans pitié ; le soir, vous lui jetterez dans sa mangeoire ce que les autres chevaux auront refusé de manger.

Puis, il le conduisit à une grande chambre qui était remplie de belles cages, dans lesquelles étaient renfermés des oiseaux de toute sorte, et il lui parla ainsi :

— Vous aurez à renouveler, deux fois par jour, la nourriture et l’eau de ces oiseaux, et ayez-en bien soin, car s’il en meurt un seul, ou si je les trouve en mauvais état, à mon retour, vous le paierez de votre :

Dans une autre chambre, il lui fit voir neuf pistolets, dans un coffre de chêne, et lui dit :

— Vous fourbirez ces pistolets, tous les jours ; et prenez garde qu’à mon retour j’y trouve la moindre tache de rouille, ou il n’y a que la mort pour vous !

Quand il eut fait toutes ses recommandations à son nouveau domestique, le maître du château partit, le lendemain matin, dès le point du jour.

Le prince, resté seul, se leva aussi de bonne heure et se mit au travail. Il commença par distribuer du foin et de l’avoine aux beaux chevaux de l'écurie, puis, ayant ôté sa veste, il prit un bâton et se mit à en frapper, à tour de bras, le petit cheval noir qui était derrière la porte.

— Arrête, méchant ! ne me frappe pas d’une façon si cruelle, car, sans tarder beaucoup, tu pourrais bien être traité toi-même comme tu me traites en ce moment !

Voilà notre homme bien étonné d’entendre un animal lui parler de la sorte.

— Comment, pauvre bête, lui demanda-t-il, vous parlez donc aussi, dans la langue des hommes ?

— Oui, car j’ai été moi-même ce que tu es ; et prends bien garde, ou toi-même tu seras réduit à la misérable condition où tu me vois présentement.

— On m’a recommandé de casser un bâton, tous les jours, en vous battant.

— Casse le bâton, si tu veux, mais, non sur mon dos, et donne-moi à manger comme aux autres chevaux.

Le prince eut pitié de la pauvre bête, et il lui donna du trèfle et de l’avoine, à discrétion.

Puis, il se rendit à la chambre des oiseaux. Ceux-ci, en le voyant entrer, se mirent à chanter, à qui mieux mieux. Il fallait entendre cette musique ! Il renouvela la nourriture et l’eau, dans chaque cage, et, ayant remarqué un moineau qui paraissait tout triste et souffrant :

— Vous, lui dit-il, vous me paraissez être malade, et si vous veniez à mourir, cela ne ferait pas mon affaire !

Et il retira le moineau de sa cage, et se mit à le caresser. En lui passant la main sur le dos et la tête, il se sentit piqué légèrement. — Qu’est-ce cela ? se dit-il ; et, en examinant de près, il vit que l’oiseau avait la tête traversée de part en part par une épingle.

— Je ne m’étonne plus, pauvre petite bête, de te voir si triste !

Il retira l’épingle de la tête du moineau, et l’oiseau se changea instantanément en une princesse d’une beauté merveilleuse, qui lui parla de la sorte :

— Si vous n’y prenez bien garde, ô jeune prince, vous aurez le même sort que moi et tant d’autres malheureux qui sont ici. En effet, chevaux, oiseaux, pistolets, sont autant de princes et de princesses et de seigneurs, d’un rang élevé, que le maître de ce château, qui est un grand magicien, retient ici enchantés, sous différentes formes, depuis un grand nombre d’années. Moi, je suis la fille du roi de Naples, et ce pauvre petit cheval noir, que vous avez si bien battu ce matin, est mon frère.

— Dieu, que dites-vous là ?

— Rien que la vérité ; mais, si vous voulez faire exactement comme je vous dirai, vous pourrez sortir d’ici, sans mal, et en nous délivrant tous, moi et mon frère et les autres qui subissent le même sort.

— Que me faudrait-if faire pour cela ? Dites-moi, vite.

— Nous avons encore du temps devant nous ; pendant un an, nous pouvons vivre heureux et sans souci, dans ce château, où rien ne manque, et quand le moment sera venu, alors je vous dirai ce que vous devrez faire.

Ils vécurent donc heureux tous les deux ensemble, pendant un an, se promenant tous les jours par les bois et les beaux jardins qui entouraient le château, comme s’ils étaient chez eux. Quand le soleil se couchait, tous les soirs, le prince remettait l’épingle dans la tête de la princesse, et aussitôt elle redevenait moineau, et passait la nuit dans sa cage ; et, chaque matin, aussitôt que le soleil paraissait, il retirait l’épingle, et l’oiseau redevenait princesse.

Les jours et les mois passaient ainsi, insensiblement, et le temps leur paraissait court. Cependant, un jour, la princesse dit au prince :

— C’est demain que doit arriver le géant (car le maître du château était un géant magicien).

— Comment déjà ?

— Hélas ! oui, car il y a juste un an que vous êtes ici. Demain aussi, on célébrera dans votre pays l’anniversaire de votre mort, car on vous y croit mort. Écoutez donc bien ce qu’il vous faudra faire : Quand le géant arrivera, demain matin (et n’oubliez pas surtout de me remettre l’épingle dans la tête et de m’introduire dans ma cage), il ira aussitôt visiter ses oiseaux, et ceux-ci à sa vue se mettront à chanter et à fredonner, à qui mieux mieux. En les voyant si joyeux et si dispos, il vous témoignera son contentement, et, pour vous récompenser, il vous conduira dans son écurie et là il vous dira de choisir le cheval qui vous plaira le plus. Il y a là de beaux chevaux, vous le savez bien, blancs, noirs, alezans, bleus-pommelés ; mais, ne choisissez aucun de ceux-là, gardez-vous-en bien. Demandez le petit cheval noir, si maigre et de si triste mine, qui est derrière la porte, et à qui vous avez administré, le lendemain de votre arrivée ici, une si bonne volée de coups de bâton. Il vous dira que vous êtes un sot de choisir une pareille rosse ; mais, ne l’écoutez pas et persistez à dire que vous voulez celui-là, car, comme je vous l’ai déjà dit, c’est mon frère.

Alors, il vous conduira au coffre où sont les pistolets, qui étaient si rouillés, quand il partit, et qui sont à présent si luisants et si brillants, parce que je vous ai enseigné la manière de les fourbir. Il vous dira encore de choisir un pistolet de là. Il y en a un, plus simple et moins beau que les autres, avec une petite tache de rouille, presque imperceptible. Vous prendrez celui-là, malgré toutes les instances du magicien pour vous en faire prendre un autre, plus beau ; car c’est là ma femme de chambre.

Enfin, il vous conduira alors dans la chambre aux oiseaux et vous dira encore d’en choisir un parmi les plus beaux et ceux qui chantent le mieux. C'est moi qu’il vous faudra prendre, et fermer l’oreille à tous ses conseils et à ses instances pour vous en faire prendre quelque autre, plus beau. Dès que vous me tiendrez, vous me retirerez l’épingle de la tête, afin que je revienne à ma forme humaine, et aussitôt vous tirerez, avec votre pistolet, sur une tête de cuivre qui est au-dessus de la porte de la salle. Le château s’écroulera à l’instant sur le magicien, avec un vacarme épouvantable, et il sera écrasé sous les ruines, sans qu’il vous arrive de mal. Tous ceux qu’il retient ici enchantés, sous différentes formes, seront alors délivrés, et reviendront à leurs formes premières, et s’en iront, chacun de son côté, après vous avoir remercié. Un beau carrosse descendra, au même moment, du ciel, et nous y monterons, vous, mon frère, ma femme de chambre et moi, et, en peu de temps, il nous portera, à travers les airs, au palais de votre père. Quand nous y arriverons, tous vos parents et les principaux du royaume seront réunis, se disposant à se rendre à l’église pour assister à une messe solennelle célébrée à votre intention ; car ils vous croient tous mort, depuis un an. En vous voyant, la joie et le bonheur succéderont à la tristesse et au deuil général. Tous vos parents et vos amis voudront vous embrasser, et moi aussi. Mais, gardez-vous bien de vous laisser embrasser par aucune femme, car aussitôt, je serais enlevée par le Corps-sans-âme, et vous ne me reverriez plus jamais ! Faites exactement tout ce que je viens de vous dire, ou nous sommes perdus à tout jamais l’un pour l’autre.

— Je le ferai, répondit le prince ; soyez sans inquiétude à ce sujet.

Bref, et pour ne pas me répéter[38], tout arriva comme avait dit la princesse ; le prince aussi accomplit de point en point toutes ses recommandations, si bien que, le lendemain, avant midi, ils descendaient tous les quatre au milieu de la cour du palais du roi de France, au moment où le cortège, en grand deuil, se disposait à se rendre à l’église. Jugez de l’étonnement que produisit une apparition si inattendue ! — Que signifie ceci ? demandait-on. Puis, on courut au prince pour l’embrasser. Il se laissait volontiers embrasser par les hommes ; mais, il repoussait les femmes et les jeunes filles, ce qui les mécontentait beaucoup. Une jeune cousine s’approcha de lui, par derrière, lui sauta au cou et lui déroba un baiser. Hélas ! c’était assez. Un beau carrosse descendit aussitôt du ciel ; le Corps_sans-âme s’y trouvait, en sortit son bras droit, saisit la princesse, la plaça à ses côtés, puis, le carrosse s'éleva en l’air, si haut, si haut, qu’on ne le vit bientôt plus. Personne ne savait ce que cela signifiait, si ce n’est le prince, qui ne le savait que trop bien, hélas ! Il se mit à se désoler, pleurant, criant, s’arrachant les cheveux. C’est en vain qu'on essayait de le consoler, il n’écoutait personne. Il fit ses adieux à ses parents et à ses amis, qui s’empressaient autour de lui et leur dit qu’il ne cesserait de marcher, ni le jour, ni la nuit, jusqu’à ce qu’il eût retrouvé la princesse sa fiancée. Ce fut en vain que son père et sa mère le supplièrent de rester avec eux, s’attachant à ses habits et lui disant qu’ils mourraient de douleur, s’il les abandonnait, dans leur vieillesse. Ils lui promettaient de le marier à la plus belle princesse que l’on trouverait au monde, et de lui céder aussitôt le trône. Mais, il ne les écoutait seulement pas, et il partit.

Il marchait, il marchait, au hasard, nuit et jour, demandant à tous ceux qu’il rencontrait des nouvelles du Corps-sans-âme ; personne ne connaissait le Corps-sans-âme ni ne pouvait lui donner aucune bonne réponse. Un jour, il fut surpris par la nuit, dans un grand bois, où il s’était égaré, et le voilà bien embarrassé et bien inquiet, car ce bois était rempli de bêtes fauves. Il grimpa sur un arbre et aperçut une faible lumière, au loin. Il descendit, quelque peu rassuré, et se dirigea vers cette lumière. Il se trouva, au bout de quelque temps d’une marche assez pénible, à travers le bois, devant une petite hutte construite de branchages, de fougères et de feuillages. Par une fente de la porte, il vit un vieillard, à la barbe longue et blanche, qui priait, à genoux devant un crucifix.

— C’est un ermite ! se dit-il en lui-même.

Il poussa la porte mal close, qui céda facilement, et il dit :

— Bonsoir, mon père.

— Bonsoir, mon fils, répondit le vieillard ; en quoi puis-je vous être utile ?

— Auriez-vous la bonté de m’accorder l’hospitalité, pour la nuit ?

— Hélas ! mon pauvre enfant, un ermite, d’ordinaire, n’est pas riche : entrez néanmoins dans ma cabane et vous n’aurez ni mieux ni pis que moi, quelques herbes et quelques racines pour nourriture, et la terre nue pour lit.

— Nul ne peut donner que ce qu’il a, mon père, et je vous remercie.

Et il entra dans la hutte de l’ermite et lui conta ses aventures.

— Hélas ! mon pauvre enfant, lui dit alors le solitaire, il y a bien longtemps que je suis ici, à faire pénitence, et jamais je n’ai entendu parler du Corps-sans-âme, et je ne puis vous dire où il demeure, ni quel chemin vous devez prendre pour le trouver ; mais, voici une serviette que je vous donne et qui pourra vous être utile. Elle m’a rendu de grands services, dans ma jeunesse ; mais, à présent, je n’en ai plus besoin. Quand vous aurez faim ou soif, en quelque endroit que vous vous trouviez, vous n’aurez qu’à la déployer, l’étendre sur une table, ou même à terre, et dire : « Serviette, fais ton devoir ! » et aussitôt, il se trouvera dessus à boire et à manger, de tout ce que vous désirerez. Puis, dans une autre forêt, qu’il vous faudra traverser, plus loin, vous trouverez un autre ermite, qui est plus vieux et plus savant que moi, et peut-être celui-là pourra-t-il vous donner quelque bon conseil pour vous aider à trouver ce que vous cherchez.

— Je vous remercie, mon père, et que Dieu vous bénisse et exauce vos prières.

Le lendemain matin, le prince fit ses adieux à l’ermite, et se remit en route. Il eut bientôt faim, et, tirant de sa poche la serviette que lui avait donnée le solitaire, il la déploya, retendit sur le gazon, au pied d’un vieux chêne, et dit : « Serviette, fais ton devoir ! » et, à sa grande satisfaction, un excellent repas lui fut servi à l’instant, par enchantement. Après avoir mangé et bu, autant que cela lui faisait plaisir, il reploya avec soin sa serviette, la remit dans sa poche, et continua sa route. Après avoir marché quelque temps, il s’engagea dans une immense plaine, stérile et toute nue, et où il se vit soudain entouré d’une multitude infinie de fourmis, grosses comme des lièvres, et qui paraissaient être fort affamées. Il était bien embarrassé et ne savait que faire. Deux fourmis, plus grosses que les autres, marchèrent droit à lui ; il crut que c’était pour l’attaquer et le dévorer.

— Hélas ! pensait-il, c’en est fait de moi ! Puis, songeant à sa serviette :

— Tiens ! mais peut-être ma serviette me tirera-t-elle de danger ?

Et il se hâta de tirer sa serviette de sa poche, la déploya, l’étendit à terre et dit :

— Serviette, fais ton devoir ! Je veux régaler toutes ces bêtes du bon Dieu, qui m’ont l’ai n’avoir pas fait de bon repas, depuis longtemps.

Et aussitôt la serviette se trouva couverte d’un gros tas de blé, la nourriture qui convenait le mieux à des fourmis, et il leur dit :

— Régalez-vous, chères bêtes du bon Dieu !

Les fourmis ne se firent pas prier ; elles se jetèrent sur le tas de blé, et tout disparut, en un clin d’œil.

Quand elles furent rassasiées, les deux grandes dont nous avons déjà parlé dirent, en s’adressant au prince :

— Merci à toi, fils du roi de France : sommes le roi et la reine des fourmis, et si jamais tu as besoin de nous ou des nôtres, tu n’auras qu’à nous appeler, et nous arriverons aussitôt !

— Merci bien, bonnes bêtes du bon Dieu, répondit le prince.

Et il ramassa sa serviette, la remit dans sa poche, et continua sa route.

Vers le soir du même jour, il arriva à la hutte du second ermite, dont lui avait parlé le premier. Il était en prière, comme l’autre. Le prince lui conta son histoire, et lui demanda s’il savait où se trouvait le château du Corps-sans-âme.

— Le château du Corps-sans-âme ? répéta le vieillard, en rappelant ses souvenirs ; oui..., oui, je le connais... Mais, il n’est pas facile d’aller jusque-là, mon fils ! Ce château-là est retenu par quatre chaînes d’or, entre le ciel et la terre. Vous verrez les chaînes, mais non le château, car il est trop haut pour cela.

— Comment y aller, alors ? demanda le prince.

— Hélas ! je ne saurais vous le dire, mon fils, car l’aigle même n’atteint pas à cette hauteur. Mais, Dieu, dans sa bonté, m’a établi maître sur tous les animaux qui possèdent des ailes, et si, quelque jour, vous avez besoin de moi ou de quelqu’un des miens, vous n’aurez qu’à m’appeler et j’arriverai aussitôt. J’ai une autre recommandation à vous faire : lorsque vous m’aurez quitté, vous ne tarderez pas à vous trouver au bord de la mer, et là, vous verrez, sur la grève, un petit poisson laissé à sec par la marée en se retirant, et qui sera près de mourir. Prenez ce petit poisson avec la main et remettez-le, vite, dans l’eau, car, plus tard, vous pourriez avoir besoin de lui.

Le lendemain matin, de bonne heure, le prince prit congé de l’ermite et se remit en route, se dirigeant toujours vers l’Orient.

Il arriva bientôt au bord de la mer. Comme il marchait sur le sable du rivage, il aperçut le petit poisson dont lui avait parlé l’ermite, resté à sec, la bouche ouverte, et paraissant près de mourir. Il s’empressa de le prendre avec la main et de le remettre dans l’eau. Le petit poisson plongea, disparut un instant, puis, élevant la tête au-dessus de l’eau, il parla de la sorte :

— Je te remercie, fils du roi de France, de m’avoir sauvé la vie ! Je suis le roi de tous les poissons de la mer, et si jamais tu as besoin de moi ou des miens, tu n’auras qu’à venir au bord de la mer, en quelque endroit que ce soit, et à m’appeler, et j’arriverai aussitôt.

— A merveille ! les animaux du bon Dieu me sont toujours favorables, se dit le prince, et avec leur aide on peut aller loin.

En marchant le long du rivage, il aperçut, au bout de quelque temps, les chaînes qui retenaient le château du Corps-sans-âme. Elles étaient scellées dans deux énormes rochers. Il s’arrêta à les considérer, et il se disait :

— Comment monter jusqu’au château ?... Si j’avais eu des ailes, peut-être... Et pourtant, le vieil ermite m’a dit que l’aigle même ne pouvait atteindre si haut !... Comment faire ? Qui viendra à mon secours ?... Peut-être bien qu’une fourmi, en montant de maille en maille, le long de la chaîne, pourrait-elle arriver jusqu’au château ? Le roi des fourmis m’a promis de me venir en aide, en cas de besoin ; il faut que je l’appelle, pour voir :


Roi des fourmis, ton secours je réclame
Pour monter au château du Corps-sans-âme !


Et le roi des fourmis arriva aussitôt et demanda :

— Qu’y a-t-il pour votre service, fils du roi de France ?

— Je voudrais bien, si c’est possible, être changé en fourmi, afin de pouvoir grimper le long de cette chaîne jusqu’au château du Corps-sans-âme.

— Qu’il soit fait selon votre désir, répondit le roi des fourmis.

Et voilà le prince changé instantanément en fourmi. Sans perdre de temps, il se mit à grimper le long d’une des chaînes d’or, de maille en maille, tant et si bien, qu’il finit par arriver au château du Corps-sans-âme. Quel beau château que c’était ! Il fut émerveillé, quand il le vit. Il grimpa encore contre les murs du château, et pénétra par une fenêtre dans la chambre de la princesse. Celle-ci jouait aux cartes avec le géant. Il grimpa contre la robe de la princesse et se cacha dans sa manche. C’était la nuit, après souper. Vers minuit, le géant se retira dans sa chambre, pour se coucher, et la princesse resta seule.

— Je désire redevenir homme, pensa alors la fourmi ; — et le prince fut aussitôt rendu à sa première forme.

— O mon Dieu ! cher prince, s’écria la princesse, en le reconnaissant ; comment avez-vous pu venir jusqu’ici ? Hélas ! vous êtes perdu, mon pauvre ami, car personne ne sort d’ici en vie !

Le prince lui raconta par quels moyens il avait pu arriver jusqu’à elle, et la pressa de partir avec lui, sans perdre de temps.

— Et le géant, vous n’y songez donc pas ?

— Je le tuerai, le géant !

— Hélas ! mon pauvre ami, cela ne se peut pas ; c’est un corps sans âme, et sa vie ne réside pas dans son corps !

— Et où diable est-elle donc ?

— Je n’en sais rien ; mais, je ferai en sorte que vous l’appreniez de lui-même, demain.

— Comment cela ?

— Tous les soirs, après souper, il vient jouer aux cartes avec moi, dans ma chambre ; vous vous cacherez encore, sous la forme d’une fourmi, dans ma manche, et, comme il ne se doutera de rien, je l’amènerai adroitement à dire comment ou pourrait lui ôter la vie.

Ils passèrent la nuit ensemble, et ne dormirent pas beaucoup, tant ils avaient de choses à se dire, depuis leur séparation. Quand le jour parut, le prince redevint fourmi et resta, toute la journée, sous cette forme, caché dans la manche de la princesse. Après souper, le géant reconduisit la princesse à sa chambre, selon son habitude, et fit une partie de cartes avec elle. Tout à coup, la princesse lui dit :

— Si vous saviez le singulier rêve que j’ai fait, la nuit dernière ?

— Qu’avez-vous donc rêvé ? Dites-moi, je vous prie,

— Oh ! c’est un bien sot rêve ; voyez plutôt : J’ai rêvé qu’un jeune prince, fils du roi de France, était arrivé dans votre château, et qu’il voulait vous tuer, afin de m’enlever et de m’emmener à la cour de son père, pour m’épouser. N’est-ce pas que c’est un sot rêve ?

— Ah ! oui, bien sot, en effet, car rien de ce qui s’y trouve ne peut arriver : aucun homme ne peut monter de la terre jusqu’ici ; et puis, quand bien même cela pourrait arriver, moi, je ne puis pas être tué comme les autres hommes.

— Pourquoi donc cela ?

— Pourquoi ? C’est que je suis un Corps-sans-âme, et que ma vie ne réside pas dans mon corps.

— Vraiment ? Où donc est-elle ?

— C’est un secret, que je n’ai jamais dit à personne, mais, je puis bien vous le dire à vous ; écoutez-moi donc : Ma vie réside dans un œuf, cet œuf est renfermé dans une colombe ; la colombe est dans un lièvre ; le lièvre, dans un loup, et le loup est renfermé dans un coffre de fer, au fond de la mer. Croyez-vous encore qu’il soit facile de m’ôter la vie ?

— Oh ! non, assurément.

Le prince, qui était dans la manche de la princesse, avait tout entendu. Dès que le géant se fut retiré dans sa chambre, il reprit sa forme naturelle, et la princesse lui demanda :

— Eh bien ! avez-vous entendu ?

— Oui, j’ai tout entendu.

— Et vous pensez encore que nous pourrons sortir d’ici ?

— Peut-être bien ; ayez toujours confiance en moi, et plus tard, nous verrons. Il faut que je retourne, à présent, sur la terre, et, quand je reviendrai ici, je tiendrai la vie du géant entre mes mains.

Le lendemain donc, dès que parut le jour, le prince, sous la forme d’une fourmi, redescendit le long d’une des chaînes d’or qui retenaient le château, et, quand il eut atteint le rivage de la mer, il s’avança au bord de l’eau et appela le roi des poissons :

Roi des poissons, accours, accours,
Car j’ai besoin de ton secours !


Et un instant après, il vit un petit poisson, qui éleva sa tête au-dessus de Tenu, et parla ainsi :

— Qu’y a-t-il pour votre service, fils du roi de France ?

— Il doit se trouver quelque part, au fond de la mer, un coffre de fer, qui renferme la vie du Corps-sans-âme, dans un œuf, et je voudrais tenir ce coffre-là !

Le roi des poissons replongea aussitôt sous l’eau, et se rendit à son palais et donna l'ordre à ses hérauts de convoquer aussitôt tous les poissons de la mer, grands et petits.

Les hérauts soufflèrent dans de grandes conques marines, et les habitants de la mer, grands et petits, accoururent aussitôt, de tous les côtés. Le roi prit alors un grand livre, où étaient inscrits les noms de tous ses sujets, et, à mesure qu’il les appelait, ils se présentaient devant son trône, et il leur demandait s’ils n’avaient pas vu, quelque part, au fond de la mer, le coffre de fer qui renfermait la vie du Corps-sans-âme. Aucun d’eux ne l’avait vu. Tous avaient déjà répondu à l’appel, sans donner aucun bon renseignement, excepté un tout petit poisson, dont on n’attendait rien de bon. Enfin, il arriva aussi, et s’excusa d’être en retard. Le roi, après l’avoir un peu grondé, lui adressa la même question qu’aux autres. Il avait vu le coffre, il savait où il était, et c’est parce qu’il s’était arrêté à l’examiner qu’il se trouvait en retard. Aussitôt ordre fut donné à la baleine de partir, sous la conduite du petit poisson, et d’apporter le coffre. La baleine exécuta l’ordre de son roi, et apporta le coffre, sans peine. Trois autres poissons moins grands furent dépêchés pour l’aller déposer sur le rivage, aux pieds du prince. Celui-ci l’ouvrit, car il paraît que la clef se trouvait dans la serrure, et un loup énorme s’en élança aussitôt. D’un coup de cognée, dont il avait eu soin de se munir, le prince fendit la tête du loup et le tua roide. Puis, il lui ouvrit le ventre. Un lièvre s’en élança ; mais, il le saisit par les oreilles et lui ouvrit aussi le ventre, et la colombe lui glissa entre les mains et s’envola, en claquant des ailes : Klak ! klak ! klak ! klak ! ! — Comment faire ? car il n’avait pas de fusil. Il songea au vieil ermite qui lui avait dit qu’il était le maître de tous les animaux qui avaient des ailes, et il l’appela à son aide. L’ermite envoya aussitôt un épervier après la colombe, qui fut prise sans peine et remise entre les mains du prince. Celui-ci lui ouvrit le ventre, et y trouva l’œuf auquel était attachée la vie du Corps-sans-âme. Il le recueillit précieusement, le mit dans sa poche, et retourna, vite, au château du géant, par le même chemin que la première fois. Le géant était étendu sur son lit, très malade et presque agonisant. À chaque animal tué par le prince, il s’affaiblissait, à vue d’œil, comme si on lui eût coupé un membre. La princesse était auprès de son lit. Le prince entra dans la chambre, sous sa forme naturelle, tenant l’œuf à la main et le montrant au monstre. Celui-ci fit un effort suprême pour s’élancer sur lui ; mais, hélas ! ses forces le trahirent. Alors, le prince lui lança l’œuf au milieu du front, où il se brisa, et il expira à l’instant même. Et aussitôt les chaînes d’air, qui retenaient le château en l’air, se rompirent, avec un bruit épouvantable, et tout s’engloutit au fond de la mer !

Le prince et la princesse étaient déjà montés dans le carrosse du géant, qui voyageait à travers l’air, et ils furent rendus en peu de temps au palais du roi de France. Grande y fut la joie de tout le monde de les revoir, et ils se marièrent, quelques jours après, et il y eut, à cette occasion, des fêtes, des jeux et des festins, comme on n’en avait jamais vu de pareils, dans le pays.

Si j’en puis parler de la sorte, c’est que j’étais là moi-même, comme tournebroche. Mais, comme je mettais mon doigt dans toutes les sauces, un grand diable de maître cuisinier, qui me vit, me donna un grand coup de pied... quelque part, et du coup, je fus lancée jusqu’à Plouaret, pour vous conter tout ceci.


Conté par Catherine Doz, femme Colcanab, au
bourg de Plouaret. — Janvier 1869.


On trouve aussi des Corps sans âme dans les traditions populaires des peuples Slaves. L’Ogre ou le Magicien Kostey, de l’Esprit des Steppes et du Tapis volant, dans le recueil de M. Alexandre Chodzko, Contes des paysans et des pâtres Slaves, est un Corps sans âme. — Ils existent pareillement dans les traditions et dans les contes tartars. — Les rapprochements à faire seraient nombreux et intéressants. — Voir Le Poirier aux Poires d’or et le Corps-sans-Ame, dans mon cinquième rapport sur une mission en Basse-Bretagne, dans le recueil des Archives de Missions scientifiques et littéraires, tome VII, page 101 - 187l. Je possède plusieurs versions bretonnes de ce cycle.


FIN DU TOME PREMIER

ERRATA
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Page 6, ligne 21, au lieu de retourne, lisez reviens.
Page 16, ligne 5, au lieu de n’arrivaient, lisez n’arriveraient.
Page 18, ligne 7, au lieu de le prince, lisez le jeune homme.
Page 20, ligne dernière, au lieu de prince, lisez homme.
Page 21, ligne 22, au lieu de il se disait, lisez se disait.
Page 30, ligne 4, au lieu de d’entre, lisez des.
Page 54, ligne 2, supprimez sur.
Page 55, ligne 20, au lieu de qu’il y touche, lisez qu’il les touche.
Page 67, lignes 6 et 7, au lieu de compères, commère, lisez parrains, marraine.
Page 68, ligne 9, au lieu de leur, lisez la.
Page 80, ligne 17, ajouter tas après aucun.
Page 90, ligne 24, au lieu de pense-t-il, lisez pensa-t-il.
Page 102, ligne 17, au lieu de que l’autre côté, lisez que de l’autre côté.
Page 205, ligne 21, au lieu de amener, lisez emmener.


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Tome 2 modifier



VI


LE MAGICIEN ET SON VALET.



I


LE SABRE ROUILLÉ
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IL y avait, une fois, un roi de France qui, désolé de voir le grand nombre d’enfants bâtards qui naissaient dans sa capitale, dit un jour que la mère du premier bâtard qui verrait le jour à Paris serait mise à mort.

Bien ! Ce roi ne savait pas ce qui l’attendait. Il avait un fils et une fille, qui s’aimaient si tendrement que la sœur devint enceinte des œuvres de son frère. Les voilà bien embarrassés, car ils n’ignoraient pas l’arrêt de leur père. Que faire ? Ils quittent secrètement le palais, de nuit, par une porte de derrière, et s’embarquent sur un navire qu’ils ont approvisionné de vivres et de toutes sortes de grains, de semences et d’outils.

Ils débarquent dans une île déserte, au loin, bien loin. Ils se construisent une petite maison et sèment du blé.

La princesse donna le jour à un fils, un enfant superbe, qu’ils nommèrent Mabic.

Le père allait chasser ou pêcher, presque tous les jours. L’enfant venait à merveille. Il avait déjà quinze ou seize ans, lorsque son père, étant allé un jour chasser, dans une île voisine, vit venir à lui un petit cheval noir, sellé, bridé, et qui semblait l’inviter à monter sur son dos. Il monte dessus, et aussitôt le cheval part au galop et le conduit à un château, qui était non loin de là. Ce château était habité par un géant magicien.

— Ah ! te voilà donc, fils du roi de France ! lui dit le monstre, en le voyant.

— Je ne suis pas venu de moi-même, c’est le cheval qui m’a amené, répondit le prince.

— C’est très bien, et tu es de bonne prise.

Et le géant le précipita dans un étang glacé, qui se trouvait là. Sa tête fit un trou dans la glace, et, ne pouvant se dégager, il fut vite noyé.

Son fils vint le chercher, dans la même île. Il rencontra le même petit cheval noir, bridé, sellé, monta sur son dos, et fut aussi conduit au château du géant. Il vit, en arrivant, le corps de son père, dans l’étang et s’écria :

— Mon Dieu, voilà mon père !

— Oui, dit le géant, mais, je ne puis te traiter comme lui, car je n’ai pas de pouvoir sur toi. Mais, reste avec moi ici, et tu ne manqueras de rien.

Il reste, parce qu’il y est forcé. Voilà sa mère seule, à présent, dans son île, et vous pouvez juger de sa douleur. Elle part aussi à la recherche de son frère et de son fils et est amenée au même château par le petit cheval noir.

— Je vous attendais, lui dit le géant ; je n’ai aucun pouvoir sur vous, mais, restez ici avec votre fils et vous y serez bien.

Elle resta, ne pouvant faire autrement.

Mabic allait tous les jours à la chasse, dans le bois qui entourait le château. Dès qu’il était parti, le géant enfermait sa mère dans une cage garnie de clous aux pointes aiguës, et lui défendait, sous peine de mort, d’en rien dire à son fils. Elle maigrissait et dépérissait à vue d’œil. Un jour, le géant lui parla de la sorte :

— Dites à votre fils d’aller chercher, dans l’enfer, le grand sabre rouillé qui se trouve là, et, s’il parvient à s’en emparer, nul homme au monde ne pourra lui résister, et alors je vous rendrai la liberté, je vous épouserai et nous serons heureux ensemble.

La pauvre femme fit part à son fils des paroles du géant.

— Qu’on me donne le petit cheval noir, dit Mabic, et j’irai chercher le sabre rouillé, dans l’enfer.

On lui donne le petit cheval noir et il part.

Mais, aussitôt sa mère est enfermée de nouveau dans sa cage garnie de clous à pointes aiguës.

Il passe près d’un château, où il entend un bruit et des cris effrayants, comme si dix mille hommes s’y égorgeaient.

— Qu’est cela ? dit-il ; je veux aller voir.

— N’allez pas dans ce château, lui dit son cheval, ou vous vous en repentirez.

— Je veux voir ce qu’il y a là-dedans ; je n’ai pas peur.

Et il descendit, frappa à la porte et fut bien accueilli. C’était un château de cristal, habité par douze géants, frères de celui de l’île. Une fois entré, il n’entend plus aucun bruit. Il soupe et loge dans le château.

Le lendemain matin, il se remet en route avec son petit cheval noir, qu’il retrouve à la porte du château, où il l’avait attaché à un poteau, et les géants lui disent :

— Quand vous repasserez, avec votre sabre, venez nous voir.

Il le leur promet et part.

A environ cent lieues de là, il arrive à un second château, où il entend plus de vacarme encore que dans le premier.

— Il faut que j’aille voir ce qu’il y a là-dedans, dit-il.

— N’y allez pas, lui dit le cheval, ou vous vous en repentirez.

Il descend, attache son cheval à un poteau et frappe à la porte.

On lui ouvre et fait bon accueil. C’était un château en argent, habité par trente géants, frères de celui de l'île et de ceux du château de cristal. Il y soupe et loge, sans qu’il lui arrive de mal, et, au"moment de partir, le lendemain matin, les géants lui disent :

— Revenez nous voir, quand vous repasserez avec le sabre rouillé.

Il le leur promet et se remet en route.

A environ cent lieues de là, il arrive à un troisième château, où il entend encore un vacarme de tous les diables, bien plus fort que dans les deux premiers.

— Il faut que j’aille voir ce qu’il y a là-dedans, dit-il encore ; c’est sans doute l’enfer.

— N’y allez pas, lui dit son cheval, ou vous vous en repentirez.

Il descend, attache son cheval à un poteau, frappe à la porte et entre.

Il n'entendait plus aucun bruit. C'était un château en or massif, habité par quarante géants, frères de ceux de l’île et des deux autres châteaux. Il y soupe et passe la nuit, sans qu’il lui arrive de mal, et, au moment de partir, le lendemain matin, les géants lui disent :

— Revenez nous voir, quand vous repasserez par ici, avec le sabre rouillé.

Il le leur promet.

— A quelle distance suis-je encore de l’enfer ? leur demande-t-il, en détachant son cheval, qu’il retrouve à son poteau.

— A deux cents lieues, lui répondent les géants. Voici, du reste, une boule d’or qui roulera d’elle-même devant vous ; vous n’aurez qu’à la suivre, et elle vous conduira tout droit à la porte de l’enfer.

Et ils lui montrent la boule d’or, qui roule déjà devant lui. Il la suit et, au coucher du soleil, elle va heurter contre la porte du sombre manoir du Diable. Le cheval lui dit alors :

— Moi, je ne puis vous suivre dans ce lieu. Attachez-moi au poteau que voilà, et, à votre retour, — si toutefois vous revenez, — vous me retrouverez ici. On vous introduira dans une salle, où vous verrez beaucoup de beaux sabres en cuivre, en argent et en or, avec les manches garnis de diamants et de pierres précieuses, et le Diable vous dira d’en choisir un. Vous ne prendrez aucun de ceux-là, mais bien un vieux sabre rouille, que vous verrez pendu à un clou au mur. Et faites-y bien attention, car de là dépend le succès.

La porte s’ouvrit en ce moment et le Diable lui-même vint le recevoir et lui dit :

— Soyez le bienvenu, petit-fils du roi de France ! Vous arrivez fort à propos, car j’ai besoin d’un valet d’écurie. Venez que je vous montre mes chevaux.

Et il le conduisit à l’écurie et lui fit voir ses chevaux.

— Voici, dit-il, un cheval dont vous aurez grand soin : quant aux autres, traitez-les comme vous voudrez, et quand vous ne leur donneriez, pour toute nourriture, que des fagots d’épine ou des pierres, peu m’importe.

Et, lui présentant un grand trousseau de clefs :

— Voici les clefs de toutes les chambres et salles du château. Je dois partir, demain matin, pour un voyage qui durera six mois (à moins de quelque événement imprévu), et, pendant mon absence, vous pourrez pénétrer partout. Je ne vous interdis qu’un seul endroit, c’est le cabinet qu’ouvre la petite clef que voici (et il la lui montra) ; gardez-vous bien de l’ouvrir, ou malheur à vous !

— C’est bien, dit Mabic, je ferai en sorte de vous contenter.

Le maître du château partit le lendemain, de bonne heure.

Mabic s’occupe de ses chevaux, puis il va se promener dans les jardins et visiter les salles et les chambres du château, qui étaient toutes plus belles les unes que les autres. C’était partout de riches tissus et des parures de toute sorte, et des monceaux d’argent, d’or et de pierres précieuses.

Il en restait ébahi.

Le cabinet défendu l’intriguait singulièrement.

— Que peut-il donc y avoir là-dedans ? se demandait-il.

Enfin, au bout de trois jours, n’y pouvant plus tenir, il l’ouvrit. Et que vit-il ? Une pauvre jument, d’une maigreur effrayante, se soutenant à peine sur ses jambes, et qui lui parla de la sorte :

— Voici dix-huit ans que je suis ici, dans l’état où vous me voyez. Je ne reçois de nourriture que tout juste pour ne pas mourir et souvent je suis battue. Je suis la fille du roi d’Espagne, métamorphosée sous cette forme par le magicien qui habite ce château. Montez dans son cabinet, lisez le petit livre rouge qui contient tous ses secrets, et vous pourrez me faire revenir à ma forme première et me délivrer.

Mabic, étonné, promet à la princesse enchantée de faire tout ce qui sera en son pouvoir pour la délivrer. Il monte au cabinet du magicien, consulte son petit livre rouge et y trouve ce qu’il cherchait.

Il rend la princesse à sa forme humaine et elle lui dit alors :

— Avisons, à présent, aux moyens de nous sauver d’ici. Allez d’abord prendre le sabre magique que vous êtes venu chercher. Vous le trouverez dans la salle d’armes, pendu à un clou au mur, à gauche en entrant. C’est un sabre en fer, rouillé et de pauvre apparence. Vous verrez là beaucoup d’autres sabres à la lame luisante et au manche garni de pierres précieuses ; mais, gardez-vous bien d’y toucher seulement. Prenez le sabre en fer rouillé, vous dis-je, et revenez aussitôt.

Mabic se rend à la salle d’armes et revient bientôt avec le sabre en fer rouillé.

— C’est bien, lui dit la princesse. Maintenant, il y a là, au haut de la plus haute tour, une cloche qui sonne d’elle-même, pour avenir le magicien, quand quelque chose d’extraordinaire arrive dans son château, et il revient aussitôt. Il faut la bourrer avec de la paille et des tapis, pour qu’elle ne sonne pas.

Mabic courut à la cloche et la remplit de paille et de tapis, qu’il maintint avec des cordes ; puis il revint.

— A présent, dit la princesse, remplissons nos poches d’or et de diamants, prenez l’étrille et le bouchon de paille de l’écurie, surtout n’oubliez pas le sabre rouillé, et partons.

Et ils partirent. Ils retrouvèrent, à la porte, le petit cheval noir et montèrent tous les deux dessus, et Mabic lui dit :

— Et bon train, mon petit cheval noir !

La cloche, à force de s’agiter, finit par se débarrasser de la paille et des tapis qui la remplissaient, et sonna bientôt. Le magicien l’entendit et arriva aussitôt. Il trouva la porte du cabinet défendu ouverte, la jument ou la princesse enchantée disparue, avec le petit-fils du roi de France, et, prenant le meilleur cheval de son écurie, il partit aussitôt à leur poursuite, avec un vacarme épouvantable, tonnerre, pluie, éclairs et feu !

— Regardez derrière vous, dit Mabic à la princesse, que voyez-vous ?

— Un grand nuage noir, qui s’avance sur nous, et qui lance des éclairs et du feu.

— C’est le magicien, et il est bien en colère ; jetez à terre le bouchon de paille.

Elle jette le bouchon de paille, et aussitôt une montagne, avec une forêt dessus, se dresse derrière eux. Le nuage s’y déchire et se trouve un peu arrêté dans sa marche. Il passe pourtant et se reforme de l’autre côté.

— Regardez derrière vous ; que voyez-vous ? dit encore Mabic à la princesse.

— Je vois le même nuage, qui s’avance sur nous, plus menaçant que jamais.

— Jetez l’étrille à terre, vite !

Elle jeta l’étrille, qui se changea aussitôt en une belle chapelle et Mabic devint un prêtre officiant à l’autel, et la princesse et le petit cheval noir devinrent un saint et une sainte, dans leurs niches, des deux côtés de l’autel.

Le magicien est étonné de voir cette chapelle, qu’il ne connaissait point. Il descend de son nuage pour la visiter et regarde longtemps la sainte, si jolie dans sa niche, et qu’il croit reconnaître. Il s’attarde à la regarder, et, quand il sort enfin de la chapelle, il se dit :

— J’ai eu tort d’entrer dans cette chapelle ; il ne me reste, à présent, qu’à m’en retourner à la maison.

Et il s’en retourne, en colère, et avec un vacarme terrible.

Nos fugitifs revinrent aussitôt à leur forme naturelle et sortirent bientôt du domaine du magicien, qui perdait dès lors tout pouvoir sur eux. Ils se séparèrent alors. La princesse se rendit chez son père, en Espagne, et Mabic et son petit cheval noir continuèrent leur route, repassant par où ils étaient venus[39].

Ils arrivent au château d’or et s’y arrêtent, comme Mabic l’avait promis.

— As-tu le sabre ? lui demandèrent les géants.

— Le voici ! dit-il, en le brandissant.

Et il tue et met facilement en pièces les quarante géants.

Puis, il poursuit sa route, arrive au château d’argent et massacre aussi les trente géants qui l’habitaient. Il en fait autant des douze géants du château de cristal, et, comme il en sortait, il rencontre une petite vieille qui lui dit :

— Tu es un terrible homme, avec ton sabre ; mais, mon fils, qui demeure seul dans le château de l’île, et qui tient ta mère en cage, saura bien venir à bout de toi.

— En attendant, vieille sorcière, je vais vous faire passer le goût du pain.

Et il lui fit sauter la tête de dessus les épaules, d’un coup de son sabre.

Un peu plus loin, il rencontra une autre vieille qui lui dit :

— Tu as donc réussi, mon fils ; tu tiens le sabre ?

— Oui, dit-il, je le tiens ; mais, comme je n’ai aucune confiance dans les vieilles sorcières comme vous, je vais vous faire voir s’il est bon.

— Ne me fais pas de mal, mon fils, reprit la vieille, car je ne te veux que du bien, et pour te le prouver, prends ce bouton, qui te sera utile ; car tu n’es pas encore au bout de tes épreuves. Quand tu te trouveras en danger ou en peine, il te suffira de le toucher, en pensant à moi, et j’arriverai aussitôt à ton secours.

Mabic prit le bouton et remercia la vieille. Il continua sa route et arriva, sans encombre, au château du géant, dans l’île.

— Rapportes-tu le sabre ? demanda le géant, dès qu’il le vit.

— Oui, le voici ! et il le lui montra.

— Nul homme au monde ne peut, à présent, lutter contre toi.

Mabic se rendit auprès de sa mère et lui demanda :

— Comment vous a-t-on traitée, ma mère, pendant mon absence ?

— Fort bien, mon fils, et je ne manque de rien ici.

Et pourtant, dès le lendemain de son départ, on l’avait encore enfermée dans la cage garnie de clous ; mais, le géant lui avait défendu d’en rien dire à son fils.

Un jour le géant dit à la mère de Mabic :

— Il faut que vous trouviez le moyen de prendre son sabre à votre fils, pour me l’apporter. C’est avec ce sabre qu’il a tué mes frères du château de cristal, du château d’argent et du château d’or, et aussi ma mère, et pendant qu’il l’aura, notre vie à nous-mêmes ne sera pas en sûreté. Si je tenais ce sabre, les châteaux et les trésors de mes frères m’appartiendraient, et je vous épouserais, et nous serions heureux ensemble.

La mère invita son fils à se promener avec elle, dans les jardins du château. Le temps était beau et les fleurs exhalaient des parfums enivrants. Ils s’assirent sur le gazon. Mabic appuya sa tête sur les genoux de sa mère, qui se mit à y chercher des poux. Il s’endormit et elle lui prit son sabre, qu’il ne quittait jamais, et le porta au géant. Quand celui-ci tint le précieux talisman, il courut au jardin et coupa les deux poignets de Mabic, qui dormait toujours. Puis, il l’attacha à un poteau, dans une auge profonde remplie d’eau, glacée, qui lui montait jusqu’aux épaules. La mère aussi fut enfermée de nouveau dans la cage garnie de clous aigus.

— Me voilà maître, à présent : je tiens le sabre ! s’écriait le géant, dans sa joie.

Mais, Mabic se rappela alors le bouton qui lui avait été donné par la petite vieille qu’il rencontra au sortir du château d’or. Il le toucha de son moignon droit, et aussitôt la vieille arriva et dit :

— Me voici ! Qu’y a-t-il pour votre service, mon fils ?

— Voyez, grand’mère, à quel état pitoyable je suis réduit !

— Je le sais, dit-elle ; je vais d’abord vous rendre vos mains.

Et elle court au jardin, en rapporte les mains coupées et les rajuste aux moignons ; puis elle retire Mabic de l’auge et lui dit :

— Allez, à présent, à la chambre du géant : il dort, et le sabre enchanté est sur une table, près de son lit. Prenez-le et coupez-lui la tête.

Il va et, d’un seul coup, tranche la tête du monstre.

Il voit, dans sa cage garnie de clous aigus, sa mère qui lui crie :

— Retire-moi d’ici, mon fils !

— C’est vous qui êtes la cause de tous nos maux, lui dit-il.

Et il lui tranche aussi la tête.

Il se rend ensuite à l’écurie. Le petit cheval noir, qui l’a accompagné dans ses voyages, lui dit :

— Je suis ton père, et j’ai pris cette forme pour pouvoir t’être encore utile, après ma mort. Il ne te reste, à présent, qu’à te rendre à la pauvre habitation où tu es né, dans l’île. Tu y trouveras des papiers qui établissent clairement que tu es le petit-fils du roi de France, et tu iras avec ces papiers trouver ton grand-père, à Paris. Quant à moi, j’ai terminé ma pénitence, en expiation de mes péchés, et je vais à présent au Paradis. Ta mère, elle, ira dans l’enfer, pour y remplacer la princesse métamorphosée en jument, que tu en as retirée.

Et, ayant dit ces paroles, il disparut.

Mabic suivit de point en point ses instructions, et se rendit à Paris, muni des papiers qui établissaient sa filiation.

— Bonjour, grand-père, dit-il en se présentant devant le roi.

— Ton grand-père ?... Comment cela ? demanda le vieux monarque.

— Oui, vous êtes bien mon grand-père. Ne vous rappelez-vous pas que vous dîtes, un jour, que la mère du premier bâtard qui naîtrait dans votre capitale serait mise à mort ?

— Oui, je me le rappelle ; mais, quel rapport ?...

— C’est que ce premier bâtard naquit de votre fils et de votre fille, et c’est moi. Vos enfants quittèrent votre royaume, pour éviter la mort, et je naquis dans une île déserte, loin d’ici.

— Quelle preuve pouvez-vous fournir de tout cela ?

— Voici, examinez.

Et il lui présenta les titres qu’il avait rapportés de l’ile.

Le roi les examina, et s’écria, transporté de joie :

— Je croyais que je n’aurais jamais d’héritier légitime de ma couronne, et voici que Dieu m’en envoie un ! Qu’on célèbre ce jour heureux par des festins et des réjouissances publiques.

Et il y eut de grands festins et de belles fêtes, pendant plusieurs jours.

Le vieux roi mourut, peu après, et Mabic lui succéda sur le trône[40].


(Conté par Jacques Vihan (Petit-Jacques), âgé de
15 ans, de Lannion. — Mai 1875.)



II


LE MAGICIEN MARCOU-BRAZ[41]
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IL Y avait, une fois, un prince, fils d’un roi de France, et qui s’appelait Calaman (Carloman ?). Désirant voir du pays, il se mit à voyager, avec une suite nombreuse. Ils emportèrent des provisions, avec beaucoup d’argent, et menèrent d’abord joyeuse vie.

Mais les provisions vinrent à manquer, l’argent aussi, et alors les compagnons du prince s’en allèrent, chacun de son côté, et le laissèrent seul.

Il continua pourtant de marcher, du côté du couchant. A force d’aller toujours devant lui, il se trouva sur la lisière d’un grand bois, percé d’une longue avenue de chênes, au bout de laquelle il vit un beau château tout resplendissant de lumière, comme s’il était d’or massif, frappé par les rayons du soleil couchant. Il lui prit fantaisie de visiter ce château. Mais, il était entouré de hautes murailles et il avait beau en faire le tour, il ne trouvait aucune porte. Que faire ? Comme il réfléchissait au moyen de franchir les murs, à défaut de porte, il aperçut une petite loge, comme celle d’un portier, près d’une belle barrière aux poteaux de cristal. Il entra dans la loge et y vit un vieillard à longue barbe blanche.

— Que demandez-vous, jeune homme ? lui dit le vieillard.

— Je voudrais visiter le château, répondit Calaman.

— Gardez-vous-en bien, mon enfant, car il y a là un magicien, qui vous dévorerait. J’ai vu entrer dans ce château bien des gens, jeunes, beaux et vigoureux, comme vous, mais, je n’en ai jamais vu sortir un seul.

— Mourir là, dévoré par le magicien, ou mourir ailleurs, de faim, peu m’importe, après tout.

— Racontez-moi donc votre histoire, car vous avez bonne mine et je m’intéresse déjà à vous.

Et Calaman raconta au vieillard comment il était fils du roi de France, et que, s’étant mis à voyager, avec de nombreux compagnons, ceux-ci l’avaient abandonné, quand l’argent était venu à lui manquer.

— Votre sort m’intéresse, mon enfant, reprit le vieillard ; mais, moi-même, je ne suis pas plus heureux que vous. Moi aussi, je suis fils de roi et ce beau château que vous voyez appartenait à mon père et devait me revenir, à sa mort. Mon grand-père eut le malheur de déplaire, je ne sais pour quelle cause, à la mère du magicien Marcou-Braz, laquelle était une puissante sorcière, et elle métamorphosa mon père et ma mère et toute notre famille en arbres, dans ce bois que vous voyez autour de ce château. Moi seul je conservai ma forme naturelle, pour être le portier du château.

— Et il n’y a aucun moyen de délivrer tout ce monde ?

— C’est bien difficile ; beaucoup de princes et d’autres vaillants hommes sont venus ici, pour s’emparer du magicien, et il les a tous changés en arbres, dans ce bois. Hélas ! ce sera aussi votre sort, si vous entrez dans le château.

— Ce n’est pas sûr, cela ; dites-moi ce qu’il faut faire pour réussir, et nous verrons après.

— Voici... mais, à quoi bon ? Ce serait marcher à votre perte.

— Dites toujours, et laissez-moi faire.

— Le magicien fait tous les jours le tour du monde, invisible dans le sein d’un tourbillon, et il enlève, partout où il passe, tout ce qui lui plaît, belles princesses, beaux princes, trésors, pour les amener dans son château ; aussi y a-t-il là des chambres remplies d’or, de perles, de diamants ; mais, vous n’y verrez qu’une seule princesse, car il n’en garde jamais plus d’une à la fois, et quand il voit qu’elle ne peut pas lui donner des enfants, il la mange et va en chercher une autre, qui a bientôt le même sort[42]. Pourtant, la fille du roi d’Espagne, qui est présentement dans le château, a si bien séduit le monstre, par sa beauté, qu’il l’épargne, depuis quelque temps ; mais, un de ces jours, en rentrant, il la dévorera, comme les autres, car elle aussi ne peut lui donner un enfant.

— Quel monstre ! Et vous pensez qu’il n’y a pas moyen de venir à bout de lui ?

— Je ne crois pas ; à moins pourtant d’être secondé par la princesse elle-même, qui, depuis qu’elle est dans le château, a pu lire les livres du magicien et connaît peut-être ses secrets. Vous êtes jeune et beau garçon, et vous pourrez peut-être lui plaire...

— Dites-moi comment il faut s’y prendre, et je tenterai l’aventure, arrive que pourra.

— Eh bien ! rendez-vous au château, par cette belle avenue de chênes, dont chacun est un prince enchanté. Vous ne rencontrerez aucun obstacle. Vous trouverez partout les portes ouvertes. Visitez toutes les chambres, qui sont à la file les unes des autres. Les portes se fermeront d’elles-mêmes après vous, à mesure que vous passerez d’une chambre dans une autre. Vous ne verrez nulle part âme qui vive, mais, des tables servies de mets délicieux, des monceaux d’or, de pierres précieuses, de perles superbes, de parures et de vêtements magnifiques. Ne touchez à rien de tout cela.

— J’ai pourtant faim, et une table bien servie, comme vous dites, sera de nature à me tenter.

— Ne touchez à rien, vous dis-je, ou vous êtes perdu ; regardez seulement, tant qu’il vous plaira, et marchez toujours droit devant vous. En quittant la dernière chambre, vous entrerez dans un beau jardin rempli de belles fleurs et d’oiseaux chantants, et parmi les fleurs, se promènera la fille du roi d’Espagne, la merveille la plus rare qu’éclaire la lumière du soleil, et que le magicien, caché au sein d’un tourbillon de vent, a enlevée, au milieu de ses compagnes, dans le jardin de son père. Si vous pouvez lui plaire, tout ira bien, car, avec son aide, vous pourrez tuer le géant et sa mère, qui habite avec lui, et délivrer tous les malheureux qui sont ici, enchantés sous forme d’arbres, et moi-même avec eux.

— C’est bien, répondit Calaman, j’y vais ; à la grâce de Dieu !

Et le prince se dirigea résolument vers le château. Il pénétra, sans obstacle, jusqu’à la cour, puis, dans la cuisine, où il aperçut une énorme marmite au feu et un bœuf entier à la broche, mais, personne autour, et pourtant tout marchait à souhait et rien ne sentait le brûlé. Il passa dans la salle à manger, et se trouva devant une table toute servie, couverte de mets tout fumants et qui exhalaient une odeur délicieuse. Son premier mouvement fut de s’asseoir et de manger et boire, puisque l’occasion s’en présentait et que, d’ailleurs, il avait faim. Mais, il se rappela la recommandation du vieux portier, et, craignant de succomber à la tentation, il passa dans une autre salle. Là, il fut ébloui par l’éclat de l’or qui s’y trouvait par monceaux. Dans une autre chambre, c’étaient des pierres précieuses, d’un éclat incomparable ; dans une autre, de riches tissus et des parures de toute sorte. Il marchait d’étonnement en étonnement, de merveilles en merveilles, hâtant un peu le pas, quand il fut revenu du premier éblouissement, tant il craignait de succomber à la tentation et de toucher ou emporter quelque chose. Enfin, il sortit de la dernière salle et entra dans le jardin. Là, il aperçut une autre merveille, qui l’éblouit plus encore que toutes celles qu’il avait vues jusqu’alors : c’était la fille du roi d’Espagne, au milieu des fleurs et des oiseaux, qui chantaient et voltigeaient autour d’elle. Calaman resta d’abord à la contempler, immobile et la bouche béante. La princesse elle-même fut bien étonnée de cette apparition inattendue. La mine du jeune prince lui plut, et elle lui sourit. Enhardi par cet accueil, il lui adressa la parole, le plus gracieusement qu’il put. Enfin, ils se plurent réciproquement, et leur complot fut vite formé pour tromper la surveillance du magicien, mettre en défaut sa science et quitter ensemble le château.

— J’ai étudié les livres de Marcou-Braz, dit la princesse ; j’en sais aujourd’hui aussi long que lui, sinon plus, et si vous vous conformez de point en point à mes instructions, nous pourrons lui échapper. N’ayez donc pas peur. Quand il arrivera, ce soir, je vous présenterai à lui, comme mon cousin, et il vous épargnera, à ce titre. Mais, demain matin, il vous mettra à l’épreuve, et c’est là que je vous viendrai en aide et qu’il faudra m’obéir.

En effet, au coucher du soleil, le géant rentra, affamé. Il jeta, pour son repas, un prince dans la grande chaudière remplie d’eau bouillante, qui était sur le feu, puis, ayant aperçu Calaman, il s’apprêtait à le jeter aussi dans la grande chaudière, quand la princesse s’interposa et dit :

— Holà ! ne faites pas de mal à mon gentil cousin Calaman, le fils du roi de France, qui a eu bien du mal à venir jusqu’ici pour me voir.

— Ah ! c’est votre cousin ? Alors, je veux bien ne pas le manger, pour ce soir.

On se mit à table, pour le souper. Le magicien dévora d’abord presque un bœuf tout entier, puis, le prince qu’il avait fait cuire dans la chaudière, et but une barrique de vin. Calaman ouvrait de grands yeux, en voyant tant de gloutonnerie, et n’était guère rassuré.

— Tu n’as pas peur, petit ? lui demanda le monstre, quand sa faim commença de se calmer.

— Non, répondit Calaman.

— Tu es donc un gaillard, toi ? Mais, demain matin, je te mettrai à l’épreuve, et nous verrons bien.

Le lendemain matin, avant de partir pour sa tournée journalière, le magicien mit le jeune prince en présence de cinq cents hommes armés, dans la cour du château, et lui dit :

— Défends-toi !

Mais, la princesse, qui était à sa fenêtre, évoqua, par sa science magique, cinq cents autres hommes armés, qui se précipitèrent sur les premiers et les exterminèrent ; puis, ils retournèrent dans le bois et redevinrent arbres, comme devant.

— Ah ! malheureuse, s’écria le magicien, en se tournant vers la princesse, qui était toujours à sa fenêtre, tu m’as trahi ! Mais demain, il faudra combattre contre ma mère, qui n’est pas venue sur la terre depuis cinq cents ans.

Le lendemain matin, Calaman se trouva encore, dans la cour, en présence d’un énorme dragon à sept têtes, contre lequel il lui fallait combattre. Il se crut perdu, pour le coup. Heureusement que la princesse était encore à sa fenêtre, l’encourageant du regard et de la voix. Sur son conseil, il sauta sur le dos du monstre et, avec une épée trempée dans du sang d’aspic, et qu’il avait reçue d’elle, il lui coupa d’abord la queue, puis la tête du milieu ; après quoi, il n’eut pas de peine à abattre également les autres têtes. La terre s’entrouvrit alors et engloutit le dragon.

Le magicien lança un regard furieux à la princesse et dit :

— Ah ! maudite sorcière ! Mais, nous verrons demain !...

— Demain, dit la princesse à Calaman, quand elle put lui parler, il vous faudra combattre contre le Marcou-Braz lui-même. Il aura une épée très-longue, qu’il maniera lourdement et maladroitement. Tâchez de l’éviter ; approchez-vous de lui le plus près possible et frappez-le au cœur.

Le lendemain matin, Marcou-Braz et Calaman descendirent de bonne heure dans la cour. Le géant, qui maniait sa grande épée, comme une faux, voulait couper Calaman en deux, par le milieu du corps ; mais, le prince, sautant lestement par-dessus l’arme, s’approcha du monstre et lui plongea son épée dans le cœur. Il tomba comme un arbre déraciné, en poussant un rugissement qui fit trembler le château jusqu’en ses fondements.

— Victoire ! cria aussitôt la princesse, à sa fenêtre.

Et elle descendit et se jeta au cou de Calaman.

Tous les arbres de la forêt devinrent alors autant d’hommes de toute condition, dont beaucoup de princes, et ils vinrent remercier Calaman de les avoir délivrés, puis ils retournèrent chacun dans son pays.

Le vieux portier rentra aussi dans l’héritage de ses pères.

Quant à Calaman et à la princesse, ils chargèrent plusieurs chariots d’or et de pierres précieuses, et prirent la route de France, escortés par une armée de Français et d’Espagnols, enchantés par le magicien, et qu’ils avaient délivrés.

A quelque distance du château, la princesse s’écria :

— Ah ! mon Dieu ! j’ai oublié d’emporter le grand lustre du château, une merveille unique en son genre !

— Je vais le chercher, dit Calaraan ; continuez votre route vers l’Est ; grâce à la rapidité de mon cheval, je vous rattraperai facilement.

Et il retourna au château, décrocha le lustre, monta avec lui à cheval et piqua des deux, pour rejoindre la princesse et sa suite. Mais, il s’égara dans le bois, et de dépit, il jeta le lustre dans un étang et retourna au château, où il raconta sa mésaventure au vieux portier, fils de roi, et rentré en possession du domaine que lui avait enlevé le magicien. Celui-ci le plaignit et regretta aussi la perte du lustre, qui était le talisman auquel était attachée la fortune de sa famille. Il lui faudrait, pour le retrouver, vider l’étang, qui était immense.

Cependant Calaman, grâce à un bon cheval et à l’or que lui donna le vieillard, revint à Paris. Son père fut heureux de le revoir, car il le croyait mort. Il était tout triste et maladif, depuis son départ, et ne prenait plus plaisir à rien. L’arrivée de son fils chéri le réjouit et lui rendit la santé.

Mais, il apprit bientôt qu’une armée ennemie, partie du Nord, venait d’envahir son royaume, ravageant tout sur son passage. Calaman est mis à la tête de l’armée royale destinée à lui tenir tête.

Quand les deux armées furent en présence, les deux chefs eurent une entrevue, dans laquelle ils s’entendirent et conclurent un traité de paix. Mais, au moment de signer, Calaman est injurié et appelé homme déloyal et traître par le général en chef de l’armée ennemie. Or, ce général n’était autre que la princesse espagnole elle-même, celle qu’il avait délivrée du magicien Marcou-Braz. Elle accusait son libérateur de l’avoir abandonnée. Une explication assez vive eut lieu et elle reconnut qu’il y avait eu malentendu, mais non trahison.

— Je vous avais recommandé, lui dit Calaman, de marcher toujours vers l’Ouest ; l’avez-vous fait ?

— Non, nous avons marché vers le Nord.

— Pourquoi vers le Nord ?

— C’est le général qui nous commandait qui l’a voulu.

Or, ce général était devenu amoureux de la princesse, et voulait l’égarer, l’éloigner de la France et l’épouser. La princesse résista, et, ayant reconnu la trahison, elle prit elle-même le commandement de l’armée et la conduisit en France, mais avec un grand retard.

Tout s’expliqua, et Calaman épousa alors la princesse, et il y eut de grands festins et de belles fêtes.

Le vieux roi mourut, peu de temps après, et Calaman lui succéda sur le trône de France.


(Conté par Bertrand Le Noac’h, de Gourin
(Morbihan). — 1873.)



III


LES DEUX GRENOUILLES D’OR
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Il y avait, une fois, un magicien et une magicienne. Ils n’avaient pas d’enfants, et ils désiraient en avoir. Un jour que le magicien était à la chasse, il rencontra, au fond d’un bois, une biche, qui était tétée par deux petits enfants. Il n’osa pas faire feu sur elle, de crainte de tuer les enfants. Mais, la biche s’enfuit, quand elle l’aperçut, et il emporta les deux innocentes créatures à son château.

— Voyez, femme, dit-il en arrivant, ce que j’ai trouvé dans le bois.

— Oh ! les charmants petits enfants ! s’écria la magicienne, en les voyant. Garçon et fille. La fille sera à moi, et le garçon à vous.

Et les voilà heureux. Chacun d’eux élève et instruit son enfant, à sa guise. La fille était plus intelligente que le garçon et apprenait facilement tout ce qu’on lui montrait. On leur enseignait des choses épouvantables.

La magicienne n’aimait pas le garçon, qui se nommait Arzur, et ne lui voulait aucun bien. La fille avait nom Azénor.

Azénor aimait son frère, et elle lui dit un jour :

— Nous sommes frère et sœur, mais, nous ne sommes pas les enfants du maître et de la maîtresse de ce château. Le magicien, un jour qu’il chassait dans la forêt, nous y a trouvés qui tétions une biche, et il nous amena à sa femme. La magicienne ne t’aime pas, et elle ne cherche qu’à se débarrasser de toi. Elle t’imposera des épreuves très difficiles et des travaux, que tu devras accomplir, sous peine de mort. Ne t’en effraie pas trop, mais, fais de tout point ce que je te dirai, et je te tirerai d’embarras ; j’ai étudié ses livres de magie, et j’en sais déjà plus long qu’elle. Demain, elle t’enverra abattre un bois de plus de cent journaux de terre, avec une cognée de bois ; bien plus, tu devras faire des cuillères avec tout le bois, et en avoir fini avant le coucher du soleil, autrement, tu seras mis à mort. Mais, rassure-toi : prends cette baguette, et, quand tu seras dans le bois, il te suffira d’en frapper le tronc d’un vieux hêne de plus de mille ans, que tu verras tout au bout de la grande avenue, en disant : « Par la vertu de ma baguette, vieux chêne, abats-toi ! » Et aussitôt le chêne tombera sur l’arbre le plus voisin et le renversera sur un autre, lequel tombera sur un autre, et ainsi de suite, jusqu’à ce que tout le bois soit par terre.

A midi, la magicienne ira voir où tu en seras de ta besogne, et quand elle verra tout son bois abattu, elle ne sera pas contente. Elle te dira : — Et les cuillères ? Il faut que tout ce bois soit façonné en cuillères, avant le coucher du soleil, ou il n’y a que la mort pour toi. Et elle s’en ira à-dessus. Aussitôt qu’elle sera partie, tu toucheras du bout de ta baguette le tronc du vieux chêne et diras : — Par la vertu de ma baguette, que tout ce bois se convertisse en cuillères. Et ce sera fait aussitôt que dit.

Le lendemain matin, la magicienne dit à Arzur, en lui présentant une cognée de bois :

— Prends cette cognée, et va m’abattre le bois qui entoure le château, et que pas un arbre ne reste debout. Tu feras aussi des cuillères avec le bois, tout le bois ; et il faut que tout cela soit terminé pour le coucher du soleil, ou il n’y a que la mort pour toi.

Arzur se rendit au bois, assez peu rassuré, malgré les paroles de sa sœur. Il trouva facilement le vieux chêne et s’arrêta à le considérer, sans oser le frapper. Enfin, il se décida, et, au premier coup de cognée, le vieux chêne tomba sur le chêne le plus voisin, celui-ci tomba sur un autre, et ainsi de suite, si bien que tout le bois fut par terre, en un moment.

Arzur retourna alors au château, en sifflant, et tout fier de sa besogne.

— Eh bien ! dit la magicienne, en le voyant revenir, que viens-tu foire ici ?... Et la besogne ?...

— C’est fini, répondit-il, tranquillement,

— Tu mens ; ce n’est pas possible.

— Venez voir, si vous ne croyez pas.

Elle le suivit au bois, et, quand elle vit tous ses beaux arbres par terre, sa colère fut grande.

— Quel malheur ! s’écria-t-elle, de si beaux arbres !... Mais, je t’avais dit de faire des cuillères avec tout le bois.

— Oui, mais vous m’avez donné pour cela jusqu’au coucher du soleil ; soyez tranquille, vous aurez vos cuillères pour souper.

Et la magicienne s’en alla là-dessus, en grommelant.

Dès qu’elle fut partie, Arzur toucha de sa baguette le tronc du vieux chêne et dit :

— Par la vertu de ma baguette, que tout le bois qui est par terre soit converti en cuillères.

Et aussitôt tout se mit en mouvenient ; les branches et les troncs se convertissaient d’eux-mêmes en cuillères, et une montagne de cuillères s’éleva bientôt jusqu’au ciel.

Au coucher du soleil, la magicienne revint, et, voyant tout son bois converti en cuillères, elle s’écria, en écumant de fureur :

— Ah ! malheur ! malheur !... Un si beau bois mis en cuillères !... Et que ferai-je de cette montagne de cuillères ?

— Je n’ai fait que vous obéir, lui répondit Arzur ; vous m’aviez demandé des cuillères, et j’espère que vous en avez là pour toute votre vie,

— Tu n’as pas fait tout ceci toi-même, et seul ; il faut que tu aies été aidé ; mais, n’importe, demain, je te donnerai un autre travail, et nous verrons bien si tu t’en tireras aussi facilement.

Et ils revinrent au château, la vieille de mauvaise humeur, grommelant et méditant une revanche.

Le lendemain matin, elle dit à Arzur :

— Nous devons nous absenter, pendant quelques jours, mon mari et moi, pour aller voir un de nos amis. Azénor viendra aussi avec nous ; mais, comme il nous faut traverser un bras de mer, et que nous n’avons pas d’embarcation, tu nous construiras au-dessus de l’eau un pont de plumes, sur lequel nous passerons en voiture. Et malheur à toi, si le pont n’est pas fait à temps, car autrement il n’y a que la mort pour toi.

— C’est bien, ce sera fait, répondit Arzur, tranquillement, quoiqu’il ne fût pas très rassuré.

Et il se rendit auprès de sa sœur et lui fit connaître la nouvelle épreuve qu’on lui imposait.

— Voici ce qu’il faudra faire, lui dit Azénor, écoute bien : Je me dirai malade, pour ne pas les accompagner et rester à la maison avec toi. Tu les accompagneras jusqu’à la mer, pour leur construire le pont sur lequel ils devront passer. Tu n’auras qu’à frapper l’eau de ta baguette, en disant : — Par la vertu de ma baguette, qu’il s’élève ici un pont de plumes, pour traverser la mer en voiture. Aussitôt, le pont paraîtra. La magicienne, étonnée, t’invitera alors à monter dans la voiture et à les accompagner ; mais, garde-t’en bien, et retourne vite au château, dès qu’ils se seront engagés sur le pont, puis nous aviserons aux moyens de nous enfuir d’ici.

Le lendemain matin, quand il fut question de partir, Azénor resta au lit et se dit bien malade. La magicienne s’en montra très contrariée. Elle partit néanmoins, avec son mari et Arzur. Quand ils furent au bord de la mer :

— Allons ! dit la magicienne à Arzur, il nous faut là, sur-le-champ, un pont de plumes, pour passer de l’autre côté.

— Ça va être fait, à l’instant, répondit tranquillement le jeune homme.

Et, s’étant avancé jusqu’au bord de l’eau, il la frappa de sa baguette, en disant :

— Par la vertu de ma baguette, qu’il s’élève ici un beau pont de plumes, pour passer de l’autre côté de la mer.

Et le pont parut aussitôt.

La magicienne pensa à part soi :

— Il est aussi magicien ! Il aura sans doute trouvé et étudié mon petit livre rouge, et il en sait déjà aussi long que moi ; il est grand temps de nous débarrasser de lui. Il faut qu’il vienne avec nous sur le pont, et nous le jetterons à la mer.

Mais elle dissimula et dit :

— C’est fort bien ; mais, venez avec nous, car nous pouvons avoir encore besoin de vos services. Entrez le premier sur ce beau pont, que vous venez de nous construire, et montrez-nous le chemin ; nous vous suivrons.

— Je n’en ferai rien, répondit Arzur ; je veux vous laisser l’honneur d’être les premiers à mettre les pieds sur mon pont ; mais, ne craignez rien, je vous suivrai de près.

Après quelques autres façons et compliments, la magicienne et le magicien passèrent les premiers. Aussitôt Arzur, d’un coup de sa baguette magique, coupa entre eux et la terre et courut rejoindre sa sœur.

— Partons vite, à présent, lui dit Azénor, et ne perdons point de temps, car ils ne tarderont pas à revenir. Mais, il nous faut d’abord, pour l’empêcher de sonner, remplir d’étoupe la grande cloche qui est sur la plus haute tour et qui donne l’alarme, aussitôt que quelque chose d’extraordinaire arrive au château, et elle se fait entendre à sept cents lieues à la ronde. La corde de cette cloche est attachée au pied du dromadaire du magicien, qui est dans son écurie et la tire, quand il veut avertir son maître que quelque chose d’extraordinaire se passe chez lui.

Et ils courent à la cloche, et la remplissent avec de l’étoupe et des tapis. Puis, ils chargent leurs poches d’or et de pierres précieuses, descendent à l’écurie et y prennent les deux meilleurs chevaux. Au moment de partir, Azénor dit à Arzur :

— J’allais oublier un point important. Descends vite et prends, à l’écurie, l’étrille, la brosse et le bouchon de paille qui servent au pansement de nos chevaux ; ils nous seront utiles, dans notre fuite.

Arzur apporte l’étrille, le torchon et le bouchon de paille, et, à un signal donne, leurs chevaux s’élèvent alors en l’air et partent avec la rapidité de l’oiseau[43]. Ils avaient sept cents lieues à faire, pour sortir du domaine du magicien, qui perdait alors tout pouvoir sur eux.

Quand ils furent à environ cinq cents lieues, la cloche se fit entendre. Le dromadaire, à force de tirer la corde, avait fini par faire tomber l’étoupe et les tapis qui la bouchaient.

— Voilà la cloche qui sonne ! dit Azénor ; le magicien et la magicienne vont se hâter de rentrer chez eux et se mettre à notre poursuite. Heureusement, nous avons une bonne avance sur eux.

Et ils pressèrent leurs chevaux, afin de gagner du terrain.

Le magicien et la magicienne étaient accourus, au son de la cloche. Ils se hâtèrent d’aller consulter leurs livres de magie. Mais, hélas ! Azénor les avait emportés, hors un seul, et ce n’était pas le meilleur. La magicienne dit au magicien :

— Montez vite sur le dromadaire, emmenez aussi le lévrier et tâchez de les atteindre et de les ramener. Ils voyagent en l’air, mais ils descendront à terre. A environ cinq cents lieues d’ici, vous verrez une belle fontaine, pavée de pierres d’or, avec une margelle et une voûte en pierres d’argent, et deux grenouilles d’or au fond de l’eau. Les deux grenouilles d’or sont eux-mêmes ; leurs chevaux ont été métamorphosés en l’eau de la fontaine, et l’or et les pierres précieuses qu’ils ont emportés sont devenus les pierres d’or et d’argent de la fontaine et les feuilles des arbres qui sont autour. Partez vite, et ne revenez pas sans eux.

Et le vieux magicien part, monté sur son dromadaire, qui passe comme l’éclair, et suivi de son lévrier.

Au même moment, Arzur disait à Azénor :

— Le magicien et la magicienne sont rentrés chez eux, et ils sont furieux de notre départ, mais, surtout de la disparition de leurs livres de magie, que j’ai emportés. J’entends la magicienne qui dit au magicien de monter sur son dromadaire et de se mettre à notre poursuite ; elle ajoute qu’il nous trouvera, sous la forme de deux grenouilles d’or, au fond d’une fontaine. Mais, je saurai faire en sorte qu’il oublie les conseils et les recommandations de sa femme. Il va plus vite que nous et nous atteindra bientôt ; regarde derrière toi, si tu ne vois rien venir.

— Je vois au loin, et venant comme la foudre, un lévrier, suivi du magicien sur son dromadaire.

— Descendons à terre, alors.

Ils descendirent à terre et aussitôt leurs chevaux se trouvèrent métamorphosés en fontaine, leurs trésors, en pierres d’or et d’argent et en feuilles jaunes et blanches, dans les arbres, autour de la fontaine, et eux-mêmes, en grenouilles d’or, au fond de l’eau.

Le magicien arriva, un moment après, et, apercevant cette belle fontaine, qu’il ne connaissait point, il descendit pour l’admirer.

— Comme c’est beau ! se disait-il ; je ne savais pas posséder une semblable merveille, sur mes terres.

Et, apercevant les deux grenouilles d’or, au fond de l’eau :

— Oh ! les jolies petites grenouilles ! on dirait qu’elles sont d’or ; si je pouvais les prendre, pour les porter à ma femme !

Et il entra dans l’eau et essaya de prendre les grenouilles ; mais, elles lui échappaient toujours, au moment où il croyait mettre la main dessus.

Impatienté et voyant que tous ses efforts étaient inutiles, il se décida à retourner chez lui, ayant complètement oublié le but de son voyage. En le voyant revenir, seul, sa femme lui dit :

— Eh bien ! vous ne les avez donc pas trouvés, que vous revenez seul ?

— Non, je ne les ai pas vus, répondit-il, se rappelant vaguement ce dont il s’agissait.

— C’est de votre faute, alors ; mais, qu’avez-vous remarqué d’extraordinaire ?

— Rien, si ce n’est pourtant une belle fontaine, que je ne connaissais pas, pavée et entourée de pierres d’or et d’argent, avec des arbres autour portant des feuilles d’or et d’argent, qui brillaient au soleil, et deux petites grenouilles d’or, au fond de l’eau. Je n’ai jamais rien vu de si beau. J’ai bien essayé de prendre les deux grenouilles d’or, pour vous les apporter, mais, je n’ai pas pu, et je m’en suis retourné.

— Vous n’avez donc tenu aucun compte de mes recommandations ? dit la magicienne en colère ; ces deux grenouilles d’or étaient précisément ceux que vous poursuiviez, comme je vous l’avais dit, et il ne fallait pas vous en revenir avant de les avoir prises.

— Ma foi, j’avais complètement oublié ce que vous m’aviez dit à ce sujet, répondit le vieux magicien.

— Eh bien ! reprenez, vite, la poursuite, et ne revenez pas sans eux. Cette fois, quand ils vous verront arriver, leurs chevaux seront métamorphosés en deux beaux arbres ; l’or, l’argent et les pierres précieuses qu’ils emportent deviendront feuilles sur ces arbres, et eux-mêmes seront changés en deux petits oiseaux, qui chanteront sur les branches. Retenez bien ce que je viens de vous dire, et partez bien vite, et ramenez-les-moi.

Et le vieux magicien se remit en route, sous la forme d’un nuage, cette fois.

Arzur et Azénor n’avaient pas perdu de temps aussi.

— J’entends la magicienne, dit Azénor, qui est en colère et gronde le magicien ; elle l’envoie de nouveau à notre poursuite et lui dit sous quelle forme il doit nous trouver ; mais, je saurai lui faire oublier encore ses recommandations et ses conseils et il lui faudra, de nouveau, s’en retourner sans nous. Regarde si tu ne le vois pas venir, car il va avec la rapidité de l’éclair.

— Je vois un grand nuage noir, qui s’avance rapidement sur nous, répondit-il.

— C’est lui !... descendons à terre.

Et ils descendirent, et, en touchant la terre, les deux chevaux se trouvèrent aussitôt changés en deux beaux arbres, au feuillage d’or et d’argent, et sur les branches, chantaient deux charmants petits oiseaux.

Le nuage arriva sur eux.

— Voilà, dit le magicien, les deux arbres que m’a indiqués ma femme.

Et il descendit aussi à terre. Mais, il fut tellement charmé par le chant des deux oiseaux, qu’il s’arrêta à les écouter, la bouche béante, immobile comme une statue, et oublia complètement les recommandations de sa femme. Au coucher du soleil, il dit enfin :

— Voilà le soleil qui se couche ; il est temps de rentrer.

Et il s’en retourna.

En le voyant revenir encore, seul, la magicienne s’écria :

— Comment, vous revenez encore seul ?

— Oui ; je ne les ai pas vus, répondit-il, tout confus.

— Qu’avez-vous vu d’extraordinaire ?

— Je n’ai rien vu d’extraordinaire, si ce n’est pourtant deux beaux arbres, au feuillage d’or et d’argent, et sur les branches, étaient deux charmants petits oiseaux, qui chantaient si mélodieusement, que je n’ai jamais rien entendu de si beau.

— Et vous avez perdu votre temps à les écouter et vous avez oublié tout ce que je vous avais dit ?

— Ma foi, oui ; je ne m’en suis plus souvenu.

— Eh ! c’étaient eux, ces deux oiseaux !... Je vous l’avais dit... Décidément, vous êtes un triste magicien, et je ne puis plus rien attendre de bon de vous. Je vais partir moi-même à leur poursuite ; et je saurai bien les atteindre et les ramener, moi, bien qu’ils soient près de sortir de nos terres.

Et elle partit aussi, sous la forme d’un nuage noir, avec tonnerre, éclairs et un vacarme épouvantable !

Cependant, les ceux fugitifs forçaient leurs chevaux et approchaient des limites des terres du magicien.

— Cette fois, dit Azénor, c’est la magicienne elle-même qui viendra, et elle est bien en colère. Regarde derrière toi, si tu ne vois rien venir.

— Je vois un gros nuage noir, qui s’avance sur nous, avec tonnerre, éclairs et un vacarme épouvantable !

— C’est elle !... Hâte-toi de jeter à terre le bouchon de paille, que tu as emporté de l’écurie.

Arzur jeta le bouchon de paille, et aussitôt une infinité de meules de paille, très grandes et très hautes, s’élevèrent derrière eus et arrêtèrent le nuage.

Mais, la magicienne se métamorphosa en épervier et passa ; puis, aussitôt elle redevint nuage et continua sa poursuite, sous cette forme.

— Regarde encore derrière toi, dit Azénor à son frère ; que vois-tu, à présent ?

— Je vois encore le nuage noir, qui s’avance rapidement et qui tonne et lance des éclairs, d’une façon effrayante.

— Jette, vite, la brosse à terre ; c’est encore la magicienne.

Il jeta la brosse, et aussitôt un grand étang se forma derrière eux. Le nuage, arrêté un moment, se mit à pomper l’eau, tant et si bien qu’il dessécha l’étang, et passa[44]. Mais il s’en trouva alourdi et retardé dans sa marche.

— Regarde encore derrière toi ; que vois-tu ? demanda Azénor.

— Je vois le nuage qui s’avance toujours sur nous, plus noir et plus menaçant et lançant du feu d’une façon effrayante.

— C’est toujours la magicienne ; jette l’étrille à terre.

Arzur jeta l’étrille, et une grande ville se montra aussitôt derrière eux, avec des liaisons et des tours élevées, qui contrarièrent beaucoup la marche du nuage. Cependant, il continuait d’avancer, avec tonnerre, éclairs et un vacarme épouvantable.

— Regarde encore derrière toi ; que vois-tu, à présent ?

— C’est toujours le nuage, qui s’avance sur nous ; il est très près, il va nous atteindre.

— Nous aussi, nous approchons ; rassure-toi. Et au même instant, ils franchirent un bras de mer et descendirent à terre, sous leur forme naturelle. Ils étaient sortis de dessus les terres du magicien, et n’avaient plus rien à craindre de lui ni de sa femme. Celle-ci, retenue de l’autre côté de l’eau, qu’elle ne pouvait franchir, tempêtait, grinçait des dents et leur montrait le poing, en criant :

— Ma malédiction sur vous, et puisse le tonnerre vous écraser ! Ce qui me fait enrager, c’est que vous m’avez enlevé mon petit livre rouge, qui contient toute ma science !

— Oui, dit Azénor, en lui montrant le livre, le voici, et je me moque de vous, à présent.

Et ils riaient de sa fureur et la narguaient.

La vieille sorcière, ne pouvant aller plus loin, s’en retourna, toujours sous la forme d’un nuage noir, tonnant, lançant du feu, et détruisant tout sur son passage.

Les deux jeunes gens s’éloignèrent aussi, tranquillement et sans crainte, désormais. Ils entrèrent dans un grand bois, où la nuit les surprit. Ils se firent un lit avec des herbes et des feuilles sèches, contre le tronc d’un vieux chêne, et s’endormirent facilement, car ils étaient fatigués.

Azénor s’éveilla, au point du jour, et, frappant la terre avec sa baguette magique, elle dit :

— Par la vertu de ma baguette, je veux qu’un beau château s’élève ici, instantanément, orné et meublé comme le palais d’un roi, et que mon frère et moi nous nous trouvions couchés, chacun dans son lit, dans une belle chambre toute resplendissante d’or et de pierres précieuses !

Ce qui fut fait sur-le-champ.

Quand Arzur s’éveilla, il fut bien étonné de se trouver dans un lit de plume et une belle chambre si richement ornée, après s’être couché sur un lit de feuilles et d’herbes sèches, dans un bois. Puis, remarquant Azénor dans un autre lit, près du sien, il lui demanda :

— Que signifie tout ceci, Azénor ? Où sommes-nous ici ? Je rêve, sans doute ?

— Non, répondit-elle, tu ne rêves pas, et tout ce que tu vois est la réalité même. J’ai emporté le petit livre rouge et la baguette magique de la magicienne, et pendant que nous les aurons, nous pourrons satisfaire tous nos désirs et nos caprices.

Ils se levèrent, trouvèrent dans la salle à manger une table chargée des mets et des fruits les plus exquis, et déjeûnèrent, servis par des mains invisibles. Puis, ils visitèrent les chambres du château, toutes plus belles les unes que les autres et remplies de parures et de trésors de toute sorte. Les jardins aussi étaient magnifiques, avec de belles fleurs aux parfums délicieux et des fruits exquis de toute sorte : un vrai paradis terrestre. Azénor dit à Arzur qu’il pouvait s’y promener et chasser à loisir (car le gibier y abondait), mais, qu’il ne devait jamais en sortir, ou il lui arriverait malheur.

Ils passèrent quelque temps dans ce château, heureux et ne manquant de rien.

Mais, un jour, Arzur franchit la clôture du jardin, malgré la défense de sa sœur, et aussitôt il s’enfonça dans une fondrière, jusqu’aux aisselles, sans pouvoir en sortir.

Le château disparut aussitôt.

Sa sœur accourut à ses cris, et le retira de la fondrière.

Et le château reparut alors.

Mais, à partir de ce moment, Arzur perdit complètement la mémoire du passé ; il ne se rappelait plus ni leur séjour dans le château du magicien, ni la fuite et la poursuite, avec ses émouvantes péripéties. Il oublia même qu’Azénor était sa sœur et voulut l’épouser ; et il la poursuivait de ses instances, ce dont elle était très peinée.

Un jour, les deux fils du roi, étant à la chasse, dans le bois, se trouvèrent devant le château d’Azénor, et furent bien étonnés.

— Qu’est-ce que c’est que ce château-là et qui l’a fait bâtir, car notre père n’en a pas connaissance ? se dirent-ils. Allons voir.

Et ils entrèrent au château. Ils trouvèrent Azénor dans la cour et l’abordèrent poliment et lui demandèrent :

— A qui appartient ce château, Mademoiselle ?

— A moi, Messieurs.

— Qui l’a fait bâtir ?

— Moi-même.

— Et vous n’en avez pas demandé la permission au roi, notre père, étant sur ses terres ?

— Non, je n’ai pas demandé la permission de votre père ; je puis m’en passer.

— Le roi ne sera pas content, et il fera raser votre château.

— Je ne le crains pas ; je l’attends.

Et les deux princes s’en allèrent là-dessus, peu satisfaits de la réception de la jeune châtelaine.

Mais, à peine furent-ils sortis de la cour, qu’ils tombèrent dans la même fondrière qu’Arzur, et s’y enfoncèrent jusqu’aux aisselles, sans pouvoir en sortir.

Et le château disparut encore.

Les princes crièrent au secours. Azénor accourut.

— Tirez-nous d’ici, lui crièrent-ils.

— Pour que vous alliez dire à votre père de faire raser mon château ?

— Non, on vous laissera votre château.

— Cela ne suffit pas ; que me donnerez-vous encore ?

— Je vous épouserai, répondit l’aîné des princes.

— Et mon frère, voulez-vous lui donner aussi la main de votre sœur ?

— Oui, il épousera aussi notre sœur. Alors, Azénor les fit sortir de la fondrière. Et le château aussi reparut aussitôt.

Puis, ils se rendirent tous les quatre ensemble à la cour, et racontèrent tout au roi.

Le roi, avant de rien promettre, voulut voir le palais d’Azénor, dont on lui racontait tant de merveilles.

Il le visita, fut ébloui, enchanté et approuva les deux mariages.

On fit de nombreuses invitations, dans tout le royaume, et il y eut des fêtes magnifiques et de grands festins.

Le premier jour, vers la fin du repas, la nouvelle mariée tira de sa poche deux charmantes petites grenouilles d’or, et les posa sur une assiette d’argent, devant elle. Alors, le dialogue suivant commença entre les deux grenouilles d’or, devant tous les convives, silencieux et émerveillés :

— Ne te rappelles-tu pas, mon frère chéri, demanda la première, que, quand nous étions au château des magiciens, la magicienne, qui ne t’aimait pas, t’envoya, un matin, abattre un grand bois de chêne, avec une cognée de bois, et que je vins à ton secours et te tirai d’embarras ?

— Je me le rappelle fort bien, ma petite sœur chérie, répondit la seconde grenouille.

— Ne te rappelles-tu pas, petit frère chéri, reprit la première, que la magicienne t’ordonna ensuite de construire un pont de plumes sur un bras de mer, pour qu’elle y pût passer en voiture, et que je te tirai encore d’embarras ?

— Je me le rappelle bien, petite sœur chérie.

— Te rappelles-tu aussi, petit frère chéri, que, quand nous prîmes la fuite du château du magicien, celui-ci nous poursuivit, sur son dromadaire, et que, pour lui échapper, je changeai nos deux chevaux en fontaine, et nous-mêmes en deux grenouilles d’or, au fond de l’eau.

— Je me le rappelle aussi, petite sœur chérie. Tout le monde était attentif et silencieux,

mais, Arzur plus que tout autre. En effet, la mémoire lui revenait peu à peu de son passé, et il comprenait que le dialogue entre les deux grenouilles d’or retraçait sa propre histoire.

— Te rappelles-tu encore, petit frère chéri, reprit la première grenouille, que, le vieux magicien nous ayant fait la poursuite, une seconde fois, je changeai nos deux chevaux en deux arbres, au bord de la route, et nous-mêmes en deux petits oiseaux, qui chantaient sur les branches, et que nous lui échappâmes encore de cette façon.

— Je me le rappelle bien, petite sœur chérie, répondit la seconde grenouille.

— Tu n’as donc pas oublié non plus, petit frère chéri, que la magicienne, furieuse, nous poursuivit à son tour, sous la forme d’un nuage noir, avec accompagnement de tonnerre et d’éclairs, et comment je sus aussi mettre toute sa science en défaut ?

— Non, petite sœur chérie, je ne l’ai pas oublié non plus.

Arzur, ne pouvant plus douter que la nouvelle mariée ne fût sa sœur et sa protectrice contre le magicien et la magicienne, se leva, alla à elle et l’embrassa tendrement en disant :

— Pardonne-moi, ma petite sœur chérie ; je te dois la vie et je t’aime et t’aimerai toujours jusqu’à la mort[45].

Tout le monde fut touché de cette reconnaissance.

Le roi avait aussi une fille, la plus belle princesse qu’il fût possible de voir, sous l’œil du soleil[46], et il l’accorda volontiers à Arzur, et les festins, les jeux et les réjouissances publiques recommencèrent de plus belle, et durèrent pendant un mois entier.

La trisaïeule de la bisaïeule de ma grand’mère était alors cuisinière à la cour, et c’est ainsi que s’est conservé dans ma famille le souvenir de tout ce que je viens de vous conter, et où il n’y a pas un seul mensonge, si ce n’est, peut-être, un mot ou deux[47].


(Conté par François Simon, domestique à
Tré-grom (Côtes-du-Nord). — Septembre 1872.)



IV


PÉRONIC
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Selaouit hag e klevfet,
Ha credit, mar caret,
Pe it da velet.

Écoutez et vous entendrez,
Et croyez, si vous voulez,
Ou bien allez-y voir.


IL y avait autrefois une pauvre veuve, qui demeurait dans une misérable hutte, à Goaz-ann-ilis (le ruisseau de l’église), près du bourg de Plouaret, au bord de la route qui conduit à Lannion. Elle possédait pour tout bien sa hutte, une vache et un fils nommé Péronic. Elle filait, sur le seuil de sa porte, tout le long des jours, et, chaque mercredi, elle allait vendre son fil, au Vieux-Marché, d’où elle rapportait quelques sous, qui suffisaient pour les faire vivre, toute la semaine, de bouillie d’avoine et de galettes de sarrazin.

Péronic, qui avait de huit à dix ans, était un enfant intelligent, à la mine éveillée. Il faisait paître la vache de sa mère, dans les terrains vagues et les douves qui bordaient la route. Un jour de printemps qu’il la surveillait, comme d’habitude, en chantant et en écorchant avec son couteau une baguette de coudrier, il fut étonné de voir le ciel s’obscurcir tout d’un coup. Il leva la tête et aperçut un beau carrosse doré, attelé de deux chevaux blancs et conduit par une belle princesse. Le carrosse descendit près de lui et la princesse lui sourit et lui demanda[48] :

— Veux-tu venir avec moi, mon petit ami ?

— Je ne peux pas, répondit-il, abandonner ma vache et ma mère.

— Va dire à ta mère de venir me parler. Péronic courut à la maison et dit :

— Mère ! mère ! il y a là-bas une belle princesse qui veut m’emmener avec elle ; venez lui parler, vite, elle vous attend.

La vieille jeta là sa quenouille et suivit l’enfant.

— Voulez-vous, bonne femme, lui demanda la princesse, permettre à votre fils de venir avec moi, comme valet ? J’aurai bien soin de lui et vous pourrez être sans inquiétude, à son endroit. La mère hésitait et ne savait que répondre.

— Voici deux cents écus d’or, lui dit la princesse, en tendant une poignée d’or, et je donnerai à votre fils cent écus d’or, par an.

La pauvre femme n’avait jamais possédé ni même vu pareille somme, et elle tendit la main pour la recevoir et dit oui.

Alors, Péronic fit ses adieux à sa mère, puis il monta dans le carrosse, qui s’éleva en l’air et disparut. Vers le coucher du soleil, le carrosse se trouva dans une grande avenue de vieux chênes, avec un beau château à l’extrémité. La princesse et Péronic descendirent à terre et entrèrent dans le château, par une grande porte en fer.

Le lendemain matin, la princesse dit à Péronic :

— Je vais en voyage, et tu resteras seul ici, pendant mon absence, mais tu ne manqueras de rien, dans ce château. Viens, que je te montre, avant de partir, ce que tu auras à faire.

Elle le conduisit d’abord à l’écurie.

— Voici une jument, dont tu auras grand soin. Tu lui donneras du foin et de l’avoine à discrétion et la promèneras, deux fois par jour.

Et, lui montrant une autre jument, maigre et de mauvaise mine, autant que la première était grasse et luisante :

— En voilà une autre, dont tu n’auras pas à t’occuper, en aucune façon.

Puis, lui présentant un trousseau de clefs.

— Voici les clefs de tous les appartements du château. Tu pourras te promener par tout le château et entrer dans toutes les salles et les chambres, excepté une seule, celle qu’ouvre cette clef (et elle lui montra une clef) ; regarde-la bien et malheur à toi, si tu désobéis ou si tu te trompes.

— Fort bien, répondit-il, mais si je n’ai pas autre chose à faire, je m’ennuierai ici, tout seul. Donnez-moi quelque chose pour me divertir et m’aider à passer le temps.

— Que veux-tu que je te donne ?

— Des quilles et une boule d’argent, par exemple.

— Soit ; voilà des quilles et une boule d’argent.

— Merci ! Mais, je voudrais bien avoir encore des quilles et une boule d’or.

— Voilà encore des quilles et une boule d’or ; es-tu content ?

— Oui ; mais, je ferai autre chose que jouer aux quilles, je présume ?

— Que désires-tu encore ?

— Si j’avais un merle d’argent, par exemple. pour me chanter des airs de danse, quand je m’ennuierai à jouer aux quilles ?

— Soit ; voici encore un merle d’argent, qui te chantera, tant que tu voudras. Et maintenant je m’en vais : je ne sais pas combien de temps je serai absente.

Et elle s’éleva en l’air, sur son beau carrosse, et disparut.

Péronic alla donner à manger à la jument qui lui avait été recommandée, puis, il la promena, dans la grande avenue du château : elle était rapide comme le vent.

Quand il rentra de la promenade :

— Il faut, se dit-il, que je visite le château, puisque j’en ai toutes les clefs.

Il ouvre la porte d’une chambre et reste sur le seuil, immobile et ébloui, à la vue des tas d’argent, d’or et de pierres précieuses dont elle était remplie.

— Hola ! s’écria-t-il, la maîtresse de ce château n’est pas la première venue !

Il entre dans une autre chambre et la trouve remplie de vêtements de toute sorte, riches et pauvres, habits et robes de rois, de reines, de princes, de princesses, de ducs et de marquis, en velours et en soie, avec de riches passementeries et galons d’or et d’argent ; robes et vestes et blouses d’artisans, de paysans et de paysannes.

— Où donc suis-je ici ? se demanda-t-il, avec inquiétude ; il faut que je me tienne sur mes gardes.

Une troisième chambre était remplie de pièces de toile fine ; une quatrième contenait des jouets et des instruments de musique de toute sorte.

Tous les jours, après avoir promené la jument, joué un peu aux quilles, avec ses quilles d’argent et d’or, et écouté le chant du merle d’argent, il allait se promener par les salles et les chambres et, chaque fois, en passant devant la porte de la chambre défendue, il se disait :

— Que peut-il donc y avoir là-dedans ?

Et il était tenté de l’ouvrir. Il l’ouvrit enfin, au bout de huit jours, et vit avec étonnement un cheval, si maigre, si maigre, qu’à peine pouvait-il se tenir sur ses jambes, et dans le râtelier, devant lui, il y avait un fagot d’épines, et derrière était une botte de trèfle frais.

— La pauvre bête ! ne put-il s’empêcher de s’écrier ; je vais mettre la botte de trèfle à la place du fagot d’épines.

Et il prit la botte de trèfle, la mit dans le râtelier, et jeta le fagot d’épines dans un coin.

Le cheval, prenant alors la parole, comme un homme, lui dit :

— Merci, Péronic ! Je ne mange pas de cette nourriture, mais bien de celle dont tu manges toi-même. Tu ne sais pas où tu es, malheureux ! La princesse qui t’a amené ici est la reine des magiciennes. Il y a longtemps qu’elle me retient enchanté sous cette forme, et toi-même, si tu n’y prends garde, tu ne seras pas traité autrement que moi et une foule d’autres personnes de différentes conditions qu’elle a métamorphosées sous les formes les plus diverses. Tout espoir n’est pourtant pas perdu, et, si tu veux faire de point en point ce que je te dirai, nous pourrons sortir encore d’ici, sous notre forme naturelle, nous et les autres,

— Je ne demande pas mieux, répondit Péronic ; dites-moi, vite, ce qu’il faut faire.

— Eh bien ! hâtons-nous, alors, car la magicienne sait déjà que tu as ouvert la chambre défendue, et elle ne tardera pas à arriver. Va vite à la chambre au linge, et prends-y un linceul de trois aunes de long ; puis, tu passeras par la chambre où tu as vu des tas d’argent et d’or et de pierres précieuses ; tu en rapporteras le plus que tu pourras. Tu n’oublieras pas les quilles et les boules d’argent et d’or, et tu chargeras le tout sur mon dos. Quant au merle d’argent, tu l’emporteras dans ta poche. Puis, tu muselleras un grande doguesse, qui est dans sa niche, près de la porte (elle dort, à présent), et tu reviendras ensuite me rejoindre. Va, et dépêche-toi.

Péronic apporte le linceul de toile, et un sac rempli d’or, d’argent et de pierres précieuses ; il y met aussi les quilles avec les boules d’or et d’argent et charge le tout sur le cheval. Puis, il muselle la doguesse, dans sa niche, met dans sa poche le merle d’argent et revient au cheval maigre.

— Vas encore, lui dit celui-ci, à la chambre de la magicienne, prends et emporte un petit livre rouge que tu y verras, sur la table, près de son lit, et sans lequel nous ne pouvons rien ; mais, vite, vite !...

Péronic va à la chambre de la magicienne et apporte le petit livre rouge.

— A présent, monte, vite, sur mon dos et partons, car la doguesse, qui est sœur de la magicienne et qui prend à volonté la forme humaine ou animale, va briser ses chaînes, en s’éveillant, et courir après nous.

Ils partent.

— Regarde derrière toi, ne vois-tu rien venir ? dit bientôt le cheval à Péronic.

— Si ! répondit celui-ci, je vois un grand chien qui court après nous... Il va nous atteindre.

— C’est la doguesse du château, la sœur de la magicienne. Par la vertu de mon petit livre rouge, qu’il y ait ici une belle fontaine et que nous soyons métamorphosés en deux grenouilles, au fond de l’eau.

Ce qui fut fait sur-le-champ.

La doguesse arrive aussitôt. Elle cherche et flaire et se demande :

— Où sont-ils donc passés ? Ils étaient ici, il n'y a qu’un instant, et je ne vois à présent qu’une fontaine, avec deux grenouilles, au fond de l’eau ! Il faut que j’aille le dire à ma sœur.

Et elle retourna au château.

— Comment, lui dit la magicienne, tu reviens seule !...

— Oui, je ne sais ce qu’ils sont devenus : en arrivant à l’endroit où je les avais vus et où je croyais les prendre, je n’ai plus trouvé qu’une fontaine, avec deux grenouilles au fond de l’eau.

— Malédiction ! s’écria la magicienne en colère, les deux grenouilles dans l’eau, c’étaient eux !

C’étaient eux !...

Dés que la doguesse fut partie, Péronic et son cheval revinrent à leur forme première, et continuèrent leur route.

— Regarde derrière toi, ne vois-tu rien venir ? demanda encore le cheval, un moment après.

— Si ! je vois venir la magicienne, écumante de rage !

— Par la vertu de mon petit livre rouge, qu’il s’élève ici une belle chapelle, et que nous soyons métamorphosés en deux statues de saints, une de chaque côté de l’autel.

Ce qui fut encore fait, sur-le-champ.

La magicienne arrive. Elle cherche, se répand en malédictions, trépigne de colère, ne trouve rien et s’en retourne encore.

Les deux fugitifs reprennent aussitôt leur forme première et se remettent en route, sans perdre de temps. Ils franchissent un fleuve et sortent du domaine de la magicienne ; elle n’a plus aucun pouvoir sur eux.

Il était temps ! Elle venait de s’apercevoir que son petit livre rouge lui avait été volé, et elle avait repris elle-même la poursuite, écumante de rage, criant, hurlant et faisant un vacarme d’enfer.

— Ma malédiction sur toi, Péronic, qui m’as enlevé mon petit livre rouge, où résident ma science et ma puissance ! hurla-t-elle, au bord de l’eau, qu’elle ne pouvait franchir, tandis que les deux fugitifs riaient de sa fureur, sur l’autre rive.

Péronic et son cheval se dirigèrent alors sur Paris. Avant d’entrer dans la ville, le cheval dit à Péronic :

— A présent, tu vas me tuer...

— Vous tuer !... Jamais je n’aurai le courage de faire cela !...

— Il le faut, pourtant, pour mener ton entreprise à bonne fin. Tu me tueras, te dis-je, puis tu m’écorcheras, et tu verras ensuite ce qui arrivera. Mais, aie confiance en moi, et ne crains rien.

Péronic tua le cheval, l’écorcha et fut bien surpris de voir sortir de sa peau un beau prince, qui lui dit :

— Ma bénédiction sur toi, Péronic, car tu m’as délivré de l’enchantement de la magicienne, et tu as délivré, en même temps, une foule d’autres malheureux. Tous les vêtements divers que tu as vus, dans une salle du château, appartenaient à autant de personnes de différentes conditions, métamorphosées et retenues captives par la magicienne et qui, aujourd’hui, ont recouvré leur forme naturelle et leur liberté, comme moi. Je suis le fils de l’empereur de Turquie ; viens avec moi à la cour de mon père, et tu épouseras ma sœur, la plus belle princesse qui soit sous l’œil du soleil, et tu seras empereur de Turquie, à la mort de mon père.

— Merci ! répondit Péronic, mais, je ne veux pas me marier encore ; je veux voyager et voir du pays, pendant que je suis jeune ; plus tard, nous pourrons nous retrouver et alors, peut-être...

Et ils se firent leurs adieux et allèrent chacun de son côté[49].

Péronic se rendit à Paris et alla loger dans une hôtellerie, située près du palais du roi. Comme son éducation première avait été assez négligée, il prit des leçons de français, d’écriture, de danse et d’escrime, et il fit des progrès si rapides, qu’au bout de trois mois, ses maîtres n’eurent plus rien à lui apprendre. Alors, il se présenta chez le roi et demanda qu’on voulût bien lui confier quelque emploi, au palais. On le prit comme aide-jardinier. De six heures du matin à six heures du soir, il travaillait, dans les jardins du palais, et, comme il était intelligent et laborieux, il plaisait beaucoup au maître-jardinier.

Au bout de quelque temps, il demanda :

— Quand donc aura lieu la fête des jardiniers, maître ?

— Dans trois semaines, lui répondit le maître jardinier.

— Trois semaines, c’est bien long !... Si l’on devançait cette date ? Moi, j’ai de l’argent et je payerai tous les frais ; j’ai hâte de connaître tous les jardiniers de Paris.

— Soit, répondit le maître-jardinier, puisque vous vous chargez de tous les frais, je ne vois pas de difficulté à cela.

On s’occupa donc des préparatifs de la fête, et on dressa des tentes et des tables, dans la grande allée du jardin. Tous les jardiniers de Paris reçurent des invitations et la fête fut magnifique.

En se levant de table, on joua à différents jeux, aux boules, à la galoche, aux quilles. Péronic alla chercher ses quilles et sa boule d’argent, qui excitèrent l’admiration de tout le monde.

Le roi vint se promener dans le jardin, avec sa fille au bras, et la princesse convoita les quilles et la boule d’argent de Péronic. Quand elle fut rentrée au palais, elle envoya sa femme de chambre lui demander s’il voulait les lui vendre.

— Volontiers, répondit-il, je n’ai rien à refuser à la princesse.

— Combien en demandez-vous ?

— Oh ! je ne veux ni argent ni or.

— Quoi donc ?

— Un baiser seulement de la princesse.

— Insolent ! songez donc à ce que vous dites ; demandez de l’or et de l’argent et vous en aurez, mais cela, jamais !

— Peut-être ; faites toujours part de ma demande à la princesse.

La femme de chambre retourne vers sa maîtresse.

— Eh bien ? lui demanda celle-ci.

— Je n’ose pas vous rapporter sa réponse, princesse.

— Pourquoi donc ? Dites, sans crainte.

— Eh bien ! il a dit qu’il ne donnera ses quilles ni pour de l’argent ni pour de l’or.

— Pour quoi donc les donnera-t-il ?

— Pour un baiser de vous.

— Ah ! vraiment ? Dites-lui de venir me parler. La chambrière retourna vers Péronic, et lui dit :

— Venez parler à la princesse, et apportez vos quilles et votre boule d’argent.

Péronic se rend auprès de la princesse, qui lui demande :

— Comment, jeune jardinier, est-il donc vrai que vous ne voulez donner vos quilles ni pour de l’argent ni pour de l’or ?

— Oui, princesse, c’est vrai.

— Pour quoi donc les céderiez-vous bien ?

— Pour ce que j’ai dit à votre femme de chambre, princesse, et pas pour autre chose.

— Mais c’est déraisonnable ; vous savez bien que cela ne se peut pas.

— Alors, princesse, vous n’aurez pas mes quilles d’argent.

— Et c’est bien là votre dernier mot ?

— C’est bien là mon dernier mot, princesse.

— Eh bien, puisqu’il le faut…

Et la princesse se laissa prendre un baiser, sur la joue, et Péronic lui donna ses quilles d’argent, en échange.

Trois semaines plus tard, arriva le jour de la fête des jardiniers, et Péronic dit encore au maître jardinier :

— Voici la fête des jardiniers qui arrive et nous allons la célébrer, j’espère bien.

— Encore ? répondit le maître.

— Mais oui ; notre première fête a été si belle !

— C’est vrai ; mais, les frais, qui les paiera ?

— Ne vous inquiétez pas de cela ; je me charge de tout, comme l’autre fois.

— Oh ! alors, je ne vois pas d’inconvénient à recommencer.

Et l’on célébra de nouveau la fête des jardiniers.

Après le repas, on joua encore à différents jeux et entre autres aux quilles, avec les quilles et la boule d’or de Péronic.

La princesse vit les quilles et la boule d’or, et envoya de nouveau sa femme de chambre vers le propriétaire, pour en négocier l’achat.

— Combien voulez-vous me vendre vos quilles d'or, avec la boule ? demanda-t-elle à Péronic.

— Pour qui ?

— Pour ma maîtresse.

— Eh bien ! je ne les donnerai encore ni pour de l’argent ni pour de l’or.

— Pour quoi donc les donnerez-vous ?

— Pour voir seulement le genou de la princesse.

— Insolent ! Jamais elle ne consentira à cela, vous pouvez en être certain.

— Peut-être ; demandez-lui toujours.

La chambrière revint vers sa maîtresse.

— Eh bien ? lui demanda celle-ci.

— Je n’ose vous dire ce qu’il m’a répondu.

— Pourquoi ? Dites toujours.

— Eh bien ! il a dit qu’il ne voulait ni argent ni or, mais seulement voir votre genou.

— Il est bien osé, ce jeune homme ! Dites-lui pourtant de venir me parler, et d’apporter ses quilles et sa boule.

Péronic se rendit auprès de la princesse, qui lui dit :

— Ce que vous m’avez demandé, par ma femme de chambre, n’est pas possible, mais, demandez-moi de l’argent et de l’or, autant que vous en voudrez, et vous l’aurez.

— Non, princesse, répondit-il ; de l’argent et de l’or, j’en ai à discrétion, et il me faut ce que j’ai demandé, ou rien.

— Vous êtes vraiment déraisonnable, jeune homme ; pourtant... puisqu’il le faut

Et elle leva promptement sa robe, jusqu’au genou, et la laissa retomber aussitôt.

— Vous avez vu ? demanda-t-elle, en rougissant.

— Oui, mais pas assez ; vous avez laissé retomber votre robe, trop vite.

— Il n’entrait pas dans nos conditions que je devais la tenir relevée plus longtemps, et vos quilles et votre boule d’or m’appartiennent.

— C’est vrai, et les voici.

Et il lui remit les quilles et la boule d’or. Huit jours plus tard, Péronic dit encore au maître jardinier :

— J’ai régalé, deux fois, les jardiniers de la ville, mais leurs femmes, leurs mères, leurs sœurs et leurs enfants n’ont pas pris part à nos fêtes, et je désire les régaler aussi.

— L’idée est louable, répondit le vieux jardinier, et je l’approuve fort.

On célébra donc une troisième fête, plus belle que les autres, à laquelle furent invités, avec les jardiniers, leurs mères, leurs sœurs, leurs femmes et leurs enfants. Après le repas, vinrent encordes jeux, et Péronic proposa de danser.

— Oui, dansons ! crièrent toutes les femmes, avec un accord parfait.

— Mais, qui nous fera de la musique ? car nous ne voyons ni biniou, ni bombarde, ni tambourin, ni violons.

— Soyez sans inquiétude à cet égard, répondit Péronic, vous ne manquerez pas de musique ; je m’en charge, moi.

Il alla chercher son merle d’or, le posa sur la branche d’un oranger et lui dit :

— Faites votre devoir, mon beau merle d’or ! Et aussitôt le merle se mit à chanter, d’une voix si mélodieuse, qu’au Paradis même, on n’entend rien de plus beau. Tous les cœurs étaient ravis, et hommes et femmes, même les plus vieux et les plus vieilles, entraient en danse et se trémoussaient et tournaient, avec un entrain irrésistible.

La princesse était à la fenêtre de sa chambre, qui donnait sur le jardin, et elle s’écria :

— Dieu, la belle musique ! Mais, qui donc la fait ? car je ne vois pas le musicien. Ah ! c’est sans doute ce beau merle d’or, qui est là-bas sur l’oranger !... Dieu, le bel oiseau !... Il doit appartenir encore au jeune jardinier.

Et, s’adressant à sa femme de chambre :

— Allez lui proposer de le lui acheter, son merle d’or, à quelque prix que ce soit.

Et la chambrière alla encore trouver Péronic, et lui demanda :

— Voulez-vous vendre votre merle d’or à ma maîtresse ?

— Volontiers, lui répondit-il, mais, je vous avertis qu’il lui coûtera cher.

— Combien en demandez-vous ?

— Je ne veux encore ni argent ni or ; j’en ai à discrétion.

— Quoi donc, dites ?

— Coucher trois nuits avec la princesse.

— Insolent ! Il faut que vous ayez perdu la raison pour parler de la sorte ; si le roi le savait !... Soyez donc plus raisonnable, et faites-moi une autre demande.

— Non, ce sera comme je vous ai dit, ou je garderai mon merle.

La femme de chambre revint vers sa maîtresse.

— Eh bien ! demanda celle-ci, qu’a-t-il dit ?

— Rien de raisonnable, princesse.

— Mais encore ? Dites-moi, vite,

— Je n’ose pas.

— Dites, je vous prie, et ne craignez rien ; que demande-t-il de son merle d’or ?

— Eh bien !... coucher trois nuits avec vous, puisque vous me forcez à vous le dire.

— Ah ! vraiment ?... Il ne doute donc de rien, ce jeune homme ? Allez lui dire de venir, néanmoins, et d’apporter son merle, car j’espère bien l’avoir à de meilleures conditions.

Péronic vient, avec son merle d’or, sur le doigt.

— Comment ! jardinier, lui dit la princesse, il n’est pas possible que vous ayez fait à ma femme de chambre la demande qu’elle m’a rapportée.

— Laquelle, princesse ?

Et la princesse, se tournant vers sa femme de chambre :

— Répétez ce que vous m’avez dit.

Et elle répéta.

— C’est bien cela, princesse, dit Péronic.

— Comment pouvez-vous faire une demande si insensée ? Demandez-moi de l’or et de l’argent, autant que vous en voudrez, et nous pourrons nous entendre ; mais, quant à cela, n’espérez pas...

— Alors, princesse, il ne me reste qu’à m’en retourner, avec mon merle d’or.

Et il salua et s’en alla.

Mais, il n’était pas encore sorti de la cour, que la princesse lui fit dire de revenir.

— Voyons, jardinier, lui dit-elle, vous allez me faire des conditions plus raisonnables.

— Non, princesse, ce sera cela ou rien.

— Eh bien ! puisqu’il le faut pourtant... donnez-moi votre merle d’or... Ce soir, quand tout le monde sera couché, au palais, vous viendrez tout doucement frapper à la porte de ma chambre... Mais, surtout faites bien attention que personne ne vous voie.

La princesse se promenait alors, tous les jours, dans le palais et les jardins, avec son merle d’or sur le doigt, et elle en était tout heureuse et toute fière, et tous ceux qui entendaient chanter l’oiseau en étaient ravis.

Mais, environ neuf mois après, il lui fallut garder le lit. Elle reçut les soins du médecin ordinaire du palais, qui ne comprit rien à sa maladie. On fit venir d’autres médecins, qui n'y virent pas plus clair, ou peut-être n’osèrent rien dire. Le vieux roi était fort inquiet, car il n’avait pas d’autre enfant, et il l’aimait beaucoup.

Péronic, qui connaissait bien la nature de la maladie de la princesse, se rendit chez un vieux savetier, qu’il connaissait en ville, et lui parla de la sorte :

— Si vous voulez, je vous enseignerai la manière de gagner beaucoup d’argent, sans aucun mal, et vous n’aurez plus besoin de rapiécer les vieilles savates, pour vivre ?

— Je ne demande pas mieux, répondit le savetier.

— Eh bien ! écoutez-moi et faites comme je vais vous dire. Vous vous revêtirez d’une lévite de Monsieur, avec un chapeau entouré d’un large ruban sur lequel seront écrits, en gros caractères, ces deux mots : « Maître Chirurgien ». Vous vous présenterez ainsi au palais, vous demanderez à parler au roi et lui direz que, ayant appris la maladie de sa fille, vous êtes venu de loin, et que vous vous faites fort de pouvoir la guérir. Vous demanderez une barrique d’argent pour vos honoraires, si vous réussissez, et on vous l’accordera facilement. De plus, vous ferez promettre au roi et signer même qu’il ne vous sera point fait de mal, quoi que vous puissiez dire.

Le vieux savetier suit de point en point les instructions de Péronic. Le roi signe, sans difficulté. Il se rend alors à la chambre de la princesse, tâte son pouls, examine son eau...

— Eh bien! lui demande le roi, que dites-vous ?

— Votre fille, sire, n'est pas dangereusement malade, et son mal lui sourit[50].

— Comment ! Comment !... s'écria le roi, qu'est-ce que cela veut dire ?

Et le voilà de rudoyer sa fille.

— Qui est le coupable ? lui demanda-t-il.

— Péronic, avec son merle d'or, répondit la princesse.

— Un jardinier !... Eh bien ! pour votre punition, ma fille, vous le prendrez pour époux.

Or la princesse ne demandait pas mieux.

Et voilà comment Péronic épousa la fille unique du roi de France, et devint roi lui-même, quand son beau-père mourut, ce qui ne tarda pas à arriver.


C'est là qu'il y eut alors un festin !
Il n'y manquait ni massepains ni macarons,
Ni crêpes épaisses ni crêpes fines,
Ni bouillie cuite ni bouillie non cuite,
Pâte fermentée et non fermentée.


Un homme faisait le tour de la table avec une cuiller à pot, demandant:

— Vous faut-il de la bouillie, par-là ?

On y voyait jusqu'à un cochon, cuit par un bout, vivant de l'autre.


<poem> J'étais par-là aussi, avec mon bec frais, Et, comme j'avais faim, je mordis tôt; Mais, un grand diable de cuisinier qui était là, Avec ses sabots à pointe de Saint-Malo, Me donna un coup de pied dans le derrière, Et me lança sur le haut de la montagne de Bré, Et je suis venu de là jusqu'ici, Pour vous raconter cette histoire[51].


(Conté par Marguerite Philippe, de Pluzunet (Côtes-
du-Nord). — Janvier 1868.)




V


EWENN CONGAR
_____



IL y avait, une fois, un pauvre homme resté veuf avec un fils. Il s'appelait Ewenn Congar. Il possédait pour toute fortune deux ou trois champs, qu'il cultivait lui-même, deux vaches et un cheval. Son fils, qui avait aussi nom Ewenn, un garçon fort éveillé et intelligent, et qui courait sur ses dix ans, lui dit, un jour :

— Il faut m'envoyer à l'école, mon père.

— Mais, mon enfant, je ne le puis pas ; je suis trop pauvre, tu le sais bien.

— Vendez une des vaches.

Le père vendit une de ses deux vaches, à la prochaine foire, et, avec l'argent qu'il en reçut, il envoya son fils à l'école.

L'enfant apprenait très bien, et ses maîtres étaient contents de lui. Mais, au bout d'une année, le bonhomme dut vendre sa seconde vache, puis, un an plus tard, son cheval, pour le maintenir à l'école.

Le jeune homme, après trois ans d'école, avait appris bien des choses. C'était un véritable savant, pour son âge. Il se fit faire un habit, noir d'un côté, blanc de l'autre, et se mit à voyager, pour chercher fortune.

Il rencontra sur sa route un seigneur, bien mis, qui lui demanda :

— Où vas-tu de la sorte, mon garçon ?

— Chercher condition, Monseigneur.

— Sais-tu lire ?

— Oui, je sais lire et écrire.

— Alors, tu ne peux pas faire mon affaire. Et le seigneur continua sa route.

Mais, Congar retourna son habit, courut à travers champs et se retrouva encore sur la route, devant l'inconnu, un peu plus loin.

— Où vas-tu ainsi, mon garçon ? lui demanda encore le seigneur, qui ne le reconnut point.

— Chercher condition, Monseigneur.

— Sais-tu lire ?

— Hélas! je ne sais ni lire ni écrire ; mon père était trop pauvre pour m'envoyer à l'école.

— Eh bien ! monte en croupe derrière moi. Congar monta en croupe derrière l'inconnu et

ils arrivèrent bientôt à un beau château, entouré de hautes murailles. Personne ne vint les recevoir, dans la cour, où ils descendirent, et le magicien (car c'était un magicien) conduisit lui-même son cheval à l'écurie, puis il dit au jeune homme :

— Tu ne verras ici ni homme ni femme, autre que moi, mais, ne t’en inquiète pas, tu ne manqueras de rien, et tu auras cinq cents écus de gages, par an, si tu fais exactement tout ce que je te dirai.

— Que me faudra-t-il donc faire, maître ?

— J’ai dans mon château cinquante cages, avec un oiseau dans chacune, et dix chevaux, dans mon écurie, et il te faudra prendre soin de mes oiseaux et de mes chevaux, de manière à ce que je sois content.

— Je ferai de mon mieux.

Il lui fit voir les cages et les chevaux et dit ensuite :

— Je vais, à présent, partir en voyage, et je ne reviendrai pas avant un an et un jour.

Et le magicien partit aussitôt.

Congar, resté seul, soignait de son mieux ses oiseaux et ses chevaux. Quatre fois par jour, il trouvait la table servie, dans la salle à manger, sans jamais voir âme qui vive, et il mangeait et buvait à discrétion, après sa besogne terminée, puis, il se promenait par le château et les jardins.

Un jour, en allant de chambre en chambre, où il voyait partout des trésors et des richesses de toute sorte, il rencontra aussi une princesse, d’une beauté éblouissante, qui lui parla de la sorte :

— Je suis un des chevaux dont vous prenez soin, dans l’écurie du magicien, le troisième à gauche, en entrant, une jument pommelé-bleu. Je suis fille du roi d’Espagne, et j’ai été enchantée et métamorphosée sous cette forme, que je dois garder, jusqu’à ce que j’aie trouvé quelqu’un pour me délivrer. Plusieurs ont déjà tenté l’aventure, mais, tous ont été métamorphosés en chevaux, ou en oiseaux, et ce sont ceux que vous êtes chargé de soigner. Si le magicien, à son retour, est content de la manière dont vous l’aurez servi, pour vous en récompenser, il vous dira de choisir un des chevaux de son écurie, pour aller avec vous chez votre père. Choisissez-moi, et vous ne vous en repentirez pas, plus tard. Rappelez-vous bien que je suis la jument pommelé-bleu, qui se trouve au troisième rang, à gauche, en entrant dans l’écurie. Beaucoup de princes et d’autres hauts personnages ont jusqu’ici tenté l’aventure, et tous y ont laissé leurs peaux, qui sont suspendues à des clous, dans une salle du château : prenez garde d’y laisser aussi la vôtre.

La princesse lui fait lire les livres du magicien, et il y apprend sa science et les secrets de sa magie.

Au bout d’un an et un jour, le magicien revient à la maison, comme il l’avait promis. Il est satisfait de la manière dont Congar s’est acquitté de son devoir, et il lui demande de rester une autre année à son service, et il doublera ses gages.

— Non, dit Congar, je veux retourner chez mon père.

— Mais songe donc que tu es ici à douze mille lieues de ton pays.

— Peu importe, je veux m’en retourner chez mon père.

— C’est bien, voilà les cinq cents écus de tes gages, puis, viens choisir un cheval, à l’écurie, pour t’en retourner chez toi.

Et ils se rendirent à l’écurie. Congar fit semblant d’hésiter un peu, puis, désignant la jument pommelé-bleu, il dit :

— Je choisis cette petite jument que voilà.

— Quoi, cette rosse ? Tu n’es vraiment pas connaisseur ; vois donc les beaux chevaux qui sont là à côtés.

— Non, cette petite jument me plaît, et je n’en veux pas d’autre.

— Ma malédiction sur toi ! Prends-la, mais je te rattraperai.

Congar emmène la petite jument pommelé-bleu et part.

Aussitôt sortis du château, la jument reprend sa forme première et devient une belle princesse.

— Retourne chez ton père, dit-elle à son libérateur ; moi, je m’en vais également chez le mien, à la cour du roi d’Espagne, où tu te trouveras aussi, dans un an et un jour.

Et elle disparut aussitôt.

Congar, de son côté, marcha résolument vers son pays. Quand il en fut à une faible distance, il rencontra un mendiant, qu’il connaissait, sans être connu de lui, et lui demanda :

— Ne connaissez-vous pas Ewenn Congar, mon brave homme ?

— Je le connais bien, c’est mon voisin, répondit le porte-besace.

— Est-il toujours en vie, et comment vont ses affaires ?

— Il est toujours en vie, mais ses affaires vont mal, et il n’est guère plus heureux que moi. Il a dépensé le peu qu’il possédait, pour donner de l’instruction à son fils, et son fils l’a abandonné et on ne sait ce qu’il est devenu.

Congar donna une pièce de vingt sous au vieux mendiant, et continua sa route. Il arrive à la chaumière de son père et se jette dans les bras du vieillard, qu’il trouve assis sur un galet rond, au seuil de son habitation.

— Bonjour, mon père, me voici de retour ! dit-il en l’embrassant.

— Ne vous moquez pas de moi, répond le bonhomme, qui ne reconnaissait plus son fils.

— Je suis riche, aujourd’hui, mon père, et il faut nous réjouir ; voyez !

Et il jeta sur la table cinq cents écus, en belles pièces d’or. Puis, il envoya acheter des provisions, au bourg, du pain blanc, du bœuf, du lard, des saucisses, du cidre et même du vin, et l’on fit un véritable festin, auquel furent invités quelques voisins. Et ce fut tous les jours ainsi, pendant que durèrent les cinq cents écus. Mais, quand on en fut à la dernière pièce de six francs, le bonhomme dit à son fils :

— Voilà que nous n’avons plus d’argent, mon fils, et nous allons retomber dans la misère, comme devant.

— Ne vous inquiétez pas de cela, mon père, car si vous vous êtes privé pour m’envoyer à l’école, j’y ai profité, comme vous le verrez bientôt, et je ne vous laisserai manquer ni d’argent ni de rien autre chose.

Il avait, en effet, étudié les livres du magicien et y avait appris bien des secrets.

— Demain matin, mon père, vous irez à la foire de Lannion, pour y vendre un beau bœuf.

— Et où le prendrai-je, ce bœuf ? Je n’ai plus, depuis longtemps, ni bœuf, ni vache, ni veau.

— Peu importe d’où il viendra, mais demain matin, en vous levant, vous trouverez à votre porte un bœuf superbe ; vous le conduirez à la foire de Lannion et en demanderez deux cents écus, et vous les aurez, sans en rien rabattre. Mais retenez la corde.

— La corde se vend ordinairement avec la bête, dit le vieillard.

— Ne lâchez pas la corde, vous dis-je, ou vous m’exposeriez à un grand danger. Vous m’entendez bien, rapportez la corde à la maison.

— C’est bien, je la rapporterai, quoique cela ne se fasse pas ordinairement.

Le lendemain, de bonne heure, le bonhomme trouva, en effet, un magnifique bœuf à sa porte, avec une corde toute neuve au cou. Et il prit avec lui la route de Lannion, sans s’inquiéter de ce qu’était devenu son fils, ce matin-là. Or, le bœuf c’était son fils lui-même, qui avait appris, dans les livres du magicien, à se changer, à volonté, en toutes sortes d’animaux.

Dès que le bœuf arriva en foire, tous les marchands et les bouchers qui se trouvaient là vinrent le marchander.

— Combien le bœuf, bonhomme ?

— Deux cents écus, et la corde à moi.

— Vous déraisonnez ; dites cent cinquante écus, et nous nous frapperons dans la main et boirons bouteille ensemble.

— Je ne rabattrai pas d’un liard.

— Eh bien ! votre bœuf vous restera, et voilà tout.

Tous les marchands et les bouchers avaient visité et tâté le bœuf et fait leurs offres, et comme le vieillard en demandait toujours deux cents écus, sans en rien rabattre, ils s’en allaient ailleurs.

A^ers la fin de la foire, au moment où le soleil allait se coucher, un marchand inconnu, aux cheveux rouges comme flamme et aux yeux vifs et perçants, s’approcha aussi, considéra le bœuf et demanda :

— Combien le bœuf, bonhomme ?

— Deux cents écus et la corde à moi.

— C’est bien cher ; mais, l’animal me plaît, j’en ai besoin et voici les deux cents écus. Donnez-moi la corde, que je l’emmène.

— Non, je vous ai dit que je gardais la corde.

— Mais, la corde se donne toujours avec la bête vendue, vieil imbécile.

— Je ne donnerai pas la corde, vous dis-je, et si cela ne vous convient pas, rien n’est fait ; vous garderez votre argent et moi, je garderai mon bœuf.

— Eh bien ! va-t-en au diable, alors, avec ta corde, et qu’elle serve à te pendre !

Et il s’en alla.

Le bœuf fut vendu à un boucher de Morlaix, qui l’emmena avec lui et le mit dans son étable. pour l’abattre, le lendemain. Mais, le lendemain matin, le bœuf avait disparu de l’étable, et Ewenn Congar était de retour chez son père.

Pendant que durèrent les deux cents écus, le père et le fils menèrent encore joyeuse vie, et leurs amis en eurent aussi leur part.

Quand on en fut à la dernière pièce de six francs, le jeune homme dit encore à son père :

— Demain matin, mon père, vous irez à la foire de Bré, pour y vendre un cheval.

— Et où veux-tu que nous le prenions, ce cheval ?

— Ne vous inquiétez pas de cela ; il viendra d’où est venu le bœuf, et vous le trouverez, demain matin, à votre porte. Vous en demanderez trois cents écus, sans en rabattre un liard, et vous les aurez. Mais, comme pour le bœuf, ne laissez pas aller la bride avec le cheval ; rapportez-la à la maison, ou il vous en coûtera, et à moi aussi.

— C’est bien, répondit le bonhomme, je rapporterai la bride, puisque tu le veux, bien que ce ne soit pas dans les usages du pays.

Le lendemain matin donc, le père Congar se rendit à la foire de Bré[52], monté sur un beau cheval, dont il était tout fier.

Bien des marchands de Cornouaille et de Léon et de Tréguier vinrent visiter et marchander le cheval. Mais, comme le bonhomme ne voulait rien rabattre de trois cents écus, ils trouvaient tous que c’était trop cher, bien que la bête leur plût fort, et ils s’en allaient.

Vers le soir, vint aussi le marchand inconnu qui avait marchandé le bœuf, et il demanda comme les autres :

— Combien le cheval, bonhomme ?

— Trois cents écus et la bride à moi.

— C’est cher, pourtant le cheval me plaît et je t’en donnerai trois cents écus, sans marchander, mais tu me laisseras la bride, comme cela se fait toujours.

— Non, je garderai la bride, sinon, rien n’est fait.

— Mais, vieil idiot, la bride se vend toujours avec le cheval.

— Libre aux autres de faire ainsi, mais, moi, je veux vendre mon cheval et garder la bride.

— Eh bien ! que le diable vous emporte, toi et ton cheval, avec la bride.

Et il s’en alla là-dessus, fort en colère.

Le cheval fut vendu, un peu plus tard, à un maquignon normand, qui l’amena à Guingamp, où il le mit à l’écurie, avec plusieurs autres chevaux pour y passer la nuit et se remettre le lendemain en route.

Mais, le lendemain matin, il manquait un cheval au marchand, sans qu’il pût savoir ce qu’il était devenu. C’était Ewen Congar, qui, grâce aux secrets qu’il avait appris dans les livres du magicien, s’était changé, cette fois, en cheval, puis était retourné chez son père, sous sa forme naturelle.

Quand les trois cents écus furent épuisés, Congar, sous la forme d’un âne, se fit encore conduire par son père à la foire de Bré, en lui recommandant de le vendre deux cents écus et d’avoir bien soin de retenir toujours la bride.

Le même marchand inconnu vint marchander l’âne.

— Combien l’âne, bonhomme ?

— Deux cents écus.

— Deux cents écus, c’est bien cher pour une bourrique ; mais, je n’aime pas à marchander, voilà deux cents écus et donnez-moi l’âne.

Et il monta aussitôt sur la béte.

— Hola ! dit le bonhomme, il faut me laisser la bride.

— Trop tard, mon vieux ! répondit l’autre, ironiquement.

Et il se mit à battre l’âne à coups de bâton et partit au galop.

Il s’arrêta, au bout de quelque temps, devant une forge, au bord de la route, et dit au forgeron :

— Vite, vite, forgeron ! Fabriquez quatre fers de deux cents livres chacun et attachez-les aux quatre pieds de mon âne.

— Vous moquez-vous de moi ? dit le forgeron.

— Faites comme je vous dis, et vous serez bien payé.

Pendant que le forgeron forgeait les fers, l’âne était attaché à un anneau fiché dans la muraille de la forge. Des enfants s’assemblèrent autour de lui et se mirent à lui tirer les oreilles, pour le faire braire.

— Détachez-moi, dit l’âne.

— Un âne qui parle ! dit l’un d’eux.

— Que dit-il donc ? demanda un autre.

— Il dit de le détacher.

— Oui, détachez-moi, mes enfants, et vous verrez beau jeu, reprit l’âne.

Ils détachent l’âne, qui devient aussitôt un lièvre, et de courir !

Le magicien sort de la forge, en entendant les cris des enfants.

— Où est mon âne ? demande-t-il.

— Il vient de déguerpir, sous la forme d’un lièvre.

— De quel côté est-il allé ?

— Par là, à travers champs, répondent les enfants.

Et le voilà devenu chien et de courir après le lièvre.

Celui-ci, serré de près, devient pigeon, et s’envole à tire-d’ailes. Le magicien le poursuit encore sous la forme d’un épervier. Ils arrivent ainsi au-dessus de la capitale de l’Espagne. L’épervier allait atteindre le pigeon, quand celui-ci, sous la forme d’un anneau d’or, passa au doigt de la princesse, fille du roi d’Espagne, qui était à sa fenêtre.

Le magicien reprend alors sa forme humaine et se présente au palais, comme médecin, afin de donner ses soins au vieux roi, malade depuis longtemps, et à qui les médecins du pays ne pouvaient rendre la santé. Il trouve remède à son mal, le guérit, et le roi, pour reconnaître ce service, lui dit de demander ce qu’il voudra et il le lui accordera.

— Eh bien ! sire, répond le médecin, je ne demande rien autre chose que l’anneau d’or que votre fille porte à son doigt.

Vous vous contenteriez de si peu ? Demandez-moi de l’or, et je vous en donnerai, à discrétion.

— Je vous le répète, sire, je ne veux que l’anneau d’or de votre fille.

— Eh bien ! vous l’aurez, demain matin.

Quand la princesse se coucha, sa bague au doigt, elle fut bien étonnée et tout effrayée de trouver un homme à côté d’elle, dans son lit. C’était Congar, qui lui dit, pour la rassurer et l’empêcher de crier :

— Je suis celui qui vous a délivrée du magicien et j’étais tout à l’heure à votre doigt, sous la forme d’un anneau d’or. Le magicien me poursuit, sans relâche. Il a rendu la santé à votre père, et, pour prix de ce service, il demande l’anneau que vous avez au doigt. Vous promettrez de le lui donner, mais, à la condition qu’on vous permettra de le passer vous-même au doigt du médecin. Au lieu de le lui passer au doigt, vous le laisserez tomber à terre : ne vous inquiétez pas du reste, et tout ira bien, si vous suivez ponctuellement mes instructions.

La princesse promit.

Le lendemain matin, le vieux roi fit appeler sa fille dans sa chambre et lui dit, en lui montrant le magicien, déguisé en médecin :

— Voici, ma fille, l’homme qui m’a rendu la santé, quand tous les médecins du royaume ne pouvaient rien contre mon mal ; pour toute récompense d’un si grand service, il ne demande que cet anneau d’or que vous avez au doigt, et vous ne le lui refuserez pas, sans doute.

— Non, certainement, mon père, répondit la princesse, et je demande à le lui passer moi-même au doigt, sur-le-champ.

Et elle ôta son anneau de son doigt, et, au moment où elle allait le passer au doigt que lui tendait complaisamment le médecin, elle le laissa tomber à terre, comme par maladresse ou par émotion.

Aussitôt l’anneau se change en pois chiche, et le magicien, en coq, pour l’avaler ; mais le pois chiche devient alors renard, qui croque le coq. Et c’est ainsi que le combat finit, et que Ewenn Congar triompha du magicien.

La princesse présenta alors son libérateur au monarque, lui raconta ses aventures et ses épreuves diverses ; et Congar épousa la fille du roi d’Espagne, et il y eut, à cette occasion, de belles fêtes et de grands festins, auxquels put prendre part le vieux Congar lui-même, qui vivait encore.


(Conte par Guillaume Garandel, du Vieux-Marche.
— Septembre 1871.)


Voir dans la Revue celtique, première année (1870-1872), pages 106 et suivantes, une autre version de ce conte avec commentaires et rapprochements de M. Reinhold Kœhler, que j’y ai publiée, sous le titre de : Coadalan. — Voir aussi une variante que j’ai donnée, avec commentaires et rapprochements, dans le Bulletin de la Société Archéologique du Finistère, ; tome XII, 1885, sous le titre de : Le Magicien et son valet.


VI


LA VIE DU DOCTEUR COATHALEC[53]
_____


I


AU temps jadis, il y avait au manoir de Kermeno-Coathalec, en la commune de Plougonver-Chapelle-Neuve, un seigneur qui était resté veuf avec trois fils. Les deux aînés, de plusieurs années plus âgés que le troisième, furent envoyés à l’école, de bonne heure, et ils apprenaient tout ce qu’ils voulaient. Ils étaient si savants, quand ils finirent leurs études, que l’un d’eux devint évêque de Quimper, et l’autre, évêque de Tréguier.

Leur jeune frère fut aussi envoyé à l’école à Saint-Brieuc, vers l’âge de dix ou douze ans. Mais, comme il n’apprenait rien, son père pensa que la faute en était à ses maîtres, et il l’envoya à Rennes. Une fois par an il venait à la maison, au mois d’août, et quand son père voulait s’assurer des progrès qu’il avait faits, il était désespéré de voir qu’il en était toujours au même point. Il avait bien quinze ou seize ans et il n’avait pas encore dépassé sa Croix de Dieu (Abécédaire).

— Comment, lui disait le vieux Seigneur, tu seras donc toujours un âne, mon pauvre fils ? Toi qui as deux frères évêques ! N’as-tu pas honte ?

— Je ne suis peut-être pas aussi âne que vous le croyez, mon père, répondit un jour l’enfant, ou plutôt le jeune homme, et la preuve, c’est que je vais demander les Ordres sacrés à mon frère aîné, l’évêque de Quimper.

— Les Ordres sacrés ! Ou tu ne sais ce que tu dis, ou tu te moques de moi.

— Non, mon père, je ne me moque pas de vous, et je sais fort bien ce que je dis. Au revoir, et que Dieu vous garde en bonne santé.

Et il prit un penn-baz de chêne et se mit en route.

En arrivant à Quimper, il alla tout droit au palais épiscopal, et demanda à voir l’évêque.

— Que demandez-vous, jeune homme ? lui dit l’évêque, quand il fut introduit en sa présence, car il ne le reconnaissait point.

— Je viens vous demander les Ordres sacrés, Monseigneur.

— C’est fort bien, mais, il faut voir d’abord ce que vous savez.

— Je suis tout prêt ; voici mon livre.

Et il présenta son Abécédaire à l’évêque.

— C’est là votre livre ? lui demanda le prélat, étonné, et persuadé, alors, qu’il avait affaire à un pauvre innocent (idiot).

— Oui sûrement, Monseigneur, c’est là mon livre.

— Et vous n’en avez pas d’autre ?

— Je n’en ai jamais eu d’autre.

— C’est bien ; allez chercher un logement en ville, puis venez souper avec moi, à six heures, ce soir.

Le jeune homme s’assura d’un logement, pour la nuit, puis, à six heures sonnant à la cathédrale, il revint à l’évêché. L’évêque, qui voulait s’amuser à ses dépens, avait invité à souper ses chanoines et plusieurs notables de la ville. Quand tous les invités furent arrivés, chacun prit sa place à table, et notre gars s’aperçut alors qu’il n’en restait aucune pour lui. Il ne se déconcerta pas pour si peu, et, prenant un tabouret, il s’assit à une petite table, qui était dans un coin de la salle, en disant qu’il serait très bien là. Vers la fin du repas, l’évêque dit à ses convives qu’il les avait appelés pour assister à l’examen d’un jeune savant, qui était venu de son village lui demander les Ordres sacrés. Et s’adressant alors au jeune Coathalec :

— Levez-vous, jeune savant, et venez me présenter vos livres, afin que je vous interroge.

Coathalec s’avança avec assurance, et présenta son Abécédaire à l’évêque.

— Voyez, Messires, dit celui-ci, en passant le livre à ses chanoines, voilà le seul livre qu’ait jamais connu notre jeune savant !

Et tout le monde de rire, comme bien vous pensez.

— Et tu oses encore venir me demander les Ordres sacrés, imbécile, âne ! lui dit le prélat.

— Pas aussi imbécile ni aussi âne que vous, peut-être ; interrogez-moi, répliqua Coathalec.

— Je te pardonne ton insolente réponse, parce que tu n’es qu’un pauvre idiot. Et se tournant vers ses chanoines : « Que chacun de vous lui adresse une question, et nous verrons s’il pourra répondre à une seule d’elles, d’une manière satisfaisante . »

Et chacun lui adressa une question ou une devinaille, et il ne répondit à aucune et garda un silence absolu. Et les mots âne, imbécile, idiot, pleuvaient sur lui comme grêle, et l’on riait et on le bafouait, à qui mieux.

— Je demande aussi, à mon tour, dit alors Coathalec, à adresser une question à chacun de vous, et nous verrons, alors, qui sera le plus âne de nous.

La proposition fut acceptée, et Coathalec proposa une devinaille à chacun des convives, et pas un ne put donner le mot de celle qui lui était adressée. On ne riait déjà plus autant !

— Eh bien ! reprit-il, je vais vous donner le mot de chaque devinaille et la réponse à chaque question, non seulement pour celles que je vous ai adressées, mais aussi pour celles que vous m’avez proposées.

Et il fit, en effet, comme il venait de dire, et sans se tromper une seule fois. Si bien que l’on ne riait plus du tout, à présent, et qu’on se regardait, d’un air étonné. Alors, il proposa à son tour une question à l’évêque ; et, comme les autres, l’évêque resta court. Pour se tirer d’embarras, il dit à Coathalec :

— Je consens à vous conférer les Ordres, car, à ce que je vois, vous êtes plus savant et plus fin que vous ne le paraissez.

— Moi, accepter les Ordres d’un âne comme vous ! j’en serais bien fâché, répondit Coathalec, avec dédain.

Et il s’en alla, les laissant tous plus étonnés et plus désappointés les uns que les autres. Il revint tout droit à la maison. Quand il arriva, son père lui demanda :

— Eh ! bien, mon fils, as-tu vu ton frère aîné, l’évêque de Quimper, et que t’a-t-il dit ?

— Oui, mon père, j’ai vu mon frère aîné, l’évêque de Quimper, et, en vérité, j’ai vu peu d’ânes de sa force.

— Dieu, mon fils, que dis-tu là ? Parler ainsi d’un évêque !

— Je ne dis que la vérité, mon père : mais, je veux aller, à présent, voir mon autre frère, l’évêque de Tréguier ; peut-être celui-là sait-il quelque chose.

Et il prit la route de Tréguier, son penn-baz de chêne à la main. A Tréguier, il arriva de point en point comme à Quimper, et je crois inutile de répéter ce que j’ai déjà dit.

Le docteur Coathalec (car, à présent, on l’appelait docteur) revint au manoir de Kerméno.

— Eh bien ! mon fils, lui demanda son père, en le revoyant, comment se porte ton frère, l’évêque de Tréguier ?

— Il est en bonne santé, mon père, mais, aussi âne que l’évêque de Quimper ; je n’ai pu rien tirer de bon de lui. Je veux, à présent, voyager, pour voir si je trouverai quelque part des hommes d’esprit et de vrais savants.


II


Et il fit ses adieux à son père, et partit de nouveau.

A force de marcher, il se trouva, un jour, dans un carrefour, au loin, bien loin. Il s’assit sur les marches d’une croix de pierre qui était là, pour se délasser, et bientôt il vit venir à lui un autre voyageur, qui le salua ainsi :

— Bonjour, pays.

— Comment, cela, pays ?

— Oui, je suis de la Basse-Bretagne, comme vous.

— Quel est donc votre nom ?

— Le Drégon ; et vous ?

— Moi, je m’appelle le docteur Coathalec, de Kerméno, commune de Plougonver-Chapelle-Neuve.

— Et que cherchez-vous par ici ?

— Je cherche quelqu’un pour se mesurer avec moi en science.

— C’est précisément ce que je cherche aussi, moi.

— C’est à merveille, alors. Asseyez-vous là, à côté de moi ; mangeons d’abord un morceau et buvons un coup, puis nous verrons après.

Et ils mangèrent et burent, comme deux amis, puis, la lutte commença. Ils disputèrent pendant trois heures entières. Enfin, le docteur Coathalec adressa au Drégon une question à laquelle il ne put répondre ; il resta court.

— Si tu n’en sais pas plus long, lui dit alors Coathalec, il n’était pas nécessaire d’aller si loin de ton pays, pour trouver ton maître. Je reconnais, pourtant, que tu sais quelque chose. Reste avec moi, cherchons à nous placer chez quelque savant magicien, où nous puissions apprendre encore, et nous serons alors deux fameux gaillards.

Le Drégon accepta, et ils se remirent en route, ensemble. Ils ne tardèrent pas à rencontrer un seigneur tout habillé de rouge, sur un beau cheval noir.

— Que cherchez-vous, les gars ? leur demanda le seigneur, en poussant son cheval à eux.

— Nous voudrions trouver un savant magicien, pour nous apprendre quelque chose.

— Tout juste mon affaire ! Combien voulez-vous pour vos gages ?

— Cent écus par mois, chacun.

— C’est entendu.

Et le seigneur inconnu écrivit alors quelque chose sur un parchemin et le présenta d’abord au Drégon, en lui disant : « Signez ceci. »

Le Drégon lut ce qui était écrit sur le parchemin, puis il dit : « Je ne signerai pas. »

— Pourquoi ? lui demanda le docteur Coathalec.

— Il est marqué ici que le dernier qui sera dans son cabinet d’étude, une fois l’année terminée, lui appartiendra, à tout jamais, et je ne veux pas signer cela.

— Faites voir un peu.

Et le docteur prit le parchemin des mains du Drégon, le lut, puis il dit :

— Bah ! n’est-ce que cela ? Signons hardiment.

Et ils signèrent tous les deux, avec leur sang, puis ils suivirent le seigneur. Celui-ci les conduisit dans un vieux château, qui paraissait abandonné. Ils mangèrent bien, couchèrent dans de bons lits, et, le lendemain matin, le maître du château leur dit :

— Je vais partir pour un long voyage ; je ne reviendrai pas avant un an et un jour. Rien ne vous manquera ici, pendant ce temps. Si cependant vous aviez besoin de moi, avant un an et un jour, frappez sur la porte que voici, et j’arriverai aussitôt.

Puis il les conduisit dans son cabinet d’étude, et leur indiqua le travail qu’ils auraient à faire, pendant son absence. Il partit alors.

Le Drégon entra le premier dans le cabinet. Il y avait là toutes sortes de livres de sorcellerie et de magie, qu’il ne put lire, sans que son sang se glaçât d’horreur, mais où il apprit aussi beaucoup de secrets précieux. Quand il eut été trois mois dans le cabinet, il en sortit et dit au docteur Coathalec :

— A votre tour, à présent. Nous sommes mal tombés ici, je crois, et je crains bien que nous n’en sortions pas facilement !

— Bah ! nous verrons bien cela, dit le docteur, sans s’effrayer, et il entra dans le cabinet. Il y resta trois mois, étudiant constamment, et, les trois mois accomplis, il dit au Drégon :

— A votre tour de rentrer dans le cabinet. Mais, le Drégon ne voulait plus y rentrer, car il craignait d’y être pris, quand le maître arriverait. Voyant cela, Coathalec, qui n’avait peur de rien, y rentra, et il y resta encore six mois à étudier. Jugez de ce qu’il devait savoir, à présent, lui qui était déjà si savant, auparavant !

La veille du jour où le maître devait arriver, il appela le Drégon et lui dit :

— Le maître doit arriver demain matin ; moi, je resterai dans le cabinet pour l’attendre. Quant à vous, prenez cette baguette blanche, — et il lui présenta une baguette blanche, — frappez-en un coup sur la terre, en disant : « Par la vertu de ma baguette blanche, que je sois transporté, à l’instant, dans le carrefour où j’ai rencontré le docteur Coathalec ! » et vous y serez transporté sur-le-champ, et vous m’attendrez là. Si je n’y suis pas rendu demain, à midi, c’est que je n’arriverai pas, et alors vous pourrez vous en aller où bon vous semblera ; mais comptez sur moi.

Le Drégon prit la baguette blanche, il en frappa un coup sur la terre, en prononçant les paroles voulues, et aussitôt il fut transporté dans le carrefour.

Le lendemain matin, le maître du château arriva, comme il l’avait promis. Il se rendit aussitôt à son cabinet.

— Ah ! c’est toi qui es là ? dit-il au docteur.

— Oui, c’est moi, maître, répondit celui-ci, tranquillement. Et en même temps, il s’élança sur le seuil de la porte, qui était restée ouverte.

— Attends un peu, pas si vite ; où est ton camarade ?

— Il est parti.

— Déjà ? Eh ! bien, tu sais nos conventions ? Le dernier que je trouverais dans mon cabinet devait me rester.

— Parfaitement ; mais, ce n’est pas moi ce dernier,

— Qui donc, puisque l’autre a déguerpi ?

— Le voilà ! gardez-le, si vous voulez.

Et le docteur, toujours debout sur le seuil de la porte, montrait son ombre, qui se projetait dans le cabinet, et qui, s’y trouvant la dernière, devait rester au maître du château. Celui-ci, se voyant joué, poussa un cri terrible, et, dans sa rage, il se jeta sur l’ombre et la retint. Coathalec partit, en riant aux éclats, mais il n’avait plus d’ombre ! Il se rendit au carrefour et y trouva le Drégon qui l’attendait. Celui-ci fut bien content de le revoir. Il commença par lui demander :

— Rapportez-vous l’argent de nos gages ?

— Ma foi non, j’ai oublié de le réclamer ; mais, ne vous en inquiétez pas, je saurai bien le rattraper encore ; donnez-moi votre baguette.

Et il prit la baguette blanche des mains de le Drégon, en traça un demi-cercle contre la croix, prononça quelques paroles, à voix basse, et aussitôt le maître du château apparut dans le demi-cercle et dit :

— Que me veux-tu ?

— Il me faut, pour mon camarade, un bon cheval, qui n’ait jamais besoin de manger, puis de beaux habits qui ne s’usent jamais, et enfin les cent écus de ses gages.

— Ta ! ta ! ta ! fit l’autre.

— Si tout cela n’est pas rendu ici, quand j’aurai fini de bourrer ma pipe, nous verrons... Et le docteur se mit à bourrer sa pipe tranquillement.

Mais, il n’avait pas fini, que tout ce qu’il avait demandé pour son camarade était rendu dans le cercle.

— A la bonne heure ! dit alors le docteur ; quant à moi, je ne te demande rien pour moi ; ma baguette blanche et les secrets que j’ai appris dans ton cabinet me suffisent.

Et il défit le cercle avec sa baguette, et le magicien disparut.

— A présent, nous allons nous séparer, dit alors le docteur à le Drégon ; nous n’avons plus besoin l’un de l’autre, pour voyager en tout pays, sans avoir rien à craindre de personne, tout en faisant à peu près ce qu’il nous plaira.

Et ils se firent leurs adieux, et se séparèrent.


III


Le docteur Coathalec revint à Kerméno-Coathalec. Quand il y arriva, le vieux manoir était tout tendu de noir.

— Est-ce que mon père serait mort ? se dit-il, en voyant cela.

Il entra dans le manoir et demanda aux domestiques :

— Est-ce que le vieux seigneur est mort ?

Personne ne le reconnaissait.

— Il n’est pas encore mort, lui répondit-on, mais autant vaudrait qu’il le fût ; au moins il ne souffrirait pas comme il le fait ; c’est pitié de le voir. Tous les médecins, à dix lieues à la ronde, ont été appelés, mais ils ne savent rien contre son mal.

— Quelle est donc sa maladie ?

— Il a été mordu par une vipère.

— Laissez-moi approcher de lui ; peut-être pourrai-je lui apporter quelque soulagement,

— Un ignorant comme vous (il s’était habillé en paysan breton), lorsque les plus habiles docteurs n’y peuvent rien !

— N’importe ; demandez-lui de me le laisser voir.

On en parla au vieillard, qui ordonna de laisser entrer cet étranger, que personne ne connaissait. Le docteur trouva son père dans un bien triste état. Tout son corps était démesurément enflé ; il ressemblait à un tonneau.

— Voulez-vous permettre, Monseigneur, lui dit-il, de vous laisser transporter dans la cour du manoir, sur un matelas ?

— Transportez-moi où vous voudrez, répondit le vieillard ; je souffre tant, que je ne souffrirai jamais davantage, quoi qu’il puisse m’arriver.

Quatre valets l’enlevèrent, sur un matelas, et le portèrent au milieu de la cour du manoir. Le docteur se mit alors à siffler, en dirigeant l’extrémité de sa baguette de tous les côtés. Aussitôt une infinité de couleuvres, de toute espèce et de toute dimension, sortirent des vieux murs, des étables, des jardins, de partout, et vinrent lécher le corps du malade, couché tout nu sur son matelas ; chacune y donnait un coup de langue, puis elle retournait aussitôt dans son trou. Le corps du vieillard désenflait à vue d’œil. Toutes étaient déjà venues, excepté une seule, celle qui avait fait la morsure, et sans elle, la guérison était impossible. Elle était dans un trou de la muraille, et ne voulait pas sortir. Mais, le docteur, qui savait bien où elle était, alla jusqu’à son trou et frappa de sa baguette sur la muraille, en disant ; — « Allons, sortez, vite ! » Alors elle sortit, vint au malade, lécha sa jambe, à l’endroit de la morsure, et enleva tout ce qui restait encore de venin dans son corps. Aussitôt le vieux seigneur se trouva guéri, comme par enchantement. Il ouvrit les yeux, et, reconnaissant son fils dans son sauveur :

— Comment, c’est donc toi, mon fils, qui me rends la vie ?

— Oui, mon père, c’est bien moi.

— Tu es donc devenu bien savant ?

— J’ai appris quelque chose, depuis que j’ai quitté le pays.

Et il se leva, embrassa son fils et lui promit de lui acheter un habit neuf.

Cependant le vieillard mourut, peu de temps après, quand il plut à. Dieu de l’appeler là-haut. Il céda, par son testament, son manoir de Kerméno à son plus jeune fils, c’est-à-dire au docteur.

Quelque temps après, comme il s’ennuyait d’être seul, malgré toute sa science, Coathalec dit un jour à son valet d’écurie, qui était aussi son ami :

— Je veux me marier.

Et comme il faisait à peu près tout ce qu’il voulait, toutes les nuits, il s’élevait en l’air et allait, par ce chemin, faire sa cour à la fille du roi d’Angleterre. Son valet d’écurie l’accompagnait. Dans le trajet, ils passaient par-dessus le manoir d’un autre docteur, très savant aussi, nommé le docteur Coatarstang. Celui-ci avait une fille, qui était très jolie, et, toutes les nuits, quand elle était couchée, de son lit, elle entendait le docteur Coathalec et son valet d’écurie qui passaient par-dessus le manoir de Coatarstang, pour se rendre en Angleterre, et sans savoir pourtant que c’étaient eux. Un matin, elle dit à son père :

— Dites-moi donc, mon père, ce que c’est que ce bruit que j’entends, toutes les nuits, au-dessus du manoir, depuis quelque temps, comme d’un oiseau gigantesque qui passerait ?

— Ma fille, c’est le docteur Coathalec qui passe, avec son valet d’écurie, pour aller faire sa cour à la fille du roi d’Angleterre.

— Le docteur Coathalec ? J’ai souvent entendu parler de lui, et je voudrais bien le voir.

— Rien n’est plus facile, ma fille, et je le ferai descendre, ce soir même, pour vous faire plaisir.

C’est vers minuit que le docteur Coathalec passait ordinairement. Le docteur Coatarstang se mit à sa fenêtre, et quand il le vit traverser l’air, avec son valet d’écurie, il lui cria :

— Hé ! confrère, docteur Coathalec, où allez-vous ainsi ? Descendez donc, un peu, pour nous souhaiter le bonsoir ; ce n’est pas bien à vous de passer ainsi, toutes les nuits, au-dessus de mon manoir, sans vous arrêter un peu, pour causer. Entre gens du même métier, on se doit plus d’égards, morbleu ! Descendez une minute seulement,

— Je n’en ai pas le temps, à présent, je suis pressé ; ce sera pour quand je retournerai, répondit le docteur Coathalec. Et il étendit sa baguette blanche vers la fenêtre où était son confrère, prononça quelques paroles, et aussitôt la tête du docteur Coatarstang s’enfla subitement et devint si grosse, qu’il ne put jamais la rentrer, malgré tous ses efforts.

Le docteur Coathalec continua sa route. Au point du jour, quand il repassa, son confrère avait encore sa grosse tête dehors, et il pleurait et criait comme un âne.

— Eh bien ! docteur Coatarstang, lui cria-t-il, n’est-il pas encore temps d’aller se coucher ?

— Pardon ! pardon ! grand docteur Coathalec ; mettez un terme à mon supplice, je vous en supplie !

— Allez-vous coucher, docteur Coatarstang, et, une autre fois, ne soyez pas si indiscret, car vous n’êtes qu’un âne.

Et le docteur Coathalec étendit sa baguette vers son piteux confrère, prononça quelques paroles, et aussitôt sa tête se désenfla, et il put la retirer de la fenêtre[54]. Et dans la suite, il se souvint de la leçon, et il n’essaya plus d’arrêter Coathalec, quand il passait.

Cependant Coathalec continua ses visites à la fille du roi d’Angleterre. Un jour, il demanda sa main à son père, qui le refusa net. Alors, le docteur l’enleva et partit avec elle, A travers l’air, sa route ordinaire, pour son manoir de Kerméno.

Le roi anglais, outré de colère, vint bientôt à Plougonver-Chapelle-Neuve, avec une armée, pour arracher sa fille au magicien. Il demanda où demeurait le docteur Coathalec, et on le conduisit à Kerméno, De l’avenue du manoir, il aperçut le docteur et sa fille, à une fenêtre, riant et s’embrassant. Furieux, il envahit le manoir avec ses soldats. Mais, ils eurent beau chercher et fouiller partout, ils ne purent trouver ni la princesse, ni son ravisseur. Ils revinrent alors dans l’avenue, et les virent encore qui s’embrassaient, à la même fenêtre, et semblaient les narguer. Ils coururent de nouveau au manoir ; mais toutes leurs recherches furent aussi inutiles que la première fois. Trois fois, ils recommencèrent leurs perquisitions, et toujours en vain. Comprenant alors qu’il y avait de la magie dans l’affaire, et qu’on se moquait de lui, le roi d’Angleterre retourna, tout honteux, dans son royaume.

Le docteur Coathalec, pendant que le roi le recherchait à Kerméno, avait conduit la princesse au bourg de Plougonver, par un souterrain, qu’il avait fait creuser depuis le manoir jusqu’à l’église, et le recteur de la commune les maria devant Dieu et devant les saints, comme tous les bons chrétiens.

Quelque temps après, le docteur, qui étudiait toujours, crut avoir trouvé le moyen de ' s'incarner, c’est-à-dire de se rendre immortel. Il n’y avait qu’une chose au monde qu’il craignit : c’était la mort ! Il donna ses instructions à son ami, à son valet d’écurie, pour l’aider dans cette difficile épreuve. Il lui dit :

— A minuit sonnant, tu entreras dans l’église de Plougonver. Tu y verras, sur les marches de l’autel, un cercueil ouvert, Marche droit à ce cercueil, et embrasse par trois fois ce que tu verras dedans, quoique ce puisse être, et quelque hideux, quelque horrible qu’il te paraisse. N’aie pas peur, car c’est moi-même qui serai dans le cercueil, sous une autre forme. Le feras-tu ? dis-moi.

— Je le ferai, répondit avec assurance le valet, qui avait une confiance sans borne dans son maître.

— Rappelle-toi bien que c’est trois fois de suite que tu devras embrasser ce que tu verras dans le cercueil ; si le courage te fait défaut, la première nuit, tu retourneras, la nuit suivante, puis, la suivante encore, si tu faiblis la seconde fois. Mais, après cette troisième nuit, si tu n’as pas suffisamment de courage pour donner les trois baisers, je crains bien que tout ne soit fini, et que tu ne me revoies plus jamais. Pourtant, une dernière épreuve restera encore à tenter. En rentrant au manoir, après l’épreuve du cercueil manquée, tu égorgeras la cuisinière, et tu recueilleras plein une bouteille de son sang[55]. Tu enfouiras cette bouteille pleine de sang dans du fumier chaud, puis tu chercheras, dans tout le pays, sept nourrices qui devront, pendant trois mois entiers, à tour de rôle, et sans jamais discontinuer un seul instant, répandre le lait de leurs seins sur le fumier, à l’endroit où sera enfouie la bouteille. Ce sera là ma dernière ressource, et si tu y faillis encore, je serai perdu à tout jamais, et toi-même tu me rejoindras, sans tarder. Si, au contraire, tu as le courage nécessaire pour mener l’épreuve à bonne fin, je me relèverai du cercueil, plus jeune, plus beau, plus vigoureux que jamais, et alors, je ne mourrai plus, je serai immortel ! Puis, je te rendrai aussi immortel, comme moi-même.

Le valet dit à son maître de se reposer sur lui, l’assurant qu’il aurait tout le courage nécessaire et qu’il ne faillirait pas.

Alors, le docteur métamorphosa sa femme en belette, son valet de chambre en crapaud, et la suivante de sa femme en vipère, afin de les empêcher de surprendre le secret de son valet d’écurie et de le détourner de l’accomplissement de sa mission. Puis il partit de Kerméno.

Vers le soir, le valet d’écurie se rendit au bourg de Plougonver. A minuit sonnant, il entrait dans l’église. Il marcha droit et résolu vers le cercueil qu'il aperçut sur les marches de l’autel. Mais, au premier regard qu’il y jeta, il recula d’horreur. Il y avait dedans un énorme crapaud, humide et gonflé de venin, et il remplissait tout le cercueil ! Rassemblant tout son courage, il lui donna un baiser... puis un second... mais, il ne put jamais lui en donner un troisième. Il sortit de l’église et revint à Kerméno, tout pâle et se reprochant sa faiblesse. Ce jour-là, personne ne vit le docteur.

La nuit suivante, le valet retourna à Plougonver, et, à minuit sonnant, il entrait encore dans l’église, avec une grande résolution. Cette fois, il vit dans le cercueil, non le crapaud de la veille, mais une énorme couleuvre, sifflante et furieuse. Il lui donna aussi deux baisers, et ne put encore aller jusqu’au troisième.

Enfin, la troisième nuit, il trouva dans le cercueil une énorme salamandre, et, quoiqu’il fût bien résolu à mourir sur la place plutôt que de faillir, cette dernière fois, il ne put encore aller jusqu’au troisième baiser.

Alors, il revint à Kerméno, furieux. En entrant dans la cuisine, il saisit un grand couteau, qu’il y vit sur la table, se jeta sur la cuisinière, qui dormait dans son lit, lui coupa la gorge, et recueillit plein une bouteille de son sang. Il la boucha bien et l’enfouit dans un tas de fumier. Puis il chercha, dans tout le pays, sept nourrices, et les amena à Kerméno. Il leur promit cinquante écus par mois. Il leur expliqua ce qu’elles avaient à faire, et, d’heure en heure, elles se remplaçaient sur le tas de fumier, de manière à ce qu’il y en eût toujours une à arroser du lait de ses seins l’endroit où se trouvait la bouteille.

Cependant, la disparition subite du docteur Coathalec et de tous les habitants de Kerméno, hors le valet d’écurie, paraissait étrange, dans le pays, et les commérages et les soupçons allaient leur train. L’on allait jusqu’à accuser le valet d’avoir assassiné son maître, pour profiter de ses secrets et de ses biens, et les autres, pour s’assurer de leur silence. On se demandait aussi, avec mystère, ce qu’il pouvait faire avec les sept nourrices, et les bruits les plus singuliers couraient à ce sujet.

Enfin, on en écrivit à Saint-Brieuc, et les gens de justice se transportèrent jusqu’à Kerméno.

Le valet d’écurie était bien embarrassé et bien inquiet, vous pouvez le croire. Pressé de questions et menacé d’être pendu, il révéla tout.

On retira alors la bouteille du fumier, et l’on vit dedans un petit homme, qui la remplissait déjà, et qui ressemblait au docteur Coathalec. Si les nourrices l’avaient encore arrosé de leur lait, pendant trois jours seulement, il serait sorti de la bouteille, plein de vie et de force, et désormais immortel. Mais, Dieu ne le permit pas. Le juge lança la bouteille contre un mur, et le petit homme s’y aplatit et s’y colla, comme une pomme cuite.

C’en était fini du docteur Coathalec, qui avait voulu se rendre immortel. Dieu seul est immortel !

Quant à sa femme, sa suivante et le valet de chambre, qui avaient été changés en belette, vipère et crapaud, ils restèrent sans doute sous ces formes, le docteur n’étant plus là, pour les rappeler à leur forme première.


(Conté par Jean-Marie Le Ny, laboureur, à
Plounevez-du-Faou (Finistère), et natif de
Plougonver (Côtes-du-Nord).


Il y a dans ce conte mélange d’une légende moderne avec une fable ancienne, appartenant au cycle du Magicien et son valet. Le docteur Coathalec est un personnage historique ou du moins à-demi, et mon conteur, natif de la commune de Plougonver, canton de Belle-Isle-en-Terre, affirmait, d’accord en cela avec la tradition locale, qu’il avait habité le château de Kerméno, eu la trêve de La Chapelle-Neuve, il y a environ cent ans, et que le souterrain dont il est question dans le récit existe encore. Son nom et ses aventures sont toujours populaires, dans le pays, où il a laissé une réputation de magicien bien établie. Quoi qu’il en soit, je ne sais ce qu’il faut croire de ces prétentions historiques, ni de la science du docteur Coathalec ; c’était peut-être un gentilhomme un peu instruit, possédant quelques gros livres et qui en aura fait accroire facilement aux paysans grossiers et ignorants au milieu desquels il vivait, au point de passer à leurs yeux pour un grand magicien.

M. Ch. de Keranflech, dans une version incomplète qu’il a donnée de la même légende, dans la Revue de Bretagne et de Vendée, année 1857, page 447, parle d’un Yvon de Botloy, seigneur, au XVe et au XVIe siècle, de Coëthalec, en Kermaria-Sulard (arrondissement de Lannion), et de Kerméno-Bihan, en la trêve de la Chapelle-Neuve (canton de Belle-Ile-en-Terre), comme pouvant être le héros de notre conte ou plutôt de notre légende.

Le docteur Pen-ar-Stang lui-même habitait, à la même époque, le manoir de Pen-ar-Stang, dans une commune voisine, celle de Plougonven (arrondissement de Morlaix), et devait être un de la Tour, peut-être un frère de François de la Tour, sinon lui-même, mort évêque de Tréguier, en 1593, en son manoir de Pen-ar-Stang, après une vie peu exemplaire, pour un prélat breton, s’il en faut croire les nombreuses chansons populaires qui se chantent encore dans le pays. On en peut voir deux versions dans mes Gwerziou Breiz-Izel, t. Ier, pp. 425 et 431.

Voir encore, pour l’épisode final, celui de la résurrection, le conte breton de Coadalan, que j’ai publié dans la Revue Celtique, t. 1er (1770-72), p. 106, avec des commentaires et des rapprochements intéressants par M. Reinhold Kœhler.


VII


LES TROIS FRÈRES



I


LE BOSSU ET SES DEUX FRÈRES
_____



IL était une fois un roi qui avait trois fils, dont deux étaient de beaux garçons, de belle prestance, et le troisième était bossu et se nommait Alain[56]. Celui-ci n’était pas aimé de son père, qui l’avait relégué à la cuisine avec les marmitons, pendant que les deux aînés mangeaient avec lui à sa table et l’accompagnaient partout.

Un jour, le vieux roi fit venir ses trois fils et leur parla ainsi :

— Voici que je me fais vieux, mes enfants, et je veux passer le reste des jours que j’ai à vivre dans la paix et la tranquillité. Je désire céder ma couronne, avec l’administration du royaume, à celui de vous trois qui m’apportera la plus belle pièce de toile. Mettez-vous donc en route, voyagez au loin et soyez de retour, dans un an et un jour.

Les trois frères partirent là-dessus, par trois routes différentes. Les deux aînés avaient chacun un beau cheval pour les porter, et de l’or et de l’argent plein leurs poches. Ils se rendirent d’abord chez leurs maîtresses, pour prendre congé d’elles. Mais, ils s’y oublièrent et menèrent joyeuse vie, pendant que dura leur argent.

Le bossu, qui n’avait reçu qu’une pièce de six francs de son père, et pas de cheval, marcha et marcha, plein de courage. Quand il avait faim, il grignotait une croûte de pain, cueillait des noisettes, de l’airelle et des mûres sauvages, aux buissons de la route, et buvait dans le creux de sa main, aux sources du chemin. Un jour, en traversant une grande lande, il entendit une voix claire et fraîche qui chantait une vieille chanson. Il s’arrêta pour l’écouter et dit :

— Il faut que je voie qui chante, de la sorte ! Et il se dirigea vers la voix.

Il ne tarda pas à rencontrer une jeune fille d’une grande beauté, qui le salua ainsi :

— Bonjour, Alain, fils cadet du roi de France !

— Vous me connaissez donc ? lui demanda le prince, étonné.

— Oui, je vous connais et je sais même où vous allez et ce que vous cherchez : Votre père vous a dit, à vous et à vos deux frères, qu’il cédera sa couronne avec son royaume à celui de vous trois qui lui rapportera la plus belle pièce de toile, et vous vous êtes mis en route tous les trois à la recherche de la belle toile ; n’est-ce pas vrai ?

— C’est bien vrai, répondit Alain, de plus en plus étonné.

— Eh bien ! vos deux frères sont allés voir leurs maîtresses, et ils mènent joyeuse vie avec elles, sans se soucier de la recherche des belles toiles. Vous, qui n’avez pas de maîtresse, vous vous êtes mis résolument en route et vous méritez de réussir. Venez avec moi à mon château et je vous conseillerai.

Alain la suivit jusqu’à ce qu’elle appelait son château, et qui n’était qu’une misérable hutte de terre et d’argile. Il y resta quelque temps avec elle, et, avant son départ, elle lui remit une petite boîte, pas plus grande que le poing, et lui dit :

— Le moment est arrivé de vous en retourner chez vous ; prenez cette boite et présentez-vous avec confiance devant votre père.

Alain s’en retourna avec sa boîte. Quand il arriva dans la cour du palais paternel, il remarqua ses deux frères aux fenêtres, tout joyeux et contents d’eux-mêmes. Ils étaient revenus avec leurs chevaux chargés de belles pièces de toile.

— Voici Alain qui arrive aussi ! s’écrièrent-ils ; il revient sans la moindre pièce de toile, aussi laid et misérable qu’il est parti, et n’ayant même pas perdu sa bosse en route !...

Les deux frères aînés étalèrent alors leurs toiles sous les yeux de leur père. Elles étaient fort belles et de grand prix.

— Et toi, Alain, tu refuses donc de concourir, puisque tu n’apportes rien ? lui dit le roi.

Alain tira alors sa boîte de sa poche et la présenta à son père, en lui disant :

— Prenez cette boîte, mon père, et ouvrez-la. Le vieux roi prit la boîte, l’ouvrit, et aussitôt il en sortit un bout de toile blanche, douce au toucher, moelleuse et luisante comme la soie. Et il en sortit ainsi, pendant une heure au moins, si bien que la boîte paraissait inépuisable.

— C’est Alain qui l’emporte ! dit alors le roi ; à lui ma couronne.

— Il y a de la sorcellerie là-dessous, s’écrièrent les deux aînés, fort mécontents, et il faut faire trois épreuves.

— Je le veux bien, répondit le roi, à qui il déplaisait aussi de laisser sa couronne à un bossu.

— Faites-nous connaître la seconde épreuve.

— Eh ! bien, à qui m’amènera le plus beau cheval.

Et les trois frères se remirent en route, chacun de son côté. Les deux aînés se rendirent, comme devant, chez leurs maîtresses, et le bossu prit encore le chemin de la lande où il avait rencontré la belle jeune fille, qui lui avait valu sa première victoire. Quand il y arriva, après beaucoup de mal, il entendit la même voix qui chantait sa chanson. — Bien ! se dit-il, rassuré et plein d’espoir. Et il se hâta de se rendre à la maison d’argile de la belle chanteuse.

— Bonjour, dit-il en entrant ; je viens encore vous voir.

— Bonjour, fils cadet du roi, répondit la jeune fille ; je sais pourquoi vous revenez ! Vos frères, battus à la première épreuve, ont demandé qu’il en soit fait trois, et la seconde consiste à amener à votre père le plus beau cheval.

— C’est vrai ; mais, comment me procurer un beau cheval, sans argent ?

— Vous avez bien pu avoir la plus belle toile, sans argent ; pourquoi ne pourriez-vous pas avoir également le plus beau cheval, sans argent ? Restez-ici avec moi, jusqu’à ce que le moment soit venu de vous en retourner, et ne vous inquiétez de rien.

Alain se rassura et resta avec la jeune fille. Quand le temps fut venu, celle-ci lui remit encore une boîte, en lui recommandant bien de ne l’ouvrir que quand il serait dans la cour du palais de son père.

Il partit. Mais, il n’alla pas loin, sans succomber à la curiosité. Il ouvrit sa boîte, pour voir ce qu’elle renfermait, et aussitôt il en sortit un beau cheval, prompt comme l’éclair, et qui disparut en un instant. Et voilà notre garçon de pleurer. Que faire, à présent ? Il se résolut à retourner vers la jeune fille, puisqu’il n’était pas encore éloigné de sa demeure, et à lui conter sa mésaventure. Sa protectrice lui remit une seconde boîte et lui recommanda de nouveau de ne l’ouvrir que quand il serait dans la cour du palais de son père, et en la tenant entre ses jambes.

Cette fois, il ne l’ouvrit pas. Quand il arriva dans la cour du palais, ses frères y étaient déjà depuis quelque temps, et chacun d’eux avait un cheval magnifique, dont il était tout fier. Quand ils virent arriver Alain :

— Ah ! voilà enfin le bossu ! s’écrièrent-ils ; mais, il n’a pas de cheval !...

— J’ai encore une boîte, comme l’autre fois, répondit Alain, en tirant sa boîte de sa poche.

— Et c’est là-dedans qu’est ton beau cheval, sans doute ?

— Peut-être bien.

— Ouvre donc, que nous voyions ta souris. Alain mit sa boîte entre ses jambes, l’ouvrit, et aussitôt il se trouva en selle sur un cheval superbe, avec une bride d’or en tête, fougueux et ardent, et faisant jaillir des étincelles de ses quatre pieds, de ses naseaux et de ses yeux.

— C’est encore Alain qui l’emporte ! s’écria le vieux roi, saisi d’étonnement. Et sa victoire était, en effet, si éclatante, que ses frères ne songèrent pas à la contester. Mais, ils s’écrièrent avec dépit :

— À la troisième épreuve ! Quelle sera-t-elle, père ?

— Eh bien ! dit le roi, à qui m’amènera, à présent, la plus belle princesse.

Et les trois frères de se remettre en route, sur-le-champ. Les deux aînés se rendirent encore auprès de leurs maîtresses, et Alain retourna auprès de sa mystérieuse protectrice de la grande lande.

— Bonjour, jeune fils du roi, lui dit-elle, en le voyant revenir : votre père vous a dit que sa couronne sera à celui de ses trois fils qui lui amènera la plus belle princesse.

— Oui, et moi qui ne connais aucune princesse.

— Peu importe ; restez encore avec moi, jusqu’à ce que le temps soit venu de vous présenter devant votre père, et ayez confiance en moi.

Alain resta encore avec sa protectrice, et, quand le temps fut venu, elle lui dit :

— Voici une poule, avec un linge sur le dos ; retournez-vous-en avec elle chez votre père, et prenez bien garde de perdre la poule et le linge aussi.

— Mais, je n’aurai donc pas de princesse.

— Partez avec votre poule, et fiez-vous à moi pour le reste.

Alain partit avec sa poule. Mais, comme il traversait un bois sombre, elle lui échappa, et il se mit à pleurer. Deux princesses, dont l’une plus belle que l’autre, se trouvèrent soudain à côté de lui.

— Qu’avez-vous à pleurer de la sorte ? lui demanda l’une d’elles.

— J’ai perdu ma poule !...

— S’il n’y a que cela, vous pouvez vous consoler, je vous la retrouverai.

Et, en effet, la poule revint bientôt, à un signe de la princesse, et elle avait toujours son linge sur le dos, La plus belle des deux princesses la toucha du bout d’une baguette blanche, qu’elle avait à la main, et elle se métamorphosa aussitôt en un beau carrosse doré et attelé de six chevaux superbes. Alain, lui-même, vit disparaître subitement sa bosse, au toucher de la baguette, et se trouva être un très-beau jeune homme, avec de magnifiques habits de prince et assis dans le carrosse, à côté de la moins belle des deux princesses. L’autre, la plus belle, était assise sur le siège du cocher, tenant les rênes et dirigeant le char. Ils se rendirent dans cet accoutrement au palais du roi. Les deux aînés y étaient déjà arrivés, et ils attendaient le bossu, aux fenêtres, ayant chacun à côté de soi une belle princesse, dont il était tout fier.

Quand Alain entra dans la cour, avec son carrosse tout resplendissant de lumière et ses deux compagnes, ce fut comme si le soleil venait lui-même d’y faire irruption, sur son char. Les deux frères aînés et leurs princesses, éblouis de tant de lumière et de beauté, et crevant de dépit de voir dans quel attirail revenait leur cadet, se cachèrent les yeux avec leurs mains. Le vieux roi, souffrant et morose auparavant, se sentit tout ragaillardi, et descendit lestement dans la cour, pour recevoir Alain et sa société.

— A toi ma couronne et mon royaume, mon fils Alain ! s’écria-t-il.

Puis, il présenta la main aux princesses, pour les aider à descendre, et les conduisit dans le palais. Les deux princes aînés et leurs princesses allèrent se cacher, de honte et de dépit.

Cependant il leur fallut assister à un grand festin que fit préparer le roi, et auquel il invita toute la cour et les grands du royaume.

Pendant le repas, la belle princesse d’Alain mettait dans son tablier un morceau de tous les plats que l’on servait ; ce que voyant les princesses de ses frères, elles voulurent l’imiter. Quand on se leva de table, elle dit qu’elle voulait faire son petit cadeau à tous les convives, et même aux domestiques. Et plongeant sa main droite dans son tablier que, de sa gauche, elle tenait relevé sur sa poitrine, elle en retirait à chaque fois des bagues d’or, des perles, des diamants, des fleurs, et les distribuait libéralement, à l’étonnement et à la grande satisfaction de chacun.

Les deux autres princesses voulurent l’imiter encore en cela. Mais, hélas ! au lieu de bagues d’or, de perles, de diamants et de belles fleurs parfumées, elles ne retiraient de leurs tabliers que ce qu’elles y avaient mis, c’est-à-dire de la viande, des saucisses, des boudins et autres mangeailles semblables. Leurs belles robes étaient toutes souillées par la graisse et les sauces qui en découlaient. Accueillies par des éclats de rire universels, les chiens et les chats les poursuivirent, et mirent leurs vêtements en lambeaux. Elles s’enfuirent avec leurs amants, tout couverts de confusion et furieux, et ne reparurent plus.

On célébra ensuite les noces d’Alain et de sa belle princesse, et les fêtes, les jeux et les festins durèrent un mois entier.


(Conté par Marguerite Philippe. — 21 juillet 1871.)



II


LA PRINCESSE MÉTAMORPHOSÉE EN SOURIS
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Selaouit holl, mar oc’h eus c’hoant,
Hag e clewfet eur gaozic koant.
Ha na eûs en-hi netra gaou,
Mès, marteze, eur gir pe daou.

Ecoutez tous, si vous voulez,
Et vous entendrez un joli petit conte,
Où il n’y a pas de mensonge,
Si ce n’est, peut-être, un mot ou deux.



IL y avait, une fois, un roi de France, déjà âgé, et qui n’avait pas d’enfants, ce qui le chagrinait beaucoup.

Enfin, la reine donna le jour à une fille, alors qu’ils commençaient à désespérer, et sa naissance fut célébrée par des festins et des fêtes.

Mais, une vieille sorcière, qui habitait un bois voisin, et qui n’avait pas été invitée aux fêtes, résolut de s’en venger, en métamorphosant la princesse en souris et en la maintenant sous cette forme, jusqu’à ce qu’on vît rire une sœur à elle qu’on n’avait jamais vue rire.

Un jour que la nourrice venait de donner à téter à l’enfant, dans le palais, on l’entendit tout à coup s’écrier :

— Ah ! mon Dieu ! voilà que la princesse vient de s’échapper de mes bras, sous la forme d’une souris !...

— Quel malheur ! s’écria le roi, mais, c’est la volonté de Dieu, et il faut s’y résigner.

Peu de temps après, une guerre survint entre le roi de France et le roi d’Espagne. Le roi de France était à cheval, dans la cour du palais, prêt à partir, lorsqu’il vit sa fille, devenue souris, (car on ne l’avait pas perdue de vue et on en prenait le plus grand soin), accourir vers lui et dire :

— Je veux aller avec vous à la guerre, mon père.

— Qu’y veux-tu faire, ma pauvre enfant, dans l’état où tu es ?

— Ne craignez rien et emmenez-moi avec vous, vous dis-je ; mettez-moi dans l’oreille de votre cheval et partons.

Le roi mit la souris dans l’oreille de son cheval, et ils partirent.

Quand on fut sur le champ de bataille, en présence de l’ennemi, on entendit soudain une musique ravissante, et, des deux côtés, on resta silencieux et immobile pour l’écouter.

— Oh ! la charmante musique ! s’écria le fils du roi d’Espagne ; mais d’où vient-elle ? Il faut que je le sache.

Les soldats des deux camps, en entendant cette mélodie, étaient plus tentés de s’embrasser que de se battre.

Le fils du roi d’Espagne alla trouver le roi de France et lui demanda :

— Que signifie, sire, cette musique et d’où vient-elle ?

— C’est ma fille qui chante, répondit le roi.

— Votre fille !... mais, où donc est-elle ?

— Ici, près de moi, dans l’oreille gauche de mon cheval.

— Vous vous moquez de moi ?

— Nullement, je vous dis la vérité.

— Eh bien ! si vous voulez m’accorder sa main, la guerre est terminée entre nous.

— Quoi ! vous épouseriez une souris ?

— Une souris ?... Eh bien ! oui, si elle veut de moi ?

— Je le veux bien, mon père, s’empressa de répondre la souris.

La guerre en resta donc là, on célébra le mariage, et les deux armées, au lieu d’en venir aux mains, prirent part aux réjouissances et aux festins qui eurent lieu, pendant huit jours entiers, et fraternisèrent, le verre en main.

Le roi d’Espagne avait deux autres fils, qui étaient aussi mariés : l’un à la fille du roi de Portugal, et l’autre à la fille du roi de Turquie. Leur père les appela un jour tous les trois auprès de lui et leur dit que son intention était de céder sa couronne à son fils aîné et de finir ses jours dans le repos et la tranquillité.

— Je pense, mon père, lui dit le puîné, qu’il serait plus juste de céder votre couronne à celui de nous qui accomplira le plus bel exploit, car nous sommes tous les trois vos enfants, au même titre.

— Eh bien ! répondit le vieux monarque, je vais vous mettre à l’épreuve : ma couronne sera à celui qui m’apportera la plus belle pièce de toile.

— C’est cela, répondirent les trois frères.

Et ils s’en retournèrent chacun chez soi, pour faire part à leurs femmes de la volonté de leur père.

Quand le cadet, le mari de la souris, arriva chez lui, sa femme l’attendait au soleil, sur une des fenêtres du palais, et chantait de sa voix la plus mélodieuse.

— Assez de musique comme cela ! lui dit-il, je préférerais que vous fussiez une habile filandière.

— Pourquoi donc ? Qu’y a-t-il de nouveau ? demanda-t-elle.

— Eh bien ! il y a de nouveau que mon père a promis de céder sa couronne à celui de ses trois fils qui lui apportera la plus belle pièce de toile.

— Bast ! la couronne de mon père à moi vaut cent fois celle du vôtre ; ne vous en inquiétez donc pas et laissez vos deux frères se disputer la couronne d’Espagne avec de la toile.

— Non, car, quelque belle que puisse être la couronne de votre père, je ne veux pas renoncer ainsi à celle du mien.

La veille du jour fixé pour présenter les toiles au vieux roi, notre prince se plaignait de la sorte à sa femme :

— C’est demain que l’on doit présenter les toiles à mon père, et je n’ai rien à lui montrer : comment faire ?

— Rassurez-vous et ne vous inquiétez pas pour si peu, lui dit la souris : prenez cette boîte (et elle lui donna une jolie petite boîte, bien fermée), et quand vos deux frères auront montré leurs toiles, ouvrez-la, et vous y trouverez de quoi leur faire honte.

— Comment voulez-vous que cette petite boîte puisse contenir une pièce de toile propre à me faire gagner ?

Le prince partit en emportant la boîte, mais, peu rassuré.

Quand il arriva au palais de son père, il vit, en entrant dans la cour, plusieurs mulets chargés de ballots contenant les toiles que ses frères rapportaient de différents pays lointains.

On présenta les toiles au roi. Il les examina minutieusement et vanta fort la beauté, la finesse et le moelleux de certaines d’entre elles.

— Et toi, mon jeune fils, qu’apportes-tu ? de-manda-t-il au cadet, quand son tour fut venu.

Celui-ci, pour toute réponse, présenta sa boîte en disant :

— Ouvrez-la, mon père.

Ses deux frères partirent d’un grand éclat de rire. Mais, le roi ouvrit la boîte, et aussitôt il s’en élança un bout de toile fine et luisante comme de la soie ; les toiles des deux autres étaient comme un grossier tissu de chanvre, comparées à celle-là ; et ce qu’il y avait de plus merveilleux, c’est qu’elle paraissait inépuisable, car on avait beau en tirer de la boîte, on n’en trouvait pas la fin.

Les deux princes aînés ne riaient plus.

— C’est à mon fils cadet que sera ma couronne, dit le vieux roi, émerveillé.

— Holà ! se récrièrent les deux autres, dépités, il ne faut pas se hâter de juger ainsi, sur une première épreuve ; exigez-en une seconde, sire, et nous verrons après.

— Je le veux bien, dit le roi ; mais, que de-manderais-je bien pour la seconde épreuve ?

— Promettez votre couronne à celui de nous qui vous amènera la plus belle femme, dit l’aîné, qui était marié à la fille de l’empereur de Turquie, princesse d’une beauté merveilleuse.

— C’est cela ! répondit le vieux roi, à celui qui amènera la plus belle femme.

Et les trois frères partirent encore, chacun de son côté.

Le cadet s’en retourna tout triste, et convaincu qu’il ne pouvait concourir, cette fois, sa femme étant une souris.

— Pourquoi êtes-vous si triste, prince ? lui demanda celle-ci, en voyant sa mine piteuse ; est-ce que ma boîte n’a pas fait son devoir ?

— La boîte s’est merveilleusement conduite.

— La couronne d’Espagne est à vous, alors ?

— La couronne d’Espagne !... Ah ! je ne suis pas près de l’obtenir.

— Et pourquoi cela ?

— C’est que mon père demande une seconde épreuve.

— Quelle est-elle ? Dites-moi, je vous prie.

— A quoi bon ?

— Dites toujours, pour voir.

— Eh bien ! sur la demande de mon frère ainé, qui est marié à la fille de l’empereur de Turquie, mon père a dit que sa couronne appartiendra à celui de ses trois fils qui lui présentera la plus belle femme, et vous comprenez...

— Si ce n’est que cela, rassurez-vous et ayez confiance en moi.

Quand le jour fut venu où l’on devait présenter les femmes au roi, la souris dit au prince son mari :

— J’irai avec vous chez votre père.

— Ce n’est pas une souris qu’il me faut pour me présenter devant mon père, répondit-il, mais bien une femme, une belle femme.

— Ne vous inquiétez de rien, vous dis-je, et emmenez-moi avec vous.

— Pour me faire honte ?...

Et aussitôt il monta dans son carrosse et partit, laissant la souris à la maison. Mais, celle-ci dit à un jeune pâtre, qui s’apprêtait à partir avec ses moutons :

— Pâtre, attrape-moi ce grand coq rouge, que tu vois là-bas, au milieu de ses poules, et mets-lui à la bouche une bride d’écorce de saule, afin que je monte sur son dos, pour aller rejoindre mon mari, chez mon beau-père.

Le pâtre fit ce qu’on lui commandait, et la souris monta sur le dos du coq, prit entre ses pattes de devant la bride en écorce de saule et partit pour la cour d’Espagne. Elle alla passer, dans cet équipage, devant le château de la sorcière qui l’avait métamorphosée en souris. Il y avait là une mare bourbeuse, et le coq ne voulait pas y entrer. La souris avait beau lui crier : Hop ! hop !... en avant !... quand il avait fait un pas en avant, il en faisait deux en arrière. La sœur de la sorcière était à sa fenêtre, et, en voyant ce manège, elle partit d’un grand éclat de rire, qui fit retentir tous les échos du château. La sorcière accourut et, voyant ce qui avait fait rire sa sœur, elle dit à la souris ;

— Le charme est rompu ! Je t’avais métamorphosée en souris, jusqu’à ce que j’entendisse rire ma sœur. Elle a ri, et te voilà délivrée. Dès à présent, tu deviens la plus belle princesse qui soit sous le regard du soleil, et ta bride se change en un beau carrosse doré et le coq rouge devient un cheval superbe.

Et, en effet, tout ce changement s’opéra, en un clin-d’œil.

— Va maintenant, ajouta la sorcière, va à la cour du roi ton beau-père, et ne crains pas qu’il y arrive une autre plus belle que toi.

La princesse continua sa route, dans ce brillant équipage, et eut bientôt atteint son mari, qui ne se pressait pas.

— Comment, vous n’en êtes encore que là ! lui dit-elle.

Le prince, étonné et ne reconnaissant pas sa femme, dans une si belle princesse, ne répondit pas.

— Allons ! reprit-elle, venez dans mon carrosse, à côté de moi, et laissez là votre vilaine charrette et la rosse qui vous traîne.

— Ne vous moquez pas de moi, princesse, répondit-il enfin, parce que votre carrosse est plus beau et votre cheval meilleur que le mien.

— Mais regardez-moi donc bien et reconnaissez votre femme.

— Non, vous n’êtes pas ma femme, malheureusement ; ma femme est la fille du roi de France, et elle a été métamorphosée en souris, par une méchante sorcière : quoi qu’il en soit, je l’aime comme elle est.

La princesse lui conta alors comment les choses s’étaient passées, et finit par le convaincre, bien qu’avec peine, qu’elle était réellement la fille du roi de France, sa femme.

Ils continuèrent ensuite la route, dans le carrosse doré, tout resplendissant de lumière, et arrivèrent bientôt à la cour du roi d’Espagne. Leur arrivée fit sensation, et on ne pouvait se lasser d’admirer et la princesse et son carrosse et son cheval. La cour du palais était tout illuminée de leur éclat et de leur beauté. Les deux princes aînés avaient de belles femmes, assurément, mais, quand ils virent celle de leur cadet, ils en furent tout confus et troublés. Le vieux roi, tout joyeux et ragaillardi, à la vue d’une beauté si parfaite, lui présenta la main, pour descendre de son carrosse, et lui dit :

— Vous êtes la plus belle princesse que mes yeux aient jamais vue, et la plus digne de vous asseoir sur le trône d’Espagne, à côté de mon fils cadet.

Le soir, il y eut un grand festin, où le roi voulut avoir la princesse à côté de lui, à table. Celle-ci, à chaque plat qu’on lui présentait, à chaque liqueur qu’on lui versait, en mettait un morceau et répandait une goutte dans son giron, ce qui étonnait tous les convives.

Après le repas, il y eut des danses, et quand la princesse dansait, elle semait sur ses pas des perles et des fleurs, qui tombaient, sans s’épuiser, des plis de sa robe. Ses deux belles-soeurs étaient toutes pâles de dépit.

Le lendemain, les fêtes et les festins recommencèrent, et les femmes des deux princes aînés mirent aussi dans leur giron un morceau et une goutte de tout ce qu’on leur présenta à table, dans l’espoir de les voir se changer également en perles et en fleurs. Mais, hélas ! quand commencèrent les danses, ce n’est pas des perles et des fleurs qu’elles semaient sur leurs pas, comme leur belle-sœur, mais bien des rogatons et des sauces, dont leurs belles robes étaient toutes tachées et souillées, si bien que leurs danseurs avaient honte d’elles et s’éloignaient. Bien plus, les chiens et les chats, attirés sur leurs traces, de tous les points du palais, envahirent la salle de bal, aboyant et miaulant, et mirent partout le désordre.

Le vieux roi, voyant cela, entra dans une belle colère, et chassa de son palais ses deux fils aînés et leurs femmes. Puis, il abdiqua en faveur de son fils cadet.

Jusqu’à présent, j’ai pu les suivre et vous raconter fidèlement leur histoire ; mais, j’ignore ce qu’ils devinrent, dans la suite, et, comme je ne veux rien inventer, je ne vous en dirai pas plus long.


Conté par Catherine Doz, femme Colcanab, maçon. —
Plouaret, janvier 1869.



III


LE PRIX DES BELLES POMMES
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ON dit qu’il y avait autrefois un roi de France qui aimait tellement les belles pommes, qu’on l’avait surnommé le Roi des Pommes.

Il n’avait qu’une fille, une princesse d’une beauté remarquable.

Il fit publier aux quatre coins de son royaume et même à l’étranger, qu’il accorderait la main de sa fille à l’homme, quel qu’il fût, prince ou fils de fermier, qui lui apporterait une douzaine des plus belles pommes. Aussi, ne voyait-on plus sur les chemins, de tous côtés, que des gens qui se rendaient à la cour avec des pommes, rois, princes, ducs, comtes, marquis, chevaliers, et de simples jardiniers et fermiers.

Un bon cultivateur aisé du pays de Tréguier, nommé Dagorn, avait dans ses vergers des pommes superbes. Nul, dans le pays, ne pouvait rivaliser avec lui pour les pommes.

Il avait aussi trois fils, dont deux bien venus, de bonne mine, pleins de santé et de force, et le troisième, bossu et maladif.

L’aîné, nommé Ervoan, demanda à son père de lui permettre d’aller aussi à Paris, avec une douzaine de ses plus belles pommes. Le bonhomme ne s’en souciait guère, mais Ervoan insista tant, qu’il finit par lui dire :

— Eh bien ! vas-y, puisque tu y tiens tant.

Il choisit une douzaine de pommes et partit, à pied, et tout le long de la route, il ne fit que rêver de la princesse, et il comptait bien l’emporter sur tous les autres concurrents : ses pommes étaient si belles ! Il ne possédait que deux pièces de six livres, ce qui est peu, pour aller de Tréguier à Paris.

Un jour qu’il marchait avec son panier au bras, déjà loin de chez lui, il s’arrêta près d’une fontaine, au bord de la route, pour se reposer un peu et manger un morceau. Il vit bientôt se diriger vers lui une petite vieille, courbée sur un bâton et qui paraissait avoir beaucoup de peine à se traîner. Elle lui demanda un morceau de pain, pour l’amour de Dieu.

— Allez au diable, lui cria-t-il, je n’ai pas trop de pain ni d’argent, pour régaler des sorcières comme vous !

— C’est bien, mon garçon, répondit tranquillement la vieille, les couleuvres seront belles !

Et elle s’en alla.

Ervoan ne comprenait pas ce que signifiaient ces paroles, mais il l’apprit plus tard.

En arrivant à Paris, il se rendit tout droit au palais du roi.

— Que voulez-vous, mon brave homme, lui demanda le portier du palais ?

— Montrer mes pommes au roi, répondit-il.

— De quel pays êtes-vous ?

— De Tréguier.

— De Tréguier ?... Où est-ce cela ?

— En Basse-Bretagne.

— La Basse-Bretagne ?... Ce n’est pas de là, je pense, que nous viendront les pommes qui remporteront le prix ; entrez, tout de même, puisque le roi a dit qu’il fallait recevoir tous ceux qui se présenteraient avec des pommes.

Et l’on introduisit Ervoan dans une grande salle, où beaucoup d’autres attendaient déjà, ayant chacun son panier de pommes au bras.

Peu après, le roi vint et se mit à examiner les pommes. Celles-ci étaient belles, celles-là plus belles, d’autres plus belles encore, et il avait un plaisir indicible à les voir et à les admirer. Arrive devant Ervoan, il le reconnut, à son costume, pour un Bas-Breton et lui dit :

— Comment, de la Basse-Bretagne aussi ! Voyons tes pommes.

Il souleva la serviette blanche qui recouvrait les pommes, et aussitôt douze couleuvres s’élancèrent du panier, en sifflant. Le pauvre garçon fut chassé par les valets, à coups de pied, et jeté en prison.

Il y avait trois mois qu’il était parti de la maison, et, comme il ne revenait pas et ne donnait pas de ses nouvelles, le vieux Dagorn était très inquiet. Son fils puîné, nommé Hervé, demanda à aller à la recherche de son aîné, avec l’intention de concourir aussi pour le prix des belles pommes.

Il part avec une douzaine de pommes, dans un panier, et deux pièces de six livres dans sa poche, comme Ervoan.

Il arrive à la fontaine où s’était arrêté son frère, au bord de la route, et s’y arrête aussi, pour se désaltérer et manger un morceau de pain. Une vieille femme, — la même sans doute, — vient aussi lui demander un morceau, pour l’amour de Dieu, et il lui dit durement :

— Allez-vous-en, vieille sorcière, je n’ai rien pour vous !

— C’est bien, mon garçon, répondit la vieille, les crapauds seront beaux !

Et elle s’en alla.

Hervé reprit sa route et finit par arriver à Paris. Il se rendit tout droit au palais du roi, et, quand on visita son panier, on y trouva douze énormes crapauds au lieu de pommes.

— Que l’on jette en prison ce grossier manant ! s’écria le roi, en colère.

Et Hervé fut emprisonné avec son frère aîné, et ils se racontèrent l’un à l’autre leur aventure. Et ils se demandaient comment il avait pu se faire qu’étant partis de la maison avec de belles pommes, dans leurs paniers, ils y avaient trouvé des couleuvres et des crapauds, à Paris. A moins que ce ne soit, ajoutaient-ils, le fait de la vieille femme que nous avons rencontrée près de la fontaine, et qui devait être une sorcière ?

Un an et un jour se passent, et comme il n’arrivait au vieux Dagorn aucune nouvelle de ses deux aînés, il les crut morts et sa douleur était grande. Son troisième fils, le bossu, qui avait nom Tugdual, demanda à partir à leur recherche et aussi pour concourir pour le prix des belles pommes.

— A quoi bon ? lui dit son père ; c’est pure folie de ta part que d’espérer réussir, là où tes frères ont échoué.

Mais, il insista tant, que le bonhomme lui dit de faire comme il voudrait.

Il se mit donc en route, plein d’espoir et emportant aussi un panier de douze belles pommes et un écu de six livres seulement.

Il s’arrêta, pour se rafraîchir et manger un morceau, à la même fontaine où s’étaient arrêtés ses deux aînés. La vieille femme vint aussi lui demander un morceau, au nom de Dieu.

— Ma foi ! grand’mère, lui dit-il, le régal est maigre ; un peu de pain noir et de l’eau claire ! Mais, le peu que j’ai, je le partagerai avec vous, de bon cœur.

Et il cassa son pain en deux et lui en donna une moitié.

— La bénédiction de Dieu soit sur toi, mon fils, — dit la vieille, — les pommes seront belles !

Et elle s’en alla.

Tugdual continua sa route, de son côté, et finit par arriver à Paris, après beaucoup de mal. Il se rendit tout droit au palais du roi. On souriait, à voir sa tournure, on se moquait de lui ; mais, il n’y prêtait aucune attention. Quand le roi souleva la serviette qui recouvrait ses pommes, dans le panier, il les admira et s’écria :

— A toi le prix, mon garçon, et tu seras mon gendre !

La princesse, qui était aussi présente, fit une singulière grimace, à la vue du mari qu’on lui destinait.

— Cela !... s’écria-t-elle avec dédain et colère, un être fait de la sorte ! jamais ! plutôt la mort !...

Le Prince-Bleu qui, jusqu’alors, avait montré les plus belles pommes et se croyait assuré de l’emporter sur tous les concurrents, n’était pas content non plus, et il dit :

— Si le Bossu obtient la princesse, je trouve qu’il serait juste d’exiger de lui quelque chose de plus que des autres, à cause de sa laideur.

— C’est vrai, répondirent tous les prétendants, d’une voix, et le roi aussi se rangea volontiers à leur avis.

Le lendemain matin, on envoya donc le pauvre garçon garder des écureuils, dans un grand bois, et on lui dit de les ramener à la maison, au coucher du soleil, et que s’il en manquait un seul, tout serait dit, et il ne lui resterait qu’à s’en retourner à la maison, comme il était venu.

Il s’en va vers le bois, triste, la tête basse, et portant deux douzaines d’écureuils dans un sac, sur son dos. Il rencontre en son chemin une vieille femme, toute cassée, qu’il reconnaît bientôt pour la vieille de la fontaine.

— Que t’est-il donc arrivé, mon garçon, que tu es si triste ? lui demanda-t-elle ; fais-moi part de ton chagrin.

— C’est que, grand’mère, bien que mes pommes aient été trouvées les plus belles, on me refuse le prix, à présent, et l’on m’envoie garder des écureuils au bois, avec ordre de les ramener à la maison, au coucher du soleil, après les avoir laissés libres, toute la journée. Je vous demande un peu si cela a le sens commun ?

— Ce n’est rien, cela, mon enfant ; ne t’en chagrine donc pas et aie confiance en moi. Voici un sifflet (et elle lui donna un petit sifflet d’argent), et il te suffira de souffler dedans, quand tu voudras réunir tes écureuils ; ils arriveront aussitôt, en quelque lieu qu’ils puissent être, et te suivront partout où tu voudras les mener. Mais, garde-toi bien de siffler sans besoin.

Tugdual remercia, et la vieille disparut aussitôt. Il avait des doutes, tant la chose lui paraissait invraisemblable, et il se disait :

— Puisse-t-elle avoir dit vrai !

Il continua sa route et, arrivé à un beau vallon fleuri, au milieu du bois, il ouvrit son sac et donna la liberté à ses écureuils. Et les voilà, flip ! flip ! flip ! de courir aux arbres, de grimper le long des troncs et de sauter de branche en branche, avec autant d’agilité et de légèreté que s’ils avaient eu des ailes.

— Dieu veuille, se dit-il encore, en soupirant, que la vieille ne m’ait pas trompé avec son sifflet !

Le temps était beau, le ciel bleu, le soleil brillant, et il se mit à cueillir des mûres noires et des noisettes, dans les haies et les buissons.

Au coucher du soleil, il tira son sifflet de sa poche, le considéra quelque temps, et y souffla trois fois, avec émotion. Aussitôt les écureuils accoururent et se groupèrent autour de lui, doux et dociles comme des moutons. Et le voilà rassuré et tout joyeux.

Et il retourna au palais du roi, en chantant et suivi de ses écureuils, qui sautaient et cabriolaient autour de lui. Grand fut l’étonnement de tous, à cette vue. On compta les écureuils : il n’en manquait pas un.

Le Prince-Bleu et la princesse étaient fort désappointés, et ils se regardaient et se demandaient : Que faire ? Il doit y avoir de la sorcellerie là-dessous !

— Il faudra, dit le prince, l’envoyer encore demain au bois, avec les écureuils, pour voir s’il les ramènera tous, comme aujourd’hui.

Le lendemain matin, donc, Tugdual retourna au bois, avec ses écureuils, mais, en chantant et exempt de toute inquiétude, cette fois. A midi, la princesse envoya une de ses femmes lui porter à dîner, en lui recommandant d’acheter un écureuil, dût-elle le payer cinq cents écus, et de le lui apporter.

Quand la soubrette arriva dans le vallon où se tenait le Bossu, elle le vit avec étonnement qui jouait avec ses écureuils, sur l’herbe, comme avec des petits chats. Il y en avait sur ses épaules, sur sa tête, et c’était un plaisir de voir leurs jeux et leurs ébats.

— Dieu ! les gentils oiseaux ! s’écria-t-elle ; je voudrais bien en avoir un ; vendez-m’en un, je vous prie.

— Nenni ! je veux garder tous mes écureuils, tous, tous !...

— Je vous en prie, un seul, celui que vous voudrez.

— Non, dussiez-vous m’en offrir deux cents écus.

— Eh bien ! soit, je vous en donnerai deux cents écus.

Deux cents écus, pour un écureuil ! pensait Tugdual, c’était bien de l’argent, et jamais de sa vie il n’avait vu tant d’argent à la fois.

— Eh bien ! reprit-il, pour deux cents écus... et un baiser.

— Non, deux cents écus et pas de baiser.

— Alors, rien n’est fait.

— Eh bien ! puisqu’il le faut... mais, vous ne le direz à personne, au moins.

Et Tugdual céda un écureuil pour le prix convenu.

La soubrette le mit dans son tablier et partit. Mais, elle n’était pas encore loin qu’un coup de sifflet se fit entendre, et l’écureuil se démena si bien, dans le tablier, égratignant et mordant, qu’il finit par s’échapper et revint au possesseur du sifflet enchanté.

Quand la femme de chambre rentra au palais, le prince et la princesse, qui l’attendaient, lui demandèrent :

— Nous rapportez-vous un écureuil ?

— Non, répondit-elle, je n’ai pas pu.

— Et l’argent ?

— Ni l’argent non plus.

— Où donc est-il ?

— Je le lui ai donné.

— Sotte ! il ne fallait donner l’argent que lorsque vous auriez tenu l’écureuil.

— Je l’ai bien tenu, un instant, Madame, mais... Et elle raconta comment les choses s’étaient passées.

Au coucher du soleil, le Bossu revint tranquillement et, comme la veille, pas un écureuil ne lui manquait.

— Il faut que cet homme soit un magicien ou un sorcier ! dit le Prince-Bleu.

— Demain, dit la princesse, on l’enverra encore au bois, avec les écureuils, et c’est moi-même qui irai lui en acheter un, coûte que coûte, et je ne le lâcherai pas, moi !

Le lendemain matin, Tugdual retourna donc au bois, avec ses écureuils. A midi, la princesse accompagna la servante qui lui portait à manger. Elle marchanda un écureuil et finit par l’obtenir, pour cinq cents écus et un baiser. Après avoir reçu le prix convenu et promis le secret, le Bossu le lui livra, et elle le mit dans son giron, et partit. Mais, un coup de sifflet se fit entendre presque aussitôt, et l’écureuil se démena tant et si bien, qu’il mit en sang la poitrine de la princesse et la força à le lâcher.

Le prince, au récit de ce qui lui était arrivé, se mit en colère et dit qu’il irait lui-même, le lendemain, trouver le gardeur d’écureuils, au bois, et viendrait à bout de lui, et quand il serait le diable lui-même.

Il alla donc au bois, à cheval, et déguisé en paysan. Mais Tugdual le reconnut facilement, et se garda de le lui faire sentir. Il obtint un écureuil, pour sept cents écus et sept coups d’alène dans son derrière. Les sept coups d’alêne furent si violents et pénétrèrent si profondément, que, au dernier coup, l’alène disparut et resta dans le derrière du prince. Celui-ci mit l’écureuil dans son chapeau, monta péniblement à cheval, et partit, pour retourner à la maison. Il souffrait beaucoup et avait de la peine à se tenir en selle. Comme il passait dans une lande, où l'on avait nouvellement coupé de l'ajonc, un coup de sifflet se fit entendre, et aussitôt l'écureuil fit sauter le chapeau du prince, lui égratigna la figure et retourna au bois. Le prince tomba de cheval, et si malheureusement, qu'une tige d'ajonc, aiguë et longue, lui entra fort avant dans le derrière, et, ne pouvant se dégager, il lui fallut rester là, à moitié empalé.

Au coucher du soleil, le Bossu rentra, comme d'ordinaire, avec ses écureuils.

— Et le Prince-Bleu, où est-il ? lui demanda la princesse, inquiète.

— Je n'en sais rien, princesse, répondit-il, je n'ai vu aucun prince aujourd'hui.

— Hélas ! dit-elle à son entourage, je vois clairement que nous ne pouvons rien contre cet homme, qui, certainement, est magicien ou sorcier.

— A quand la noce, princesse ? lui demanda Tugdual ; j'ai rempli toutes les conditions exigées, et je vous ai gagnée, deux fois, au lieu d'une.

— J'ai encore une chose à vous demander, une seule, et si vous la faites, je n'aurai plus aucune objection à vous opposer, et notre mariage aura lieu, quand vous voudrez.

— Parlez, princesse.

— Voici un sac, que je vous demande de remplir de vérités.

Et elle lui présenta un grand sac.

— Rien de plus facile, princesse, répondit-il, sans embarras, et je vais vous satisfaire, à l’instant même.

Et, se tournant vers la femme de chambre, qui était venue la première lui acheter un écureuil :

— N’est-il pas vrai. Mademoiselle, qu’étant venue me voir au bois, où j’étais avec mes écureuils, vous m’avez donné deux cents écus et un baiser, en échange d’un écureuil, que je vous ai livré, mais, qui m’est revenu presque aussitôt ?

La fille rougit et détourna la tête en disant :

— Taisez-vous, démon !...

— Dites-moi oui ou non ; c’est une vérité ou un mensonge.

— Je ne le puis nier, mais...

— Cela suffit : entrez dans mon sac. Et d’une ! Puis, se tournant vers la princesse, qui déjà ne

se trouvait pas à son aise :

— Et vous, princesse, ne vous rappelez-vous pas aussi...

— Assez ! pas un mot de plus ! interrompit vivement la princesse ; je consens à vous épouser...

— A quand les noces, alors ?

— Demain prochain.

Et, en effet, les noces eurent lieu, dès le lendemain, des noces magnifiques.

Les frères de Tugdual, qui étaient en prison, furent mis en liberté et lui servirent de garçons d’honneur.

Comme le cortège se rendait à l’église, en grande cérémonie et musique eu tête, on vit dans le porche une petite vieille, que personne ne connaissait, et qui avait à la main une baguette blanche. Elle s’approcha du nouveau marié, toucha sa bosse, du bout de sa baguette, et la bosse disparut aussitôt, et Tugdual devint un beau jeune homme, aussi droit et aussi bien tourné qu’on peut l’être.

Les fêtes, les danses et les festins durèrent quinze jours entiers.

Et le Prince-Bleu, que devint-il ?

Le malheureux prince était resté empalé, sur la lande, et les bruits des fêtes et des jeux, et l’odeur des festins, arrivant jusqu’à lui, augmentaient son supplice, et il mourut là, tristement et misérablement.


Conté par Guillaume Garandel, du
Vieux-Marché (Côtes-du-Nord). — Décembre 1870.



IV


LES TROIS FILS DE LA VEUVE


OU LES GARDEURS DE PERDRIX
_____




IL y avait une fois une pauvre veuve, qui avait trois fils. Ceux-ci voulurent voyager, pour chercher fortune et ne pas rester à la charge de leur mère.

Ils partirent ensemble de la maison, et, arrivés à un carrefour, chacun d’eux prit un chemin différent.

L’aîné, nommé Fanch, arriva bientôt sous les murs d’un château, où il demanda de l’occupation.

— Oui, lui dit le maître du château, vous pouvez rester ; demain matin, je vous dirai ce que vous aurez à faire.

Le lendemain, au lever du soleil, le seigneur lui donna trois perdrix, dans une cage, en lui disant :

— Voilà trois perdrix, que vous garderez, sur la grande lande, et me ramènerez, ce soir, au coucher du soleil, sinon vous serez écorché vif et votre peau sera suspendue à un clou au mur, comme vous en voyez tant d’autres là.

Et il lui montra de la main plus de cent peaux humaines, suspendues aux murs, tout autour de la cour.

Fanch partit avec ses perdrix et les lâcha sur la lande. Elles prirent aussitôt leur vol et disparurent.

— Comment ferai-je pour les rattraper et les ramener à la maison ? se demanda-t-il, en les voyant partir ; mon affaire est claire, et je ferais sans doute bien de déguerpir. Et pourtant, ces perdrix doivent être dressées à revenir, chaque soir, au château, puisqu’on me les donne à garder, comme des moutons ; attendons pour voir, je serai toujours à temps pour partir, si je ne les vois pas revenir, au coucher du soleil.

A midi, une servante vint lui apporter son dîner.

— Où sont tes perdrix ? lui demanda-t-elle.

— Je ne sais pas ; elles se sont envolées, quand je les ai tirées de la cage, et depuis, je ne les ai pas revues.

— Hélas ! mon pauvre garçon, ton affaire me paraît claire, et je crains bien que ta peau n’aille bientôt augmenter le nombre de celles que tu as vues pendues autour de la cour du château.

Le seigneur vint lui-même, vers le soir, et demanda à Fanch :

— Où sont tes perdrix ?

— Je ne sais pas ; je ne les ai pas revues, depuis que je les ai mises en liberté.

— Voilà le soleil qui va se coucher ; tâche de les retrouver, sinon tu sais ce qui t’attend.

Le pauvre garçon les appela et les chercha en vain, puis il se mit à pleurer.

Le seigneur le fit écorcher, par un homme qui le suivait, armé d’un grand couteau, et sa peau alla s’ajouter aux autres, dans la cour du château.

Le lendemain, le second des trois frères, nommé Stéphan, vint frapper à la porte du même château.

Il fut reçu, et il lui arriva de point en point comme à son aîné ; il y laissa aussi sa peau.

Le plus jeune, nommé Laouic, tôt après leur séparation au carrefour, se trouva au bord d’une petite rivière, et, comme le temps était beau, il s’arrêta pour jouer avec l’eau, faire des petits étangs et poursuivre les papillons.

Deux voyageurs vinrent à passer, un vieux et un jeune. C’étaient saint Pierre et Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui voyageaient alors en Basse-Bretagne. Ils voulaient passer l’eau, et il n’y avait pas de pont[57].

Laouic, voyant leur embarras, leur dit :

— Je vous ferai passer l’eau, si vous voulez, Messeigneurs.

— Comment cela, mon garçon ? demanda saint Pierre.

— Sur mon dos.

— Y songes-tu ? Tu es bien jeune !

— Allez tout de même et ne vous inquiétez pas de mon âge.

Et il leur tendit son dos. Saint Pierre monta dessus, le premier, et il le transporta facilement sur l’autre rive. Puis, il revint prendre le second voyageur. Celui-ci lui parut beaucoup plus lourd, et peu s’en fallut qu’il ne le laissât tomber à l’eau. Il le déposa pourtant aussi sur l’autre rive, en disant :

— Je n’en puis plus ! Comme vous êtes lourd, vous !...

— Je crois bien, mon enfant, lui dit saint Pierre, tu as porté le monde sur ton dos !

— Que voulez-vous dire par ces paroles, parrain ? demanda l’enfant, étonné.

— Que tu as porté sur ton dos Celui qui a créé le monde et tout ce qui existe : Notre Sauveur Jésus-Christ lui-même !

— Vous vous gaussez de moi, parrain.

— Nullement, mon enfant, et la preuve, c’est que, si tu veux lui demander quelque chose, il te donnera tout ce que tu voudras.

— Oui, dit alors Notre Sauveur, demande-moi quelque chose pour ta peine, mon enfant, ce que tu voudras, et je te l’accorderai.

— Demande-lui le Paradis, dit saint Pierre.

— Le Paradis ! Si je le mérite, je l’aurai bien, j’espère. Je demande seulement un beau sifflet d’argent, pour m’amuser.

Notre Sauveur lui tendit un beau sifflet d’argent, et lui dit :

— Voilà, mon enfant, et si jamais tu te trouves dans l’embarras, souffle dans ton sifflet, et il te sera utile, tu verras !

Là-desssus, les deux voyageurs continuèrent leur route, et Laouic partit aussi, peu après, en sifflant et en chantant.

Il arriva, vers le soir, au château où ses deux aînés l’avaient précédé. Il y passa la nuit, et, le lendemain matin, on l’envoya aussi garder des perdrix, sur la grande lande.

— Quelle singulière occupation ! se dit-il, en marchant vers la lande, avec trois perdrix dans une cage ; allons toujours, nous verrons bien ce que cela signifie.

Arrivé sur la lande, il donna la liberté à ses perdrix, qui prirent leur vol et disparurent aussitôt.

A midi, une servante vint lui apporter son dîner.

— Où sont les perdrix ? demanda-t-elle.

— Ma foi ! je n’en sais rien ; elles sont parties, dès que j’ai ouvert la cage, et je ne les ai plus revues.

— Ah ! mon pauvre enfant, je crains bien que tu n’y laisses aussi ta peau, comme les autres, et ce serait dommage, car tu es bien gentil.

Et en même temps, elle le regardait tendrement, car il était beau garçon.

— Avez-vous bien envie de les voir ? demanda Laouic.

— Oui, je voudrais bien les voir.

Et il tira son sifflet d’argent de sa poche, y souffla trois fois, et aussitôt les perdrix arrivèrent et rentrèrent dans la cage.

— C’est toi qui as là un beau sifflet ! dit-elle, étonnée ; veux-tu me le vendre ?

— Oh ! que nenni !

— Si, vends-moi-le, et je t’en donnerai ce que tu voudras ; en veux-tu cent écus ?

— Cent écus et un baiser.

— Non, pas de baiser.

— Alors, je garde mon sifflet.

— Eh bien, je t’apporterai les cent écus, demain, et tu me donneras ton sifflet, c’est entendu.

Et elle s’en alla là-dessus. En arrivant au château, elle courut à la chambre du seigneur, où se trouvait aussi sa fille, et leur dit :

— Ah ! pour le coup, vous avez trouvé un bon gardeur de perdrix ! Celui-là a un petit sifflet d’argent, et quand il y souffle, les perdrix arrivent aussitôt et rentrent dans leur cage, accompagnées de plusieurs autres. Je l’ai vu, et vous allez le voir revenir, ce soir, avec ses perdrix dans sa cage.

— C’est donc un sorcier ? dit le seigneur ; nous verrons bien.

Au coucher du soleil, Laouic rentra avec ses perdrix, dans la cage, et d’autres avec elles. Le seigneur le félicita.

Le lendemain matin, il retourna à la grande lande, avec ses perdrix. La servante vint encore lui apporter son dîner, à midi.

— Voici les cent écus, lui dit-elle, donne-moi ton sifflet.

— Et le baiser ! il me le faut aussi.

— Puisqu’il le faut, répondit-elle, en rougissant ; et elle se laissa faire.

— Donne-moi le sifflet, à présent, reprit-elle.

— Avant de céder mon sifflet, je veux encore en prévenir le seigneur et lui dire à quel prix je vous l’ai laissé.

— Oh ! n’en dis rien, je t’en prie ; garde l’argent et le sifflet, mais que mon maître ne sache rien.

Et elle s’en alla.

Le lendemain, Laouic retourna avec ses perdrix sur la lande, et, cette fois, ce fut la fille du seigneur qui vint lui apporter à dîner, à midi, et lui marchander aussi son sifflet.

— Où sont tes perdrix ? demanda-t-elle, en arrivant.

— Elles sont allées se promener ; est-ce que vous voulez les voir ?

— Oui, je voudrais les voir.

Laouic souffla dans son sifflet d’argent, et les perdrix arrivèrent aussitôt. Il y en avait six.

— Le beau sifflet que tu as là ! Veux-tu me le vendre ?

— Oh ! que nenni !

— Vends-le-moi, je t’en donnerai ce que tu voudras.

— Eh bien, j’en veux deux cents écus et un baiser complet.

— Deux cents écus, soit, mais pas le reste.

— Il me faut aussi le baiser, ou rien.

— Eh bien, c’est entendu, donne-moi le sifflet.

— Non, pas à présent, mais, seulement quand je tiendrai l’argent et le reste.

— Tu es bien exigeant ! je reviendrai encore, demain, t’apporter à dîner, et j’aurai l’argent avec moi.

Et elle s’en alla, là-dessus.

Elle revint, le lendemain, à midi, comme elle l’avait promis, donna les deux cents écus et le baiser, et réclama le sifflet.

— Doucement, dit Laouic, il faut que j’en parle à votre père et que je lui dise à quel prix je cède mon sifflet.

— Ne lui parle que de l’argent, alors.

— Non, je lui dirai aussi le reste.

— Garde, alors, l’argent et ton sifflet, et ne dis rien.

Et elle s’en alla, fort mécontente. Le lendemain, ce fut la châtelaine elle-même qui alla marchander son sifflet à Laouic.

— Je reviendrai avec le sifflet, vous verrez, dit-elle, en partant, à sa fille et à sa servante.

— Nous verrons bien, répondirent-elles, et à quel prix !

— Où sont tes perdrix ? demanda-t-elle à Laouic.

— Elles sont allées se promener, au loin ; est-ce que voulez les voir ?

— Oui, je veux les voir.

— Rien de plus facile.

Et il donna trois coups de sifflet, et les perdrix arrivèrent aussitôt. Elles étaient huit.

— Vends-moi ton sifflet, reprit-elle.

— Si vous me le payez bien.

— Combien en veux-tu ?

— Cinq cents écus et un baiser complet.

— Va pour les cinq cents écus, mais, pas autre chose.

— Non, il me faut aussi le baiser, ou rien.

— Eh bien ! c’est entendu, donne le sifflet, et je te paierai, ce soir, quand tu rentreras.

— Ah ! non, donnant donnant ; apportez-moi d’abord l’argent, ici, demain, et puis nous verrons pour le reste.

— C’est entendu. Et elle s’en alla.

Le lendemain, elle revint avec les cinq cents écus, dans un sac, et, le jetant aux pieds de Laouic, elle dit dédaigneusement :

— Voilà l’argent, donnez-moi le sifflet.

— Ce n’est pas tout, vous savez, il me faut encore quelque chose.

— Vous y tenez donc ?

— Certainement, j’y tiens.

Et elle se laissa faire et redemanda le sifflet.

— Oui, mais il faut encore, auparavant, que je dise à votre mari pour quel prix je l’ai cédé.

— A quoi bon ? En tout cas, ne lui parlez que de l’argent.

— Non, je lui dirai tout.

— Gardez, alors, et votre sifflet et l’argent, et ne dites rien.

Et elle s’en retourna, fort mécontente. Sa fille et la servante s’empressèrent de lui demander :

— Eh bien ! avez-vous le sifflet ?

Et comme elle ne répondit pas, elles sourirent. La châtelaine alla trouver son mari et lui dit :

— Ce jeune garçon doit être magicien ; il a un petit sifflet en argent, avec lequel il rassemble les perdrix dans sa cage, comme il veut. Il faut que vous obteniez de lui de vous céder ce sifflet, à quelque prix que ce soit. Allez le trouver, demain, sur la lande, emportez beaucoup d’argent, six cents écus au moins, et ne revenez pas sans le sifflet.

Le lendemain, vers midi, le châtelain se rendit donc à la grande lande, portant un sac de six cents écus, sur son bras gauche.

— Eh bien ! mon garçon, dit-il à Laouic, tes perdrix sont-elles toujours faciles à garder ?

— Oh ! tout à fait faciles, maître, je les mène comme je veux.

— Où donc sont-elles ?

— Elles sont allées se promener, au loin ; est-ce que vous voulez les voir ?

— Oui, je serais bien aise de les voir.

Laouic souffla trois fois dans son sifflet d’argent, et les perdrix arrivèrent aussitôt. Il y en avait dix.

— Tu as là un bien joli sifflet ; veux-tu me le vendre ?

— Peut-être, si vous m’en donnez ce que je vous demanderai.

— Combien en veux-tu ?

— Six cents écus, et, de plus, trois coups d’alène que je vous donnerai dans le derrière.

— Va pour six cents écus, et qu’il ne soit pas question du reste.

— Je tiens aux trois coups d’alêne.

— C’est déraisonnable, ce que tu dis-là, je n’y consentirai jamais.

— Alors, rien ne sera fait, et vous garderez votre argent et moi mon sifflet.

— Eh bien ! puisqu’il le faut, — car j’ai bien envie d’avoir ton sifflet, — tiens, voilà les six cents écus.

Puis il se mit en posture, et Laouic lui enfonça son alêne, jusqu’au manche, dans la fesse droite.

— Aïe ! aïe ! ! aïe ! ! ! cria-t-il, en se redressant.

— Attendez donc, lui dit Laouic, ce n’est que le commencement, cela ; j’ai encore deux coups à donner.

— Garde ton sifflet et ton argent, et va-t’en au diable !

Et il courut à la maison, en gémissant et en se grattant le derrière.

— C’est à merveille, jusqu’à présent, se disait Laouic, et je gagne beaucoup d’argent avec peu de peine ; pourvu que ça ne se gâte pas, à la fin...

Le seigneur et sa femme passèrent la nuit à chercher le moyen de mettre la science et la finesse de Laouic en défaut.

— Il faut, dit la femme, lui dire de remplir un sac de vérités, sinon il sera mis à mort.

— C’est cela, dit le seigneur, jamais il n’en viendra à bout.

Le lendemain matin donc, au moment où Laouic se disposait à se rendre avec ses perdrix sur la lande, comme les jours précédents, le châtelain lui dit :

— Aujourd’hui, tu n’iras pas garder mes perdrix, sur la lande, j’ai une autre occupation à te donner. Tu me rempliras un sac de vérités, sinon, il n’y a que la mort pour toi.

— Je le ferai, monseigneur, répondit Laouic tranquillement. Seulement, préparez-moi un grand sac, car j’y veux mettre de grosses vérités.

— C’est bien ; sois prêt pour après dîner, devant tous les gens de ma maison réunis.

— Je serai prêt, n’en doutez pas, monseigneur. Vers deux heures, tous les gens du château, maîtres et serviteurs, étaient réunis dans la grande salle. Le seigneur jeta un grand sac aux pieds de Laouic, en lui disant :

— Remplis-moi ce sac de vérités.

— A l’instant, répondit-il.

Puis, se tournant vers la servante qui lui avait porté son dîner, le premier jour, sur la grande lande, il lui demanda :

— N’est-il pas vrai, servante jolie, que, lorsque vous m’avez apporté à dîner, sur la grande lande, vous avez voulu avoir mon petit sifflet d’argent et m’avez donné, en échange, cent écus et...

— C’est bien vrai ! interrompit vivement la servante.

— Première vérité ! Entrez dans ce sac. — Et il la mit dans le sac.

Puis, s’adressant à la fille du châtelain :

— N’est-il pas vrai, Mademoiselle, que vous êtes aussi venue me voir, sur la grande lande, et que vous m’avez donné pour mon sifflet deux cents écus et...

— C’est vrai ! N’achevez pas, dit-elle vivement.

— Seconde vérité ! Entrez dans mon sac.

Et il la mit aussi dans le sac. Se tournant alors vers la mère :

— N’est-il pas vrai, Madame...

— Ne dites pas un mot de plus ! interrompit-elle, furieuse ; sortez d’ici ! partez et qu’on ne vous revoie plus ! Vous êtes le Diable !...

— J’avais pourtant deux grosses vérités à mettre encore dans mon sac, comme vous savez... Mais, je ne demande pas mieux que de m’en aller, à présent, voir ma vieille mère, qui doit m’attendre avec impatience. J’emporte mon sifflet et votre argent, et je vous dis grand merci !...

Et il salua ironiquement et partit.

Il s’en revint tout droit chez sa mère, lui bâtit une belle maison neuve, acheta des terres, et devint un des grands propriétaires de son canton.

Et, depuis, je n’en ai plus entendu parler.


Conté par Guillaume Geffroy, domestique. —
Plouaret, 1869.



V


LA PRINCESSE MARCASSA


ET L'OISEAU DRÉDAINE
_____



IL y avait, une fois, un roi de France, qui avait trois fils.

Les deux aînés étaient de beaux garçons, forts et vigoureux. Le cadet, au contraire, était malingre et maladif. Il ne quittait que rarement le coin du feu, et on l’avait, pour cette raison, surnommé Luduenn, c’est-à-dire Cendrillon. Le vieux roi était malade. Tous les médecins du royaume l’avaient visité, et ils ne pouvaient rien contre son mal.

Un magicien, qu’on avait fait venir aussi, dit que le roi ne guérirait que s’il pouvait toucher l’oiseau Drédaine[58], dans sa cage d’or.

— Où se trouve cet oiseau ? demanda le roi.

— Dans le château de la princesse Marcassa, au delà de la Mer-Rouge, et le château est entouré de trois hautes murailles, avec trois cours défendues par des géants hauts de sept pieds, et des dragons qui lancent du feu à sept lieues à la ronde.

— Et qui ira me chercher l’oiseau dans ce château ? demanda le roi, avec un soupir.

— Moi, mon père, dit son fils aîné.

Et il prend de l’argent et de l’or à discrétion, monte sur le meilleur cheval des écuries du palais, et part en disant : « Si, dans un an et un jour, je ne suis pas de retour, c’est que je ne serai plus en vie. »

Bien ! Il marche et marche, tant et si bien, qu’il arrive dans le pays des Saxons[59]. Il demande où est le château où se trouve l’oiseau Drédaine, et l’on sourit et l’on se moque de lui.

Il descend dans un hôtel où il trouve de jolies filles et de joyeux compagnons, et y reste aussi longtemps que dure son argent.

Voilà l’an et le jour accomphs, et, comme il ne revient pas, le second fils va trouver son père et lui dit :

— Voilà l’an et le jour passés, mon père, et mon frère aîné ne revient pas. Je veux aller à sa recherche et aussi à celle de l’oiseau Drédaine, qui, seul, peut vous rendre la santé.

Et il part, emportant beaucoup d’argent et d’or. Il arrive au même hôtel que son aîné et v reste avec lui, menant le même train.

L’an et le jour se passent, et, comme il ne revient pas, Luduenn va trouver son père, dont l’état empirait chaque jour, et lui dit qu’il veut partir aussi à la recherche de ses deux aînés et de l’oiseau Drédaine.

— Toi aussi, mon enfant, répond le vieillard ; reste à la maison, pour me fermer les yeux, car tu ne réussiras jamais dans cette entreprise, puisque tes deux frères y ont échoué.

Luduenn persiste à vouloir partir. Son père lui donne un peu d’argent, mais beaucoup moins qu’aux autres. Il se rend aux écuries du palais, prend un dromadaire, qui faisait sept lieues à l’heure, et part.

Il arrive à la ville où s’étaient arrêtés ses deux aînés, et demande où est le château dans lequel se trouve l’oiseau Drédaine. On lui répond que personne n’en a jamais entendu parler, si ce n’est à deux jeunes princes étrangers, qui sont depuis quelque temps dans la ville et y mènent joyeuse vie. Il demande à les voir. On le conduit à l’hôtel, et il reconnaît ses deux frères et se réjouit de voir qu’ils sont encore en vie. Ils lui enlèvent son argent, puis le renvoient.

Le pauvre Luduenn continue sa route, le cœur gros d’être ainsi traité par ses frères.

Grâce à son dromadaire, il fait beaucoup de chemin, en peu de temps.

La nuit le surprend dans un grand bois. Il fait sombre et il entend de tous côtés les cris des bêtes fauves. Il monte sur un arbre et aperçoit une petite lumière, au loin. Il descend, se dirige vers cette lumière, et arrive à une pauvre hutte de branchages et d’herbes sèches. Il y trouve une petite vieille et lui demande à loger pour la nuit.

— Je ne puis vous loger, mon enfant, lui répond-elle, je n’ai pas de lit à vous donner.

— Je coucherai sur la pierre du foyer, grand’-mère.

— Eh bien, entrez alors, car j’ai pitié de votre situation.

Luduenn attacha son dromadaire à un poteau et entra.

— Comme ça sent mauvais ici ! dit-il, en portant la main à son nez.

— Oui, c’est mon pauvre mari, mort depuis huit jours, et dont le corps est encore là, qui en est cause.

— Pourquoi ne le faites-vous pas enterrer ?

— Hélas ! mon enfant, je n’ai pas d’argent, et notre recteur ne fait rien que pour de l’argent.

— Combien demande-t-il ?

— Un écu, et je n’en ai pas le premier sou.

— Je ne suis pas riche, mais, demain matin je ferai enterrer votre mari, grand’mère

Le lendemain matin, il alla trouver le recteur et lui dit :

— Voici l’écu que vous demandez pour enterrer le mari de la pauvre vieille femme du bois; et enterrez-le tout de suite.

Le cadavre fut enterré, et Luduenn et la vieille formaient seuls le convoi.

Luduenn se remit aussitôt en route, à la grâce de Dieu. En traversant une grande plaine aride Il remarqua qu’il était suivi d’assez près par un renard blanc.

— Pourquoi donc cet animal me suit-il ainsi ? se demanda-t-il.

A l’extrémité de la plaine, le renard lui parla de la sorte, à son grand étonnement :

— Vous cherchez l’oiseau Drédaine ?

— Oui, vraiment, chère bête du bon Dieu-est-ce que vous pourriez m’en donner des nouvelles ?

— Oui : vous n’en êtes plus loin ; voyez-vous ce château, là-haut, sur la montagne ? C’est là qu’il se trouve, et voici comment vous devez vous comporter pour vous en emparer. Le château est précédé de trois cours, ceintes de hautes murailles, et qu’il vous faudra traverser. La première est pleine de serpents, crapauds et autres reptiles venimeux ; dans la seconde, il y a des serpents et des tigres, et dans la troisième, des serpents et des géants, qui défendent l’accès du château. Tout cela dort profondément, de onze heures jusqu’au dernier coup de midi, étendu pêle-mêle sur le sol, et la langue hors de la gueule. Vous pourrez vous avancer parmi eux et même marcher sur leurs corps, sans crainte de les voir s’éveiller, avant le dernier coup de midi. Une fois dans le château, vous traverserez, sans aucune difficulté, trois belles chambres, et dans une quatrième (je ne vous dis rien de ce que vous verrez dans les trois premières), vous verrez l’oiseau Drédaine, dans sa cage d’or, suspendue au plafond par trois chaînes d’or. Il dormira aussi. Près de là, un sabre sera appendu à un clou d’or au mur. Vous prendrez le sabre, en trancherez les trois chaînes et emporterez l’oiseau, dans sa cage. Mais, n’oubliez pas que tout cela devra être fait avant le dernier coup de midi, sinon les portes se refermeront sur vous, et vous n’en reviendrez jamais.

Luduenn remercia le renard de ses conseils, s’arma de courage et se remit en route.

Il arrive au château, comme onze heures sonnaient, et trouve la porte de la première cour ouverte. Il en franchit le seuil et voit le sol jonché d’énormes serpents et d’autres reptiles hideux ; dans la seconde et la troisième cours, le cœur faillit lui manquer, à la vue des monstres qui l’environnaient de tous côtés et exhalaient une odeur nauséabonde et suffocante. Enfin, il pénètre malgré tout dans le château. Il traverse une première salle, sans apercevoir aucun être vivant. Mais, il trouve une miche de pain blanc sur une table et, comme il a faim, il en coupe un bon morceau et le mange. Il s’étonne de voir que la miche ne diminue pas, quand on en coupe, et il la met dans sa poche, en se disant : — Cela pourra me servir, dans mes voyages.

Il pénètre dans la seconde salle, et voit un pot de vin sur une table, avec un verre à côté : — A merveille ! se dit-il. Et il boit un verre, puis deux, puis trois, sans que le vin diminue, aussi, dans le pot. Il le met dans sa poche avec le pain, et pénétre dans la troisième salle. Là, il tomba en extase, la bouche ouverte, à la vue d’une princesse, belle comme le jour, étendue sur un lit de pourpre et dormant profondément. Le vin qu’il avait bu l’avait enhardi et fait monter le sang à la tête, et il ôta ses souliers et baisa la princesse, sans qu’elle s’éveillât.

Il ne perdit pourtant pas de vue les conseils du Renard et pénétra dans la quatrième salle.

Là, il voit l’oiseau Drédaine, qui dort, dans sa cage d’or suspendue au plafond par quatre chaînes d’or. Il aperçoit le sabre, appendu au mur, et sur la lame duquel on lisait ces mots : « Celui qui me possède peut tuer dix mille hommes, en frappant du fil de la lame, et couper tout ce qu’il lui plaira, en frappant du revers. » — C’est bon ! dit-il. Et il saisit le sabre, coupe les trois chaînes d’or, de trois coups bien assénés : Dreim ! dreim ! dreim !... et s’enfuit avec l’oiseau et la cage, sans oublier le sabre. Il passe en courant sur les corps des serpents et des géants, qui dorment toujours, la langue hors de la gueule, et, comme il franchissait le seuil de la première cour, le premier coup de midi sonnait. — Tout va bien, jusqu’à présent, se dit-il. Et il monta sur son dromadaire, qui l’attendait à la porte, et partit avec la rapidité de l’ouragan.

Oiiand la princesse, les géants et les serpents et les autres reptiles s’éveillèrent, au dernier coup de midi, ils connurent aussitôt que l’oiseau avait été volé ; les serpents se mirent à vomir du feu, et les géants partirent à la poursuite du voleur. Les poils du dromadaire et les cheveux de Luduenn en furent brûlés. Mais, le dromadaire allait bon train, guidé par le Renard blanc, qui courait devant lui, et ils atteignirent les limites du domaine du magicien du château d’or, au-delà desquelles il n’avait plus aucun pouvoir. Ils étaient sauvés. Le renard blanc disparut alors, et Luduenn continua tranquillement sa route.

À l’extrémité de la grande plaine aride et désolée qu’il venait de traverser, il trouva un bel hôtel, au bord de la route, et y entra pour manger un peu et se reposer. Il demanda de tout ce qu’il y avait de meilleur dans l’hôtel. Le pain ne lui convient pas. Il demande le maître d’hôtel et lui dit :

— Votre pain ne vaut rien.

— Il n’y en a pas de meilleur, dans le pays, répond-il, et c’est celui dont mange le roi lui-même.

Luduenn tire de sa poche la miche qu’il a emportée du château d’or, en disant : — J’en ai de meilleur, moi ! Il en coupe un morceau et le présente au maître d’hôtel.

— Goûtez-moi cela, et dites-moi ce que vous en pensez.

Il goûte et trouve le pain si délicieux, qu’il en demande un autre morceau. Luduenn lui en coupe un autre et lui fait remarquer que sa miche ne diminue pas. — Si vous aviez du pain comme cela, lui dit-il, vous feriez vite fortune.

— C’est vrai ; où pourrai-je en trouver un semblable ? demanda l’hôtelier.

— Oh ! nulle part ; il est unique au monde.

— Si vous vouliez me le vendre, alors, je vous le payerais bien.

— Que voulez-vous m’en donner ?

— Cent écus.

— Donnez les cent écus et il est à vous, à la condition pourtant que vous le rendrez à qui il appartient, la princesse du château d’or, si jamais elle vient vous le réclamer.

L’hôtelier accepta, pensant bien que le pain ne serait jamais réclamé par la princesse du château d’or.

Luduenn se remit en route. Il s’arrêta, vers le coucher du soleil, dans une seconde hôtellerie, au bord de la route, et vendit aussi à son hôte, pour deux cents écus, le pot de vin inépuisable qu’il avait emporté du château d’or. Puis, il marcha et marcha, et arriva enfin au pays des Saxons. Il va chercher ses frères à l’hôtel où il les avait laissés. On lui en donne de mauvaises nouvelles. Après avoir follement dépensé tout leur argent, ils s’étaient faits voleurs. Ils avaient été pris et enfermés en prison, en attendant qu’on les mît à mort.

Mais, le roi avait une guerre terrible avec l’empereur de Russie, et il avait fort à faire et ne songeait plus à ses prisonniers.

Luduenn résolut d’aller trouver le roi pour lui offrir ses services.

Le portier voulut l’arrêter, à la porte du palais. Mais, il lui montra son sabre et passa. Il pénètre jusqu’au roi et lui montre aussi son sabre, en fait connaître toute la puissance et lui promet son secours contre ses ennemis, s’il veut remettre ses frères en liberté.

Le roi accepte, et les deux princes sont rendus à la liberté. Luduenn marche alors contre les Russes, à la tête de l’armée, et, grâce à son sabre, dont la vue seule suffit pour mettre en déroute les meilleurs soldats, il remporte une victoire complète.

Comme ses frères avaient des dettes partout, mais principalement à leur hôtel, pour les payer, Luduenn vendit son sabre au maître de l’hôtel, et toujours à la condition de le rendre à son propriétaire, la princesse du château d’or, si elle venait elle-même le réclamer.

Les trois frères partirent alors, pour retourner en France, et avec eux l’oiseau Drédaine, dans sa cage d’or. Luduenn portait toujours la cage et ne s’en désaisissait jamais. Ses deux aînés étaient jaloux de son succès et complotèrent de se défaire de lui, afin de s’emparer de l’oiseau et de le présenter à leur père comme leur propre conquête. Comme ils passaient près d’un puits profond, au bord de la route, ils se penchèrent sur l’ouverture et s’écrièrent :

— Oh ! la jolie fleur que voilà ! Viens voir, Luduenn, tu n’as jamais rien vu de semblable.

Luduenn déposa sa cage à terre et accourut et se pencha aussi sur l’ouverture du puits. Mais, les deux autres le prirent par les pieds et le précipitèrent dedans, puis ils partirent, emmenant l’oiseau, dans sa cage d’or, et le dromadaire.

Quand ils arrivèrent chez leur père, le vieux roi était bien bas. Il se ranima un peu, à la nouvelle de l’arrivée de l’oiseau merveilleux, qui devait lui rendre la santé, et il y eut, à cette occasion, des fêtes et des festins.

Cependant l’oiseau était tout triste, et quand on le portait dans la chambre du roi, il s’emportait, poussait des cris terribles et ne voulait pas se laisser toucher par lui. Le vieux monarque s’affaiblissait chaque jour, et l’on était très inquiet, autour de lui.

Mais occupons-nous, à présent, de Luduenn, et voyons ce qu’il devient, dans son puits.

Heureusement que l’eau n’y était pas profonde. Le Renard blanc ne tarda pas à lui venir aussi en aide. Il descendit dans le précipice sa queue, qui s’allongea jusqu’à atteindre l’eau, puis il dit à Luduenn de la tenir ferme, et il le retira ainsi du puits. Il lui parla alors de la sorte :

— Tu vas continuer ta route, pour t’en retourner auprès de ton père, où tu arriveras, à présent, sans difficulté. Tu rencontreras, à peu de distance d’ici, un vieux mendiant à qui tu donneras tout ce que tu as d’argent sur toi. Tu échangeras aussi tes habits contre les siens et te présenteras ainsi chez ton père, où tu demanderas un emploi quelconque, le plus humble possible. Ne t’inquiète pas du reste, tout ira bien, et les méchants seront traités comme ils le méritent. Te souviens-tu d’avoir logé, une nuit, dans la misérable hutte d’une pauvre femme où pourrissait le corps de son mari défunt, parce qu’elle n’avait pas d’argent pour le faire enterrer, et d’avoir payé les frais de sépulture ?

— Oui, je me le rappelle fort bien.

— Eh bien ! je suis l’âme de ce pauvre homme à qui tu as fait rendre les derniers devoirs, de tes propres deniers, et je suis venu, sous cette forme, te payer ma dette de reconnaissance. A présent, je te dis adieu, car tu ne me reverras plus, dans ce monde.

Et le Renard disparut alors.

Luduenn continua sa route et rencontra bientôt le vieux mendiant qu’on lui avait annoncé. Il lui donna tout son argent, et échangea ses habits contre ses guenilles. Il marche et marche, sans se décourager, et finit par arriver au palais de son père. Son frère aîné, qui était dans la cour, quand il y entra, dit : — Qu’on l’envoie garder les pourceaux ! — Ce qui fut fait. Peu après, il devint garçon d’écurie, et, comme il soignait bien ses chevaux, ils devinrent gras et luisants et pleins d’ardeur. Le roi était très content de ses services et parlait souvent de lui. Aussi, ses frères, qui l’avaient reconnu, cherchaient-ils le moyen de se débarrasser de lui. Ils conseillèrent à leur père de l’envoyer porter sa nourriture à l’oiseau Drédaine. L’oiseau était de si mauvaise humeur, depuis son arrivée au palais, qu’il mordait tous ceux qui l’approchaient. Mais, quand il vit Luduenn, il se mit à chanter et à battre des ailes, en signe de joie. Luduenn le prit sur son doigt et alla avec lui dans la chambre du roi, qui se trouva mieux, dès qu’il l’entendit chanter. Mais, pour être tout à fait guéri, il lui fallait coucher avec la princesse Marcassa.

La princesse avait eu un fils, un enfant superbe, neuf mois après la visite que lui avait faite Luduenn, dans son château d’or. Un jour, l’enfant demanda à sa mère qui était son père, et elle lui répondit qu’elle ne le savait pas elle-même.

— Je veux aller à la recherche de mon père, reprit l’enfant, et je ne m’arrêterai que lorsque je l’aurai trouvé.

Et il part, et sa mère l’accompagne.

Ils s’arrêtent, pour se restaurer, dans l’hôtellerie où Luduenn avait laissé son pain qui ne diminuait pas quand on en coupait. On leur sert ce pain. La princesse reconnaît à ce signe que Luduenn a passé par là.

— Donnez-moi ce pain, dit-elle à l’hôtelier.

— Je ne le donnerai pour rien au monde, répondit-il, si ce n’est pourtant à la Princesse au château d’or, si elle me le réclame, quelque jour.

— Je suis la Princesse au château d’or et le pain m’appartient et je l’emporte.

Et elle le mit dans sa poche. L’hôtelier, du reste, avait déjà fait sa fortune avec lui.

La princesse et son fils se remirent en route, et arrivèrent à la seconde hôtellerie où s’était arrêté Luduenn. Ils s’y arrêtèrent aussi, y trouvèrent le pot à vin inépuisable, laissé par lui, et l’emportèrent encore.

Ils arrivèrent alors au pays des Saxons et descendirent à l’hôtel où Luduenn avait laissé son sabre enchanté. Ils l’emportèrent aussi.

— Courage, mon fils, dit la princesse à l’enfant, nous approchons de ton père.

Ils continuèrent leur route et arrivèrent en France, à Paris.

La princesse se fait annoncer au palais du roi. Grande est la joie du vieux monarque, à cette nouvelle, et, quoique malade, il vient au-devant d’elle, dans la cour, et lui offre la main pour descendre de son carrosse doré.

— Je ne descendrai, dit-elle, de mon carrosse, que lorsque celui qui a enlevé l’oiseau Drédaine de mon château viendra me présenter la main,

— C’est moi ! dit le fils aîné, en s’avançant,

— Dites-moi, alors, comment mon château est gardé.

Et comme il ne répondait autre chose sinon que le château était entouré de hautes murailles, la princesse lui dit :

— Ce n’est pas vous ! retirez-vous.

— C’est moi ! dit aussi le puîné, en s’avançant.

— Comment est gardé mon château ? lui demanda aussi la princesse.

Et comme il ne répondait pas mieux que l’autre :

— Ce n’est pas vous non plus ; éloignez-vous. Qu’on m’amène l’homme qui a enlevé l’oiseau Drédaine de mon château, ou je m’en vais.

Luduenn s’avança alors, avec ses habits de valet d’écurie et dit :

— C’est moi, princesse.

— Dites-moi comment mon château est gardé.

— Votre château, princesse, est entouré de trois hautes murailles et précédé de trois cours. Dans la première cour, il y a des serpents et toutes sortes de reptiles venimeux ; dans la seconde, il y a encore des serpents et des tigres et des lions ; et dans la troisième, des serpents et des géants énormes, et ils lancent du feu à sept lieues à la ronde.

— Vous savez quelque chose, vous, lui dit la princesse ; mais après ?

— Toutes ces bêtes et ces monstres, reprit Luduenn, dorment profondément, étendus sur le pavé des cours, de onze heures à midi, et j’ai profité de ce moment pour passer au milieu d’eux, sans mal. Dans la première salle du château, j’ai trouvé un pain qui ne diminuait pas pour en couper ; j’en ai mangé et je l’ai emporté ; dans la seconde salle, il y avait un pot rempli de vin et qui ne diminuait pas non plus pour en boire ; j’en ai bu et je l’ai aussi emporté ; dans la troisième salle, j’ai vu une princesse, belle comme le jour, qui dormait profondément, sur un lit d’or et de pourpre.

— Et qu’avez-vous fait alors ? demanda la princesse.

— Après l’avoir contemplée, pendant quelque temps, bouche béante, comme le vin m’avait un peu porté à la tête, j’étais audacieux et je me couchai à côté d’elle, dans son lit, et lui donnai un baiser.

— C’est bien cela, dit la princesse, et voici votre fils ! — et elle lui montra son enfant ; — mais continuez.

— Je passai ensuite dans une quatrième salle, où était l’oiseau Drédaine, qui dormait aussi, dans sa cage d’or, suspendue au plafond par quatre chaînes d’or. Je vis appendu au mur, à un clou d’or, un sabre que je saisis et avec lequel je coupai les chaînes qui retenaient la cage. Alors, je m’enfuis, au plus vite, emportant l’oiseau, le sabre, le pot à vin et le pain.

— Et où sont-ils ? demanda la princesse.

— L’oiseau est ici ; quant au pain, au pot à vin et au sabre, je les ai laissés dans les hôtelleries où j’ai logé, sur la route.

— Je les y ai retrouvés et les ai rapportés, dit la princesse ; mais, l’oiseau, qu’on me montre l’oiseau.

Luduenn alla chercher l’oiseau, dans sa cage d’or.

A la vue de la princesse, il se mit à battre des ailes, en signe de joie, et à chanter si harmonieusement et si fort, que tous les échos du palais en retentissaient et tous les cœurs étaient réjouis, — sauf ceux des deux frères aînés, cependant.

La princesse le retira de sa cage, le prit sur son doigt et le présenta au roi en lui disant de le caresser de la main.

L’oiseau, si intraitable jusqu’alors, se laissa toucher et caresser par le vieux roi, qui aussitôt se trouva complètement guéri et rajeuni.

Alors la princesse raconta, devant toute la cour réunie, la trahison dont Luduenn avait été victime de la part de ses deux aînés, et demanda que ceux-ci fussent traités comme ils le méritaient.

Le vieux monarque, furieux, s’écria :

— Qu’on fasse chauffer un four et qu’on les y jette !

Ce qui fut fait.

Luduenn fut ensuite marié à la princesse Marcassa, et il y eut, à cette occasion, des fêtes magnifiques et des festins continuels, où le vieux roi s’oublia, dit-on, et mourut d’indigestion.

Luduenn fut alors couronné roi, à sa place.


Conté par Marie Manac’h, servante, de Plougasnou.
— Mars 1875.


Ce conte, qui pourrait aussi bien rentrer dans le cycle de la Princesse aux Cheveux d’Or, a des ressemblances frappantes avec un conte slave publié par M. Alexandre Chodzko, sous le nom de Ohnivak ou l’Oiseau de feu, dans son très intéressant recueil : Contes des paysans et des pâtres Slaves.


VI


LES TROIS FRÈRES


OU


LE CHAT, LE COQ ET L'ÉCHELLE
_____



IL y avait une fois trois frères, nommés : l’aîné, Yvon, le puîné, Goulven, et le cadet, Guyon. Leur mère était morte, et ils demandèrent à leur père de donner à chacun d’eux la part qui lui revenait dans sa succession, afin d’aller chercher fortune par le monde.

— Je le veux bien, dit le vieillard ; mais, vous savez que nous ne sommes pas riches : un chat, un coq et une échelle, voilà tout ce que j’ai à vous donner.

— Eh bien ! que l’on tire la courte-paille, répondirent les trois frères, pour voir le lot qui écherra à chacun.

L’on tira la courte-paille, et le chat échut à Yvon, le coq à Goulven, et l’échelle à Guyon.

Chacun prit son bien, et ils se disposèrent alors à partir. Leur père les accompagna jusqu’à un carrefour voisin, d’où partaient quatre chemins, en sens opposés, et là ils se firent leurs adieux, puis prirent chacun un chemin, après s’être donné rendez-vous, au même endroit, au bout d’un an et un jour. Le vieillard s’en retourna seul à la maison par le quatrième chemin.

Yvon, à qui était échu le chat, fut conduit par sa route au bord de la mer. Il suivit longtemps le rivage, sans rencontrer aucune habitation. Son compagnon et lui durent vivre, pendant plusieurs jours, de coquillages et principalement de moules et de patèles, que les chats aiment par-dessus tout[60]. Ils arrivèrent enfin à un moulin, non loin duquel se dressaient les murs et les tours d’un château, au haut de la falaise. Yvon entra dans le moulin, portant son chat sur son bras gauche. Il y vit quatre hommes, en bras de chemise, armés de bâtons et fort occupés à courir après des souris, qui trottaient de tous côtés, pour les empêcher de trouer les sacs et de manger la farine.

— Comme vous vous donnez du mal pour peu de chose ! leur dit-il.

— Comment, pour peu de chose ! Vous ne voyez donc pas que, si nous les laissions faire, ces maudites bêtes mangeraient et le blé et la farine, et nous réduiraient A mourir de faim ?

— Eh bien ! voici un petit animal (et il leur montrait son chat) qui, à lui seul, en moins d’une heure, ferait plus de besogne que vous quatre, en une année ; il vous aura bien vite délivrés de vos souris.

— Ce petit animal-là ? Vous plaisantez, sans doute ; il n’a pas l’air méchant du tout. Comment l’appelez-vous ? (En ce pays-là on n’avait jamais vu de chat.)

— Il se nomme Monseigneur le Chat. Voulez-vous le voir travailler ?

— Oui, voyons un peu ce qu’il sait faire,

Yvon lâcha son chat, qui avait faim. Les souris, qui n’avaient pas peur de lui, n’ayant jamais vu de chat, ne se hâtèrent pas de courir à leurs trous, et il en fit un massacre effrayant. Les quatre hommes le regardaient faire, tout étonnés, et, en moins d’une heure, toute l’aire du moulin fut jonchée de souris mortes. Il y en avait des monceaux de tous côtés. Les hommes aux bâtons et le meunier n’en revenaient pas de leur étonnement. Un d’eux courut au château et dit au seigneur :

— Hâtez-vous de venir au moulin, Monseigneur, vous y verrez ce que vous n'avez jamais vu de votre vie.

— Quoi donc ? demanda le seigneur.

— Il y est arrivé un homme, nous ne savons de quel pays, avec un petit animal, qui a l’air bien doux et qui, en un clin-d’œil, a tué toutes les souris contre lesquelles nous avions tant de mal à défendre votre blé et votre farine.

— Je voudrais bien que cela fût vrai ! s’écria le seigneur.

Et il courut au moulin, et, en voyant la besogne du Chat, il resta d’abord saisi d’admiration, la bouche et les yeux grands ouverts. Puis, apercevant sur le bras d’Yvon l’auteur de tout ce carnage, qui, repu et tranquille et les yeux à demi fermés, faisait ronron, comme un rouet que tourne la main d’une filandière, il demanda :

— Et c’est cet animal, à l’air si paisible et si doux, qui a travaillé si vaillamment ?

— Oui, Monseigneur, c’est bien lui, répondirent les quatre hommes armés de bâtons.

— Quel trésor qu’un pareil animal ! Ah ! si je pouvais l’avoir ! Voulez-vous me le vendre ? demanda-t-il à Yvon.

— Je le veux bien, répondit Yvon, en passant la main sur le dos de son chat.

— Combien en voulez-vous ?

— Six cents écus, avec logement pour moi-même et bonne pension dans votre château, car mon ami le Chat ne travaillerait pas bien si je ne restais pas avec lui.

— C’est entendu ; topez là.

Et ils se frappèrent dans la main.

Voilà donc Yvon installé dans le château, n’ayant rien à faire, tous les jours, que manger, boire, se promener et aller de temps en temps voir son Chat, au moulin. Il était devenu l’ami du seigneur, et aussi de la fille de celui-ci, car il était fort joli garçon. Ses rapports avec la demoiselle devinrent même fort intimes, et il obtenait d’elle tout ce qu’il voulait, de l’or et des diamants. Mais, un moment vint où il crut qu’il était prudent de fuir, et il disparut, une nuit, sans rien dire, emmenant avec lui le meilleur cheval de l’écurie du château, pour le porter, lui et tout ce qu’il enlevait au vieux seigneur.

Ne nous inquiétons plus de lui, puisque sa fortune est faite, et voyons, à présent, ce que sont devenus Goulven et son coq.

Après avoir marché longtemps, en poussant toujours plus loin, plus loin, Goulven finit par arriver dans un pays où il n’y avait pas de coqs. Un soir, vers le coucher du soleil, exténué de fatigue, il arriva devant un beau château, et frappa à la porte.

— Que voulez-vous ? lui demanda le portier.

— Être logés pour la nuit, s’il vous plaît, mon petit camarade et moi.

— Entrez, lui dit le portier, vous serez logés, car mon maître est charitable.

Il mangea, à la cuisine, avec les domestiques, puis il alla se coucher à l’écurie, avec les garçons d’écurie et les charretiers, emmenant avec lui son coq.

Dans ce pays-là, il fallait aller chercher le jour, tous les matins ; si bien que, du grenier où il était avec son coq, Goulven entendait la conversation des garçons d’écurie et des charretiers. Ils se disaient :

— Demain matin, nous aurons encore du mal à aller chercher le jour. Graissons bien l’essieu, pour que la charrette roule plus facilement, et qu’elle ne se brise pas encore, comme l’autre jour, car voilà bien des charrettes cassées déjà et bien des chevaux crevés, et le maître n’est pas content et dit que nous le ruinerons.

— Oui, graissons bien l’essieu, avant de nous coucher.

Goulven écoutait, tout étonné de ce qu’il entendait, et, comme le seigneur et les domestiques lui avaient dit, en examinant son coq, qu’ils n’avaient jamais vu d’oiseau pareil, il lui vint l’idée d’en tirer parti, et il cria aux garçons d’écurie et aux charretiers : — Ne vous donnez pas tant de mal et ne vous inquiétez de rien, mes amis, je me charge de votre besogne.

— Vous vous chargez, vous, d’aller tout seul chercher le jour de demain ?

— Oui, moi et mon compagnon.

— Mais, malheureux, si vous ne l’amenez pas, ou que vous arriviez seulement en retard, le maître vous fera pendre sur-le-champ.

— Laissez-nous faire, vous dis-je, et allez vous coucher tranquillement.

Là-dessus, les garçons d’écurie et les charretiers se couchèrent, sans graisser la charrette ni faire les préparatifs ordinaires.

Le coq chanta, sur le grenier, vers les trois heures du matin.

— Qu’est cela ? s’écrièrent les charretiers et les garçons d’écurie, réveillés par ce chant, qu’ils ne connaissaient pas.

— Ce n’est rien, répondit Goulven, ne vous dérangez pas ; mon camarade dit seulement qu’il va partir pour chercher le jour.

Et ils se rendormirent.

Vers les quatre heures, le coq chanta encore, et ils se réveillèrent de nouveau et crièrent :

— Qu’est-ce ? qu’est-ce encore ?

— C’est mon camarade qui vous annonce qu’il arrive avec le jour, répondit Goulven ; levez-vous et voyez !

Et ils se levèrent et virent qu’en effet le jour était venu, sans qu’ils eussent été le chercher, ce qui les étonna beaucoup. Ils s’empressèrent d’aller en avertir leur maître.

— Si vous saviez, Maître !...

— Quoi donc ? qu’est-il arrivé, pour que vous veniez m’éveiller, si tôt ?

— Vous savez, l’étranger que vous avez logé, cette nuit, avec son petit animal qu’il nomme Coq ?

— Eh bien ! qu’a-t-il fait ?

— Ce qu’il a fait ?... Eh bien ! ce petit animal, qui a l’air de rien du tout, est plus fort que tous vos chevaux ensemble, et pourrait vous épargner bien des frais et à nous bien du mal. Imaginez-vous qu’il nous a ramené le jour, ce matin, à lui tout seul, sans chevaux ni charrette, pendant que nous dormions tranquillement.

— Ce n’est pas possible, et vous vous moquez de moi !

— Rien n’est plus vrai pourtant, et il ne tient qu’à vous de vous en assurer, en gardant l’homme et son petit animal au château, et en veillant avec nous, la nuit prochaine.

— Eh bien ! dites-lui de rester, pour que je voie cela.

Et l’on dit à l’homme au Coq de rester, avec son animal.

Le soir venu, après souper, les domestiques, les garçons d’écurie et les charretiers allèrent se coucher, comme d’ordinaire, et Goulven monta encore sur son grenier, avec son Coq, après leur avoir dit qu’ils n’eussent à s’inquiéter de rien et qu’il se chargeait de ramener encore le jour, à son heure.

Vers les trois heures du matin, le seigneur, qui ne s’était pas couché, vint aussi à l’écurie, pour voir et entendre par lui-même comment les choses se passaient. Le Coq chanta, une première fois, sur le grenier.

— Qu’est-ce que cela ? demanda le seigneur.

— C’est mon camarade qui part pour chercher le jour, répondit Goulven ; ne vous dérangez pas et attendez tranquillement ; il ne tardera pas à revenir.

A quatre heures, le Coq chanta de nouveau.

— Pourquoi le Coq a-t-il chanté ? demanda encore le seigneur.

— C’est qu’il vient d’arriver, nous ramenant le jour, répondit Goulven ; ouvrez la porte et sortez, et vous verrez.

Le seigneur sortit de l’écurie et vit que le jour était en effet venu, tout rose et tout joyeux (on était au mois de mai), sans que ses chevaux et sa charrette bien ferrée fussent allés le chercher. Il était émerveillé et n’en revenait pas de son étonnement. Il appela Goulven, et lui dit :

— Les charrettes qu’on me brise, les chevaux qu’on me crève à aller, chaque matin, chercher le jour, sont une ruine pour moi ; si tu veux me vendre ton petit animal, tu me rendras un grand service ; qu’en demandes-tu ?

— Mille écus, répondit Goulven, et rester avec lui au château, bien nourri, bien vêtu et n’ayant rien autre chose à faire que me promener où je voudrai.

— C’est entendu, dit le seigneur.

Et Goulven vécut alors au château, le plus heureux des hommes, n’ayant rien à faire, tous les jours, que manger, boire, dormir et se promener. Le Coq, de son côté, ne manquait jamais de ramener le jour, à son heure, et l’on était très satisfait de leurs services.

Goulven fit aussi la cour à la fille du seigneur, qui l’avait remarqué, parce qu’il était beau garçon, et ayant agi avec elle comme nous avons vu Yvon le faire plus haut, il s’enfuit aussi, quand il sentit que le moment en était venu, en emportant d’abord les mille écus qu’il avait eus du Coq, puis de beaux cadeaux, qu’il avait reçus de la demoiselle, et qu’il chargea sur le meilleur cheval de l’écurie du seigneur.

Sur les trois frères, en voilà donc deux qui se sont bien tirés d’affaire, l’un, avec son Chat, l’autre, avec son Coq. Voyons, à présent, ce qu’est devenu le troisième, Guyon, l'homme à l’Échelle.

Après avoir marché longtemps, allant toujours droit devant lui, et portant son Échelle sur l’épaule, étant arrivé bien loin de son pays, il se trouva un jour devant un beau château, environné de tous côtés de hautes murailles et de ronces et d’épines. A la fenêtre d’une tour, il remarqua une jeune dame, d’une beauté remarquable. Il s’arrêta à la regarder ; elle lui sourit et ils entrèrent bientôt en conversation. La dame lui apprit que son mari, le maître du château, était absent. C’était un vilain jaloux, qui la tenait captive, dans cette tour, avec une servante pour toute société, et ne lui permettait de recevoir personne. Elle s’ennuyait beaucoup, dans sa tour, et aurait bien voulu en sortir ; mais, le maître avait emporté les clefs et, jusqu’à son retour, il fallait rester sous le verrou. Il devait arriver, le lendemain matin.

— Je saurai bien aller jusqu’à vous, sans clefs, si vous le permettez, dit Guyon.

— Comment cela, à moins de vous changer en oiseau ? Dans ce château, il n’entre jamais d’autre homme que mon mari, et si quelqu’un parvenait à y entrer, du reste, il n’en sortirait pas en vie.

— Nous verrons bien cela, dit Guyon.

Et il appliqua son Échelle contre la tour. Hélas ! elle était trop courte. Mais, la dame et sa servante lui tendirent des rideaux, et il put ainsi arriver jusqu’à elles, à leur grande joie. Il y passa toute la nuit. Le lendemain matin, il partit, de bonne heure, par le même chemin par où il était venu. Comme il avait bien diverti la jeune dame et sa servante, à qui jamais pareille bonne fortune n’était arrivée, elles lui remplirent les poches d’or, de joyaux et de diamants, avant son départ.

Comme Guyon s’en allait tranquillement, emportant son Échelle sur l’épaule, il rencontra le seigneur, qui rentrait et qui lui dit, en passant :

— Vous paraissez bien chargé et bien fatigué, mon brave homme.

— Un peu, répondit-il ; et ils continuèrent leur route, chacun de son côté.

Dès que le seigneur fut rentré au château, sa femme, qui ne savait rien, et qui n’avait jamais vu de près d’autre homme que son mari, s’empressa de lui raconter tout. Et voilà le seigneur furieux.

— Comment a-t-il pu pénétrer dans la tour ?

— Avec un instrument qu’il appelle une Échelle.

— Et il a passé toute la nuit ici avec vous ?

— Oui, et il nous a bien amusées ; et, avant de partir, nous lui avons rempli les poches d’or, de joyaux et de diamants.

— Ah ! malheureuse, que me dites-vous là ? Donner encore mon or et mes diamants à celui qui m’a fait c... !

Et il était furieux, et trépignait et s’arrachait les cheveux.

— Je cours après lui, et si je l’attrape !...

— Ne lui faites de mal, je vous en prie, dit la femme, qui ne comprenait rien à cette fureur de son mari.

Celui-ci prit le meilleur cheval de son écurie, et le voilà lancé, à fond de train, à la poursuite de Guyon. Mais, Guyon, qui pensait bien qu’il serait poursuivi, regardait de temps en temps derrière lui, et, quand il l’aperçut, comme il se trouvait juste auprès d’une maison couverte d’ardoises, au bord de la route, il appliqua son échelle contre la maison, monta sur le toit et se mit à jeter à bas des ardoises, comme un couvreur qui répare un vieux toit. Arrivé devant la maison, le seigneur arrêta son cheval, et s’adressant à Yvon :

— Eh ! couvreur, vous n’avez pas vu passer par ici un homme qui portait une Échelle sur l’épaule ?

— Oui-dà ! Monseigneur, il est passé, il n’y a qu’un instant.

— Quelle direction a-t-il prise ?

— Il a continué tout droit par là ; tenez, je le vois encore d’ici ; montez un peu et vous le verrez aussi.

Et Guyon descendit, et le seigneur, quittant son cheval, monta sur le toit. Mais, sitôt qu’il y fut, Guyon enleva l’Échelle, monta avec elle sur le cheval et partit au grand galop, laissant le seigneur jurer et tempêter, sur le toit.

Au bout d’un an et un jour, juste, les trois frères, montés sur de beaux chevaux et habillés comme des seigneurs, se retrouvèrent au carrefour d’où ils étaient partis, et où leur père les attendait.

Ils avaient fait fortune, tous les trois, avec le Chat, le Coq et l’Échelle, et ils se marièrent richement et firent bâtir trois beaux châteaux, un pour chacun d’eux, — et un quatrième, plus beau que les autres, pour leur vieux père.


Conté par Marguerite Philippe. — Septembre 1873.


Il n’y a, à la rigueur, rien de bien merveilleux dans ce ce récit, et peut-être ai-je eu tort de le comprendre parmi mes contes, qui, généralement, ont un tout autre caractère et tiennent, par quelque côté, à la mythologie.



VII


LA PRINCESSE DE HONGRIE
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Bez a zo brema pell-amzer,
D’ar c’houlz m’ho devoa dennt ar ier.
Il y a de cela bien longtemps,
Quand les poules avaient des dents.


IL y avait une fois un roi en France, qui était bien malade, et aucun remède ne pouvait lui rendre la santé.

Il avait trois fils. Les deux aînés étaient beaux et vigoureux, et le troisième était laid de figure, bossu et boiteux.

Tous les médecins du pays avaient visité le vieux roi, mais en vain, de sorte que l’on disait qu’il n’y avait que la princesse de Hongrie qui eût remède à son mal. Mais, qui irait en Hongrie chercher le remède ? L’aîné des princes dit qu’il était disposé à entreprendre le voyage. On lui donna de l’or à discrétion, avec le plus beau cheval des écuries royales et il partit.

Il arriva dans une ville, où il s’arrêta et perdit tout son argent et même son cheval, au jeu et dans les joyeuses compagnies. Il fit alors des dettes et, comme il ne pouvait pas les payer, il fut mis en prison et condamné à mort.

Au bout d’un an et un jour, comme il ne revenait pas et ne donnait pas de ses nouvelles, on le crut mort.

Le second prince partit alors à la recherche de son frère et du remède qui devait rendre la santé à son père.

Il arrive aussi à la ville où s’était arrêté son aîné et le voit conduire à la mort, au moment même où il arrivait. Il paye ses dettes et il est rendu à la liberté.

Les deux frères menèrent joyeuse vie, pendant que dura leur argent, et ne songèrent plus à leur père malade ni à la princesse de Hongrie.

Un an et un jour s’étaient encore écoulés, depuis le départ du second prince, et, comme il ne revenait pas et qu’on n’en recevait aucune nouvelle, le vieux roi avait le cœur plein de tristesse et il s’écriait dans sa douleur : « Hélas ! il faut donc mourir ! Mais, ce qui me désole le plus, c’est de voir que mes deux fils ne reviennent pas ; ils auront sans doute trouvé la mort, en me cherchant la santé !… »

Son troisième fils, le bossu, pour lequel il n’avait aucune affection, lui dit alors :

— Laissez-moi partir, à mon tour, mon père.

— Partir où ? lui demanda le vieillard.

— A la recherche de mes frères et du remède de la princesse de Hongrie, mon père.

— Toi... fait comme tu l’es... Y songes-tu ?

— Mon père, laissez-moi partir, j’ai confiance et je crois que je réussirai mieux que mes frères.

— Après tout, pars si tu veux, et quand tu ne reviendrais pas, ce ne serait pas un grand mal.

Le bossu se met en route, léger d’argent et à pied. Il ne pouvait pas descendre, comme ses frères, dans les grands hôtels, et il logeait dans les plus modestes auberges ou dans les fermes, où il recevait l’hospitalité gratuitement.

Un jour, vers le coucher du soleil, après avoir marché toute la journée, il entra dans une pauvre hutte de terre, au bord de la route, pour demander à loger. Il y trouva une femme accablée de douleur, et entourée de cinq ou six petits enfants qui criaient : « Mère, du pain ! Mère, du pain ! »

— Que demandez-vous, mon brave homme ? lui dit-elle, car il était resté sur le seuil de la porte, immobile et silencieux, devant un pareil spectacle.

— Je cherche un logement pour la nuit, répondit-il, car je suis bien fatigué.

— Hélas ! je suis bien pauvre, comme vous pouvez le voir ; pourtant, comme vous ne trouverez aucune autre habitation par ici, ni riche ni pauvre, entrez, si vous voulez, pour ne pas passer la nuit dehors ; je partagerai avec vous de bon cœur le peu que j’ai, du pain d’orge avec quelques pommes de terre, et de la fougère et des herbes sèches pour lit.

Il entra et s’assit sur un galet, auprès du feu. De l’eau chauffait dans un pot, pour tremper la soupe. Une odeur si puante infectait l’habitation, qu’il fut obligé de se boucher le nez et ne put s’empêcher de dire : — Comme ça sent mauvais ici !

— Hélas ! répondit la femme, c’est le corps de mon pauvre homme qui pue de la sorte. Voilà plus de quinze jours qu’il est mort, et il est toujours là, au bas de la maison.

— Pourquoi donc ne le faites-vous pas enterrer ?

— Je n’ai pas d’argent, et le recteur (curé) dit qu’il ne l’enterra pas, sans être payé.

— Ah ! l’homme sans cœur !... Combien lui faut-il donc ?

— Cinq écus, hélas ! et je n’ai pas cinq sous !

— Eh bien ! ma pauvre femme, que cela ne vous inquiète plus ; demain matin, j’irai moi-même trouver votre recteur et je le paierai pour rendre les derniers devoirs à votre mari.

Et il se leva et alla s’agenouiller devant le mort et dire une prière pour lui.

Le lendemain matin, de bonne heure, il alla trouver le recteur et lui donna cinq écus pour enterrer le mort, et autant pour dire une messe à son intention. Il assista à la messe et à l’enterrement, donna encore quelque argent à la pauvre veuve, en prenant congé d’elle, et se remit ensuite en route, la bourse plus légère, mais, le cœur content.

Il arriva bientôt à un carrefour et se trouva embarrassé de savoir quel chemin il devait prendre. Il y avait là une croix de pierre, comme on en voit dans presque tous les carrefours, et il s’assit sur la première marche, pour se reposer un peu et manger une galette de sarrasin que lui avait donnée la pauvre veuve. Un renard à queue blanche s’approcha familièrement de lui et dit :

— Donne-moi aussi un morceau.

— Oui, chère bête du bon Dieu, tu auras aussi ta part.

Et il donna un morceau de sa galette au renard, qui le mangea avec avidité, comme s’il n’avait rien mangé depuis plusieurs jours, et dit ensuite :

— Merci ! fils du roi de France, car je sais qui tu es et où tu vas : tu es le fils cadet du roi de France ; ton père est depuis longtemps malade, et on lui a dit que la princesse de Hongrie, seule, possède un remède contre son mal. Tes deux frères aînés sont partis, l’un après l’autre, à la recherche de ce remède, mais, aucun d’eux n’est allé jusqu’en Hongrie. Tu sauras, plus tard, où ils sont, car ils vivent encore. Tu ne sais quel chemin tu dois prendre, au sortir de ce carrefour ; suis-moi et je te conduirai jusqu’au château de la reine de Hongrie. Obéis-moi et fais exactement tout ce que je te dirai, et tu réussiras dans ton entreprise.

Et le renard marche ensuite dans la direction du soleil levant, et le prince le suit. Ils vont, ils vont, loin, toujours plus loin, et rien ne les arrête. Quand ils rencontrent de grandes landes ou des bois touffus et sans route tracée, le renard, avec sa queue, renverse les ajoncs et les broussailles, abat les arbres et trace un chemin praticable : quand ils rencontrent un bras de mer, un fleuve ou une rivière, le renard se jette à l’eau et nage, le prince lui prend la queue et ils abordent sans encombre à la rive opposée. Enfin, à force d’aller toujours droit devant eux, ils aperçoivent un jour, dans le lointain, un beau château.

— Tu vois là-haut, devant nous, un château où tu passeras la nuit, dit le renard au prince, et là on te dira ce que tu devras faire, pour te procurer le remède de la princesse de Hongrie. Tu iras, seul, à ce château, où il ne t’arrivera pas de mal, et moi je vais te quitter, à présent. Mais, si tu as encore besoin de moi, — et tu en auras besoin, — en quelque lieu que tu te trouves, appelle-moi et j’arriverai aussitôt.

— Merci ! dit le prince, mais, avant de nous séparer, dites-moi encore qui vous êtes et ce qui me vaut votre protection.

— Je te le dirai plus tard ; au revoir !... Et le renard s’en alla.

Le prince se dirigea, de son côté, vers le château, arriva facilement sous ses hautes murailles et frappa à la porte. Celle-ci s’ouvrit aussitôt et il se trouva en présence d’une belle princesse, qui lui dit :

— Bonjour, fils cadet du roi de France.

— Je vous salue, belle princesse ; vous me connaissez donc ?

— Oui, je vous connais, et je sais aussi ce que vous venez chercher ici ; vous venez chercher un remède pour votre père, qui est malade. Ce n’est pas moi qui possède le remède, mais, ma sœur, qui demeure dans un autre château, à cinq cents lieues d’ici. Vous logerez, cette nuit, dans mon château, et demain matin, vous vous mettrez en route pour le château de ma sœur : entrez, et soyez le bienvenu, prince.

Le prince entra et soupa avec la princesse.

Elle était fort belle et lui plaisait beaucoup. Après le repas, ils jouèrent aux cartes, auprès du feu. Vers minuit, le prince témoigna le désir de se coucher. La princesse le conduisit à sa chambre, et, quand il fut dans son lit, elle le regarda tendrement et lui dit : — Comme vous êtes bien là, fils du roi de France, et que je vous trouve beau ! Je voudrais être couchée près de vous !

— Ne vous moquez pas de moi, princesse, lui répondit le bossu, car je sais bien que je ne suis pas beau ; je suis fatigué et j’ai envie de dormir.

— Oui, vous me préférez sans doute ma sœur, avant de l’avoir vue.

Et elle s’en alla, d’assez mauvaise humeur, et en fermant bruyamment la porte.

Le prince dormit bien et se leva, le lendemain, avec le soleil. Il déjeûna avec la princesse, qui lui dit, au moment de partir :

— Comme je vous l’ai déjà dit, il y a cinq cents lieues d’ici au château de ma sœur puînée, et le chemin n’est pas facile. Mais, voici une boule d’or qui vous conduira ; vous n’aurez qu’à la suivre et vous arriverez sans encombre auprès de ma sœur.

— Merci ! princesse, dit le prince, et il partit. Quand il fut sorti de la cour, il posa sa boule à terre, et elle se mit à rouler d’elle-même et il la suivit. Ils vont, ils vont, toujours droit devant eux, sans être arrêtés par aucun obstacle, et, à force d’aller, ils arrivent à un second château, plus beau que le premier. La boule heurta violemment à la porte. Une princesse d’une beauté merveilleuse paraît aussitôt à une fenêtre et dit trois fois : — Salut, petite boule de ma sœur aînée, je suis heureuse de te revoir ; quelle nouvelle m’apportes-tu ? Et, apercevant le prince, elle lui dit aussi :

— Bonjour, fils cadet du roi de France ; soyez le bienvenu.

— Vous me connaissez donc, princesse ? demanda le prince.

— Oui, je vous connais et je sais aussi ce qui vous amène : vous venez chercher un remède pour votre père, qui est malade ; mais, ce n’est pas encore ici que vous trouverez ce remède, mais bien chez ma sœur cadette, qui demeure, à cinq cents lieues d’ici, dans un autre château, plus beau que le mien. Vous passerez la nuit ici, avec moi, et demain matin, vous vous remettrez en route vers le château de ma jeune sœur. Entrez, prince.

Le prince entra, sans se faire prier, et soupa avec la princesse, comme il l’avait fait avec sa sœur aînée. Après souper, ils jouèrent aussi aux cartes, près du feu, et, vers minuit, le prince demanda à aller se coucher. La princesse le conduisit à sa chambre, et, quand il fut dans son lit, elle lui dit, en le regardant tendrement : — Que vous êtes beau, jeune fils du roi de France, et que je voudrais être là, à vos côtés !

— Ne vous moquez pas de moi, princesse, lui dit le bossu, car je sais bien que je ne suis pas beau, et laissez-moi dormir tranquille, car je suis fatigué.

— Oui, répondit-elle avec dépit, vous me préférez ma jeune sœur, qui est plus belle que moi.

Et elle s’en alla aussi, de mauvaise humeur, et en fermant la porte bruyamment.

Le lendemain matin, le prince était encore sur pied, aussitôt le lever du soleil. Il déjeûna avec la princesse, qui lui donna, comme sa sœur aînée, une boule d’or pour le conduire jusqu’au château de sa sœur cadette, celle qui possédait le remède.

Il arriva au château de la troisième princesse, après une marche longue et pénible. Celle-ci était plus belle encore que ses deux sœurs, belle comme un soleil printanier, et elle dit à la boule d’or de sa sœur, en la voyant arriver, et jusqu’à trois fois :

— Salut, boule d’or de ma sœur puînée, quelles nouvelles m’apportez-vous ?

Puis, se tournant vers le prince :

— Soyez-le bienvenu, fils cadet du roi de France ; je sais ce que vous venez faire ici ; vous venez chercher un remède pour votre père, qui est malade.

— Vous dites vrai, princesse, répondit le prince ; c’est pour cela même que je viens.

— Eh bien ! vous êtes ici au but de votre voyage, car c’est moi qui possède le remède ; entrez et soyez le bienvenu.

Le prince entra dans le château, lequel était bien plus beau que les deux autres, comme la maîtresse en était aussi plus belle que ses deux sœurs. Il soupa avec la princesse, joua aussi aux cartes avec elle, après le repas, et, à minuit, elle le conduisit, sur sa demande, à sa chambre à coucher. Quand il fut au lit, elle lui dit comme ses sœurs :

— Comme vous êtes beau, prince, et que vous êtes bien là ! Je voudrais être à vos côtés !...

— Ne vous moquez pas de moi, princesse, répondit le bossu, car je sais que je ne suis pas beau.

— Je ne me moque pas de vous, prince, et je veux vous le prouver.

Et elle se coucha à côté de lui, et le prince, considérant qu’il était au terme de son voyage, la laissa faire.

Le bossu se trouvait si bien dans ce château, où l’on avait pour lui toutes les attentions possibles, et il était si amoureux de la princesse, qu’il ne songeait plus ni au remède ni au retour. Au bout de huit jours, il dit pourtant à la princesse :

— Si vous vouliez me donner le remède, à présent, princesse, je le porterais à mon père, qui l’attend avec impatience, et si vous ne voulez pas venir avec moi, je retournerai auprès de vous, dès que je le pourrai.

— Je n’irai pas avec vous dans votre pays, à présent, répondit la princesse, mais, je vous donnerai le remède ; allez vite le porter à votre père, et, au bout d’un an et un jour, vous me verrez arriver aussi et nous serons mariés et je resterai avec vous, dans votre pays. Vos deux frères aînés ne sont pas encore de retour à la maison ; vous les rencontrerez, sur votre route, dans une ville où ils mènent une vie désordonnée et ne songent plus à leur père. Quand vous arriverez dans cette ville, vous les verrez qui marchent à la potence, la corde au cou, car ils ont été condamnés à mort, à cause de leurs dettes et de leur conduite. Voici une épée enchantée (et elle lui présenta une épée) et quand vous en lèverez la pointe en l’air en criant : Qui vive ? tous ceux qui la verront tomberont aussitôt à terre, sans vie. Vous délivrerez vos frères, avec cette épée, mais, pendant que vous voyagerez avec eux, pour retourner à la maison, ils vous trahiront, par jalousie. Ils vous enlèveront le remède, vous jetteront dans un puits, où ils vous abandonneront, et iront dire à leur père et au vôtre qu’ils ont été en Hongrie, et qu’ils en rapportent le remède qui doit lui rendre la santé. Après leur départ, quand vous serez dans le puits, vous appellerez à votre secours le renard à queue blanche, qui déjà vous a été utile. Il arrivera aussitôt et vous retirera du puits. Vous reprendrez alors la route de votre pays, et, quand vous arriverez chez votre père, vous le trouverez en bonne santé et très satisfait de ses deux fils aînés, parce qu’il sera convaincu que ce sont eux qui ont été en Hongrie. Vous ne lui direz pas encore comment les choses se seront passées, c’est moi qui lui révélerai tout, quand j’arriverai.

Alors la princesse donna le remède au prince, et il prit congé d’elle et se mit en route.

Quand il arriva dans la ville où s’étaient arrêtés ses deux frères, il les vit qui allaient à la potence, en chemise, la corde au cou et les yeux bandés, au milieu d’une grande affluence de la population. Il les reconnut bien, fendit la foule pour arriver jusqu’à eux, et, dégainant son épée enchantée, en leva la pointe en l’air en criant : Qui vive ? À ces mots, tout le monde se détourna, vit l’épée et tomba mort à terre. Ses deux frères, seuls, restèrent debout et en vie, parce que, ayant les yeux bandés, ils n’avaient pas vu l’épée. Le prince alla à eux, leur débanda les yeux et ils furent bien étonnés de le voir là, en vie, pendant que tout était mort autour d’eux.

— Retournons vite à la maison, leur dit-il, car notre père est bien inquiet de nous.

Pendant qu’ils cheminaient tous les trois ensemble, les deux aînés demandèrent au cadet :

— Où donc as-tu été ?

— En Hongrie, répondit-il.

— Et tu rapportes le remède qui doit rendre la santé à notre père ?

— Oui, j’ai le remède.

— Ce n’est pas vrai, ou, si tu l’as, fais-le voir.

— Le voici !

Et il tira de sa poche et leur fit voir une petite fiole de verre bleu remplie d’une liqueur limpide et claire.

Ils devinrent jaloux de leur cadet et conçurent le projet de lui enlever le remède et de se défaire de sa personne. Ils n’avaient qu’un cheval pour eux trois et ils le montaient, chacun à son tour. Comme le cadet était sur le cheval, les deux autres marchaient à quelque distance derrière et combinaient l’exécution de leur projet criminel. Ils arrivèrent à un puits, au bord de la route, et s’y arrêtèrent, pour se désaltérer et se reposer un peu. Les deux frères aînés se penchèrent sur l’ouverture du puits et s’écrièrent : — Oh ! le beau diamant qui est au fond du puits ! Viens voir, frère, jamais tu n’as rien vu d’aussi beau.

Le cadet se pencha aussi sur l’ouverture du puits et ses deux aînés le précipitèrent dedans, après lui avoir enlevé la fiole qui renfermait l’eau merveilleuse. Ils montèrent alors tous les deux sur le cheval, et partirent au galop.

Mais laissons-les, pour un moment, nous les retrouverons plus tard.

Heureusement que l’eau n’était pas profonde dans le puits et le prince n’eut pas grand mal. Il ne perdit pas la tête et se rappela la recommandation du renard à queue blanche. Il l’appela par trois fois :


      Renard à la queue blanche, accours,
      J’ai grand besoin de ton secours.


Et presque aussitôt il entendit, à l’ouverture du puits, une voix qui lui demandait :

— Que puis-je faire pour vous, fils cadet du roi de France ?

— Au nom de Dieu, répondit-il, retirez-moi de ce puits, où j’ai été jeté par mes frères.

— Soyez sans inquiétude, dit le renard, je vais vous faire sortir de là.

Et il descendit dans le puits sa queue, qui s’allongea jusqu’au prince, et dit :

— Prenez ma queue, prince, et tenez bon.

Le prince prit la queue, et fut ainsi retiré du puits.

Le renard lui parla alors de la sorte : — A présent, vous ne me reverrez plus, mais aussi vous n’aurez plus besoin de mon secours. Je suis l’âme du pauvre mort que le recteur de sa paroisse refusait d’enterrer, parce que ma femme n’avait pas d’argent à lui donner. Vous avez payé pour me faire rendre les derniers devoirs et m’avez ainsi délivré, et c’est pour reconnaître ce service que je vous suis venu en aide, quand vous vous êtes trouvé en danger. Au revoir, à présent, jusques aux joies éternelles.

Et le renard disparut alors.

Mais, laissons au cadet le temps de revenir chez son père, et, pendant ce temps, occupons-nous un peu de ses deux aînés.

En arrivant au palais de leur père, ils coururent à sa chambre en criant : — Réjouissez-vous, père ! nous vous apportons le remède de la princesse de Hongrie ! Voici la vie et la santé !

Et ils lui remirent entre les mains la fiole qui renfermait l’eau merveilleuse. Le vieux roi s’en frictionna toutes les parties du corps, et se trouva aussitôt guéri et rajeuni. Et le voilà heureux et enchanté de ses deux aînés.

Quant au pauvre bossu, personne ne s’inquiétait de ce qu’il était devenu. Un jour pourtant, le roi demanda à ses deux aînés :

— N’avez-vous pas rencontré aussi, quelque part sur votre chemin, votre frère cadet ?

— Non, père, nous ne l’avons pas vu ; où donc est-il allé ?

— Il a voulu partir aussi pour la Hongrie.

— Voyez donc ! lui !... Nous n’avons entendu parler de lui, nulle part.

Et on ne parla plus du pauvre bossu.

Cependant il continuait patiemment sa route et finit par arriver aussi, quelque jour. Et voilà les deux princes aînés bien embarrassés, car ils espéraient bien ne plus jamais le revoir.

— Bonjour, mon père, me voici de retour, dit-il, en se présentant devant le vieux roi.

— Ah ! te voilà aussi, toi !... Je croyais bien ne plus ne te revoir, car tes deux frères, qui arrivent de la Hongrie, n’ont pu me donner aucune nouvelle de toi.

— Vraiment ?... Mais, je suis heureux de vous retrouver en bonne santé, mon père.

— Oui, me voici aujourd’hui aussi bien portant que je le fus jamais, grâce au dévouement de tes deux aines, qui, au prix de beaucoup de mal et d’épreuves de toute sorte, m’ont rapporté le remède merveilleux de la princesse de Hongrie. Voilà deux fiers hommes, ceux-là ! S’il m’avait fallu attendre ce service de toi, j’aurais attendu longtemps encore.

— Peut-être, mon père ; mais, peu importe à qui vous devez votre rétablissement, je suis heureux de vous voir dans cet état.

Le pauvre cadet retourna, comme devant, à la cuisine avec les domestiques, et on ne parla plus de lui.

Ses deux frères étaient tous les jours à la chasse et en partie de plaisir, et passaient leurs nuits au jeu ou à courir la ville, en joyeuse compagnie, insultant et rossant les habitants, et les plaintes pleuvaient contre eux au palais ; mais, le roi n’y faisait aucune attention.

Un jour, arriva à la cour, dans un carrosse tout doré, une belle princesse que personne ne connaissait, et qui demanda à parler au roi.

Le vieux monarque s’empressa de venir la recevoir.

— Salut, lui dit-elle, roi de France.

— Salut, jeune et charmante princesse, répondit-il, je suis votre humble serviteur.

— Je suis la princesse de Hongrie, et je viens, comme je l’avais promis, au bout de l’an et jour, pour épouser celui de vos fils qui est venu jusqu’à chez moi, chercher le remède à qui vous devez la santé, et qui m’a rendue mère, avant de partir.

— Je vous suis très obligé, princesse, dit le roi en saluant profondément, et grande est ma reconnaissance pour le précieux service que vous m’avez rendu. Tout ce que je possède est à votre disposition, et je suis très honoré que vous consentiez à épouser un de mes fils, deux princes remarquables par la beauté, l’esprit, le courage et mainte autre qualité.

— Mais, n’avez-vous pas trois fils, sire ?

— Non, princesse, je n’en ai que deux.

— Dites-moi bien la vérité, je vous prie.

— J’ai trois fils, si vous voulez, car vous devez tout connaître ; mais, un d’eux ne compte pas ; c’est un pauvre enfant laid, contrefait, peu intelligent, et je n’oserais le présenter à une princesse aussi belle et spirituelle que vous l’êtes.

— Je veux les voir tous les trois, sire, et voici comment je désire que vous me les présentiez : faites préparer un grand repas et invitez-y toute la cour, les principales autorités du royaume et aussi quelques personnes du peuple. Vos trois fils y seront aussi, bien entendu, et vous me les présenterez, à la fin du festin, devant tous les convives, et je ferai alors mon choix.

On prépara donc un festin magnifique, et des invitations nombreuses furent envoyées dans tous les rangs de la société. Les deux princes aînés furent placés à table vis-à-vis de la princesse, tout brillants de beaux habits et de riches parures, tandis que le cadet était relégué au plus bas de la table, vêtu comme un valet.

Vers la fin du repas, le vieux roi prit la parole et dit :

— Maintenant, princesse, avant de quitter la table, je vais faire passer mes fils devant vous, afin que vous fassiez votre choix.

Le prince aîné passa le premier, infatué de sa personne, fier de ses beaux habits et en se dandinant et souriant gracieusement à la princesse.

La princesse le laissa passer, sans faire attention à lui.

Son désappointement fut grand.

— La princesse ne l’a pas retenu, se dit le puîné, tout joyeux, c’est qu’elle ne veut pas de lui : c’est donc moi qui serai son mari.

Et il passa, à son tour, mais, sans plus de succès que son frère, ce qui étonna fort tous les assistants.

— Eh bien ! princesse, votre choix est-il arrêté ? demanda le roi.

— Faites passer aussi votre troisième fils, sire, répondit-elle.

— A quoi bon, princesse, car celui-là n’a aucune chance de vous plaire, laid et contrefait comme il est ?

— Qu’importe ? Je tiens à le voir, sire.

Et le bossu passa aussi, et tous les assistants riaient de sa tournure et de sa triste mine. Mais, ils ne riaient et ne plaisantaient plus, quand ils virent que la princesse le retint et lui tendit la main en disant :

— Voici, sire, celui de vos trois fils qui a été en Hongrie et vous en a rapporté le remède à qui vous devez la vie et la santé ; c’est lui que je veux pour époux, et non aucun autre. Apportez l’enfant, afin que son grand-père puisse le voir et l’admirer, dit-elle ensuite, en s’adressant à la nourrice, qui était venue avec elle de la Hongrie.

Et la nourrice disparut un instant et revint aussitôt avec un enfant mâle, superbe et tout souriant. La princesse le prit dans ses bras et le présenta au roi, en disant :

— Voici votre petit-fils, sire ; qu’en dites-vous ?

Le roi embrassa l’enfant, qui lui tendait les bras, et le trouva superbe, comme tout le monde.

La princesse prit alors un couteau sur la table et le plongea dans le cœur du prince cadet, qui tomba mort à ses pieds. Tous les assistants poussèrent un cri d’horreur.

Elle découpa le corps en menus morceaux, qu’elle rassembla dans un tas et arrosa de quelques gouttes de son eau merveilleuse.

Aussitôt, on vit apparaître sur la place un beau et vigoureux jeune homme, qui n’était ni bossu ni boiteux.

— Voici votre fils cadet, sire, mon mari, — dit la princesse, en le prenant par la main et le présentant au roi, stupéfait de ce qu’il voyait.

Le mariage de la princesse de Hongrie avec le prince cadet, ainsi transformé, fut célébré, dans les huit jours, et il y eut à cette occasion de grands festins et des fêtes magnifiques.

Le vieux roi mourut peu après, et le cadet lui succéda sur le trône.

Et les deux princes aînés, que devinrent-ils ?

Je n’en sais rien. Les uns disent qu’ils furent jetés dans une fournaise ardente, et d’autres prétendent qu’on ne leur fit pas de mal et que le cadet et la princesse leur pardonnèrent et leur donnèrent même de hautes charges à la cour.


Conté par Droniou, meunier au moulin de la Haye,
en Plouaret. — Décembre 1868.


Ce conte pourrait aussi bien entrer dans le cycle de la Recherche de la Princesse aux cheveux d’or.



VIII


LE PERROQUET SORCIER
_____



IL y avait une fois une pauvre veuve qui avait trois fils. Les trois gars allaient tous les jours chercher leur pain, de porte en porte, et la mère restait à la maison, à filer. Ils avaient beaucoup de peine à vivre, tous les quatre.

Ils dirent un jour à leur mère :

— Mère, si vous voulez nous le permettre, nous irons voyager au loin, bien loin, et quand nous reviendrons, nous serons riches et nous vous apporterons beaucoup d’argent.

— Jésus ! mes pauvres enfants, vous êtes bien jeunes pour voyager, Bihanic surtout (c’était le cadet), et je crains qu’il ne vous arrive malheur.

— Bah ! mère, dit Bihanic, n’ayez pas tant de souci de moi ; je me tirerai d’affaire, aussi bien que mes frères, car, quoique petit, je ne suis pas peureux, ni bête.

— Eh bien, mes pauvres enfants, allez alors, à la grâce de Dieu. Voici six réales (trente sous) pour chacun de vous ; c’est tout mon trésor.

Les trois frères firent leurs adieux à leur mère et partirent ensemble.

Après avoir marché pendant trois jours, ils arrivèrent, vers le soir, sous les murs d’un château, au milieu d’un grand bois. Ils frappèrent à la porte. Elle s’ouvrit.

— Que cherchez-vous, mes enfants ? leur demanda le portier.

— Nous voudrions loger, pour la nuit seulement.

— Hélas ! mes pauvres enfants, vous ne pouviez tomber plus mal. Ce château est habité par trois géants et six géantes, dont trois vieilles et trois jeunes, leurs filles, et tout chrétien qui entre ici est dévoré par eux.

— Allons-nous-en, bien vite ! dirent les deux aînés.

— Ma foi ! répondit Bihanic, si nous devons être mangés, peu importe que ce soit par des géants ou des loups ; le bois est rempli de bêtes féroces, et nous n’en sortirons pas vivants, si nous y passons la nuit ; entrons donc, et nous verrons ensuite.

Ils entrèrent. En arrivant dans la cuisine, ils y virent un homme qui rôtissait à la broche, et une vieille géante qui était là leur dit :

— Soyez les bienvenus, mes enfants ! Approchez-vous du feu, vous avez l’air d’avoir froid.

Les deux aînés se mouraient de peur, et voulaient s’en aller. Bihanic alla s’asseoir sur un escabeau, au coin du foyer, et ils firent comme lui. Quand le souper fut prêt, les autres géants et géantes arrivèrent, regardèrent les enfants avec des yeux de convoitise et en se disant tout bas :

— Voilà un bon déjeûner pour demain matin ! Puis, ils s’assirent à table et invitèrent les trois frères à y prendre place aussi. Le plus âgé des géants découpa l’homme rôti et donna sa part à chacun. Les géants et les géantes mangèrent avec gloutonnerie et se léchaient les doigts et les babines en regardant les enfants, avec des yeux qui les faisaient trembler.

Bihanic faisait bonne contenance et feignait de manger, mais, ses deux frères étaient d’une pâleur mortelle et pleuraient.

— Tu m’as l’air d’un gaillard, toi, dit le vieux géant à Bihanic ; j’aime ton air décidé ; veux-tu rester ici avec nous ?

— Je le veux bien, répondit l’enfant.

— Eh bien, viens que je te fasse voir mon château, avec toutes les belles choses qui y sont. Voilà d’abord un Perroquet (et il lui montrait un beau Perroquet, sur son perchoir), qui n’a pas on pareil au monde : il me tient au courant de tout ce qui se passe au château. Ils se rendirent à l’écurie.

— Voici un dromadaire, qui fait cent lieues à l’heure et qui devance à la course tous les animaux ; il dépasse même les oiseaux ; rien ne peut lui échapper.

Puis, lui montrant du doigt une haute tour :

— J’ai une escarboucle, que je dresse sur le sommet de cette tour, quand la nuit est sombre, et qui éclaire à sept lieues à la ronde, comme le soleil en plein midi. J’ai encore nombre de choses merveilleuses, que je te ferai voir plus tard ; reste avec moi et tu t’en trouveras bien ; rien ne te manquera ici. Quant à tes frères, nous les mangerons, demain matin, à déjeûner.

Bihanic et ses frères furent ensuite conduits à la même chambre à coucher. Dans la chambre située au-dessous de la leur, couchaient les trois jeunes géantes, et ils les entendaient qui disaient :

— C’est pitié de faire mourir ces trois jeunes garçons ; ils sont si gentils !

— Le plus jeune, surtout, m’intéresse beaucoup, dit la seconde.

— Oui, mais quel excellent déjeûner nous en ferons demain ! dit la troisième.

— Entendez-vous ?... dit Bihanic à ses frères ; il faut trouver le moyen de nous tirer d’un si mauvais pas.

Bientôt ils entendirent les géantes ronfler. Bi-hanic, avec son couteau, enleva alors une planche du plancher, descendit dans la chambre des géantes, et, avec un grand sabre qu’il trouva là, il leur coupa le cou à toutes les trois. Puis, ses frères le hissèrent dans leur chambre, au moyen de leurs draps de lit.

— Déguerpissons, à présent, dit-il, et promptement et sans bruit !

Et ils descendirent, en nouant leurs draps ensemble. Un d’eux, l’aîné, tomba et se cassa la jambe. Les deux autres l’emportèrent et le déposèrent dans la première maison qu’ils trouvèrent, en recommandant de le bien soigner et promettant de payer généreusement. Puis, ils partirent et prirent la route de Paris.

Le lendemain matin, le grand géant, étonné de ne pas voir descendre les trois jeunes géantes, à l’heure ordinaire, monta à leur chambre. En les voyant mortes et baignant dans leur sang, il se mit à pousser des cris épouvantables. Les autres géants et les géantes accoururent et crièrent et hurlèrent avec lui. Tous les animaux en furent effrayés, à plus d’une lieue à la ronde.

Le grand géant alla consulter son Perroquet.


Beau Perroquet, dans mon château,
Que se passe-t-il de nouveau ?


Le Perroquet répondit :

— C’est Bihanic, le plus jeune des trois frères que vous avez logés, cette nuit, qui a fait le coup.

— Où est-il ?

— Il n’est plus dans le château, il est parti avec ses frères.

— Ah ! le misérable ! si je l'attrape !...

Et les trois géants de leur donner la chasse ; mais, c’était trop tard.

Bihanic et son frère, en arrivant à Paris, allèrent tout droit au palais du roi, et y demandèrent du travail. Bihanic fut employé à sarcler, dans le jardin, et l’autre, à fendre du bois pour la cuisine.

Le roi, en se promenant dans ses jardins, remarqua un jour Bihanic, et, lui trouvant une mine éveillée et l’air intelligent, il lui adressa la parole, l’interrogea sur ses parents, son pays, et ses réponses l’intéressèrent. Le lendemain, il vint encore causer avec lui et en fut si satisfait, qu’il le prit pour valet de chambre. A partir de ce moment, Bihanic accompagnait partout le roi, la reine et leur fille, une princesse d’une beauté remarquable.

Un jour, il leur raconta son aventure, dans le château des géants, ce qui les intéressa beaucoup et leur donna une haute opinion de son intelligence et de son courage. Il leur parla du Perroquet Sorcier, du dromadaire, qui faisait cent lieues à l’heure, et de l’escarboucle, qui éclairait, la nuit, comme le soleil, en plein jour. La jeune princesse écoutait tout cela, émerveillée, et elle dit à son père :

— Je voudrais bien, mon père, avoir le dromadaire du château des géants.

— Votre désir est déraisonnable, ma fille, répondit le vieux monarque ; cela est impossible.

— Peut-être, mon père ; demandez à Bihanic.

— Pensez-vous, Bihanic, qu’il soit possible d’enlever le dromadaire du château des géants ?

— C’est bien difficile et bien périlleux, sire ; pourtant, pour faire plaisir à la princesse, je suis prêt à tenter l’épreuve, à la condition que vous me fournirez ce que je vous demanderai.

— Demandez-moi tout ce que vous voudrez, je vous le donnerai, si c’est en mon pouvoir.

— Eh ! bien, donnez-moi la charge d’un mulet d’or, et je tenterai l’entreprise.

— Vous l’aurez, répondit le roi.

Le lendemain matin, Bihanic se mit en route, avec son mulet chargé d’or. Il se rendit d’abord à la maison où était resté son frère aîné, blessé.

— Comment va mon frère ? demanda-t-il.

— Il va assez bien, grâce à Dieu ! lui répondit-on ; bientôt il sera complètement rétabli.

Il laissa tout son or à son frère et aux bonnes gens qui avaient pris soin de lui, chargea son mulet d’eau-de-vie et de cassis, et continua sa route. Il arriva, vers le soir, au château des géants et y demanda à loger.

— Passez votre chemin, mon ami, lui répondit le portier, qui ne le reconnaissait pas ; ici on ne loge plus personne, depuis que Bihanic y a passé.

— Que vous a donc fait ce mauvais garnement de Bihanic ?

— Passez votre chemin, vous dis-je !

Et le portier, sans plus parlementer, allait fermer le guichet, quand Bihanic lui dit :

— Ecoutez donc un peu, l’ami ; j’ai ici toutes sortes de bonnes liqueurs ; buvons un coup et causons.

Et il lui présenta un verre d’eau-de-vie. Le portier l’avala d’un trait, puis un second, un troisième et maints autres. L’eau-de-vie épuisée, il traita de même le cassis. Enfin, il en but tant, qu’il se trouva bientôt ivre-mort. Alors, Bihanic entra facilement. Il courut tout droit à l’écurie, monta sur le dromadaire, partit et fut bien vite rendu à Paris.

Le lendemain matin, quand le géant se leva, il alla, comme d’habitude, consulter son Perroquet.


Beau Perroquet, dans mon château,
Que se passe-t-il de nouveau ?


— Bihanic est encore venu au château, cette nuit, et il a enlevé le dromadaire !

Et le géant de courir aussitôt à l’écurie, en tempêtant et en maudissant Bihanic. Le dromadaire n’y était plus ! Et de courir après Bihanic ; mais en vain, Bihanic était déjà loin.

Huit jours après, la princesse dit à son père :

— Je voudrais bien avoir l’escarboucle du château des géants, mon père. On la placerait, la nuit, quand il ferait sombre, sur la plus haute tour, et nous pourrions nous promener dans les jardins, comme en plein jour.

— Et comment veux-tu, mon enfant, répondit le roi, que nous puissions nous procurer cette merveille ?

— Il faut dire à Bihanic de nous l’aller quérir, mon père. Pourquoi ne nous apporterait-il pas l’escarboucle, puisqu’il est déjà venu à bout de nous procurer le dromadaire ?

Le roi fit appeler Bihanic et lui dit :

— Grâce à vous, Bihanic, je possède dans mes écuries le dromadaire du château des géants, et je vous en suis obligé. Si vous pouviez, à présent, me procurer leur escarboucle merveilleuse, vous feriez grand plaisir à ma fille et à moi aussi.

— Ah ! sire, répondit Bihanic, si vous saviez comme ce que vous me demandez là est difficile ! Mais, il n’est rien de si difficile que je ne sois résolu à tenter pour vous et la princesse votre fille. Donnez-moi deux mulets chargés d’or, et je partirai demain.

Le roi lui accorda ce qu’il demandait, et il se mit en route. Il passa encore par la maison où était son frère aîné, et y laissa, comme l’autre fois, tout son or et un de ses mulets. Il chargea sur le dos de l’autre un sac rempli de sel, et partit avec lui. Il arriva devant le château, un peu avant le coucher du soleil, et se tint caché dans le bois, en attendant que la nuit fût venue. Quand il jugea le moment opportun, il monta sur un grand chêne, qui touchait aux murs du château, puis, de l’arbre, il passa sur le toit et enfin sur le haut de la cheminée. Il avait enroulé autour de son corps l’extrémité d’une corde dont l’autre bout était attaché au sac de sel, resté en bas. Il tira alors le sac à lui, le déchargea dans la cheminée, et le sel alla tomber dans une grande marmite, qui était sur le feu, dans la cuisine, et où cuisait le souper des géants.

La géante chargée de la cuisine était sortie, pour le moment. Quand elle rentra, elle goûta le bouillon, avant de tremper la soupe, et le trouva trop salé, ce qu’elle ne pouvait s’expliquer. Les deux autres géantes arrivèrent, un instant après, goûtèrent aussi le bouillon et s’écrièrent :

— C’est salé en diable ! Il faut préparer d’autre bouillon, vite !

— Mais, il n’y a pas d’eau dans la maison, dit la première.

— Allons toutes les trois en chercher, à la fontaine, répondirent les deux autres.

Elles montèrent l’escarboucle au haut de la tour, pour les éclairer, car la nuit était sombre, puis elles se rendirent à la fontaine, portant chacune sur la tête une barrique défoncée par un bout. Comme elles s’en revenaient, Bihanic, qui avait réussi à monter sur la tour, s’empara de l’escarboucle et la mit dans le sac à sel. Une grande obscurité se fit aussitôt, et les géantes, n’y voyant plus, se heurtaient contre les arbres et roulaient à terre avec leurs barriques pleines d’eau. Elles arrivèrent enfin au château, avec beaucoup de mal, fort en colère et sans eau.

— Qui a enlevé l’escarboucle du haut de la tour ? demandèrent-elles aux géants.

— Nous n’en savons rien, répondirent-ils.

Le grand géant alla consulter son Perroquet.


Beau Perroquet, dans mon château,
Que se passe-t-il de nouveau ?


— Bihanic est encore venu au château, répondit le Perroquet, et il a volé l’escarboucle et est parti avec.

Les géants hurlèrent et beuglèrent de colère, et firent un vacarme épouvantable. Ils essayèrent de courir après le voleur, mais, comme l’obscurité était profonde, dans le bois, ils se heurtaient contre les arbres, roulaient à terre, et il leur fallut renoncer à la poursuite.

Quand Bihanic arriva à Paris, avec l’escarboucle, il fut acclamé par la population. Le roi et la princesse ne se possédaient pas de joie. Il y eut un grand festin, à la cour, puis, le soir, un grand bal, et le palais, les jardins et toute la ville étaient éclairés, comme en plein midi, par l’escarboucle, placée sur la plus haute tour. Toutes les nuits, quand il faisait sombre, on l’y mettait et elle éclairait toute la ville, et épargnait aux habitants les frais de luminaire. On venait de tous côtés pour admirer cette merveille, et les rois et les princes étrangers affluaient à la cour et aspiraient à la main de la princesse.

Celle-ci dit encore à son père, au bout de quelque temps :

— Si vous aviez, à présent, mon père, le Perroquet des géants, vous auriez à votre cour les trois plus grandes merveilles du monde. Bihanic, qui vous a déjà procuré le dromadaire et l’escarboucle, est bien homme à vous apporter aussi le Perroquet.

— C’est vrai, ma fille ; mais, comment récompenser ce garçon de tout ce qu’il aura foit pour nous ?

— En lui donnant ma main, mon père, mais, seulement quand nous tiendrons le Perroquet.

Et Bihanic fut encore envoyé à la conquête du Perroquet Sorcier, avec promesse de la main de la princesse, s’il réussissait. Il part avec trois mulets chargés d’or, qu’il laisse encore aux gens qui avaient pris soin de son frère, à présent complètement rétabli, et il se dirige vers le château, triste et soucieux. — Comment m’y prendre ? se disait-il ; je crains bien de ne pas en revenir, cette fois ; mais, aussi, quand je songe à la princesse !... Bast ! à la grâce de Dieu, après tout !

Il entre dans le bois qui entoure le château ; il y voit un jeune pâtre, qui garde les moutons des géants ; il va à lui et lui dit :

— Va me chercher un peu de feu, au château, pour allumer ma pipe, et je te donnerai un écu de six livres.

L’enfant prend l’argent et court au château. Pendant ce temps-là, Bihanic s’empare d’un des moutons du troupeau, le plus garni de laine, l’emporte au fond du bois, le tue, l’écorche, et puis, vers le soir, s’étant couvert de sa peau, il se mêle au troupeau et entre avec lui dans le château, à l’insu du pâtre et du portier.

Le grand géant, avant de se coucher, alla consulter son Perroquet (car il le consultait, à présent, soir et matin) :


Beau Perroquet, dans mon château,
Que se passe-t-il de nouveau ?


— Bihanic est encore dans le château, répondit le Perroquet.

— Encore !… Où donc est-il, le misérable ?

— Dans la bergerie, caché sous la peau d’un mouton, qu’il a tué et écorché, dans le bois[61].

Le géant courut à la bergerie et se mit à tâter les moutons, l’un après l’autre. Bihanic sut l’éviter, et, comme il ne trouvait pas ce qu’il cherchait, il alla encore consulter son Perroquet et lui dit :

— Je ne le trouve pas, dans la bergerie.

— Il y est pourtant : cherchez bien, et vous le trouverez.

Et il retourna aux moutons, donna l’ordre au pâtre de les faire sortir un à un, et, à mesure qu’ils passaient le seuil de la porte, où il se tenait, il les examinait et les tâtait. Ils étaient sortis presque tous, lorsque la peau d’un d’eux lui resta entre les mains.

— Ah ! je te tiens ! cria-t-il.

— Hélas ! c’en est fait de moi, cette fois ! pensa Bihanic, en se sentant serrer fortement les côtes.

Le géant le porta à la cuisine.

— Voici enfin ce coquin de Bihanic, dit-il, en le montrant aux autres géants et aux géantes ; il ne nous jouera plus de tours. A quelle sauce le mangerons-nous ?

— Il faut le mettre à la broche, répondirent les autres.

On le mit tout nu, on le ficela comme un poulet et on le jeta dans un coin de la cuisine, en attendant le moment de l’embrocher. La cuisinière, restée seule, se plaignit de manquer de bois.

— Desserrez un peu mes liens et j’irai vous en prendre, belle cuisinière, lui dit Bihanic.

Comme il la flattait, en l’appelant belle et aimable, elle se laissa toucher, et défit les liens. Mais, aussitôt Bihanic, saisissant une cognée, qui servait à fendre le bois, et qu’il aperçut dans un coin de la cuisine, en déchargea un grand coup sur la tête de la géante et la fendit en deux. Elle tomba morte à ses pieds. Il courut alors au Perroquet, le mit dans son sac et partit.

Quand le géant revint à la cuisine, pour voir si le rôti était cuit à point, et qu’il vit sa femme morte et baignant dans son sang et le Perroquet disparu, il se mit à beugler et à hurler comme une bête fauve. Les autres géants et les géantes accoururent, et ce fut alors un bruit et un vacarme infernal.

Quand Bihanic arriva à Paris, avec le Perroquet, le roi en fut si content, qu’il lui sauta au cou pour l’embrasser et lui dit :

— Vous n’avez pas votre pareil au monde, Bihanic, et je suis heureux de vous donner la main de ma fille et de vous avoir pour gendre. Pourtant, avant de célébrer le mariage, je voudrais voir les géants et les géantes morts, car je ne vivrai pas tranquille, pendant qu’ils seront en vie ; je crains leur vengeance.

— S’il ne vous faut que cela, sire, répondit Bihanic, vous serez satisfait. Faites-moi faire un carrosse tout en fer, très solide, et dont les portières se refermeront d’elles-mêmes sur quiconque y entrera, sans qu’il puisse les ouvrir, quelle que soit sa force ; donnez-moi ensuite six bons chevaux pour y atteler, et je me charge du reste.

Le roi lui promit ce qu’il demandait.

Quand le carrosse eut été confectionné, dans les conditions voulues, Bihanic y fit atteler six chevaux, monta sur le siège du cocher, fouetta et partit pour-le château des géants. Arrivé dans le bois, il entrouvrit les portières, monta sur un chêne dont les branches s’étendaient au-dessus du carrosse, et attendit.

Tôt après, quand ils eurent dîné, les trois géants et les deux géantes vinrent se promener dans le bois.

— Voyez-donc le beau carrosse qui est là-bas ! s’écria le premier qui vit le carrosse en fer ; à qui donc peut-il être ? Allons voir.

Et ils y coururent.

— Les portières sont entr’ouvertes... Il n’y a personne !... Comme on doit être bien là-dedans !... Entrons-y, puisque personne ne vient.

Et ils entrèrent tous les cinq dans le carrosse. Aussitôt les portières se fermèrent avec bruit ; Bihanic descendit de son arbre, monta sur le siège du cocher, fouetta les chevaux et partit, au grand galop, vers Paris. Il fallait entendre les cris, les hurlements et le vacarme d’enfer que faisaient les prisonniers, dans leur prison de fer ! Tout fuyait, saisi de terreur, sur leur passage, hommes et bêtes.

Quand le carrosse arriva dans la cour du palais du roi, on entassa dessus vingt-quatre charretées de fagots, puis on y mit le feu, et les géants et les géantes furent réduits en cendres.

Bihanic se maria alors à la princesse, et il l’avait bien mérité !

Sa mère et ses deux frères furent aussi de la noce, puis ils restèrent à la cour, et ils vécurent tous heureux ensemble.

Les fêtes et les festins durèrent quinze jours entiers, et je pense qu’il y avait là autre chose que des pommes de terre cuites à l’eau et de la bouillie d’avoine, qui font mon régal de tous les jours.


Conté par une vieille mendiante, de Plouaret. —
Décembre 1868.


Ce conte rappelle le Petit Poucet de Perrault. Dans Perrault, le Petit Poucet se fait remettre par l’Ogresse les bottes de sept lieues de l’Ogre et tout ce qu’il a vaillant, dans son château. Ici, le héros lui enlève le Dromadaire, l’Escarboucle et le Perroquet Sorcier, par son courage, son adresse et son industrie, et je crois que c’est là la forme primitive. Le géant Goulaffre, de mon recueil de Contes Bretons (Quimperlé, Clairet, 1870), est une version de ce même conte, avec des variantes curieuses.

Le Perroquet Sorcier me semble une forme de l’Oiseau de la Vérité, que l’on trouve dans d’autres contes bretons, et même de La Princesse aux Cheveux d’Or, dont la vue seule suffit pour guérir et rajeunir le vieux roi. A comparer encore avec le conte des Mille et une Nuits : Histoire des deux sœurs jalouses de leur cadette, etc.


VIII


PERSONNAGES ET ANIMAUX


FABULEUX ET APOCRYPHES


(NAINS, MORGANS, SERPENTS À SEPT TÊTES, OGRES, SATYRES, MERLIN, FEMMES VOLANTES, SIRÈNES, ETC.)



I


LES DEUX BOSSUS ET LES NAINS
_____



IL y avait une fois deux bossus, Nonnic et Gabic, deux amis.

Ils étaient tailleurs de leur état, et, chaque matin, ils allaient en journée, chacun de son côté, dans les fermes et les manoirs du pays. Un soir que Nonnic revenait, seul, de son travail, comme il passait sur la lande de Penn-an-Roc’hou, non loin du bourg de Plouaret, il entendit de petites voix grêles qui chantaient :


Lundi, mardi et mercredi....


— Qui est-ce qui chante donc de la sorte ? se demanda-t-il.

Et il s’approcha, tout doucement. Il faisait un beau clair de lune, et il vit les Danseurs de nuit, — qui sont des nains, — qui dansaient en rond et chantaient, en se tenant les mains. Un d’eux chantait le premier :


Lundi, mardi et mercredi....


Puis les autres reprenaient ensemble :


Lundi, mardi et mercredi....


Et c’était tout. Nonnic avait souvent entendu parler des Danseurs de nuit, mais, il ne les avait jamais vus, et il se cacha derrière un rocher, pour les observer. Il fut vite découvert et pris au milieu du cercle. Et les nains de danser de plus belle, en tournant autour de lui et en chantant toujours :


Lundi, mardi et mercredi....


Et ils disaient au bossu : — Danse et chante aussi avec nous.

Nonnic n’était pas timide, et il entra dans la danse et chanta avec eux :


Lundi, mardi et mercredi....


Mais, comme ils répétaient toujours ces trois mots, sans plus, il dit :

— Et après ? Votre chanson est bien courte.

— C’est tout, répondirent-ils.

— Comment, c’est tout ? Pourquoi n’ajoutez-vous pas :


Et jeudi et puis vendredi ?


— C’est vrai, répondirent-ils, c’est très joli. Et ils chantèrent, en sautant et en trépignant de joie :


Lundi, mardi et mercredi,
Et jeudi et puis vendredi !...


Et de tourner avec un entrain du diable. Quand Nonnic, n’en pouvant plus, voulut se retirer, les nains se demandèrent :

— Que donnerons-nous bien à Nonnic, pour nous avoir allongé et embelli notre chanson ?

— Ce qu’il voudra : de l’argent et de l’or, à discrétion, ou le débarrasser de sa bosse, s’il le préfère.

— Ah ! oui, dit Nonnic, si vous voulez me soulager de ce fardeau, que je porte depuis si longtemps, je vous laisserai et l’or et l’argent.

— C’est cela, enlevons-lui sa bosse !

Et ils lui frottèrent le dos avec un onguent merveilleux, qui fit disparaître sa bosse, par enchantement, et il s’en retourna chez lui, droit et léger, et même joli garçon.

Le lendemain, quand son ami et confrère en bosse le vit, il fut bien étonné, et c’est à peine s’il le reconnut.

— Comment ! disait-il en tournant autour de lui, et... et ta bosse ?

— Disparue, comme tu vois.

— Et comment donc cela s’est-il fait ? Et Nonnic lui conta tout.

— Ah ! j’irai aussi, moi, voir les Danseurs de nuit, à Penn-an-Roc’hou, et pas plus tard que ce soir !

Et il fit comme il l’avait dit. Quand il arriva sur la lande, les nains y dansaient déjà, en chantant :


Lundi, mardi, mercredi....


chantait une voix seule, et les autres continuaient toutes ensemble :


Et jeudi et puis vendredi !...


Et ils tournaient et gambadaient et cabriolaient !...

Gabic s’approcha et ils lui crièrent :

— Viens danser avec nous !

Et le voilà dans la ronde et de danser et de chanter comme eux :


Lundi, mardi et mercredi,
Et jeudi et puis vendredi !...


— Et ensuite ?… dit-il.

— C’est tout : est-ce que vous en savez plus long ?

— Oui donc !

— Oh ! dites alors ? dites alors ?… Et il ajouta :


Et samedi et dimanche !


— Oh ! ce n’est pas bon ! Cela ne rime pas ! Il nous a gâté notre chanson, qui était si jolie ! Il faut l’en punir ; que lui ferons-nous ? crièrent tous les petits hommes, à la fois, en se remuant et s’agitant autour de Gabic, comme une fourmilière.

— Il faut ajouter la bosse de Nonnic à la sienne ! dit quelqu’un.

— Oui, c’est cela ! ajoutons la bosse de Nonnic à la sienne.

Ce qui fut fait, sur-le-champ ; et le pauvre Gabic s’en retourna chez lui, tout honteux et ployant sous le faix, et il lui fallut porter, le reste de sa vie, la bosse de son camarade avec la sienne !


Plouaret, 1859.


Dans la version de ce conte publiée par M. Corentin Tranois, dans la Revue de Bretagne (1833, t. II, p. 109), sous le titre de : Histoire de Coulommer et de Guilchand, le second tailleur bossu, Guilchand, demande le trésor laissé par son confrère qui, dédaignant l’argent qu’on lui offrait, avait préféré se voir enlever sa bosse. Les nains ajoutent la bosse de Coulommer à la sienne.

Selon la tradition rapportée par M. Tranois : « Ces malins démons (les Kornikaned, qu’on appelle Kornandoned dans le pays de Tréguier) sont condamnés par une puissance inconnue à une longue pénitence. Un mot de plus de la bouche de Guilcband allait y mettre un pour toujours. En ajoutant à la chanson de Coulommer : Disadorn ha disul, il aurait dû dire tout de suite : Setu echu ar zun. Un autre, plus heureux, proféra ces paroles, par hasard sans doute, et aussitôt la danse infernale cessa, et depuis ce temps, les Kornicaned n’ont pas reparu dans la vallée de Gaël. »

Dans notre version, il semble que ce soit pour avoir péché contre les règles de la versification, le rythme et la rime, que le second bossu a été puni, à moins pourtant que ce ne soit pour avoir prononcé le mot disul, dimanche, jour spécialement consacré par le christianisme. Les nains, en effet, appartenant à la mythologie payenne, et plus particulièrement au druidisme, devaient détester ce jour.


II


LES MORGANS DE L’ILE D’OUESSANT
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IL y avait autrefois (il y a bien longtemps, bien longtemps de cela, peut-être du temps où saint Pol vint du pays d’Hibernie dans notre île) ; il y avait donc à Ouessant une belle jeune fille de seize à dix-sept ans, qui s’appelait Mona Kerbili. Elle était si jolie, que tous ceux qui la voyaient en étaient frappés d’admiration et disaient à sa mère :

— Vous avez là une bien belle fille, Jeanne ! Elle est jolie comme une Morganès, et jamais on n’a vu sa pareille, dans l’île ; c’est à faire croire qu’elle a pour père un Morgan.

— Ne dites pas cela, répondait la bonne femme, car Dieu sait que son père est bien Fanch Kerbili, mon mari, tout comme je suis sa mère.

Le père de Mona était pêcheur et passait presque tout son temps en mer ; sa mère cultivait un petit coin de terre qu’elle possédait contre son habitation, ou filait du lin, quand le temps était mauvais. Mona allait avec les jeunes filles de son âge, à la grève, chercher des brinic (coquilles de patèle), des moules, des palourdes, des bigorno et autres coquillages, qui étaient la nourriture ordinaire de la famille. Il faut croire que les Morgans, qui étaient alors très nombreux dans l’ile, l’avaient remarquée et furent, eux aussi, frappés de sa beauté.

Un jour qu’elle était, comme d’habitude, à la grève, avec ses compagnes, elles parlaient de leurs amoureux ; chacune vantait l’adresse du sien à prendre le poisson et à gouverner et diriger sa barque, parmi les nombreux écueils dont l’île est entourée.

— Tu as tort, Mona, dit Marc’harit ar Fur à la fille de Fanch Kerbili, de rebuter, comme tu le fais, Ervoan Kerdudal ; c’est un beau gars, il ne boit pas, ne se querelle jamais avec ses camarades, et nul mieux que lui ne sait diriger sa barque dans les passes difficiles de la Vieille-Jument et de la pointe du Stiff.

— Moi, répondit Mona avec dédain, — car à force de s’entendre dire qu’elle était jolie, elle était devenue vaniteuse et fière, — je ne prendrai jamais un pêcheur pour mari. Je suis aussi jolie qu’une Morganès, et je ne me marierai qu’avec un prince, ou pour le moins le fils d’un grand seigneur, riche et puissant, ou encore avec un Morgan.

Il paraît qu’un vieux Morgan, qui se cachait par là, derrière un rocher ou sous les goémons, l’entendit, et, se jetant sur elle, il l’emporta au fond de l’eau. Ses compagnes coururent raconter l’aventure à sa mère. Jeanne Kerbili était à filer, sur le pas de sa porte ; elle jeta sa quenouille et son fuseau et courut au rivage. Elle appela sa fille à haute voix et entra même dans l’eau, aussi loin qu’elle put aller, à l’endroit où Mona avait disparu. Mais, ce fut en vain, et aucune voix ne répondit à ses larmes et à ses cris de désespoir.

Le bruit de la disparition de Mona se répandit promptement dans l’île, et nul n’en fut bien surpris. « Mona, disait-on, était la fille d’un Morgan, et c’est son père qui l’aura enlevée. »

Son ravisseur était le roi des Morgans de ces parages, et il avait emmené la jeune ouessantine dans son palais, qui était une merveille dont n’approchait rien de ce qu’il y a de plus beau sur la terre, en fait d’habitations royales.

Le vieux Morgan avait un fils, le plus beau des enfants des Morgans, et il devint amoureux de Mona et demanda à son père de la lui laisser épouser. Mais le roi, qui, lui aussi, avait les mêmes intentions à l’égard de la jeune fille, répondit qu’il ne consentirait jamais à lui laisser prendre pour femme une fille des hommes de la terre. Il ne manquait pas de belles Morganezed dans son royaume, qui seraient heureuses de l’avoir pour époux, et il ne lui refuserait pas son consentement, quand il aurait fait son choix.

Voilà le jeune Morgan au désespoir. Il répondit à son père qu’il ne se marierait jamais, s’il ne lui était pas permis d’épouser celle qu’il aimait, Mona, la fille de la terre.

Le vieux Morgan, le voyant dépérir de tristesse et de chagrin, le força de se marier à une Morganès, fille d’un des grands de sa cour et qui était renommée pour sa beauté. Le jour des noces fut fixé, et l’on invita beaucoup de monde. Les fiancés se mirent en route pour l’église, suivis d’un magnifique et nombreux cortège ; car il paraît que ces hommes de mer ont aussi leur religion et leurs églises, sous l’eau, tout comme nous autres, sur la terre, bien qu’ils ne soient pas chrétiens ; ils ont même des évêques, assure-t-on, et Goulven Penduff, un vieux marin de notre île, qui a navigué sur toutes les mers du monde, m’a affirmé en avoir vu plus d’un.

La pauvre Mona reçut ordre du vieux Morgan de rester à la maison, pour préparer le repas de noces. Mais, on ne lui donna pas ce qu’il fallait pour cela, rien absolument que des pots et des marmites vides, qui étaient de grandes coquilles marines, et on lui dit encore que si tout n’était pas prêt et si elle ne servait pas un excellent repas, quand la noce reviendrait de l’église, elle serait mise à mort aussitôt. Jugez de son embarras et de sa douleur, la pauvre fille ! Le fiancé lui-même n’était ni moins embarrassé ni moins désolé.

Comme le cortège était en marche vers l’église, il s’écria soudain :

— J’ai oublié l’anneau de ma fiancée !

— Dites où il est, et je le ferai prendre, lui dit son père.

— Non, non, j’y vais moi-même, car nul autre que moi ne saurait le retrouver, là où je l’ai mis. J’y cours et je reviens dans un instant.

Et il partit, sans permettre à personne de l’accompagner. Il se rendit tout droit à la cuisine, où la pauvre Mona pleurait et se désespérait.

— Consolez-vous, lui dit-il, votre repas sera prêt et cuit à point ; ayez seulement confiance en moi.

Et s’approchant du foyer, il dit : « Bon feu au foyer ! » Et le feu s’alluma et flamba aussitôt.

Puis, touchant successivement de la main les marmites, les casseroles, les broches et les plats, il disait : « De la chair de saumon dans cette marmite, de la sole aux huîtres dans cette autre, du canard à la broche, par ici, des maquereaux frits, par là, et des vins et liqueurs choisis et des meilleurs, dans ces pots... » Et les marmites, les casseroles, les plats et les pots s’emplissaient par enchantement de mets et de liqueurs, dès qu’il les touchait seulement de la main. Mona n’en revenait pas de son étonnement de voir le repas prêt, en un clin-d’œil, et sans qu’elle y eût mis la main.

Le jeune Morgan rejoignit alors, en toute hâte, le cortège, et l’on se rendit à l’église. La cérémonie fut célébrée par un évêque de mer. Puis on revint au palais. Le vieux Morgan se rendit directement à la cuisine, et s’adressant à Mona :

— Nous voici de retour ; tout est-il prêt ?

— Tout est prêt, répondit Mona, tranquillement.

Etonné de cette réponse, il découvrit les marmites et les casseroles, examina les plats et les pots et dit, d’un air mécontent :

— Vous avez été aidée ; mais, je ne vous tiens pas pour quitte.

On se mit à table ; on mangea et on but abondamment, puis les chants et les danses continuèrent, toute la nuit.

Vers minuit, les nouveaux mariés se retirèrent dans leur chambre nuptiale, magnifiquement ornée, et le vieux Morgan dit à Mona de les y accompagner et d’y rester, tenant à la main un cierge allumé. Quand le cierge serait consumé jusqu’à sa main, elle devait être mise à mort.

La pauvre Mona dut obéir. Le vieux Morgan se tenait dans une chambre contiguë, et, de temps en temps, il demandait :

— Le cierge est-il consumé jusqu’à votre main ?

— Pas encore, répondait Mona.

Il répéta la question plusieurs fois. Enfin, lorsque le cierge fut presque entièrement consumé, le nouveau marié dit à sa jeune épouse :

— Prenez, pour un moment, le cierge des mains de Mona, et tenez-le, pendant qu’elle nous allumera du feu.

La jeune Morganès, qui ignorait les intentions de son beau-père, prit le cierge.

Le vieux Morgan répéta au même moment sa question :

— Le cierge est-il consumé jusqu’à votre main ?

— Répondez oui, dit le jeune Morgan.

— Oui, dit la Morganès.

Et aussitôt le vieux Morgan entra dans la chambre, se jeta sur celle qui tenait le cierge, sans la regarder, et lui abattit la tête, d’un coup de sabre ; puis il s’en alla.

Aussitôt le lever du soleil, le nouveau marié se rendit auprès de son père et lui dit :

— Je viens vous demander la permission de me marier, mon père.

— La permission de te marier ? Ne t’es-tu donc pas marié, hier ?

— Oui, mais ma femme est morte, mon père.

— Ta femme est morte !… Tu l’as donc tuée, malheureux ?

— Non, mon père, c’est vous-même qui l’avez tuée.

— Moi, j’ai tué ta femme ?…

— Oui, mon père : hier soir, n’avez-vous pas abattu d’un coup de sabre la tête de celle qui tenait un cierge allumé, près de mon lit ?

— Oui, la fille de la Terre ?…

— Non, mon père, c’était la jeune Morganès que je venais d’épouser pour vous obéir, et je suis déjà veuf. Si vous ne me croyez pas, il vous est facile de vous en assurer par vous-même, son corps est encore dans ma chambre.

Le vieux Morgan courut à la chambre nuptiale, et connut son erreur. Sa colère en fut grande.

— Qui veux-tu donc avoir pour femme ? demanda-t-il à son fils, quand il fut un peu apaisé.

— La fille de la Terre, mon père.

Il ne répondit pas et s’en alla. Cependant, quelques jours après, comprenant sans doute combien il était déraisonnable de se poser en rival de son fils auprès de la jeune fille, il lui accorda son consentement, et le mariage fut célébré avec pompe et solennité.

Le jeune Morgan était rempli d’attentions et de prévenances pour sa femme. Il la nourrissait de petits poissons délicats, qu’il prenait lui-même, lui confectionnait des ornements de perles fines et recherchait pour elle de jolis coquillages nacrés, dorés, et les plantes et les fleurs marines les plus belles et les plus rares. Malgré tout cela, Mona voulait revenir sur la terre, auprès de son père et de sa mère, dans leur petite chaumière au bord de la mer.

Son mari ne voulait pas la laisser partir, car il craignait qu’elle ne revînt pas. Elle tomba alors dans une grande tristesse, et ne faisait que pleurer, nuit et jour. Le jeune Morgan lui dit un jour :

— Souris-moi un peu, ma douce, et je te conduirai jusqu’à la maison de ton père.

Mona sourit, et le Morgan, qui était aussi magicien, dit :

Pontrail, élève-toi.

Et aussitôt un beau pont de cristal parut, pour aller du fond de la mer jusqu’à la terre.

Quand le vieux Morgan vit cela, sentant que son fils en savait aussi long que lui, en fait de magie, il dit :

— Je veux aller aussi avec vous.

Ils s’engagèrent tous les trois sur le pont, Mona devant, son mari après elle et le vieux Morgan à quelques pas derrière eux.

Dès que les deux premiers eurent mis pied à terre, le jeune Morgan dit :

Pontrail, abaisse-toi.

Et le pont redescendit au fond de la mer entraînant avec lui le vieux Morgan.

Le mari de Mona, ne pouvant l’accompagner jusqu’à la maison de ses parents, la laissa aller seule en lui faisant ces recommandations :

— Reviens, au coucher du soleil ; tu me retrouveras ici, t’attendant ; mais, ne te laisse embrasser, ni même prendre la main par aucun homme.

Mona promit, et courut vers la maison de son père. C’était l’heure du dîner, et toute la petite famille se trouvait réunie.

— Bonjour, père et mère ; bonjour, frères et sœurs ! dit-elle, en entrant précipitamment dans la chaumière.

Les bonnes gens la regardaient, ébahis, et personne ne la reconnaissait. Elle était si belle, si grande et si parée !… Cela lui fit de la peine, et les larmes lui vinrent aux yeux. Puis, elle se mit à faire le tour de la maison, touchant chaque objet de la main, en disant :

— Voici le galet de mer sur lequel je m’assoyais, au foyer ; voici le petit lit où je couchais ; voici l’écuelle de bois où je mangeais ma soupe ; là, derrière la porte, je vois le balai de genêt avec lequel je balayais la maison, et ici, le pichet avec lequel j’allais puiser de l’eau, à la fontaine.

En entendant tout cela, ses parents finirent par la reconnaître et l’embrassèrent, en pleurant de joie, et les voilà tous heureux de se retrouver ensemble.

Son mari avait bien recommandé à Mona de ne se laisser embrasser par aucun homme et, à partir de ce moment, elle perdit complètement le souvenir de son mariage et de son séjour chez les Morgans. Elle resta chez ses parents, et bientôt les amoureux ne lui manquèrent point. Mais, elle ne les écoutait guère et ne désirait pas se marier.

La famille avait, comme tous les habitants de l’île, un petit coin de terre, où l’on mettait des pommes de terre, quelques légumes, un, peu d’orge, et cela suffisait pour les faire vivre, avec la contribution journalière prélevée sur la mer, poissons et coquillages. Il y avait devant la maison une aire à battre le grain, avec une meule de paille d’orge. Souvent, quand Mona était dans son lit, la nuit, à travers le mugissement du vent et le bruit sourd des vagues battant les rochers du rivage, il lui avait semblé entendre des gémissements et des plaintes, à la porte de l’habitation ; mais, persuadée que c’étaient les pauvres âmes des naufragés, qui demandaient des prières aux vivants oublieux, elle récitait quelques De Profundis à leur intention, plaignait les matelots qui étaient en mer, puis elle s’endormait tranquillement.

Mais, une nuit, elle entendit distinctement ces paroles prononcées par une voix plaintive à fendre l’âme :

— O Mona, avez-vous donc oublié si vite votre époux le Morgan, qui vous aime tant et qui vous a sauvée de la mort ? Vous m’aviez pourtant promis de revenir, sans tarder ; et vous me faites attendre si longtemps, et vous me rendez si malheureux !… Ah ! Mona, Mona, ayez pitié de moi, et revenez, bien vite !…

Alors, Mona se rappela tout. Elle se leva, sortit et trouva son mari le Morgan, qui se plaignait et se lamentait de la sorte, près de sa porte. Elle se jeta dans ses bras… et depuis, on ne l’a pas revue.


(Conté par Marie Tual, dans l’ile d’Ouessant, en mars 1873.)


J’ai encore recueilli, dans l’ile d’Ouessant, en mars 1873, les traditions et renseignements suivants sur les Morganed et Morganezed ; c’est du reste la seule localité où j’en aie trouvé trace, dans la tradition populaire :

« Les Morganed et Morganezed[62], me dit Marie Tual, de qui je tiens le conte du Morgan et de la Fille de la terre, étaient autrefois très communs, dans notre île ; aujourd’hui, on les voit encore quelquefois, mais rarement ; on les a trop souvent trompés. On les remarquait, surtout au clair de la lune, jouant et folâtrant sur le sable fin et les goémons du rivage et peignant leurs cheveux blonds avec des peignes d’or et d’ivoire. Le jour, ils faisaient sécher au soleil, sur de beaux linceuls blancs, des trésors de toute sorte : or, perles fines, pierres précieuses et de riches tissus de soie. On jouissait de leur vue, tout le temps qu’on restait sans battre les paupières, mais, au premier battement, tout disparaissait, comme par enchantement, Morganed et trésors. Les Morganed et Morganezed sont de petits hommes et de petites femmes, aux joues roses, aux cheveux blonds et bouclés, aux grands yeux bleus et brillants ; ils sont gentils comme des anges. Malheureusement, ils n’ont pas reçu le baptême, et, pour cette raison, ils ne peuvent aller au ciel, ce qui est bien dommage, tant ils sont gentils et ont l’air bons !

« J’ai entendu dire que la Sainte-Vierge étant un jour seule à la maison et ayant besoin de s’absenter un moment, pour aller puiser de l’eau, se trouvait fort embarrassée, car elle ne voulait pas laisser seul son enfant nouveau-né, qui dormait dans son berceau.

— Comment faire ?… La fontaine est un peu loin et je ne puis laisser mon enfant seul… se disait-elle, assez haut.

« En ce moment, elle entendit une voix claire et fraîche comme une voix d’enfant, qui dit :

— Je vous le garderai bien, moi, si vous voulez me le confier.

« Elle se détourna et vit, au seuil de la porte, un petit homme souriant et si gentil, qu’elle resta quelque temps à le considérer, saisie d’étonnement et d’admiration. Elle n’hésita pas à lui confier la garde de son enfant, et alla puiser de l’eau à la fontaine.

« A son retour, pour récompenser le fidèle gardien, elle lui dit de faire une demande, et elle la lui accorderait.

Génet ha Morgéned, c’est-à-dire : de la beauté et des petits Morgans, répondit le petit homme.

« Ce qui lui fut accordé, et c’est pourquoi les Morgans sont si jolis et étaient si nombreux, au temps jadis. Mais, il aurait mieux fait de demander le baptême, car alors, lui et les siens seraient allés au ciel avec les anges, auxquels ils ressemblent si bien. »

Ce contact de la Sainte-Vierge avec les Morgans me parut curieux.

Marie Tual me dit encore, au sujet des Morgans :

« Deux jeunes filles de notre île, cherchant un jour des coquillages, au bord de la mer, aperçurent une Morganès qui séchait ses trésors au soleil, étalés sur deux belles nappes blanches. Les deux curieuses, se baissant et se glissant tout doucement derrière les rochers, arrivèrent jusqu’à elle, sans en être aperçues. La Morganès, surprise et voyant que les jeunes filles étaient gentilles et paraissaient être douces et sages, au lieu de se jeter à l’eau, en emportant ses trésors, replia ses deux nappes sur toutes les belles choses qui étaient dessus et leur en donna à chacune une, en leur recommandant de ne regarder ce qu’il y avait dedans que lorsqu’elles seraient rendues à la maison, devant leurs parents.

« Voilà nos deux jeunes Ouessantines de courir vers leurs demeures, portant leur précieux fardeau sur l’épaule. Mais, l’une d’elles, impatiente de contempler et de toucher de ses mains les diamants et les belles parures qu’elle croyait tenir pour tout de bon, ne put résister à la tentation. Elle déposa sa nappe sur le gazon, quand elle fut à quelque distance de sa compagne, qui allait dans une autre direction, la déplia avec émotion, le cœur tout palpitant, et... n’y trouva que du crottin de cheval. Elle en pleura de chagrin et de dépit !

« L’autre alla jusqu’à la maison, tout d’une traite, et ce ne fut que sous les yeux de son père et de sa mère, dans leur pauvre chaumière, qu’elle ouvrit sa nappe. Leurs yeux furent éblouis à la vue des trésors qu’elle contenait : pierres précieuses, perles fuies et de l’or, et de riches tissus !... La famille devint riche, tout d’un coup ; elle bâtit une belle maison, acheta des terres et on prétend qu’il existe encore, parmi les descendants, qui habitent toujours l’île, des restes du trésor de la Morganès, quoiqu’il y ait bien longtemps de cela. »

Ma conteuse, Marie Tual, paraissait croire, en effet, qu’il existait réellement, dans une famille d’Ouessant, des bijoux et des tissus provenant des Morgans. « Dans cette maison, ajoutait-elle, rien ne manque ; ils sont riches ; quand ils vont a la pêche, leur bateau revient toujours chargé de poisson, et ils n’ont jamais perdu un des leurs à la mer, ce qu’on ne peut dire d’aucune autre famille de l’ile. »


III


ROBARDIC LE PÂTRE
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Selaouit hol, mar hoc’h eus c’hoant,
Hag e clevfet eur gaozic koant,
Ha na eus en-hi netra gaou.
Mès, marteze, eur gir pe daou.

Écoutez tous, si vous voulez,
Et vous entendrez un joli petit conte,
Où il n’y a pas de mensonge.
Si ce n’est, peut-être, un mot ou deux.


IL y avait une fois un jeune garçon, resté sans père ni mère, et qui vivait de la charité publique. Il avait quinze ou seize ans et était bien constitué et bien portant. Mais, il n’aimait pas le travail, et l’on commençait à se lasser, dans le pays, de le nourrir ainsi à rien faire. Robardic (il s’appelait Robardic), voyant qu’on le recevait de jour en jour plus mal, dans les fermes et les manoirs où il avait trouvé, jusqu’alors, de la bouillie d’avoine et de bonnes crêpes de blé noir, se décida à quitter son pays, pour aller chercher sa vie ailleurs.

Il partit donc, sans un sou vaillant dans sa poche, et prit la première route qui s’offrit à lui, ne sachant où elle le conduirait, et ne s’en inquiétant guère. Comme il suivait un étroit sentier, sur une grande lande, il rencontra une énorme fourmi, qui lui dit :

— Je vais te manger !

— Jésus ! répondit Robardic, étonné de l’entendre parler, vous ne ferez pas cela ; je n’ai jamais vu de fourmi aussi grande ni aussi belle que vous, et vous n’êtes certainement pas aussi méchante que vous voulez le faire croire. Vous êtes, sans doute, la reine des fourmis ?

— Continue ta route, Robardic, lui répondit la fourmi, et si jamais tu as besoin de secours, et tu en auras besoin, appelle la reine des fourmis, et j’arriverai aussitôt.

— Merci bien, répondit Robardic, et il continua sa route, enchanté de sa rencontre.

Un peu plus loin, comme il passait près d’un arbre, il vit une colombe perchée sur une branche basse, et elle lui dit aussi :

— Je vais te manger !

— Jésus ! ma jolie colombe, vous ne ferez pas cela : jamais je n’ai vu un aussi bel oiseau ; vous êtes certainement la reine des colombes.

— Continue la route, Robardic, dit la Colombe, et si jamais tu as besoin de mon aide, appelle la reine des colombes, et j’arriverai aussitôt.

— Merci bien, répondit Robardic, et il se remit à marcher.

Il ne tarda pas à rencontrer, dans un bois, un énorme lion, assis sur le bord du sentier, comme s’il l’attendait. À cette vue, Robardic trembla de tous ses membres et songea à retourner sur ses pas ; mais, réfléchissant que le lion le suivrait et l’atteindrait facilement, et encouragé, d’ailleurs, par la manière dont la fourmi et la colombe s’étaient comportées à son égard, il réunit tout son courage et avança.

— Je vais te manger ! lui dit le lion, au moment où il passait.

— Jésus, mon Dieu ! vous ne ferez pas cela. Vous êtes, sans doute, un lion, le roi des animaux, car je n’ai jamais vu aucun animal aussi beau et aussi majestueux que vous.

— Continue ta route, Robardic, répondit le lion, et si jamais tu as besoin de moi, appelle le roi des animaux, et tu me verras arriver aussitôt.

Robardic passa outre et continua sa route, rassuré et se disant à lui-même : — Si les hommes sont contre moi, les chers animaux du bon Dieu sont pour moi, et cela est de bon augure.

En sortant du bois, il arriva sur le bord d’une rivière à l’eau limpide et claire ; et de l’autre côté de cette rivière, il vit un château magnifique, et à une des fenêtres de ce château, était une jeune demoiselle d’une beauté éblouissante et qui lui paraissait lui sourire. Il aurait bien voulu pouvoir passer la rivière ; mais, l’eau en était profonde, et il ne savait pas nager. Comment faire ?

— Tiens ! se dit-il tout à coup, la reine des colombes m’a dit que si jamais j’avais besoin d’elle, je n’aurais qu’à l’appeler, et elle viendrait à mon secours. Je voudrais bien être colombe moi-même, en ce moment, pour voler auprès de cette belle demoiselle.

A peine avait-il formé ce désir, qu’il fut changé en colombe, et il s’envola par-dessus la rivière et alla se poser sur l’épaule de la belle demoiselle qui était à la fenêtre du château. Celle-ci courut avec l’oiseau vers son père, en lui disant :

— Voyez, mon père, la belle colombe blanche qui est venue se poser sur mon épaule, pendant que j’étais à la fenêtre de ma chambre !

— Oui, vraiment, répondit son père, c’est une bien belle colombe ! Il faut la mettre en cage, et nous la conserverons.

Et l’on mit la colombe dans une cage d’argent.

— Comment sortir d’ici, à présent ? se disait Robardic, devenu colombe. Si je demandais à la reine des fourmis de me transformer en fourmi ?

Essayons toujours ; puisque j’ai été changé en colombe, pourquoi ne le serais-je pas aussi bien en fourmi ?

Et, aussitôt ce désir formé, le voilà devenu fourmi. Sous cette forme, il put sortir facilement de la cage.

— Mais, il faudrait pouvoir redevenir homme, à présent, pensa-t-il alors ; et aussitôt il revint à sa forme première.

Quand la demoiselle et son père revinrent pour revoir leur colombe captive, ils trouvèrent la cage vide, et ils ne pouvaient s’imaginer comment elle avait pu s’échapper, car la porte de la cage était fermée, et ils en avaient la clef. Ils regrettaient fort l’oiseau envolé.

Quant à Robardic, il était descendu dans la cour du château, et, s’adressant au portier :

— N’a-t-on pas besoin d’un domestique dans le château ? Je suis sans condition, et je voudrais bien trouver du travail, pour gagner ma vie.

— Le pâtre est parti hier, et si vous voulez prendre sa place... ?

— Peu m’importe quel genre de travail, et j’accepte.

On l’envoya alors garder les bœufs et les vaches du château, dans une prairie, sur la lisière d’un grand bois, et on lui recommanda bien de pas laisser ses bêtes entrer dans le bois.

— Pourquoi ? demanda-t-il.

— C’est qu’il y a là un vieux sanglier, que personne ne peut tuer et qui enlève, presque chaque jour, un bœuf ou une vache du troupeau. Malheur à vous, si vous ne ramenez pas toutes vos bêtes, au coucher du soleil, car le jour où il vous en manquera seulement une, il n’y aura que la mort pour vous.

— C’est bien, répondit Robardic, sans paraître s’émouvoir.

Et il conduisit ses bœufs et ses vaches dans la prairie. Son troupeau était nombreux, mais fort maigre. Comme la prairie était tondue au ras de la terre, et que le bétail n’y trouvait plus à pâturer, Robardic, voyant que, dans le bois, l’herbe était abondante, se dit :

— J’ai bien envie de laisser ces pauvres bêtes entrer dans le bois ; elles meurent de faim, ici ; si le vieux sanglier vient nous inquiéter, j’appellerai à mon secours le roi des lions.

Et il poussa son troupeau vers le bois. Le sanglier ne se montra pas, ce jour-là, et, au coucher du soleil, Robardic ramena à l’étable ses boeufs et ses vaches, parfaitement repus. Le maître vint les compter : le troupeau était au complet. Étonné de le voir dans cet état, il demanda au nouveau pâtre :

— Les bêtes rentrent, ce soir, le ventre plein, ce qui ne leur était pas arrivé depuis longtemps ; où donc ont-elles trouvé tant à paître ?

— Dans le bois, monseigneur, où il y a de l’herbe en abondance.

— Dans le bois ? Tu les as donc laissées entrer dans le bois ?

— Oui, sûrement, puisqu’il n’y a plus rien dans la prairie.

— Et tu n’as pas vu le vieux sanglier ?

— Non, je n’ai pas vu de sanglier du tout.

— C’est bien ; mais, prends bien garde à toi, car tu sais que le jour où il te manquera une tête de bétail, tu seras mis à mort.

— Oui, je le sais.

Le lendemain, Robardic conduisit, comme Li veille, ses bêtes au pâturage, et il les laissa encore entrer dans le bois, et, au coucher du soleil, il les ramena encore, bien repues, et sans qu’il en manquât aucune ; et ainsi pendant huit jours, sans qu’il lui arrivât de voir le sanglier, de sorte que bœufs et vaches engraissaient, à vue d’œil, et le seigneur était très content de son nouveau pâtre. Mais, tout cela l’étonnait beaucoup, et il dit un matin à Robardic :

— J’irai avec toi, aujourd’hui, pour voir comment tu t’y prends.

— Comme vous voudrez, monseigneur, répondit le jeune pâtre.

Et ils partirent tous les deux avec le troupeau. Mais, à peine furent-ils entrés dans le bois, qu’ils virent venir le sanglier vers eux, et ils se hâtèrent de monter chacun sur un arbre. L’animal alla droit à l’arbre sur lequel était Robardic. Celui-ci, assis sur une branche, y mangeait tranquillement le morceau de pain qu’il avait emporté pour son dîner. Le sanglier tourna plusieurs fois autour de l’arbre, puis, levant son groin en l’air, et apercevant le pâtre, il lui dit :

— Si j’avais seulement un morceau, une miette du pain que tu manges là, je déracinerais l’arbre, et je te mangerais !

— Vraiment ? répondit Robardic ; eh bien ! mange cela, pour voir.

Et il jeta un morceau de pain au sanglier. Celui-ci l’avala, puis il se mit à fouir la terre et à creuser au pied de l’arbre, tant et si bien, qu’il l’abattit. Robardic ne riait plus, je vous prie de le croire, mais, il ne perdit pourtant pas la tête, et il appela, vite, le roi des animaux à son secours. Le lion arriva à l’instant, et il se précipita sur le vieux sanglier, et le mit en pièces.

Le seigneur qui, pendant tout ce temps, tremblait de tous ses membres, se rassura alors et descendit de son arbre. Puis, ils retournèrent ensemble au château. Robardic soupa, ce soir-là, avec son maître, qui le prit dès lors en affection.

Le lendemain matin, il conduisit encore ses bêtes au pâturage, mais, comme il n’avait plus rien à redouter du vieux sanglier, il les laissa libres d’aller où elles voulaient, dans la prairie et le bois, et lui-même se mit à parcourir et à explorer le bois. Il se trouva bientôt devant un vieux château, entouré de ronces et d’épines, et dont les murs, les tours et jusqu’au toit étaient envahis par le lierre et autres plantes grimpantes. On l’aurait dit abandonné, depuis plus de cent ans. Il pénétra, avec beaucoup de peine, jusqu’à la cour. Il entra dans le château, par la première porte qui s’offrit à lui, et se trouva dans une vaste cuisine, où il ne vit personne. Mais, dans le foyer, il y avait une énorme marmite au feu, et un bœuf entier y cuisait. Après avoir frappé sur la table et appelé : — N’y a-t-il personne, ici ? comme rien ne répondait ni ne se montrait, il voulut visiter les appartements. Mais, toutes les portes étaient closes. Il sortit alors et entra dans un bâtiment qui était de l’autre côté de la cour, et dont la porte était ouverte. Là, il vit un beau cheval, un chien et une épée et un habillement complet, le tout couleur de la Lune. Il resta quelque temps, saisi d’admiration, à contempler tout cela. Puis, il entra dans une autre écurie, où il vit encore un cheval et un chien, mais plus beaux que les premiers, et une épée et un habillement complet, le tout couleur des étoiles. Enfin, dans une troisième écurie, il vit les mêmes choses, un cheval, un chien, une épée et un habillement complet, le tout de la couleur du soleil. Il ne se lassait pas d’admirer toutes ces merveilles, qui appartenaient au vieux sanglier que le roi des lions avait mis en pièces, car c’était là son château. Mais, comme le soleil allait se coucher, il retourna à son troupeau, et le ramena à l’étable. Il ne dit rien à son maître de ce qu’il avait vu ; mais, toute la nuit, il ne fit qu’en rêver.

Le lendemain matin, comme il se disposait à partir, selon son habitude, il remarqua que tout le monde était triste et pleurait, dans le château. Il en demanda la cause à une vieille cuisinière qui l’avait pris en affection.

— Hélas ! mon fils, lui répondit-elle, nous avons assez sujet d’être tristes et de nous désoler. Tous les sept ans, une jeune fille de la famille de notre maître doit être livrée à un monstre, un serpent à sept têtes, qui se trouve dans une forêt voisine : le tour de notre maison est venu de payer le tribut fatal, et c’est demain que le terme expire. Ah ! si vous saviez comme elle est jolie, et bonne et sage, la pauvre enfant ! Et notre maître n’a d’autre enfant qu’elle : cela brise le cœur d’y songer.

Et la vieille pleurait, à chaudes larmes.

— Et personne ne peut vous délivrer de ce monstre ? demanda Robardic.

— Un animal si redoutable ! qui a sept têtes et qui vomit du feu ! Comment le vaincre ? Des armées entières ont été envoyées contre lui, et il les a détruites, jusqu’au dernier homme !

Robardic ne dit rien de plus. Il alla, comme d’habitude, au bois, avec ses bœufs et ses vaches ; mais, tout le jour, il ne fit que rêver au moyen de sauver la princesse. Le soir, quand il revint, ce n’était que sanglots et cris de douleur, dans tout le château.

Le lendemain matin, après des adieux déchirants, on mit la pauvre jeune fille sur un cheval, le plus mauvais de l’écurie, et ses parents et ses amis l’accompagnèrent jusqu’à la lisière de la forêt. Là, elle descendit de cheval, embrassa encore une fois ses parents, puis elle pénétra, seule, et à pied, dans le bois. Elle allait lentement, en pleurant et en sanglotant, lorsqu’elle vit venir à elle un beau cavalier monté sur un magnifique cheval, suivi d’un chien et couvert d’une armure complète ; le tout était de la couleur de la lune, cheval, chien, épée et armure. C’était Robardic, qui avait pris tout cela à la première écurie du château du vieux sanglier.

— Où allez-vous ainsi, belle demoiselle ? lui demanda le cavalier.

— Hélas ! à la mort, répondit-elle.

— Si jeune et si jolie ! je ne le permettrai pas ; je mourrai moi-même plutôt !

— Hélas ! nul homme au monde ne peut me sauver ; je suis destinée à être dévorée par un monstre qui habite dans cette forêt, un serpent à sept têtes, qui lance du feu et que personne ne peut vaincre.

— Ce n’est pas bien sûr, cela ; montez en croupe derrière moi, et je vous conduirai jusqu’au monstre, et puis, nous verrons bien.

— Excusez-moi, je ne veux pas aller chercher la mort, à cheval ; j’arriverai toujours assez tôt, à pied.

Robardic prit la jeune fille en croupe, et se dirigea avec elle vers la caverne du serpent.

— Jette-moi, vite, cette jeune fille ! lui dit le monstre.

— Doucement, s’il vous plaît, lui répondit Robardic, car si vous voulez l’avoir, il faut que vous la gagniez, et nous combattrons auparavant.

— Songe donc, jeune imprudent, que j’ai sept têtes, et que j’ai déjà détruit des armées entières.

— Et quand tu en aurais quatorze, je n’ai pas peur de toi !

— Jette-moi, vite, cette jeune fille, te dis-je, ou tu t’en repentiras.

— Viens la prendre, si tu veux l’avoir.

Et le serpent avança ses sept têtes hors de son antre, et se mit à lancer du feu. Mais, l’armure de Robardic le protégeait contre le feu, et protégeait aussi la jeune fille, qui s’abritait de son mieux derrière lui. Avec son épée, trempée dans du sang d’aspic, il frappait, comme un enragé, sur le monstre, qui, à chaque coup, poussait un cri épouvantable. Il fit tant et si bien, qu’il coupa six têtes au serpent, qui jamais n’avait été si malmené.

— Quartier, jusqu’à demain ! cria-t-il alors.

— Je le veux bien, répondit Robardic, qui, lui-même, n’était pas fâché de pouvoir se reposer.

Le serpent rentra dans son antre, et Robardic et la jeune fille partirent. Arrivés à la lisière de la forêt, celle-ci y retrouva son cheval ; quant à ses parents, ils étaient tous partis, n’ayant plus aucun espoir de la voir revenir.

— Montez sur votre cheval, lui dit Robardic, et retournez chez vous.

— Venez avec moi, je vous prie, pour que je vous présente à mon père.

— Non, je ne le puis pas, quant à présent ; mais, ayez bon espoir ; demain, vous me trouverez encore ici.

— Dites-moi, au moins, votre nom.

— Pas encore, mais, quand je vous aurai sauvée définitivement.

Ils se séparèrent. La demoiselle retourna, seule, au château de son père, où l’on fut bien étonné de la revoir. On l’embrassa, on pleura de joie, on la pressa de questions, et elle raconta comment elle avait été sauvée par un jeune cavalier, qu’elle avait rencontré dans la forêt, qui avait combattu le serpent et lui avait coupé six têtes : mais, le lendemain, hélas ! il faudrait retourner, car le serpent n’était pas encore mort.

— Qui est ce cavalier ? et pourquoi ne l’avez-vous pas amené ?

— Il a refusé de m’accompagner et de dire son nom. Mais, il a promis de combattre encore pour moi, demain.

Et voilà l’espoir de renaître dans les cœurs, car on se disait que, puisque le serpent n’avait plus qu’une seule tête, le cavalier inconnu, qui lui en avait déjà coupé six, en viendrait facilement à bout.

Robardic, en quittant la jeune fille, était allé reconduire le cheval et le chien et déposer ses armes dans l’écurie du sanglier : puis, il rentra tranquillement au château, au coucher du soleil, avec ses bœufs et ses vaches. Trouvant tout le monde joyeux et content, il feignit d’en être étonné, et en demanda la cause à la vieille cuisinière. Celle-ci lui expliqua tout.

— Et personne ne connaît ce cavalier ? de-manda-t-il.

— Personne ; il a refusé de dire son nom ; mais, il a promis de combattre encore, demain, pour notre jeune maîtresse, et l'on fera en sorte de le reconnaître.

— C’est bien singulier !

Le lendemain matin, Robardic partit, à l’heure ordinaire, avec son troupeau, et peu après, la jeune fille, accompagnée de ses parents, se rendit encore sur le même cheval, à la lisière du bois. On était moins triste, mais, non sans inquiétude, pourtant, car le cavalier inconnu viendrait-il, comme il l’avait promis ?

Après avoir fait de nouveau ses adieux, la jeune fille pénétra, seule encore, dans l’intérieur du bois, lentement et regardant de tous côtés si elle ne verrait pas le cavalier de la veille. Il ne tarda pas à arriver, monté, cette fois, sur un cheval couleur des étoiles, suivi d’un chien et portant des armes de même couleur. Il prit, comme la veille, la demoiselle en croupe, et se dirigea avec elle vers la caverne du serpent.

— Jette-moi, vite, cette jeune fille, lui dit le monstre, en les voyant.

— Tu l’auras, si tu la gagnes ; viens la chercher, lui répondit Robardic.

— Jette-la-moi, te dis-je, ou si tu ne le fais, tu t’en repentiras.

— Bah ! pour une tête qu’il te reste, je pense que je n’aurai pas de peine à l’abattre, puisque, hier, je t’en ai abattu six.

— Tu te trompes grandement, car, au lieu de sept têtes que j’avais hier, j’en ai quatorze aujourd’hui.

— Et quand tu en aurais trente, je m’en soucie peu ; sors-les, vite, et commençons le combat.

Le serpent sortit ses quatorze têtes, et le combat commença, plus terrible que jamais. Il fallait voir Robardic frappant à coups redoublés, avec sa bonne épée, qui détachait une tête, presque à chaque coup. Le monstre le couvrait de feu, et poussait des cris qui faisaient trembler les hommes et les animaux, à plusieurs lieues à la ronde. Enfin, que vous dirai-je ? Robardic combattit tant et si bien, qu’il abattit treize têtes, sur quatorze.

— Quartier, jusqu’à demain ! lui cria encore le serpent. Et il lui accorda encore quartier, car il était aussi bien aise de pouvoir se reposer, après avoir si rudement besogné.

Et il reconduisit la demoiselle jusqu’au lieu où il l’avait prise, en lui disant que le lendemain elle le retrouverait au même endroit. Mais, il refusa encore de dire son nom et de se faire connaître.

La demoiselle retrouva ses parents qui l’attendaient sur la lisière du bois, et ils s’en retournèrent ensemble, tout joyeux et remplis d’espoir, pendant que Robardic allait reconduire son cheval et son chien, et déposer ses armes couleur des étoiles, dans la seconde écurie du château du vieux sanglier. Puis, au coucher du soleil, il revint tranquillement, poussant devant lui son troupeau, comme s’il eût été complètement étranger à tout ce qui se passait.

Enfin, pour abréger, le lendemain, la demoiselle partit pour la caverne du serpent, pour la troisième fois, et elle trouva, comme les deux jours précédents, son cavalier inconnu, qui vint à elle avec un cheval, un chien, une épée et une armure couleur du soleil, cette fois. Il était si beau, si resplendissant, qu’il ressemblait au soleil lui-même. Ils allèrent à la caverne du serpent. Le monstre avait trente têtes, à présent. Aussi, le combat fut-il plus rude que les deux jours précédents, et peu s’en fallut que Robardic ne succombât, cette fois. Pourtant, il vint encore à bout d’abattre les trente têtes. Puis, avec sa bonne épée, il découpa le corps du serpent en menus morceaux, et les dissémina dans le bois, à droite, à gauche, de tous les côtés, pour qu’ils ne pussent pas se rejoindre.

La demoiselle était sauvée, à présent. Elle se jeta au cou de son sauveur et, l’embrassant tendrement, elle lui dit :

— Vous m’avez sauvé la vie ! A présent, du moins, consentirez-vous à me dire votre nom et à venir avec moi chez mon père ?

— Pas encore, mais, sans tarder, vous connaîtrez la vérité,

La demoiselle retrouva, comme la veille, ses parents et ses amis, qui l’attendaient à la lisière du bois, et, en la voyant revenir, ils poussèrent des cris de joie. Toutes les cloches de la ville voisine se mirent aussitôt en branle, et ils s’en retournèrent au château, en chantant et en dansant, et on fit un festin magnifique.

Cependant, Robardic, après avoir reconduit le cheval et le chien et déposé l’épée et l’armure couleur du soleil, dans la troisième écurie du château du vieux sanglier, revint, selon son habitude, au coucher du soleil, poussant tranquillement devant lui ses bœufs et ses vaches. En voyant cette allégresse et ce bonheur succédant subitement à la tristesse et à la douleur, il feignit d’en être étonné, et en demanda la cause.

— Comment, lui répondit-on, vous ne savez donc pas la grande nouvelle ?

— Quelle nouvelle ?

— Notre jeune maîtresse est sauvée ! Le serpent est vaincu et mort !

— Vraiment ? J’en suis bien aise ; mais, qui donc l’a tué ?

— Un cavalier inconnu, qui n’a pas voulu dire son nom, et qui est beau comme le soleil.

— C’est vraiment bien fâcheux qu’on ne sache pas son nom.

Et il ne dit rien de plus.

Les festins, les jeux, les danses et les chants durèrent huit jours entiers. Cependant, Robardic allait tous les matins au bois, comme devant, avec ses bœufs et ses vaches.

La demoiselle dit un jour à son père qu’elle ne serait heureuse que lorsqu’elle connaîtrait le beau cavalier à qui elle devait la vie.

— Mais, comment faire pour le retrouver ? lui demanda le vieux seigneur.

— Il faut faire bannir partout que vous voulez faire des courses, que vous invitez tout le monde à s’y rendre, et que vous donnerez la main de votre fille à celui qui arrivera le premier au but, car il a des chevaux que nul autre ne devancera jamais. Tous devront passer sous la fenêtre de ma chambre, où je me tiendrai, et si mon cavalier vient à passer, je le reconnaîtrai bien.

Ainsi il fut fait. On envoya des messagers de tous les côtés pour annoncer les courses. Au jour convenu, il vint des chevaliers, des seigneurs et jusqu’à des princes, de tous côtés. Tous passèrent sous la fenêtre de la jeune fille, mais, elle ne reconnut aucun d’eux pour son sauveur. Elle en était fort contrariée, lorsqu’on vit arriver, après tous les autres, un cavalier inconnu, monté sur un superbe cheval couleur de la lune. Il passa avec la rapidité de l’éclair.

— C’est lui ! c’est lui ! arrêtez-le ! cria la demoiselle, dès qu’elle le vit.

Mais, le cavalier fit sauter son cheval par dessus le mur de la cour, et disparut. Tout le monde en était étonné, et la demoiselle ne pouvait se consoler de le voir lui échapper de la sorte.

Un paysan Cornouaillais, qui était arrivé le premier au but, réclamait la récompense promise. Mais, il fut décidé que l’épreuve recommencerait, le lendemain.

Le soir venu, le pâtre Robardic rentra, comme d’habitude, avec son troupeau, et personne ne fit attention à lui.

Le lendemain matin, il retourna au bois, avec ses bœufs et ses vaches ; mais, les abandonnant aussitôt, puisqu’il n’avait plus rien à craindre du sanglier, il alla au vieux château et prit, cette fois, le cheval, le chien, l’épée et l’armure couleur des étoiles ; puis, il se rendit aux courses. Quand il arriva, tout le monde avait déjà passé sous les fenêtres de la demoiselle. Dès qu’elle le vit venir, elle cria : — Le voilà ! le voilà ! arrêtez-le !

Mais, il s’enfuit encore, comme la veille.

Cependant le paysan Cornouaillais qui, cette fois encore, était arrivé le premier au but, réclamait instamment sa récompense. Le vieux seigneur était désolé, et sa fille encore davantage. Celle-ci demanda une troisième et dernière épreuve, pour le lendemain. Elle lui fut accordée.

Le même paysan arriva le premier au but. Mais, au même moment, on vit arriver un cavalier resplendissant comme le soleil lui-même. C’était encore Robardic, avec son cheval et son armure de la couleur du soleil.

— C’est lui ! c’est lui ! arrêtez-le ! arrêtez-le ! cria encore la demoiselle, à sa fenêtre.

Cette fois, on avait placé des soldats armés tout autour de la cour, avec ordre d’arrêter le l’inconnu, dès qu’il se montrerait. Au moment où il passait, rapide comme l’éclair, un soldat le blessa au pied avec son épée.

— Je l’ai touché ! s’écria-t-il ; son sang a coulé ! Mais, il s’échappa néanmoins.

Grand était le désespoir de la pauvre demoiselle de se voir réduite à épouser le paysan Cornouaillais. Il fallut pourtant s’y résigner ; mais, il lui restait un dernier espoir. Elle dit à son père d’inviter tous les coureurs à se présenter, le lendemain, au château, pour qu’on visitât leurs pieds. Tous ceux qui avaient pris part aux courses se présentèrent, et leurs pieds furent visités avec soin. Un seul avait une blessure récente au pied droit, et qui pouvait avoir été faite par une épée. C’était un autre paysan Cornouaillais, qui ne valait pas mieux que le premier. Il s’était fait lui-même cette blessure, avec son couteau. La pauvre demoiselle était au désespoir, car elle était certaine que ce n’était pas encore celui-là son sauveur. Comment faire ? Le pâtre Robardic, seul, qui regardait tout cela, d’un air indifférent, n’avait pas montré ses pieds. Voyant cela, elle dit à son père :

— Il y a encore quelqu’un, mon père, dont les pieds n’ont pas été visités.

— Qui donc ? ma fille.

— Le pâtre Robardic.

— Bah ! mon enfant, comment voulez-vous qu’un pâtre, un pauvre garçon comme l’est Robardic, ait pu se montrer un chevalier si courageux et si brillant ; cela n’est pas raisonnable.

— Je ne sais, mon père, mais quelque chose me dit que ce pourrait bien être lui ; faites aussi visiter ses pieds, je vous prie.

Le vieux seigneur fit visiter les pieds de Robardic, uniquement pour contenter sa fille.

On vit alors, avec étonnement, qu’il portait au pied droit une blessure récente, faite par une épée, et alors il avoua tout.

Le paysan Cornouaillais[63], convaincu de fraude, fut écartelé entre quatre chevaux, et Robardic épousa la demoiselle qu’il avait sauvée, et qui était très belle et très riche, et cette récompense lui était bien due.

Il y eut, à cette occasion, des fêtes et des festins, qui durèrent des mois entiers. Tout le monde, dans le pays, y fut invité, les pauvres comme les riches. J’aurais bien voulu me trouver là aussi ; j’aurais soupe un peu mieux que je viens de le faire, n’ayant eu que des pommes de terre cuites à l’eau pour tout régal !


Conté par Marguerite Philippe, de Pluzunet,
(Côtes-du-Nord).



IV


LE MURLU


OU L'HOMME SAUVAGE
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IL y avait autrefois, au château de Keranrais, eu Plouaret, un vieux seigneur qui allait à Rennes ou à Saint-Brieuc, chaque fois que les États de Bretagne s’y réunissaient. Il avait trois filles, Marguerite, Francesa et Aliette, et pas de fils.

Un jour, comme il partait pour se rendre à Rennes, ses filles lui dirent :

— Achetez à chacune de nous, père, un accoutrement de cavalier, pour aller à Paris offrir nos services au roi, qui croira que vous avez trois fils, au lieu de trois filles.

— Cela ne se peut pas, mes enfants, leur répondit-il, car, maintes fois, j’ai dit au roi que j’avais trois filles, et pas un fils.

— C’est égal, père, achetez-nous des accoutrements de cavaliers, et laissez-nous faire, ensuite.

Le vieux seigneur promit et partit, et, les États terminés, il revint avec tout ce qu’il fallait pour l’équipement de trois cavaliers. Les jeunes filles en furent heureuses, et il fut décidé entre elles qu’elles se rendraient à la cour du roi, mais, successivement et une par an, pendant trois ans.

L’aînée, Marguerite, partit la première. Elle fit ses adieux à son père et à ses sœurs et se mit en route.

Mais, dès qu’elle fut sortie de la cour du château, son père prit une vieille arquebuse rouillée, une veste de paysan avec un chapeau à larges bords, et courut à travers champs s’embusquer derrière un tronc d’arbre, au bord d’un chemin creux par où devait passer sa fille. Quand elle vint à passer, il se montra subitement, son fusil à la main, et cria : — « Halte-là ! La bourse ou la vie ! » Aussitôt la jeune fille tourna bride et revint à la maison, où elle arriva toute pâle et toute bouleversée. Son père, qui avait pris à travers champs, l’y avait devancée, et elle lui conta son aventure.

Le lendemain matin, Francesa voulut partir aussi, et il lui arriva absolument comme à sa sœur aînée.

Le troisième jour, ce fut le tour d’Aliette, qui n’avait encore que dix-sept ans. Son père l’éprouva comme les deux autres, en lui demandant la bourse ou la vie, comme un brigand ; mais, au lieu de s’en retourner, comme ses sœurs, elle poussa son cheval en avant, força le passage, et continua sa route jusqu’à Paris.

Elle se rendit immédiatement à la cour, et se présenta au roi comme le fils du seigneur de Keranrais, qui venait se mettre à sa disposition, comme page, ou pour aller à la guerre, comme il lui plairait.

Le roi en fut d’abord étonné et dit :

— Le seigneur de Keranrais m’a dit lui-même qu’il n’avait pas de fils, mais trois filles.

— Excusez-moi, sire, répondit Aliette, sans s’intimider, c’est sans doute une surprise que vous préparait mon père, en parlant ainsi, car je suis bien son fils.

Le roi fut satisfait de l’intelligence et de la bonne mine du jeune homme, et le plaça comme page auprès de la reine. Celle-ci ne tarda pas à devenir amoureuse de lui. Mais, comme le page répondait à ses avances par une indifférence complète, elle en fit une maladie et mourut.

Cependant, une des filles d’honneur de la reine s’étant trouvée enceinte, on en rejeta la faute sur le beau page breton. Le roi le fit venir en sa présence et lui dit qu’il lui fallait épouser la fille d’honneur ou quitter la cour. Il eut beau protester de son innocence, on ne le crut pas. Il avoua alors au roi qu’il était non le fils, mais une des trois filles du seigneur de Keranrais, la plus jeune. Le roi fit vérifier le fait par son médecin, et celui-ci lui assura qu’elle avait dit la vérité.

La fille d’honneur fut écartelée entre quatre chevaux, et Aliette passa alors au service du roi et l’accompagna partout, toujours comme page ; car, seuls, le médecin et lui connaissaient la vérité à son sujet. Le vieux monarque ne tarda pas à devenir aussi amoureux de son beau page ; bien mieux, il l’épousa, et il y eut, à cette occasion, de grands festins et de belles fêtes.

Au bout de neuf mois, la reine eut un fils, un enfant superbe.

Des gens de la cour, en chassant, dans un bois voisin du palais du roi, y virent un jour un animal extraordinaire et comme ils n’en avaient jamais vu jusqu’alors. Ils s’en revinrent tout effrayés le dire au roi. Celui-ci envoya son devin avec une centaine de soldats pour observer l’animal. Le devin, de retour du bois, dit au roi :

— Sire, c’est un Murlu, un animal des plus redoutables.

— Il faut faire en sorte de le prendre, dit le roi, et de me l’amener en vie, de manière à ce qu’on puisse le voir et l’examiner, sans danger.

— Voici, dit le devin, comment on devra s’y prendre pour s’en rendre maître : Il faudra construire une grande cage de fer avec un ressort qui fera que la porte se fermera d’elle-même, quand on y entrera. On portera la cage dans le bois, on y mettra de la viande, des gâteaux et du vin, et on en laissera la porte ouverte. Des soldats se tiendront à l’affût, cachés derrière les troncs d’arbres et des buissons, pour guetter le moment où le Murlu y entrera. Dès qu’il y sera entré, la porte se fermera d’elle-même sur lui. On chargera alors la cage et l’animal sur un chariot et on vous les apportera dans la cour du palais.

On fit comme le devin avait dit, et le Murlu fut amené captif, dans la cage de fer. Il grinçait des dents, mordait les barreaux de sa prison et poussait des cris épouvantables. Le roi mit la clef de la cage dans sa poche, et dit que quiconque rendrait la liberté au Murlu serait puni de mort.

Un jour, le jeune fils du roi jouait avec des boules d’or, dans la cour du palais. Le Murlu, qu’on avait enfermé dans une tour forte, le regardait, à travers les barreaux de fer de sa prison. Le prince lui lança une de ses boules, et elle entra dans la tour, ce qui le contraria beaucoup.

— Rends-moi ma boule, cria-t-il au Murlu.

— Oui, si tu veux m’ouvrir la porte de la tour, répondit celui-ci.

— Je ne puis pas, je n’ai pas la clef.

— Rends-toi à la chambre de ton père, qui dort, en ce moment, prends la clef, qui est dans sa poche, puis viens m’ouvrir, et je te rendrai ta boule.

Le prince déroba la clef à son père, ouvrit la porte de la tour et mit en liberté le Murlu, qui lui rendit sa boule d’or et lui dit :

— Si jamais tu as besoin de secours, — et tu en auras besoin, — appelle-moi et j’arriverai.

Puis, il partit et retourna au bois.

Le prince remit ensuite la clef de la tour dans la poche de son père, qui dormait encore.

Cependant, le roi, qui venait tous les jours voir le Murlu, et lui jeter, à travers les barreaux, des gâteaux, dont il était friand, ne l’apercevant plus, s’en inquiéta. Il ouvrit la porte de la tour et vit qu’il avait disparu. Il entra dans une grande colère, alla trouver la reine, et lui dit :

— Le Murlu est parti ! Qui lui a ouvert la porte de la tour ?

— Je n’en sais rien, répondit-elle.

— Ce ne peut être que vous ou mon fils, car il n’y a que vous deux à pénétrer dans ma chambre, où la clef m’aura été dérobée, pendant mon sommeil.

— C’est moi ! dit le jeune prince.

— Ah ! malheureux ! Pourquoi as-tu fait cela ? J’ai juré de faire mourir celui qui mettrait le Murlu en liberté, quel qu’il fût, et je ne puis manquer à ma parole.

Et le vieux roi était furieux et désolé, à la fois.

— Fuis, mon fils, fuis vite, dit la mère au jeune prince.

Le jeune homme descendit les escaliers, quatre à quatre, traversa lestement la cour et le voilà dans le bois. Il y rencontra le Murlu, qui lui demanda :

— Où vas-tu, mon garçon ?

— Je n’en sais rien ; mais, mon père est furieux de ce que je vous ai mis en liberté, et, si je n’avais pris la fuite, il m’aurait tué.

— Eh bien ! monte sur mon dos, et je vais te porter là où ton père ne te retrouvera pas.

Il monta sur le dos du Murlu, et celui-ci le porta au loin, bien loin, et le déposa à la porte d’un beau palais, en lui disant :

— Voilà le palais du roi de Naples. Va frapper à la porte et demande à être reçu comme valet, garçon d’écurie ou même porcher. Du reste, ne m’oublie pas, et quand tu te trouveras dans quelque danger, appelle-moi à ton secours, et j’arriverai aussitôt.

On le prit pour garder les pourceaux, et on lui promit pour gages un écu pour chaque petit cochon qui naîtrait.

Le lendemain matin, on lui confia deux cents verrats et cent truies, pour les aller garder tout le jour sur une grande lande, près d’un grand bois.

— Ne les laissez pas entrer dans le bois et ramenez-les à l’étable, au coucher du soleil, lui dit-on, pour toute recommandation.

Le Murlu vint lui tenir compagnie, durant la journée. Un peu avant le coucher du soleil, il rassembla son troupeau grognant, et s’aperçut qu’il avait sensiblement augmenté en nombre. En effet, chaque truie avait eu dix petits cochons.

— Voici qui va bien, pour commencer, se dit-il, si l’on me paye comme on me l’a promis.

Il ramena ses bêtes à l’étable : le portier les compta, lui remit un écu par tête d’augmentation, et lui dit :

— Demain, vous irez garder les moutons ; vous aurez encore un écu par tête d’augmentation ; mais aussi, s’il vous en manque une seule, vous serez pendu.

— Ceci commence à devenir peu gai, se dit-il. Il n’en dormit pas, de toute la nuit.

Le lendemain matin, on lui confia cent béliers et deux cents brebis, et il les mena sur la même lande où il avait mené les pourceaux, la veille.

Le Murlu vint encore le trouver et lui dit de laisser entrer ses bêtes dans le bois, u'elles trouveraient de l’herbe à discrétion, tandis que la lande était brûlée et aride.

— Je ne veux pas les laisser entrer dans le bois, répondit-il, car si j’en perds une seule, je serai pendu.

— Fais comme je te dis, répliqua le Murlu, et ne crains lien, pendant que je serai avec toi.

Et voilà tout le troupeau dans le bois.

Dans ce bois, habitait un géant qui enlevait et dévorait tous les animaux du roi qui y entraient. Il voulut enlever tout le troupeau, mais le Murlu l’en empêcha, car il était sans doute plus fort que le géant.

Au coucher du soleil, le Murlu rassembla les béliers et les brebis : il n’en manquait pas un, et bien mieux, chaque brebis avait eu trois petits moutons.

Le prince les ramena à l’étable, et le portier fut bien étonné de voir encore le troupeau plus que doublé en nombre. Il paya un écu pour chaque mouton nouveau-né et dit au berger que, le lendemain matin, il irait garder des vaches et des taureaux.

En effet, on lui confia, le lendemain, un troupeau de deux cents vaches et de cent taureaux, en lui disant encore qu’il aurait un écu pour chaque tête d’augmentation, et qu’il serait pendu, s’il en manquait une seule.

Il se rendit avec son troupeau cornu et beuglant sur la même lande que les jours précédents. Le Murlu vint encore lui dire de laisser aller, sans crainte, ses bêtes dans le bois, où l’herbe était abondante et fraîche. Il ajouta :

— Il te faudra, aujourd’hui, combattre contre le géant.

— Moi, combattre contre le géant ! s’écria-t-il. Comment voulez-vous que je m’en tire ?

— Prends cette épée ; rends-toi avec elle auprès d’une fontaine qui est dans le bois. Le géant y viendra boire, et, te voyant là, il voudra t’exterminer, sur-le-champ. Mais défends-toi avec ton épée et n’aie pas peur, car moi-même je ne serai pas loin de là, et si tu as besoin de secours, tu en trouveras.

Le prince se rend à la fontaine, pas trop rassuré, malgré les paroles du Murlu ; il s’assoit sur une pierre, près de l’eau, et attend. Le géant ne tarde pas à venir.

— Ah ! te voilà, s’écrie-t-il, fils du roi de France, qui es devenu gardeur de vaches, de moutons et de cochons ! Tes bêtes viennent paître sur mes terres, et elles m’appartiennent, par cela même.

— Il faudra les gagner, à la pointe de l’épée, répond le prince.

— Comment ! petit avorton, tu oses parler de me résister ? Je vais te punir de ton insolence.

El le combat commença aussitôt. Le géant était loin de s’attendre à cette résistance. A chaque coup que lui portait le prince, de sa bonne épée enchantée, il poussait un cri épouvantable, qui faisait trembler de peur tous les animaux du bois. Le combat dura deux heures. Le géant finit par demander quartier : mais, le prince refusa et lui trancha la tête.

Le Murlu se montra alors et dit au vainqueur :

— Rends-toi, à présent, au château du géant, qui est ici près. Il y a là des chambres pleines d’argent, d’or et de pierres précieuses de la plus grande valeur. Remplis-en tes poches, puis reviens rejoindre ton troupeau.

Le prince alla au château du géant et n’y trouva personne. Il fut étonné de voir les richesses immenses qui y étaient entassées, de tous côtés. Il remplit ses poches d’or et de diamants et revint, avant le coucher du soleil, pour ramener son troupeau à l’étable.

En le voyant rentrer avec toutes ses bêtes, et un petit veau à côté de chaque vache, le portier se dit que ce jeune pâtre devait être un magicien, et qu’il n’avait pas son pareil au monde. Le roi lui-même en était émerveillé et très content, car jusqu’alors, le géant prélevait sur son bétail tout ce qu’il lui plaisait.

Le prince eût bien pu, à présent, quitter le métier et aller courir le monde, à sa fantaisie, puisqu’il avait de l’or et des diamants, à discrétion. Il continua néanmoins d’aller, tous les matins, garder les troupeaux du roi, sur la grande lande et dans le bois, et le Murlu venait presque tous les jours lui tenir société.

Un jour qu’il était seul avec ses bêtes dans le bois, il vit passer une jeune demoiselle, accompagnée de cinquante chevaliers tous armés. La pauvre fille pleurait, à faire pitié. Il s’approcha et reconnut en elle la fille du roi.

— Où allez-vous de la sorte, princesse, lui demanda-t-il, et qu’est-ce qui cause votre désolation ?

— Hélas ! on me conduit à un serpent à sept têtes qui habite dans ce bois.

— Comment ! et ces chevaliers ne peuvent vous protéger contre lui ?

— Hélas ! c’est un monstre si terrible, qu’une armée entière serait impuissante contre lui ; mon père l’a, du reste, éprouvé plus d’une fois.

— Eh bien ! si ces cinquante chevaliers ne sont bons qu’à vous conduire à la mort, qu’ils s’en retournent à la maison ; moi, je vous arracherai, tout seul, au monstre, ou j’y perdrai aussi la vie.

Alors, il appela le Murlu à son secours. Le Murlu se présenta aussitôt, sous la forme d’un beau cheval. Le prince sauta sur son dos, prit la princesse en croupe et se dirigea vers la caverne du serpent.

— Jette-moi la princesse, dit celui-ci, qui attendait, à l’entrée de la caverne.

— Viens la prendre, lui répondit le prince.

— Jette-la-moi, vite, te dis-je, ou tu t’en repentiras.

— Si tu veux l’avoir, il te faudra la gagner, car je suis bien décidé à te la disputer.

Alors le monstre se mit à lancer du feu de ses sept gueules. Mais, le cheval vomissait sur lui tout autant d’eau et éteignait le feu. De son côté, le prince besognait avec la bonne épée avec laquelle il avait déjà tué le géant, et il fit tant et si bien qu’il abattit six têtes au monstre.

— Quartier jusqu’à demain ! cria-t-il alors.

— Je le veux bien, répondit le prince, qui avait lui-même grand besoin de repos.

— Retournez à la maison, princesse, dit-il ensuite à sa protégée, et revenez demain.

— Accompagnez-moi, répondit-elle, pour que je vous présente à mon père.

— Non, je ne puis pas aller avec vous, aujourd’hui ; plus tard, nous verrons.

La princesse revint donc seule à la maison, et la joie y fut grande, car personne ne s’attendait à la revoir.

Elle raconta tout à son père, et celui-ci lui dit :

— Pourquoi ne m’avoir pas amené le vaillant chevalier qui a combattu pour vous, ma fille ?

— Je l’ai bien prié de m’accompagner, mon père, mais, il m’a répondu qu’il ne le pouvait pas encore.

Le lendemain, la princesse retourna à la forêt, accompagnée, comme la veille, de cinquante chevaliers.

Son protecteur de la veille vint encore à sa rencontre, la prit en croupe et poussa au monstre. Celui-ci avait ses sept têtes, comme si rien ne lui était arrivé, la veille, et paraissait plus furieux et plus redoutable que jamais.

Le combat commença aussitôt, et l’on se battit, de part et d’autre, avec acharnement, le serpent lançant du feu par ses sept gueules, le cheval vomissant des torrents d’eau, et le prince frappant le monstre de sa bonne épée. Enfin, les sept têtes du monstre furent abattues.

— A présent, du moins, vous voudrez bien m’accompagner chez mon père, afin que je puisse lui présenter mon sauveur ? dit la princesse au prince.

— Pas encore, répondit celui-ci ; retournez seule à la maison, et plus tard, bientôt, vous me reverrez.

Et elle s’en retourna encore sans lui, à son grand regret, et le pâtre rentra tranquillement, le soir, avec son troupeau, comme s’il ne savait rien de ce qui s’était passé.

Toute la cour et la ville étaient en allégresse et en fête, et les cloches sonnaient, à grande volée, à tous les clochers. Il y eut aussi un grand festin. Il feignit d’être étonné de tout cela, et en demanda la cause.

Cependant le vieux roi était désireux de connaître le sauveur de sa fille, et il fit publier par tout le royaume qu’il n’avait qu’à se présenter à la cour, faire la preuve, et, quel qu’il pût être, il lui accorderait la main de la princesse.

Un charbonnier, en passant par la forêt, aperçut les sept têtes du serpent, coupées et gisant à terre. Il avait connaissance de la promesse du roi ; aussi, se hâta-t-il de mettre les têtes dans un sac et de se présenter à la cour pour réclamer la récompense promise. La princesse avait beau protester et dire que ce n’était pas là l’homme qui l’avait arrachée au monstre, le charbonnier disait pour sa raison :

— Voilà les sept têtes du serpent, que j’apporte ; quelqu’un ici prétend-il les avoir coupées ?

— C’est évident, disait le roi, il n’y a rien à répondre à cela, et je ne puis pas aller contre ma parole : cet homme vous a sauvé la vie, et il est juste qu’il en soit récompensé, comme je l’ai promis : les noces auront lieu, dans la huitaine.

Voilà la princesse fort en peine, car le charbonnier était laid et mal élevé, autant que le prince était beau, intelligent et galant.

On s’occupa immédiatement des préparatifs de la noce.

Le charbonnier se croyait sûr de son affaire, et se vantait partout, à qui voulait l’entendre, en racontant les péripéties de son combat avec le serpent, quand le berger se présenta aussi, avec un petit sac sur l’épaule, et demanda à parler au roi, en la présence de la princesse et de son prétendu sauveur.

Le roi leur donna audience, devant toute la cour.

Le berger dit que c’était lui, et nul autre, qui avait tué le serpent et délivré la princesse.

— Comment oses-tu parler de la sorte, méchant imposteur ? Ne l’écoutez pas, sire, et faites-le mettre en prison, s’écria le charbonnier.

La princesse, qui avait reconnu son sauveur, se leva alors et dit :

— Oui, mon père, c’est lui ! Je le reconnais bien ; c’est lui qui a combattu pour moi et tué le serpent.

— Qu’il le prouve, alors, cria le charbonnier ; voici ma preuve, à moi ! Qu’il en donne une meilleure, s’il le peut.

Et il tira de son sac les têtes du serpent.

— Produisez vos preuves, dit le roi au berger.

— C’est ce que je vais faire, sire, répondit celui-ci. Voilà bien, en effet, les têtes du serpent : je les reconnais ; mais, où sont les langues ? Ouvrez les sept gueules, vous ne trouverez de langues dans aucune d’elles.

Le roi donna l’ordre à un valet d’ouvrir les gueules, devant tout le monde, et on constata que toutes elles étaient sans langue.

— Que sont devenues les langues ? demanda le roi.

— Les voici, sire ! dit le berger ; et il s’avança vers le roi et jeta à ses pieds les sept langues du serpent.

On les rapprocha de la partie restée dans les gueules et on vit qu’elles s’y adaptaient parfaitement.

— Jugez, à présent, sire, qui est l’imposteur, dit le berger.

Le roi,s’adressant à ses valets, en montrant du doigt le charbonnier, s’écria alors :

— Saisissez cet homme, faites chauffer un four et jetez-le dans le feu !

Ce qui fut fait.

Alors, le fils du roi de France épousa la fille du roi de Naples, et il y eut, à cette occasion, de grands festins et de belles fêtes.

Comme on était à table, le premier jour, le Murlu parut tout à coup dans la salle du festin. Tout le monde se leva, saisi de frayeur, et voulut fuir. Mais le monstre, changeant soudain de forme, se présenta sous les traits d’une belle reine et parla de la sorte :

— Je suis la première femme du roi de France. Pour me punir d’avoir voulu séduire le premier page qu’il me donna, et qui était une jeune fille déguisée, laquelle devint plus tard la mère de ce jeune et vaillant prince, dont vous célébrez aujourd’hui le mariage, j’avais été condamnée à rester sous la forme que je viens de quitter, jusqu’à ce que j’eusse réussi à marier le prince à une princesse qu’il aurait sauvée du serpent qui devait la dévorer.

Ces conditions sont accomplies et mon expiation est terminée.

Et, ayant prononcé ces paroles, elle s’évanouit et disparut.


(Conté par Guillaume Garandel, à Plouaret, 1871.)


A rapprocher du conte de Straparole, Nuit V, fable I.

« Guerrin, fils unique de Philippe Marie, roy de Sicile, délivre un homme sauvage de la prison du père, et la mère, pour la crainte du père, l’envoya en exil, et l’homme sauvage, estant apprivoisé, délivra Guerrin de plusieurs grands inconvéniens. »



V


LE CAPITAINE LIXUR


OU LE SATYRE[64]
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UN seigneur vivait tranquillement à la campagne avec ses trois enfants, trois filles. Il était veuf.

Mais, la guerre éclata tout à coup, et il reçut l’ordre de son roi de se rendre à l’armée, avec un cheval, et équipé à ses frais, comme c’était la coutume autrefois. Le voilà désolé, à la pensée qu’il lui faudrait abandonner ses filles, sans appui et sans protection.

— Ne vous inquiétez pas ainsi, mon père, lui dit sa fille aînée, je partirai à votre place.

— Hélas ! ma pauvre enfant, lui répondit-il, cela n’est pas possible.

— Vous vous trompez, mon père, et vous verrez que, quand j’aurai revêtu votre équipement de guerre, je ferai un beau soldat et que personne ne se doutera que je suis fille.

Elle insista tant, que son père consentit à la laisser partir. Mais, dès qu’elle fut sortie de la cour, il prit son fusil et courut à travers champs l’attendre au bord d’une route où elle devait passer. Il voulait l’éprouver. Il se cacha derrière un buisson, et, quand il la vit venir, il tira sur elle, à poudre, en criant : — « La bourse ou la vie ! »

La fille tourna bride aussitôt, et courut à la maison, tout effrayée.

Son père y était rendu avant elle et lui dit :

— Qu’y a-t-il de nouveau, mon enfant ? Il me semble que tu n’es pas allée loin.

— J’ai été attaquée par une bande de voleurs, qui ont tiré sur moi, et j’ai été heureuse de pouvoir leur échapper.

— Quand je te disais, ma pauvre enfant, que tu n’irais pas loin ! Mais, je suis heureux de te voir revenue sans mal, et je partirai moi-même demain matin.

— Non pas, mon père, dit la puînée, c’est moi qui partirai demain, et vous resterez à la maison avec mes sœurs.

Et la puînée partit aussi, le lendemain. Mais, elle n’alla pas plus loin que son aînée, et s’en retourna bientôt, tout effarée, en disant qu’elle aussi avait rencontré des brigands, qui avaient tiré sur elle et l’avaient poursuivie jusqu’à la porte du château.

C’était tout simplement son père, qui avait voulu l’éprouver, comme son aînée.

— A mon tour, à présent, dit la cadette, et je partirai aussi, demain matin.

— Ma pauvre enfant ! lui dit son père, tu vois ce qui est arrivé à tes sœurs.

— Peu importe, répondit-elle, je veux aussi essayer.

Et elle partit, en effet, le lendemain matin, pleine de courage et de résolution.

Son père alla aussi l’attendre au bord de la route et déchargea encore son fusil, quand il la vit venir. Mais, au lieu de s’en retourner, comme ses sœurs, elle éperonna son cheval et passa outre.

En arrivant à Paris, elle alla tout droit trouver le roi, et lui dit que son père, vieux et malade, ne pouvant se rendre à l’armée, y envoie son fils, à sa place.

— C’est fort bien, répondit le roi.

On lui apprit l’exercice, à faire des armes, et elle faisait des progrès si rapides, qu’elle monta vite en grade. Au bout d’un an, elle était capitaine.

Un jour que l’on passait une grande revue, dans la cour du palais du roi, et que la reine y assistait, à son balcon, elle remarqua le jeune officier, et lui trouva si bonne mine et une tournure si distinguée, qu’elle voulut l’avoir pour page. Elle le demanda au roi, qui le lui accorda volontiers. On l’appelait à l’armée le capitaine Lixur.

Le beau page suivait partout la reine. Souvent, elle lui faisait chanter des chansons ou conter des contes de son pays, et elle y prenait beaucoup de plaisir. Elle devint amoureuse de son page, et lui tenait souvent de tendres propos et le regardait d’un air langoureux ; mais, le jeune officier feignait de n’y rien comprendre. Les courtisans et les dames de la cour ne tardèrent pas à devenir jaloux de la faveur dont il jouissait, et ils cherchèrent à se débarrasser de lui. Ils délibérèrent sur la manière dont il fallait s’y prendre, et il fut convenu que l’on dirait au roi que le capitaine Lixur s’était vanté d’être capable de tuer le sanglier du bois voisin, qui causait tant de ravages dans le pays.

Un des courtisans alla donc trouver le roi et lui dit :

— Si vous saviez, sire, ce dont s’est vanté le capitaine Lixur ?

— De quoi s’est-il donc vanté ?

— De tuer le sanglier de la forêt, qui vous fait tant de mal.

— Ce n’est pas possible : un animal si terrible et qui a mis en fuite et maltraité des régiments entiers envoyés pour le prendre.

— Je vous assure, sire, qu’il a dit qu’il en viendrait facilement à bout.

— S’il l’a dit, il faut qu’il le fasse, ou il n’y a que la mort pour lui. Dites-lui de venir me parler.

Le capitaine Lixur se rendit auprès du roi, qui lui dit :

— Comment, capitaine Lixur, vous avez dit être capable de me délivrer du vieux sanglier qui désole tout le pays.

— Je n’ai jamais dit rien de semblable, sire.

— Si, vous l’avez dit, et il faut que vous le fassiez, ou il n’y a que la mort pour vous. Je vous ferai donner tout ce dont vous aurez besoin pour cela. Allez donc et délivrez-moi vite de ce monstre, qui me cause plus de mal que toute une armée ennemie.

Le capitaine, obligé de faire contre mauvaise fortune bon cœur, prit ses armes, monta à cheval et se dirigea vers le bois, tout rêveur et triste. Avant d’y pénétrer, il descendit de cheval et s’assit sur l’herbe, près d’une fontaine, pour manger un morceau et boire un coup, afin de ranimer ses forces et son courage, car il n’était rien moins que rassuré. Il vit bientôt venir à lui une vieille femme, couverte de guenilles, courbée sur un bâton de houx et se traînant à grand’peine. Et elle dit, d’une voix tremblante :

— Ayez la bonté de me donner quelques miettes de votre repas, mon bon seigneur, car je n’ai pas mangé depuis longtemps et je me meurs de faim.

— Avec plaisir, grand’mère.

Et il lui donna du pain blanc, un peu de lard et un verre de vin, que la vieille mangea et but ; puis elle dit :

— Tu as été bien avisé, capitaine Lixur, de me traiter comme tu l’as fait, et tu t’en trouveras bien. Je sais où tu vas et ce qui t’embarrasse. Le roi t’a ordonné, sous peine de mort, de prendre et de lui amener, mort ou vif, le vieux sanglier de la forêt, dont personne n’a pu venir à bout, jusqu’à présent. Toi, tu y réussiras, avec mon aide, et à la condition de faire bien exactement ce que je te dirai. Écoute-moi donc bien : Quand tu auras pénétré sous le bois, tu rencontreras, vers le sud, une vieille chapelle en ruine, dont le toit s’est effondré, et où l’ortie, les ronces et les herbes folles poussent en liberté. Tous les jours, à midi juste, le sanglier y vient se rouler sur la pierre sacrée de l’autel, renversée à terre. Cache-toi derrière la porte, et, dès que l’animal aura pénétré dans la chapelle, sors vite et tire la porte derrière toi, pour l’empêcher de sortir. Puis, tu courras à une petite fenêtre, qui est du côté du Levant, et par où tu verras le sanglier, étendu tout de son long sur la pierre de l’autel. Il est noir, avec une marque blanche au milieu du front. Tu le viseras à cet endroit, et, si tu peux l’y atteindre, il mourra aussitôt, en poussant des grognements et des cris épouvantables.

Le capitaine Lixur remercia la vieille, qui se retira alors, en lui souhaitant bonne chance.

Il remonta à cheval et pénétra sous le bois, un peu rassuré. Il trouva facilement la vieille chapelle en ruine, y enferma le sanglier, qui ne manqua pas d’arriver, à midi sonnant, le visa au front, par la petite fenêtre du côté du Levant, et le tua roide. Puis, il le chargea sur son cheval et s’en retourna tranquillement au palais du roi.

Quand on le vit rentrer en ville, avec le monstre privé de vie, ce fut une joie et une allégresse générale, car la bonne nouvelle se répandit vite, dans tous les quartiers, et l’on criait sur son passage : — « Vive le capitaine Lixur, qui nous a délivrés du sanglier ! »

Le roi aussi était au comble de la joie, et il invita le capitaine Lixur à dîner à sa table, avec les principaux de la cour.

Cependant, l’amour de la reine pour son beau et vaillant page augmentait chaque jour, et la situation de celui-ci devenait fort embarrassante. Mais, à toutes les attentions et aux avances dont il était l’objet, il opposait une indifférence absolue et feignait de ne rien comprendre. Si bien que la reine, dépitée, lui demanda un jour :

— De quel pays êtes-vous, capitaine Lixur ?

— De la Basse-Bretagne, Madame.

— Est-ce qu’il y a aussi des hommes intelligents, dans ce pays-là ?

— Autant qu’en aucun autre du monde, Madame.

— On ne le dirait vraiment pas, d’après ce que j’en connais.

Il feignit de ne pas comprendre, et ne répondit point.

La reine était furieuse et ne pouvait se contenir. Elle alla trouver le roi et lui dit :

— Si vous saviez, sire, ce qu’a dit le capitaine Lixur ?

— Qu’a donc dit le capitaine Lixur ?

— Il a dit qu’il était capable de prendre la Licorne et de l’amener ici, comme il l’a fait du sanglier.

— Il n’est pas possible qu’il ait dit cela, à moins d’avoir complètement perdu la tète. Songez donc que la Licorne traverse de sa corne unique neuf grands troncs de chênes de rang, et qu’elle m’a détruit des armées entières envoyées pour s’emparer d’elle.

— Il l’a dit, je vous l’affirme. Depuis qu’il a pris le sanglier de la forêt, cet homme ne doute de rien, et se croit capable de tout. Vous lui diriez d’aller vous chercher la lune, qu’il ne dirait pas non.

— Eh bien ! faites-lui dire de venir me parler ; s’il l’a dit, il faut qu’il le fasse ; il me rendra un fier service, s’il peut me débarrasser de la Licorne.

Et l’on prévint le capitaine que le roi voulait lui parler.

— Comment, capitaine Lixur, lui dit le vieux monarque, vous avez dit que vous étiez capable de prendre la Licorne et de me l’amener, comme vous l’avez fait du sanglier ?

— Sire, je n’ai jamais dit rien de semblable, et ceux qui prétendent le contraire ne me veulent que du mal.

— Vous l’avez dit, capitaine Lixur, je le sais de bonne part, et il faut que vous le fassiez, ou il n’y a que la mort pour vous. Allez et songez à tenir votre parole.

Le capitaine s’en retourna, tout triste.

— Si la vieille fée de la forêt, pensait-il, ne vient encore à mon secours, je suis perdu.

Le lendemain matin, au lever du soleil, il se met en route. Arrivé à la lisière du bois, il s’asseoit sur le gazon, au même endroit que la première fois, pour manger un morceau et boire une goutte. Il aperçoit encore la vieille qui s’avance vers lui, lentement et courbée sur son bâton, et cette vue le rassure. Il se lève et va au-devant d’elle, son chapeau à la main. Il la fait manger et boire, puis elle lui parla de la sorte :

— Votre épreuve, ma pauvre enfant (elle savait bien qui elle était), est des plus périlleuses. Pourtant, avec mon aide et si vous faites de point en point comme je vous dirai, vous pourrez encore vous en tirer. Écoutez-moi donc bien. La Licorne est un terrible animal. Elle transperce de rang neuf troncs de grands chênes, de la corne unique qu’elle porte au milieu du front. Elle arrivera à midi, juste. Elle s’annoncera par un cri qui fera trembler de frayeur tous les animaux de la forêt. Elle viendra du côté du midi. Vous verrez neuf grands chênes, rangés sur la même ligne, et dont les troncs sont percés de part en part de plusieurs trous. Tous les jours, elle vient éprouver ses forces contre ces chênes. Vous vous cacherez derrière le dernier, au nord, non pas au milieu du tronc, autrement, vous seriez transpercée vous-même, mais un peu de côté. La Licorne prendra son élan, poussera un cri terrible et se précipitera sur les arbres, du côté du midi. Sa corne dépassera le neuvième et viendra sortir près de vous. Dès que vous la verrez, vous sortirez de votre cachette, vous courrez à la bête et lui couperez le cou avec votre sabre. Vous n’aurez rien à craindre, car il lui faut plus de temps pour retirer sa corne des arbres que pour l’y enfoncer. Ayez bien soin aussi qu’elle ne vous aperçoive pas avant d’avoir enfoncé sa corne dans les arbres, car son regard seul suffirait pour vous donner la mort. Allez, mon enfant, du courage et bonne chance.

Et la vieille se retira alors.

Le capitaine Lixur, rassuré, pénétra dans le bois. Il reconnut facilement, à leurs trous, les arbres que la fée lui avait désignés. Midi approchait, et il se cacha derrière le dernier, au nord. Bientôt il entendit un cri épouvantable, qui le glaça de frayeur, bien qu’il ne fût pas peureux. Et la Licorne arriva, un instant après. Elle prit son élan, poussa un autre cri, fondit tête baissée sur le premier des neuf chênes, au midi, et la pointe de sa corne sortit du dernier, si près du capitaine Lixur, que la peau de sa cuisse en fut effleurée. Cependant il n’en perdit pas la tête, et il courut à la bête, son bon sabre à la main, et lui coupa la tête. Mais, ne pouvant l’emporter, à cause de sa corne, engagée dans les neufs troncs de chênes, il chargea à grand’peine son corps sur son cheval, et reprit tranquillement le chemin de la ville. Une foule nombreuse était accourue à sa rencontre, et le conduisit en triomphe jusqu’au palais du roi, avec des chants et des cris de joie. Le roi vint lui-même le recevoir, à la porte de son palais, et l’embrassa devant tout le monde. Puis, il y eut un grand dîner, à la cour, suivi d’illuminations et de réjouissances publiques.

Les fêtes terminées, le capitaine Lixur reprit ses fonctions de page auprès de la reine, qui avait demandé à le conserver, car le roi voulait l’élever au grade de général. La reine ne connut plus de frein à sa passion ; elle embrassait son page, lui tenait des propos libertins… C’en était honteux.

Cependant le jeune homme restait indifférent et impassible, ce qui l’exaspérait jusqu’à la folie.

— O le sot Breton ! s’écriait-elle ; il me dédaigne ! Mais, il me le paiera.

Et elle courut trouver le roi, furieuse.

— Sire, sire, s’écria-t-elle, le capitaine Lixur s’est vanté de prendre et de vous amener captif le Satyre, ce monstre qui désole et terrifie tout le royaume.

— Encore le capitaine Lixur ! s’écria le roi, qui commençait à croire qu’il y avait en tout ceci plus de malveillance que de véritable intérêt pour lui et ses sujets ; laissez-lui donc un peu de paix ; on dirait que vous voulez sa mort ; je ne puis croire, du reste, qu’il se soit vanté de ce que vous dites.

— Je vous affirme qu’il s’est vanté de vous amener le Satyre captif, et ce monstre vous fait trop de mal, à vous et à vos sujets, pour que vous hésitiez un moment à profiter de l’occasion qui se présente de vous en délivrer.

— Il faut, si ce que vous dites est vrai, que le capitaine Lixur ait complètement perdu la tête ; ses succès contre le Sanglier et la Licorne lui auront sans doute inspiré tant de présomption. Mais, il ne sait pas ce que c’est que le Satyre : un monstre qui n’a pas son pareil, au monde, et qui fait le désert partout autour de lui ; le venin et la puanteur qu’il exhale frappent de mort tout ce qui vit à sept lieues à la ronde autour de lui ; il m’a détruit des armées entières envoyées contre lui.

— Raison de plus pour que vous ne négligiez pas l’occasion qui s’offre à vous de vous débarrasser d’un tel fléau. Le capitaine Lixur a réussi à tuer le Sanglier et la Licorne, qui étaient cependant deux monstres bien redoutables, et rien ne vous assure qu’il sera moins heureux contre le Satyre ; il faut toujours essayer.

— Eh bien ! faites dire au capitaine Lixur de venir me parler.

Et le capitaine Lixur se présenta encore devant le roi, avec de sombres pressentiments.

— Vous vous êtes donc encore vanté, capitaine Lixur, lui dit le vieux monarque, de pouvoir me délivrer du Satyre, comme vous l’avez fait du Sanglier et de la Licorne ?

— Croyez bien, sire, que jamais je n’ai rien dit de semblable, et la personne qui vous a dit le contraire en veut certainement à ma vie.

— C’est aussi ce que vous me disiez pour le Sanglier et la Licorne ; mais, je connais trop bien votre bravoure, et le Satyre me fait trop de mal, à moi et à tous mes sujets, pour que j’hésite un instant à saisir l’occasion de nous en délivrer.

— C’est à moi-même qu’il l’a dit, sire, interrompit la reine, qui avait voulu assister à l’entrevue.

— Vous l’entendez, capitaine Lixur ? reprit le roi ; il faut que vous m’ameniez le monstre, mort ou vif, ou il n’y a que la mort pour vous.

— Puisqu’il en est ainsi, autant vaut être tué par le Satyre que par vos soldats. Vous me donnerez au moins tout ce dont j’ai besoin pour tenter l’aventure ?

— Oui, vous n’avez qu’à demander.

— Il me faut d’abord un bon cheval, pour me porter, puis sept autres chevaux avec leur charge d’argent.

— C’est beaucoup, mais, si vous me délivrez du Satyre, j’y gagnerai encore : vous les aurez.

Le lendemain matin, le capitaine Lixur se mit en route, monté sur un beau cheval et suivi de sept autres chevaux portant des sacs pleins d’argent. Après plusieurs jours de marche, il arriva à la forêt des Ardennes, où se tenait le Satyre. Il descendit de cheval et s’assit près d’une fontaine, pour manger un morceau et boire un coup, avant d’entrer dans le bois. Il était très inquiet de n’avoir pas rencontré la vieille fée, dans son chemin, et il conservait peu d’espoir de la revoir, tant il était loin du lieu où elle s’était déjà montrée à lui. Néanmoins, elle vint encore, et dès qu’il l’aperçut, il courut à sa rencontre et l’embrassa. Ils mangèrent un peu, burent du vieux vin de la cave du roi, puis la vieille parla de la sorte :

— On te met à de dures épreuves, ma pauvre enfant ; c’est la reine qui est cause de tout. Mais, son tour viendra aussi d’être éprouvée.

On t’envoie prendre le Satyre, dans la forêt des Ardennes. Je ne saurais te dire le nombre des rois, des princes, des ducs et des généraux qui ont déjà tenté l’aventure, et y ont perdu la vie. Et pourtant, quelque périlleuse que soit l’entreprise, tu pourras encore t’en tirer à ton honneur, si tu fais exactement tout ce que je te dirai. Écoute-moi donc bien. Le monstre habite une caverne sombre et profonde, au milieu de la forêt, à sept lieues d’ici. Ni homme ni animal vivant ne peut l’approcher, à sept lieues à la ronde, à cause de l’odeur infecte et du venin mortel dont il empoisonne l’air : de plus, un seul regard de lui suffit pour donner la mort. Mais, voici un onguent dont tu te frotteras le visage et les mains, et qui te préservera de l’infection. Si tu parviens à éviter ses regards et à passer inaperçu, tout ira bien. Voici comment tu devras te conduire : écoute bien.

Le Satyre ne sort de sa caverne que vers l’heure de midi, chaque jour, pour se promener au soleil. Il est rouge comme le feu, et quand le soleil donne dessus, il n’est œil d’homme ou d’animal qui puisse le regarder, sans en être aveuglé, et celui sur qui tombe son regard tombe aussitôt mort, comme une mouche. Il faudra donc, avant tout, éviter son regard, et pour cela, voici ce que tu devras faire : la nuit, pendant que le monstre dormira, tu placeras, sur une seule ligne, neuf bassins de cuivre remplis de lait doux, depuis l’entrée de la caverne jusqu’à un grand chêne, qui en est à environ deux cents pas, et sur lequel tu monteras. Tu disposeras les bassins à vingt pas l’un de l’autre, et, dans les intervalles, tu sèmeras des morceaux de pain blanc trempés dans le lait, que le Satyre mangera, tout en marchant, ce qui l’empêchera de lever les yeux et de t’apercevoir, sur l’arbre où tu te tiendras. A mesure qu’il boira du lait, il perdra de son venin et de sa puanteur, et quand il sera arrivé sous ton arbre, après avoir épuisé les neuf bassins, tu crieras : « Holà, Satyre, te voilà pris[65]. » Alors, il lèvera la tête et sourira, à sa guise, en te voyant sur l’arbre. Tu descendras aussitôt et lui passeras un licol au cou, sans qu’il oppose aucune résistance, et il te suivra, doux et tranquille comme un agneau. Tu le conduiras au palais du roi, et là, il dira des vérités qui étonneront tous ceux qui les entendront.

Voilà, mon enfant, comme tu devras te conduire, pour mener ton entreprise à bonne fin. Et maintenant, je te fais mes adieux, car tu ne me reverras plus.

Et la fée disparut.

Le capitaine Lixur, rassuré désormais, s’occupa aussitôt des préparatifs de son entreprise. Comme l’argent ne lui manquait point, il trouva facilement les bassins de cuivre et le lait dont il avait besoin. Pendant la nuit, il posa les bassins sur des trépieds, depuis l’entrée de la caverne jusqu’au chêne que la fée lui avait désigné, il les remplit de lait, sema des morceaux de pain blanc trempés de lait dans les intervalles, fit tout enfin comme on le lui avait recommandé, et, à dix heures du matin, toutes ses dispositions étaient prises. Puis, il monta sur l’arbre et attendit. Aucun être vivant ne se faisait voir ni entendre, dans la forêt, tant l’air était infecté et mortel ; mais, sa pommade le garantissait contre l’infection. Le temps était beau et le soleil brillait. A midi, le monstre sortit de sa caverne. Il était rouge ardent, et ressemblait assez à un poulain d’un an, ou environ. A la vue des bassins de cuivre, rangés à la file, sur leurs trépieds, il parut étonné. Il s’approcha du premier, le flaira et le huma avec avidité. Puis le second, le troisième et le quatrième furent vidés, avec la même rapidité. Et à mesure que le lait disparaissait, l’air se purifiait et devenait respirable. Quand le dernier bassin, placé sous l’arbre, fut aussi absorbé, le capitaine Lixur cria :

— Holà ! Satyre, te voilà pris !

Et l’animal leva alors la tête, aperçut le capitaine Lixur sur l’arbre et fit : « Hen ! hen ! hen !.. » en secouant la tête et lui souriant, à sa guise. Le capitaine descendit alors de l’arbre, passa un licol de chanvre au cou du Satyre, qui se laissa faire, et lui dit :

— Suis-moi à la cour du roi.

Et l’animal le suivit, aussi tranquillement qu’un jeune poulain que l’on ramènerait du champ à son écurie.

A peine furent-ils sortis de la forêt, qu’ils rencontrèrent, sur la route, le convoi d’un petit enfant que l’on conduisait au cimetière. Le père, la mère et les parents suivaient en pleurant, les prêtres chantaient devant. Le Satyre se mit à rire, en secouant la tête et en faisant : « Hen ! hen ! hen ! »

— Pourquoi donc rit-il, quand les autres pleurent ? se demanda le capitaine Lixur.

Plus loin, comme ils passaient sur la place publique d’une petite ville, on se préparait à y pendre un grand criminel, et il y avait une grande affluence de spectateurs.

Le Satyre se mit à pleurer.

— Que signifie ceci ? se demanda encore le capitaine ; tout le monde est heureux de voir délivrer le pays d’un criminel que chacun redoutait, et mon animal pleure !

Ils vinrent à passer, un peu plus loin, au bord de la mer. La mer était mauvaise, et l’on voyait du rivage un navire qui naufrageait. Tout l’équipage était sur le pont, en prière, et élevant les yeux et les mains vers le ciel. C’était un spectacle navrant. Le Satyre se mit encore à rire.

— Qu’est-ce donc que cet animal, se dit le capitaine Lixur, qui rit, quand il voit le mal, et qui pleure, quand il voit le bien ? Ne serait-ce pas le Diable ?

Ils continuèrent leur route, tranquillement.

La nouvelle arriva avant eux dans la ville que le capitaine Lixur revenait avec le Satyre captif, et une foule immense sortit à leur rencontre, et l’on se disait partout avec des transports de joie :

— Le capitaine Lixur a pris le Satyre ! quel homme, que ce capitaine Lixur !...

Le roi lui-même alla le recevoir, aux portes de la ville, avec toute la cour et la garnison, musique et bannières en tête.

En voyant l’animal suivre paisiblement le capitaine Lixur, qui le tenait par un simple licol de chanvre, chacun s’étonnait et disait :

— Comment, c’est là ce monstre si terrible, qui a donné la mort à tant de héros et dispersé de si vaillantes armées ! On dirait un jeune poulain, paisible et doux comme un agneau !

Quand le Satyre entra dans la cour du palais royal, il leva la tête pour regarder la reine, qui se tenait à son balcon, entre deux filles d’honneur, et lui sourit, comme s’il la connaissait, en secouant la tête et en faisant : « Hen ! hen ! hen !... »

Tout le monde en fut étonné, et l’on se demandait :

— Comment peut-il connaître la reine, pour la saluer ainsi ?

Pendant huit jours entiers, il y eut des festins et des réjouissances publiques.

Le capitaine Lixur visitait, plusieurs fois par jour, le Satyre, dans son écurie, et le soignait lui-même, lui donnant à manger et à boire.

Au bout de huit jours, l’animal lui dit :

— A présent que les fêtes sont terminées, nous allons voir une autre danse.

— Comment, Satyre, vous parlez donc aussi ? lui dit le capitaine, étonné.

— Oui, je parle aussi, et j’ai des choses curieuses à dire.

— Vraiment ? Quoi donc ?

— La vérité. Dites au roi de passer la revue de son armée, demain, dans la cour de son palais, et je dirai la vérité, devant tout le monde, et vous entendrez de belles choses.

Le capitaine Lixur courut trouver le roi et lui dit :

— Sire ! sire ! vous ne savez pas ?

— Quoi donc ? demanda le monarque.

— Le Satyre parle, comme un homme.

— Ah ! vraiment ? Et qu’a-t-il donc dit ?

— Il a dit que si vous voulez passer la revue de votre armée, demain, dans la cour du palais, il dira des choses qui étonneront tout le monde, et qui seront pourtant vraies.

— Je suis bien curieux d’entendre ses vérités, et je vais donner des ordres pour que la revue ait lieu, demain.

Toute la ville était venue voir la revue. Le roi était à cheval, au milieu de la cour, entouré de courtisans et de généraux. La reine était sur son balcon, avec ses deux filles d’honneur, qui ne la quittaient jamais. L’attente était grande. A midi juste, le Satyre devait parler. Quand les douze coups eurent sonné, à l’horloge du palais, le capitaine Lixur lui parla ainsi :

— Dites-nous, à présent. Satyre, ici, en présence du roi et devant tout le monde, pourquoi vous avez ri, lorsqu’au sortir de la forêt, nous rencontrâmes le convoi d’un enfant que l’on allait enterrer ?

Et le Satyre répondit :

— Si vous saviez ce que je sais, moi, vous auriez sans doute ri vous-même.

— Dites-nous ce que vous savez, Satyre.

— Je riais de voir le véritable père, le sacristain, qui chantait, devant, pendant que le père nourricier pleurait, derrière.

Et tout le monde de rire.

— Et plus loin. Satyre, demanda encore le capitaine Lixur, lorsqu’en passant par une petite ville, nous vîmes conduire au gibet un grand criminel, pourquoi donc pleuriez-vous, alors que tout le monde était content ?

— C’est que cet homme, qui avait commis tous les crimes et fait tout le mal possible, n’en avait aucun repentir et ne voulait pas écouter le prêtre qui l’exhortait à bien mourir, et je voyais à côté de lui un diable prêt à emporter son âme.

— Effrayant ! murmura la foule.

— Et plus loin encore, reprit le capitaine Lixur, comme en passant près de la mer, nous aperçûmes un navire qui naufrageait sur un écueil et tout l’équipage à genoux sur le pont priant et levant les mains et les yeux vers le ciel, pourquoi avez-vous ri à un spectacle si navrant ?

— C’est qu’au-dessus de chaque naufragé, je voyais un ange prêt à emporter son âme au ciel.

— Qu’est-ce donc que ce Satyre ? se demandait la foule, de plus en plus intriguée, et admirant la sagesse de ses réponses.

— Enfin, demanda encore le capitaine Lixur, quand nous sommes entrés dans cette cour, pourquoi avez-vous ri, en voyant la reine à son balcon avec ses deux filles d’honneur ?

— J’ai promis de dire la vérité, répondit le Satyre, et je la dirai jusqu’au bout, s’en fâche qui voudra.

— Emmenez cette vilaine bête ! s’écria tout à coup la reine, de son balcon.

— Non, dit le roi, qu’il reste et continue de parler, car ce qu’il dit est plein de sens et de sagesse.

Et s’adressant au Satyre :

— Parlez, Satyre, et ne craignez pas de dire la vérité.

— Si j’ai souri, dit le Satyre, en voyant la reine à son balcon avec ses deux filles d’honneur, c’est que ces prétendues filles, qui ne quittent jamais la reine, sont des hommes, ce que vous ignoriez, sans doute.

Un grand étonnement d’abord, puis une explosion de rires accueillirent ces paroles, et tous les regards se portèrent sur le balcon, pour y chercher la reine et ses filles d’honneur : mais, elles avaient disparu. Le roi, seul, ne riait point ; au contraire, il était fort en colère.

— Un mot encore, avant de finir, reprit le Satyre ; quand le capitaine Lixur m’a pris, dans la forêt, j’ai aussi souri, en le voyant perché sur son arbre.

— Et pourquoi avez-vous-souri ? demanda le roi.

— Parce que vous croyiez avoir envoyé un vaillant capitaine pour me prendre, lorsqu’en réalité c’était une jeune fille, et en effet, je ne pouvais être pris que par une jeune fille[66].

Tout le monde était ébahi de ce qu’il entendait, et la curiosité était à son comble.

— Holà ! dit le roi, ce n’est pas tout de parler ; il faut que vos paroles soient éprouvées.

— C’est aussi ce que je demande, dit le Satyre ; faites faire l’épreuve.

Des médecins furent chargés de visiter les deux filles d’honneur de la reine, et, comme ils étaient hommes, on les trouva hommes. Le capitaine Lixur fut soumis à la même épreuve, et, comme il était fille, on le trouva fille, et la vérité des paroles du Satyre fut ainsi constatée.

— Eh bien ! dit le roi, puisqu’il en est ainsi, que chacun soit traité suivant ses mérites. Qu’on fasse chauffer la grande fournaise et qu’on y jette la reine avec ses deux filles d’honneur, puisqu’elle ne voulait jamais s’en séparer ; et quant au capitaine Lixur, je l’épouserai, dès demain, et il sera ma femme et votre reine à tous.

Le peuple entier applaudit aux paroles du roi, et il fut fait en tout comme il avait dit.

Et quant au Satyre, il resta aussi à la cour, et le roi en fît son premier ministre.


Conté par Jacques Ar Falc’her, domestique au
Melchonnec, en Plouaret. — Janvier 1870.


L’épisode de l’enterrement de l’enfant, dans ce conte, doit être un souvenir d’un épisode semblable du Roman de Merlin, de Robert de Borron, poète du XII° siècle. Merlin chevauchait pour se rendre à la cour du roi Vortigern, en la compagnie des messagers envoyés pour le quérir. Comme ils passaient dans une ville, voilà qu’on portait un enfant en terre, et il y avait derrière le cercueil un grand nombre de gens qui menaient grand deuil. Quand Merlin vit ces hommes et ces femmes, qui pleuraient, et les prêtres, qui chantaient et menaient le cortège, il s’arrêta et éclata de rire. On lui demanda la cause de cette conduite. « Je ris, dit-il, d’une grande merveille que voici. Voyez ce prud’homme qui pleure, et puis ce prêtre qui chante devant tous les autres. Il devrait, en vérité, faire le deuil du prud’homme ; car, sachez que cet enfant qu’on porte en terre est son fils, quoique le prud’homme qui le pleure le croie sien. Ainsi, celui auquel il n’est rien en porte vivement le deuil, et celui qui est son père chante. » Les messagers, étonnés de cette nouvelle, lui demandèrent : « Comment pourrons-nous nous assurer de ce fait ? » — « Allez, leur dit-il, à la mère, et demandez-lui pourquoi le sire mène si grand deuil ? Elle vous répondra : « Pour son fils, qui est mort. » Et vous lui répondrez : — « Certes, nous savons aussi bien que vous qu’il est le fils du prêtre qui chante là-bas, car c’est lui-même qui nous l’a dit. » lis firent comme demandait Merlin ; et quand la femme entendit cette réponse, elle s’effraya durement, et les supplia de n’en rien dire à son mari, car il en mourrait. Alors ils s’approchèrent du prêtre et lui dirent à l’oreille : « Dom curé, voilà le sire qui vient à vous pour vous tuer, parce qu’il a appris que vous êtes le père de son fils. » À ces mots, le prêtre fut si épouvanté, qu’il s’enfuit en courant comme un fou, et depuis, on ne le vit plus.

C’est à peu près le seul souvenir, avec quelques autres passages de ce même conte, que nous ayons rencontré, dans le peuple, du fameux prophète Merlin.



V


LA FILLE QUI NAQUIT


AVEC UNE COULEUVRE AUTOUR DU COU
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IL y avait une fois deux époux, mariés depuis longtemps, déjà âgés, et qui n’avaient pas d’enfant, ce qui les rendait malheureux. Prières, pèlerinages au Folgoët, à Sainte-Anne-d’Auray et à d’autres places saintes, rien n’y faisait.

Un jour de printemps, en revenant d’un de ces pèlerinages, voyant dans les champs et les bois par où ils passaient des couvées de petits oiseaux, de crapauds, de couleuvres et de toutes sortes d’animaux créés par Dieu, ils ne purent s’empêcher de s’écrier :

— Jusqu’aux crapauds et aux couleuvres à qui Dieu donne des petits ! S’il nous accordait aussi un enfant, dit la femme, dût-il naître avec un crapaud ou une couleuvre, je serais contente !

Neuf mois après, elle donna le jour à une petite fille, et, chose étonnante, l’enfant naquit avec une petite couleuvre enroulée autour de son cou. Le reptile s’enfuit aussitôt dans le jardin, où il se cacha parmi les herbes. Mais, il resta au cou de l’enfant comme un collier rouge, imitant parfaitement une couleuvre. La petite fille fut baptisée et reçut le nom de Lévénès[67], à cause de la joie que sa naissance causa à ses parents. Elle croissait, pleine de santé et de beauté. Parvenue à l’âge de douze ans, comme elle était un jour, seule, dans le jardin de son père, elle fut étonnée d’entendre à côté d’elle une petite voix qui disait : — « Bonjour, ma sœur, ma gentille petite sœur ! » Et une gentille couleuvre, sortant d’un buisson, se dirigeait en même temps vers elle. L’enfant eut d’abord peur ; mais, la couleuvre lui dit :

— Ne craignez rien, je ne vous ferai pas de mal, bien au contraire, car vous êtes ma sœur, ma petite sœur chérie.

— Jésus ! une couleuvre ma sœur ! s’écria Lévénès.

— Oui, car votre mère est aussi la mienne, répondit la couleuvre.

— Comment cela peut-il être ?

— Voici comment : Notre mère dit un jour, en revenant d’un pèlerinage, que si Dieu lui accordait un enfant, dût-il naître avec un crapaud ou une couleuvre, elle serait satisfaite. Dieu exauça son vœu, et, neuf mois après, vous vîntes au monde, et moi j’y vins aussi avec vous, enroulée autour de votre cou, qui en porte encore la trace. Vous vous marierez bientôt...

— Oh ! non, interrompit Lévénès, je n’ai nulle envie de me marier.

— Vous vous marierez bientôt, reprit la couleuvre, et pourtant, il vaudrait mieux pour vous qu’il n’en fût rien. Ce collier rouge que vous avez autour du cou, il n’y a que moi au monde à pouvoir vous l’enlever.

— Comment pouvez-vous faire cela ?

— Apportez-moi une jatte pleine de lait doux, avec un linge blanc, et vous verrez comment.

Lévénès courut à la maison et en rapporta une jatte de lait doux et une serviette. Elle déposa la jatte sur le gazon, près de la couleuvre. Celle-ci entra aussitôt, se roula et se trémoussa quelque temps, dans le lait, puis en sortit et s’enroula autour du cou de Lévénès, à l’endroit où elle portait le collier. Elle dit ensuite à la jeune fille, en quittant son cou, après y être restée quelques minutes :

— Essuyez votre cou, à présent, avec la serviette.

Elle s’essuya le cou, et le collier disparut.

— Ne dites pas à votre mère, reprit la couleuvre, comment vous avez fait disparaître le collier.

Et elle se glissa et disparut alors parmi les herbes.

La mère arriva en ce moment dans le jardin. Lévénès courut à elle et lui dit :

— Voyez, ma mère, je n’ai plus le collier rouge au cou.

Et elle en était tout heureuse.

— Comment avez-vous donc fait pour le faire disparaître ? demanda la mère.

— Cela s’est fait je ne sais comment, par la grâce de Dieu.

Le père vint aussi au jardin, et demanda à sa fille :

— Fais-moi connaître la personne qui a fait cela, et je lui donnerai beaucoup d’argent, et je te donnerai à toi-même tout ce que tu voudras.

— Je ne puis vous dire autre chose, mon père, sinon que c’est arrivé par la grâce de Dieu.

Les parents n’insistèrent pas davantage.

Cependant, Lévénès croissait tous les jours en beauté, et elle était recherchée en mariage par les meilleurs partis du pays. Mais, elle les refusait tous, disant qu’elle était trop jeune et ne voulait pas se marier, ce qui contrariait beaucoup son père et sa mère[68].

Un jour, arriva aussi pour la demander un beau seigneur, venant d’un pays lointain. Personne ne le connaissait. Il lui plut pourtant, et le mariage se fit promptement, et il y eut de grands festins et de belles fêtes, à cette occasion. Puis, Lévénès partit avec son mari pour son pays. Celui-ci habitait un château magnifique, au loin, bien loin. Quand il s’absentait, ce qui lui arrivait souvent, il lui laissait toutes les clefs du château, excepté celle d’un cabinet, dont il lui défendait l’entrée. Il y avait dans ce château un grand nombre de chambres, et toutes renfermaient des trésors et des richesses de toute sorte. La jeune femme éprouvait un grand plaisir à passer de chambre en chambre et à regarder et à admirer toutes les belles choses qu’elle y voyait. Mais, bientôt le cabinet secret commença à l’intriguer et elle y songeait constamment. Son mari, la voyant pensive et rêveuse, lui demanda, un jour :

— Que désire votre cœur, ma chérie ? Dites et je vous le procurerai, sur-le-champ.

— Je ne désire rien autre, répondit-elle, qu’un cancre de mer.

Et son mari se rendit à la mer et lui en rapporta un cancre. Mais, le cabinet secret occupait toujours sa pensée, et ne lui laissait aucun repos.

Un jour, en l’absence de son mari, elle dit à sa femme de chambre, en lui montrant du doigt la porte défendue :

— Pourquoi donc mon mari ne veut-il pas que j’entre dans ce cabinet, et que peut-il y avoir là-dedans ?

— Je n’ai jamais vu ouvrir la porte de ce cabinet, lui répondit la femme de chambre, et j’ignore ce qu’il y a dedans.

Enfin, n’y tenant plus, Lévénès ouvrit la porte du cabinet défendu... Mais, aussitôt elle s’évanouit et tomba sur le seuil, à la vue du spectacle horrible qui s’offrit à ses yeux. Neuf femmes, toutes enceintes, étaient là, pendues à une grosse poutre par des crocs de fer, qui les prenaient sous le menton.

Quand elle revint à soi, elle se hâta d’écrire une lettre, qu’elle attacha avec un ruban noir au cou d’un petit chien, qui était venu avec elle de chez son père ; puis, elle lui dit d’aller vite porter cette lettre à son père et à sa mère, qu’elle priait de venir la chercher, car elle était en danger de perdre la vie.

Le petit chien s’acquitta fidèlement de la commission. Le père et la mère de Lévénès étaient à se promener, dans leurr jardin, quand il arriva chez eux.

— Des nouvelles de Lévénès qui nous arrivent ! s’écrièrent-ils en le voyant.

Et ils prirent la lettre, la lurent, et éclatèrent en cris de douleur. Une couleuvre sortit d’un buisson, auprès d’eux, et leur parla ainsi :

— Partez, vite, et faites-vous accompagner par tous les gens de votre maison, car Lévénès est en danger de mort !

Puis, elle disparut dans le buisson.

Ils se mirent aussitôt en route, avec tous les gens de leur maison, et aussi le petit chien.

Au moment où ils entraient dans la cour du château du mari de Lévénès, celui-ci traînait leur fille par les cheveux, et il avait le sabre levé, prêt à la frapper, quand une couleuvre arriva, furieuse, et le mordit au talon. Il poussa un cri, lâcha prise, tomba à terre et gonfla instantanément, comme un tonneau. La couleuvre se jeta sur lui, lui arracha les yeux et il mourut.

Cette couleuvre était la sœur de Lévénès.

Lévénès, qui était enceinte et arrivée au terme, accoucha sur la place d’un fils.

Une grande foule était accourue pour voir le seigneur mort, car c’était la terreur de la contrée, et nul ne le regrettait, bien au contraire. Et l’on criait au grand-père :

— Il ne faut pas baptiser l’enfant, mais, faites-le mourir sur-le-champ, de peur qu’en le laissant vivre, il ne ressemble à son père.

Ce qui fut fait.

Après quoi, le peuple dit encore :

— Il faut baptiser la couleuvre, qui a tué le tyran, car il doit y avoir là-dessous de la magie ou de la sorcellerie.

Mais les prêtres se refusaient à donner le baptême à une couleuvre.

Si le maître du château avait tué Lévénès, comme c’était son intention, c’aurait été sa douzième, et en tuant douze, il en aurait tué vingt-quatre, car toutes étaient enceintes, et il serait devenu sorcier ; mais Dieu ne le permit pas.


Conté par Anne Le Levrien, de Prat.


Cette fin parait incomplète et altérée, il semble que la couleuvre devait être baptisée, et, en recouvrant la forme humaine, perdue sans doute par le maléfice de quelque magicien, devenir une belle jeune fille, sinon une princesse. L’enfant aussi ne devait pas être mis à mort.

Dans Straparole, où se trouve le même conte, avec de grandes différences (Nuit III, fable 3), au moyen de simples recueillis dans le bois où avait été abandonnée Blanchebelle, par ordre de sa marâtre, qui lui avait fait couper les poignets et arracher les yeux, la couleuvre rend à la martyre ses mains et la vue, et devient elle-même une belle princesse.

Rapprocher la seconde partie de ce conte de la première partie du Prince turc Frimalgus, dans notre premier volume, page 25.


VII


PIPI MENOU ET LES FEMMES VOLANTES
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IL y avait une fois un jeune garçon, nommé Pipi Menou, qui gardait tous les jours ses moutons, sur une colline, au bas de laquelle s’étendait un bel étang. Il avait remarqué que, souvent, quand le temps était beau, de grands oiseaux blancs s’abattaient près de cet étang. Mais, dès qu’ils touchaient la terre, chaque peau emplumée se fendait, s’entr’ouvrait, et il en sortait une belle jeune fille, toute nue. Puis, elles entraient dans l’étang, et s’y baignaient et folâtraient au soleil. Un peu avant le coucher du soleil, elles sortaient de l’eau, rentraient dans leurs peaux emplumées, et s’élevaient dans l'air, bien haut, avec de grands bruits d’ailes.

Le jeune berger regardait tout cela, de loin, du haut de la colline, et il en était fort étonné et n’osait pas s’approcher de l’étang. Cependant,

cela lui paraissait si extraordinaire, qu’il en parla, un soir, à la maison.

Sa grand’mère, qui tournait son fuseau entre ses doigts, assise sur un galet rond (eur vilienn), au coin du foyer, lui parla de la sorte :

— Ce sont des femmes-cygnes, mon enfant, filles d’un puissant magicien, et qui habitent un beau palais, tout resplendissant d’or et de pierres précieuses, et retenu par quatre chaînes d’or, au-dessus de la mer, bien haut, bien haut.

— N’y aurait-il donc pas moyen d’aller voir ce beau château, grand’mère ? demanda le jeune garçon.

— Cela n’est pas facile, mon enfant ; cependant, on peut y aller, car du temps que j’étais jeune, on parlait d’un garçon de ton âge, à peu près, nommé Roll Dagorn, qui y avait été, et en était même revenu, et c’est par lui qu’on a eu des nouvelles de là-haut.

— Et comment faut-il donc s’y prendre pour y aller, grand’-mère ?

— Ah ! pour cela, il faut n’être pas peureux, d’abord ; ensuite, il faudrait se cacher dans les buissons qui bordent l’étang, s’y tenir bien tranquille et bien silencieux, puis, quand les princesses (car ce sont des princesses) auraient quitté leurs peaux de plumes, enlever une de ces peaux et ne la rendre, ni pour prières ni pour menaces, qu’à la condition être transporté jusqu’au château aérien, d’être aidé et protégé par celle dont on tient le vêtement, et de l’épouser ensuite. Il n’y a pas d’autre moyen.

Pipi écouta attentivement les paroles de sa grand’mère et ne fit que rêver, toute la nuit, des femmes-cygnes et de leur palais.

Le lendemain matin, il partit avec ses moutons, comme à l’ordinaire, mais, bien décidé à tenter l’aventure. Il alla se cacher parmi les saules et les aunes qui bordaient l’étang, et, à l’heure accoutumée, le ciel s’obscurcit et il vit trois grands oiseaux blancs, aux ailes énormes, qui planaient au-dessus de l’étang. Ils s’abattent sur le rivage, leurs peaux s’entr’ouvrent, et il en sort trois jeunes filles, d’une beauté merveilleuse, qui se jettent aussitôt à l’eau et se mettent à nager, à se poursuivre et à folâtrer. Pipi était à son affaire ; sans s’attarder à regarder les belles baigneuses, il s’empara de la peau emplumée de l’une d’elles. C’était celle de la plus jeune et la plus jolie des trois. Elles l’ont aperçu et, sortant aussitôt de l’eau, elles se précipitent sur leurs vêtements de plume. Les deux aînées trouvent bien les leurs, mais l’autre, voyant le sien entre les mains de Pipi, court à lui en criant :

— Rends-moi mon vêtement.

— Oui, si vous voulez me porter jusqu’au palais de votre père.

— Nous ne pouvons pas faire cela, — dirent les trois sœurs ensemble, — il nous battrait, et toi-même tu serais mangé par lui ; rends vite le vêtement de plume de notre sœur.

— Je ne vous le rendrai que si vous me promettez de me porter jusqu’au palais de votre père.

Les deux aînées, déjà dans leurs peaux emplumées, vinrent au secours de leur sœur.

— Rends son vêtement de plumes à notre sœur, ou nous allons te mettre en pièces ! crièrent-elles.

— Bast ! je n’ai pas peur de vous, répondit Pipi, bien qu’il ne fût pas très rassuré.

Voyant que ni prières ni menaces ne pouvaient le fléchir, elles dirent à leur cadette :

— Il faut faire ce qu’il te demande, car sans tes plumes, tu ne peux retourner à la maison, et si notre père nous voyait revenir sans toi, il nous punirait sévèrement.

La jeune princesse pleura, mais promit. Pipi lui rendit alors sa peau de plume. Elle s’y introduisit et lui dit ensuite de monter sur son dos ; — ce qu’il fit. Alors, les trois sœurs s’enlevèrent en l’air, si haut, que le jeune garçon ne vit plus ni la terre ni l’eau. Mais, il aperçut bientôt le château du magicien, retenu au-dessus des nuages par quatre chaînes d’or.

Les princesses n’osaient rentrer avec le jeune pâtre. Elles le déposèrent dans le jardin, qui était sous le château, et le recommandèrent au jardinier. Elles rentrèrent, un peu plus tard que d’ordinaire, et leur père les gronda et leur défendit de retourner, pendant quelques jours, à l’étang, si bien qu’elles s’ennuyaient fort, dans leurs chambres. Elles ne faisaient que rêver de Pipi, qui était joli garçon, et celui-ci, de son côté, était aussi tout préoccupé d’elles, surtout de celle qui l’avait porté sur son dos, si bien que, des deux côtés, ils songeaient aux moyens de se rejoindre. Tous les soirs, la mère des princesses descendait, au bout d’une corde, un grand panier, dans le jardin, et le jardinier le remplissait de légumes et de fruits, pour la provision du lendemain, puis la vieille le remontait. Un soir. Pipi se plaça dans le panier, sous les choux, les carrottes et autres légumes. Quand la vieille tira à elle : — « Comme c’est lourd ! qu’avez-vous donc mis dans le panier ? » demanda-t-elle au jardinier, qui ne répondit pas, car il avait, pour cette fois, confié à Pipi le soin de la provision journalière.

Mais, la jeune princesse était à sa fenêtre, et elle avait reconnu Pipi, dans le panier. Elle s’empressa d’aller porter aide à sa mère et lui dit : « — Laissez-moi faire, ma mère, et ne vous donnez pas tant de mal, à votre âge ; je monterai désormais le panier, tous les soirs ; ne vous en inquiétez pas davantage. »

La vieille s’en alla, satisfaite des attentions de sa fille pour elle. Pipi fut alors hissé en haut et caché dans la chambre de la princesse, où il passa la nuit. Et chaque soir, il montait ainsi, par le même chemin, et descendait le matin, de bonne heure. Mais, les deux aînées, ayant découvert la fraude, furent jalouses de leur cadette, et menacèrent de tout dévoiler, si Pipi ne leur rendait aussi visite. Alors, Pipi et la jeune princesse résolurent de quitter ensemble le château, et de descendre sur la terre. Ils remplirent leurs poches d’or et de pierres précieuses, puis, quand tout le monde dormait, la jeune magicienne revêtit sa peau de plume. Pipi lui monta sur le dos, et ils partirent. Le lendemain matin, le vieux magicien et sa femme se mirent à leur poursuite ; mais, c’était trop tard, et ils ne purent les atteindre.

La princesse se fit baptiser, car elle n’était pas chrétienne, puis Pipi l’épousa, et ils vécurent heureux ensemble, et eurent plusieurs enfants. Mais, on dit que ces enfants leur furent tous enlevés par les Morgans.


Conté par Marie Tual, dans l’ile d’Ouessant, mars 1873.



VIII


BARBAUVERT


OU LE PRINCE QUI JOUA SA TÊTE ET LA PERDIT
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Setu aman eur gaoz ha na sur en-hi gaou,
Mes, marteze, eur ger pe daou.
Voici un conte dans lequel il n’y a pas de mensonge,
Si ce n’est, peut-être, un mot ou deux.


IL y avait une fois un roi de France, qui n’avait qu’un enfant, un fils, nommé Charles. Le frère de ce roi était aussi roi d’Angleterre, et avait également un fils unique. Charles dit un jour à son père : — Vous devriez bien, mon père, écrire à mon oncle, le roi d’Angleterre, de permettre à mon cousin de venir passer quelque temps à votre cour ; nous ferions ainsi connaissance ensemble, car nous ne nous sommes jamais vus encore.

Le roi de France écrivit à son frère le roi d’Angleterre, pour le prier d’envoyer son fils à Paris, pour passer quelque temps avec son oncle et son cousin.

Le prince Anglais, qui se nommait Henri, fut donc envoyé en France, avec son gouverneur.

Les deux jeunes princes furent bientôt grands amis et ne se quittaient jamais.

Un jour qu’ils chassaient ensemble, dans un grand bois, aux environs de Paris, accompagnés de deux valets seulement, Charles poursuivit avec tant d’ardeur un sanglier, que les trois autres le perdirent de vue et il s’égara. La nuit survint et il fut contraint, après avoir erré longtemps au hasard, de demander l’hospitalité dans une hôtellerie qu’il finit par rencontrer dans le bois. La nuit était fort avancée. Il avait grand appétit, et il mangea sans scrupule de ce qu’il y avait. Il y avait dans la maison un autre hôte, arrivé un peu avant lui, et ils mangèrent à la même table, et firent conversation ensemble, mais, sans se donner à connaître l’un à l’autre.

Le repas terminé, l’inconnu proposa une partie de cartes. Le prince accepta, et fut si malheureux, qu’il perdit jusqu’à son dernier sou, puis son cheval, qu’il joua aussi.

— Je ne jouerai plus, dit-il alors.

— Encore un coup, répondit l’autre.

— Je n’ai plus rien, que voulez-vous que je joue ?

— Votre tête contre la mientie.

— Eh bien ! soit. Je finirai bien par gagner une fois, pensait-il.

On distribua les cartes.

Hélas ! le prince perdit encore.

— Dans un an et un jour, lui dit l’inconnu, vous viendrez me payer, chez moi, à mon château, sinon je saurai bien vous trouver, en quelque lieu que vous soyez.

— Mais, quel est votre nom et où demeurez-vous ?

— Mon nom est Barbauvert[69], et quant au château que j’habite, vous le chercherez et ferez en sorte de le trouver, autrement, je saurai bien vous trouver, moi.

Le lendemain matin, au lever du soleil, on remit le prince sur le bon chemin, et il s’en revint chez lui, triste et pensif. Il abandonna le sanglier qu’il avait pris à son hôte, pour payer son hospitalité, puisqu’il n’avait plus d’argent. Quand il arriva à la maison, il y trouva tout le monde dans la désolation ; mais, à sa vue, la tristesse et les larmes firent place à la joie la plus vive.

Cependant, le jeune prince ne pouvait retrouver sa gaîté et son insouciance ordinaires ; rien ne le divertissait plus et on le crut malade et il dépérissait, à vue d’œil. Les médecins ne pouvaient rien contre son mal, et son père et sa mère et toute la cour étaient forts inquiets de voir cette situation se prolonger.

Au bout de dix mois ou environ, Charles dit enfin à son père :

— J’ai un voyage à faire, mon père, un voyage assez périlleux, et, comme je ne sais pas si j’en reviendrai jamais, je vous fais mes adieux.

Et il partit, malgré les instances et les larmes de son père, et sans s’expliquer sur le but de son voyage. Il va au hasard, sans savoir quelle direction il doit prendre. Après plusieurs jours de marche, il se retrouva, sans y songer, dans le bois où il s’était égaré, à la chasse. La nuit l’y surprit, et il frappa à la porte d’une pauvre hutte dont la lumière l’avait attiré. Un vieillard à barbe blanche vint lui ouvrir :

— Bonsoir, mon père ermite, lui dit-il.

— Bonsoir, mon fils, répondit l’ermite ; que cherchez-vous ?

— Je dois me rendre au château de Barbauvert, et je ne sais quel chemin prendre, car j’ignore où il habite.

— Oui, je le sais ; mais, rien ne presse encore ; restez avec moi ici, quelques jours, et, quand le temps sera venu, je vous dirai ce que vous aurez à faire.

Le prince resta huit jours auprès de l’ermite, et, au bout de ce temps, le vieillard lui dit :

— Le moment est venu de partir et de tenir votre promesse, mon fils. Écoutez-moi bien, faites exactement tout ce que je vais vous dire, et vous pourrez encore vous tirer d’affaire. Voici une boule, qui roulera d’elle-même devant vous ; vous n’aurez qu’à la suivre, et elle vous conduira jusqu’au pied de la montagne sur le haut de laquelle est le château de Barbauvert. Arrivée là, elle reviendra d’elle-même vers moi. Le pied de la montagne est entouré de ronces et d’épines, si pressées et si serrées, que vous ne pourrez aller plus loin. Mais, voici des cisailles (et il lui présenta des cisailles) avec lesquelles vous vous ferez un passage, et, quand vous n’en aurez plus besoin, vous n’aurez qu’à leur dire : — « Cisailles, retournez à présent à la maison », et elles s’en retourneront d’elles-mêmes. Vous gravirez alors la montagne, et quand vous serez parvenu au sommet, vous y verrez une grande plaine avec des parterres et des bosquets de belles fleurs odoriférantes. Au centre, est un étang à l’eau limpide et claire, et dont le fond est pavé d’argent. Près de l’étang, vous verrez trois beaux sièges dorés.

Vous vous cacherez derrière un buisson de laurier, et de là, vous verrez trois belles princesses, qui ne tarderont pas à arriver. Elles s’assoiront sur les trois sièges dorés, se déshabilleront, puis entreront dans l’eau pour se baigner. Sautez lestement sur le dos de la plus jeune, et aussitôt elle s’élèvera avec vous en l’air (car ce sont des femmes volantes), et vous portera au château de Barbauvert, son père. Faites exactement comme je viens de vous dire, et vous pourrez retourner à la maison ; mais autrement, non.

Charles remercia le vieil ermite, promit de tenir compte de ses conseils et se mit en route, guidé par la boule, qui roulait devant lui.

Il arrive au pied de la montagne, et congédie la boule, qui retourne vers l’ermite. Puis, il se fraie, avec ses cisailles, un chemin à travers les ronces et les épines ; après quoi, les cisailles s’en retournent aussi vers l’ermite.

Il gravit alors la montagne, et trouve sur le sommet un jardin rempli de belles fleurs odoriférantes et d’arbustes, chargés de beaux fruits. Il voit aussi l’étang pavé d’argent, avec les trois fauteuils dorés, au bord de l’eau. Le temps était beau, le ciel clair et le soleil brillant. Il se cache derrière un buisson de laurier, et voit bientôt descendre du ciel, sur leurs grandes ailes, trois oiseaux énormes. Aussitôt qu’ils ont touché la terre, leurs peaux se fendent, et il en sort trois jeunes filles, d’une beauté merveilleuse. Elles s’assoient sur leurs sièges dorés, un moment, puis entrent dans l’eau. Charles sort alors de sa cachette, court à la plus jeune et saute sur ses épaules. Celle-ci pousse un cri, sort de l’eau, rentre dans sa peau de plume et s’élève en l’air, en l’emportant. Les deux autres la suivent. Elles arrivent au château de leur père, suspendu entre le ciel et la terre. Barbauvert reconnaît Charles et lui dit :

— Ah ! c’est vous, fils du roi de France ? Vous venez me payer votre dette ?

— Oui, répondit-il, le moment est venu, je crois ?

— Oui, et vous avez bien fait de venir, car, s’il m’avait fallu aller vous chercher, vous auriez eu lieu de le regretter. Suivez-moi.

— Attendez jusqu’à demain, mon père, dit à Barbauvert la plus jeune de ses filles.

— Eh bien soit ! attendons jusqu’à demain, puisqu’il est venu de lui-même.

La plus jeune des filles de Barbauvert s’appelait Koantic. Charles lui avait raconté son aventure et le but de son voyage, et elle avait promis de s’intéressera lui. Dès qu’il se fut retiré dans sa chambre, après souper, elle alla le trouver et lui dit :

— Je vous plains, prince ; mais, puisque mon père a consenti à vous accorder un délai jusqu’à demain, tout espoir de salut n’est pas perdu. Demain matin, il commencera à vous faire connaître la série de travaux et d’épreuves qu’il veut vous imposer. Ne vous découragez pas, quoi qu’il vous demande, et je vous viendrai en aide. Ne vous étonnez pas si je vous parle durement, et si je vous frappe même, car ce ne sera que pour votre bien.

Le lendemain, Barbauvert dit à sa fille Koantic :

— Allons ! Koantic, préparez à déjeûner à cet homme, pour qu’il aille à son travail.

— Moi !... répondit Koantic, il y a des servantes dans la maison, mon père.

— Non, c’est vous qui lui préparerez à déjeûner ; je le veux,

Et Koantic prépara le déjeûner, feignant d’y être contrainte.

Quand Charles eut mangé, on lui donna une cognée de bois pour abattre un grand bois, qui devait être tout entier à terre, avant le coucher du soleii.

Il se rendit au bois, avec sa cognée sur l’épaule. Mais, quand il vit la tâche qu’on lui imposait, il s’assit au pied d’un arbre et se mit à pleurer, en se disant : — Je suis perdu !

A midi, Barbauvert dit à Koantic d’aller lui porter à dîner. Quand elle arriva dans le bois, elle le trouva qui pleurait toujours, assis au pied d’un arbre.

— Est-ce donc ainsi, lui demanda-t-elle, que vous compter mener à bonne fin votre tâche ?

— A quoi bon essayer ? répondit-il ; mieux vaut me faire mourir tout de suite que se moquer de moi de la sorte.

— Donnez-moi votre cognée, que je vous montre comment on abat des arbres.

Et elle prit la cognée de bois, en donna un coup sur le tronc de l’arbre le plus voisin, lequel tomba sur un autre, qui s’abattit sur un troisième, qui tomba également sur un quatrième, et ainsi de suite, jusqu’à ce que tout le bois fût à terre, et cela en moins d’une heure.

— Voilà le travail terminé, pour aujourd’hui, dit Koantic ; ayez confiance en moi, et ne vous découragez pas si facilement.

Puis, elle s’en alla.

Au coucher du soleil, Charles s’en retourna aussi au château, avec sa cognée de bois sur l’épaule, et en sifflant.

— Le travail est-il fait ? lui demanda Barbauvert, qui l’attendait sur le seuil de la porte.

— Le travail est fait, répondit-il tranquillement.

— Tu as abattu tout le bois ?

— J’ai abattu tout le bois ; pas un arbre n’est resté debout.

— Tu m’as ruiné, alors ; un si beau bois !

— Je n’ai fait que ce que vous m’aviez demandé de faire.

— Qu’est-ce donc que ceci signifie ? se demanda Barbauvcrt, étonné.

Le lendemain matin, il conduisit Charles au pied d’une haute montagne, lui donna une pioche de bois et lui dit qu’il fallait faire disparaître la montagne, avant le coucher du soleil, de manière à ne laisser qu’une plaine bien unie à sa place. Puis, il s’en alla.

Le prince s’assit au pied d’un arbre, alluma sa pipe et se mit à fumer, en regardant la montagne, et se demandant avec inquiétude si Koantic lui viendrait en aide, comme la veille.

A midi, Koantic vint encore lui apporter à dîner.

— Croyez-vous donc que c’est ainsi que vous ferez disparaître la montagne ? lui demanda-t-elle.

— Vous le savez bien, lui dit-il, jamais je ne pourrai en venir à bout, et quand j’y travaillerais pendant cent ans.

Koantic prit la pioche de bois, en frappa le pied de la montagne, en disant : — « Montagne, disparais ! » Et la montagne disparut, et à sa place, s’étendit une grande plaine bien unie.

Au coucher du soleil, le prince revint encore au château, tranquillement et en sifflant.

— Le travail est-il fait ? lui demanda Barbauvert.

— Oui, répondit-il.

— Ce n’est pas possible.

— Montez sur votre tour, et regardez si vous verrez la montagne.

Barbauvert monta à sa tour, et vit avec étonnement que la montagne avait disparu.

— À qui donc ai-je affaire ? se demanda-t-il ; mais n’importe, demain, je lui trouverai un travail dont il ne se tirera pas si facilement.

Charles soupa et monta à sa chambre à coucher ; Koantic l’y alla trouver secrètement et lui dit :

— Jusqu’ici, nous nous sommes tirés d’affaire, assez facilement ; mais, demain, ce sera plus difficile. Quoi qu’il en soit, obéissez-moi toujours, quoi que je vous dise et ayez confiance en moi.

Le lendemain matin, Barbauvert dit à Charles qu’il lui faudrait retrouver et ramener à terre la grande ancre du bâtiment de son grand-père, qui était au fond de la mer, au large, depuis plus de cent ans.

Le prince ne s’effrayait plus trop, quoi qu’on lui dît. Il se rendit au bord de la mer, et se mit à fumer sa pipe, tranquillement, assis sur un rocher.

A midi, Koantic vint encore et lui dit :

— Maintenant, il faut que vous me coupiez le cou et jetiez ma tête dans la mer. Vous ferez un trou dans le sable et recueillerez dans ce trou tout le sang que je perdrai. Mais, prenez bien garde de vous endormir, pendant que le sang coulera encore de mon corps, car, si vous vous endormez, c’en est fait de nous, sans espoir. Voilà un couteau : frappez avec assurance, et que votre main ne tremble pas.

Charles prit le couteau que lui présentait Koantic, et coupa le cou, sans hésiter, à la fille du magicien. Il jeta la tête à la mer et recueillit, dans un trou qu’il fit dans le sable, le sang qui en coula. Mais, il fut pris subitement d’envie de dormir, et il allait succomber, quand la tête de Koantic sortit de la mer et ramena l’ancre à sa suite.

— Tu allais succomber au sommeil, mon pauvre ami ! lui dit-elle. Prends vite ma tête et remets-la sur mon cou, où elle se recollera d’elle-même.

Il prit la tête, la remit à sa place, et aussitôt Koantic se retrouva comme devant,

— A présent, retournons à la maison, sans perdre de temps, dit-elle, car je suis très affaiblie par le sang que j’ai perdu. Heureusement que tu n’as plus rien à redouter de mon père, car nous voici enfin au terme de nos épreuves. Demain, il te dira de choisir celle qu’il te plaira de ses trois filles, pour en faire ta femme. Tu diras que c’est moi, Koantic, que tu veux avoir. Alors, mes deux sœurs s’écrieront : — « Nous ne voulons pas de cela ; nous demandons qu’on nous mette toutes les trois dans un sac, sous la forme de souris, puis il mettra la main dans le sac et il en retirera une, et celle-là sera sa femme. »

— « Eh bien ! qu’il soit fait ainsi, dira mon père. »

— Quand tu mettras la main dans le sac, deux souris s’y jetteront aussitôt ; mais, ne retire aucune d’elles du sac, car ce seront mes deux sœurs ; moi, je resterai tranquille, au fond du sac, et ainsi tu me reconnaîtras facilement.

Ils revinrent ensuite au château, et Koantic se mit au lit. Quand Barbauvert vit que Charles s’était encore tiré à son honneur de cette épreuve, il lui dit :

— Vous n’avez décidément pas votre pareil, au monde, et je veux vous avoir pour gendre. J’ai trois filles, laquelle voulez-vous ?

— Koantic, répondit-il, sans hésiter.

— Ce n’est pas ainsi que le prince fera son choix, dirent aussitôt les deux aînées ; que l’on nous mette toutes les trois dans un sac, sous îa forme de souris, et celle que le prince en retirera sera sa femme.

— Je le veux bien, répondit Barbauvert, pour vous satisfaire.

On mit donc les trois jeunes filles dans le sac, sous la forme de trois souris. Charles mit la main dans le sac, et aussitôt deux souris s’y jetèrent. Mais, il les repoussa, et alla chercher au fond du sac la troisième, qui s’y tenait tranquille ; il la tira dehors et la présenta à Barbauvert, en disant : — C’est celle-ci !

Et aussitôt la petite souris redevint une belle princesse. C’était Koantic.

Ils furent mariés ensemble, et il y eut, à cette occasion, de grands festins et de belles fêtes.

Quand les nouveaux époux se furent retirés dans la chambre nuptiale, près de se coucher, la nouvelle mariée, qui était sorcière, jeta un chandelier sur le lit destiné à les recevoir, et aussitôt il s’abîma dans un gouffre creusé dessous, tomba sur une roue garnie de lames de rasoir, et fut réduit en menus morceaux. Ses soeurs, qui étaient aussi sorcières, lui avaient tendu ce piège, qu’elle évita heureusement.

Charles et sa femme se rendirent ensuite à Paris, dans un beau char doré, qui voyageait à travers les airs. En passant au-dessus du bois qu’habitait le vieil ermite, ils descendirent et s’arrêtèrent un jour près de lui, et l’anachorète baptisa la jeune sorcière.

Quand ils arrivèrent à Paris, le vieux roi était bien malade, près de mourir. Le retour de son fils, qu’il croyait perdu à jamais, et la vue de sa femme, qui était d’une beauté merveilleuse, lui rendirent instantanément la santé.

Et il y eut alors de belles fêtes et de grands festins, où les pauvres aussi ne furent pas oubliés, — comme cela arrive ordinairement aujourd’hui.


Conté par Barbe Tassel, au bourg de Plouaret. — 1868.


Ce conte pourrait aussi bien appartenir au type du Magicien et son valet, ou sa fille ; je l’ai compris dans cette division à cause des femmes volantes.


IX


LES ENFANTS DE LA CROIX-RUDUNO
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IL y avait une fois un pauvre homme resté veuf avec deux enfants, garçon et fille, Yves et Yvonne. Ils vivaient péniblement du produit d’une petite ferme, appelée Croix-Ruduno, qu’ils cultivaient. Le père vint à mourir, et les enfants restèrent seuls.

— Je veux voyager, pour chercher fortune, dit un jour Yves à sa sœur.

— Jésus ! mon frère, répondit Yvonne, et tu me laisseras seule ici ?

— Sois tranquille, petite sœur, je reviendrai riche, sans tarder, et je te marierai bien.

Et Yves partit, après avoir embrassé sa sœur et l’avoir rassurée de son mieux. Il se rendit droit à Paris, et alla frapper à la porte du palais du roi.

— N’a-t-on pas besoin de quelqu’un ici ? demanda-t-il au portier.

— Si, l’on a besoin d’un gardeur de pourceaux ; il en est parti un, hier.

Et le voilà gardeur de pourceaux, en attendant mieux.

Comme il était beau garçon, doux de caractère et obligeant, il plut à la cuisinière, qui le prit sous sa protection.

Un jour qu’il était avec ses pourceaux dans le bois qui environnait le palais, le roi vint s’y promener, et, l’entendant chanter une chanson de son pays, il s’approcha pour l’écouter. Il l’interrogea sur son pays, sa situation, et ses réponses et sa bonne mine lui ayant plu, il en fit son prince Gilot, ou valet de chambre. Il devint bientôt le favori du roi.

Au bout de quelque temps, il demanda à aller faire un tour dans son pays, pour voir sa sœur.

— Je veux bien, lui dit le roi, mais, ne restez pas plus de quinze jours, car j’ai besoin de vous.

Il part et emporte pour sa sœur tout ce qu’il avait d’argent, avec de beaux cadeaux et de belles parures.

— Tu resteras, à présent, toujours avec moi, mon frère chéri ? lui dit Yvonne, en l’embrassant.

Les quinze jours passèrent vite, et le moment de la séparation vint encore. Yves emporta le portrait de sa sœur, sans qu’elle le sût. Yvonne était la plus jolie fille qu’il y eût, non seulement en Basse-Bretagne, mais dans tous les pays que le soleil éclaire.

Le roi accueillit bien Yves, et lui dit que son absence lui avait paru longue. Tous les jours, sa faveur et son influence augmentaient, à la cour. Dès qu’il avait un moment à lui, il se retirait dans sa chambre, pour regarder le portrait de sa sœur, et il l’embrassait et lui parlait, comme si elle était présente en réalité. Un jour, le roi entra à l’improviste dans sa chambre, et le trouva à genoux devant le portrait. Il le regarda, l’admira et demanda :

— Qui est la personne qui ressemble à cette peinture ?

— C’est ma sœur, sire, répondit Yves.

— Votre sœur ?... Elle est bien jolie !... Mais, je veux voir si réellement elle ressemble à ce portrait ; retournez sur-le-champ dans votre pays, et amenez-moi-la.

Il part aussitôt.

— Ah ! pour le coup, frère chéri, tu viens pour rester avec moi ? lui dit Yvonne en lui sautant au cou pour l’embrasser.

— Non, sœur chérie, lui répondit-il, mais, je viens te chercher, pour t’amener avec moi à la cour.

— A la cour ! Y songes-tu ? L’on se moquerait de moi.

— C’est le roi lui-même qui te demande, ma sœur chérie, et personne ne se moquera de toi ; tu peux être tranquille à ce sujet.

Yvonne emmène avec elle sa nourrice et la fille de celle-ci, et ils s’embarquent et partent, car il fallait traverser la mer. Le roi avait donné à Yves un coffre de verre, pour y mettre sa sœur, pendant la traversée, afin que son teint ne fût pas bruni par le soleil et l’air de la mer.

Yves, qui avait été chargé par le roi d’une mission auprès d’un prince de Normandie, alla par terre, pendant que les trois autres allaient par mer. Il les avait bien recommandées au capitaine du navire. Yvonne se tenait constamment dans son coffre de verre. Le soir, pourtant, quand le soleil était couché, elle venait un peu se promener et prendre l’air, sur le pont. La nourrice avait conçu le projet infernal de se défaire d’elle, par quelque moyen, et de lui substituer sa fille, quoiqu’elle fût laide et disgracieuse au possible.

Un soir, après une journée très chaude, elles étaient toutes les trois sur le pont, et regardaient la mer, la nourrice seule d’un côté, et sa fille et Yvonne, de l’autre. Tout d’un coup, la nourrice s’écria :

— Oh ! les beaux poissons d’or ! Venez voir, vite, venez voir !

Les deux jeunes filles coururent à l’autre bord, et se penchèrent sur l’eau. La nourrice saisit Yvonne par les pieds et la jeta dans la mer. Une Sirène s’en empara aussitôt, et l’emporta dans son palais de corail, au fond de l’eau.

Il n’y avait, en ce moment, aucun matelot sur le pont, et nul n’avait été témoin de ce qui s’était passé.

La fille de la nourrice prit alors la place d’Yvonne, dans le coffre de verre.

Le navire arriva au port, après avoir éprouvé quelque retard, à cause de la mer, qui n’était pas bonne. Yves les attendait, au quai. La nourrice lui dit que sa sœur était tombée à la mer et avait péri, dans une tempête. Sa douleur fut sans bornes. Il soupçonna une infâme trahison ; mais, comme il n’avait aucune preuve, il se tut et attendit. La fille de la nourrice fut présentée au roi. Il ne put retenir un mouvement d’horreur et de répulsion, à sa vue.

— Quoi ! demanda-t-il à Yves, c’est là votre sœur ?

— Hélas ! oui, répondit-il, elle a été malade de la variole, pendant la traversée, et ce que vous voyez est l’effet de la maladie.

Le roi soupira et dit :

— Quel malheur ! Mais, un roi n’a qu’une parole, j’ai promis de l’épouser et je l’épouserai.

Et en effet, les noces furent célébrées, avec pompe et solennité.

Le roi et Yves étaient en proie à une tristesse et à une mélancolie que rien ne pouvait dissiper.

Cependant la nourrice et sa fille marchaient, la tête haute, réprimandaient et critiquaient tout, disgraciaient les officiers en charge et les domestiques, les insultaient, les humiliaient, et étaient détestées de tout le monde. Le roi, tout à sa douleur, n’avait pas l’énergie nécessaire pour leur résister,

La présence d’Yves les gênait, et elles complotèrent sa perte avec quelques courtisans.

Deux seigneurs de la cour invitèrent un jour Yves à une partie de chasse. Il s’y rendit, sans défiance, et, quand ils furent à un endroit favorable à leur dessein, ils se jetèrent sur lui, l’assassinèrent et jetèrent son cadavre dans une vieille chapelle en ruine, au fond d’un bois.

La Sirène, au fond de la mer, eut aussitôt connaissance du crime, et elle dit à Yvonne :

— Votre frère vient d’être assassiné par des gens de la cour, gagnés par votre nourrice et sa fille. Mais, tout n’est pas encore perdu sans espoir ; je vous laisserai aller, trois nuits de suite, à la chapelle en ruine où ils ont jeté son corps, et vous le frotterez avec l’eau de vie que voici, et il ressuscitera. Vous reviendrez, chaque fois, dès que je tirerai sur votre chaîne.

Et la Sirène lui donna une fiole pleine d’eau puisée à la fontaine de vie, et elle partit. Elle avait autour du corps une chaîne d’or, dont un bout était dans la main de la Sirène. Elle entra dans la chapelle, à minuit. Elle se jeta sur le corps inanimé de son frère, l’arrosa de ses larmes et le frictionna partout avec de l’eau de vie. Il ne fit aucun mouvement. La Sirène tira sur la chaîne, avant le jour, et elle dut obéir, et elle partit en disant :

— Je reviendrai, deux fois encore, mon pauvre frère, et je te ressusciterai.

Cependant le roi demanda où était son favori, et on lui répondit : Personne ne le sait ; il se sera sans doute égaré, en chassant dans la forêt.

Le lendemain, un vieux rémouleur ambulant, surpris par la nuit dans le bois, entra dans la vieille chapelle, pour attendre le jour. Il s’endormit, sur un vieux coffre, qui se trouvait là, et où les fidèles déposaient autrefois les offrandes en nature qu’ils faisaient au saint du lieu.

A minuit, Yvonne arriva encore. Ses plaintes et ses sanglots éveillèrent le rémouleur. Il fut ébloui par la beauté de la jeune fille et la lumière éclatante qui émanait de son corps. Il crut que c’était un ange, venu du paradis, et il n’osa bouger ; mais, il observa et écouta.

Yvonne frictionna encore le corps de son frère, avec l’eau de vie, et l’arrosa et le réchauffa sous ses baisers et ses larmes, tant et si bien qu’il remua un peu. La Sirène tira encore sur sa chaîne, avant le point du jour, et elle dut obéir et redescendre au fond de la mer. Mais, en partant elle dit :

— Je reviendrai encore, la nuit prochaine, pour la dernière fois.

Le vieux rémouleur avait tout entendu et tout vu, grâce à la lumière dont la présence d’Yvonne éclairait la chapelle. Il alla frapper à la porte du palais et demanda à parler au roi.

— Le roi ne reçoit pas tout le monde ainsi, lui dit le portier.

— J’ai une nouvelle importante à lui apprendre, et qui lui fera plaisir.

— Dites-moi ce que c’est ?

— Non, je veux lui parler en personne.

Il insista tant, qu’il fut introduit devant le roi, et lui parla de la sorte :

— Vous croyez, sire, que vous avez épousé la sœur de votre favori, le prince Gilot.

— Comment, et ce n’est pas vrai ? demanda vivement le roi,

— Non, sire, c’est la fîile de sa nourrice que vous avez épousée ; quant à elle, elle est au fond de la mer, retenue captive par une Sirène.

— Comment cela ? Expliquez-vous clairement.

— Comme la belle Yvonne traversait la mer, pour se rendre auprès de vous, sa nourrice et la fille de celle-ci, qui étaient jalouses d’elle, la jetèrent traîtreusement à la mer. Une Sirène se trouva là, qui l’emporta dans son palais, au fond de l’eau, où elle la retient enchaînée par une longue chaîne d’or. Mais, ce n’est pas tout ; après s’être débarrassées de la sœur, par un crime horrible, les deux diablesses voulurent en faire autant du frère, dont la présence les gênait. Elles le firent assassiner lâchement, par deux dignitaires de votre cour, dans une partie de chasse, et son corps fut jeté et abandonné dans une vieille chapelle en ruine, au fond d’un bois, où il se trouve encore, car je l’ai vu. La Sirène a permis à Yvonne de venir, pendant trois nuits, frictionner le corps de son frère, avec une eau magique, qui doit y ramener la vie. Elle est venue, deux nuits déjà, et le corps a remué ; elle doit revenir, cette nuit, pour la dernière fois.

— Comment savez-vous tout cela ? demanda le roi, fort intrigué.

— J’ai passé la nuit dans la vieille chapelle, répondit le rémouleur, et j’ai vu la jeune fille, dont la beauté est si éclatante, qu’elle brille et éclaire comme une lampe ; j’ai entendu les paroles qu’elle a prononcées, en frictionnant le corps de son frère et en l’arrosant de ses larmes.

— Et comment pourrait-on la délivrer et l’arracher à la Sirène ?

— Voici, sire : confiez-moi douze soldats vigoureux et armés de bonnes haches. Je les conduirai à la chapelle, nous nous y cacherons, et, quand Yvonne, après avoir fini de ramener la vie dans le corps de son frère, se disposera à se retirer, à l’appel de la Sirène, à un signal que je donnerai, les soldats déchargeront chacun un vigoureux coup de hache sur la chaîne, la briseront en douze morceaux, et la jeune fille se trouvera libre, et je vous la ramènerai, avec son frère.

Le roi confia les douze soldats au vieux rémouleur, et ils se rendirent à la chapelle ruinée, au milieu du bois, armés de leurs bonnes haches.

A minuit, Yvonne arriva. Elle finit de ramener la vie dans le corps de son frère, qui se leva, bien portant et vigoureux, comme si rien ne lui était arrivé. Comme ils se faisaient les adieux les plus tendres, car le jour approchait, la Sirène tira sur la chaîne et Yvonne s’écria :

— Ah ! mon frère chéri, il faut donc te quitter, et sans doute pour jamais !...

Le rémouleur cria :

— Ferme, mes amis !

Et aussitôt douze vigoureux coups de hache tombèrent sur la chaîne, et la brisèrent en autant de morceaux. La Sirène poussa un cri épouvantable, et bouleversa la mer, de fond en comble, lorsque, tirant sur sa chaîne, elle ne ramena plus sa belle captive.

Le frère et la sœur, escortés des douze soldats et du rémouleur, retournèrent ensemble au palais, où le roi les reçut avec de grands transports de joie.

Il fit chauffer un four à blanc et y jeter (ils l’avaient bien mérité !) la nourrice et sa fille, et les deux seigneurs qui avaient assassiné Yves.

Puis, il se maria avec Yvonne, nomma Yves général en chef de ses armées, et le vieux rémouleur eut la garde et la direction de ses caves.

Les fêtes, les festins et les réjouissances publiques durèrent un mois entier.


Plouaret, 1869.



X


LA SIRÈNE ET L’ÉPERVIER
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Bez’ a zo a zé pell-amzer,
D’ar c’houlz m’ho devoa dennt ar ier.

Il y a de cela bien longtemps,
Quand les poules avaient des dents.


IL existait, à Saint-Michel-en-Grève, un pauvre pêcheur, nommé Ewen Ab-Grall. Il n’avait, pour entretenir sa famille et lui-même, que le produit de sa pêche, et Dieu lui avait déjà envoyé une demi-douzaine d’enfants, dont le plus âgé n’avait pas plus de six ans, et sa femme, Guyona Le Doz, était sur le point de lui en donner un septième. De plus, le pauvre homme était, depuis quelque temps, on ne peut plus malheureux, à la pêche, et il lui arrivait souvent de rentrer sans avoir rien pris, lui qui avait été le meilleur pêcheur de tout le pays. Il était convaincu que quelque méchante sorcière lui avait jeté un sort. Vous pouvez juger, d’après tout cela, de la misère qui régnait dans leur chaumière, située au bord de la grève, sous Roc’h-al-laz.

Ab-Grall passait toutes ses journées en mer, et souvent aussi, les nuits. Il n’était jamais pressé de rentrer, car, quand sa femme le voyait revenir, les mains vides, ou à peu près, elle lui faisait fort mauvais accueil. La misère lui avait aigri le caractère. Le malheureux pêcheur ne répondait presque rien aux plaintes et aux injures de Guyona, et il se contentait de gémir sur son mauvais sort.

Un jour du mois de juin, en relevant ses filets, il y trouva un singulier poisson. La partie antérieure de son corps ressemblait au buste d’une femme, et le reste était couvert d’écaillés et se terminait en queue de poisson. Le voilà bien étonné ; jamais il n’avait rien vu de semblable.

— C’est sans doute une Sirène ! se dit-il. C’en était une, en effet, et il n’eut plus aucun doute à ce sujet, quand il l’entendit prendre la parole, dans la langue des hommes, et lui dire :

— Remets-moi dans la mer.

— Pas si sot ! lui répondit-il ; il y a assez longtemps que je fais de mauvaises pêches et que ma femme me rend la vie dure, à cause de cela.

— Remets-moi dans l’eau, te dis-je, et tu ne t’en repentiras pas.

— Que me donnerez-vous, en retour de ce service ?

— Je te ferai prendre, tous les jours, autant de poissons que tu voudras.

— Si cela est vrai, je veux bien vous remettre dans la mer ; mais, je voudrais en être bien sûr, auparavant.

— Eh bien ! jette tes filets à l’eau. Ab-Grall jeta ses filets à l’eau, et les en retira remplis des plus beaux poissons. Il les jeta deux, trois fois, et, à chaque fois, il les retirait pleins à rompre.

— A la bonne heure ! s’écria-t-il alors, tout joyeux et content, voilà le charme rompu ! Ce soir, Guyona ne me grondera pas, quand je rentrerai. Merci bien. Madame la Sirène ; je vais vais vous remettre, à l’instant, dans la mer.

Et il l’y remit, en effet. Alors la Sirène, se tenant jusqu’à la ceinture au-dessus de l’eau, lui dit encore :

— Quand tu rentreras chez toi, tu trouveras ta famille augmentée ; ta femme vient d’accoucher d’un beau garçon. Tu m’apporteras l’enfant, ici, afin que je lui donne un baiser.

— Ah ! bien oui, pour que vous me l’enleviez, ou lui jetiez quelque mauvais sort !

— Apporte-moi-le, te dis-je, et tu n’auras pas lieu de t’en repentir.

Le pêcheur promit, et il se dirigea alors vers sa chaumière, en chantant, à haute voix, si bien que sa femme, l’entendant de son lit, dit à ses enfants :

— Voilà votre père qui revient : il faut que, contre son ordinaire, il ait fait bonne pêche, pour chanter de la sorte. Allez voir, mes enfants.

Et les enfants coururent au bord de la mer, et en voyant la barque de leur père pleine jusqu’aux bords, ils poussèrent des cris joyeux. Puis, ils revinrent à la chaumière, chargés de poissons et en criant :

— Voyez, mère ! voyez les beaux poissons ! La barque en est toute pleine !

Leur père les suivait, chargé comme eux, et riant de bonheur, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps. Il embrassa sa femme et son fils nouveau-né, et s’écria :

— Enfin, le charme est rompu ! et je prendrai désormais autant de poissons que je voudrai !

— Pourquoi donc cela, Ewen ? lui demanda Guyona, tout étonnée.

— Parce que la Sirène me l’a promis, femme.

— La Sirène ? Qu’est-ce que tu dis donc ?

— Oui ; j’ai pris une Sirène dans mes filets et elle m’a prié de la remettre dans la mer, me promettant, si je le faisais, de me foire prendre, tous les jours, du poisson, à souhait. Je lui ai obéi, et vous voyez, Guyona, qu’elle a tenu sa parole. Mais, elle m’a dit autre chose encore.

— Quoi donc ? que t’a-t-elle dit encore ?

— Elle m’a annoncé que vous veniez d’accoucher d’un beau garçon, — ce qui est ma foi bien vrai, — et m’a prié de le lui porter sur le rivage, afin qu’elle lui donne un baiser.

— Jésus ! vous ne ferez pas cela, Ewen ; les Sirènes ne sont pas chrétiennes, elles n’ont pas reçu le baptême, et je crains qu’elle ne veuille nous enlever notre enfant, ou lui jeter quelque mauvais sort.

— C’est ce que je craignais aussi, d’abord, et je le lui ai même dit ; mais, elle m’a assuré qu’elle ne lui voulait que du bien, comme à nous, et que je ne regretterais pas de lui avoir obéi, parce qu’elle me ferait un autre don, plus grand encore que le premier. Songez donc, femme, nous serons riches alors, nous qui n’avons connu jusqu’ici que la misère et la peine.

— Il faut commencer par foire baptiser l’enfant, dit alors Guyona, ébranlée par de si belles promesses, puis nous verrons. Allez, vite, chercher un parrain et une marraine, Ewen.

Ab-Grall sortit, et revint bientôt après, accompagné d’un vieux pêcheur de ses amis et de la fille de celui-ci. On alla sur-le-champ à l’église de Saint-Michel-en-Grève, et l’enfant fut baptisé et reçut le nom de Fanch (François).

En sortant de l’église, et avant de retourner chez lui, le père, craignant que la Sirène ne s’impatientât de tant de retard, s’empressa de se rendre avec son fils nouveau-né au lieu du rendez-vous, La Sirène l’y attendait. Elle prit l’enfant dans ses bras et le baisa au front. Puis, présentant au père une pièce d’or, elle lui dit :

— Prends cette pièce d’or, et, en arrivant dans ta chaumière, dépose-la sur la pierre du foyer et, demain, depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, des pièces semblables y tomberont, par la cheminée, sans discontinuer. Mais, ton fils m’appartient, à partir de ce moment.

Et elle allait disparaître sous les flots, avec l’enfant, lorsque Ab-Grall se jeta dans l’eau, le lui enleva et courut le remettre entre les bras de sa mère.

— Il me reviendra, tôt ou tard, car il m’appartient ! criait la Sirène, en fureur, et faisant déferler de grandes vagues sur le rivage.

Mais, le pêcheur courait toujours, et il arriva à sa chaumière, tout essoufflé et tout bouleversé.

— Jésus ! qu’est-il donc arrivé, Ewen ? lui demanda Guyona, en le voyant dans cet état.

— Ah ! je l’ai échappé belle ! La Sirène, pour prix des dons qu’elle m’a faits, a voulu enlever notre enfant ; mais, je me suis jeté dans la mer, et je l’ai arraché de ses bras. Le voici, le cher petit, et j’espère bien que la Sirène ne le reverra plus jamais, quoi qu’elle en dise.

Guyona prit l’enfant dans son lit, et le cacha dans son sein, en le couvrant de baisers.

— Il y a autre chose, femme, dit Ab-Grall, quand il eut repris haleine.

— Qu’y a-t-il donc, Ewen ?

— Voici une pièce d’or, que m’a donnée la Sirène, et si ce qu’elle m’a dit en me la donnant est vrai, nous serons, sans tarder, les plus riches de tout le pays.

— Que t’a donc dit la Sirène, mon homme ?

— Elle m’a dit que, si je déposais cette pièce d’or sur la pierre de notre foyer, demain, depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, des pièces semblables ne cesseraient de tomber, par la cheminée, dans notre chaumière.

— Je ne crois pas beaucoup à tant de bonheur, répondit Guyona ; il faut pourtant déposer la pièce d’or sur la pierre du foyer, comme te l’a recommandé la Sirène, pour voir... Dieu seul sait ce qui peut arriver.

Et Ab-Grall déposa la pièce d’or sur la pierre du foyer, avant de se coucher, et, durant toute la nuit, il ne rêva que de la Sirène et de ses pièces d’or, qu’il croyait entendre tomber par la cheminée. Le lendemain matin, en se levant, il se hâta d’aller voir si la promesse de la Sirène s’était réalisée. Mais, hélas ! la pièce d’or qu’il avait déposée la veille sur la pierre du foyer y était toujours, seule. Cependant, le soleil n’était pas encore levé. Dès qu’il commença de paraître à l’horizon, il entendit dans sa cheminée un bruit qui le fit tressaillir de joie. C’étaient les pièces qui commençaient de tomber, juste au moment annoncé, et cette pluie d’or ne cessa qu’au coucher du soleil. Jugez du bonheur des deux époux ! A mesure que la pierre du foyer se couvrait d’or, Ab-Grall et ses enfants et sa femme (car Guyona n’avait pu rester dans son lit, tant elle était transportée de joie) rangeaient les pièces par piles, dans leur armoire, puis sur la table, puis ils les jetèrent par poignées et les entassèrent sur l’aire de la chaumière, qui en était presque toute pleine, quand le soleil disparut dans la mer. Alors, se tut le joyeux carillon que faisaient les pièces d’or en tombant sur la pierre. Le pêcheur et sa femme et ses enfants étaient si fatigués, qu’ils se couchèrent sans manger. Le lendemain matin, craignant que leur bonne fortune de la veille ne fût qu’une illusion, leur premier soin, en se levant, fut de s’assurer, par la vue et par le toucher, que c’était bien une réalité, et non une vaine illusion. O bonheur ! les tas d’or étaient toujours où ils les avaient déposés, la veille. Ils en remplirent alors deux vieux coffres de chêne, qui étaient au bas de la chaumière, et enfouirent le reste sous terre, dans le sol même de leur habitation.

Ab-Grall alla alors à Lannion, avec de l’or plein ses poches, et il acheta du pain blanc, de la viande, du vin, et de quoi faire des habits neufs à sa femme, à ses enfants et à lui-même ; il acheta même un cheval, sur lequel il mit ses emplettes, monta par-dessus le tout, et revint alors à sa chaumière de la Lieue-de-Grève, fier comme un riche propriétaire. Et, à partir de ce jour, c’était tous les jours des festins et des dépenses, qui étonnaient les voisins. Peu de temps après, ils bâtirent une belle maison neuve et achetèrent des champs et des chevaux et des vaches. Les enfants furent aussi envoyés à l’école, en ville. Tout cela excitait fort l’étonnement et aussi la jalousie des pêcheurs de Saint-Michel-en-Grève et de Locquirec, et on en causait beaucoup.

— Comment, se disait-on, Ewen Ab-Grall, qui était si misérable, il n’y a pas encore un an, peut-il être devenu, tout d’un coup, si riche ?

— Il faut qu’il ait trouvé un trésor, disaient les uns. — Ou qu’il ait vendu son âme au Diable ou quelqu’un de ses enfants, pour avoir de l’argent à discrétion, disaient d’autres.

Cette dernière opinion prévalait même, généralement, et l’on regardait de travers le pêcheur, devenu riche si soudainement, et personne ne se souciait de faire société avec lui.

Cependant leur dernier enfant, Fanch, grandissait et venait à merveille. A l’âge de dix ans, on l’envoya aussi à l’école, à la ville, et il apprenait tout ce qu’il voulait. Quand il venait à la maison, en congé, son père et sa mère l’embrassaient tendrement, puis, ils pleuraient, parfois, en le regardant, et plus il avançait en âge, plus ils devenaient tristes et inquiets. C’est qu’ils songeaient à la menace de la Sirène.

Quand Fanch eut dix-huit ans, il cessa d’aller à l’école, et l’envie lui prit alors de voyager, pour voir du monde et du pays. Son père et sa mère ne s’y opposèrent pas, pourvu toutefois qu’il évitât de s’approcher de la mer.

— Eh bien ! répondit-il, j’irai du côté de la Cornouaille, et je continuerai d’aller jusqu’à ce que j’arrive à Paris.

On lui donna de l’argent et de l’or, autant qu’il en voulut, et un domestique pour l’accompagner, et ils partirent tous les deux, sur d’excellents chevaux.

— Surtout n’approche jamais de la mer, mon fils ! lui criaient encore son père et sa mère, de loin.

— Je vous le promets, rassurez-vous à ce sujet, répondit Fanch, un peu intrigué d’une recommandation si pressante.

— Mon père et ma mère, dit-il à son compagnon de route, ont, sans doute, peur que je me noie.

Et il n’y pensa plus.

Ils traversèrent toute la Cornouaille, s’arrêtant où bon leur semblait, puisqu’ils ne manquaient ni d’argent ni de temps, et arrivèrent à Vannes. De là, ils se dirigèrent sur Paris. Comme ils traversaient, un jour, une grande lande, ils trouvèrent sur leur passage un cheval mort, une charogne, que se disputaient un loup, un épervier et un bourdon. Ces trois animaux ne pouvaient pas s’entendre et se repaître en paix, bien qu’il y eût là de quoi les satisfaire tous les trois, et même au delà. Le loup chassait l’épervier, qui lui donnait des coups de bec dans les yeux, et le bourdon, inquiété par l’épervier, le piquait et le tourmentait aussi, comme il pouvait. C’étaient des cris et des hurlements terribles. Les deux voyageurs s’approchèrent.

— Comment, mes pauvres bêtes, ne pouvez-vous pas vous entendre, puisqu’il y a de quoi vous contenter tous les trois, et même au delà ? leur dit Fanch.

— C’est le loup qui veut tout dévorer, le glouton ! dit l’épervier.

— Et ce vilain épervier qui ne veut pas me laisser approcher, dit le bourdon.

— Ils cherchent tous les deux à m’aveugler, dit le loup.

— Si vous voulez, reprit Fanch, je vais vous mettre d’accord, et partager la proie entre vous de manière à ce que chacun de vous ait ce qui lui convient le mieux ?

— Nous le voulons bien, répondirent les trois animaux.

— Eh bien ! écoutez-moi : La chair et les os seront au loup, les entrailles à l’épervier, et le sang au bourdon. Êtes-vous contents de ce partage ?

— Très contents, répondirent - ils ; merci, l’homme !

Et voilà la paix faite, et chacun de s’occuper de sa part.

Cependant, Fanch et son compagnon se remirent en route.

— Cet homme nous a rendu service, en mettant la paix entre nous, et nous lui devons bien quelque chose en retour, dit alors l’épervier.

— C’est vrai, répondit le bourdon ; il serait convenable que chacun de nous lui donnât quelque marque de sa reconnaissance, n’est-ce pas, loup ?

Le loup répondit par un grognement, et continua de manger gloutonnement.

— Je vais lui dire de revenir, reprit l’épervier. Et l’épervier partit. Il eut bientôt rejoint Fanch et son compagnon.

— Homme ! homme ! lui cria-t-il, au-dessus de sa tête.

Fanch, étonne de s’entendre appeler, leva les yeux en l’air, et, apercevant l’épervier :

— Que me voulez-vous, épervier ? lui demanda-t-il.

— Retournez un peu sur vos pas, je vous prie.

— Comment ! est-ce que vous vous êtes remis à vous quereller ?

— Non, ce n’est pas cela ; nous voudrions, tous les trois, reconnaître le service que vous nous avez rendu, en vous faisant chacun notre petit présent.

Fanch dit à son domestique de l’attendre, où il était, et revint sur ses pas, de plus en plus étonné.

Quand il fut auprès du cheval mort :

— Eh bien ! loup, dit l’épervier, quel présent feras-tu à cet homme ?

— Je veux le manger ! répondit le loup.

— Glouton ! tu ne parles jamais que de manger ; tu sais quel service nous a rendu cet homme ; sans lui, nous n’aurions jamais pu nous entendre. Fais-lui donc quelque petit présent.

— Je veux le manger ! répéta le loup.

— Voyons, loup, soyez donc plus raisonnable que cela, lui dit, à son tour, le bourdon.

— Eh bien ! dit alors le loup, d’assez mauvaise grâce, et sans cesser de manger, je lui accorde la faculté de se changer en loup, quand il le voudra.

— A la bonne heure ! dirent les deux autres.

— Moi, dit alors l’épervier, je lui accorde aussi la faculté de pouvoir se changer en épervier, quand il le voudra.

— Et moi, dit le bourdon, je lui dis que, quand il aura besoin de mon aide, il n’aura qu’à m’appeler, et je ne me ferai pas attendre. Il reconnaîtra, plus tard, que, quoique petit, je puis aussi lui être utile[70].

— Merci bien, bonnes bêtes, leur dit Fanch, et il rejoignit son domestique, et ne lui dit rien de ce qui venait de se passer. Ils continuèrent leur route. Tôt après, comme ils passaient auprès d’un bois, Franch, pressé de vérifier si les trois animaux ne s’étaient pas moqués de lui, entra dans le bois et donna son cheval à tenir à son domestique, en lui disant de l’attendre un peu. Quand il fut à couvert derrière un buisson, il dit, ou pensa seulement :

— Je voudrais être changé en loup !

Et aussitôt le voilà devenu loup. Il sortit alors du bois, bondit sur le chemin et s’avança vers le domestique, en lui montrant les dents. Celui-ci se mit à appeler son maître, en criant :

— Maître ! maître ! accourez, vite ! Il y a ici un grand loup, qui va me dévorer !

Mais, comme il ne venait pas, il partit au grand galop de son cheval, abandonnant celui de son maître. Le loup le poursuivit, quelque temps, puis il le laissa aller, et il n’eut qu’à penser :

— Je voudrais redevenir homme !

Et aussitôt il fut rendu à sa forme première. Il attendit quelque temps son domestique, pensant qu’il reviendrait ; mais, comme il ne revenait pas, il s’ennuya d’attendre et dit :

— Au diable, un peureux pareil ! et il remonta sur son cheval et partit.

Il arriva alors sur le bord d’un grand étang, qui était couvert d’oies. Il ne vit ni chaussée, ni bateau pour passer. Le voilà bien embarrassé, car il ne savait pas nager, quoique né au bord de la mer ; son père et sa mère lui avaient toujours défendu d’en approcher. Comment faire ? Il se décida à faire entrer son cheval dans l’eau. Le cheval nageait très bien. Mais, les oies accoururent autour de lui, en criant, et si nombreuses, si serrées, qu’il avait bien de la peine à se frayer un chemin parmi elles. Fanch leur émietta un pain qu’il avait dans sa poche, et il les caressait, leur passant la main sur le dos et les appelant bonnes bêtes, belles oies du bon Dieu, ce qui paraissait les flatter beaucoup. Il arriva ainsi de l’autre côté de l’eau. Il était grand temps, car son cheval n’en pouvait plus. Alors, une des oies, la plus grande et la plus belle, lui dit, dans un langage qu’il comprit facilement :

— Si jamais tu as besoin de moi, tu n’auras qu’à m’appeler, en quelque lieu que je sois, et j’arriverai aussitôt : je suis la reine des oies.

— Merci bien. Madame la Reine des oies, lui dit Fanch poliment, et il poursuivit sa route.

Un peu plus loin, comme il traversait une grande lande, il se trouva soudain entouré d’un nombre infini de fourmis, grandes comme de petits moutons, et qui menaçaient de le dévorer, lui et son cheval. Il leur distribua ce qui lui restait encore de provisions, et prit toutes les précautions possibles pour que son cheval n’en blessât aucune. Quand il n’eut plus rien à leur donner, il leur dit :

— Je n’ai plus rien, mes pauvres bêtes ; je vous ai donné tout ce que j’avais, et moi-même, je serai obligé de me passer de dîner.

Alors une fourmi, qui était plus grande que les autres, prit la parole en ces termes :

— Merci à toi, homme ! Nous étions toutes affamées, et tu nous a rendu un grand service ; aussi, si jamais tu as besoin de nous, en quelque lieu que tu te trouves, tu n’auras qu’à appeler la reine des fourmis, et elle ne se fera pas attendre, car je suis la reine des fourmis.

— Merci bien de votre bonté, Madame la Reine des Fourmis, répondit Fanch poliment.

Il continua sa route, et, tout en marchant, il faisait cette réflexion :

— Les bêtes du bon Dieu paraissent toutes me vouloir du bien, et c’est de bon augure.

Le soir arrivait. Il se trouva auprès d’un vieux château, entouré de bois et de hautes murailles. Il frappa à la porte ; elle s’ouvrit, et il entra dans une vaste cour, où il ne vit personne. Apercevant une porte ouverte, dans un grand corps de logis, il attacha son cheval à un poteau de pierre qui se trouvait par là, et entra, par cette porte, dans une vaste cuisine, où il vit un mouton entier qui cuisait à la broche ; mais, par ailleurs, ni homme, ni femme, ni bête ; rien qui vécût, enfin. Il s’assit sur le banc, auprès du feu, persuadé que, tôt ou tard, quelqu’un se montrerait. Il avait grand appétit, ayant distribué toutes ses provisions aux oies et aux fourmis ; aussi, fatigué d’attendre, il se leva, en disant :

— Arrive que pourra, il faut que je mange ! Et il débrocha le mouton, le mit sur la table et l’entama, sans compliment. Il trouva aussi du vin, et il soupa on ne peut mieux. Comme il était toujours seul, il fut bientôt pris de sommeil. Alors, une main invisible prit la lumière, sur la table, et s’avança vers l’escalier. Fanch n’était pas peureux : il se leva et suivit la lumière. Celle-ci le conduisit dans une belle chambre, où il y avait un excellent lit de plume. Fanch se déshabilla, se coucha et dormit tout d’un somme, jusqu’au lendemain matin.

Dès que le soleil fut levé, il fut réveillé par une voix criarde et tremblante qui disait :

— Hé ! mon fils, ce n’est pas tout de venir manger, boire et dormir ainsi tranquillement dans mon château ; et le travail ? Il faut travailler, ici !

Il ouvrit les yeux, et vit une petite vieille, courbée sur un bâton, et dont les dents, longues et pointues, ressemblaient à celles d’un râteau.

— De quel travail parlez-vous donc, grand’-mère ? lui demanda Fanch, sans s’émouvoir.

— Lève-toi ! lève-toi, vite, et je te le ferai voir.

Fanch se leva, tranquillement, et, quand il eut déjeuné, la vieille le conduisit auprès d’un puits très profond, qui était dans la cour du château. Elle y jeta une boule d’argent et lui dit :

— Il faut que tu me rapportes cette boule, avant le coucher du soleil, aujourd’hui, ou il n’y a que la mort pour toi ! Tiens, voici une coquille de patelle (brinik), pour dessécher le puits.

Et elle lui donna une coquille de patelle, et s’en alla alors.

Voilà notre garçon bien embarrassé, je vous prie de le croire. Il se grattait la tête et se disait :

— Je suis un homme perdu !

Et il regardait le puits et sa coquille, d’un air désespéré. Puis, tout à coup :

— Tiens ! tiens ! peut-être bien que la reine des oies pourrait me tirer d’embarras ? Elle m’avait dit de l’appeler à mon secours, en cas de besoin ; j’ai assez besoin, je crois ; voyons un peu :

Reine des oies, accours, accours, Car j’ai besoin de ton secours !

Et au même instant, il entendit un bruit d’ailes, au-dessus de sa tête, et la reine des oies descendit auprès de lui et lui demanda :

— Vous avez besoin de mon secours, Fanch ?

— Oui, sûrement, bonne reine, car vous me voyez bien embarrassé.

— Dites-moi en quoi je puis vous être utile.

— Une vieille femme, qui demeure dans ce château, et qui m’a tout l’air d’une sorcière, m’a conduit auprès de ce puits et y a jeté une boule d’argent, en me disant : « Il faut que tu me la rapportes, avant le coucher du soleil, aujourd’hui, ou il n’y a que la mort pour toi ! » Et voici ce qu’elle m’a donné pour dessécher le puits !

Et il montrait sa coquille de patelle.

— N’est-ce que cela ? lui dit la reine des oies ; rassure-toi alors, car ce sera vite fait, comme tu vas le voir.

Et la reine des oies descendit dans le puits, plongea sous l’eau et reparut, un moment après, avec la boule d’argent dans son bec.

— Tiens, dit-elle à Fanch, voilà la boule ; tu peux la porter à la vieille, quand tu voudras ; mais, ne lui dis pas que c’est moi qui te l’ai retirée du puits.

— Merci bien, ô bonne reine, vous m’avez sauvé la vie !

Puis la reine des oies s’éleva dans l’air, et disparut.

Fanch, de son côté, alla trouver h. vieille femme, tout joyeux et tout fier, et lui dit, en lui présentant la boule :

— Tenez, grand’mère, voici votre boule d’argent.

La vieille fut bien étonnée.

— Quoi, déjà, mon fils ! Comment t’y es-tu donc pris ?

— Pendant que vous n’aurez pas de travaux plus difficiles à me donner, vous ne me verrez pas embarrassé.

— Eh bien ! mon fils, va te promener dans les jardins du château, et, quand le dîner sera prêt, je t’appellerai.

Fanch alla se promener, tranquillement, dans les jardins du château, qui étaient magnifiques, et, à midi, la vieille l’appela pour dîner. Quand il eut dîné, il alla encore se promener, jusqu’au soir. Quand il rentra, la vieille n’était plus là ; mais, il trouva la table servie et il mangea et but, tout à son aise, puis, une main invisible prit le chandelier sur la table et le conduisit à sa chambre à coucher, comme la veille.

Le lendemain matin, il fut encore réveillé par ces paroles :

— Allons, mon fils, debout ! debout ! Ce n’est pas le tout de manger, de boire et de dormir à son aise dans mon château, il faut aussi travailler. Allons, debout ! debout, vite !

Fanch ouvrit les yeux et vit encore, auprès de son lit, une vieille femme ; mais, il lui sembla que ce n’était pas la même que la veille ; celle-ci lui paraissait plus vieille et plus laide encore.

— Quel travail, grand’mère ? lui demanda-t-il, en se frottant les yeux.

— Lève-toi, vite, et je te le ferai voir.

Fanch se leva, descendit dans la cuisine et déjeuna. Puis, la vieille le conduisit dans le grenier du château, devant un grand tas de grains, et lui dit :

— Voilà un tas de trois sortes de grains mélangés, froment, orge et avoine. Il te faudra mettre chaque sorte de grain dans un tas à part, de manière à ce qu’il ne se trouve dans aucun des trois un seul grain d’une espèce différente. Voilà ton travail d’aujourd’hui, et si tu ne l’as pas terminé au coucher du soleil, il n’y a que la mort pour toi !

Puis, la vieille s’en alla, et Fanch resta seul devant le tas de grains.

— Ces vieilles sont certainement folles, se disait-il ; quel homme au monde est capable d’exécuter des travaux de la nature de ceux qu’elles m’imposent ? Heureusement, que j’ai encore pour moi la reine des fourmis ! Si elle ne vient pas à mon secours, c’en est fait de moi. Je vais l’appeler, pour voir :


A mon secours, ô Reine des fourmis !
Vite, venez, je suis de vos amis.


Et la Reine des fourmis arriva aussitôt et demanda :

— Vous avez besoin de moi, Fanch ?

— Oui, sûrement, ma bonne reine. Une vieille femme, qui demeure dans ce château, m’a conduit dans ce grenier et m’a dit : « Voilà un grand tas de trois sortes de grains mélangés, froment, orge et avoine. Il faut que, pour le coucher du soleil, aujourd’hui, tu m’aies mis chaque sorte de grain dans un tas à part, autrement, il n’y a que la mort pour toi ! » Comment voulez-vous, bonne reine, que moi, ni aucun homme au monde puisse exécuter un pareil travail ? Aussi, suis-je un homme perdu, si vous ne me tirez d’embarras.

— Rassure-toi, lui répondit la Reine des fourmis, car s’il ne te faut que cela, ce sera vite fait.

Alors, la Reine des fourmis monta sur le toit, fit je ne sais quel signe, et, un instant après, le grenier fut envahi par des millions de fourmis. Leur reine leur expliqua ce qu’il y avait à faire, et aussitôt elles se mirent à l’ouvrage, avec une ardeur merveilleuse. Elles firent trois tas de grains distincts, et, dans aucun des trois tas, il ne fut possible de trouver deux grains d’espèce différente.

Quand le travail fut terminé, la Reine des fourmis se retira, avec ses sujets, après avoir été vivement remerciée par Fanch. Celui-ci descendit alors du grenier et alla trouver la vieille femme, et lui dit :

— Le travail est terminé, grand’mère.

— Quoi, déjà, mon fils ? Je crains bien que ce ne soit mal fait ; il faut que j’aille voir.

Et elle monta au grenier, examina minutieusement les trois tas, et ne put trouver, dans aucun d’eux, deux grains d’une espèce différente. Elle en fut fort étonnée.

— C’est parfait, mon fils, dit-elle à Fanch ; tu peux, à présent, aller te promener dans les jardins du château, jusqu’à ce que je t’appelle, pour dîner.

Fanch alla donc se promener dans les jardins, et bientôt la vieille l’appela pour dîner, après quoi, il alla encore se promener. Le soir, quand il rentra, la seconde vieille avait disparu, comme la première ; mais, la table était servie, et c’était l’important pour lui. Il soupa, à son aise, puis il monta à sa chambre à coucher, toujours précédé par une lumière portée par une main invisible.

Le lendemain matin, il fut réveillé par une troisième vieille, plus petite et plus laide encore que les deux autres. Elle lui cria aussi :

— Allons, mon fils, debout ! debout, vite ! Ce n’est pas le tout de manger, de boire et de dormir à son aise, dans mon château, il faut aussi travailler I Debout donc, et au travail !

— Quel travail donc, grand’mère ? lui demanda Fanch, tranquillement.

— Lève-toi, vite, et je te le ferai voir. Fanch se leva, descendit dans la cuisine, puis, quand il eut déjeûné, la vieille lui dit :

— Voici l’épreuve d’aujourd’hui : nous sommes trois sœurs, dans ce château, et tu nous a vues toutes les trois. Je vais entrer avec mes sœurs dans une chambre, où ne pénètre aucun rayon de lumière, et, dans l’obscurité la plus complète, il faut que tu dises laquelle de nous trois est la plus jeune et la plus jolie. Si tu te trompes, il n’y a que la mort pour toi ; mais, si tu réussis, tes épreuves seront terminées, le charme sera rompu, et tu pourras épouser celle que tu préféreras de nous trois, car nous sommes de belles princesses, filles du roi d’Espagne, et retenues enchantées dans ce château par un méchant magicien.

Ayant dit ces paroles, la vieille introduisit Fanch dans une chambre où l’obscurité était complète, et y entra elle-même. Les deux autres vieilles y étaient déjà. Voilà encore notre homme bien embarrassé ! Comment dire laquelle de ces trois sorcières était la plus jeune et la plus jolie, même en plein jour ? Elles étaient toutes horriblement laides, et paraissaient avoir à elles trois un millier d’années ! Fanch pensa alors :

— Qui pourrais-je bien appeler à mon secours, cette fois ? Il n’y a que l’épervier et le bourdon que je n’ai pas encore appelés. L’épervier ne peut entrer ici, il ne faut pas y songer ; peut-être bien que le bourdon trouverait le moyen d’arriver jusqu’à moi ; je vais l’appeler, puisqu’il ne me reste pas d’autre chance.

A peine eut-il formé le désir d’être secouru par le bourdon, qu’il entendit ce bruit qui lui annonça sa présence : Vraon ! vraon ! Puis une voix lui murmura à l’oreille :

— Ne t’inquiète pas, me voici. Cherche les princesses à tâtons, dans l’obscurité, et quand tu m’entendras voltiger autour de la tête d’une d’elles, ce sera celle-là la plus jeune et la plus jolie, et tu pourras le dire, sans crainte de te tromper, car je connais parfaitement les trois princesses, et, tous les jours, je leur fais visite, dans leurs chambres.

Fanch se sentit rassuré, et il s’avança, les bras tendus en avant, pour chercher les princesses, dans l’obscurité. Il en prit une, mais n’entendant pas le bruit convenu, il la quitta, pour en chercher une autre. Il en prit une seconde ; ce n’était pas encore celle-là. Mais, dès qu’il mit la main sur la troisième, il entendit, autour de sa tête : Vraon ! vraon !... et, sans hésiter, il s’écria :

— C’est celle-ci la plus jeune et la plus jolie des trois princesses !

Et c’était vrai. Aussitôt, la chambre se trouva éclairée, et il vit, à son grand étonnement, trois belles princesses, au lieu des trois horribles vieilles de tout à l’heure. Et toutes les trois, elles s’empressaient autour de lui, pour le remercier.

— Nous sommes, disaient-elles, filles du roi d’Espagne ; nous étions retenues enchantées dans ce château, par un méchant magicien ; mais, vous avez rompu le charme, et nous sommes libres, à présent, de retourner à la cour de notre père. Venez avec nous, et, quand nous serons en Espagne, vous épouserez celle que vous préférerez de nous trois.

Fanch était bien embarrassé, et ne savait que répondre. Cependant, comme il voulait voyager encore et courir les aventures, trouvant que cela ne commençait pas trop mal, il dit :

— Mille mercis, belles et aimables princesses, mais, je suis encore bien jeune pour me marier. Plus tard, en poursuivant mes voyages, je passerai, quelque jour, par l’Espagne, et alors, nous verrons.

Les trois princesses prirent alors la route de l’Espagne, peu satisfaites d’avoir rencontré un libérateur si peu galant, et Fanch poursuivit, de son côté, son voyage. Nous allons le suivre, et laisser les trois princesses retourner à la cour de leur père.

Il arriva enfin à Paris, Il descendit au meilleur hôtel de la ville, qui se trouvait vis-à-vis du palais du roi.

Tous les jours, de la fenêtre de sa chambre, il voyait une jeune princesse, d’une grande beauté, à une des fenêtres du palais. C’était la fille unique du roi. Les deux jeunes gens passaient des heures entières à se regarder l’un l’autre.

— Quelle belle princesse ! se disait Fanch ; si je pouvais lui parler seulement ! L’épervier, il m’en souvient, m’a dit qu’il m’accordait la faculté de me changer en épervier, à mon souhait ; je pourrais, de cette façon, me transporter auprès de la princesse, puis redevenir homme... Jusqu’à présent, je n’ai pas encore eu recours à lui : voyons donc s’il tiendra sa parole, comme les autres animaux, dont je n’ai eu qu’à me louer. Je voudrais être épervier !

A peine eut-il prononcé ces derniers mots, qu’il fut changé en épervier, et il alla voltiger autour de la fenêtre où se trouvait la princesse.

— Oh ! le bel oiseau ! s’écria celle-ci. Et, appelant sa fille de chambre :

— Venez ! venez ! Essayons de le prendre ! L’épervier ne se laissa pas prendre, ce jour-là, et il s’envola, après avoir quelque temps voltigé autour de la princesse, effleurant ses joues, du bout de ses ailes. Mais, le lendemain, comme la princesse était à sa fenêtre, il vint encore, et se laissa prendre, cette fois. La princesse, toute joyeuse, courut le montrer à son père :

— Voyez, mon père, le bel oiseau que j’ai pris !

— Oui vraiment, ma fille, répondit le vieux roi ; c’est un épervier, si je ne me trompe.

On mit l’oiseau dans une belle cage, et la princesse voulut l’avoir dans sa chambre, pour la divertir.

Le soir, quand la femme de chambre eut déshabillé et couché sa maîtresse, celle-ci, qui lisait un peu dans son lit, avant de dormir, fut fort étonnée d’entendre une voix qui disait :

— J’ai grand froid aux pieds !

Elle regarda de tous côtés, et ne vit personne.

— Qui donc a parlé, dans ma chambre ? dit-elle ; ce n’est pas l’oiseau, sans doute ?

— Si, c’est bien moi, répondit l’épervier.

— Comment, pauvre petite bête, vous parlez aussi ? Mais vous n’êtes donc pas ce que vous paraissez être ?

— Non, je n’ai pris cette forme que pour arriver jusqu’à vous.

Et ayant alors souhaité de redevenir homme, il se présenta sous sa forme naturelle à la princesse. Celle-ci reconnut facilement le jeune homme qu’elle avait remarqué à la fenêtre de l’hôtel voisin. Elle voulut appeler sa femme de chambre ; mais, Fanch s’y opposa, lui représentant le scandale que la présence d’un jeune homme dans sa chambre causerait dans le palais. Elle se laissa facilement persuader, et ce ne fut que le lendemain matin, à l’heure où la femme de chambre de la princesse venait ordinairement pour l’habiller, qu’il reprit la forme d’un épervier, et rentra dans sa cage. Pendant tout le jour, il était épervier, et la nuit, il redevenait homme.

Il y avait plusieurs mois que les choses se passaient de la sorte, lorsqu’on s’aperçut que la princesse prenait de l’embonpoint, avec une rapidité étonnante. Le vieux monarque n’y trouva rien à redire ; au contraire, il était enchanté de voir sa fille si bien portante ; mais, les courtisans et les domestiques commençaient à jaser, et à interpréter cet embonpoint subit d’une tout autre façon. Enfin, la princesse se dit malade et elle ne quittait plus sa chambre. On fit venir, l’un après l’autre, tous les médecins de la ville ; mais, aucun d’eux ne connaissait rien à sa maladie, ou plutôt n’osait dire ce qu’il en savait. Le roi était désolé, car il aimait beaucoup sa fille. Un jour, un vieux cuisinier du palais s’arrangea de manière à aller lui-même servir à dîner à la princesse, dans sa chambre. Il l’observa bien, et vit clairement ce que c’était que sa maladie. Le soir, à table, il dit, devant tous les valets et les domestiques, qu’il avait vu la princesse de près, et qu’il connaissait la nature de sa maladie. Ce propos fut rapporté au roi, qui fit appeler aussitôt le vieux cuisinier, et lui dit :

— Comment, cuisinier, vous avez dit que vous connaissez la nature de la maladie de la princesse, alors que tous les médecins de la ville ont déclaré n’y rien connaître ?

— Oui, sûrement, sire, je l’ai dit, et je ne m’en dédis pas.

— Eh bien ! parlez, vite, alors ; vous serez bien récompensé, si vous la guérissez.

Le cuisinier, avant de paraître devant le roi, avait roulé plusieurs serviettes sous son tablier, et il répondit :

— Eh bien ! sire, la princesse votre fille ne peut être guérie que lorsqu’elle aura fait comme ceci.

Et en même temps, il laissa tomber les serviettes à ses pieds.

Le roi comprit et pâlit de colère.

— Comment, coquin, qu’oses-tu dire là ?

— Rien que la vérité, sire, et vous le verrez, bientôt.

Il courut, furieux, à la chambre de sa fille et reconnut facilement que le vieux cuisinier ne l’avait pas trompé. Il s’emporta en injures contre la princesse. L’épervier était dans sa cage, et il écoutait et regardait, les yeux clairs.

— Qui est le père de ton enfant, malheureuse ? demanda le roi.

— L’épervier ! répondit la princesse, en fondant en larmes.

— Comment, l’épervier ? Tu oses encore te moquer de moi !...

£t le roi leva la main sur sa fille.

— Holà ! doucement, s’il vous plaît ! dit une voix, derrière lui.

Il se détourna vivement, et fut bien étonné de se trouver face à face avec un jeune homme, qu’il ne connaissait pas. C’était Fanch.

— Qui êtes-vous ? lui demanda le roi.

— Le père de l’enfant que votre fille porte dans son sein, et je vous demande sa main.

— Comment avez-vous fait pour pénétrer jusqu’ici ?

Fanch lui expliqua tout. Le roi comprit alors qu’il avait affaire à un homme qui était protégé par quelque puissance supérieure, et il pensa que ce qu’il avait de mieux à faire, c’était de lui accorder ce qu’il demandait. C’est ce qu’il fit, en effet, quoique d’assez mauvaise grâce. Le mariage fut célébré, dès le lendemain, mais sans pompe ni grands festins[71].

Un fils du roi de Turquie faisait aussi la cour à la princesse, et il espérait bien l’épouser, car le vieux roi lui était favorable. Furieux de se la voir enlever de la sorte, il jura de se venger. Il dissimula et feignit de faire la paix avec son rival heureux et de rechercher son amitié. Un jour, il proposa à Fanch un voyage où ils devaient traverser un bras de mer. Fanch, qui ne pensait pas à mal, et qui avait perdu de vue la dernière recommandation de son père et de sa mère, accepta, sans hésiter. Ils partirent donc, tous les deux, et, arrivés au bras de mer, ils montèrent dans la barque du passeur. Fanch regardait tranquillement dans l’eau, penché sur le bord de l’embarcation, quand le prince turc le poussa de l’épaule et le jeta dans la mer, dans l’intention de le noyer. Mais, la Sirène se trouva là, qui le saisit aussitôt, en disant :

— Il y a longtemps que je t’attendais !

Et elle l’entraîna au fond de l’eau. Elle l’y retint pendant deux ans. Bien souvent il la pria de lui permettre de revenir un peu sur la terre, pour voir le soleil radieux, et respirer l’air d’en haut. Mais, ce fut toujours en vain. Au bout des deux ans de séjour dans sa grotte, un jour, il la priait encore instamment, et comme elle se montrait insensible à ses prières, il lui dit :

— Elevez-moi, seulement un instant, au-dessus de l’eau, sur la paume de votre main, afin que je puisse, une dernière fois, voir la terre, ma patrie !

La Sirène crut pouvoir lui accorder cela, sans danger, et elle le leva au-dessus de l’eau, sur la paume de sa main. Alors Fanch souhaita, bien vite, de devenir épervier ; ce qui fut fait sur-le-champ, et il s’éleva en l’air, bien haut.

La Sirène, furieuse, souleva des vagues énormes vers le ciel ; mais, ce fut inutilement, elles ne pouvaient atteindre à la hauteur où était l’épervier. Celui-ci se dirigea, sans perdre de temps, vers Paris, et, parvenu aux portes de la ville, il descendit à terre et redevint homme. Quand il entra dans la ville, il n’y était question partout que du mariage du prince turc avec la fille du roi ; la noce devait avoir lieu, le lendemain même.

— Je croyais la princesse mariée ? dit Fanch à un homme qui pérorait, au milieu d’un groupe, détaillant le programme des fêtes.

— On voit bien que vous êtes un étranger, lui répondit-on : le mari de la princesse s’est noyé, il y a de cela deux ans, et sa veuve, longtemps inconsolable, a fini par consentir à épouser le prince turc, qui lui faisait déjà la cour, avant son premier mariage avec un aventurier, venu on ne sait d’où.

— Il était temps d’arriver ! se dit Fanch, en s’éloignant.

Et il combina alors son plan pour pouvoir entrer dans le palais et arriver à temps auprès de sa femme.

Au moment où l’on venait de se mettre à table, dans le palais, il souhaita, par la vertu de l’épervier, de devenir un prince plus beau et plus richement paré que tous ceux qui se trouvaient au banquet des noces. Ce qui fut fait aussitôt. Il était tout brillant d’or, de perles et de diamants. De plus, un carrosse tout en or, attelé de quatre chevaux magnifiques, se trouva aussi à sa disposition. Il y monta et se rendit au palais du roi. Il demanda à dire un mot, en secret, à la nouvelle mariée. Celle-ci était déjà à table, auprès de son nouvel époux. Un valet s’empressa d’aller lui dire qu’un jeune prince, beau et brillant comme le soleil, demandait à lui dire un mot, en secret.

Elle consulta son père et son époux. Tous les deux ils lui conseillèrent d’aller recevoir le prince inconnu. Elle fut éblouie, au premier abord, par sa beauté et ses parures, et ne le reconnut pas. Mais, quand il lui dit, en lui ouvrant ses bras : — « Je suis votre premier mari ! » elle le reconnut aussitôt, et ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, en pleurant de joie et de bonheur.

La princesse l’emmena alors dans la salle du banquet, en le tenant par la main, et le fit asseoir à côté d’elle à table, faisant reculer d’un rang le prince turc. Tout le monde le regardait avec étonnement et admiration, et personne ne le reconnaissait. Le nouveau marié était déjà jaloux des attentions que sa fiancée avait pour l’étranger. Les femmes, et surtout les jeunes princesses de tous les pays, qui se trouvaient là, oubliaient de manger, en le regardant.

Un peu avant la fin du repas, la princesse se leva et parla de la sorte :

— Roi très sage et très expérimente, mon père, et vous, prince, qui aspirez à être bientôt mon époux, je voudrais vous adresser une question et vous demander un conseil.

— Parlez, princesse, lui répondirent le roi et le prince.

Et elle reprit :

— J’avais une jolie petite clef d’or, qui ouvrait mon trésor, et j’eus la douleur de la perdre. Alors, je fis faire une nouvelle clef. Mais, quelque temps après, je retrouvai la première, et je me trouve en avoir deux, à présent. Je suis bien en peine de savoir de laquelle je dois me servir, de l’ancienne ou de la nouvelle ? Or, conseillez-moi à ce sujet, je vous prie.

— Respect est toujours dû aux anciens, dit le roi ; gardez votre ancienne clef, ma fille.

— Et vous, prince, qu’en pensez-vous ?

— Je suis de l’avis du sage roi, mon beau-père, répondit le prince turc, un peu troublé et inquiet de ce que pouvait cacher cette histoire de clefs de la princesse.

— Eh bien ! reprit alors la princesse, en prenant par la main le prince inconnu, je suivrai votre conseil :|voici mon premier mari, que j’ai retrouvé, et je le garde !

Vous pouvez juger de l’étonnement et du trouble que produisirent ces paroles.

Alors, le prince Fanch prit la parole à son tour, et, s’adressant au prince turc, qui pâlissait et tremblait, il parla ainsi :

— Et toi, fils du roi de Turquie, te rappelles-tu la promenade que nous fîmes ensemble, quand tu me jetas traîtreusement dans la mer ? Tu croyais t’être débarrassé de moi, pour toujours, n’est-ce pas ? Eh bien ! tu t’es trompé, et je veux te récompenser, comme tu le mérites, traître digne de l’enfer !

Se tournant alors vers les valets, qui écoutaient, silencieux et ébahis, comme tous les convives :

— Qu’on fasse chauffer un four à blanc, et qu’on y jette cet homme !

Ce qui fut fait sur-le-champ.

Puis, le premier étonnement passé, la gaîté et les ris reparurent, et l’on dansa et l’on chanta, et, pendant quinze jours de suite, ce fut des réjouissances et des festins continuels.


Conté par Barbe Tassel, du bourg de
Plouaret (Côtes-du-Nord).


Ce conte, très mélangé, se compose d’éléments et d’épisodes empruntés à différentes fables et principalement à deux contes contenus dans le recueil des frères Grimm, sous les titres de : La Reine des Abeilles et L’Ondine de l’étang. Tout le milieu du récit rappelle les fables du type de l’Enfant vendu au diable avant sa naissance. Je le reproduis fidèlement tel que je l’ai recueilli, pour donner une idée de la manière dont certains conteurs, croyant augmenter l’intérêt de leurs récits, les altèrent et les mélangent, à plaisir. Plus un conte est long et rempli de merveilles et d’épreuves, plus il a de succès, ordinairement, auprès de l’auditoire des veillées d’hiver.



XI


BIHANIC ET L’OGRE
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UN vieux pêcheur de Douarnenez était resté veuf avec trois fils, jeunes encore. Il n’avait pour tout bien que sa barque et ses filets ; Tous les jours, il allait en mer avec ses trois fils, et ils vivaient ainsi, tant bien que mal, du produit de leur pêche. Mais, le vieillard vint à mourir, quand Dieu jugea que son heure était venue, et les trois frères restèrent sans appui et sans autre ressource que la petite barque et les filets que leur laissait leur père. Ils continuèrent d’aller tous les jours en mer, comme devant, quel que fût le temps. Mais, hélas ! manquant encore d’expérience dans le métier, ils ne prenaient presque rien.

Un jour, leur barque fut jetée en pleine mer, par un coup de vent, et, par un temps affreux, ils passèrent la nuit dehors, à la grâce de Dieu. Au matin, le vent tomba et ils abordèrent à une terre inconnue d’eux. C’était une île. Comme ils y cherchaient quelque habitation, ils arrivèrent devant un vieux château ceint de hautes murailles. Mais, ils avaient beau tourner autour, ils ne trouvaient pas de porte. Comment foire pour y entrer ? Ils étaient bien embarrassés. Alors, le plus jeune des trois, qui avait nom Bihanic (le petit), grimpa sur un grand chêne, qui était contre le mur, puis, se glissant le long d’une branche, il descendit dans un grand jardin, rempli de belles fleurs et de fruits de toute sorte. Une fois dans le jardin, il jeta des poires, des pommes, des oranges, et des pêches à ses frères, par-dessus le mur. Après quoi, et quand il en eut mangé lui-même son content, il voulut aussi visiter l’intérieur du château. Les portes en étaient grandes ouvertes et il entra. Il arriva dans la cuisine et n’y trouva personne. Mais, il vit un bœuf entier qui cuisait à la broche, et sur la table, il y avait un tas de miches de pain blanc tout frais. Il en prit quelques-unes et se hâta de les aller jeter à ses frères, par-dessus le mur. Puis, il revint à la cuisine, coupa une tranche de bœuf et se mit à la manger, tranquillement, comme s’il eût été chez soi. Tôt après, il entendit quelqu’un qui descendait, lentement et lourdement, l’escalier de pierre, comme s’il avait un poids de deux cents livres à chaque pied. Il se cacha vite sous la table et vit arriver un Ogre, qui avait bien dix pieds de haut et cinq ou six en largeur. L’Ogre débrocha le bœuf, qui rôtissait devant le feu, et le posa sur la table. Puis, il alla à son cellier et en rapporta une barrique de vin, sous son bras. Il posa la barrique à terre, sur un bout, la défonça et commença alors à manger et à boire. Et il mangeait et buvait, il fallait voir comme ! Tout à coup, il lâcha une pétarade telle, qu’on aurait dit une demi-douzaine de coups de canon ! Bihanic en fut balayé par le vent, jusqu’au fond de la cuisine. Il se releva lestement, se présenta devant l’Ogre, son bonnet à la main, et lui dit d’un air dégagé :

— Bonjour, mon père !

— Comment, ton père, avorton ? répondit l’Ogre, surpris de le voir ; d’où viens-tu ?

— De votre ventre, mon père.

— Comment cela ?

— Oui vraiment, vous êtes bien mon père, et vous venez de me mettre au monde, dans la pétarade de tout à l’heure. N’avez-vous donc rien senti d’extraordinaire ?

— Il est vrai que je ne me souviens pas avoir jamais fait autant de bruit, et il devait y avoir quelque chose d’extraordinaire, là-dedans.

— C’était moi.

— Quoique tu sois bien petit, je suis bien aise de t’avoir pour me tenir société ; du moins je ne serai plus seul, à présent, dans cet immense château, où je m’ennuie parfois. Assieds-toi là, en face de moi, et mange et bois.

Bihanic s’assit en face de l’Ogre et mangea et but, un peu rassuré. Quand il ne resta plus rien du bœuf, que les os, l’Ogre lui dit :

— A présent, je vais en voyage, pour la chasse aux hommes, et il se peut que je sois absent, quelque temps ; mais, ne t’en inquiète pas, car tu ne manqueras de rien, ici ; tu trouveras à boire et à manger, à discrétion, et le jardin est rempli de fruits délicieux de toute sorte. Je te laisse ma chienne pour te tenir compagnie. Voici encore, pour t’amuser, les clefs de tous les appartements du château. Il y en a soixante-dix, et elles sont toutes en diamant. Avec elles, tu pourras tout visiter et te promener partout. Il n’y a qu’une seule clef dont tu ne pourras trouver l’emploi.

L’Ogre partit alors.

Bihanic commença par s’assurer si ses frères étaient restés à l’attendre ; mais, ceux-ci, ne le voyant pas revenir, s’étaient dit, au bout de quelque temps : « Bihanic aura été, sûrement, mangé par l’Ogre qui habite dans ce château, » et ils s’en étaient allés.

Bihanic, muni de son trousseau de clefs, se mit à parcourir toutes les salles et les chambres du château, et il allait de surprise en surprise, d’admiration en admiration, car partout il trouvait des monceaux d’argent, d’or, de diamants et des merveilles de toute sorte. Par ailleurs, ni homme ni bête. Il lui restait encore une clef qui n’avait pas servi, et, il avait beau chercher, il ne trouvait pas la serrure de cette soixante-dixième clef. Il en était très contrarié, lorsqu’il vit la chienne, qui le suivait partout, appuyer ses deux pattes de devant contre la muraille, en aboyant et en le regardant, comme pour lui faire signe. Il examina bien l’endroit et aperçut un trou de serrure, auquel sa soixante-dixième clef s’ajustait parfaitement. Il l’y introduisit, ouvrit et vit, dans une cachette, un coffret tout garni de diamants. Il ouvrit ce coffret, car la clef était dans la serrure, et y trouva un diamant beaucoup plus grand et plus brillant que tous ceux qu’il avait vus jusqu’alors ; et à l’intérieur du coffret, sur une des parois, il put lire ces mots : « Celui qui possédera ce diamant n’aura qu’à dire : « Par la vertu de mon diamant, « que telle ou telle chose arrive ! » et aussitôt tous ses désirs, quels qu’ils soient, seront réalisés. »

— A merveille ! se dit Bihanic. Et il prit le diamant dans sa main et prononça les mots suivants : « Par la vertu de mon diamant, que nous soyons transportés à Paris, la chienne et moi ! » (Cette chienne-là était la reine des chiens.)

En un instant, la chienne et lui furent transportés à Paris à travers les airs. Ils y arrivèrent de nuit, devant le palais du roi. Alors, Bihanic dit encore : « Par la vertu de mon diamant, je demande qu’il y ait ici un château magnifique, bien plus beau que celui du roi ! »

Et aussitôt il se trouva sur la place un château comme il l’avait demandé. Les murailles en étaient d’argent, les fenêtres d’or, et sur le toit, il y avait un diamant à la place de chaque ardoise.

Le lendemain matin, quand le soleil levant parut dessus, tous les yeux en étaient éblouis, et nul ne pouvait le regarder longtemps. Quand le vieux roi se réveilla, il mit la tête à la fenêtre et faillit être aveuglé par l’éclat de la lumière.

— Qu’est ceci ? s’écria-t-il en colère.

Et il appela son premier général et lui dit :

— Qui donc a eu l’audace d’élever un pareil château en présence du mien, pour m’aveugler ?

— Hélas ! sire, nul ne le sait, et nous en sommes tous aussi étonnés et aussi indignés que vous. Cela s’est fait pendant la nuit, et par quelque art magique, sans doute.

— Allez vite dire au maître de ce château de venir me trouver, sur l’heure.

Le général se dirigea vers le château, avec des troupes et des canons. Bihanic, en les voyant venir, s’avança à leur rencontre.

— Est-ce vous, lui demanda le général, qui avez eu l’audace d’élever ce château, pour offusquer celui de mon roi ?

— C’est bien moi, ne vous déplaise, général.

— Eh bien ! venez trouver mon maître, et venez vite, ou il n’y a que la mort pour vous.

— Doucement, mon général ! Dites à votre roi que, s’il veut me parler, il vienne lui-même me trouver, chez moi.

— Quelle insolence ! Nous allons canonner votre château et le détruire entièrement, si vous ne voulez nous suivre à l’instant.

— Comme il vous plaira, général ; mais, pour moi, je ne suis nullement décidé à vous suivre.

Alors, les canons furent braqués contre le château et la canonnade commença. Mais, les boulets, loin de causer quelque dommage au château de Bihanic, rebondissaient et venaient tuer les soldats qui les lançaient et renverser leurs pièces. Voyant cela, le général comprit qu’il y avait quelque sorcellerie dans l’affaire, et qu’il aurait tort de s’opiniâtrer à vouloir lutter contre un pouvoir qui se moquait de lui et de ses canons. Il s’en retourna vers son roi, tout penaud, et lui conta la chose. Le vieux roi aussi crut devoir agir plus prudemment, et il alla lui-même prier l’inconnu de vouloir bien accepter à dîner, dans son palais. Bihanic s’empressa d’accepter.

Il fut placé à table à côté de la fille unique du roi, jeune princesse d’une beauté merveilleuse. Il devint amoureux d’elle, sitôt qu’il la vit, et la demanda en mariage à son père. Celui-ci se garda bien de refuser un prince si galant, et qui avait un si beau château, et les noces furent célébrées, huit jours après. Il y eut, à cette occasion, de grands festins et des réjouissances publiques, dans tout le royaume. Les deux frères de Bihanic furent aussi de la noce, et ils quittèrent, dès ce moment, leur barque et leurs filets pour habiter le château de leur frère cadet.

Une fois les réjouissances et les festins terminés, c’est-à-dire au bout d’un mois environ, les trois frères allaient souvent chasser ensemble, dans une forêt voisine, qui abondait de gibier de toute sorte. Bihanic laissait son talisman au château, quand il allait à la chasse, et n’avait aucune inquiétude à ce sujet, car sa femme seule savait où il le mettait, encore n’en connaissait-elle pas la vertu magique.

Cependant l’Ogre était rentré dans son château, tôt après le départ de Bihanic. Inconsolable de la perte de son talisman et de sa chienne, il passa plusieurs jours à se lamenter et à faire retentir tous les environs de cris et de hurlements sauvages. Puis, il partit à la recherche du ravisseur. Voici de quel stratagème il s’avisa, pour le retrouver. Son château, comme nous l’avons dit, abondait de diamants, de toute dimension et de toute valeur. Il en remplit un sac, le chargea sur ses épaules et se mit en route, visitant tous les pays et criant partout où il passait : « Deux diamants neufs pour un vieux ! Qui veut deux diamants neufs pour un vieux ? » Au bout d’un mois, il arriva aussi à Paris, et se mit à parcourir la ville en criant : « Deux diamants neufs pour un vieux ! Qui veut deux diamants neufs pour un vieux[72] ? »

Tous ceux qui avaient de vieux diamants les échangeaient contre des diamants neufs.

Bihanic était à la chasse, avec ses deux frères. Mais, sa femme, en entendant crier : Deux diamants neufs pour un vieux ! fit comme tout le monde. Elle prit le diamant de son mari, qui lui semblait être vieux, et courut l’échanger contre deux diamants neufs.

Dès que l’Ogre vit son talisman, il le reconnut, le saisit avec empressement, et, jetant là son sac avec tout ce qu’il contenait, il s’enfuit, au plus vite.

Quand Bihanic rentra de la chasse, sa femme ne lui dit rien de l’échange qu’elle avait fait. Il soupa, puis il alla se coucher, comme à l’ordinaire, sans souci de rien. Mais, au milieu de la nuit, il eut froid et se réveilla. Grand fut son étonnement de voir les étoiles du ciel et de se trouver couché sur la terre nue, en plein air, à côté de sa femme.

Il se frotta les yeux en se disant : — Certainement je rêve. Mais, hélas ! il ne rêvait pas, et il fallut bien reconnaître la triste réalité. Avec son talisman, son château et tout ce qu’il renfermait s’en était allé, comme il était venu !

Quand le vieux roi, le lendemain matin, vit revenir sa fille, tout en pleurs et grelottante de froid, et qu’il apprit d’elle comment son mari avait perdu son château et qu’il la faisait coucher à la belle étoile : — « Je me doutais bien, dit-il, furieux, que c’était quelque aventurier duquel on ne devait attendre rien de bon. Qu’on le jette en prison, pour attendre le moment de monter à l’échafaud ! »

Et Bihanic fut jeté en prison.

Cependant, la chienne était allée au palais du vieux roi, et là elle écoutait tout ce qui se disait. Un jour, ayant entendu dire que son maître serait exécuté, à dix heures, le lendemain matin, elle trouva moyen de se rendre auprès de lui, dans sa prison, et lui parla de la sorte (car elle était aussi sorcière) : — « Mon maître, le roi veut vous faire mourir, demain matin. Mais, soyez sans inquiétude, je saurai vous tirer de danger. Je vais faire un voyage, pendant la nuit, et pour demain matin, je serai de retour, pour vous sauver, au moment où vous monterez à l’échafaud. Je vous le répète, soyez sans inquiétude. »

Bihanic embrassa la chienne, par reconnaissance, et elle partit aussitôt pour son voyage mystérieux.

Elle se rendit auprès de la reine des chats, lui conta l’affaire et la pria de lui venir en aide.

— Je ne puis rien, par moi-même, pour vous tirer d’embarras, lui dit la reine des chats ; mais, allons trouver la reine des rats, et je pense qu’elle saura nous être utile.

Elles allèrent toutes les deux trouver la reine des rats, et lui exposèrent le cas, en la priant de vouloir bien leur prêter son assistance. « L’Ogre, ajouta la reine des chiens, depuis qu’il a retrouvé son talisman, le porte dans une grande molaire creuse qu’il a, au fond de la bouche, et c’est là qu’il faut le lui prendre ! »

La reine des rats réfléchit un peu, puis elle dit :

— Soyez tranquille, je vous rapporterai le diamant, et voici comment je m’y prendrai : Je ferai un mélange de vinaigre, de sel, de poivre et de jus de tabac ; j’y tremperai ma queue, puis, la nuit venue, je me glisserai dans la chambre de l’Ogre, par un trou, que je connais dans la muraille, et je la lui passerai deux ou trois fois par la bouche, pendant qu’il dormira. Il éternuera alors, si fort, qu’il rejettera le diamant, Je m’en emparerai aussitôt et vous l’apporterai, dans la cour du château, où vous m’attendrez.

Le stratagème fut trouvé excellent. On fit la mixture désignée, la reine des rats y trempa sa queue, quand elle entendit ronfler l’Ogre, qui, comme à l’ordinaire, avait mangé un bœuf entier à son souper et bu sa barrique de vin ; puis, elle pénétra dans sa chambre, et tout réussit à souhait. Quand la queue eut été passée pour la deuxième fois par la bouche de l’Ogre, celui-ci éternua trois fois, à faire trembler tout le château. A la troisième fois, il éternua encore, et le diamant jaillit de sa dent creuse sur le plancher de la chambre. La reine des rats s’en empara aussitôt, le rapporta à la chienne, qui attendait dans la cour et qui reprit aussitôt la route de Paris, en toute hâte. Elle y arriva, au moment où son maître montait à l’échafaud. Il était temps ! Bihanic, en la voyant venir, reprit courage (car il commençait à désespérer), et, se tournant vers le roi, qui était là, assis sur un siège doré, il lui dit :

— Je vous demande, sire, comme dernière grâce, de me permettre d’embrasser ma chienne, que je vois venir là-bas, et qui est restée fidèle à son maître, jusqu’à sa dernière heure.

Le roi fit signe de la tête qu’il consentait, et on monta la chienne sur l’échafaud. Bihanic l’embrassa et lui prit en même temps le diamant, qu’elle portait dans sa bouche. Quand il le tint dans sa main, il dit : « Par la vertu de mon diamant, je veux que tous ceux qui sont venus ici, comme à une fête, pour me voir trancher la tête, s’enfoncent en terre jusqu’au cou ! »

Ce qui fut fait, aussitôt. Prenant alors le grand sabre du premier général, il trancha la tête à tous ceux qui lui avaient désiré du mal, et laissa vivre les autres. Puis, à l’aide de son talisman, il fit revenir son château en face du palais du roi, comme devant.

La chienne se changea alors en une belle princesse. Il l’épousa et vécut heureux avec elle, dans ce beau château, le reste de ses jours.


Conté par Jean-Marie Le Ny, laboureur, à Plounevez-
du-Faou (Finistère), le 15 juin 1870.


Ce conte pourrait aussi bien rentrer dans la division des contes à talismans, du troisième volume.




Tome 3 modifier


IX


CONTES A TALISMANS



I


CRAMPOUÈS ou LES TALISMANS
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IL y avait une fois un enfant orphelin, bas d’esprit, et regardé généralement comme un innocent (idiot). Comme il n’avait ni père ni mère, ni aucun parent qui s’intéressât à lui, il allait mendier, de porte en porte, dans les fermes et les manoirs du pays. Il n’était rien qu’il aimât comme les bonnes crêpes de sarrasin de nos campagnes de Lannion et de Tréguier, et, pour cette raison, on l’avait surnommé Crampouez, c’est-à-dire Crêpe. Il était le bienvenu des ménagères et des servantes, parce qu’il leur rendait une foule de petits services, comme casser le menu bois, dans la cuisine, aller prendre de l’eau à la fontaine, et en retour, il recevait d’elles de bonnes crêpes bien beurrées, et quelquefois même avec un œuf dessus.

Quand il fut arrive à l’âge de dix-huit ans, comme il était vigoureux et bien portant, et qu’il continuait néanmoins de mendier, on commençait à l’accueillir un peu moins bien, et on lui disait souvent :

— Il est grand temps que tu ploies ton corps au travail ; n’as-tu pas honte de continuer de faire ainsi le fainéant, pendant que tout le monde travaille, autour de toi ?

Comme on ne le recevait plus guère que par ces paroles, et d’autres semblables, partout où il se présentait, il songea à quitter le pays. Il alla donc trouver sa douce Marie (car il avait aussi une maîtresse, comme tout jeune homme de son âge doit en avoir une), pour lui annoncer sa résolution et faire ses adieux. Marie était servante, dans une bonne ferme du pays, et elle lui avait donné, maintes fois, en cachette, de bonnes crêpes aux œufs, et des tranches de lard. Le voyant bien résolu à partir, elle lui dit :

— Je veux te donner quelque petite chose, pour que tu te souviennes de moi ; je ne suis pas riche, comme tu le sais, et je ne puis te faire un riche cadeau. Tiens, voici un morceau de la chemise de ma grand’mère, qui était sorcière.

Crampouès détourna la tête, en faisant un geste de dédain.

— Ne méprise pas mon présent, reprit Marie, et ne t’en dessaisis jamais, car il te sera plus utile que tu ne le penses ; ainsi, quand tu voudras manger ou boire, ou que tu désireras quelque autre chose, quoi que ce puisse être, étends le linge sur une table, sur une pierre ou sur la terre nue, suivant le lieu où tu te trouveras, puis dis : « Par la vertu de la chemise de la grand’mère de Marie, je désire que telle ou telle chose soit ! » et tu verras tes souhaits accomplis, sur-le-champ.

Crampouès prit alors le chiffon et le mit dans sa poche. Puis, il fit ses adieux à Marie et partit, à la grâce de Dieu. Vers le soir, l’appétit lui vint, et, comme il n’avait pas emporté de provisions et que, d’un autre côté, il n’avait pas le sou, il n’était pas sans inquiétude, car il n’avait pas grande confiance dans le prétendu talisman de Marie. Il voulut cependant l’éprouver, afin d’être fixé à son endroit. Il tira donc le chiffon de sa poche, retendit sur le gazon, au bord de la route, et dit :

— Par la vertu de la chemise de la grand’mère de Marie, je désire avoir de quoi manger : du lard, des saucisses, du pain blanc, de bonnes crêpes, comme en fait Marie, et aussi une bouteille de bon cidre !

Et lard, saucisses, crêpes, pain blanc et cidre arrivèrent aussitôt, tout fumants et ayant un aspect des plus appétissants. Crampouès ouvrait tout grands les yeux et la bouche, et resta d’abord immobile d’étonnement. Puis, il prit une saucisse, timidement, et comme s’il eût craint que ce ne fût pas une vraie saucisse, mais seulement l’apparence d’une saucisse. Il la porta à sa bouche : c’était une vraie saucisse, et elle était délicieuse ! De même du lard, des crêpes, du pain blanc et du cidre ; tout était excellent, et il n’avait jamais fait un aussi bon repas.

— A la bonne heure, se disait-il, en pliant le chiffon avec soin et en le remettant dans sa poche, voilà un présent comme je les aime, et ma douce Marie est la meilleure et la plus belle fille du monde ! Je puis voyager, à présent, sans avoir souci de rien.

Et il se remit en route, en chantant et en sifflant, tour à tour. Il rencontra bientôt un vieillard à grande barbe blanche et qui lui parut être tellement ivre, qu’il avait grand’peine à se tenir sur ses jambes.

— Vous êtes joliment ivre, grand-père ! lui dit-il ; appuyez-vous sur mon bras et je vous conduirai, un bout de chemin.

— Ce n’est pas la boisson, mon fils, dit le vieillard, qui me fait trébucher et chanceler de la sorte, mais bien la faim ; je meurs de faim.

— Si ce n’est que cela, grand-père, je puis vous soulager ; vous allez voir.

Et il retira son chiffon de sa poche, l’étendit sur le gazon et dit :

— Par la vertu de la chemise de la grand’mère de Marie, je désire tout ce qui est nécessaire pour faire un excellent repas, afin que ce pauvre vieillard puisse se réconforter.

Et aussitôt des mets de toute sorte arrivèrent par enchantement, et aussi du cidre doré et pétillant et de bon vin de Bordeaux. Quand ils eurent mangé et bu, à discrétion, le vieillard dit à Crampouès :

— Cède-moi ton chiffon, et je te donnerai mon bâton en échange.

— Moi, céder un trésor si précieux ! jamais, jamais ! Et puis, ma douce Marie m’a bien recommandé de ne pas m’en dessaisir.

— Si tu savais ce que c’est que mon bâton ! C’est une merveille comme il n’en existe pas une autre monde. Il contient cinq cents petits compartiments dont chacun renferme un cavalier armé de toutes pièces. Toutes les fois que tu auras besoin d’aide ou de protection, tu n’auras qu’à dire : « Bâton, ouvre-toi ; sortez, cavaliers ! » Et aussitôt, tu verras sortir les cinq cents cavaliers de leurs niches, pour venir te saluer, en te demandant : « Qu’y a-t-il pour votre service, maître ? »

— Est-ce bien vrai ?

— Aussi vrai que ta serviette nous a donné un excellent repas.

Crampouès fut séduit par la pensée de pouvoir commander cinq cents cavaliers, et il céda sa serviette (désormais nous appellerons ainsi son chiffon), en échange du bâton du vieillard. Puis, ils s’en allèrent, chacun de son côté.

Tout en marchant, Crampouès se disait à lui-même :

— J’ai peut-être mal fait de céder ma serviette ; Marie m’avait bien recommandé de ne jamais m’en dessaisir ; je crains qu’il m’en arrive malheur. J’en ai du regret, et je voudrais bien la ravoir. Mais, comment faire pour cela ? Car je voudrais bien, en même temps, garder mon bâton, qui peut m’être si utile pour voyager... Mais, j’y songe : si ce que le vieillard m’a dit est vrai, je n’ai qu’à envoyer les cinq cents cavaliers me chercher ma serviette ! Voyons un peu : « Bâton, ouvre-toi ; cavaliers, sortez ! »

A peine eut-il prononcé ces mots, que cinq cents petites portes s’ouvrirent, dans le bâton, et il en sortit cinq cents cavaliers, magnifiquement montés et équipés. Leur chef demanda à Crampouès, qui était immobile d’étonnement, la bouche et les yeux grands ouverts :

— Maître, qu’y a-t-il pour votre service ? Commandez, et comme vous direz il sera fait !

— Allez me chercher ma serviette, que le vieillard a emportée, balbutia le pauvre garçon.

Et les cinq cents cavaliers partirent aussitôt, au grand galop. Ils eurent bientôt atteint le vieillard, et ils lui enlevèrent la serviette, et la rapportèrent à Crampouès.

— A merveille ! dit celui-ci, tout heureux de retrouver sa serviette : rentrez à présent dans vos niches, jusqu’à ce que j’aie encore besoin de vous.

Et les cinq cents compartiments du bâton se rouvrirent, et chaque cavalier y reprit sa place.

Crampouès se remit alors en route, tout joyeux, et se disant à lui-même :

— Avec ma serviette et mon bâton, je n’ai plus rien à craindre de personne, et je puis marcher hardiment, en tout lieu.

Il arriva bientôt auprès d’un moulin. Le meunier était sur le seuil de sa porte, jouant du biniou, et sa femme et ses enfants dansaient. Crampouès se sentit pris d’une envie irrésistible de faire comme eux ; et le voilà aussi de sauter et de gambader, avec un entrain extraordinaire. Cependant, la meunière criait à son mari, tout en dansant :

— Assez ! assez ! malheureux ! Donne-nous du pain à manger, au lieu de nous faire danser !

Puis, s’adressant à Crampouès :

— « Ce méchant nous laisse mourir de faim, moi et mes enfants, et quand nous lui demandons du pain, il prend son biniou du diable et nous fait danser, malgré nous ; et c’est la seule nourriture qu’il nous donne !... »

Quand il plut au meunier, il cessa de souffler dans son biniou, et la meunière, ses enfants et Crampouès purent prendre un peu de repos : ils étaient tout en nage. Crampouès, qui avait l’âme bonne et compatissante, dit à la meunière :

— Puisque nous avons dansé ensemble, ma brave femme, je veux vous régaler, à présent, vous et vos enfants.

Et, prenant sa serviette, il l’étendit par terre, là même où ils avaient si bien dansé, et dit :

— Serviette, fais ton devoir : sers un bon repas pour nous tous !

Et la serviette se couvrit sur-le-champ de mets de toute sorte, tout fumants et appétissants à voir : lard, saucisses, boudins, rôti de veau ; et du cidre, et du vin aussi !

— A table ! dit alors Crampouès à la meunière et à ses enfants, qui ne se firent pas prier, vous pouvez le croire, et firent honneur au festin improvisé. Le meunier aussi n’en fut pas exclus.

Il fallait voir comme saucisses, boudins et lard disparaissaient, dans ces bouches affamées !

Quand chacun eut mangé et bu son content, et un peu plus, peut-être, le meunier dit à Crampouès :

— Cède-moi ta serviette, en échange de mon biniou ?

— Pas si sot ! répondit Crampouès ; que ferai-je de ton biniou ?

— Mais songe donc que ce biniou n’a pas son pareil au monde ; il fait danser les gens, malgré eux, et même les morts, qu’il ressuscite !

— Bien vrai, qu’il fait danser aussi les morts ?

— Aussi vrai que tu viens de me faire faire un excellent dîner.

Crampouès hésita, un peu, se gratta la tête, derrière l’oreille, puis il dit :

— Eh bien ! j’y consens, faisons échange.

Et il donna sa serviette au meunier, qui, de son côté, lui céda son biniou, puis, il se remit en route.

Mais, il n’était pas encore loin du moulin, qu’il se dit :

— J’ai encore donné ma serviette ! Et pourtant, ma douce Marie m’avait bien recommandé de ne jamais m’en séparer. Heureusement que j’ai encore mon bâton, et je vais envoyer mes cinq cents cavaliers me la reprendre.

Et il dit : — Bâton, ouvre-toi ; cavaliers, sortez !

Et les cinq cents cavaliers sortirent aussitôt, et le chef demanda à Crampouès :

— Qu’y a-t-il pour votre service, maître ? Commandez, et comme vous direz il sera fait.

— Allez, vite, me reprendre ma serviette, qui est entre les mains du meunier, dont vous voyez le moulin là-bas.

Et il leur montra le moulin du doigt.

Les cinq cents cavaliers partirent au galop, et revinrent bientôt, avec la serviette. Puis, sur l’ordre de Crampouès, ils rentrèrent, chacun dans sa niche.

Crampouès continua sa route, sifflant et chantant tour à tour, tant il était heureux, et persuadé qu’il n’avait pas son pareil sur la terre.

Il arriva alors à la porte d’une grande ville. Au moment où il allait y entrer, il en sortait un grand convoi funèbre. C’était un riche marchand que l’on portait en terre. Les prêtres chantaient devant le cercueil, et les parents et les amis du défunt, avec tous les pauvres de la ville (car c’était un homme charitable), pleuraient, derrière, ou du moins faisaient semblant. Ce n’était que larmes et gémissements. En voyant tout cela, l’idée vint à Crampouès d’essayer l’effet de son biniou sur tout ce monde-là.

— Ce sera drôle, se dit-il.

Et il se mit à souffler dans son biniou.

Aussitôt voilà tout le monde en branle ; hommes, femmes, jeunes et vieux, les prêtres, les chantres et jusqu’aux écloppés et aux béquillards, tournaient, sautaient, gambadaient et levaient la jambe, à qui mieux. Mais, voici bien une autre affaire : le mort lui-même sort de son cercueil, et, enveloppé de son suaire pour tout vêtement, il se met à se trémousser et à se démener, au milieu des autres, comme un vrai possédé ! Tout le monde en était effrayé, et de tous côtés, on criait à Crampouès :

— Assez ! assez ! Grâce ! grâce !...

Mais Crampouès continuait de souffler dans son biniou, et les danseurs se trémoussaient avec un entrain toujours croissant. Enfin, au bout d’une heure de ce manège, quand il fut fatigué, il cessa de souffler dans son instrument, et l’infernale ronde s’arrêta. Aussitôt, le mort rentra dans son cercueil, et on le porta au cimetière, où on l’enterra promptement et profondément, puis on mit sur lui une lourde pierre, de peur qu’il n’en revînt, car il laissait une très belle succession.

Quand tout fut terminé, le recteur (le curé) s’approcha de Crampouès, et lui dit :

— Quel merveilleux instrument tu as là, mon garçon !

— Oui sûrement, Monsieur le Recteur, c’est un précieux instrument.

— N’importe, j’ai mieux que cela, moi.

— Quoi donc. Monsieur le Recteur ?

— J’ai un bonnet, moi, et quand je le mets sur ma tête, avec la houppe par derrière, je n’ai qu’à dire : « Je veux qu’il y ait ici un beau château, plus beau que celui du roi ! » et c’est fait aussitôt que dit ; puis, quand je mets le bonnet sur ma tête, avec la houppe par devant, je deviens le plus bel homme du monde.

— Vraiment oui, c’est là un merveilleux bonnet. Monsieur le Recteur.

— Eh bien ! si tu veux me céder ton biniou, je te donnerai mon bonnet, en échange ; je ressusciterai avec lui les morts, au lieu de les enterrer, et toi, tu n’auras pas ton pareil, sous le ciel.

— Volontiers, Monsieur le Recteur, répondit Crampouès, en songeant qu’il pouvait recouvrer son biniou, aussi facilement que sa serviette.

Et l’échange fut fait. Puis, Crampouès se remit en route, emportant le bonnet du recteur. Mais, il n’alla pas loin, sans avoir recours à ses cavaliers. Ceux-ci lui rapportèrent son biniou, à son commandement, puis il se remit à marcher.

Il arriva, peu de temps après, dans un grand bois, au milieu duquel il y avait un palais magnifique. C’était un palais royal, et le roi y venait souvent, pendant la belle saison ; il s’y trouvait, en ce moment. Crampouès se cacha dans un buisson, pour attendre la nuit. Quand il remarqua que toutes les lumières étaient éteintes, dans le palais, et qu’il n’y entendit plus aucun bruit, il se leva, prit son bâton, et dit :

— Bâton, ouvre-toi ; cavaliers, sortez !

Et les cinq cents cavaliers sortirent aussitôt de leurs niches, et le chef demanda :

— Qu’y a-t-il pour votre service, maître ! Commandez, et comme vous direz il sera fait.

— Il faut abattre des arbres, et me préparer ici l’emplacement d’un palais, qui aura les dimensions de celui du roi, mais, qui sera beaucoup plus beau. Allons, vite, au travail !

Et les cinq cents cavaliers se mirent aussitôt à abattre des arbres, et ils eurent bientôt déblayé le terrain. Puis, chacun d’eux rentra tranquillement dans sa niche.

Alors Crampouès se mit sur la tête le bonnet du recteur, avec la houppe par derrière, et il dit :

— Par la vertu de mon bonnet, je veux qu’il y ait ici, avant le jour, un palais, vis-à-vis du palais du roi, et bien plus beau que lui.

Ce qui fut fait aussitôt. Un palais, comme on n’en a jamais vu, sortit de terre, par enchantement. Tout y était argent, or et diamants.

Le lendemain matin, quand le soleil levant l’éclaira, personne ne pouvait le regarder ; les yeux en étaient éblouis. Les courtisans coururent à la chambre du roi, pour lui annoncer la merveille. Le roi courut à la fenêtre de sa chambre à coucher et vit, en face de son palais, un autre palais, si resplendissant de lumière, qu’il paraissait être tout en feu. Et sur le balcon du milieu, il aperçut un jeune prince, si beau, si distingué, qu’il n’avait jamais vu son pareil. C’était Crampouès, qui avait mis son bonnet magique sur la tête, avec la houppe devant.

— Qui donc ose me faire un pareil affront ? s’écria le roi, furieux. Qu’on aille dire à ce jeune présomptueux de venir me parler, à l’instant !

Un courtisan s’empressa d’exécuter l’ordre. Il se rendit, en toute hâte, au palais improvisé et annonça au prince inconnu la volonté de son roi.

— Allez dire à votre maître, lui répondit Crampouès, d’un air dédaigneux, que, s’il veut me parler, il vienne me trouver, chez moi.

Le courtisan revint, fort étonné, car jamais il n’avait vu accueillir de cette façon un ordre de son maître.

— Eh bien… ? lui dit le roi, en le voyant revenir, seul.

— Sire, il refuse de venir.

— Qu’a-t-il répondu ?

— Sire... je n’ose vous le dire.

— Allons ! parlez, vite ; je vous l’ordonne.

— Sire, il a eu l’insolence de me répondre que, si vous voulez lui parler, il faut aller le trouver, dans son palais.

Le roi, comprenant qu’il avait affaire à plus puissant que lui, répondit tranquillement, et au grand étonnement de toute sa cour :

— C’est bien ; je vais y aller, à l’instant.

Et en effet, il s’y rendit, sur-le-champ, et presque seul.

Crampouès le reçut aussi poliment qu’il le put, et le roi, après avoir visité tout son palais, le pria de venir dîner avec lui, le lendemain. Crampouès accepta, avec empressement.

Il y eut un festin magnifique. Les douze pairs de France s’y trouvaient, avec des princes, des princesses, des ducs, des barons, des généraux, enfin, les premiers personnages du royaume. Crampouès fut placé à table à côté de la fille unique du monarque, une jeune princesse d’une beauté merveilleuse. Il était venu sous ses traits ordinaires, quoique richement vêtu en prince ; aussi, produisit-il d’abord assez peu d’effet. Mais, pendant le repas, il tira son bonnet magique de sa poche, et se le mit sur la tête, avec la houppe devant. Aussitôt, tout le monde resta ébahi à sa vue.

— Dieu, le beau prince ! s’écrièrent ceux qui n’en avaient pas perdu l’usage de la parole.

La jeune princesse devint sur-le-champ follement amoureuse de lui. Crampouès tira alors son biniou de sa poche, et se mit à en jouer, tranquillement. Et aussitôt tout le monde de se lever de table, et de se mettre à danser, avec un entrain qui les étonnait eux-mêmes. Hommes, femmes, jeunes et vieux, m.aigres et gras, faisaient des sauts, des entrechats, des gestes et des cabrioles, comme s’ils étaient tous ivres.

— Assez ! assez ! grâce ! crièrent bientôt les plus vieux et les ventrus.

— Allez toujours ! criaient les jeunes, de leur côté.

Et l’on se prenait la main, et la ronde tournoyait, avec un entrain irrésistible. Enfin, Crampouès cessa de souffler dans son biniou, quand il lui plut, et tout s’arrêta aussitôt. Tous les danseurs étaient en nage ; les gens âgés se laissaient tomber dans des fauteuils, épuisés, rompus et aussi un peu confus de s’être livrés à un pareil exercice avec une ardeur qui ne convenait pas à leur âge.

La jeune princesse courut à son père, qui avait dansé, comme tout le monde, et lui dit, avec une vivacité qui ne lui était pas habituelle :

— Mon père, je veux ce jeune prince pour époux !

— Nous verrons cela, ma fille ; laissez-moi respirer un peu, lui répondit le roi.

Quand le vieux sire eut repris haleine, il alla à Crampouès, et lui dit, sans autre préparation :

— Jeune prince, je suis si ravi de votre beauté et si émerveillé de vos talents, que je veux vous marier avec la princesse, ma fille unique, qui est douce comme un agneau et belle comme une étoile.

— Bien fâché de vous refuser, sire, lui répondit brusquement Crampouès, mais, mon choix est déjà fait ; j’ai, dans mon pays, une douce jolie, que j’aime, et c’est celle-là qui sera ma femme.

— De quel pays êtes-vous donc ?

— De la Basse-Bretagne.

— Il n’y a pas là de fille qui soit digne de vous, ni qui approche de la princesse, ni en sagesse ni en beauté.

— Vous vous trompez, sire, et pour vous le trouver, je veux vous présenter ma douce Marie.

— Je le veux bien ; je suis curieux de voir cette beauté de Basse-Bretagne, qui vous fait dédaigner la princesse, ma fille, et si elle est aussi belle que vous le dites, je consens à faire les frais le vos noces.

— Bien merci, sire, mais, je me charge de faire moi-même les frais de mes noces.

Et Crampouès dit alors à son bâton, dont il ne se séparait jamais :

— Bâton, ouvre-toi ! Cavaliers, sortez !

Et les cinq cents cavaliers parurent aussitôt, au grand étonnement et à l’effroi de tous les assistants, et le chef, s’avançant respectueusement vers Crampouès, lui demanda :

— Qu’y a-t-il pour votre service, maître ? Commandez, et comme vous direz il sera fait.

— Rendez-vous auprès de Marie, ma douce jolie, et amenez-la-moi ici ; et que ce ne soit pas long !

Et les cinq cents cavaliers partirent, au galop.

Quand ils arrivèrent à la ferme où servait Marie, celle-ci portait à manger aux pourceaux, et vous pouvez vous imaginer dans quelle toilette ! Elle eut grand’peur, en voyant tout d’un coup la cour pleine de beaux cavaliers ; elle voulut fuir et s’aller cacher. Mais, le chef de la petite armée s’avança vers elle, et lui dit fort poliment :

— Bonjour à vous, belle Marie. C’est votre bon ami, le prince Crampouès, qui nous a dépêchés ici, pour vous conduire auprès de lui.

— Vous vous moquez de moi, répondit Marie, en rougissant, et je ne vous croirai que si vous me montrez le présent que je lui fis, quand il partit.

— Qu’à cela ne tienne, répondit le chef ; voici ce présent.

Et il montra la serviette, que Crampouès lui avait confiée.

Marie se rendit à cette marque. Le chef des cavaliers la prit alors en croupe, sans lui laisser le temps de faire un peu de toilette, comme elle l’aurait voulu, et ils partirent, au galop.

Quand la douce jolie de Crampouès arriva à la cour du roi, dans son négligé de servante de ferme, grand fut l’étonnement du monarque et de ses courtisans, et il leur fallut faire de grands efforts, pour ne pas en rire ; mais, ils n’osaient, par crainte des cinq cents cavaliers. Crampouès n’en rougit pas, et, prenant Marie par la main, il la présenta au roi et à toute la cour, et les pria tous de venir, le lendemain, prendre part à son repas de noces. Puis, il se rendit à son palais, avec sa fiancée.

Le lendemain, à midi, le roi arriva, avec sa cour. Il était venu autant par crainte que par curiosité, car il sentait bien qu’il y avait du surnaturel dans l’affaire de ce singulier inconnu, et qu’il fallait bien se garder de lui manquer. Tout était prêt, ce qui leur parut encore extraordinaire, à cause du peu de temps. Marie n’était plus la servante de ferme de la veille, sale et mal tournée. Elle était couverte de soie, d’or, de perles et de diamants ; et ainsi décrottée et parée, elle pouvait rivaliser en beauté avec la fille du roi et même la surpasser.

Le festin, grâce aux prodigalités de la serviette, qui, ce jour-là, fit son devoir avec une complaisance et une abondance inaccoutumées, fut tout ce qu’on peut imaginer de meilleur et de plus délicat, en fait de mets et de vins de toute sorte.


J’étais là, cuisinière ;
J’eus un morceau et une goutte,
Puis un coup de cuiller à pot sur la bouche.
Et depuis, je n’y suis pas retournée.
Si j’avais cinq cents écus et un cheval blanc,
J’y serais retournée, demain ;
Avec cinq cents écus et un cheval brun,
J’y serais allée, demain en huit[73].


Conté par Catherine Le Berre, de
Pluzunet (Côtes-du-Nord).



II


LE LABOUREUR, LE PRÊTRE ET LE CLERC


OU


LA BOURSE, LA SERVIETTE ET LE MANTEAU
_____



Selaouit holl, mar hoc'h eus c’hoant,
Hag e cleofot eur gaozic koant.
Ha na eûs en-hi netra gaou
Mes, marteze, eur gir pe daou :
Écoutez tous, si vous voulez,
Et vous entendrez un joli petit conte,
Dans lequel il n’y a pas de mensonge,
Si ce n’est peut-être un mot ou deux.



IL y avait une fois un vieux paysan Breton, qui avait trois fils. Il avait fait un prêtre de l’aîné, un cultivateur du second, et le troisième était clerc. A son lit de mort, il les appela près de lui et leur parla de la sorte :

« — Mes chers enfants, Dieu m’appelle, mon heure est venue et je vais vous quitter. Je ne suis pas riche, vous le savez bien, et il m’a fallu travailler pour vous élever et vous donner de l’instruction. Je ne m’en irai pourtant pas de ce monde sans vous faire à chacun un présent.

« A toi, mon fils clerc, qui es le plus jeune, et qui auras souvent besoin d’argent, je donne ma vieille bourse. Elle n’est pas belle, mais, elle est bonne, et, chaque fois que tu y mettras la main, tu en retireras cent écus.

« A toi, mon fils le cultivateur, qui auras besoin de beaucoup d’hommes, pour défricher tes terres incultes et labourer tes champs, je donne cette serviette, — et il lui présenta une serviette, — qui te sera utile, pour les nourrir. En effet, il te suffira de l’étendre sur une table, ou même par terre, et de dire : Par la vertu de ma serviette, je désire un repas pour tant d’hommes, composé de tels et tels plats ! et aussitôt tu verras ton souhait accompli.

« Et toi, mon fils le prêtre, que les devoirs de ton ministère obligent à voyager souvent de nuit, pour voir les malades et administrer les agonisants, et qui, par conséquent, cours souvent des dangers, je te donne ce manteau (et il lui présenta un manteau), qui possède cette vertu que, quand tu le mettras sur tes épaules, tu deviendras invisible ; de plus, il te transportera à volonté par les airs, partout où tu voudras aller. »

Les trois fils reçurent en pleurant les présents de leur père, et le vieillard mourut. Ils lui rendirent les derniers devoirs, honorablement, puis ils se séparèrent, et chacun d’eux alla de son côté.

Suivons d’abord le plus jeune, le clerc, lequel avait la bourse merveilleuse qui donnait cent écus, chaque fois qu’on y mettait la main.

Il se rendit à Paris. Il descendit dans un des meilleurs hôtels de la ville, et, comme il avait de l’argent à discrétion, il faisait de grandes dépenses. Il acheta de beaux habits, des bijoux, des chevaux, et, au train qu’il menait, on le prenait pour un prince. Il finit même par croire qu’il l’était réellement, et l’idée lui vint d’aller faire visite au roi, dans son palais.

Il mit donc ses plus beaux habits, se para de ses bijoux et de ses diamants et alla frapper à la porte du palais royal.

— Qu’y a-t-il pour votre service, mon prince ? lui demanda le portier.

— Je désire parler au roi, répondit-il.

— Veuillez me dire votre nom, et je vais lui demander s’il veut vous recevoir.

— Pas tant de cérémonies, portier ; prenez ceci et laissez-moi passer.

Et il donna cent écus au portier. Celui-ci s’inclina, jusqu’à terre, en demandant excuse, et le laissa passer. Il pénétra dans la cour, entra dans la première porte qu’il trouva ouverte, monta un escalier et se trouva face à face avec un soldat, qui était en faction à une porte.

— Où allez-vous ? lui demanda le soldat.

— Voir le roi, répondit-il.

— On ne pénètre pas ainsi jusqu’à Sa Majesté ; dites votre nom d’abord, on le lui portera, et, s’il veut bien vous recevoir, vous passerez.

— Bah ! trop de cérémonies, soldat ; prenez ceci et laissez-moi passer.

Et il lui offrit aussi cent écus.

— C’est ma consigne, répondit le soldat, en repoussant l’argent, et je ne vous laisserai pas passer comme cela.

— Vous trouvez que ce n’est pas assez, sans doute ; qu’à cela ne tienne, tenez !

Et il lui offrit trois fois cent écus.

Le soldat ne put rester insensible à tant de générosité ; il prit l’or et laissa passer le prince inconnu. Celui-ci arriva alors jusqu’au roi, sans autre obstacle. Il se montra si aimable, si spirituel et surtout si flatteur, que le monarque l’invita à revenir, le lendemain. Il n’eut garde d’y manquer, et, partout où il passait, il distribuait des poignées d’or aux valets, aux femmes de chambre, aux cuisiniers. Si bien qu’il n’était bruit que de lui, dans le palais, et tout le monde chantait ses louanges, vantant sa beauté, son esprit et sa générosité.

La femme de chambre de la princesse, fille unique du roi, avait aussi reçu quelques poignées d’or, et elle fit un tel éloge du prince inconnu à sa maîtresse, que celle-ci désira le voir. Le roi l’invita à dîner, et la princesse fut charmée par son esprit et son amabilité, comme tout le monde. Le roi ne pouvait plus se passer de sa société, et, presque tous les jours, il le retenait à dîner. Il distribuait toujours l’or autour de lui, avec une prodigalité étonnante. La femme de chambre de la princesse, qui l’observait avec curiosité, soupçonna quelque magie ou sorcellerie là-dessous. Un jour, elle dit à sa maîtresse :

— Ce prince possède une bourse enchantée, qui lui fournit de l’or à discrétion ! Il faudrait lui dérober cette bourse.

— Mais comment s’y prendre pour cela ? demanda la princesse.

— Il est ordinairement à côté de vous, à table ; versez-lui dans son verre, sans qu’il s’en aperçoive, un soporifique ; il s’endormira, et nous lui enlèverons sa bourse.

La princesse trouva le moyen bon, et elle promit de le mettre en pratique.

Elle s’y prit si adroitement, que personne ne se douta de rien. Vers la fin du repas, notre homme fut pris d’un sommeil si irrésistible, que sa tête tomba lourdement sur la table, et il s’endormit. Les convives, étonnés, se levèrent de table et quittèrent la salle à manger. Alors, la femme de chambre de la princesse s’approcha de lui, sur la pointe du pied, prit la bourse, dans sa poche et courut la porter à sa maîtresse.

Quand le dormeur s’éveilla, il fut étonné de se trouver ainsi où il était. Il courut, tout honteux, à son hôtel, et ce ne fut que là qu’il s’aperçut que sa bourse lui avait été dérobée.

— Je suis pris ! se dit-il, et il ne me reste plus qu’à m’en retourner dans mon pays, au plus vite ; mais, je reviendrai.

Il conta son aventure à son hôte, et, bien qu’il lui dût quelque argent, celui-ci le laissa partir, sans difficulté, car il promettait de revenir, sans tarder, pour payer ses dettes et prendre sa revanche.

Il se rendit tout droit chez son frère le laboureur.

— Te voilà donc de retour, mon frère ? lui dit celui-ci.

— Oui, mon frère, je viens te voir.

— Je suis heureux de te revoir ; tu me raconteras tes voyages et tes aventures. Et ta bourse, tu l’as toujours ?

— Hélas ! non, je ne l’ai plus.

— Qu’en as-tu donc fait, malheureux ?

— Je me la suis laissé prendre sottement, mon frère.

Et il lui raconta comment le tour avait été joué,

— C’est bien fâcheux, reprit le laboureur ; mais, puisque la chose est faite et que nous n’y pouvons rien, reste avec moi, ici, où tu seras comme chez toi.

— Il faut que je recouvre ma bourse ; je n’aurai de repos que lorsque je la tiendrai de nouveau, et tu peux m’y aider beaucoup.

— Comment cela, mon frère ?

— En me prêtant ta serviette.

— Te prêter ma serviette ! Mais, songe donc qu’elle m’est indispensable, pour nourrir mes gens.

— Rends-moi ce service, je t’en prie ; prête-la-moi, pour quelques jours seulement, et sois sans inquiétude, je te la rendrai, sûrement.

Le laboureur donna sa serviette au clerc, et celui-ci partit aussitôt pour Paris.

Il descendit au même hôtel que la première fois. Il fit merveille avec sa serviette, et, grâce à lui, son hôte n’eut plus besoin de s’occuper de sa cuisine, ni de sa cave, la serviette merveilleuse pourvoyait à tout.

Au bout de quelques jours, le clerc manifesta l’intention de retourner au palais du roi.

— N’allez pas commettre cette imprudence, lui dit son hôte, ou du moins laissez-moi votre serviette.

— Non, répondit-il, j’irai et j’emporterai ma serviette.

Et il alla, en effet, non pas vêtu comme un prince, cette fois, mais, comme un cuisinier qui cherche condition.

Il demanda au portier :

— N’a-t-on pas besoin d’un bon cuisinier, au palais ?

— Ma foi si ! répondit le portier, qui ne le reconnut pas ; il en est parti un, ce matin même, et je pense qu’on ne demande pas mieux que de le remplacer promptement. Allez parler au maître cuisinier.

Il se rendit à la cuisine, parla au chef et fut reçu à l’essai. On le mit à l’épreuve immédiatement, et on n’était guère content de lui. On allait même le congédier, quand un jour qu’il devait y avoir un grand repas au palais, et que tout le monde était sur les dents et perdait la tête, dans les cuisines royales, il dit au chef et à tous ses employés, jusqu’aux simples marmitons :

— Allez tous vous promener, et laissez-moi seul ; je me charge de tout, et le repas que je servirai n’en sera pas plus mauvais, croyez-m’en.

— Pauvre imbécile ! répondit le chef, en haussant les épaules.

Mais, comme il insistait :

— Réponds-tu de tout, sur ta tête ? lui demanda-t-il.

— Je réponds de tout, sur ma tête.

— Eh bien ! soit, et tire-toi d’affaire comme tu pourras.

Et chefs et marmitons allèrent se promener en ville, et le laissèrent seul à la cuisine.

Un peu avant l’heure du dîner, le clerc se rendit à la salle à manger, étendit sa serviette sur la table et dit :

— Serviette, fais ton devoir ! Je désire voir, à l’instant, sur cette table, un repas magnifique et dont le roi et ses convives seront émerveillés.

Ce qui fut fait aussitôt que dit. La table se couvrit par enchantement d’une profusion de mets exquis, qui répandaient dans la salle et tout le palais un parfum délicieux, et des meilleurs vins et liqueurs de tous les pays. Jamais le roi ne dîna aussi bien que ce jour-là. Aussi, fit-il venir son maître d’hôtel, pour le féliciter, devant tout le monde. Celui-ci reçut les compliments, comme s’ils lui étaient dus, et désormais, il abandonna au nouveau venu le soin de la table royale, puisqu’il s’en tirait si bien, et lui en laissait tout le mérite. Ce fut alors, tous les jours, des festins copieux et exquis, si bien que le roi et toute la cour mangeaient énormément, sans avoir jamais d’indigestion, pourtant.

Cependant, la femme de chambre de la princesse avait cru reconnaître l’homme à la bourse enchantée dans le nouveau cuisinier. Elle l’observa de près et, s’étant cachée, un jour, dans la salle à manger, elle le vit servir la table et surprit son secret. Elle courut faire part de sa découverte à sa maîtresse.

— L’homme à la bourse est encore dans le palais ! lui dit-elle.

— Est-ce vrai ?

— Oui, je l’ai vu, et c’est à lui que vous devez tous ces excellents repas que vous faites, depuis quelque temps. Il a, cette fois, une serviette merveilleuse, et il lui suffit de l’étendre sur la table et de dire : « Serviette, fais ton devoir ! » pour que aussitôt la table soit magnifiquement servie, sans qu’il s’en mêle autrement.

— En vérité ?... Il faut lui dérober aussi sa serviette.

— Je m’en charge, car je sais où il la met. La nuit, quand tout le monde fut couché et dormait, au palais, la femme de chambre descendit tout doucement dans la salle à manger, prit la serviette magique, dans un tiroir où le clerc l’enfermait, en mit une autre à sa place, et la porta à sa maîtresse. Alors, pour s’assurer de leur réussite, les deux femmes étendirent la serviette sur une petite table, et demandèrent qu’on leur servît un petit souper fin pour deux. Ce qui fut fait, aussitôt que dit. Le tour était encore bien joué, et leur joie était extrême.

Le lendemain matin, à l’heure du déjeûner le clerc, qui ne se doutait de rien, vint, comme à l'ordinaire, pour préparer la table. Mais, il eut beau dire : « Serviette, fais ton devoir !... » rien ne venait.

— Hélas ! se dit-il, en voyant cela, je suis encore joué ! Ma foi, tant pis ! Le roi déjeûnera ou ne déjeûnera pas, aujourd’hui, peu m’importe, et je vais déguerpir, au plus vite.

Et il partit, sans rien dire à personne, et se rendit, cette fois, chez son autre frère, le prêtre.

— Bonjour, mon frère le prêtre, lui dit-il, en arrivant chez lui.

— Bonjour, mon frère le clerc, je suis bien aise de te revoir ; as-tu réussi, dans tes voyages et reviens-tu riche ?

— Hélas ! non, mon frère ; jusqu’à présent, je n ai pas eu de chance, et je viens te prier de me venir en aide.

— Que puis-je pour toi, mon frère ?

— J’ai été à la cour du roi, et on m’y a volé ma bourse, d’abord, puis, la serviette de notre frère le laboureur, qui avait bien voulu me la prêter. Je viens te prier de me prêter aussi ton manteau, afin de reconquérir avec lui et ma bourse et la serviette de notre frère.

— Je ne te prêterai pas mon manteau ; tu te le ferais aussi prendre, comme la bourse et la serviette. Je l’ai reçu de notre père, à son lit de mort, comme tu le sais, et je ne m’en dessaisirai pas, pendant que je serai en vie.

Mais, le clerc insista et pria si bien le prêtre, que celui-ci finit par lui confier son manteau, en lui faisant promettre de le lui rendre, sans tarder.

Il se rend encore à Paris, et va tout droit au palais du roi. Cette fois, il n’a pas besoin de la permission du portier, pour entrer. Il met son manteau sur ses épaules, et, devenu aussitôt invisible, il pénètre jusqu’à la chambre de la princesse. Celle-ci était seule. Il lui met un pan de son manteau sur la tête et dit :

— Par la vertu de mon manteau, je désire que nous soyons transportés tous les deux dans une île, au milieu de la mer, à cinq cents lieues d’ici.

Et aussitôt ils partent, à travers l’air, plus vite que le vent, et sont déposés dans une île, au milieu de la mer.

La princesse, se voyant jouée, à son tour, feignit de se résigner à son sort et même de se plaire en la société de son ravisseur ; mais, c’était afin de pouvoir le trahir plus facilement. Elle remarqua qu’il ne se séparait jamais de son manteau, et qu’il le plaçait toujours sous sa tète, quand il dormait. Elle pensa que ce manteau devait être un manteau magique, comme la bourse et la serviette, et que c’était par sa vertu qu’ils avaient été transportés dans cette île. Elle conçut le projet de le lui dérober aussi et de retourner chez son père, par la même voie qu’elle était venue. Une nuit donc qu’il dormait profondément, elle enleva le manteau de dessous sa tête, se le mit sur les épaules, et dit :

— Par la vertu de mon manteau, je désire être transportée, sur-le-champ, au palais de mon père.

Et aussitôt elle s’éleva en l’air, et fut bientôt rendue dans sa chambre, au palais de son père.

Quand le clerc s’éveilla et se vit seul et ne retrouva pas son manteau, sous sa tête :

— Hélas ! s’écria-t-il, elle m’a encore joué !... Pour cette fois, je suis perdu !...

Et il se mit à pleurer.

Il passa trois mois dans cette île, qui était inhabitée, n’ayant pour toute nourriture que quelques fruits sauvages et les coquillages qu’il recueillait sur le rivage.

Un jour, en parcourant son île, il trouva des pommiers, qui portaient des fruits rouges, d’un aspect fort appétissant. Il cueillit une pomme et la mangea. Mais aussitôt, deux longues cornes lui poussèrent sur le front.

— Que signifie ceci ? se dit-il, en tâtant ses cornes ; me voici un joli garçon, à présent !

Il était très contrarié. Cependant, comme il avait trouvé les pommes bonnes, il en cueillit une autre, à un autre arbre, la mangea aussi, et ses cornes disparurent.

— Voici qui est à merveille ! se dit-il, tout joyeux, et ces pommes pourront me servir, un jour.

Et il en cueillit quatre de chacun des deux arbres, et les mit dans ses poches. Puis, il retourna au rivage. Il aperçut un bâtiment, qui passait, sous ses voiles. Il monta sur un rocher élevé, attacha son mouchoir au bout d’un bâton et l’agita en l’air, pour faire signe au bâtiment d’approcher. Son signal fut aperçu et compris. Le bâtiment se dirigea sur l’île, et le capitaine prit notre homme à son bord, et le débarqua à Brest. Il s’empressa de se rendre encore à Paris, et descendit au même hôtel que précédemment.

Le lendemain de son arrivée, qui était un dimanche, il fit placer une petite table près du porche de l’église où la princesse avait l’habitude d’aller à la messe, la couvrit d’une serviette blanche et posa dessus quatre des pommes qu’il avait rapportées de l’île, celles qui faisaient pousser des cornes. C’étaient des pommes magnifiques, et telles qu’on n’en avait jamais vu d’aussi belles, à Paris. Quand la princesse vint à passer, accompagnée de sa femme de chambre, elle les remarqua et les admira ; mais, elle ne reconnut pas le marchand. Elle entra sous le porche et dit à sa femme de chambre :

— Allez m’acheter ces pommes ; je n’en ai jamais vu de semblables.

La femme de chambre alla au marchand et lui demanda :

— Combien vos pommes, marchand ?

— Quatre cents écus.

— Combien dites-vous ?

— Quatre cents écus.

— Quatre cents écus pour quatre pommes ! Est-ce que vous vous moquez de moi ?

— Nullement, mais, je ne les donnerai pas à moins ; c’est à prendre ou à laisser, comme vous voudrez.

La femme de chambre revint vers sa maîtresse :

— Eh bien ! lui demanda celle-ci, avez-vous les pommes ?

— Non, il en demande beaucoup trop cher,

— Qu’en demande-t-il donc ?

— Quatre cents écus ! Il faut qu’il soit fou.

— C’est déraisonnable, en effet, et ce n’est pas moi qui donnerai jamais quatre cents écus de quatre pommes.

Et elles entrèrent dans l’église.

Durant toute la messe, la princesse ne fit que songer aux pommes. En sortant, elle s’arrêta encore pour les admirer, puis elle s’éloigna un peu et dit à sa femme de chambre :

— Allez m’acheter les quatre pommes, pour quatre cents écus.

La femme de chambre revint et dit au marchand :

— Donnez-moi les pommes, marchand, voici quatre cents écus.

— Excusez-moi, Madame, ce n’est plus quatre cents écus, mais bien huit cents, qu’il m’en faut, à présent.

— Comment, mais vous me les aviez laissées pour quatre cents, et c’est déjà bien cher, je pense.

— Il fallait les prendre, alors, car, à présent, vous ne les aurez pas pour moins de huit cents écus.

La femme de chambre revint vers sa maîtresse et lui dit :

— Voilà qu’il ne veut plus donner ses pommes, à présent, pour moins de huit cents écus !

— Huit cents écus, pour quatre pommes ! Il se moque de nous, cet homme.

— Donnez-les-lui, ma maîtresse ; qu’est cela pour vous ? N’avez-vous pas votre bourse enchantée, qui vous fournit de l’argent à discrétion ?

— Eh bien ! voilà huit cents écus ; portez-les-lui, vite, et revenez avec les pommes.

Et la princesse tira huit cents écus de sa bourse et les remit à la femme de chambre. Celle-ci alla les porter à notre homme et lui dit :

— Voici les huit cents écus, marchand ; donnez-moi les pommes.

— Je suis bien fâché. Madame, répondit le marchand, mais c’est mille écus qu’il me faut de mes pommes.

— Vous m’avez dit huit cents écus, tout à l’heure.

— Il fallait les prendre, quand je vous les laissais pour huit cents écus ; à présent, j’en veux mille.

Cette fois, la femme de chambre prit sur elle de conclure le marché, sans plus consulter sa maîtresse, et elle donna les mille écus et emporta les pommes.

Pendant le dîner, au palais, les pommes étaient sur la table, et faisaient l’admiration de tout le monde. Au dessert, le roi en prit une, en donna une autre à la reine, une autre à sa fille, et la quatrième il ne savait à qui la donner, quand la princesse la réclama pour sa femme de chambre. On attaqua les pommes aussitôt et on les trouva délicieuses. Mais, voici bien une autre affaire. On s’aperçut bientôt que deux cornes poussaient, à vue d’œil, sur le front de chacun des mangeurs de pommes, et elles montaient si rapidement, qu’elles atteignirent bientôt le plafond de la salle. Les cornards se regardaient d’abord avec étonnement et en riant les uns des autres ; puis, ils s’inquiétèrent, ils pleurèrent et poussèrent des cris. Ce ne fut qu’avec peine et en baissant la tête, qu’ils purent passer par la porte de la salle à manger, pour se rendre chacun dans sa chambre. On fit venir des médecins ; mais, ils ne comprenaient rien à un pareil phénomène. On publia alors, par toute la ville, que quiconque guérirait la famille royale et ferait disparaître les cornes obtiendrait la main de la princesse, ou une très forte somme d’argent, s’il était déjà marié. Les médecins, les chirurgiens, les magiciens, les sorciers, arrivaient de tous côtés, mais, tous y perdaient leur latin et leurs remèdes.

Le clerc avait, à dessein, laissé passer tout le monde avant lui. Il se présenta aussi, quand il jugea à-propos, ayant au bras un panier recouvert d’une serviette blanche et rempli d’orties et d’autres herbes. Il dit au portier :

— Je m’engage à guérir le roi et les autres porteurs de cornes.

— Entrez, entrez, vite ! lui dit le portier.

On le conduisit d’abord dans la chambre du roi et de la reine. Ils faisaient pitié à voir.

— C’est vous, docteur, lui demanda le roi, qui promettez de nous guérir ?

— Je l’ai promis, sire, répondit-il, et je le ferai, si vous me payez comme le mérite une pareille cure.

— Que demandez-vous ?

— Une barrique d’argent pour chaque cure.

— Vous l’aurez ; commencez par moi, et sans perdre de temps.

— A l’instant même, sire, car j’ai ici mes remèdes.

Il pria le roi de mettre bas culotte et chemise, puis, de sa main droite, qui était gantée, prenant dans son panier une poignée d’orties, il se mit à l’en fouetter, à tour de bras, par derrière et par devant. Le pauvre sire criait et trouvait le remède étrange ; mais, le médecin n’en prenait cure et frappait toujours. Au bout d’une demi-heure de cette médication, il s’occupa aussi de la reine, et la traita de la même manière.

— Assez ! assez ! grâce ! criait-elle ; mais, il frappait toujours, à tour de bras.

Quand il eut terminé cette première partie de son traitement, il prit deux pommes dans sa poche et les présenta à ses malades, en leur disant :

— Mangez ceci.

Mais, ils détournèrent la tête, et firent une horrible grimace, en voyant ces fruits maudits, cause de leur malheur.

— Mangez, vous dis-je, reprit le médecin, et ne craignez rien.

Ils prirent les pommes et y mirent les dents, en tremblant. Mais, à peine y eurent-ils mordu, qu’ils sentirent leurs cornes diminuer, et quand ils eurent fini de les manger, il n’en restait plus trace sur leurs fronts.

Les voilà bien contents, et de remercier le médecin, avec effusion.

— Allez, à présent, traiter notre fille, lui dirent-ils.

— Assez, pour aujourd’hui, répondit-il, car la princesse et sa femme de chambre seront plus difficiles à traiter, et je suis fatigué. Je reviendrai demain, et je m’occuperai d’elles.

— Guérissez ma fille, avant sa femme de chambre, dit le roi.

— Je ne puis ; la princesse doit passer la dernière, car c’est avec elle que j’aurai le plus de mal et qu’il me faudra passer le plus de temps.

Il retourna là-dessus à son hôtel.

Le lendemain, il revint au palais, avec son panier rempli d’ortie. Il se fit conduire auprès de la fille de chambre et demanda qu’on le laissât seul avec elle. Bientôt on entendit des gémissements et des cris. Le traitement commençait. Le médecin la fouetta avec de l’ortie, pendant une demi-heure, puis il s’en alla, en disant qu’il reviendrait le lendemain, pour la continuation du traitement.

Il revint, en effet, comme il l’avait dit, et bientôt tout le palais retentit de cris : — Assez !... Grâce !... Vous me tuerez !...

C’était la continuation du traitement de la femme de chambre, et le médecin cinglait à tour de bras le corps nu de sa malade.

Quand il l’eut assez battue, il lui présenta une pomme en disant :

— Mangez cette pomme.

Elle détourna la tête, avec horreur.

— Mangez, vous dis-je, reprit-il ; c’est indispensable.

Elle prit la pomme, y mordit en tremblant, et sentit aussitôt ses cornes diminuer ; quand elle finit de la manger, les cornes avaient complètement disparu.

Le médecin s’en alla alors, bien que le roi et la reine insistassent pour qu’il commençât immédiatement le traitement de la princesse.

— Cela m’est impossible, pour aujourd’hui, répondit-il, mais, je m’occuperai d’elle, demain !

Le lendemain donc il se fit conduire à la chambre de la princesse, et demanda qu’on le laissât seul avec elle. Il la fouetta, pendant une demi-heure, avec de l’ortie, puis il s’en alla, en disant qu’il reviendrait, le lendemain. Il revint, en effet, et continua le traitement avec un nerf de bœuf, dont il cingla le corps nu de la princesse, pendant une autre demi-heure. Le sang coulait, à chaque coup, et la princesse poussait des cris à fendre l’âme. Le roi et la reine, qui l’entendaient, ne pouvaient retenir leurs larmes et disaient :

— Il la tuera ! il faut lui dire de cesser... Quand le médecin sortit de la chambre, il les trouva tous les deux dans l’escalier, qui montaient.

— Est-ce terminé, docteur ? lui demandèrent-ils.

— La princesse est très difficile à traiter, répondit-il ; cependant, je ne désespère pas d’elle. Je reviendrai, dans trois jours, pour terminer le traitement.

Et il s’en alla.

II laissait la princesse dans un état pitoyable.

La veille du jour où il devait retourner au palais, notre médecin alla trouver un prêtre, qu’il connaissait, et lui dit :

— Demain, vous irez au palais, pour confesser la princesse, qui est bien malade.

— Je n’ai pas l’honneur d’être le confesseur de la princesse, répondit le prêtre.

— Cela n’y fait rien, c’est vous que l’on demande ; présentez-vous au palais, à midi juste.

Le prêtre promit.

Le médecin retourna au palais, au bout de trois jours, comme il l’avait dit. Il alla d’abord trouver le roi et la reine et leur dit :

— C’est aujourd’hui que je dois terminer le traitement de la princesse, et, comme elle pourrait succomber...

— Jésus, mon Dieu ! interrompit la reine.

— Je ne crois pas, reprit le médecin, que nous ayons à déplorer un pareil malheur ; mais, enfin, je ne puis répondre de rien, et, par mesure de prudence, j’ai dit à un prêtre de venir la confesser ; il arrivera, à midi ; en attendant, je vais encore administrer un remède à la malade.

Et il monta à la chambre de la princesse. Elle faisait pitié à voir. Il lui dit :

— Je vais vous administrer aujourd’hui le dernier remède ; mais, comme j’en crains les suites, j’ai dit à un prêtre de venir vous confesser.

La pauvre princesse frémit de frayeur et dit qu’elle aimait mieux porter ses cornes, toute sa vie, que de voir continuer le traitement de cette façon.

Le prêtre arriva, en ce moment. Le médecin se retira dans un cabinet, à côté, et lui dit d’y venir le trouver, quand il aurait rempli son devoir.

La princesse se confessa, et le confesseur se rendit ensuite près du médecin, qui lui dit :

— Il faut me céder, pour un moment seulement, votre soutane et votre surplis.

— Je ne ferai pas cela, répondit le prêtre.

— Bah! laissez-moi donc là vos scrupules ; il le faut, pour compléter la cure de la princesse; tenez, prenez ceci.

Et il lui glissa cent écus dans la main.

Le prêtre prit l’argent et donna sa soutane et son surplis. Le médecin les revêtit, se rendit auprès de la princesse et lui parla de la sorte :

— Je crains que vous n’ayez oublié quelque chose, princesse, et, avant de me retirer, je viens vous prier de compléter votre confession, si vous avez encore quelque chose sur la conscience ; songez que vous êtes peut-être sur le point de paraître devant votre Juge suprême.

La princesse sanglotait.

— Voyons, reprit le faux prêtre, je vais vous aider : N’avez-vous rien dérobé, rien volé, quelque petite chose ?...

— Oui, mon père, répondit-elle, tout bas, j’ai dérobé sa bourse à un prince étranger, qui vint à la cour, il y a quelque temps.

— Il faut la restituer ; confiez-moi-la, et je la rendrai à son propriétaire.

Elle prit la bourse dans une cassette, et la remit au confesseur.

— C’est bien, dit celui-ci, mais, est-ce tout ? N’avez-vous pas encore dérobé quelque autre chose ?...

— Oui, une serviette.

— Donnez-moi aussi la serviette, pour que je la restitue à son propriétaire.

Et la princesse prit la serviette, dans la même cassette, et la donna aussi au faux prêtre.

— Continuez... et après ?... demanda encore le confesseur.

— C’est tout, mon père, répondit la princesse.

— Cherchez bien... N’auriez-vous pas encore dérobé quelque objet pareil... un manteau, par exemple ?...

— Oui, répondit-elle, après un assez long silence.

— Il faut me rendre encore ce manteau, pour le restituer.

Et elle lui donna aussi le manteau.

— C’est bien, dit alors le confesseur ; prenez cette pomme, à présent, et mangez-la, cela vous fera du bien.

Et il lui présenta une pomme.

A la vue de ce fruit, cause de tout son malheur, elle détourna d’abord la tête et fit une grimace. Mais, sur l’insistance de son confesseur, elle la prit et y mordit, à belles dents. Ses cornes disparurent aussitôt, par enchantement, et en même temps, les plaies de son corps se cicatrisèrent aussi. Alors, le faux prêtre, se dépouillant de sa soutane et de la perruque dont il s’était affublé, lui dit :

— Regardez-moi, ne me reconnaissez-vous pas ? La princesse se jeta à ses pieds, en criant :

— Grâce ! grâce ! Je suis assez punie.

Le roi et la reine, qui étaient à la porte de la chambre, ayant entendu leur fille crier grâce, entrèrent subitement, et, voyant que ses cornes avaient disparu, comme les leurs :

— Je vous donne la main de ma fille ! s’écria le roi, en se jetant au cou du médecin, pour l’embrasser.

— Merci ! sire, répondit celui-ci ; je la connais trop bien, pour en vouloir pour femme ; donnez-moi les quatre barriques d’argent que vous m’avez promises, et gardez votre fille.

Le vieux monarque eût préféré donner sa fille et garder son argent ; il s’exécuta pourtant d’assez bonne grâce et vida ses caisses, parce qu’il craignait le retour des cornes.

Le clerc donna une de ses barriques d’argent à son hôte, qui s’était toujours montré bienveillant et complaisant pour lui, et une autre, aux pauvres de la ville de Paris. Puis, il revint dans son pays, et rendit sa serviette à son frère le laboureur et son manteau à son frère le prêtre. Il leur donna encore les deux barriques d’argent qui lui restaient, en reconnaissance du] service qu’ils lui avaient rendu.

Ensuite, il alla voyager au loin. Il avait gardé sa bourse, qui lui donnait toujours cent écus, chaque fois qu’il y mettait la main ; nous n’avons donc pas d’inquiétude à avoir à son endroit,... à moins qu’il ne se la laisse encore dérober.

Ah ! si je pouvais, un jour, trouver une bourse semblable !...


Conté par Hervé Colcanab, maçon,
à Plouaret. — 1869.



III


LE PETIT OISEAU À L’ŒUF D’OR
_____



IL y avait une fois un jardinier qui avait deux fils. Un jour du mois de mai, comme il travaillait dans son jardin, il remarqua un petit oiseau comme il n’en avait jamais vu.

— Voilà un bien bel oiseau ! se dit-il à lui-même ; si je pouvais le prendre !

Il réussit à prendre le petit oiseau, et le mit dans une cage, avec l’intention d’en faire cadeau à son seigneur. L’oiseau y pondit un œuf, qui était jaune comme l’or.

Le lendemain, la femme du jardinier devait aller en ville, pour porter des œufs à son seigneur. Il lui en manquait un pour achever ses trois douzaines. Elle prit l’œuf du petit oiseau et le mit parmi les autres ; puis, elle se rendit à la ville.

Quand le seigneur aperçut l’œuf jaune d’or, il fut étonné, et il dit à la femme du jardinier :

— Qu’est-ce que cet œuf-ci ?

— Ma foi ! Monseigneur, il m’en manquait un pour achever mes trois douzaines, et alors j’ai pris cet œuf jaune, qui a été pondu par un petit oiseau que nous avons à la maison.

— Comment avez-vous eu cet oiseau-là ?

— Notre homme l’a pris, dans le jardin.

— Dites à votre homme de venir me voir, dimanche prochain, et d’apporter le petit oiseau.

— Je le lui dirai, Monseigneur...

Le dimanche matin, le jardinier se rendit à la ville, emportant l’oiseau, dans sa cage. Il emmena aussi avec lui ses deux jeunes fils. Aussitôt que le seigneur vit le petit oiseau, il s’écria :

— Dieu, le bel oiseau ! Mais, que vois-je donc écrit autour de sa tête ?

Et le seigneur lut alors, autour de la tête de l’oiseau, que celui qui mangerait son cœur trouverait, chaque matin, cent écus sous son oreiller.

— Holà ! pensa-t-il, voici une merveille ! Il faut me céder votre oiseau ? dit-il au jardinier.

— Volontiers, Monseigneur, puisqu’il vous plaît.

L’heure de la grand’messe était venue, et, avant de se rendre à l’église, le seigneur recommanda à sa cuisinière de lui faire cuire le petit oiseau pour son dîner, et de bien prendre garde de perdre son cœur, ou de le laisser manger au chat, car c’était là le meilleur morceau.

Le seigneur va alors à la messe, et le jardinier l’accompagne. Les deux fils de celui-ci étaient allés voir les bateaux, au bord du quai. Quand ils se furent promenés assez, ils retournèrent chez le seigneur. En arrivant dans la cuisine, ils n’y trouvèrent que la cuisinière. Ils virent, sur la table, le petit oiseau plumé, et, sur un plat, à côté, était son cœur. Les deux gars s’appelaient l’un, François, et l’autre, Allain. François, voyant le cœur du petit oiseau sur le plat, le prit pour une cerise rouge, et l’avala. Puis, ils allèrent jouer tous les deux dans le jardin.

À dîner, quand l’oiseau fut servi sur la table, le seigneur s’empressa de chercher le cœur, et comme il ne le trouvait pas :

— Où est le cœur de l’oiseau, cuisinière ? demanda-t-il.

— Comment, est-ce que vous ne le trouvez pas. Monseigneur ?

— Non sûrement, je ne le trouve pas ; prenez garde de l’avoir mangé !

— Moi, Monseigneur ! Par exemple, le chat pourrait bien l’avoir mangé, car je me suis absentée un instant de la cuisine.

Et voilà le seigneur désolé, furieux ; et il se leva de table, ne pouvant finir de dîner.

Le soir, le vieux jardinier s’en retourna chez lui, avec ses deux fils. Ceux-ci vont se coucher, chacun dans son lit, comme à l’ordinaire. Le lendemain matin, leur mère, en faisant leurs lits, trouva cent écus en or, sous l’oreiller de François.

— Tiens ! se dit-elle, tout étonnée, d’où vient cet or ?

Elle l’emporta, et n’en dit rien à ses enfants ; mais, elle le dit à son mari, qui en fut aussi étonné qu’elle. Le lendemain matin, elle trouva encore cent écus, sous l’oreiller de François ; et ce fut, dans la suite, tous les matins ainsi. Si bien qu’ils devinrent riches promptement, et personne ne savait comment cela était arrivé ; les deux fils eux-mêmes l’ignoraient. Mais, ils voulurent voyager. Leur père et leur mère eurent beau les prier de rester avec eux à la maison, puisqu’ils n’y manquaient de rien, ce fut inutile, il fallut les laisser faire à leur tête. On leur donna de l’argent (car l’argent ne manquait plus dans la maison), et ils se mirent en route.

Arrivés à Guingamp, ils descendirent dans une auberge, et demandèrent à loger.

— Oui sûrement, Messeigneurs, leur répondit l’hôtesse, nous vous traiterons de notre mieux.

Ils soupent bien, puis, ils vont se coucher. Le lendemain matin, l’hôtesse, en faisant leur lit (car ils avaient couché dans le même lit), trouva cent écus en or sous leur oreiller, et n’en dit rien à personne. Le surlendemain matin, elle en trouva encore autant. Quand les deux frères parlèrent de continuer leur route et de payer leur écot, l’hôtesse et son mari les prièrent si instamment de rester encore quelque temps, et les traitèrent si bien, qu’ils finirent par rester là un mois entier. L’hôte était alors devenu riche, car sa femme continuait de trouver, chaque matin, ses cent écus, et elle ne laissait personne faire le lit des deux frères ; elle y courait toujours elle-même, dès qu’ils étaient levés. Nos deux gars se trouvaient très bien à Guingamp ; cependant, quand le mois fut fini, ils demandèrent encore à payer leur écot, afin d’aller plus loin. On insista de nouveau pour les faire rester ; mais, ce fut inutilement, cette fois.

— Faites-nous notre compte, hôtesse, dirent-ils, afin que nous partions.

— Quand vous retournerez, vous paierez, Messeigneurs ; que cela ne vous inquiète pas, et venez encore loger dans notre maison, si vous y avez été bien.

Ils promirent de descendre encore là, au retour. Au moment de partir, l’hôtesse appela François un peu à l’écart, et lui dit tout bas :

— Vous m’avez fait beaucoup de bien, et, pour vous en témoigner ma reconnaissance, je veux vous dire une bonne parole : Chaque matin, en vous levant de votre lit, regardez sous votre oreiller, et vous y trouverez cent écus en or.

François sourit, persuadé que l’hôtesse plaisantait, et il n’en dit rien à son frère. Cependant, tout le long de la route, ces paroles ne sortaient pas de son esprit, et il se disait :

— Est-ce que, par hasard, l’hôtesse aurait dit vrai ?

Quand vint la nuit, ils couchèrent dans une auberge, au bord du chemin. Le lendemain matin, François s’empressa de regarder sous son oreiller.

— Cent écus en or ! L’hôtesse est sûrement sorcière, pensa-t-il.

Il mit, vite, les cent écus dans sa poche, et n’en dit rien à son frère. Puis, ils se remirent en route, se dirigeant vers Paris. Et chaque matin, en quelque lieu qu’il couchât, François trouvait désormais cent écus en or sous sa tête.

Ils arrivèrent à Paris. Ils se séparèrent alors, et chacun d’eux alla de son côté chercher fortune.

François, qui avait ses poches pleines d’or, descendit dans un grand hôtel. Il prit un maître d’école, pour lui apprendre à lire et à écrire, car il ne savait rien. Il s’habilla comme un prince, et fit des dépenses en conséquence, puisqu’il avait de l’or à discrétion. De plus, il était assez beau garçon. La fille du roi le vit, un jour, et devint aussitôt amoureuse de lui. Le vieux roi ne voulait pas donner sa fille à un homme qu’il ne connaissait pas ; mais, la princesse insista tant, qu’il finit par consentir, et ils furent fiancés, et puis mariés A partir de ce moment, François mena une vie de désordre. Tous les jours, il ne faisait que boire, jouer et courtiser les filles ; on ne le voyait jamais avec sa femme. La pauvre princesse en était désolée.

— Comment fait-il ? se disait-elle à elle-même ; il dépense beaucoup, et pourtant, il ne demande jamais d’argent ni à moi, ni à mon père. Il y a quelque chose là-dessous, et il faut que je sache ce que c’est.

Elle va trouver une vieille sorcière et lui conte son cas.

— Hélas ! ma pauvre enfant, lui dit la sorcière, celui-là a mangé le cœur du petit oiseau à l’œuf d’or, et, depuis ce jour, il trouve, chaque matin, cent écus en or sous son oreiller ! Si tu pouvais avoir le cœur de l’oiseau, quelle femme tu serais, alors !

— Et comment l’avoir, s’il l’a mangé ?

— Fais comme je vais te dire, et peut-être viendras-tu encore à bout de le posséder. Toutes les nuits, tu es obligée de te lever, pour lui donner à boire : mélange, dans un même verre, du cidre, du vin, de l’eau-de-vie, du sel et du poivre, et fais-lui boire ce mélange. Il l’avalera, sans regarder, et aussitôt il rejettera le cœur de l’oiseau. Prends-le alors et l’avale.

La princesse revient à la maison. Vers minuit, son mari rentra aussi, ivre comme un ménétrier. A peine est-il au lit, qu’il demande à boire. Sa femme lui présente alors le mélange, qu’elle avait préparé avant de se coucher. Il l’avale d’un trait. Mais, il commence aussitôt à tousser, puis il vomit et rejette le cœur du petit oiseau à l’œuf d’or. La princesse s’en saisit et l’avale. Le lendemain matin, il y avait cent écus en or sous son oreiller, et rien sous celui de François. Celui-ci en fut étonné.

— Qu’est-ce à dire ? pensa-t-il. Si je n’ai plus d’or, par exemple !...

Le lendemain, la princesse trouva encore ses cent écus, et lui, rien encore ! Il en était tout attristé. Ses compagnons de débauche vinrent le chercher au palais, mais, il refusa de les suivre. Personne ne savait ce qui était arrivé, excepté sa femme. Comme il n’avait plus d’or, il devint méchant, au point que personne ne pouvait le supporter, dans le palais. Le roi en était bien embarrassé, et la princesse aussi. Celle-ci retourna auprès de la vieille sorcière, et lui dit :

— J’ai fait comme vous m’aviez recommandé, et le cœur du petit oiseau à l’œuf d’or est, à présent, dans mon estomac. Mais, depuis qu’il ne trouve plus ses cent écus, chaque matin, sous son oreiller, mon mari est devenu si méchant, que personne ne peut le supporter, dans le palais ; il ressemble à un démon enragé.

— C’est bien ; prends cette baguette, et, quand tu seras de retour chez toi, dis : « Par la vertu de ma baguette, je désire que mon mari soit transporté à cinq cents lieues d’ici, dans une île, au milieu de la mer ! » Et ce sera fait, sur-le-champ.

La princesse revint à la maison, avec sa baguette. Quand elle arriva, son mari faisait le diable, pis que jamais. Elle attendit qu’il fût dans son lit et qu’il dormît. Alors, elle s’approcha de lui, tenant sa baguette à la main, et dit :

— Par la vertu de ma baguette, je désire que mon mari soit transporté à cinq cents lieues d’ici, dans une île déserte, au milieu de la mer !

Et aussitôt, il fut enlevé de là et porté, à travers l’air, dans une île, au milieu de la mer. Il dormait, pendant le trajet, qui ne dura pas longtemps, du reste. Quand il se réveilla, il fut bien étonné.

— Où diable suis-je ici ? s’écria-t-il ; ah ! sorcière maudite (c’est de sa femme qu’il parlait ainsi), tu m’as joué un mauvais tour ; mais, n’importe, je te retrouverai encore !

Il se met alors à parcourir son île ; il ne voit ni maisons ni habitants. La faim le prend, et, comme il ne trouve rien autre chose à manger, il se met à chercher des coquilles de patelles (brinig) et d’autres coquillages, sur le rivage. Pendant longtemps, il n’eut pas d’autre nourriture.

Un jour, le temps étant clair et beau, il fut étonné de voir l’obscurité survenir, tout d’un coup.

— Qu’est ceci ? se demanda-t-il à lui-même. Et, un moment après, il vit s’abattre sur la grève un aigle, qui se mit aussi à chercher des coquillages.

— Quel grand oiseau ! se dit-il. Si je pouvais lui monter sur le dos, il me porterait hors de cette île.

Et il s’approcha de lui, doucement, doucement, en se cachant derrière les rochers. Il réussit à lui sauter sur le dos ! Aussitôt, l’aigle l’emporta en l’air, bien haut, bien haut, si haut qu’il ne voyait plus la mer. Quand il fut fatigué de voler, il descendit au milieu d’un grand bois, sur un chêne. François quitta alors sa monture, et descendit à terre. Il avait grand’faim. En se promenant par le bois, il trouva un cerisier qui portait de belles cerises rouges. Et le voilà de manger des cerises ! Mais, il n’en avait pas encore mangé beaucoup, qu’il se trouva changé en un cheval entier ! Et il se mit à hennir et à courir par le bois, sous cette forme. Et, bien que cheval, il se disait en lui-même :

— Me voilà bien pris ! pensa-t-il, si j’allais rester cheval, par exemple !...

Il voit un autre cerisier, qui portait des cerises d’une autre couleur.

— Ma foi ! à présent, je peux bien en manger ! se dit-il.

Et il se met à manger des cerises de cet autre arbre. Et aussitôt il redevient homme !

— A merveille ! se dit-il ; je saurai, à présent, à quoi sont bonnes ces cerises !

Et il remplit ses poches de cerises du premier arbre ; mais, il n’en prit pas du second. Il se dirigea alors sur Paris.

En arrivant à Paris, il alla aussitôt se placer près de la porte de l’église où la princesse, sa femme, avait l’habitude de venir entendre la messe. Il posa ses cerises sur une serviette, comme pour les vendre. La messe était commencée. Quand elle fut terminée, il vit sa femme sortir de l’église, accompagnée de sa femme de chambre. Elle remarqua les cerises, et les trouva si belles, qu’elle voulut en manger. Elle ne regarda seulement pas le marchand. Elle envoya donc sa femme de chambre lui acheter des cerises.

A la première cerise que mangea la princesse, elle fut changée en jument ! Et la voilà de hennir, de ruer, et de parcourir, au grand galop, les rues de la ville, comme une bête affolée. Tout le monde fuyait, épouvanté, et personne n’osait essayer de l’arrêter.

— Donnez-moi une bride, dit le marchand de cerises, je saurai bien en venir à bout, moi !

On lui donne une bride, il la lui met facilement en tête, puis il lui monte sur le dos, et lui fait parcourir la ville, au galop. Avec un bâton, qu’il avait à la main, il battait la bête, sans pitié, si bien que tout le monde disait, sur son passage :

— La pauvre bête ! il finira par la tuer ! Enfin, il courut et maltraita la jument, tant et tant, qu’elle s’abattit sur le pavé, n’en pouvant plus. Alors, il tira son couteau, et lui ouvrit l’estomac. Il y retrouva le cœur de l’oiseau à l’œuf d’or, et l’avala sur-le-champ.

Il revint aussitôt dans son pays. A présent, il avait encore de l’or, à discrétion ; tous les matins, il trouvait, comme devant, ses cent écus sous son oreiller.

En passant par le bourg de Plounevez-Moëdec, il entra dans une auberge, et, comme le cidre y était bon, il en but avec excès. Il y avait là des maquignons, qui revenaient d’une foire de Bré, et on se prit de querelle, et on en vint bientôt aux coups de poing. François fut battu, volé et jeté hors de la maison, presque nu. Il n’avait plus d’or, car on lui avait tout enlevé, et ne pouvait par conséquent s’acheter des vêtements. Comment faire ? Il ne pouvait pourtant pas rentrer chez son père, dans cet état. Il passa la nuit dans un champ. Le lendemain matin, quand le soleil se leva, il s’éveilla et trouva, comme à l’ordinaire, ses cent écus sous sa tête. Il acheta alors des vêtements, et revint à la maison.

Son père et sa mère étaient redevenus pauvres ; son frère, qui était aussi de retour à la maison, n’avait pas fait fortune non plus. Il était temps que François arrivât !

A partir de ce jour, il y eut un changement de train de vie, chez le vieillard ; on n’y manqua plus de rien. On bâtit une belle maison neuve ; on acheta des champs, des chevaux, des bœufs, des vaches, et François se maria, tôt après, à la plus riche héritière du pays.

Depuis, je n’ai pas entendu parler de lui ; mais, s’il continua de trouver, tous les matins, ses cent écus en or, sous son oreiller, nous n’avons pas lieu d’être inquiets à son sujet.


Conté par Barba Tassel, Plouaret, 1869.



IV


LE TAILLEUR ET L’OURAGAN
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IL y avait une fois un tailleur et sa femme. Les femmes des tailleurs sont ordinairement paresseuses, et celle-ci l’était comme les autres. Elle avait nom Jeanne ar Balc’h, et son mari, Iann-troad-scarbet[74]. Sitôt que Iann était parti, le matin, pour son ouvrage, Jeanne se remettait au lit, et, quand elle en sortait, vers les onze heures ou midi, elle allait faire la commère dans le village et jaser de porte en porte, comme une pie borgne. Lorsque Jean rentrait, le soir, elle était toujours à son rouet ; si bien qu’il croyait qu’elle ne l’avait pas quitté, de toute la journée. Un matin, Jean dit à Jeanne :

— Aujourd’hui, femme, je n’irai pas en journée, et nous irons tous les deux vendre le fil, au marché, car vous devez en avoir beaucoup, à présent.

Voilà Jeanne bien embarrassée ; comment faire ? Elle n’avait pas trois bobines de fil. Elle courut chez une commère, sa voisine, et lui conta la chose.

— Dites à votre mari, lui répondit la commère, qu’après avoir lavé votre fil, vous l’aviez mis à sécher dans le four du fournier, et que celui-ci, n’étant pas averti, a allumé son four, comme à l’ordinaire, et le feu a consumé le fil.

Jeanne revint à la maison, et rapporta mot à mot à son mari la réponse de la commère.

— Sotte ! s’écria Jean, en colère ; il faut que vous ayez complètement perdu le peu de raison que vous aviez, et je ne serai jamais que pauvre avec vous ! A présent, pour vous punir, vous sèmerez dans le courtil un demi-boisseau de graine de lin, que nous avons là ; et il faudra que, pour ce soir, quand je rentrerai à la maison, le lin soit mûr, tiré, roui, séché et mis en bottes sur le grenier.

— Mais, mon pauvre homme, répondit Jeanne, comment pouvez-vous parler de la sorte ? Personne au monde n’est capable de faire cela ; et comment voulez-vous que je le fasse, moi ?

— Vous vous y prendrez comme vous l’ entendrez, répondit Jean ; mais, il faut que ce soit fait, quand j’arriverai, ce soir, ou gare à vous !

Et il partit là-dessus, comme à l’ordinaire. Jeanne courut aussitôt chez sa commère, fort inquiète.

— Si vous saviez, ma commère, ce que me demande mon homme ! Il faut qu’il ait complètement perdu la tête.

— Que vous demande-t-il donc, ma commère ?

— Ce qu’il me demande ?... Il veut que, pour ce soir, quand il rentrera de sa journée, j’aie semé, dans notre courtil, un demi-boisseau de graine de lin, et que, de plus, le lin soit mûr, tiré, roui, séché et mis en bottes, sur le grenier ! Je vous demande s’il ne faut pas qu’il ait absolument perdu la tête, pour me demander une chose si impossible ?

Et elle pleurait en disant cela.

— Consolez-vous, ma commère, lui dit l’autre ; nous saurons bien trouver encore quelque moyen de tromper ce Jean, qui se croit un finaud, et qui n’est qu’un imbécile. Voici ce qu’il faudra faire : J’ai là un peu de lin, sur mon grenier, depuis l’an dernier. Vous en prendrez deux ou trois bottes, que vous répandrez par les champs et les prés des environs, et accrocherez aux haies et aux buissons, et quand Jean rentrera, ce soir, vous lui direz que vous aviez fait tout ce qu’il avait ordonné, mais, qu’un ouragan est survenu, pendant que le lin séchait sur le pré, qui a tout emporté, et, pour preuve, vous lui ferez voir ce qu’il en sera resté accroché aux buissons et aux arbres.

Le moyen parut excellent à Jeanne, Elle emporta donc trois bottes de lin sec de chez sa commère, et alla les disséminer par les champs et les prés, et les accrocher aux buissons et aux branches des arbres.

Quand Jean rentra, le soir, il demanda tout d’abord :

— Eh bien ! femme, avez-vous fait ce que je vous ai dit, ce matin ?

— Certainement, j’avais fait de point en point tout ce que vous m’aviez commandé ; mais, nous n’avons aucune chance, mon pauvre homme.

— Qu’est-il donc arrivé encore ?

— Ce qui est arrivé ? Imaginez-vous que comme le lin, au sortir de l’étang où il avait été roui, séchait sur le pré, et que je m’apprêtais à le ramasser et à le lier en bottes, pour le monter sur le grenier, un ouragan est survenu, qui a tout emporté !...

— Ta, ta, ta ! Je ne crois pas de pareils contes, répondit Jean.

— Mais, mon homme, ce n’est pas là un conte, du tout ; venez avec moi, et je vous ferai voir que c’est la pure vérité.

Et elle le conduisit dans la prairie, où elle prétendait avoir étendu son lin à sécher, et lui en fit voir de tous côtés disséminé par le pré et les champs environnants, ou accroché aux buissons et aux branches des arbres. Jean crut alors, et il s’écria :

— Eh bien ! puisque c’est l’Ouragan qui a causé le dommage, c’est aussi lui qui le paiera, et je vais, à l’instant, me plaindre au maître des Vents.

Et il rentra à la maison, prit son penn-baz[75], une tourte de pain d’orge avec quelques galettes, et partit.

Il marcha pendant longtemps ; à force d’aller devant lui, toujours plus loin, plus loin, il arriva un jour au pied d’une colline, sur laquelle était assise une vieille femme, grande comme une géante. Ses cheveux blancs flottaient au vent, et une dent noire et longue, la seule qui lui restât, branlait dans sa bouche.

— Bonjour, grand’mère, lui dit Jean.

— Bonjour, mon fils, répondit la vieille ; que cherchez-vous ?

— Je cherche la demeure des Vents.

— Alors, mon fils, vous êtes au terme de votre voyage, car c’est ici la demeure des Vents, et je suis leur mère. Que leur voulez-vous ?

— Je viens me plaindre du dommage qu’ils m’ont causé.

— Quel dommage vous ont-ils causé ? dites-le-moi, et je vous dédommagerai, s’il y a lieu.

— Votre fils l’Ouragan m’a ruiné...

Et il conta toute l’affaire à la vieille. Celle-ci lui dit :

— Entrez dans ma maison, mon fils, et quand mon fils l’Ouragan rentrera, je le forcerai à vous dédommager.

Et elle descendit alors de la colline, et introduisit Jean dans sa maison, qui était au pied. C’était une hutte faite de branchages et de mottes de terre, et où le vent entrait en sifflant de tous côtés. Elle lui servit à manger, et lui dit de n’avoir pas peur de son fils, quand il rentrerait, bien qu’il menaçât de le manger, car elle saurait venir à bout de lui. Bientôt on entendit un bruit épouvantable : les arbres craquaient, les petites pierres volaient eu l’air, et les loups hurlaient.

— Voici mon fils l’Ouragan, qui arrive, dit la vieille.

Jean eut si grand’peur, qu’il se cacha sous la table. L’Ouragan entra en mugissant, huma l’air et s’écria :

— Je sens odeur de chrétien ! il y a un chrétien ici, et il faut que je le mange !

— Ne croyez pas cela, mon fils, que je vais vous le laisser manger, ce joli petit chrétien ; mais, songez plutôt à le dédommager du mal que vous lui avez fait, — dit la vieille.

Et, prenant Jean par la main, elle le fit sortir de dessous la table. L’Ouragan, en le voyant, ouvrit une bouche énorme et voulut se précipiter sur lui, pour l’avaler. Mais, sa mère lui dit, en lui montrant du doigt un sac, qui était suspendu à une poutre de la hutte :

— Voulez-vous être mis en prison ?

Et il se calma aussitôt. Alors le tailleur s’enhardit et lui dit :

— Bonjour, Monseigneur l’Ouragan ; vous m’avez ruiné.

— Comment cela, mon brave homme ? répondit l’Ouragan, avec douceur.

— Vous avez enlevé tout mon lin de la prairie où ma femme l’avait étendu pour sécher.

— Cela n’est pas vrai, et ta femme est une menteuse et une paresseuse. Mais, comme tu es un honnête homme, toi, et un bon travailleur, et que, malgré tout le mal que tu te donnes, tu ne seras jamais que pauvre, avec ta femme, je veux te récompenser de la peine que tu as eue en venant jusqu’ici, et de ta confiance en ma justice.

Tiens, voilà un mulet, et, quand tu auras besoin d’argent et d’or, tu n’auras qu’à étendre une serviette blanche sous sa queue et lui dire : — Mulet, fais ton devoir ! — et il te fournira de l’or et de l’argent, à discrétion. Mais, prends bien garde de te le laisser voler, ou tu te retrouveras pauvre, comme devant.

Et l’Ouragan lui présenta un mulet, qui était là, dans un coin de la hutte, et qui ne différait en rien d’un mulet ordinaire. Le tailleur remercia l’Ouragan, lui fit ses adieux, ainsi qu’à sa mère, et partit alors, en emmenant avec lui le précieux animal.

Quand il fut à quelque distance de là, comme il traversait une grande lande, il voulut s’assurer si son mulet avait, en effet, la vertu qu’on lui avait annoncée. Il étendit son mouchoir sous sa queue et dit :

— Mulet, fais ton devoir !...

Et aussitôt voilà les pièces d’or et d’argent de tomber sur son mouchoir, jusqu’à ce qu’il ne pût plus en contenir. Il en remplit ses poches, puis, il se remit en route, en chantant, en riant, en dansant et sautant de joie, comme un fou.

Vers le coucher du soleil, il s’arrêta, pour passer la nuit, dans une auberge, au bord de la route. En livrant son mulet au valet d’écurie, il lui recommanda d’en avoir bien soin, et de ne pas lui dire de faire son devoir. Le pauvre Jean, comme on le voit, n’était pas des plus fins. Après avoir bien soupe, mangé et bu de ce qu’il y avait de meilleur, dans la maison, il alla se coucher et dormit sans souci du lendemain.

Le valet d’écurie s’étonna de la recommandation de Jean de ne pas dire à son mulet de faire son devoir ; aucun voyageur ne lui avait jamais dit pareille chose.

— Il y a quelque chose là-dessous, se dit-il. Cette pensée l’empêchant de dormir, il alla en faire part à son maître. Quand tout le monde fut couché, dans la maison, l’hôtelier, sa femme et le valet se rendirent à l’écurie, et s’étant approchés du mulet, le valet lui dit :

— Mulet, fais ton devoir !

Et voilà les pièces d’or et d’argent de tomber aussitôt, en rendant de joyeux sons. Ils n’en revenaient pas de leur étonnement. Après avoir rempli leurs poches, tous les trois, ils mirent un autre mulet à la place de celui du tailleur, et cachèrent le sien dans une chambre bien close, loin de l’écurie.

Le lendemain matin, Jean déjeûna bien, paya, puis, il se remit en route, emmenant le mulet que lui remit le valet d’écurie, et ne se doutant pas du tour qu’on lui avait joué. Comme il avait ses poches remplies d’or et d’argent de la veille, il n’eut pas besoin, durant le reste du voyage, de dire à son mulet de faire son devoir. Quand il arriva à la maison, sa femme et ses enfants étaient près de mourir de faim. Jeanne, en le voyant, se mit à l’agonir d’injures :

— Te voilà enfin, méchant homme, sans cœur, qui vas courir on ne sait où, et qui laisses ta femme et tes enfants mourir de faim, à la maison !

Et elle lui montrait le poing.

— Taisez-vous, femme, lui dit Jean tranquillement, et comme un homme sûr de son fait ; vous ne manquerez plus de pain, ni d’autres choses ; nous sommes riches, à présent, comme vous l’allez voir ! Otez votre tablier et étendez-le, là par terre, sous la queue de mon mulet.

Jeanne étendit son tablier par terre, et Jean dit alors :

— Mulet, fais ton devoir !

Mais rien ne tombait sur le tablier, ce qui l’étonna. Il dit une seconde fois, plus haut, pensant qu’il n’avait peut-être pas entendu :

— Mulet, fais ton devoir !

Rien encore ! Puis, une troisième fois, il cria plus haut encore :

— Mulet, fais ton devoir !

Cette fois, il tomba quelque chose sur le tablier, mais, ce n’était ni de l’or ni de l’argent !

Quand Jeanne vit cela, elle cria plus fort, persuadée que son mari se moquait d’elle, et, prenant un bâton, elle s’avança sur lui. Le pauvre Jean, pour l’éviter, se mit à courir, et n’osant plus rentrer chez lui, et ne sachant bien au juste où son mulet lui avait été volé, il se décida à aller de nouveau trouver l’Ouragan.

Quand celui-ci le vit revenir, tout triste, il lui dit :

— Je sais pourquoi tu reviens ; tu t’es laissé enlever ton mulet, dans la première auberge où tu as logé, en t’en retournant chez toi. Voici, à présent, une serviette, et quand tu l’étendras sur une table ou même sur la terre, en lui disant : — « Serviette, fais ton devoir ! » elle te fournira aussitôt à manger et à boire, tout ce que tu souhaiteras. Mais, prends bien garde de te la laisser aussi enlever ;

— Soyez tranquille, répondit Jean, on m’enlèvera plutôt la vie.

Et il fit ses adieux à l’Ouragan et à sa mère, et se remit en route. Il logea, la première nuit, dans la même auberge que l’autre fois. Il y avait un repas de noces, quand il y arriva. On lui fit bon accueil et on le pria de s’asseoir à la table des nouveaux mariés, ce qu’il accepta avec plaisir. Trouvant le repas peu de son goût, ou peut-être aussi désireux d’exciter l’étonnement des convives et de passer auprès d’eux pour un grand savant, un magicien, il tira sa serviette de sa poche, l’étendit sur la table et prononça fièrement les mots : « Serviette, fais ton devoir !... » Et voilà aussitôt un repas magnifique, des mets délicieux comme on n’en voit qu’à la table des rois, et des vins fins, de tous les pays.

Enivré, autant par les louanges que par le vin, Jean se laissa encore enlever sa serviette, et, le lendemain, il se retrouva aussi pauvre et aussi embarrassé que jamais. Cette fois, il n’osa pas se présenter devant sa femme, dans cet état, et il pensa que la seule chose qu’il eût à faire, c’était de retourner chez la mère des Vents. Il y alla donc encore, mais, bien honteux et peu rassuré, cette fois. Quand l’Ouragan le vit, il lui dit :

— Tu t’es encore laissé dérober ta serviette, malheureux !

— Ayez pitié de moi, Monseigneur l’Ouragan, dit humblement le pauvre tailleur ; ma femme et mes enfants meurent de faim, à la maison, et je ne puis y retourner, sans leur apporter quelque chose.

— Je consens à te venir en aide, une dernière fois, car tu n’es pas un méchant homme.

Et lui présentant un bâton :

— Voici un bâton, et quand celui qui l’aura en main lui dira : « Bâton, fais ton devoir ! » il se mettra à battre les ennemis de son maître, sans que rien puisse l’arrêter, jusqu’à celui-ci lui dise assez ! Avec ce bâton, tu peux recouvrer ton mulet et ta serviette.

Jean remercia, et partit. Il logea à la même auberge que précédemment. On l’accueillit on ne peut mieux, dans l’espoir de lui enlever encore quelque talisman. Il invita l’hôtelier et sa femme et aussi le valet d’écurie à souper avec lui. Vers la fin du repas, il dit à son bâton, qu’il avait constamment tenu dans sa main, sans vouloir s’en séparer :

— Bâton, fais ton devoir !

Et aussitôt voilà le bâton de se mettre en mouvement et de frapper, à tour de rôle, sur l’hôtelier et sa femme et le valet d’écurie. Tous leurs efforts pour l’arrêter étaient vains, et ils avaient beau se cacher sous la table et ailleurs, le bâton les atteignait partout, et Jean riait et plaisantait.

— Grâce ! miséricorde ! lui criaient-ils. Et lui disait :

— Cela vous apprendra à voler des mulets et des serviettes !

— Grâce ! Nous vous rendrons tout ! Vous allez nous faire tuer !...

— Assez ! cria Jean, au bout d’une demi-heure de cet exercice.

Et le bâton cessa de frapper, et Jean revint à la maison avec le mulet, la serviette et le bâton.

S’il a su les conserver, il n’est pas à plaindre. Quant à moi, je n’ai pas eu de ses nouvelles, depuis.


Conté par Barbe Tassel, de Plouaret
(Côtes-du-Nord). — 1870.



V


L’HOMME DE FER
_____



IL y avait une fois deux soldats, à l’armée, qui étaient amis. Ils étaient de la même commune, de Plounévez-Moïdec ; ils étaient camarades de lit et on les voyait presque toujours ensemble. L’un s’appelait Iann Pendir, et l’autre, Iouenn Dagorn. Ils étaient en garnison dans la ville de Nantes. Iann, qui était un beau garçon, avait fait une jolie maîtresse. Un jour, son capitaine le vit se promener avec sa douce Yvona, et il la trouva si jolie, qu’il s’arrêta à la regarder et la désira, dans son cœur. Il s’informa où elle demeurait, et, une nuit que Iann Pendir était de faction, il alla chez elle. Mais, Iann, qui ne faisait que songer à sa douce, jour et nuit, se fit remplacer par son ami Iouenn Dagorn, et courut chez Yvona. Il arriva au moment où on l’attendait le moins, et frappa à la porte : Toc ! toc !

— Qui est là ? demanda Yvona.

— Eh bien ! c’est moi, parbleu !

— Qui çà ? Moi n’est pas un nom.

— Mais tu sais bien, Iann, ton bon ami.

— Malheureux ! tu as donc quitté ton poste ? Retournes-y vite, ou tu seras fusillé, demain ; tu sais que ton capitaine ne plaisante pas là-dessus.

— Je me suis fait remplacer par mon ami Iouenn Dagorn ; ouvre-moi, vite, te dis-je, et ne me laisse pas me morfondre ainsi, à ta porte.

— Je ne t’ouvrirai pas, retourne à ton poste, Iann, impatienté, enfonça la porte, d’un coup de pied, et entra. Jugez de son étonnement, quand il se trouva devant son capitaine ! Ils dégainèrent tous les deux et se précipitèrent l’un sur l’autre. Le capitaine fut bientôt étendu à terre, baigné dans son sang. Iann lui coupa la tête et la jeta sur le pavé ; puis, il battit de conséquence sa douce jolie, et retourna vers son ami Iouenn et lui raconta tout.

— Malheureux ! lui dit Iouenn, ton affaire est claire ; tuer son capitaine ! Demain, sans plus tarder, tu seras fusillé.

— Et tu crois que je vais leur donner cette satisfaction ?

— Que vas-tu donc faire ?

— Décamper, sur-le-champ ; n’as-tu rien à me donner ? car je n’ai pas le sou.

— Mon pauvre ami, je n’ai qu’un seul sou, une chique de tabac et un morceau de pain de munition.

— Donne, c’est toujours autant.

Les deux amis se firent leurs adieux, et Iann partit.

Le lendemain, après le coucher du soleil, il s’arrêta, harassé de fatigue, dans une auberge, au bord de la route, et demanda à manger et à loger.

Il mangea et but, à discrétion, et dormit dans un excellent lit. Le lendemain matin, il déjeuna encore, puis, il demanda son compte.

— C’est quinze francs, lui dit l’hôtelier.

Voilà notre homme bien embarrassé ; comment faire ? Enfin, après bien des hésitations, il se décida à avouer son cas, et il conta toute son aventure à l’hôtelier.

— N’est-ce que cela ? lui dit celui-ci : moi aussi, j’ai été à l’armée, et je sais ce que c’est que la vie de soldat ; plus d’une fois, je me suis trouvé dans le même cas que vous. Ne vous inquiétez donc pas, pour si peu. Plus tard, si vous devenez riche, un jour, vous me paierez ; en attendant, trinquons ensemble à votre bonne chance.

Et ils trinquèrent et burent ensemble, puis, Iann se remit en route. Après avoir marché toute la journée, sous un soleil brûlant, à la chute du jour, il entra encore dans une auberge, au bord de la route, et demanda à manger et à loger, comme la veille. Il soupa bien et dormit dans un bon lit ; il déjeûna encore, le lendemain matin, et demanda son compte, avant de se remettre en route.

— C’est quinze francs, lui répondit l’hôtelier.

— Je suis un pauvre soldat, qui revient du service, et la paye du soldat, vous le savez, est bien peu de chose ; j’ai pour toute fortune, en ce moment, un sou, une chique de tabac et un morceau de pain de munition, et je vous les offre, pour prix de votre hospitalité.

— Je ne me paie pas de cette monnaie-là, répliqua l’hôtelier ; tous les jours, il passe par ici des gens de votre sorte, et si je n’avais pas d’autres pratiques, je serais bien vite réduit à aller mendier mon pain. Payez-moi, en bon argent, comme je vous ai servi de ce que j’avais de meilleur.

— Je vous offre tout ce que je possède, mon sou, ma chique de tabac et mon morceau de pain de munition.

— Ta ! ta ! ta ! cela ne se passera pas ainsi, et je vous trouverai un logement gratis, pour la nuit, mon garçon.

Puis, s’adressant à ses deux domestiques :

— Surveillez-moi ce drôle-là pendant que j’irai chercher les archers.

Et il partit, pour aller chercher la police. Mais, Iann ne jugea pas à propos d’attendre son retour, et, tirant son sabre, il se jeta sur les deux valets qui avaient reçu pour mission de le garder, et les coucha à terre, baignant dans leur sang. Puis, il s’enfuit, au plus vite.

Jugez du désappointement et de la colère de l’hôtelier, quand il revint, accompagné de deux archers !

Mais, suivons Iann Pendir, qui courait toujours. Il était entré dans un grand bois, pour mieux dérouter la poursuite à laquelle il s’attendait. La nuit le surprit dans ce bois, où il s’égara, sans pouvoir en sortir. La faim vint aussi. Le voilà bien embarrassé. Il monta sur un arbre et aperçut une petite lumière, au loin. Cela lui donna quelque espoir de trouver à souper et un gîte pour la nuit. Il descendit de l’arbre et se dirigea vers la lumière. Au bout de quelque temps, il arriva à une hutte construite de branchage et de fougères, au pied d’un grand chêne. La lumière filtrait à travers les fentes de la porte. Il frappa à cette porte ; elle s’ouvrit et il se trouva devant une petite vieille, au chef branlant et aux dents longues, aiguës et noires, comme celles d’une crémaillère.

— Que voulez-vous, mon fils ? lui demanda la vieille.

— L’hospitalité pour la nuit, s’il vous plaît, graud’mère, répondit Iann.

— Vous voyez, mon fils, comme je suis pauvre. Je n’ai qu’un lit, fait de feuilles et d’herbes sèches, et si peu de provisions, que je crains, en vérité, que vous ne puissiez vous en contenter.

— Je suis un soldat, revenant du service, grand’mère, par conséquent peu habitué à la bonne chère ; et quant à la couche, la pierre du foyer m’en servira, si vous le permettez.

— Entrez alors, mon fils ; je partagerai avec vous tout ce que je possède.

Iann entra. Il alla s’asseoir sur la pierre du foyer. La vieille posa deux plats de bois sur cette même pierre, car il n’y avait ni table, ni aucun autre meuble, dans la hutte ; dans chaque plat, elle mit quelque chose de la grandeur d’une noisette, et à côté, un vase en forme d’écuelle, contenant quelques gouttes d’un liquide jaunâtre, Iann la regardait faire, en silence, et il pensait en lui-même :

— Si c’est là tout le repas, elle ne mentait pas, en me disant que je ferais triste chère !

Quand la vieille eut terminé ses préparatifs, elle marmotta une oraison, en étendant ses mains osseuses au-dessus des plats, et aussitôt ceux-ci se remplirent par enchantement d’un mets fumant de la meilleure apparence, et répandant une odeur délicieuse ; le vase aussi était plein, à présent, d’une liqueur vermeille et odorante. Iann, tout à l’heure triste et morose, était devenu tout à coup joyeux et souriant, et quand la vieille lui dit : — Soupons, mon fils, il ne se le fit pas dire deux fois. Il mangea et but à discrétion, et ne fit jamais de meilleur repas. Il s’étendit alors sur la pierre du foyer, pour dormir. Le sommeil vint vite, et il lui sembla qu’il était dans un lit de plumes.

Le lendemain matin, il déjeûna encore, on ne peux mieux ; après quoi, la vieille lui parla de la sorte :

— Je veux faire quelque chose pour toi, mon fils ; écoute-moi donc, et si tu m’obéis, tu ne manqueras jamais de rien, sur la terre.

— Parlez, grand’mère ; je suis prêt à faire tout ce que vous me direz, pourvu, cependant, que vous ne me demandiez pas l’impossible. Jusqu’à présent, je n’ai guère connu que misères et peines de toute sorte, dans cette vie, et je serais bien aise, avant de mourir, de savoir aussi un peu ce que c’est que la richesse et le bonheur.

— Il y a, reprit la vieille, dans le bois, non loin d’ici, un vieux château. Dans la troisième salle de ce château est un homme de fer, un géant, debout au milieu de la salle, et tenant dans sa main droite un flambeau allumé, dont la lumière est bleue. A l’heure de midi, il dort, tous les jours, en tenant son flambeau allumé. Si tu peux pénétrer jusqu’à lui, lui enlever son flambeau, pendant qu’il dormira, l’éteindre et me l’apporter ici, rien ne te manquera plus jamais, durant ta vie, tous tes désirs seront accomplis, aussitôt que formés, et tu n’auras pas ton pareil au monde !

— Je veux tenter l’aventure, arrive que pourra, répondit Iann.

— Pour arriver à la salle où se tient l’Homme de fer, il te faudra traverser la cour du château, qui est remplie de bêtes venimeuses de toute sorte, vipères, crapauds, salamandres, scorpions, araignées énormes. Mais, ne t’en effraie pas, tout cela s’endort aussi, de midi à une heure, et tu pourras marcher au milieu d’eux, en toute sûreté. Avant d’arriver à la salle où est l’Homme de fer, tu trouveras deux autres salles, où tu ne verras rien de nature à t’effrayer. Mais, ne perds pas de temps, dans ces salles, car si, au moment où sonnera une heure, tu n’es pas hors de la cour du château, emportant le flambeau, les bêtes venimeuses dont je t’ai parlé se précipiteront sur toi, de tous côtés, et tu n’en reviendras jamais. Réfléchis bien, et vois si tu veux tenter l’aventure.

— Je veux la tenter, et si je ne réussis pas, je doute qu’aucun autre puisse s’en tirer mieux que moi, car je ne suis pas un peureux.

Iann Pendir partit donc, d’un air résolu. Au moment où sonnait le dernier des douze coups de midi, il entrait dans la cour du château. Comme le lui avait dit la vieille, cette cour était toute remplie de bêtes venimeuses de toute nature. Heureusement, qu’elles dormaient profondément. Leurs corps, tout gonflés et humides de poison, exhalaient une odeur suffocante ; le cœur de Iann se soulevait de dégoût, et il faillit tomber asphyxié. Il atteignit pourtant la porte de la première salle, et y rentra. Là, ce fut un tout autre spectacle ; la salle était pleine de pièces d’argent toutes neuves et brillantes.

— A la bonne heure ! dit-il, à cette vue ; je vais commencer par me remplir les poches (la vieille ne me l’a pas défendu), et de la sorte, mon voyage n’aura pas été sans profit, car quant au flambeau, je m’en moque.

Et il se remplit les poches d’argent. Puis, il pénétra dans la seconde salle. Là, il resta quelque temps, la bouche béante, ébloui qu’il était par ce qu’il voyait. Cette seconde salle était remplie de belles pièces d’or, toutes neuves et luisantes. Jamais il n’avait vu pareil spectacle ; il croyait rêver. S’étant pourtant assuré que c’était de l’or bel et bien, il jeta l’argent qui remplissait ses poches, et les remplit d’or, tant qu’il put en porter.

Puis, il pénétra dans la troisième salle. Il vit alors l’Homme de fer, debout au milieu de la salle ; il dormait, mais, il tenait néanmoins, dans sa main droite, son flambeau, qui brûlait et remplissait la salle d’une belle lumière bleuâtre. Il le considéra, quelque temps, en se disant :

— Quel bel homme ! s’il se réveillait ! Hâtons-nous de lui enlever son flambeau et de déguerpir.

Et il lui enleva facilement le flambeau, l’éteignit et partit aussitôt. Il traversa de nouveau la salle remplie d’or, puis la salle remplie d’argent, et enfin la cour, sans éprouver ni dégoût, ni nausées, cette fois, en passant parmi les bêtes venimeuses (sans doute par la vertu du flambeau) ; et, juste au moment où une heure sonnait, il franchissait le seuil de la porte de la cour, qui se referma sur ses talons, avec un grand bruit. Il entendit alors, derrière lui, des sifflements et un vacarme épouvantables. C’étaient les bêtes venimeuses qui se réveillaient et s’apercevant qu’elles étaient trompées et que le flambeau de l’Homme de fer lui avait été dérobé, elles étaient furieuses, se précipitaient contre la porte et essayaient de sortir, par-dessus les murs. Iann fut si effrayé de tout ce bruit, de ces cris inconnus sur la terre et qui semblaient sortir de l’enfer, qu’il s’évanouit et tomba à terre. Heureusement, qu’il était dehors !

Quand il revint à lui, il se dirigea vers la hutte de la vieille femme. Mais, il avait perdu son flambeau, ou plutôt, dans son trouble, il ne se rappelait pas qu’il l’avait caché dans la doublure de sa veste. Le voilà bien embarrassé : comment se présenter devant la vieille, sans le flambeau ? Il pensa qu’il n’y avait qu’une chose à faire. C’était de passer par le village le plus voisin et d’y acheter un gros cierge, qu’il ferait teindre en bleu. C’est ce qu’il fit, en effet. Puis, il se présenta avec assurance devant la vieille. Celle-ci ne s’attendait plus guère à le voir revenir, tant il était en retard. Quand elle le revit, elle lui dit d’un air joyeux :

— Te voilà donc de retour, mon fils ; je craignais beaucoup pour toi. As-tu réussi dans ton entreprise ?

— Oui, sûrement, grand’mère.

— Et tu m’apportes le flambeau de l’Homme de fer ?

— Oui, grand’mère, je vous l’apporte.

— Donne-le, alors, donne vite !

— Le voilà !

Et Iann lui présenta le cierge qu’il avait acheté au village voisin et fait teindre en bleu.

— Tu me trompes ! dit aussitôt la vieille ; ce n’est pas là le flambeau de l’Homme de fer : tu n’as donc pas été au château ?

Voyant qu’il ne lui servait de rien de mentir, Iann prit le parti de dire la vérité.

— J’ai bien été au château, grand’mère, et j’ai pénétré jusqu’à l’Homme de fer, et je lui ai enlevé son flambeau ; mais, au moment où je sortais de la cour, j’entendis, derrière moi, un tel bruit et des cris si effrayants, que je crus que tous les monstres de l’enfer étaient à mes trousses ; je perdis connaissance, je tombai à terre, et, quand je revins à moi, je n’avais plus le flambeau ! Alors, n’osant me présenter devant vous, j’allai au village le plus voisin, et j’y achetai ce cierge, que fis teindre en bleu, espérant vous tromper ainsi : pardonnez-moi, je vous prie.

— Non, je ne te pardonnerai pas, et retire-toi, vite, de devant mes yeux ! répondit la vieille, en fureur.

Iann ne se le fit pas dire deux fois, et il partit. Comme il avait de l’or, plein ses poches, il n’avait plus souci de rien, et il voyageait à son aise et gaîment, s’arrêtant où bon lui semblait, et menant joyeuse vie. A force d’aller toujours devant lui, il finit par arriver à Londres. Il descendit dans un des meilleurs hôtels de la ville. Jusqu’alors, il avait conservé ses habits de soldat ; mais, à partir de ce moment, il s’habilla en Monsieur. Il dépensait beaucoup, faisait bonne chère, jouait, avait des maîtresses et ne se refusait aucun plaisir.

Cependant, à force de mener ce train, l’argent finit par lui manquer. Il fit alors des dettes. Quand il dut à son hôte une somme qui commençait à alarmer celui-ci, d’autant plus qu’il s’apercevait que d’autres créanciers venaient tous les jours réclamer, à son hôtel, et qu’ils s’en retournaient tous mécontents, on lui présenta son compte. Voilà notre homme bien embarrassé. En fouillant les poches de son vieil habit de soldat, pour voir s’il n’y retrouverait pas quelque pièce d’or oubliée, il sentit quelque chose, dans la doublure.

— Si c’était un rouleau d’or ! se dit-il.

Il déchira, vite, la doublure, et fut bien étonné d’y retrouver le flambeau de l’Homme de fer, dont la perte l’avait tant contrarié.

— Je suis sauvé ! s’écria-t-il aussitôt ; la vieille m’a dit que celui qui posséderait ce flambeau verrait tous ses désirs accomplis, aussitôt que formés ! Voyons donc.

Et il alluma le flambeau. Aussitôt l’Homme de fer apparut devant lui et dit :

— Bonjour, mon maître ; comme vous ordonnerez, il sera fait.

— Je désire voir ce bahut rempli d’or.

Et il lui montrait un vieux bahut de chêne, qui se trouvait là.

Aussitôt voilà le bahut rempli d’or, à déborder, et l’Homme de fer disparut, alors.

Iann ne se possédait pas de joie.

— A merveille ! se disait-il ; me voici un gaillard, à présent !

Il paya toutes ses dettes, et reprit la même vie qu’auparavant, et même pire encore. Rien ne lui était plus impossible ; tous ses désirs, toutes ses fantaisies, même les plus extravagantes, étaient réalisées aussitôt que formées, et l’Homme de fer ne manquait jamais à son appel. Aussi en usait-il largement, et en abusait même, quelquefois[76].

Un jour, il aperçut la fille du roi des Anglais, et il la trouva si belle, qu’il la désira pour maîtresse.

Il alluma le flambeau bleu, et aussitôt l’Homme de fer apparut :

— Bonjour, mon maître ; comme vous ordonnerez, il sera fait.

— Je désire que la fille du roi d’Angleterre me rende visite, cette nuit, dans ma chambre.

— Il sera fait selon votre désir, maître, répondit l’Homme de fer.

Et il disparut.

Et en effet, à minuit, la jeune princesse était dans la chambre de Iann. Elle y avait été transportée tout endormie, et le lendemain matin, quand elle s’éveilla, elle se retrouva dans son lit, au palais de son père, sans avoir conscience du voyage qu’elle avait fait, pendant la nuit. Et, à partir de ce jour, toutes les nuits, elle était ainsi transportée, tout endormie, auprès de Iann, et chaque matin, elle s’éveillait, dans son lit, au palais de son père ; et personne, dans le palais, ne se doutait de ces voyages nocturnes, car on ne la voyait jamais ni sortir, la nuit, ni rentrer, le matin.

Enfin, on s’aperçut que sa taille s’arrondissait sensiblement, et elle resta malade, dans son lit. On appela tous les médecins de la ville, et aucun d’eux ne connaissait rien à sa maladie, ou peut-être n’osaient-ils pas dire ce qu’ils en savaient. On fit venir aussi une vieille sorcière, qui demeurait dans un bois voisin, et celle-ci déclara nettement que la princesse était enceinte. Jugez de la colère du vieux roi. Il fit surveiller sa fille de près, et on acquit la certitude qu’elle s’absentait, la nuit, de sa chambre, au moment où l’on croyait qu’elle dormait tranquillement, dans son lit. Mais On avait beau la surveiller, on ne savait comment elle disparaissait, ni où elle allait, et elle-même, paraît-il, n’en savait pas davantage. Tout le monde en perdait la tête, à la cour, et le vieux roi en était au désespoir.

On consulta encore la vieille sorcière, et elle dit :

— Il faudra remplir de farine un petit sac, y pratiquer un petit trou, au fond, puis l’attacher au bras de la princesse, quand elle se mettra au lit. De cette façon, partout où elle ira, elle laissera après elle une traînée de farine, et on pourra la suivre, à la piste.

Le moyen indiqué par la vieille sorcière parut excellent, et on le pratiqua, de point en point. Mais, la nuit venue, lorsque Iann alluma son flambeau, selon son habitude, pour invoquer l’Homme de fer, celui-ci l’instruisit de ce qui se tramait contre lui, puis il ajouta :

— Rassurez-vous, pourtant, je saurai déjouer cette ruse et rendre nulles toutes les précautions. Je ferai que toutes les rues de la ville soient recouvertes, cette nuit, d’une couche de farine, et nul ne saura par où aura passé la princesse.

Cette nuit, là princesse quitta le palais, comme à l’ordinaire, et lorsqu’on voulut rechercher ses traces, on fut étonné de trouver une couche de farine uniforme sur toutes les rues de la ville.

— Il y a de la sorcellerie là-dedans ! s’écria le roi.

On eut encore recours à la vieille sorcière du bois.

— J’ai affaire, dit alors celle-ci, à forte partie ; mais, laissez-moi faire, car je prétends que personne ne me vaincra, en fait de sorcellerie.

La nuit suivante, la sorcière fit suivre la princesse par une boule rouge enchantée, qui devait marquer la porte de la maison où elle entrerait. Le lendemain matin, les gardiens préposés à la surveillance de la princesse se mirent en quête, et ils découvrirent une croix rouge au bas de la porte de la neuvième maison de la grand’rue.

— C’est ici ! s’écrièrent-ils, à cette vue. C’était, en effet, l’hôtel où était logé Iann Pendir... Ils pénétrèrent dans la maison, la fouillèrent, et, ne trouvant d’autre personne suspecte que lui, ils le garottèrent et l’amenèrent au palais du roi.

Le pauvre Iann fut condamné à être décapité, le lendemain, à dix heures, sans autre forme de procès.

Le lendemain matin donc, comme il marchait à la mort, il remarqua dans la foule des curieux son camarade, son pays, Iouenn Dagorn, celui qui lui avait donné un sou, une chique de tabac et un morceau de pain de munition, au moment de déserter. Il fit en sorte de passer près de lui et lui dit en breton :

— Va, vite, à l’hôtel du Cheval blanc, grand’-rue, no 9, et apporte-moi ma pipe, ma blague à tabac et un bout de cierge bleu, que tu trouveras dans les poches de ma veste, car je veux encore fumer une pipe, avant de mourir.

L’ami courut à l’hôtel du Cheval blanc, et revint promptement avec les objets demandés. Iann montait déjà à l’échelle. A chaque degré, il se détournait pour voir s’il ne verrait pas venir son ami. Arrivé sur l’échafaud, il l’aperçut qui accourait en toute hâte. Alors, il demanda, pour dernière grâce, qu’on lui permît de fumer une dernière pipe, avant de mourir. Le roi, qui était présent, fit signe qu’il y consentait. Iann cria alors à Dagorn de lui apporter sa pipe, sa blague à tabac et son bout de cierge. Quand il les tint, il se sentit soulagé. Il bourra tranquillement sa pipe, en regardant la foule, puis, il alluma son bout de cierge bleu, et aussitôt l’Homme de fer se montra à côté de lui, au grand étonnement de tout le monde, et dit :

— Bonjour, mon maître ; comme vous ordonnerez, il sera fait !

— Je désire que tout ce monde, qui est venu ici pour jouir du plaisir de me voir couper la tête, — à l’exception de la princesse et de mon ami Dagorn, — s’enfonce en terre, jusqu’au cou, afin qu’avec ce grand sabre, je puisse moi-même leur couper la tête à tous !

Aussitôt tous les spectateurs, à l’exception de la princesse et de Dagorn, s’enfoncèrent en terre, jusqu’au cou.

Iann Pendir descendit de l’échafaud, armé d’un grand sabre, et, en brandissant cette arme redoutable, il criait :

— Vous allez périr tous !

Il se dirigea d’abord vers le roi, qui faisait des grimaces horribles et criait :

— Grâce ! grâce !

— Point de grâce, lui dit Iann, à moins pourtant que tu ne veuilles m’accorder la main de la princesse, ta fille ?

— Et comment accorderai-je la main de ma fille à un homme que personne ne connaît, et qui déjà a abusé d’elle ?

— Fais ton compte, alors, de mourir, à l’instant, et j’épouserai ta fille, quand même.

— Je le l’accorde ! cria alors le vieux roi, en voyant le grand sabre levé sur sa tête.

— Il était temps ! dit Iann ; sors, à présent, de ton trou, toi et tous les autres ; c’est là le cadeau de noces que je vous donne.

Et aussitôt, tout le monde sortit de terre, et chacun s’empressa de courir vers sa demeure.

Les noces de Iann Pendir avec la princesse furent célébrées, les jours suivants. Iouenn Dagorn fut son garçon d’honneur. Il y eut des festins magnifiques et des réjouissances publiques, pendant huit jours.

La princesse n’aimait pas son mari, elle le trompait avec un jeune prince, qui lui faisait la cour, dès avant son mariage. Un jour que Iann était absent et chassait avec ses amis, sa femme reçut son amant, dans sa chambre, et ils s’entretinrent des moyens de se débarrasser de lui.

— Il faut qu’il ait quelque talisman, se disaient-ils, pour faire ce qu’il fait ; car il fait à peu près tout ce qu’il veut. Cherchons bien ; peut-être aura-t-il oublié d’emporter l’objet où réside tout son pouvoir.

Et ils se mirent à chercher partout et à tout bouleverser, dans sa chambre. Sa femme finit par découvrir, dans la poche de l’habit qu’il portait habituellement, le flambeau de l’Homme de fer.

— Tiens, dit-elle, que signifie ce bout de cierge bleu, dans sa poche ?

— C’est le même qu’il avait sur l’échafaud ! dit son amant, après l’avoir examiné.

— C’est peut-être son talisman ! Mettons-y le feu, pour le détruire.

Et ils allumèrent le bout de cierge bleu, et aussitôt, l’Homme de fer se montra devant eux, et dit, d’un air courroucé, qui les fit trembler de frayeur :

— Que me veux-tu, traîtresse maudite ? Parle, et ce que tu demanderas sera fait.

— Je désire que mon mari soit transporté à cinq cents lieues d’ici, dans une île, au milieu de la mer Rouge !

L’Homme de fer disparut alors, et, le lendemain matin, Iann Pendir se réveilla dans une île, au milieu de la mer Rouge, sans savoir comment il avait été transporté là ; mais, il se doutait bien que c’était un tour de sa femme.

Il se mit à parcourir son île, pour voir si elle était habitée, et il rencontra bientôt trois hommes, qui se disputaient avec beaucoup d’animation. Il s’approcha d’eux. Un des trois hommes avait un manteau magique, et quand il le mettait sur ses épaules, à l’endroit, il devenait le plus bel homme qu’il fût possible de voir, et quand il le mettait à l’envers, personne ne le voyait, il était invisible.

Le second avait un chapeau, qui avait cela de particulier que, quand il le mettait sur sa tête et disait : « Par la vertu de mon chapeau, que telle ou telle chose soit ! » tous ses désirs étaient aussitôt accomplis.

Enfin, le troisième avait un bâton, et quand il le tenait à la main et dirait : « Bâton, fais ton devoir ! » il faisait cent lieues, à chaque fois.

Il s’agissait de s’entendre sur la possession de ces trois talismans, et de faire la part de chacun ; et ils ne pouvaient y réussir. Dès qu’ils aperçurent Iann, ils tombèrent d’accord pour le faire l’arbitre de leur différence.

— Voici un chrétien, se dirent-ils ; il y a trois ans que nous n’en avons vu aucun ; prenons-le pour arbitre.

Ils allèrent à lui tous les trois, et lui expliquèrent le sujet de leur désaccord, en le priant de mettre la paix entre eux.

— Rien n’est plus facile, comme vous allez le voir, leur répondit Iann. Mais, pour juger en connaissance de cause, il faut d’abord que j’aie le manteau sur mes épaules, le chapeau sur la tête et le bâton à la main.

Et les trois inconnus lui donnèrent le manteau, le chapeau et le bâton.

— A merveille ! se dit-il alors. Adieu, imbéciles ! Attendez-moi-là !

Il avait mis le manteau à l’envers, et il était invisible.

Puis, par la vertu de son chapeau et de son bâton, il fut transporté en un instant à Londres. Il se rendit, la nuit, devant le palais du roi, et dit :

— Chapeau, fais ton devoir ! Je désire voir s’élever ici, à l’instant même, un château-fort, garni de cinq cents canons, de manière à pouvoir détruire en un instant le palais du roi, s’il lui prend envie de me résister.

Et un château-fort, garni de canons énormes, s’éleva sur-le-champ, en face du palais royal.

Le lendemain matin, toute la ville et la cour étaient en alarmes. On craignait de voir les canons tonner, d’un moment à l’autre, et réduire tout en ruines et en cendres. Le vieux roi alla lui-même parlementer avec le maître du château. Quand il reconnut son gendre, il se crut perdu sans rémission. Mais Iann le rassura et lui dit :

— Que votre fille, ma femme, me rapporte seulement le bout de cierge bleu, qu’elle a trouvé dans la poche de ma veste, et je ne vous ferai aucun mal, ni à elle non plus.

La princesse, toute tremblante, vint apporter le bout de cierge bleu à Iann. Celui-ci le prit, l’alluma, et aussitôt l’Homme de fer apparut devant lui, et dit d’un ton joyeux :

— Bonjour, mon bon maître ; comme vous commanderez, il sera fait,

— Je désire, répondit lann, que l’ami de ma femme soit transporté, à l’instant, dans une île, au milieu de la mer Rouge, li où il m’avait envoyé lui-même !

Ce qui fut fait, à l’instant.

Les trois hommes dont nous avons parlé plus haut y étaient toujours, et se disputaient pis que jamais. Dès qu’ils aperçurent l’étranger, ils crièrent tous à la fois :

— Voilà le voleur !

Et ils se précipitèrent sur lui, furieux, et le mirent en pièces.

Iann Pendir vécut désormais heureux, avec sa femme. Le vieux roi mourut, peu de temps après, et il le remplaça sur le trône, et, après lui, ses enfants régnèrent aussi sur l’Angleterre.


Conté par Dronion, meunier du moulin de La
Haye, en Plouaret. — Novembre 1870.


Rapprocher ce conte du conte d’Andersen intitulé : Le Briquet.





X


MARÂTRES


ET SORCIÈRES MÉCHANTES



I


LES DANSEURS DE NUIT


ET LA FEMME MÉTAMORPHOSÉE EN CANE
_____



Selaouit holl, mar hoc’h eus c’hoant,
Setu aman eur gaozic koant,
Ha na eus en-hi netra gaou,
Mès, marteze, eur gir pe daou.

Écoutez, si vous voulez,
Voici un joli petit conte,
Dans lequel il n’y a pas de mensonge,
Si ce n’est, peut-être, un mot ou deux.


IL y avait une fois une riche veuve, qui s’était mariée à un veuf, riche aussi.

L’homme avait, de sa première femme, une fille jolie, gracieuse et sage, nommée Lévénès ; la veuve avait aussi, de son premier mari, une fille laide, disgracieuse et méchante, qui s’appelait Margot.

La fille de l’homme, comme il arrive souvent, en pareil cas, était haïe et détestée de sa marâtre. Ils habitaient un beau manoir, à Guernaour, aux environs de Coathuël. Au carrefour de Croaz-ann-neud[77], qui est sur la route qui mène de Guernaour au bourg de Plouaret, on voyait, dit-on, assez fréquemment, en ce temps-là, les Danseurs de nuit, et quiconque venait à passer par là, pendant qu’ils menaient leurs rondes, au clair de la lune, et ne voulait pas danser avec eux, était victime de quelque mauvais tour de leur part.

La dame de Guernaour le savait bien, et, un dimanche soir, après souper, elle dit à Lévénès :

— Allez me chercher mon livre d’heures, que j’ai oublié à l’église, dans mon banc.

— Oui, mère, répondit la jeune fille.

Et elle partit, seule, bien que la nuit fût déjà venue.

Il faisait un beau clair de lune. Quand elle arriva au carrefour de Croaz-ann-neud, elle vit une foule de petits hommes, qui dansaient en rond, en se tenant par la main. Elle eut peur, la pauvre enfant, et voulut d’abord retourner sur ses pas. Mais, elle songea que si elle revenait, sans le livre, sa marâtre la gronderait et la battrait peut-être, et elle se résolut à passer outre. Un des danseurs courut après elle et lui demanda :

— Voulez-vous danser avec nous, la belle enfant ?

— Volontiers, répondit-elle, en tremblant. Et elle entra dans la ronde et dansa.

Un des danseurs demanda alors aux autres :

— Quel cadeau ferons-nous à cette charmante enfant, pour avoir bien voulu danser avec nous ?

— Elle est bien jolie, mais qu’elle devienne beaucoup plus jolie encore, dit un des danseurs.

— Et qu’à chaque parole qu’elle prononcera, une perle lui tombe de la bouche, dit un second.

— Et que tout ce qu’elle touchera de la main se change aussitôt en or, si elle le désire, dit un troisième.

— Oui ! oui ! crièrent tous les autres, ensemble.

— Grand merci. Messieurs, je vous suis bien obligée, dit Lévénès, en faisant la révérence.

Puis, elle continua sa route.

En arrivant au bourg, elle se rendit chez le sacristain, car les portes de l’église étaient fermées, et lui fit part du motif de sa visite.

Le sacristain l’accompagna et lui ouvrit la porte de l’église. Elle toucha cette porte de la main, et elle devint d’or, et, à chaque parole qu’elle disait, une perle lui tombait de la bouche. Le sacristain ne pouvait en croire ses yeux et restait tout ébahi. Il ramassa les perles et les mit dans sa poche. Lévénès entra dans l’église, prit le livre de sa marâtre, dans son banc, et s’en retourna, vite, à la maison.

Les Danseurs de nuit n’étaient plus dans le carrefour de Croaz-ann-neud, quand elle repassa.

— Tenez, mère, voici votre livre d’heures, dit-elle à sa marâtre, en lui présentant un livre d’or.

— Comment, lui demanda celle-ci, étonnée de la voir revenir sans mal, tu n’as pas vu les Danseurs de nuit ?

— Si fait, répondit-elle ; je les ai vus à Croaz-ann-neud.

— Et ils ne t’ont pas fait de mal ?

— Non, bien au contraire ; ils sont très aimables, ces petits hommes ; ils m’ont invitée à danser avec eux.

— Et tu l’as fait ?

— Oui, j’ai dansé avec eux.

— C’est bien ; va te coucher.

La marâtre avait bien remarqué la beauté extraordinaire de Lévénès et aussi les perles qui tombaient de sa bouche, à chaque mot qu’elle prononçait, et le changement de son livre d’heures en or ; mais elle feignit de ne pas s’en apercevoir, seulement elle pensa :

— C’est bien ! Je vois ce que c’est ; demain soir, j’enverrai aussi ma fille aux Danseurs de nuit ; ces petits hommes cachent, parmi les rochers et sous terre, des trésors inépuisables d’or et de perles fines.

Le lendemain, à la même heure, elle dit à sa fille Margot :

— Il faut aller, Margot, me chercher un autre livre d’heures, dans mon banc, à l’église.

— Non vraiment, je n’irai pas, répondit Margot.

— Je le veux et vous irez, répondit la mère, et quand vous passerez au carrefour de Croaz-ann-neud, si vous y rencontrez les Danseurs de nuit et qu’ils vous invitent à danser avec eux, faites-le, et n’ayez pas peur, ils ne vous feront point de mal, mais, bien au contraire, ils vous donneront quelque beau cadeau.

Margot répondit par une grossièreté, si bien que sa mère fut obligée de la menacer de son bâton, pour la décider à partir.

Quand elle arriva au carrefour de Croaz-ann-neud, les Danseurs de nuit y menaient encore leurs rondes, au clair de la lune[78]. Un d’eux courut à Margot et l’invita poliment à danser avec eux.

— Merde ! lui répondit-elle.

— Quel cadeau ferons-nous à cette fille, pour la manière dont elle a accueilli notre proposition ? demanda le nain à ses camarades.

— Elle est bien laide, mais, qu’elle devienne bien plus laide encore, répondit un d’eux.

— Qu’elle ait un œil unique, au milieu du front, dit un autre.

— Qu’un crapaud lui tombe de la bouche, à chaque parole qu’elle prononcera, et qu’elle souille d’ordures tout ce qu’elle touchera, dit un troisième.

— Qu’il soit fait ainsi ! crièrent tous les autres, en chœur.

Margot se rendit ensuite à l’église, prit le livre de sa mère, dans son banc, et le lui rapporta.

— Voilà votre livre ! dit-elle, en le lui jetant, tout puant et souille d’ordures.

Et trois crapauds lui tombèrent en même temps de la bouche.

— Que t’est-il donc arrivé, ma pauvre fille ? s’écria la mère, désolée ; dans quel état tu me reviens !... Qui t’a rendue ainsi ? As-tu vu les Danseurs de nuit, et as-tu dansé avec eux ?

— Moi danser avec des êtres si laids ! Merde pour eux !

Et elle rejeta encore autant de crapauds qu’elle prononça de mots.

— Allez vous coucher, ma fille, lui dit sa mère, furieuse de ce qu’elle voyait, et se promettant de s’en venger sur Lévénès.

Et en effet, il n’est pas d’humiliation ni de misère qu’elle ne lui fît subir. Heureusement, qu’elle se maria, peu après, à un jeune gentilhomme du pays, qui l’emmena avec lui à son château, et la marâtre et sa fille faillirent en mourir de dépit et de jalousie[79].

La jeune femme se trouva bientôt enceinte. Son père était mort. Elle donna le jour à un fils et lui choisit pour marraine sa marâtre, car elle n’avait conservé ni haine ni ressentiment des humiliations et des mauvais traitements dont elle l’avait abreuvée. La méchante se rendit auprès d’une sorcière de ses amies, et la consulta sur la manière dont elle pourrait substituer sa propre fille à la jeune mère, sans que le mari de celle-ci s’en aperçût. La sorcière lui dit :

— Traversez d’une aiguille noire la tête de la mère, et aussitôt elle sera métamorphosée en cane et s’envolera par la fenêtre de sa chambre, pour aller se mêler aux canards de l’étang. Vous mettrez alors votre fille dans son lit, et fermerez les fenêtres de la chambre et direz au mari qu’elle est malade et ne peut supporter la lumière.

Elle fit ainsi, et l’effet annoncé se produisit.

Voilà donc la jeune mère devenue cane, sur l’étang, pendant que la belle Margot occupait sa place, dans son lit.

Lorsque le mari de sa femme vint au lit de sa femme, demander de ses nouvelles, il trouva toutes les fenêtres closes.

— Comment êtes-vous, mon petit cœur ? lui demanda-t-il.

— Merde ! lui répondit une voix grossière, avec une puanteur insupportable.

— Hélas ! s’écria-t-il, ma pauvre femme est bien malade ; elle délire. Ouvrez les fenêtres, belle-mère, pour que je puisse la voir, car on ne voit goutte ici.

— La lumière lui ferait mal, dit la sage-femme, gagnée par la marâtre.

Voilà le mari désolé. Il ne veut quitter sa femme, ni le jour ni la nuit ; il couche dans la même chambre qu’elle, mais, on lui donne un soporifique, et il dort comme un rocher.

Pendant que tout le monde dormait au château, à l’exception de la nourrice, qui veillait près du berceau de l’enfant, la mère arriva par la fenêtre, qu’on avait ouverte pour renouveler l’air. Elle était sous la forme d’une cane, et se mit à voltiger autour du berceau, en disant :

— Que je plains ton sort, mon pauvre enfant ! Je viendrai te visiter, deux fois encore, sous cette forme, et si l’on n’arrache, avant la fin de la troisième nuit, l’épingle noire dont est traversée ma tête, je resterai cane, jusqu’à ma mort. Et ton père, hélas ! qui est là couché, à côté de celle qui a pris ma place, l’ignore et ne m’entend pas. Hélas ! hélas !...

Puis, elle s’en alla par la fenêtre, et retourna à l’étang.

La nourrice, qui avait tout vu et entendu, n’en dit pourtant rien à personne, tant elle trouvait la chose étrange.

Quand le mari s’éveilla, le lendemain matin, il demanda à celle qu’il croyait toujours être sa femme comment elle se trouvait. Mais, elle lui répondit encore par une grossièreté, et sa douleur n’en fit que s’accroître.

— C’est sans doute l’effet d’une fièvre de lait, lui dit la marâtre, et cela passera, sans tarder.

Avant de se mettre au lit, le mari but encore un soporifique, sans le savoir, et il dormit aussi profondément que la veille.

A l’heure où tout dormait, dans le château, la cane arriva encore dans la chambre où était l’enfant avec sa nourrice, et fit entendre les mêmes plaintes :

— Hélas ! mon pauvre enfant, ton père dort encore et ne m’entend pas ! Je viendrai encore, demain soir, pour la dernière fois, et si l’on ne me retire pas l’aiguille noire que j’ai dans la tête, il me faudra te quitter, toi et ton père, et pour toujours !

Et elle s’en alla encore, après avoir longtemps voltigé autour du berceau.

La nourrice vit et entendit tout, comme la veille, et se dit en elle-même :

— Arrive que pourra, il faut que je prévienne le maître de ce qui se passe ici ; mon cœur ne peut rester insensible aux plaintes de cette cane ; il y a là-dessous quelque mystère.

Le lendemain matin, quand le père vint voir son enfant, elle lui dit donc :

— J’ai quelque chose sur le cœur, que je veux vous déclarer. Vous ne savez pas ce qui se passe ici, la nuit.

— Quoi donc, nourrice ? Parlez, je vous prie.

— On vous fait boire un soporifique, au moment de vous coucher, et vous n’entendez rien de ce qui se dit et se passe autour de vous ; on vous trompe, et celle que vous croyez être votre femme est Margot, la fille de la marâtre de Lévénès. Celle-ci a été métamorphosée en cane, par une sorcière, à la prière de sa marâtre, et elle est, à présent, là-bas, sur l’étang, avec les canards et les oies. Mais, la nuit, quand tout le monde dort au château, excepté moi, elle vient voir son enfant, sous la forme d’une cane. Elle est déjà venue deux fois. Elle viendra, cette nuit encore, pour la dernière fois, et si vous arrachez une aiguille noire dont on lui a traversé la tête, elle reviendra aussitôt à sa forme première ; mais, si l’aiguille n’est pas arrachée, cette nuit, elle restera toujours cane.

— Je me doutais bien, dit le mari, qu’il se passait quelque chose de mystérieux, au château ; mais, cette nuit, je ne boirai pas le soporifique et je serai sur mes gardes, et nous verrons bien.

Le soir, quand l’heure fut venue de se coucher, la marâtre versa encore le soporifique au mari de Lévénès. Il feignit de le boire, comme précédemment, et le jeta sous la table, sans qu’on s’en aperçût.

Vers minuit, quand tout le monde dormait, au château, excepté lui et la nourrice, la cane arriva encore, par la fenêtre, dans la chambre de l’enfant et parla ainsi :

— C est pour la dernière fois, mon pauvre enfant, que je viens te voir, sous cette forme, et ton père dort encore, sans doute...

À ces mots, celui-ci sauta hors du lit, où il feignait de dormir, et s’écria :

— Non, je ne dors pas, cette fois !

Et il prit la cane, qui voltigeait au-dessus du berceau de l’enfant, retira l’aiguille de sa tête, et aussitôt elle revint à sa forme première et se jeta sur le berceau, pour embrasser son enfant.

— Allumez de la lumière, nourrice, et appelez la marâtre ! cria le mari de Lévénès.

La méchante vint ; mais, quand elle vit la tournure que prenaient les choses, elle voulut s’enfuir avec sa fille.

— Holà ! s’écria le jeune seigneur, en voyant cela, attendez un peu, car chacun doit être payé selon ses œuvres.

Et il fit chauffer un four à blanc et l’on y jeta la marâtre et sa fille.

Quant à Lévénès, elle vécut heureuse, le reste de ses jours, avec son mari et ses enfants.


Recueilli à Plouaret, janvier 1869.



II


LES DANSEURS DE NUIT


(Seconde version)
_____



IL y avait une fois une dame riche, qui demeurait dans un beau château, et qui avait une fille et une belle-fille. Sa fille s’appelait Catho, et était laide, sale et méchante. Sa belle-fille, nommée Jeanne, était jolie, gracieuse, sage et bonne.

La dame n’aimait que sa fille Catho, à qui elle donnait tout ce qu’elle désirait, de beaux habits et des bijoux, et elle détestait Jeanne, qui était habillée et traitée comme une servante.

Il y avait, dans le bois qui entourait le château, une vieille chapelle, où revenait, disait-on, chaque nuit, un prêtre mort depuis longtemps, pour essayer de dire une messe qu’il ne pouvait jamais dire, faute de trouver un répondant. Plusieurs personnes prétendaient aussi avoir aperçu de la lumière dans la chapelle, à l’heure de minuit, et entendu et vu des fantômes effrayants.

Pour aller à la chapelle, il fallait passer par un carrefour, où l’on disait que les Danseurs de nuit prenaient fréquemment leurs ébats, et personne ne se souciait de rencontrer ces êtres-là, une fois le soleil couché.

La méchante marâtre cherchait le moyen de se défaire de Jeanne, afin que sa fille Catho héritât des biens de son premier mari.

Un dimanche soir du mois de décembre, qu’elle était restée tard auprès du feu, à entendre ses serviteurs chanter des gwerziou et conter des contes merveilleux, au moment de réciter les prières du soir en commun, avant d’aller se coucher, elle s’écria :

— Voyez donc ! J’ai oublié mon livre d’heures à la chapelle ! Allez, vite, me le chercher, Jeanne.

— Oui, mère, répondit la pauvre enfant. Mais, elle avait peur, et elle dit à une servante :

— Venez avec moi, Marguerite.

— Non, non ! vous irez seule, reprit la marâtre ; vous avez donc peur ?... à votre âge !... Allez !...

Jeanne trempa son doigt dans le bénitier, fit le signe de la croix et partit. Son petit chien Fidèle, qui l’accompagnait partout, s’apprêtait à la suivre. Mais Catho courut après lui, lui donna un coup de pied et ferma la porte, pour l’empêcher de sortir.

Le chien sauta par la fenêtre, en brisant un carreau, et rejoignit sa maîtresse. Sa présence la rassura un peu et elle le caressa et lui dit de ne pas la quitter.

Il faisait un beau clair de lune. Quand elle arriva au carrefour, elle aperçut sept petits hommes avec de larges chapeaux, sept nains, qui y dansaient en rond, en chantant. Elle s’arrêta, n’osant aller plus loin. Mais, tous les danseurs, à l’exception d’un seul, s’approchèrent d’elle et l’enveloppèrent dans leur ronde, en criant :

— Dansez avec nous, jeune fille ; dansez avec nous, dansez avec nous !...

— Volontiers, Messieurs, dit Jeanne gracieusement, si cela peut vous faire plaisir.

Et elle entra dans la ronde, et la danse et les chants continuèrent, avec un nouvel entrain.

Puis, le nain qui tenait Jeanne par la main droite dit :

— Oh ! l’aimable et gracieuse jeune fille !

— Qu’elle soit la moitié plus aimable et plus gracieuse encore ! répondit celui qui la tenait par la main gauche.

— Oh ! la sage jeune fille ! dit le troisième.

— Qu’elle soit la moitié plus sage encore ! dit le quatrième.

— Oh ! la belle jeune fille ! dit le cinquième.

— Qu’elle soit la moitié plus belle encore ! dit le sixième.

— Belle comme les étoiles ! ajouta le septième, celui qui n’avait pas dansé avec les autres[80].

Puis, les nains embrassèrent la jeune fille, à l’exception du septième encore, et disparurent ensuite.

Jeanne se rendit alors à la chapelle, et n’y vit, ni entendit rien d’effrayant ou d’extraordinaire. Elle trouva le livre d’heures de sa marâtre sur son banc, et le lui rapporta.

Si elle était belle, auparavant, à présent, elle l’était encore bien plus, et sa beauté éclairait le chemin où elle passait, comme le soleil, au mois de mai.

— Voilà votre livre, ma mère, dit-elle en présentant son livre d’heures à sa marâtre.

Celle-ci la regardait, muette d’étonnement et la bouche ouverte, tant elle était éblouie par sa beauté. Quand elle put enfin parler, elle demanda :

— Que vous est-il donc arrivé, pour être ainsi ?

— Il ne m’est rien arrivé, mère, répondit Jeanne.

Elle ne savait pas qu’elle était si belle.

— Vous n’avez pas rencontré les Danseurs de nuit, au carrefour ?

— Si vraiment, mère, je les ai rencontrés, et j’ai même dansé avec eux.

— Et ils ne vous ont pas fait de mal ?

— Non, ils ont même été fort aimables avec moi.

— Vraiment ?... Et dans la chapelle, qu’avez-vous vu ?

— Je n’ai vu rien d’extraordinaire, mère.

— Vraiment ?... Eh bien ! allez vous coucher. Toute la nuit, la marâtre fut préoccupée de l’aventure de Jeanne.

— Ce sont, sans doute, les Danseurs de nuit qui l’ont ainsi changée, se disait-elle. Demain, j’irai à la chapelle, dans l’après-midi, en me promenant, et j’y laisserai encore mon livre d’heures, et le soir, j’enverrai aussi ma fille me le chercher, pour voir...

Le lendemain, elle dit à Catho qu’elle deviendrait aussi belle que Jeanne, et même davantage, si elle voulait aller aussi, pendant la nuit, lui chercher son livre d’heures à la vieille chapelle du bois.

Catho ne s’en souciait guère, car elle était peureuse et poltronne ; cependant, elle consentit à y aller, sur la promesse que lui fit sa mère qu’elle deviendrait aussi belle que Jeanne, ou même davantage.

Quand onze heures sonnèrent, sa mère lui dit :

— Voici le moment de partir, ma fille ; allez donc et ne craignez rien, il ne vous arrivera pas de mal.

Elle avait peur ; mais, d’un autre côté, elle désirait ardemment être belle.

— Fidèle viendra aussi avec moi, dit-elle.

Et elle appela le petit chien de Jeanne. Mais, il s’enfuit vers Jeanne, et elle lui donna un coup de pied, en disant :

— Eh bien ! vilaine bête, je n’ai aucun besoin de toi.

Elle partit.

Quand elle arriva au carrefour, elle vit les nains qui y dansaient en rond, tout en chantant. Elle s’arrêta pour les regarder, et ils s’approchèrent d’elle et lui dirent ;

— Voulez-vous danser avec nous, jeune fille ?

— Crottin de cheval ! répondit - elle, je ne danse pas avec de sales bêtes comme vous ; fi donc !...

— Oh ! la vilaine fille ! dit un des nains.

— Qu’elle soit plus vilaine de moitié ! dit un second.

— Oh ! la sotte fille ! dit un troisième.

— Qu’elle soit plus sotte de moitié ! dit un quatrième.

— Oh ! la mauvaise fille ! dit le cinquième.

— Qu’elle soit plus mauvaise de moitié, dit le sixième.

— Et qu’elle vomisse du crottin de cheval, à chaque parole qu’elle prononcera, dit le septième.

Et ils s’en allèrent.

La belle Catho aussi s’en retourna à la maison, sans aller jusqu’à la chapelle.

Quand la mère vit sa fille, elle s’écria :

— Dieu ! que t’est-il donc arrivé, ma pauvre fille ? Tu n’as pas rapporté mon livre d’heures ?

— Non certainement ; allez vous-même le chercher, si vous voulez.

Et elle vomit un tas de crottin de cheval.

— Qu’est-ce à dire ? N’as-tu pas rencontré les Danseurs de nuit ?

— Je les ai bien vus, les vilains monstres !

Et elle vomit encore un tas de crottin de cheval. Elle empestait, et sa figure ressemblait à un crapaud gonflé de venin. Si elle était sotte, auparavant, à présent, elle était bien plus sotte encore, et méchante comme une chienne enragée.

Sa mère l’enferma dans une chambre, où personne ne pouvait la voir, et jura de se venger sur Jeanne.

Le bruit de la beauté et de la sagesse de Jeanne s’était vite répandu dans tout le pays, et il venait, de tous côtés, des gens riches et puissants pour la voir et la demander en mariage. Mais, la marâtre les éconduisait tous. Un jour, il vint aussi un jeune prince, qui fut tellement charmé de la beauté et des vertus de la jeune fille, qu’il la demanda sur-le-champ en mariage. La diablesse de marâtre voulut lui jouer un tour de sa façon. Elle songea à substituer Catho à Jeanne, et dit au prince que c’était un trop grand honneur pour elle d’avoir un tel gendre, pour qu’elle ne s’empressât pas de l’agréer, et sa fille pareillement. Les fiançailles furent donc faites promptement, et l’on prit jour pour le mariage. Le prince envoya à sa fiancée des bagues, des diamants et de riches parures.

Quand vint le jour du mariage, il se présenta avec un nombreux cortège de princes et d’hommes et de dames de qualité.

Catho avait été surchargée des joyaux et des parures donnés par le prince, et la pauvre Jeanne fut enfermée, sous clef, dans un grand coffre, afin que personne ne la vit.

Le jeune prince était venu dans un superbe carrosse doré. La mère y monta, pour aller à l’église, avec sa fille, dont la figure était voilée, et quand les portières furent fermées sur eux trois, ils se trouvèrent dans l’obscurité. On recommanda au prince de ne pas parler à sa fiancée, jusqu’au retour de la cérémonie, parce qu’elle était très timide.

Le carrosse prit le devant. Le petit chien Fidèle courait après en jappant : « Hep hi ! hep hi !... » c’est-à-dire : « Sans elle ! sans elle ! »

— Que signifie cela ? demanda le prince, étonné.

— Rien, mon gendre, répondit la mère ; ne faites pas attention aux jappements de ce petit roquet ; il voudrait monter aussi dans le carrosse, mais, il nous salirait.

Comme il traversait le bois qui entourait le château, un petit oiseau vint se poser sur le haut du carrosse, et il disait, dans son langage :


Hélas ! hélas ! la joliette,
La charmante et douce Jeannette,
Seule est restée à la maison.
Au fond d’un coffre, sa prison ;
Et la méchante et laideronne,
Prenant sa place et sa couronne.
Déjà se croit reine des cieux...
O prince, prince, ouvrez les yeux !


— Qu’est-ce qu’il chante donc, cet oiseau ? demanda le prince, étonné.

— Rien, mon gendre, répondit la mère de Catho ; n’y faites pas attention.

— Oh ! il se passe quelque chose d’extraordinaire, et il faut que je sache ce que c’est.

L’oiseau reprit sa chanson, et le prince fit arrêter le carrosse et descendit. Il ouvrit les portières du carrosse, souleva le voile de sa fiancée, et, quand il vit le monstre de laideur qu’il allait épouser, il poussa un cri d’horreur et dit :

— Dehors, vilaines bêtes ! Serpents et crapauds ! Descendez, vite, et que je ne vous revoie plus jamais.

Le prince et sa suite partirent alors, au galop, abandonnant la belle Catho et sa mère, sur la route.

Et quand il fut rentré au château, il allait de chambre en chambre en criant :

— Jeanne, ma chérie, où êtes-vous ?

— Ici ! dit Jeanne, du fond du coffre.

Le prince prit une cognée, brisa le coffre et en retira Jeanne.

Puis, il la fit monter dans son beau carrosse doré, sans faire de toilette, comme elle était, et la conduisit à l’église et l’épousa, au grand étonnement de tout le monde. Et le petit chien Fidèle, qui n’avait jamais quitté sa maîtresse, la suivit aussi, jusqu’au pied de l’autel.

Quand le cortège passa, Catho et sa mère étaient encore sur la route, pleurant de colère et pataugeant dans la boue.

Il y eut ensuite de grands festins et de belles fêtes, et les deux époux vécurent heureux ensemble et eurent beaucoup d’enfants.


Conté par Jean Le Laouénan,
domestique. — Plouaret.



III


LE CHAT ET LES DEUX SORCIÈRES
_____



IL y avait une fois une jeune fille sage et jolie, qui avait une marâtre, laquelle ne lui voulait aucun bien. Elle se nommait Annaïc. Son père l’aimait, mais sa femme faisait tout ce qu’elle pouvait pour l’amener à la détester aussi. Elle alla, un jour, trouver sa sœur, qui était sorcière, et lui demanda conseil pour se débarrasser d’Annaïc.

— Dis à son père, répondit la sorcière, qu’elle mène une vie scandaleuse, et il la renverra.

Mais, le père ne voulut rien croire de tout le mal qu’on lui disait de sa fille, et la marâtre retourna consulter sa sœur la sorcière.

— Eh bien ! lui dit celle-ci, voici un gâteau de ma façon, que vous ferez manger à la jeune fille ; dès qu’elle l’aura mangé, son ventre gonflera, comme celui d’une femme enceinte, et alors le père sera obligé de croire ce que vous lui direz de la mauvaise conduite de sa fille.

La méchante s’en retourna avec le gâteau de la sorcière, et dit à Annaïc, en le lui présentant :

— Tenez, mon enfant, mangez ce gâteau de miel, que j’ai fait moi-même exprès pour vous.

Annaïc prit le gâteau et le mangea, sans défiance et avec plaisir, persuadée que c’était enfin une marque d’affection de sa marâtre. Mais, peu après, son ventre se gonfla tellement que tous ceux qui la voyaient la croyaient enceinte, et la pauvre fille en était tout honteuse et ne savait qu’en penser.

— Je vous avais averti, disait alors la marâtre triomphante au père, que votre fille se conduisait mal ; voyez dans quel état elle est !

Alors, le père mit Annaïc dans un tonneau, et l’exposa sur la mer, à la grâce de Dieu. Le tonneau alla se briser sur des rochers. Annaïc en sortit, sans mal, et se trouva dans une île aride et qu’elle crut déserte. Elle se retira dans une grotte souterraine, creusée dans la falaise, et fut étonnée d’y trouver une petite chambre, toute meublée, avec un lit, quelques vases de terre grossiers, et du feu au foyer. Elle pensa qu’elle devait être habitée ; mais, après avoir attendu longtemps, comme personne ne se montrait, elle se coucha dans le lit et dormit tranquille.

Le lendemain matin, en s’éveiilant, elle se trouva encore seule. Elle se leva et alla chercher des coquillages, parmi les rochers, pour son déjeûner ; puis, toute la journée, elle parcourut l’île et n’y rencontra aucune habitation ni aucun être humain. Le soir, elle rentra dans sa grotte et y dormit encore, tranquille ; et ainsi de suite, les jours suivants.

Quand le temps fut venu, elle accoucha d’un... petit chat. Grande fut sa douleur, quand elle vit l’être à qui elle avait donné le jour ; mais, elle finit par se résigner, en disant :

— Puisque c’est la volonté de Dieu !

Et elle éleva et soigna son petit chat, comme elle l’aurait fait d’un enfant.

Un jour, qu’elle se plaignait de son sort et pleurait, elle fut bien étonnée d’entendre le chat prendre la parole, dans le langage des hommes, et lui parler de la sorte :

— Consolez-vous, ma mère, j’aurai soin de vous, à mon tour, et je ne vous laisserai manquer de rien, ici.

Et le chat prit un sac, qui se trouvait dans un coin de la grotte, le mit sur son épaule et sortit. Il parcourut toute l’ile, et découvrit un château et y entra. Les habitants du château furent bien étonnés de voir un chat qui marchait droit sur ses deux pieds de derrière et portait un sac sur l’épaule, comme un homme. Il demanda du pain, de la viande et du vin, et on n’osa pas le refuser, tant la chose paraissait étrange. On lui remplit son sac, et il s’en alla. Il revint ensuite, tous les deux jours, au château, et chaque fois, il s’en retournait avec son sac plein, de façon que sa mère ne manquait de rien, dans sa grotte.

Un jour, le fils du château eut une querelle, dans un pardon, y perdit ses papiers et fut mis en prison. Tout le monde était désolé, au château, et quand le chat y vint, selon son habitude, il demanda la cause de la tristesse et de la douleur qu’il remarqua. On la lui fit connaître ; puis, on lui remplit son sac, comme d’ordinaire, et il s’en retourna. En arrivant à la grotte, il dit à sa mère :

— La tristesse et la désolation règnent au château.

— Qu’y est-il donc arrivé ?

— Le jeune seigneur a eu une querelle, dans un pardon ; il y a perdu ses papiers, et on l’a mis en prison ; mais, j’irai le trouver, demain, dans sa prison, et je lui dirai que, s’il veut épouser ma mère, je retrouverai ses papiers et les lui rendrai.

— Comment peux-tu croire qu’il consente jamais à me prendre pour sa femme, mon enfant ?

— Peut-être, mère ; laissez-moi faire.

Le lendemain, le chat se rendit donc à la prison et demanda à parler au jeune seigneur. Mais, le geôlier prit son balai, pour le chasser. Le chat lui sauta à la figure et lui arracha un œil, puis, il grimpa sur le mur et entra par la fenêtre dans la prison et dit au prisonnier :

— Mon bon seigneur, vous nous avez nourris, ma mère et moi, depuis que nous sommes dans votre île, et, en reconnaissance de ce service, je vous retirerai de prison et vous ferai retrouver vos papiers, si vous voulez me promettre d’épouser ma mère.

— Comment, pauvre bête, vous parlez donc aussi ? demanda le jeune seigneur, étonné.

— Oui, je parle aussi, et je ne suis pas ce que vous croyez ; mais, dites-moi, voulez-vous épouser ma mère ?

— Épouser une chatte, moi, un chrétien ! Comment pouvez-vous me faire une pareille proposition ?

— Épousez ma mère, et vous ne le regretterez pas, c’est moi qui vous le dis. Je vous laisse jusqu’à demain pour y réfléchir ; je reviendrai demain.

Et il s’en alla.

Le lendemain, il revint, muni des papiers du jeune seigneur, et lui dit, en les lui montrant :

— Voici vos papiers ; promettez-moi d’épouser ma mère, et je vous les rendrai, et de plus, je vous ferai remettre en liberté, sur-le-champ.

Le prisonnier promit, et il fut rendu à la liberté.

La mère du chat avait pour marraine une sorcière, qui connaissait bien leur situation. Elle vint la trouver, en l’absence du chat, et lui parla de la sorte :

— Ses papiers ont été rendus au jeune seigneur, qui a promis de vous épouser. Quand le chat rentrera, prenez un couteau et ouvrez-lui le ventre, sans hésiter, car aussitôt il deviendra un beau prince, et vous-même, vous deviendrez une princesse, d’une beauté merveilleuse. Alors, vous épouserez le jeune seigneur, et moi, je vous enverrai cinquante beaux chevaliers, pour vous faire cortège, le jour des noces.

Quand le chat rentra, sa mère lui ouvrit le ventre. Aussitôt un beau prince, magnifiquement paré, sortit de sa peau, et elle-même devint une princesse, d’une beauté merveilleuse. Les cinquante chevaliers arrivèrent aussi, et un beau carrosse tout doré descendit du ciel. Le prince et la princesse y montèrent, et se rendirent au château, accompagnés des cinquante chevaliers.

Le jeune seigneur, qui était à sa fenêtre, fut fort étonné de voir arriver un tel équipage, qu’il ne connaissait point. Il s’empressa de descendre, pour le recevoir. Le prince s’avança à sa rencontre, tenant la princesse par la main, et la présenta en ces termes :

— Voici ma mère, que vous m’avez promis d’épouser ; comment la trouvez-vous ?

Le jeune seigneur fut tellement troublé et bouleversé par tout ce qu’il voyait et entendait, qu’il en perdit la parole et ne put que balbutier ces mots :

— Dieu, la belle princesse !... Oui certainement !... Comment donc ?... Trop d’honneur !...

Le mariage fut célébré, sur-le-champ. Pendant le festin de noces, qui fut superbe, on entendit, sans rien voir, une musique ravissante et comme on n’en entend qu’au Paradis seulement. C’était la marraine de la nouvelle mariée, la sorcière, qui lui envoyait ses musiciens invisibles. Elle lui donna aussi son beau carrosse doré et lui dit :

— Vous n’aurez qu’à faire : Psiit... et mes chevaux enchantés s’élèveront avec vous dans les airs et vous porteront où vous voudrez. Mais, si vous retournez chez votre père, gardez-vous bien de vous laisser embrasser par votre marâtre ; par votre père, je ne dis pas, tant que vous voudrez.

Ils montèrent aussitôt dans le carrosse, qui s’éleva par-dessus les nuages, et les porta tout droit chez le père d’Annaïc. Celui-ci reconnut bien sa fille, et témoigna une grande joie de la revoir, et l’embrassa tendrement. La marâtre était furieuse ; pourtant elle dissimula, la méchante, et voulut l’embrasser aussi. Mais, le prince lui cria :

— Holà ! vous, vous n’embrasserez pas ma mère ! mais, vous serez récompensée selon vos mérites.

Et on alluma un grand bûcher et l’on y précipita la marâtre et sa fille et aussi la sorcière.

Puis, pendant huit jours entiers, ily eut de belles fêtes, avec des jeux de toute sorte, de la musique, des danses et de grands festins, tous les jours.


Conté par Marguerite Philippe. — Plouaret,
mars, 1869



IV


LE CHAT NOIR
_____



IL y avait une fois un homme veuf, qui était marié à une veuve. Ils avaient chacun un enfant d'un premier lit, quand ils se remarièrent, deux filles à peu près du même âge. Celle de l’homme s’appelait Yvonne, et était douce, aimable et jolie, autant que l’autre, qui avait nom Louise, était laide, méchante et d’un caractère insupportable. Comme il arrive presque toujours, en pareil cas, chacun des deux époux préférait son enfant, et n’avait d’amour et de caresses que pour elle.

Les deux jeunes filles avaient déjà seize ou dix-sept ans, et, comme leurs parents avaient du bien, les jeunes gens du pays commençaient à fréquenter leur maison. La mère leur vantait toujours les talents et les qualités de sa fille Louise, et lui achetait sans cesse de nouvelles robes et des parures de prix, tandis qu’Yvonne était très simplement vêtue. Malgré tout, les galants n’avaient d’yeux et de compliments que pour Yvonne, qui était aussi modeste et aussi bonne qu’elle était jolie, et sa marâtre en crevait de jalousie et de dépit. Aussi, se décida-t-elle à l’éloigner et à la soustraire à la vue des prétendants, afin de pouvoir marier d’abord sa fille. Tous les jours, elle l’envoyait sur une grande lande, pour garder une petite vache noire, avec ordre de ne revenir qu’après le coucher du soleil. La pauvre enfant partait, chaque matin, aussitôt le soleil levé, ns se plaindre, et emportant un morceau de pain noir et une galette, pour toute pitance. A force d’être toujours avec sa vache et de n’avoir d'autre société, si ce n’est pourtant un petit chien nommé Fidèle, qui la suivait partout, elle la prit en affection et la regarda comme sa meilleure amie. Elle lui donnait à manger, dans sa main, des touffes d’herbes fraîches, qu’elle choisissait et cueillait elle-même ; elle la caressait, lui grattait le front, l’embrassait, lui contait mille petites histoires, lui chantait les chansons qu’elle connaissait, et la bête la regardait de ses grands yeux doux et fixes, et semblait la comprendre, et elle l’aimait aussi. Elle l’avait appelée : Mon petit cœur d’or.

La vache, maigre et chétive, quand elle fut confiée A Yvonne, devint grasse et luisante, en peu de temps, grâce aux soins de la jeune fille. La marâtre s’en aperçut, un jour, et aussi de l’amour d’Yvonne pour sa vache, et aussitôt elle dit que la bête serait tuée, pour un grand repas qu’elle voulait donner.

La vache fut donc tuée, et Yvonne en éprouva un grand chagrin. Quand on l’ouvrit, on trouva auprès de son cœur deux petits souliers d’or, faits avec un art merveilleux. La marâtre s’en saisit en disant :

— Ce sera pour ma fille, le jour de ses noces !

Quelques jours après, un prince très riche, qui avait entendu parler de la beauté et de la douceur d’Yvonne, se présenta pour la voir. La marâtre, méditant une noire trahison, s’empressa de l’habiller et de la parer avec les robes, les parures et les diamants de Louise, puis elle la présenta ainsi au prince. Celui-ci s’entretint avec elle, pendant quelque temps, et il fut si enchanté de sa beauté et de ses réponses, qu’il dit qu’il n’aurait jamais d’autre femme qu’elle. Et il demanda sa main. On se garda bien de la lui refuser, et le jour du mariage fut fixé immédiatement ; puis le prince s’en retourna dans son royaume.

Vous devinez sans doute la trahison que méditait la méchante femme, et qui consistait à substituer sa fille à celle de son mari. En effet, au jour fixé, dès le matin, la malheureuse Yvonne fut renfermée sous clef, dans la chambre d’une tourelle, pendant que l’on couvrait Louise, qui devait prendre sa place, des plus riches parures, sans pourtant parvenir à en faire une belle fiancée. Quand on voulut lui chausser les souliers d’or trouvés dans le corps de la vache noire, il fallut, pour y faire entrer ses pieds, les raccourcir des deux bouts, en lui rognant les orteils et les talons.

Le jeune prince arriva, avec un nombreux et brillant cortège. On lui présenta sa prétendue fiancée ; mais, la lumière qui brillait sur l’or et les diamants dont elle était toute couverte l’éblouit et l’empêcha de reconnaître la fraude. Il s’empressa de monter avec elle dans un beau carrosse doré, qu’il avait amené à cet effet, et aussitôt le cortège partit pour l’église, en brillant équipage. Le petit chien Fidèle, qui accompagnait Yvonne sur la grande lande, quand elle y menait paître sa vache noire, était sur le perron, et en voyant le prince monter dans le carrosse, avec sa fiancée supposée, il se mit à japper de la sorte : Hep-hi ! hep-hi ! hep-hi ! — c’est-à-dire : « Sans elle ! sans elle ! sans elle !» — Et quand le carrosse sortit de la cour, il courut après, en disant dans son langage :


C’est la laide, aux traits renfrognés.
Aux talons, aux orteils rognés ;
Hélas ! hélas ! et la jolie
Dans sa prison pleure et s’ennuie !


Mais personne ne faisait attention au pauvre animal.

Quand on fut à la porte de l’église, la fausse fiancée dut descendre du carrosse ; mais, hélas ! elle ne pouvait plus marcher, et, à chaque pas qu’elle essayait de faire, elle poussait des cris de douleur. Alors, le prince, la regardant en pleine lumière, ne put retenir un cri d’étonnement et d’indignation et, se reculant comme à la vue d’un monstre, il s’écria :

— Trahison ! ce n’est pas là celle que j’ai vue et que j’aime : retournez chez vous quand vous voudrez ; ôtez ce monstre de devant mes yeux !

Jugez de l’étonnement et du trouble qu’il y eut alors.

Le prince était fort en colère, et il partit aussitôt, avec toute sa suite. La mère de Louise s’en retourna aussi avec sa fille, qui pleurait à chaudes larmes de revenir de la sorte, après avoir été si près d’épouser un prince. Elle écumait de rage, la méchante, et jurait de se venger, d’une façon terrible.

En effet, avant même de rentrer à la maison, elle alla trouver une vieille sorcière, son amie, qui habitait dans un bois voisin. Elle lui conta sa mésaventure, et la vieille diablesse la rassura et lui promit de mettre toute sa science à son service et de la traiter en amie.

— Retournez à la maison, lui dit-elle, tuez un chat noir, qui est dans votre château, arrangez-le comme un civet de lièvre, donnez-en à manger à la belle Yvonne, et ne vous inquiétez plus d’elle. Elle trouvera le mets délicieux, elle se couchera, sans se douter de rien, et le lendemain, vous la trouverez morte dans son lit.

— C’est bien, répondit la méchante.

Et elle embrassa son amie la sorcière, et revint à la maison.

En arrivant, elle attrapa elle-même le chat noir, le tua, l’écorcha, et le fit cuire en guise de civet de lièvre. Puis, quand elle le jugea cuit à point, elle mit le ragoût sur un plat, et alla elle-même le porter à Yvonne, dans sa chambre.

— Comment êtes-vous, ma fille ? lui dit-elle, d’un air hypocrite, et en simulant les meilleurs sentiments à son égard : nous avons aujourd’hui du lièvre à dîner, et, comme je sais que vous l’aimez, j’ai voulu que vous en ayez aussi votre part. Tenez, ma fille chérie, mangez cela, c’est moi-même qui l’ai préparé, et il doit être bon, car j’y ai mis tout mon savoir-faire.

La pauvre Yvonne, qui ne pensait jamais à mal, crut que sa marâtre avait peut-être quelque regret de l’avoir traitée si durement, jusqu’alors, et ne doutant pas de la sincérité des bons sentiments dont elle faisait présentement montre à son égard, elle s’en trouvait tout heureuse. Elle mangea du ragoût, sans hésiter, et le trouva excellent. La marâtre s’en alla alors, satisfaite et jouissant par avance de sa vengeance. Presque aussitôt, la jeune fille se trouva indisposée, au point d’être obligée de se coucher, avant son heure ordinaire. Toute la nuit, elle fut malade à mourir. Elle rejeta tout ce qu’elle avait pris, et ce fut là, sans doute, ce qui la sauva.

Le lendemain matin, de bonne heure, la marâtre courut à sa chambre, et fut bien étonnée de la trouver encore en vie. Mais, dissimulant son désappointement et sa haine, elle lui dit, d’un ton câlin :

— Comment avez-vous passé la nuit, mon enfant chérie ? Vous êtes toute pâle, et je crains que vous n’ayez eu une indigestion, pour avoir trop mangé du ragoût d’hier ?

— Ah ! ma mère, répondit Yvonne, j’ai été bien malade, bien malade, et j’ai failli mourir, cette nuit.

— Pauvre enfant ! heureusement que ce ne sera rien, et vos belles couleurs vous reviennent déjà.

Et la méchante, la maudite couleuvre[81], ne pouvant cacher plus longtemps sa rage, sortit et courut chez son amie la sorcière. Elle lui conta comment son ragoût de chat avait manqué son effet, puisque la jeune fille vivait encore. L’autre couleuvre (la sorcière) fut étonnée d’apprendre cela, car jamais ce moyen ne lui avait encore failli.

— Que faire à présent ? Il faut me trouver autre chose, et vite ! dit la marâtre.

— Eh bien ! je ne vois d’autre moyen que de rendre la vie avec vous insupportable à votre mari et à sa fille. Soyez toujours de mauvaise humeur, grondez, menacez, frappez même ; nourrissez-les mal, et de ce qu’ils aiment le moins. Enfin, faites que votre maison soit un enfer pour eux, et ils finiront par la quitter et partir volontairement, pour quelque pays lointain.

La marâtre revint avec les instructions de son amie, et elle commença à les mettre immédiatement en pratique. Il est vrai que ni son mari, ni sa fille n’avaient jamais eu à se louer de son caractère ni de ses procédés à leur égard ; mais, à partir de ce moment, ce fut une véritable furie, et il leur fallut songer à fuir loin d’elle. Le père et sa fille s’entendirent donc pour passer la mer, et aller aussi loin qu’ils pourraient. Ils s’assurèrent d’une embarcation et, une nuit, ils partirent secrètement, et se dirigèrent vers le rivage le plus voisin. Mais, au moment où ils s’apprêtaient à mettre à la voile, ils virent la méchante femme accourir vers eux, en faisant des signes avec ses mains et criant à son mari :

— Arrête ! arrête ! où prétends-tu aller, si follement ? Tu ne vois donc pas, étourdi, que tu as oublié d’emporter ton petit livre rouge ? Tu sais cependant bien que tu ne peux rien sans lui : retourne le prendre à la maison, pauvre écervelé, puis je te laisserai aller où tu voudras, avec ta fille.

Le pauvre homme, habitué depuis longtemps à obéir aveuglément à sa femme et à ne jamais la contredire, n’osa pas continuer sa route, et ne vit pas le piège qu’on lui tendait. Il revint donc au rivage, amarra sa barque à un poteau, et retourna au château pour prendre son petit livre rouge. Sa femme lui promit de l’attendre auprès du bateau, où Yvonne était restée seule. Mais, à peine l’eut-elle perdu de vue, qu’elle dénoua l’amarre, et la barque, poussée par une bonne brise de terre, s’éloigna promptement, emportant la pauvre fille, malgré ses cris et ses lamentations. Suivons-la et laissons la méchante marâtre et sa fille ; nous les retrouverons plus tard.

Après avoir erré plusieurs jours et plusieurs nuits, au gré des flots et des vents, l’embarcation aborda enfin à une petite île. Yvonne, qui se croyait perdue, reprit espoir, et elle se mit à parcourir l’île, à la recherche de quelque habitation. Mais, elle ne trouva ni habitation, ni habitant ; l’île était déserte. Comme elle marchait, triste, sur le rivage, elle aperçut, parmi les rochers, quelque chose qui ressemblait à la porte d’une habitation humaine. Elle s’en approcha, y heurta d’un bâton qu’elle avait à la main, et la porte céda facilement. Elle vit alors une grotte, qui paraissait habitée, avec quelques ustensiles indispensables, comme une marmite et un pot à eau, une écuelle et des plats de bois, et enfin un lit assez convenable ; mais, aucun être vivant, par ailleurs.

— C’est sans doute un ermitage, se dit-elle.

Et elle s’assit sur un escabeau, pour attendre l’ermite, qu’elle présumait s’être retiré dans cette solitude, pour faire pénitence. Mais, après avoir attendu assez longtemps, comme personne ne venait et qu’elle avait faim, elle alla se promener sur le rivage. Elle y trouva en abondance des coquillages de toute sorte, qu’elle mangea tout crus. Puis, au coucher du soleil, elle revint à la grotte, et n’y trouva personne encore. Comme elle était fatiguée, elle se résolut alors à se coucher tout habillée sur le lit. Elle dormit, toute la nuit, d’un fort bon sommeil, et lorsqu’elle s’éveilla, le lendemain matin, elle était toujours seule.

— Décidément, se dit-elle, l’ermitage est abandonné, et je n’ai rien de mieux à faire que de m’y établir.

Toute la journée, elle explora son île, et put s’assurer qu’elle était complètement inhabitée. Elle recueillit des coquillages sur le rivage et les cuisit, pour son repas. Puis, elle se coucha, plus rassurée que la veille, et dormit jusqu’au lendemain matin, sans que rien vînt encore troubler son sommeil.

L’île produisait aussi quelques fruits, de sorte qu’elle trouva assez facilement sa nourriture de chaque jour ; d’un autre côté, elle n’y avait aperçu ni entendu aucune bête fauve, qui pût lui inspirer de la crainte. Elle était donc réellement maîtresse et reine de l’île, et, n’était la solitude complète dans laquelle elle se trouvait, elle ne croyait pas avoir lieu de regretter la maison de sa marâtre.

Au bout de trois semaines de cette existence, un jour elle se sentit bien malade. Elle attribua son mal aux coquillages ou aux fruits qu’elle avait mangés. Mais, quel ne fut pas son étonnement, lorsqu’elle découvrit qu’elle était enceinte ! Elle ne pouvait s’expliquer son état. Elle accoucha avec de grandes douleurs, et donna le jour… à un petit Chat noir. Elle n’osait d’abord en croire ses yeux ; cependant, lorsqu’il lui fut bien démontré que c’était bien un chat et non un enfant, elle dit avec résignation :

— C’est Dieu qui me l’a donné ; je dois donc le recevoir, sans me plaindre, comme venant de lui, et le traiter comme mon enfant, puisque c’est sa volonté.

Elle présenta le sein au petit Chat, et il téta, tout comme un enfant. Elle s’habitua promptement à le considérer comme son fils, et elle l’aima tout de même. Elle jouait et se promenait avec lui, dans son île, et c’était pour elle une distraction et une société, dans sa solitude. Le Chat grandissait vite et faisait preuve de beaucoup d’intelligence. Au bout de deux ou trois mois, c’était un magnifique Chat noir, comme il était rare d’en voir. Un jour, au grand étonnement de sa mère, il lui parla de la sorte, tout comme un homme :

— Je sais, ma pauvre mère, tout ce que vous avez souffert jusqu’aujourd’hui, pour moi, et la peine que vous éprouvez encore de me voir fait de cette façon ; mais, consolez-vous, car bien que votre fils soit un Chat noir, ou que du moins il en ait l’apparence, vous n’aurez pas toujours honte de moi, et, un jour, il saura reconnaître toutes vos bontés et votre amour, et il vous vengera de celles qui vous ont fait tant de mal et voulu en faire davantage encore. En attendant, ma mère, faites-moi un bissac, que je mettrai sur mes épaules, et j’irai quêter pour vous, à la ville la plus voisine, et je vous en rapporterai quelque chose de meilleur que les moules, les brinics (patèles), les palourdes et autres coquillages qui, depuis que vous êtes dans cette île, composent votre unique nourriture.

— Jésus ! mon pauvre enfant, s’écria Yvonne, de plus en plus étonnée, comment se fait-il que tu parles ainsi, tout comme un homme, bien qu’ayant toutes les apparences d’un Chat ?

— Je ne puis vous le dire, à présent, ma mère, mais, un jour, vous le saurez.

— Je sais, mon enfant, que Dieu fait tout ce qu’il veut, et que nous devons trouver bon ce qu’il fait. Mais, je crains de te laisser aller seul hors de notre île ; il pourrait t’arriver quelque malheur. Et puis, comment traverseras-tu la mer ?

— Ne craignez rien, ma mère, il ne m’arrivera pas de mal, parce que c’est par amour pour vous que je m’exposerai ; et quant à ce qui est de traverser la mer, cela ne me sera pas difficile, car je sais nager comme un poisson.

Yvonne se laissa convaincre par les instances du Chat, et elle lui confectionna un bissac, comme il le désirait. Le Chat le mit alors sur ses épaules, se jeta à la mer, et, comme il l’avait dit, il nageait comme un poisson, ce qui rassura sa mère, qui le suivait des yeux, du rivage.

Il prit terre, sans mal, et arriva à un port, situé sur la mer, comme qui dirait Lannion, ou Tréguier. Comme il se dirigeait vers l’intérieur de la ville, le long des quais, des écoliers l’aperçurent :

— Tiens ! tiens ! vois donc le drôle de Chat, qui porte un bissac sur ses épaules, comme un chercheur de pain (un mendiant) ! se dirent-ils les uns aux autres, en se le montrant du doigt.

Et les voilà de courir après le Chat, et de lui lancer des pierres. L’animal entra dans la première porte qu’il trouva ouverte. C’était celle de la maison du seigneur Rio, un des plus riches habitants de la ville. Il s’arrêta au seuil de la porte de la cuisine, et se mit à crier : Miaou ! miaou ! La cuisinière, voyant ce gros Chat noir, qu’elle ne connaissait pour appartenir à aucun des voisins, prit son balai et se mit en devoir de le chasser ; mais, elle fut bien étonnée de l’entendre lui demander, sans s’émouvoir :

— Monseigneur Rio est-il à la maison ?

Elle laissa son balai tomber à terre, d’étonnement, puis, comme le Chat renouvelait sa demande, elle répondit :

— Non, il n’est pas à la maison, pour le moment, mais il rentrera bientôt, pour dîner.

— Je n’ai pas le temps d’attendre, reprit le chat, aussi, je vous prie de me mettre, vite, dans mon bissac, ce poulet que je vois à la broche, avec une bonne tranche de lard.

— Comment, comment, vous donner ce poulet, qui est le diner de mon maître ? N’espérez pas cela, monsieur le chat.

— Il me le faut pourtant ; et de plus, je veux aussi du pain blanc et une bouteille de vin vieux, et vous voudrez bien me mettre tout cela dans mon bissac.

Comme la cuisinière hésitait, le Chat débrocha lui-même le poulet, puis il prit une bonne tranche de lard cuit, qui était dans un plat, sur la table de la cuisine, avec une bouteille de vin vieux, qui était à côté, mit le tout dans son bissac, le chargea sur ses épaules et partit, en disant au revoir à la fille, tout ébahie de ce qu’elle voyait et entendait, — car il comptait revenir. Il se glissa le long des murs des jardins et derrière les haies, arriva sans accident sur le rivage, se jeta à la mer, et ne tarda pas à se retrouver dans l’île, auprès de sa mère. Celle-ci l’attendait, sur le rivage, et n’était pas sans inquiétude. Aussi, quand elle l’aperçut, qui nageait vers elle, poussa-t-elle un cri de joie.

— Que je suis heureuse de te revoir, mon fils ! lui dit-elle, en l’embrassant tendrement, quand il prit terre.

— Voyez, mère, lui dit le Chat, en entr’ouvrant son bissac, je vous apporte des provisions, comme je vous l’avais promis, et ceci est un peu meilleur, je pense, que les brinic (patèles), les moules et autres coquillages qui, depuis trop longtemps, font notre unique nourriture ; régalons-nous donc, et, quand il n’y en aura plus, je sais où il y en a encore.

Et ils se régalèrent, en effet, pendant que durèrent les provisions.

Cependant, quand le seigneur Rio rentra chez soi, pour dîner, voyant qu’il n’y avait rien ni sur la table, ni au feu, il demanda avec humeur à sa cuisinière, qui n’était pas encore revenue de son ébahissement :

— Comment, le dîner n’est donc pas prêt ? Et moi qui craignais d’être en retard ! A quoi avez-vous donc passé votre temps ?

— Ah ! mon maître, répondit la pauvre fille, si vous saviez ce qui s’est passé ici ?

— Quoi donc ? qu’est-il arrive d’extraordinaire ?

— Il est venu ici un gros Chat noir, portant un bissac sur ses épaules, et il m’a dit (car c’est un sorcier ou un magicien, pour sûr) qu’il lui fallait le poulet qui était à la broche, pour votre dîner, avec une bonne tranche de lard, du pain blanc et une bouteille de vin vieux ; et, comme j’avais pris mon balai pour le chasser, il sauta sur le poulet, le débrocha lui-même, et le mit dans son bissac ; puis, il y mit encore une tranche de lard cuit, une bouteille de vin vieux, et partit ensuite, emportant le tout et en me promettant qu’il reviendrait, sans tarder.

— Comment, comment ? Quel conte me faites-vous là ? Vous me prenez donc pour un imbécile ?

Et voilà le seigneur Rio en colère. Mais, la cuisinière affirma avec tant d’assurance qu’elle ne. disait rien qui ne fût rigoureusement vrai, et elle pleura tant, que son maître se calma, et, comme le Chat avait promis de revenir, sans tarder, il ne quitta plus la maison, afin de pouvoir s’assurer par lui-même de ce qu’il fallait croire d’une si singulière aventure.

Quand les provisions furent épuisées, dans l’île, ce qui ne tarda pas à arriver, le Chat remit son bissac sur ses épaules et se dirigea de nouveau vers la ville où demeurait le seigneur Rio. Sa mère le vit partir, cette fois, avec moins d’appréhension. Il arriva dans la ville, sans encombre, et alla tout droit à la maison du seigneur Rio. Il s’arrêta à la porte de la cuisine, comme la première fois, et se mit à faire Miaou ! miaou ! — Maître ! maître ! cria la cuisinière, qui le reconnut aussitôt, descendez vite, car voici le Chat noir qui est revenu !

Rio descendit de sa chambre, tenant à la main son fusil chargé. Le Chat ne s’effraya pas pour le voir, et il le regarda fixement, en continuant de crier : Miaou ! miaou !

— Ah ! c’est toi, vilain matou ! cria Rio, tu vas avoir affaire à moi, tout à l’heure !

— Je n’ai pas peur de vous, répondit le Chat, sans s’émouvoir ; mais, prenez garde à vous !

Et voilà Rio tout ébahi d’entendre un Chat lui parler comme un homme, et le menacer.

— Que veux-tu ? lui demanda-t-il alors, se calmant et radoucissant le ton.

— Je demande, comme la première fois, de la viande, du pain blanc et du vin, pour ma mère et pour moi.

— Ah ! il te faut de la viande, du pain blanc et du vin vieux, seigneur Chat, reprit Rio, honteux d’avoir peur d’un chat, puisqu’il avait un fusil chargé dans ses mains : Eh bien ! sois tranquille, au lieu de rôti, de pain blanc et de vin vieux, je vais te donner du plomb dans le corps, et nous verrons alors les grimaces que tu feras !

Et il le coucha en joue. Mais, le Chat lui sauta à la figure et lui enfonça ses griffes et ses dents dans les chairs.

— Grâce ! grâce ! lâche-moi, et je te donnerai tout ce que tu voudras ! criait Rio.

— Je le veux bien, dit le Chat, en sautant à terre, et pour vous prouver que je ne vous veux pas de mal, je vais même vous donner un conseil, qui vous sera utile. Je connais vos tours, seigneur Rio. Je sais que vous avez une maîtresse, que vous allez voir souvent, et dont vous vous croyez aimé, parce qu’elle vous le jure. Mais, cette femme ne vous aime pas, et elle médite même contre vous, en ce moment, une infâme trahison, avec l’aide d’un autre amant qu’elle aime plus que vous. Écoutez-moi bien, et si vous faites exactement ce que je vous dirai, vous pourrez échapper au piège qu’elle vous prépare. Un de ces jours, la dame que vous fréquentez donnera une partie de chasse, qui sera suivie d’un grand repas. Vous y serez invité, cela va sans dire ; mais, votre rival sera là aussi. Vous abattrez plus de gibier qu’aucun autre chasseur, et tout le monde vous en félicitera ; mais, la dame et son galant en crèveront de dépit et de jalousie. Comme il n’y aura pas un lit pour chacun des chasseurs, on les mettra à coucher deux à deux. Vous aurez pour compagnon de lit votre rival même. Prenez bien garde, je vous le répète, ou vous y laisserez votre vie, cette nuit-là. Après le repas, où tout le monde boira copieusement, quand l’heure d’aller se coucher sera venue, vous monterez à votre chambre, avec votre ennemi. Celui-ci, qui aura bu abondamment, sera pressé de se coucher ; il se mettra le premier au lit, prendra le côté du mur et s’endormira aussitôt. Vous vous coucherez vous-même, sans avoir l’air de vous défier de rien ; mais, gardez-vous bien de vous endormir. Lorsque votre compagnon de lit aura commencé à ronfler, vous changerez de place avec lui, en le poussant sur le devant, pour vous mettre du côté du mur, et alors vous éteindrez la lumière et ferez semblant de ronfler vous-même. Quand la dame du château vous croira profondément endormis tous les deux, elle entrera dans votre chambre, tout doucement, sur la pointe du pied, et, avec un grand coutelas, qu’elle aura bien affilé, dans la journée, elle coupera le cou au dormeur qui sera sur le devant du lit, persuadée que c’est vous. Puis, elle s’en ira, en donnant un coup de pied à la tête coupée, qui roulera sur le plancher. Vous avez bien entendu, n’est-ce pas ? Eh bien ! soyez sur vos gardes, à présent, et faites bien exactement ce que je viens de vous dire, autrement, malheur à vous !... Il vous arrivera encore autre chose, après ; mais, ayez confiance en moi, et je vous viendrai en aide, en temps utile.

Rio fut bien étonné et bien effrayé aussi de ce qu’il entendait. Il n’en remercia pas moins le Chat, et remplit son bissac de ce qu’il put trouver de meilleur, et lui dit de revenir, quand ses provisions seraient épuisées. Le Chat retourna alors dans son île, auprès de sa mère.

Quant à Rio, il réfléchit beaucoup à ce qu’il avait entendu, et il songea même à refuser l’invitation à la partie de chasse, au château de sa maîtresse. Il y alla pourtant, se disant qu’il serait bien sot de se rendre aux menaces d’un Chat, et que, sans doute, il était halluciné et avait rêvé tout cela, tant il lui paraissait étrange et surnaturel qu’un Chat pût parler et raisonner ainsi.

Tous les honneurs de la journée furent pour lui, et il abattit une quantité prodigieuse de gibier de toute sorte. Le repas fut magnifique, le soir, et la châtelaine ne tarit pas de compliments et de gracieusetés de toute sorte à son adresse. On lui porta aussi force santés, de sorte que, lorsque l’heure fut venue d’aller se coucher, les têtes étaient un peu échauffées, et l’on parlait beaucoup et fort. Rio monta à sa chambre, avec le compagnon de lit que la châtelaine elle-même lui désigna, et qui n’était pas de ceux qui avaient bu le moins. Aussi, se mit-il promptement au lit, et, quelques minutes après, il ronflait comme un tuyau d’orgue. Rio se coucha aussi, sur le devant du lit, et faillit s’endormir aussitôt. Heureusement qu’il se rappela à temps les recommandations du chat. Il changea de place avec son compagnon de lit, sans l’éveiller (il dormait comme un rocher), le tira sur le devant, prit sa place du côté du mur, puis il souffla la lumière, et feignit de dormir et de ronfler aussi.

Tôt après, il entendit ouvrir la porte de la chambre, avec précaution, et il vit la châtelaine, sa maîtresse, entrer et s’avancer vers le lit, sur la pointe du pied, tenant d’une main un chandelier, et de l’autre un grand coutelas de chasse. Quand elle fut contre le lit, sans hésiter un seul instant, elle trancha la tête au dormeur qui était sur le devant, pensant que c’était Rio, la laissa rouler sur le plancher et la poussa du pied, en s’en allant, et ferma la porte, à double tour.

Voilà Rio fort embarrassé, comme bien vous pensez. Il songea à s’enfuir, par une fenêtre, par la porte, ou par telle autre issue qu’il trouverait.

Mais, les fenêtres étaient garnies de grosses barres de fer, entre lesquelles il lui était impossible de passer, et la porte était fermée à clef. Il lui fallut donc passer la nuit avec un cadavre décapité et baigné dans son sang. Grande était son inquiétude, au sujet de ce qui se passerait le lendemain, et il se disait en lui-même :

— Si le Chat noir ne vient pas encore à mon secours, je suis perdu, et il ne me servira de rien d’avoir sauvé ma tête, cette nuit, car sûrement cette diablesse de femme ne manquera pas de m’accuser d’avoir assassiné cet homme !

Le lendemain matin, le soleil était levé depuis longtemps et tout le monde était sur pied, dans le château, et Rio et son compagnon de lit ne descendaient pas. Au moment de se mettre à table, pour déjeûner, la châtelaine, feignant d’en ignorer la cause, demanda de leurs nouvelles, et on lui répondit que personne ne les avait vus, depuis la veille.

— Les paresseux ! dit-elle. Allons les chercher, dans leur chambre, et nous informer auprès d’eux de la manière dont ils ont passé la nuit ; ils sont peut-être indisposés ?

Et elle monta à leur chambre, suivie d’une demi-douzaine de chasseurs. Quand elle ouvrit la porte et qu’elle reconnut son erreur, en voyant Rio debout, attendant qu’on vînt lui ouvrir, et la tête de l’autre noyée dans son sang, et son corps étendu à côté, elle poussa un cri sauvage et faillit s’évanouir. Mais, maîtrisant sa douleur et ne perdant pas de, vue sa vengeance :

— Ah ! le misérable ! s’écria-t-elle ; il a assassiné, en traître, son compagnon de lit ? Qu’on le garrotte, qu’on le jette en prison, et, demain matin, il périra sur l’échafaud !

Des domestiques furent appelés, et le pauvre Rio fut garrotté, maltraité et jeté au fond d’une basse-fosse, pour de là être conduit à la mort, le lendemain matin.

Un échafaud fut dressé, au milieu de la cour du château, et le lendemain matin, à dix heures, on tira Rio de sa prison et on l’y fit monter. La châtelaine était à son balcon, entourée de ses convives de la veille, et toutes les fenêtres étaient garnies de spectateurs. En promenant ses yeux de tous côtés, d’un air désespéré, Rio aperçut le Chat noir sur un toit, et aussitôt une lueur d’espoir éclaira son visage, et, se tournant vers l’animal, il dit :

— Puisque je n’ai plus rien à espérer des hommes, si du moins ce Chat noir, que je vois là-haut, voulait bien me venir en aide et faire connaître la vérité, je ne mourrais pas encore aujourd’hui !

Aussitôt tous les regards se tournèrent vers le Chat. Celui-ci sauta alors sur l'échafaud, auprès de Rio, et parla ainsi au bourreau, qui, sa hache sur l’épaule, n’attendait que le signal pour frapper :

— Holà ! mon ami, arrête ! Ce n’est pas cet homme, qui est innocent, qu’il faut frapper, mais, bien la vraie coupable, celle qui a commis le crime, et la voilà !...

Et il désigna la châtelaine, qui était à son balcon, parée comme pour une fête et entourée de ses galants. Elle pâlit, poussa un cri et s’évanouit. Jugez de l’étonnement de tous les assistants !

Rio descendit alors de l’échafaud, et on y fit monter la châtelaine, qui fut décapitée à sa place, malgré ses cris et ses prières, car personne n’osa la défendre ni parler en sa faveur, tant on avait peur du Chat noir ! Quand tout fut terminé, Rio s’en retourna chez lui, heureux de pouvoir s’en tirer ainsi, et le Chat noir rentra aussi dans son île.

Quelques jours après, le Chat dit à sa mère :

— Il faut vous marier, ma mère.

— Comment, me marier ? Qui voudrait de moi, mon fils ?

— Je vous trouverai un mari, ma mère ; vous épouserez le seigneur Rio, à qui j’ai sauvé la vie. Laissez-moi faire, et ayez confiance en moi.

Le lendemain, le Chat se rendit chez le seigneur Rio, et lui dit, sans autres compliments :

— Bonjour, seigneur Rio ; il vous faut épouser ma mère.

— Epouser votre mère, mon ami, une Chatte !...

— Oui, il vous faut l’épouser.

— Je reconnais que je vous dois la vie ; pourtant, quelque obligation que je vous en aie, si, pour prix de ce service, il me faut prendre pour femme une chatte...

— Croyez-moi, seigneur Rio, ma mère vous vaut tous les jours ; épousez-la, et vous ne le regretterez pas, je vous l’assure.

— Quand je l’aurai vue, peut-être... Enfin, nous verrons...

— Je vous l’amènerai, demain.

Et le Chat partit, là-dessus, laissant Rio dans un grand embarras. Il craignait de lui déplaire et de se montrer ingrat, et, d’un autre côté, il ne pouvait se faire à l’idée de prendre pour femme une chatte.

Le Chat, avant de quitter la ville, se glissa de la gouttière dans la chambre d’une riche marquise, et y déroba des robes de soie et de velours, avec des parures de toute sorte et des diamants, et, mettant le tout dans son bissac, il retourna dans son île. Cette fois, il s’y fit conduire par un batelier, afin de ramener sa mère, le lendemain.

Yvonne, malgré ses infortunes, n’avait rien perdu de sa beauté. Elle revêtit les belles robes et les riches parures que le Chat lui avait apportées, et jamais œil humain n’avait vu une princesse plus belle, plus gracieuse et plus distinguée. Le Chat la conduisit alors chez le seigneur Rio, comme il l’avait promis, et il la lui présenta, en disant :

— Seigneur Rio, voici ma mère, que je vous présente : Consentez-vous à la prendre pour épouse ?

Le seigneur Rio fut tellement ébloui par la beauté, les grâces et aussi la toilette d’Yvonne, qu’il ne put d’abord répondre, la voix lui manquant. Mais, il se remit bientôt, et dit :

— Oui, de très bon cœur, je consens à prendre votre mère pour mon épouse, et je m’en trouverai le plus heureux des hommes.

Les fiançailles eurent lieu, le jour même, et l’on fixa les noces à huit jours de là, afin d’avoir le temps nécessaire pour faire les préparatifs et les invitations. Il y eut, à cette occasion, des jeux et des festins magnifiques, et tous les habitants de la ville et des environs y prirent part, les pauvres comme les riches ! Le Chat noir suivait partout la nouvelle mariée, et, comme personne n’était dans le secret, à l’exception de Rio et d’Yvonne, cela paraissait assez singulier à tout le monde.

Quand les solennités, les jeux et les festins furent terminés, le Chat dit à sa mère :

— Je ne connais encore ni mon grand-père, ni ma grand’mère, ni ma sœur Louise, et j’ai hâte de les voir ; il faudra aller, tous les trois, leur faire notre visite de noces.

Le lendemain matin donc ils montèrent tous es trois dans un beau carrosse, et ils partirent.

Le père d’Yvonne, sa marâtre et sa fille Louise vivaient encore et habitaient ensemble. Son père es reçut avec une joie et un bonheur bien sincères ; sa marâtre et sa fille, qui était toujours à marier, feignaient aussi d’être enchantées de les revoir ; mais, en réalité, elles en crevaient de dépit et de jalousie. Quoi qu’il en soit, on prépara un grand festin, en signe de réjouissance, et l’on invita beaucoup de monde. La vieille sorcière du bois ne fut pas oubliée. Mais, pendant le repas, ayant reconnu le Chat noir, qui rôdait autour de a table, elle pâlit tout à coup, prétexta une indisposition et sortit de la salle du banquet. Le Chat noir sauta alors sur la table, la queue roide et les yeux flamboyants.

— Dehors, vilaine bête ! lui cria la marâtre.

— Holà ! répondit le Chat ; que celle qui parle ainsi vienne donc me faire sortir, pour voir !

La vieille se tint coi. Tous les convives étaient étonnés et effrayés, excepté le seigneur Rio et sa femme.

— Il manque une personne ici> reprit alors le chat.

— Qui donc ? demanda la marâtre.

— Votre amie la sorcière, qui a simulé une indisposition et qui est sortie. Qu’on coure après elle et qu’on la ramène, sur-le-champ.

Les valets coururent après la vieille, et ils l’eurent bientôt atteinte et ramenée dans la salle du banquet, malgré sa résistance, ses supplications et ses menaces.

— Silence, vieille couleuvre, tison d’enfer ! lui cria le Chat ; et elle trembla de tous ses membres.

Le Chat reprit :

— Le jour de la justice est venu pour vous : à présent, il vous faudra lutter contre moi, et vous savez ce qui vous attend, si vous perdez.

— Je lutterai, quand vous voudrez, répondit la sorcière, en feignant quelque assurance, et je ne vous crains ni par eau, ni par vent, ni par feu !

— C’est ce que nous verrons bien.

— Quand vous voudrez.

— Eh bien ! descendons dans la cour ; tous ceux qui sont ici présents assisteront à la lutte, du haut des balcons et des fenêtres du château, et jugeront de quel côté sera la victoire.

Et le Chat noir et la vieille sorcière descendirent dans la cour, et tout le monde se mit aux fenêtres.

— Par où commencerons-nous ? demanda la sorcière, quand ils furent dans la cour, en présence l’un de l’autre.

— Par où vous voudrez, répondit le Chat.

— Eh bien ! commençons par l’eau.

Et les voilà de vomir de l’eau l’un contre l’autre, à qui mieux mieux. Mais, pour une barrique d’eau que vomissait la sorcière, le Chat en vomissait trois. Si bien qu’elle fut bientôt réduite à demander grâce et à s’avouer vaincue, à ce jeu.

— Allons par vent, à présent, dit-elle.

— Et les voilà de souffler l’un sur l’autre, avec furie. Mais, le vent que produisait la sorcière était peu de chose auprès de celui du Chat, qui lançait la vieille comme une paille, à droite, à gauche, contre les murailles, si bien qu’elle cria encore, sans tarder :

— Grâce ! grâce !

La voilà donc vaincue, deux fois.

— Au tour du feu, à présent ! dit le Chat noir. Et ils se mirent alors à vomir du feu l’un contre l’autre, comme deux dragons furieux, ou deux diables de l’enfer. Mais, pour une barrique de feu que vomissait la sorcière, le Chat noir en vomissait trois, si bien qu’elle fut complètement réduite en cendres (*).

— C’est bien ! dit alors le Chat, tu n’as que ce que tu as mérité !



(*) Il existe, dans les campagnes bretonnes, un jeu d’enfants qui rappelle cette lutte à outrance du Chat noir contre la sorcière.

Voici en quoi il consiste : Un enfant crie ?

— Bataille !

Un autre lui répond :

— Bataille !

— Par où commencerons-nous ? reprend le premier.

— Par où tu voudras, répond le second.

— Eh bien ! commençons par le vent.

— Soit, par le vent.

Et ils se mettent alors à se souffler dans la figure, jusqu’à ce l’un d’eux demande grâce.

— A l’eau, à présent ! s’écrient-ils, alors.

Et ils se crachent à la figure, jusqu’à ce qu’il y en ait un qui s’avoue encore vaincu.

Enfin, pour la troisième épreuve, ils saisissent des tisons enflammés dans le foyer, et se poursuivent par toute la maison.

Un jeu analogue s’appelle, je crois, en français, !e jeu de Petit bonhomme vit encore ! Voici comment il se pratique, à l’endroit du tison : un enfant prend un tison au foyer, le secoue, crache sur le bout qui est en feu et le passe aussitôt à son voisin, en disant : « Petit bonhomme vit encore ! » Le second e secoue aussi, crache dessus et le passe à un troisième, qui le secoue et crache à son tour, et le passe à un quatrième, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il s’éteigne sous le crachat d’un joueur, lequel est passible d’une amende ou d’une pénitence. Cela s’appelle en breton : C’hoari kevic ann iteo.

Et il se rendit dans la salle du banquet. Les spectateurs quittèrent les balcons et les fenêtres, et l’y suivirent.

— En voilà une de payée, dit-il ; mais, il en reste une autre, et je ne veux pas l’oublier.

Et s’adressant à la marâtre, qui pâlissait et tremblait de tous ses membres, car elle sentait que son heure était aussi venue :

— Il faut que je vous récompense aussi, à votre tour. Madame.

— De quoi, s’il vous plaît, seigneur Chat ?

— De tout le bien que vous avez fait à ma mère.

— A votre mère ?

— Oui, à ma mère, ici présente (et il lui désigna Yvonne). Ne vous souvenez-vous donc plus de votre ragoût de lièvre ?

La méchante aurait voulu être, en ce moment, à cent pieds sous terre. Le Chat la couvrit alors de feu, qu’il vomit contre elle, comme dans son combat contre la sorcière, et la réduisit aussi en cendres, en un instant.

Puis, s’avançant vers Louise, qui, croyant son heure venue, était aussi dans des transes mortelles :

— Quant à vous, ma fille, lui dit-il, je ne vous ferai pas de mal ; vous étiez trop jeune pour comprendre ce qu’on vous faisait faire, et c’est votre mère, seule, qui était la coupable.

Enfin, il dit au seigneur Rio :

— A présent, seigneur Rio, mettez-moi sur le dos, sur la table, et, avec votre épée, ouvrez-moi le ventre.

— Je ne ferai pas cela, répondit le seigneur Rio.

— Faites-le, puisque je vous le dis, et ne craignez rien.

Et le seigneur Rio prit le Chat noir, l’étendit sur le dos sur la table, et, avec son épée, il lui ouvrit le ventre.

Il en sortit aussitôt un beau prince, qui parla de la sorte :

— Je suis le plus grand magicien qui ait jamais existé sur la terre !

On se remit alors à boire, à chanter et à danser, et les festins, les jeux et les réjouissances durèrent pendant huit jours entiers.


Conté par Pierre Le Roux, fournier au bourg
de Plouaret. — Décembre 1869.



V


LES NEUF FRÈRES


MÉTAMORPHOSÉS EN MOUTONS


ET LEUR SŒUR
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IL y avait une fois neuf frères et leur sœur, restés orphelins. Ils étaient riches, du reste, et habitaient un vieux château, au milieu d’un bois. La sœur, nommée Lévénès, qui était l’aînée des dix enfants, prit la direction de la maison, quand le vieux seigneur mourut, et ses frères la consultaient et lui obéissaient en tout, comme à leur mère. Ils allaient souvent chasser, dans un bois qui abondait en gibier de toute sorte.

Un jour, en poursuivant une biche, ils se trouvèrent près d’une hutte construite avec des branchages entremêlés de mottes de terre. C’était la première fois qu’ils la voyaient. Curieux de savoir qui pouvait habiter là-dedans, ils y entrèrent. sous prétexte de demander de l’eau, pour se désaltérer. Ils ne virent qu’une vieille femme, aux dents longues comme le bras, et dont la langue faisait neuf fois le tour de son corps. Effrayés à cet aspect, ils voulurent s’enfuir, quand la vieille leur dit :

— Que désirez-vous, mes enfants ?... Avancez, et n’ayez pas peur, comme cela ; j’aime beaucoup les enfants, surtout quand ils sont gentils et sages, comme vous.

— Nous voudrions un peu d’eau, s’il vous plaît, grand’mère, répondit l’aîné, qui se nommait Goulven.

— Certainement, mes enfants, je vais vous donner de l’eau toute fraîche et claire, que j’ai été puiser, ce matin, à ma fontaine. Mais, avancez donc, et ne craignez rien, mes pauvres chéris.

Et la vieille leur donna de l’eau, dans une écuelle de bois, et, pendant qu’ils buvaient, elle les caressait, et prenait dans ses mains les boucles de leurs cheveux blonds et frisés, et, quand ils voulurent partir, elle leur dit :

— A présent, mes enfants, il faudra aussi me payer le petit service que je vous ai rendu.

— Nous n’avons pas d’argent sur nous, grand’mère, répondirent les enfants, mais, nous en demanderons à notre sœur, et vous l’apporterons demain.

— Oh ! ce n’est pas de l’argent que je veux, mes amis ; mais, il faut qu’un de vous, l’aîné, par exemple, car les autres sont encore bien jeunes, me prenne pour femme. Et, s’adressant à Goulven :

— Veux-tu, Goulven, me prendre pour femme ?

Le pauvre garçon ne sut que répondre, d’abord, tant cette demande lui parut étrange.

— Réponds donc, veux-tu que je sois ta petite femme ? lui demanda encore l’horrible vieille, en l’embrassant.

— Je ne sais pas... dit Goulven, interdit... Je demanderai à ma sœur..,

— Eh bien ! demain matin, j’irai moi-même au château, pour avoir la réponse.

Les pauvres enfants s’en retournèrent à la maison, tout tristes et tout tremblants, et se hâtèrent de raconter à leur sœur ce qui leur était arrive.

— Serai-je donc obligé d’épouser cette horrible vieille, ma sœur ? demanda Goulven, en pleurant.

— Non, mon frère, tu ne l’épouseras pas, lui répondit Lévénès ; je sais que nous aurons à en souffrir tous ; mais, nous souffrirons ce qu’il faudra, et ne t’abandonnerons pas.

La sorcière vint au château, le lendemain. comme elle l’avait promis. Elle trouva Lévénès et ses frères dans le jardin.

— Vous savez, sans doute, pourquoi je viens } dit-elle à Lévénès.

— Oui, mon frère m’a tout raconte, répondit la jeune fille.

— Et vous voulez bien que je devienne votre belle-sœur ?

— Non, cela ne peut pas être.

— Comment, non ? Mais vous ne savez donc pas qui je suis, et ce dont je suis capable ?

— Je sais que vous pouvez nous faire beaucoup de mal, à mes frères et à moi ; mais, vous ne pouvez pas me faire consentir à ce que vous me demandez.

— Songez-y bien, et revenez vite sur cette sotte résolution, pendant qu’il en est temps encore, ou malheur à vous ! cria la sorcière, furieuse, et les yeux brillants comme deux charbons ardents.

Les neuf frères de Lévénès tremblaient de tous leurs membres ; mais, elle, calme et résolue, répondit à ces menaces :

— C’est tout songé, et je n’ai rien à changer à ce que j’ai dit.

Alors, l’horrible vieille tendit vers le château une baguette qu’elle tenait à la main, prononça une formule magique, et aussitôt le château s’écroula, avec un grand bruit. Il n’en resta pas pierre sur pierre. Puis, retournant la baguette vers les neuf frères, qui se cachaient derrière leur sœur, saisis d’épouvante, elle prononça une autre formule magique, et les neuf frères furent aussitôt métamorphosés en neuf moutons blancs. Elle dit ensuite à Lévénès, qui avait conserve sa forme naturelle :

— Tu peux, à présent, aller garder tes moutons, sur cette lande. Et encore ne dis jamais à personne que ces moutons sont tes frères, ou il t’arrivera comme à eux. Puis elle partit, en ricanant.

Les beaux jardins du château et le grand bois qui l’entourait avaient été changés aussi, instantanément, en une grande lande, aride et désolée.

La pauvre Lévénès, restée seule avec ses neuf moutons blancs, les faisait paître sur la grande lande, et ne les perdait pas de vue, un seul instant. Elle leur cherchait des touffes d’herbe fraîche, qu’ils mangeaient dans sa main, et jouait avec eux, et les caressait, les peignait, et leur parlait, comme s’ils la comprenaient. Et ils paraissaient la comprendre, en effet. Un d’eux était plus grand que les autres ; c’était Goulven, l’aîné de ses frères. Lévénès avait construit, avec des pierres, des mottes de terre, de la mousse et des herbes sèches, un abri, une sorte de hutte, et, la nuit, ou quand il pleuvait, elle s’y retirait avec ses moutons. Mais, quand le temps était beau, elle courait et bondissait au soleil avec eux, ou chantait des chansons et récitait ses prières, qu’ils écoutaient attentivement, rangés en cercle autour d’elle. Elle avait une fort belle voix, claire et juste.

Un jour, un jeune seigneur, qui chassait dans ces parages, fut étonné d’entendre une si belle voix, dans un pays si désert. Il s’arrêta, pour l’écouter ; puis, se dirigeant vers elle, il se trouva bientôt devant une belle jeune fille, entourée de neuf moutons blancs, qui paraissaient l’aimer beaucoup. Il l’interrogea, et fut si frappé de sa douceur, de son esprit et de sa beauté, qu’il voulut l’emmener avec lui, à son château, elle et ses moutons. Elle refusa. Mais, le jeune seigneur ne rêvait plus que de la jolie bergère, et, tous les jours, sous prétexte de chasser, il allait la voir et causer avec elle, sur la grande lande. Enfin, il l’emmena avec lui à son château, et ils se marièrent, et il y eut de grands festins et de belles fêtes.

Les neuf moutons avaient été introduits dans le jardin du château, et Lévénès y passait presque toutes ses journées, à jouer avec eux, à les caresser, à les couronner de fleurs ; et ils semblaient être sensibles à toutes ces attentions. Son mari était étonné de les voir si intelligents, et il se demandait si c’étaient bien là des moutons véritables.

Lévénès devint enceinte. Elle avait une suivante, dont le jardinier du château était l’amant, et qui se trouvait aussi enceinte, sans que sa maîtresse en sût rien. C’était la fille de la vieille qui avait changé ses frères en moutons, et elle l’ignorait également. Un jour, que Lévénès se penchait sur le rebord d’un puits, qui était dans le jardin, pour en voir la profondeur, sa suivante la prit par les pieds et la précipita dans le puits. Après quoi, elle courut à la chambre de sa maîtresse, se coucha dans son lit, ferma les rideaux des fenêtres et ceux du lit, et feignit d’être malade, en peine d’enfant. Le seigneur était absent, pour le moment. Mais, à son retour, ne trouvant pas sa femme dans le jardin, au milieu de ses moutons, comme d’habitude, il se rendit à sa chambre.

— Qu’avez-vous, mon petit cœur ? lui de-manda-t-il, croyant la trouver couchée,

— Je suis bien malade, répondit la traîtresse. Et, comme il voulait entr’ouvrir les rideaux :

— Je vous en prie, n’ouvrez pas les rideaux, je ne puis supporter la lumière.

— Pourquoi restez-vous seule ainsi ? Où est votre suivante ?

— Je ne sais ; je ne l’ai pas vue, de toute la journée.

Le seigneur la chercha partout, dans le château, puis dans le jardin, et, ne la trouvant pas, il revint auprès de sa femme, et lui dit :

— Je ne sais ce qu’est devenue votre suivante, je ne la trouve nulle part. Avez-vous besoin de quelque chose ? Vous avez peut-être faim ?

— Oh ! oui, j’ai grand’faim ?

— Que désirez-vous manger ?

— Il me faut un morceau du grand mouton blanc qui est dans le jardin.

— Quel caprice ! vous qui aimiez tant vos moutons, et celui-là par-dessus les autres !

— Il n’y a que cela qui puisse apporter quelque soulagement au mal affreux dont je souffre. Mais, ne vous trompez pas, c’est du grand mouton blanc que je veux manger, et non d’aucun autre.

Le mari descendit au jardin, et donna l’ordre au jardinier de prendre le grand mouton blanc, pour être aussitôt tué et mis à la broche.

Et voilà le jardinier, qui était de connivence avec la suivante, de courir après le mouton blanc. Mais, celui-ci courait si rapidement, autour du puits, en bêlant tristement, qu’il ne pouvait l’attraper. Le seigneur, voyant cela, veut lui venir en aide et s’approche du puits. Il est étonné d’entendre des plaintes et des gémissements, qui semblent en sortir. Il se penche sur l’ouverture, et demande :

— Qui est-là ? Y a-t-il quelqu’un dans le puits ?

Et une voix plaintive, et qu’il connaissait bien, lui répondit :

— Oui, c’est moi, votre femme Lévénès.

Le seigneur, sans attendre d’autre explication, descendit, vite, le seau dans le puits, et en retira sa femme. La frayeur de la pauvre Lévénès avait été telle, qu’elle en accoucha aussitôt d’un fils beau comme le jour.

— Il faut faire baptiser l’enfant, sur-le-champ, dit-elle ; vous lui donnerez la marraine que vous voudrez, mais, je veux que le parrain soit mon grand mouton blanc.

— Quoi ! donner un mouton pour parrain à votre fils !...

— Je le veux ainsi, je vous le répète ; obéissez-moi, et ne vous inquiétez de rien.

Pour ne pas contrarier la jeune mère, et de crainte d’aggraver son mal, le père consentit, quoique à contre-cœur, à ce que le grand mouton blanc fût le parrain de son enfant.

On se rendit à l’église. Le grand mouton blanc, tout joyeux, marchait de front avec le père et la marraine, une jeune et belle princesse. Les huit autres moutons, ses frères, les suivaient. Tout ce cortège entra dans l’église, au grand étonnement des habitants du village. Le père présenta l’enfant au prêtre. Celui-ci regarda la marraine, mais, ne voyant pas de parrain, il demanda :

— Où est donc le parrain ?

— Le voici, répondit le père, en lui montrant le grand mouton blanc.

— Comment, un mouton !...

— Oui, selon l’apparence ; mais, ne vous arrêtez pas à la forme, et procédez sans crainte à la cérémonie. Le prêtre ne fit pas d’objections, les métamorphoses de ce genre étant, sans doute, communes, de son temps, et il se mit en devoir de baptiser l’enfant.

Le mouton se leva alors sur ses deux pieds de derrière, prit son filleul avec ses deux pieds de devant, aidé par la marraine, et tout se passa pour le mieux.

Mais, aussitôt la cérémonie terminée, le mouton parrain devint un beau jeune homme. C’était Goulven, le frère aîné de Lévénès. Il raconta comment ses frères et lui avaient été changés en moutons, par une vieille sorcière, parce qu’il avait refusé de l’épouser. Sa sœur, la mère de l’enfant, qui avait été témoin de la métamorphose, ne pouvait en rien dire, sous peine d’éprouver le même sort ; mais, à présent, le charme était rompu, et la sorcière n’avait plus aucun pouvoir sur eux,

— Ces moutons sont donc vos frères ? demanda alors le prêtre.

— Oui, ce sont mes frères ; et le moment est venu, pour eux aussi, d’échapper au pouvoir de la sorcière et de recouvrer leur forme humaine. Posez sur eux votre étole, récitez une oraison, et vous les verrez redevenir hommes, comme moi.

Le prêtre suivit ce conseil : il posa son étole sur les moutons, successivement, récita une oraison, à chaque fois, et aussitôt ils revinrent à leur forme première.

Goulven raconta alors la trahison dont sa sœur avait été victime, de la part de sa suivante, la fille de la sorcière.

On retourna au château, et l’on songea à récompenser chacun selon qu’il l’avait mérité.

On envoya chercher la vieille sorcière, dans le bois qu’elle habitait, et quand elle fut arrivée, sa fille et elle et le jardinier furent écartelés, chacun entre quatre chevaux, puis ils furent jetés dans un grand bûcher et réduits en cendres.

Goulven et Lévénès vécurent alors heureux et tranquilles, et eurent, dit-on, beaucoup d’enfants.


Conté par Le Noac’h, de Gourin, à Merville,
près Lorient, le 10 mars 1874.



XI


CONTES DIVERS



I


LE LIÈVRE ARGENTÉ
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Kement-man hol oa d’an-amzer,
Ma ho defoa dennt ar ier.
Tout ceci se passait du temps,
Où les poules avaient des dents.


ON dit qu’autrefois, dans les temps anciens, il y avait un beau château, là où se voit à présent la ferme de Kerodern, dans la commune de Louargat, près de la montagne de Bré, et que ce château appartenait à un riche et puissant seigneur, qui avait un fils et trois filles, d’une beauté remarquable.

Mais, des géants, laids et méchants, habitaient an autre château, situé à quelque distance de là, au milieu d’une forêt, et ils enlevaient les bœufs, les vaches, les moutons et les chevaux du vieux seigneur, qui avait grand’peur que, quelque jour, ils ne lui enlevassent aussi ses filles. Aussi, les surveillait-il et ne les laissait sortir que rarement du jardin du château, qui était entouré de hautes murailles.

Son fils, qui se nommait Malo, allait chasser, tous les jours, dans la forêt.

Un jour, en rentrant de la chasse, il trouva toute la maison dans la désolation. Sa sœur aînée avait été enlevée par les géants.

Cela ne l’empêcha pourtant pas de retourner le lendemain à la forêt, après avoir recommandé à son père de bien veiller sur ses deux sœurs cadettes.

Quand il rentra, le soir, la seconde de ses sœurs avait aussi disparu.

Cependant, il retourna encore, le lendemain, à la forêt, après avoir recommandé à son père de redoubler de surveillance, attendu qu’il ne lui restait plus que sa fille cadette.

— Oh ! celle-là, dit le vieillard, ne me sera pas enlevée, dussé-je y perdre la vie.

Hélas ! quand Malo rentra, sa troisième sœur avait aussi disparu, et son père était mort. Sa douleur fut grande. Il resta plusieurs jours sans sortir et s’enferma pour pleurer.

Cependant, au bout de quelque temps, il reprit son fusil et retourna à la forêt. Il y rencontra un beau Lièvre au poil argenté, qui, assis sur son derrière, le regardait et ne paraissait pas le craindre. Il voulut essayer de le prendre, sans le tuer. Mais, au moment où il croyait mettre la main dessus, le Lièvre s’enfuit un peu plus loin et s’arrêta encore à le regarder. Il le poursuivit et le manqua encore. Ce manège dura longtemps, l’animal paraissant assez disposé à se laisser prendre, et s’échappant toujours, au moment où le chasseur croyait être sûr de lui. Si bien que le soir survint, et que Malo, dépité et ne voulant pourtant pas tuer un si beau Lièvre, s’en retourna à la maison, d’assez mauvaise humeur.

Le lendemain, il retourna à la forêt et retrouva le Lièvre argenté, au même endroit que la veille.

— Pour le coup, dit-il, si tu ne veux pas te laisser prendre, je te tuerai, comme un Lièvre ordinaire.

Et il recommença sa poursuite, mais, sans plus de succès. Enfin, impatienté, il se dit :

— Ah ! bast, je suis bien bon de me donner tant de mal pour un lièvre !

Et il coucha l’animal en joue et fit feu. Le Lièvre ne bougea pas.

— Je l’ai manqué, pensa-t-il.

Et il fit feu une seconde fois. Le Lièvre ne bougea toujours pas.

— Il faut que je l’aie tué raide, du premier coup, se dit-il alors, car je ne suis pas si maladroit que cela.

Et il s’avança pour le prendre. Mais, au moment où il allait mettre la main dessus, le Lièvre s’enfuit encore, et s’arrêta à une cinquantaine de pas plus loin. Malo, honteux de sa maladresse, fit alors pleuvoir sur lui une véritable grêle de plomb. Le Lièvre ne bougeait pas et le regardait tranquillement. Malo finit par s’apercevoir que le plomb s’aplatissait sur lui, sans lui faire du mal.

— C’est un Lièvre enchanté ! se dit-il alors, et je perds mon temps et ma peine à essayer de le prendre ! Il ne me reste qu’à m’en retourner à la maison ; mais, j’en suis loin, ici, et la nuit vient ; je crains fort qu’il ne me faille coucher sous les linceuls de l’alouette !

— Non, si vous voulez, lui dit le Lièvre, dans le langage des hommes.

— Comment cela, s’il vous plaît ? demanda Malo, étonné.

— Descendez tout du long cette avenue de vieux chênes que voilà, et vous trouverez, à l’extrémité, un château où vous pourrez passer la nuit et voir votre sœur aînée.

— Je serais heureux de revoir ma sœur, pensa-t-il, et de la ramener à la maison, si je le puis, car je la soupçonne de n’être pas bien, là où elle est.

Et il suivit le conseil du Lièvre, descendit l’avenue de vieux chênes et se trouva devant un vieux château, ceint de hautes murailles. Il frappa à la porte avec la crosse de son fusil et une voix, qu’il reconnut facilement pour être celle de sa sœur aînée, demanda de l’intérieur :

— Qui est là ?

— C’est moi qui viens te voir, sœur chérie ; ouvre-moi, vite.

— Comment ! c’est toi, frère chéri ? Que je suis donc heureuse de te revoir !

Et elle ouvrit la porte, et ils s’embrassèrent tendrement.

Malo entra dans le château, conduit par sa sœur, qui lui fit servir à manger. Puis, elle lui dit :

— J’aurais été bien heureuse, frère chéri, de te voir passer quelque temps ici, avec moi, mais, hélas ! cela ne se peut pas, sans grand danger pour ta vie. Le géant, mon mari, est parti depuis ce matin, comme tous les jours, pour la chasse aux hommes[82], car c’est là à peu près sa seule nourriture, et quand il rentrera, ce soir, je crains fort qu’il ne veuille te manger, aussi surtout si sa chasse n’a pas été bonne.

— Ah ! ton mari mange les hommes ! Il n’importe, je voudrais bien le voir. Cache-moi quelque part d’où je puisse le voir, sans être vu de lui ; derrière ces tonneaux que voilà, par exemple.

Malo se cacha derrière les tonneaux, au bas de la salle, et le géant arriva aussitôt. Il jeta quatre ou cinq hommes morts sur la table, en disant :

— Voilà pour mon souper !

Puis, ôtant de dessus ses épaules son manteau, qui pesait cinq cents livres, il le jeta sur les tonneaux, en disant :

— Je suis bien fatigué !

— Pourquoi aussi vous donner tant de mal, tous les jours ? lui dit sa femme.

— Il le faut bien, répondit-il : donnez-moi à boire, j’ai soif.

Et la sœur de Malo prit une grande pinte, tira du vin d’un tonneau et le posa sur la table, devant le géant. Celui-ci saisit aussitôt la pinte, et il s’apprêtait à la vider, lorsqu’il s’écria en reniflant :

— Que signifie ceci ? Ce vin sent le chrétien ! Il y a un chrétien ici ! Où est-il ? Je veux le voir, à l’instant !...

— C’est mon frère, qui est venu me voir ; ne lui faites pas de mal, je vous prie.

— Si c’est votre frère, je ne lui ferai pas de mal, dit le géant, en se calmant ; nous avons bien de quoi manger, d’ailleurs ; mais, où est-il ? Présentez-le-moi, pour que nous fassions connaissance.

Et la jeune femme le fit sortir de sa cachette, derrière les tonneaux, le prit par la main et le présenta au géant.

— Il est fort gentil, votre frère, dit celui-ci, et je ne lui ferai certainement pas de mal. Assieds-toi, beau-frère, à côté de moi, bois un coup de vin et causons ensemble, pendant que ta sœur nous préparera à manger. Comme tu t’es donné de la peine, depuis quelques jours, à courir après le Lièvre au poil d’argent, de la forêt !

— C’est vrai, répondit Malo ; j’aurais bien voulu le prendre !

— Ah ! mon pauvre ami, toi prendre le Lièvre argenté ! Songe donc que voici cinq cents ans que je cours inutilement après lui, et que je ne suis pas encore parvenu à savoir où il se retire, quand je perds sa trace.

— N’importe, dit Malo, je veux le poursuivre encore, pour voir.

— Crois-moi, tu ferais mieux de rester ici tranquille avec ta sœur, et de ne plus songer au Lièvre argenté.

— Non, je veux encore essayer de le prendre.

— Eh bien ! pour te venir en aide, autant que je le puis, prends ce cor d’ivoire, et quand tu auras besoin de secours, souffle dedans, et tu seras secouru de ma part.

Malo prit le cor d’ivoire, puis, ils soupèrent et allèrent ensuite se coucher.

Le lendemain, ils partirent tous les deux, de bon matin : le géant, pour la chasse aux hommes, selon son habitude, et Malo, pour poursuivre le Lièvre argenté.

Il le rencontra encore, dans la forêt, à la place accoutumée, et le poursuivit jusqu’au soir, croyant le prendre, à chaque moment, et le voyant s’échapper toujours, jusqu’à ce que, épuisé de fatigue, il se laissa tomber sur l’herbe, en disant :

— Le soir vient, je suis loin de la maison, et je crains qu’il ne faille passer la nuit sous les linceuls de l’alouette.

— Non, si vous voulez, dit encore le Lièvre argenté, qui le regardait tranquillement, assis sur son derrière.

— Comment cela donc ?

— Vous n’avez qu’à suivre cette avenue tout du long, — et le Lièvre lui désignait, d’une de ses pattes de devant, une belle avenue de grands châtaigniers, — et vous trouverez au bout le château où habite votre seconde sœur.

Malo suivit le conseil et se trouva, à l’extrémité de l’avenue, devant un beau château, entouré de hautes murailles. Il frappa à la porte, et une voix, qu’il reconnut pour être celle de sa seconde sœur, demanda :

— Qui est là ?

— C’est moi, répondit-il, qui viens te voir, ma sœur chérie ; ouvre-moi, vite.

— Comment ! c’est toi, mon frère chéri ! Que je suis donc heureuse de te voir !

Et elle lui ouvrit la porte, et ils s’embrassèrent tendrement.

Malo entra dans le château, et mangea et but, car il avait grand’faim. Puis, comme il paraissait vouloir passer quelques jours chez sa sœur, celle-ci lui dit :

— J’aurais été bien heureuse, frère chéri, de te voir passer quelques jours avec moi, dans ce château, mais, hélas ! cela ne se peut pas, sans grand danger pour ta vie. Le géant, mon mari, est parti depuis ce matin, comme tous les jours, pour la chasse aux hommes, car c’est là à peu près sa seule nourriture, et quand il rentrera, ce soir, je crains qu’il ne veuille te manger toi-même, surtout si sa chasse n’a pas été bonne.

— Ah ! ton mari aussi mange des hommes ? N’importe, je voudrais le voir. Cache-moi quelque part d’où je le verrai, sans être vu de lui ; derrière ces tonneaux que voilà, par exemple.

— Eh bien ! oui, cache-toi, vite, derrière ces tonneaux, car voici l’heure où il a coutume de rentrer.

Malo se cacha derrière des tonneaux, qui étaient entassés au bas de la salle, et le géant arriva presque aussitôt. Il jeta quatre ou cinq hommes morts sur la table, en disant :

— Voilà de quoi souper !

Puis, ôtant de dessus ses épaules son manteau, qui pesait sept cents livres et le jetant sur les tonneaux :

— Je suis bien fatigué, dit-il.

— Pourquoi vous donner aussi tant de mal à courir, tous les jours ? lui dit sa femme.

— Il le faut bien ; mais, donnez-moi à boire, car j’ai grand’soif.

Et la seconde sœur de Malo prit une grande pinte, tira du vin d’un tonneau et le posa sur la table. Le géant s’apprêtait à boire, quand il s’écria, en reniflant :

— Que signifie ceci ? Ce vin sent le chrétien ! Il y a un chrétien ici ! Où est-il ? Je veux le voir, à l’instant !

— C’est mon frère, qui est venu me voir, répondit la jeune femme ; ne lui faites pas de mal, je vous eu prie.

— Si c’est votre frère, je ne lui ferai pas de mal ; nous avons de quoi souper, du reste ; présentez-le-moi, pour que nous fassions connaissance ensemble.

Et elle alla le chercher, au bas de la salle, l’amena par la main et le présenta au géant.

— Il est fort gentil, votre frère, dit le géant, et je ne lui ferai sûrement pas de mal. Et s’adressant à Malo : — Assieds-toi là, mon garçon, à côté de moi, bois un coup de vin, et causons. Comme tu t’es donné du mal, depuis quelques jours, à courir après le Lièvre argenté !

— C’est vrai, répondit Malo, et j’aurais bien voulu pouvoir le prendre.

— Ah ! mon pauvre ami, toi prendre le Lièvre argenté ! Songe donc que voici plus de sept cents ans que je cours inutilement après lui, et que je ne sais pas encore où il se retire, quand je perds sa trace !

— N’importe, dit Malo, je veux le poursuivre encore, pour voir...

— Crois-moi, tu ferais mieux de rester ici, avec ta sœur, et de ne plus songer au Lièvre argenté.

— Non, je veux encore essayer.

— Eh bien ! pour te venir en aide, autant que je le puis, prends ce bec d’oiseau, et, quand tu auras besoin de secours, souffle dedans, et tu seras secouru de ma part.

Malo prit le bec d’oiseau, et ils allèrent ensuite se coucher.

Le lendemain matin, ils partirent tous les deux, le géant, pour la chasse aux hommes, selon son habitude, et Malo, pour poursuivre le Lièvre argenté. Il le trouva au même endroit, dans la forêt, le poursuivit longtemps et inutilement, comme les jours précédents, si bien que le soir le surprit encore, harassé de fatigue et n’en pouvant plus.

— Il me faudra, sans doute, passer la nuit sous les linceuls de l’alouette, dit-il encore, en s’asseyant au pied d’un arbre.

Et le Lièvre argenté lui dit encore :

— Non, si vous voulez.

— Comment cela ?

— Suivez cette avenue de grands hêtres, jusqu’au bout, et vous arriverez au château qu’habite votre plus jeune sœur.

Malo suivit le conseil et se trouva, à l’extrémité de l’avenue, devant un vieux château, entouré de tous côtés de hautes murailles. Il frappa à la porte, et une voix, qu’il reconnut pour être celle de sa plus jeune sœur, demanda :

— Qui est là ?

— C’est moi, répondit-il, qui viens te voir, ma sœur chérie ; ouvre-moi, vite.

Et elle lui ouvrit, et ils s’embrassèrent tendrement.

Malo entra dans le château, et mangea et but, car il avait grand’faim. Puis, comme il paraissait vouloir passer quelques jours auprès de sa sœur, celle-ci lui dit :

— J’aurais été bien heureuse, mon frère chéri, de te voir passer quelques jours ici, avec moi, mais, hélas ! cela ne se peut pas, sans grand danger pour ta vie. Le géant mon mari est parti, ce matin, comme tous les jours, pour la chasse aux hommes, car c’est là à peu près sa seule nourriture, et quand il rentrera, ce soir, il aura faim, et je crains qu’il ne veuille te manger, surtout si sa chasse n’a pas été bonne.

— Ah ! ton mari mange aussi des hommes ? répondit Malo ; n’importe, je veux le voir. Cache-moi quelque part, d’où je le verrai, sans être vu de lui, derrière ces tonneaux que voilà, au bas de la salle, par exemple.

— Eh bien ! oui, cache-toi derrière ces tonneaux, car voici le moment où il rentre.

Malo se cacha derrière les tonneaux, au bas de la salle, et le géant arriva aussitôt. Il jeta une demi-douzaine d’hommes morts sur la table, en disant :

— Voilà de quoi souper !

Puis il ôta de dessus ses épaules un manteau qui pesait mille livres et s’assit, en disant :

— Je suis bien fatigué !

— Pourquoi aussi vous donner tant de mal, tous les jours ? lui dit la sœur de Malo.

— Il le faut bien ; mais, donnez-moi à boire, car j’ai grand’soif, reprit le géant.

Et la jeune femme prit une grande pinte, tira du vin d’un tonneau et le posa sur la table, devant le géant, qui s’apprêtait à boire, quand il s’écria, en reniflant :

— Que signifie ceci ? Ce vin sent le chrétien ! Il y a un chrétien ici ! Où est-il ? Je veux le voir, à l’instant !

— C’est mon frère, qui est venu me voir ; ne lui faites pas de mal, je vous en prie.

— Si c’est votre frère, je ne lui ferai pas de mal ; nous avons de quoi souper, du reste ; présentez-le-moi, pour que nous fassions connaissance ensemble.

Et elle alla le chercher, derrière les tonneaux, l’amena par la main et le présenta au géant.

— Il est fort gentil, votre frère, dit celui-ci, et je ne lui ferai sûrement pas de mal. Et s’adressant à Malo : — Assieds-toi là, beau-frère, à côté de moi, bois un coup de vin et causons. Comme tu t’es donné du mal, depuis quelques jours, à courir après le Lièvre argenté !

— C’est vrai, répondit Malo ; je voudrais bien pouvoir le prendre !

— Ah ! mon pauvre ami, toi prendre le Lièvre argenté ! Songe donc que voici plus de mille ans que je cours inutilement après lui, et que je ne suis pas encore parvenu à savoir où il se retire, quand je perds sa trace.

— N’importe, dit Malo, je veux le poursuivre encore, pour voir...

— Crois-moi, tu ferais mieux de rester ici tranquillement, avec ta sœur, et de ne plus songer au Lièvre argenté.

— Non, je veux encore essayer de le prendre.

— Eh bien ! pour te venir en aide, autant que je le puis, prends cette mèche de cheveux dorés, et quand tu auras besoin de secours, dis simplement ces mots, en la tenant à la main : — Par la vertu de cette mèche de cheveux dorés, je demande du secours ! et aussitôt tu seras secouru de ma part.

Malo prit la mèche de cheveux dorés, puis ils allèrent se coucher.

Le lendemain matin, le géant et Malo partirent de bonne heure ; le géant, pour se livrer à la chasse aux hommes, selon son habitude, et Malo, pour poursuivre le Lièvre au poil argenté. Il le rencontra, comme les jours précédents, au même endroit, dans la forêt, et le poursuivit jusqu’à un bras de mer, qui pénétrait sous le bois. Le Lièvre sauta lestement par-dessus l’eau, mais, Malo ne put faire comme lui, et le voilà bien embarrassé. Il aperçut sur le rivage, à l’angle de deux grands rochers, une pauvre hutte, dont la porte était ouverte. Il y entra. C’était l’habitation d’un vieux cordonnier.

— Dites-moi, mon brave homme, lui demanda-t-il, n’avez-vous pas vu un Lièvre au poil d’argent, passer par ici, il n’y a qu’un instant ?

— Chut ! chut ! Parlez plus bas, je vous prie, répondit le cordonnier, d’un air mystérieux ; ce n’est pas là un Lièvre, comme vous le croyez, mais bien une princesse, la fille du roi de Perse. Je suis son cordonnier. Tous les jours, je lui fournis une paire de souliers neufs, que je lui porte moi-même, dans son palais.

— Je voudrais bien y aller aussi avec vous, si vous le voulez bien ?

— Je le veux bien, mais, à la condition que vous ne direz pas que c’est moi qui vous y aurai conduit. Je voyage à volonté à travers les airs[83], et je traverse ainsi facilement la mer, pour me rendre au palais de la princesse. Je vous donnerai un manteau, qui vous rendra invisible ; vous monterez sur mon dos, et nous partirons, aussitôt que j’aurai terminé mes souliers.

Quand les souliers furent achevés, le vieux cordonnier mit sur les épaules de Malo le manteau qui rend invisible, lui dit de monter sur son dos, et ils partirent alors, avec la rapidité du vent. Ils traversèrent ainsi la mer, et arrivèrent promptement au château de la princesse. Ils descendirent dans la cour.

— Suivez-moi, dit le vieux cordonnier à Malo, et ne craignez rien, car personne ne pourra vous voir, tant que vous aurez le manteau sur les épaules ; gardez-vous donc de l’ôter.

Ils pénétrèrent jusqu’à la chambre de la princesse. Elle était absente. Le vieux cordonnier y déposa les souliers, et s’en alla. Malo y resta.

La princesse rentra, peu après, et dit à sa servante :

— J’ai bien couru par la forêt de Kerodern, espérant y rencontrer mon amoureux, comme d’ordinaire, et je ne l’ai pas vu ; aussi, suis-je bien fatiguée et bien en peine de lui.

— Consolez-vous, ma maîtresse, lui dit la servante, vous le reverrez, sans doute, demain. Mangez et buvez, pour réparer vos forces, et demain vous serez plus heureuse.

La princesse mangea et but, mais, moins que d’ordinaire, puis, elle se retira dans sa chambre, toute soucieuse. Malo, qui avait faim aussi, et qui, grâce à son manteau, avait pu entendre la conversation de la princesse et de sa servante, sans être vu d’elles, dit, quand la princesse arriva dans sa chambre, où il l’avait suivie :

— Vous avez mangé et bu, princesse, mais, moi, je suis à jeun, depuis longtemps, et je voudrais faire comme vous.

— Qui est là ? demanda la princesse, étonnée et effrayée d’entendre parler ainsi, à côté d’elle, et de ne voir personne.

— Le fils du seigneur de Kerodern, répondit Malo ; ne vous effrayez pas, je vous prie, princesse.

— Le fils du seigneur de Kerodern ?... Mais, où êtes-vous donc ? Montrez-vous, je vous prie.

Malo ôta son manteau, et redevint aussitôt visible. La princesse, transportée de joie, lui sauta au cou, pour l’embrasser. Puis, elle lui fit servir à manger et à boire, et ils passèrent la nuit ensemble. Malo resta au château, sans que personne en sût rien, et la princesse ne sortit plus.

Un jour, elle dit à son père :

— Il est temps de me marier, mon père.

— A qui veux-tu que je te marie, ma fille ? répondit le vieillard ; aucun prince ne m’a encore demandé ta main.

— J’ai moi-même choisi mon mari, mon père

— Qui est-ce donc, ma fille, et où est-il ?

— Il n’est pas loin, mon père ; je vais vous le faire voir.

Et elle se rendit à sa chambre et en revint aussitôt, en tenant Malo par la main.

— Voici, mon père, dit-elle, celui que je désire pour époux !

Le vieillard ne fit aucune difficulté d’accepter Malo pour son gendre, d’autant plus que le jeune Breton avait fort bonne tournure, et les noces furent célébrées promptement, et avec grande pompe et solennité.

Quelque temps après, la princesse recommença à sortir, toujours sous la forme d’un Lièvre au poil argenté. Chaque matin, avant de partir, elle remettait à son mari les clefs de toutes les chambres, de toutes les salles et de tous les cabinets du château, même celle de son trésor, le laissant libre d’entrer partout, à l’exception d’un petit cabinet, dont elle lui recommanda bien de ne jamais ouvrir la porte, sous peine des plus grands malheurs.

Malo, une fois la princesse partie, se promenait de tous côtés, dans les jardins et les salles et les chambres du château, et partout il voyait des trésors et des merveilles de tout genre. Il avait bien envie de visiter aussi le cabinet défendu, mais, il se rappelait la défense de la princesse, et n’osait pas. Un jour, pourtant, il succomba à la tentation : il ouvrit la porte, et aussitôt le diable s’élança hors du cabinet et dit :

— C’est très bien ; ta femme est à moi, à présent, et je vais l’emporter !

— Vous attendrez bien, au moins, jusqu’à dix heures, demain matin, répondit Malo.

— Oui, mais à dix heures précises, demain matin, je l’emporterai.

Quand la princesse rentra, le soir, elle trouva Malo tout embarrassé et tout triste.

— Je sais, lui dit-elle, ce qui est cause de ta tristesse ; tu m’as désobéi ; tu as ouvert la porte du cabinet défendu, et à présent, j’appartiens au diable, qui y était enfermé.

— J’ai commis une faute, je le reconnais, répondit Malo, mais, soyez sans inquiétude pourtant, car je saurai bien vous défendre contre le diable.

Le lendemain matin, le diable se présenta à Malo, à dix heures juste, et lui dit :

— Où est ta femme ? Je viens la chercher.

— Je vais vous la livrer, tout à l’heure. Rendez-vous là-bas, au milieu de la plaine, devant le château, et je vous la conduirai là, dans un instant.

Le diable se rendit au milieu de la plaine. Malo l’y vint rejoindre bientôt, accompagné de la princesse. Mais, au lieu de la lui livrer, il souffla dans le cor d’ivoire, que lui avait donné le géant, mari de sa sœur aînée, et aussitôt arrivèrent toutes les bêtes à cornes du pays, qui coururent sus au diable. Celui-ci aurait bien voulu s’échapper, mais de tous côtés, il se heurtait à des cornes aiguës, qui lui fermaient la retraite. Il perdit un œil et demanda quartier, jusqu’à dix heures, le lendemain matin ; ce qui lui fut accordé.

Le lendemain matin, à dix heures, on se trouva encore, de part et d’autre, dans la plaine, et le diable réclama encore la princesse.

— Oui, si tu la gagnes, lui répondit Malo, car il te faudra encore combattre.

Et aussitôt il souffla dans le bec d’oiseau, que lui avait donné le second géant, et tous les oiseaux du pays, petits et grands, arrivèrent de tous côtés, se précipitèrent sur le diable, et lui crevèrent l’œil qui lui restait. Si bien qu’il demanda encore quartier, jusqu’à dix heures, le lendemain matin.

— Je le veux bien, répondit Malo, mais, ce sera pour la dernière fois.

Le lendemain matin, à l’heure dite, on se retrouva dans la plaine, de part et d’autre, et le diable réclama encore la princesse. Malo, pour toute réponse, tira de sa poche la mèche de cheveux dorés, que lui avait donnée le troisième géant, lui commanda de faire son devoir, et aussitôt tous les animaux à poil du pays, petits et grands, accoururent, de tous côtés, et tombèrent sur le diable, l’attaquant chacun à sa manière. Le combat fut terrible, et le diable, quoique aveugle, se défendit comme un diable. Il poussait des cris épouvantables, sous les coups de dents et de griffes des assaillants... Enfin, il fut vaincu, abattu, foulé aux pieds et enchaîné.

On construisit un grand bûcher, au milieu de la plaine ; on y mit le feu et le diable fut jeté dans le brasier. Comme il était habitué au feu, il n’y mourait pas, mais, il poussait des cris, qui effrayaient tout ce qui vivait à plusieurs lieues à la ronde, et il essayait de s’échapper. Mais, les animaux faisaient cercle autour du bûcher, et l’y repoussaient. Voyant cela, il dit à Malo que, s’il voulait le laisser partir, il renoncerait à tout droit sur la princesse. Comme on ne pouvait venir à bout de lui, d’aucune manière, Malo y consentit, mais, à la condition qu’il signerait sa renonciation avec son sang. Il signa, et on le laissa partir, alors.

Et voilà pourquoi il vit encore, et fait tant de mal sur la terre. Si on avait pu en venir à bout, quand on le tenait, le pauvre monde serait, sans doute, plus heureux qu’il ne l’est.

Malo se maria alors à la princesse, et il y eut, à cette occasion, des fêtes magnifiques, des jeux et des festins, pendant quinze jours.


Conté par Jeanne Ewen, de Louargat
(Côtes-du-Nord). — 1869.


II


LA PRINCESSE ENCHANTÉE
_____



IL y avait, une fois, trois jeunes gens, trois frères, qui habitaient un vieux manoir, avec leur mère, qui était veuve. Depuis la mort de leur père, on entendait, chaque nuit, du bruit, dans la chambre où il était décédé, et on ne savait quelle pouvait en être la cause. Personne n’osait coucher dans cette chambre, et la veuve parlait d’abandonner le manoir. Mais, avant de prendre cette détermination, elle réunit, un jour, ses enfants et leur parla de la sorte :

— Nous ne sommes plus riches, mes pauvres enfants, et ce serait un grand dommage pour nous, s’il nous fallait abandonner cette maison, pour aller habiter ailleurs. Je voudrais auparavant qu’un de vous eût la hardiesse d’aller passer une nuit, dans la chambre où l’on entend le bruit, afin de savoir ce qui en est la cause.

— Moi, j’y irai, ma mère, dit l’ainé, nommé Fanch.

Et, après souper, et les prières faites en commun, Fanch se rendit à la chambre. C’était au mois de décembre, et il fit un bon feu, dans la vaste cheminée, et il se mit à fumer sa pipe, en buvant un verre de cidre, de temps en temps.

Dix heures étaient sonnées, qu’il n’avait encore entendu aucun bruit, si ce n’est quelques rats trotter dans le grenier. Onze heures sonnèrent, et toujours rien. Il s’endormit, dans son fauteuil, près du feu. Vers minuit, sa mère et ses frères, qui étaient en bas, entendirent le vacarme ordinaire. Fanch dormait profondément et n’entendit rien.

Le lendemain matin, quand il descendit, sa mère courut l’embrasser en disant :

— Dieu soit loué ! Tu es donc encore en vie, mon pauvre enfant ?

— Mais oui, ma mère, comme vous voyez ; pourquoi me demandez-vous cela ?

— C’est qu’il y a eu, cette nuit, tant de bruit et de vacarme, là-haut, que nous craignions pour ta vie.

— Je n’ai rien vu ni entendu, ma mère.

— Est-ce possible ? Nous n’en avons pas pu dormir, un instant.

— Quant à moi, j’ai bien dormi.

La nuit suivante, ce fut le second fils, nommé Jean, qui voulut veiller, dans la chambre hantée.

Il lui arriva absolument comme à son aîné. Il s’endormit aussi, et n’entendit ni ne vit rien, bien que le vacarme allât encore bon train.

— C’est mon tour, dit alors le cadet, nommé Alanic.

Et, la nuit venue, il monta aussi à la chambre ; mais, il n’emporta pas de cidre et ne s’endormit point.

Vers minuit, comme il lisait tranquillement, près du feu, il lui sembla entendre marcher derrière lui. Il tourna la tête, et fut bien étonné de voir son père, comme quand il était en vie. Il eut d’abord peur, puis il s’enhardit et dit :

— C’est vous qui êtes là, mon père ?

— Oui, mon enfant, c’est moi, répondit-il tristement.

— Puis-je quelque chose pour vous, mon père ? Parlez, je suis prêt à vous servir, quoi que vous puissiez me demander.

— Hélas ! mon enfant, quand je vivais encore sur la terre, j'ai promis, étant malade sur mon lit, d’aller en pèlerinage à Saint-Jean-de-Galice, si je recouvrais la santé. Je guéris et n’allai point à Saint-Jacques-de-Galice, et maintenant, je suis dans le Purgatoire, et je n’en puis sortir, que lorsqu’un de mes enfants aura accompli pour moi le pèlerinage promis.

— Je le ferai, mon père, et je partirai dès demain matin, dit Alanic.

— La bénédiction de Dieu soit sur toi, mon fils ! répondit le fantôme, qui s’évanouit aussitôt[84].

Le lendemain matin, quand Alanic descendit, sa mère lui demanda ;

— Est-ce que, comme tes frères, tu n’as aussi rien entendu ni rien vu, mon fils ?

— Si, ma mère, répondit-il, j’ai entendu et j’ai vu.

— Quoi donc, mon fils ? Dis-moi, vite.

— J’ai vu mon père, comme quand il était en vie, et il m’a parlé, ma mère.

— Grand Dieu !... Et que t’a-t-il dit, mon enfant ?

— Il m’a dit que c’est lui qui fait, chaque nuit, le bruit que vous savez, et qu’il est dans le Purgatoire, et n’en sortira que lorsqu’un de ses enfants aura fait pour lui le pèlerinage de Saint-Jacques-de-Galice, qu’il avait promis de faire, étant gravement malade, et qu’il ne fit point, après sa guérison.

— Jésus mon Dieu !... Et que lui as-tu répondu, mon enfant ?

— Je lui ai répondu, ma mère, que je ferai le pèlerinage promis, à Saint-Jacques-de-Galice, et je veux me mettre en route aujourd’hui même.

— Nous t’accompagnerons, lui dirent ses deux aînés.

— Non, répondit-il, je veux être seul.

Et il prit son arc seulement et partit[85]. Il était bon tireur, et le gibier qu’il prenait suffisait à sa nourriture. Il avait fait vœu de ne s’arrêter dans aucune hôtellerie, pour manger ou pour dormir. Il marche et marche, mettant toujours un pied devant l’autre, et arrive à une grande forêt. Il y avait trois jours et trois nuits qu’il était dans cette forêt, sans pouvoir en sortir. Il arrive à un vieux château entouré de hautes murailles. Comme il considérait ce château et en cherchait la porte, un lièvre vint à passer près de lui. Il bande son arc, lance la flèche et abat le lièvre. Aussitôt un ramier passe au-dessus de sa tête, et il l’abat aussi à ses pieds.

— Voilà de quoi dîner, se dit-il.

Et, comme il s’apprêtait à ramasser son gibier, il vit tout à coup apparaître, à côté de lui, deux énormes géants. Cette vue le surprit et lui fit peur, un peu.

— Tu es un bon tireur, lui dit un des géants.

— On en peut trouver facilement de plus mauvais que moi, répondit-il.

— Ferais-tu d’un chat ce que tu as fait de ce lièvre et de ce pigeon ?

— Je pense que oui.

— Ce chat n’a qu’un œil, qui est au milieu du front, et il faudra le frapper dans cet œil, ou il te mettra en pièces.

— Alors, je préfère ne pas essayer.

— Si tu n’essaies pas, mon frère et moi nous te mettrons aussi à mort.

— Alors, j’essaierai. Où est le chat ?

— A midi juste, il paraîtra sur le mur du château et s’y promènera au soleil, pendant que sonneront les douze coups, et c’est dans cet intervalle que tu devras le tuer, sous peine d’être tué par lui.

— C’est bien !

Un moment après, frappa le premier coup de midi, et un grand chat blanc parut sur le mur et se mit à s’y promener, au soleil. Alanic tend son arc et vise ; la flèche part et le chat tombe du haut du mur, en criant : Miaou ! miaou !... d’une façon effrayante.

— C’est à merveille ! dit l’aîné des géants, et la princesse nous appartient, à présent. Cependant, il nous reste encore à pénétrer dans le château, ce qui n’est pas facile. Voici comment nous pourrons y arriver : Je vais m’adosser au nur, mon frère montera sur mes épaules, toi tu monteras sur les épaules de mon frère et atteindras ainsi le sommet, puis, tu descendras dans la tour par ce chêne qui est de l’autre côté et dont les branches touchent le mur, et alors tu nous ouvriras la porte.

Alanic pénétra, en effet, de cette façon, dans la cour du château. Mais, au moment où il allait ouvrir la porte, il aperçut, suspendu à un clou du mur, un beau sabre sur la lame duquel il lut ces mots :

« Celui qui pénétrera dans cette cour, et qui abattra avec moi les têtes des deux géants, deviendra le maître de ce château, où il trouvera de grands trésors. »

— C’est bien ! se dit Alanic, en s’emparant du sabre ; mais, je ne suis pas assez grand pour pouvoir frapper les géants à la tête ; comment faire ?

Il aperçut alors, au bas de la porte, un trou rond comme une chatière, et comme les géants qui criaient déjà : — « Ouvre-nous la porte, » il leur répondit :

— Je ne puis pas, je ne trouve pas la clef, mais, je vais, avec un sabre que je vois ici, agrandir la chatière, jusqu’à ce que vous puissiez passer par là.

Et il agrandit le trou et dit ensuite aux géants :

— Voyez si le trou est assez grand, à présent, et mettez-y la tête.

Et l’aîné des géants passa sa tête par la chatière. Alanic lui déchargea de toutes ses forces un coup de sabre sur la nuque, et la tête roula sur le pavé de la cour.

— En voilà toujours un, qui ne fera plus de mal à personne, se dit-il.

Et il se tint en silence près de la porte. L’autre géant, qui ne savait pas ce qui venait de se passer, criait à son frère :

— Passe donc, vite !

Et comme il ne bougeait pas, il le tira à lui, et quand il vit qu’il n’avait plus de tête, il poussa un cri épouvantable ; puis il tomba sur la porte à coups de poings et de pieds ; mais, la porte était solide et ne cédait pas. Alanic ne soufflait mot, de son côté ; si bien que le géant pensa qu’il s’était rendu près de la princesse, que le chat blanc retenait captive, dans le château. Il mit aussi la tête à la chatière, et Alanic l’abattit, comme celle de son frère.

— Voilà qui est fait ! dit-il ; voyons, à présent, ce qu’il y a dans le château.

Et il entra dans le château.

Dans une première salle, il vit une table toute servie. Il avait faim, et il but et mangea, sans que personne vînt le contrarier, ni qu’aucun être vivant se montrât. Au-dessus d’une porte, qui donnait sur cette salle, il lut ces mots :

« C’est dans la quatrième salle qu’est le plus beau trésor : quiconque pénétrera jusque-là et donnera un baiser à la princesse qu’il y verra couchée et endormie sur un lit, possédera le château, avec tout ce qu’il enferme, même la princesse. »

— Voyons, se dit Alanic, si nous pourrons aller jusqu’à cette quatrième salle.

Et il entra dans la seconde salle, où il vit des monceaux de pièces de monnaie d’argent, toutes neuves. Tout était d’argent, dans cette salle, jusqu’aux murs. Il remplit ses poches et songea d’abord à s’enfuir. Mais, il lut au-dessus d’une autre porte ces mots : « Encore plus beau ! » et il entra dans la troisième salle. Là tout était d’or, et il jeta les pièces d’argent qui remplissaient ses poches, et les remplaça par des pièces d’or, puis il songea encore à s’enfuir avec son or. Mais, ses yeux tombèrent sur cette inscription, au-dessus l’une quatrième porte : « Encore plus beau ! » et il se dit :

— Il faut que je voie tout, pendant que j’y suis ; c’est là, sans doute, qu’est la princesse.

Et il entra dans la quatrième salle, et resta immobile, la bouche ouverte, et comme pétrifié, à la vue de la merveille qui s’y trouvait. C’était une jeune princesse, belle comme le soleil béni de Dieu, quand il se lève, un beau jour de printemps, et qui sommeillait sur un lit en or massif, enchâssé de diamants et de perles. Il s’approcha d’elle, tout doucement et sur la pointe du pied, de peur de l’éveiller. Il posa un baiser sur une de ses mains, qui pendait hors du lit. Elle ne fit aucun mouvement. Il s’enhardit et se coucha à côté d’elle, et lui donna le baiser qu’il fallait. Elle s’éveilla alors, ouvrit peu à peu les yeux et lui sourit doucement, en disant : « Mon amour ! »

Mais Alanic, effrayé de son audace, sauta à bas du lit, et, dans son trouble, chaussa un de ses souliers et une des pantoufles de la princesse, et s’enfuit, au plus vite.

La princesse se leva aussi, et le poursuivit, à travers les salles, puis la cour, puis hors de la cour. Elle le perdit de vue, dans le bois sombre qui entourait le château, et en éprouva une grande douleur.

Sur la lisière du bois, était un grand chemin, par où passaient tous ceux qui se rendaient en Espagne. Elle se dit :

— Tôt ou tard, il passera par ce chemin, — car elle savait qu’il devait aller en Espagne.

Par son art magique, elle bâtit un château magnifique, au bord de la route, avec cette inscription, au-dessus de la porte principale :

« Ici l’on héberge gratuitement tous les passants, à la seule condition de dire à la maîtresse de la maison qui ils sont, d’où ils viennent, où ils vont, et enfin tout ce qui leur est arrivé d’extraordinaire, dans leurs voyages. »

Un jour, vers le coucher du soleil, Alanic arriva devant cette maison, en revenant de Saint-Jacques-de-Galice. Il était tout poudreux, exténué de fatigue, avait faim et point d’argent. Il lut l’inscription et s’écria :

— Dieu soit béni !

Il entra et fut bien accueilli par la princesse. Il ne la reconnut pas ; mais elle le reconnut, à première vue. Elle lui servit elle-même à manger et à boire et eut pour lui toutes les attentions possibles, ce qui l’étonna.

Quand il fut restauré et un peu remis de sa fatigue, il la regarda attentivement et eut un souvenir vague de l’avoir vue quelque part, mais, il ne pouvait se rappeler où. La princesse lui dit alors :

— Vous avez sans doute lu, jeune voyageur, l’inscription qui est au-dessus de la porte de ma maison.

— Oui, je l’ai lue, répondit Alanic, et je suis prêt à m’y conformer.

Et il raconta le motif de son départ de la maison paternelle, et son aventure du château du bois, mais, sans entrer dans tous les détails.

La princesse lui demanda :

— N’avez-vous pas aussi rencontré, dans une salle de ce château, une jeune princesse qui dormait sur un lit, et profitant de son sommeil, ne l’avez-vous pas embrassée ?

— Oui, répondit-il en rougissant.

— Reconnaîtriez-vous bien cette princesse, si vous la revoyiez ?

— Je pense que oui, dit-il, en la regardant plus attentivement.

— N’avez-vous rien emporté aussi du château ?

— Non..., si ce n’est pourtant une petite pantoufle d’or.

— Qu’avez-vous fait de cette pantoufle ?

— Je l’ai encore ; la voici !

Et, la tirant de sa poche, il la posa sur. la table.

— Moi aussi, dit la princesse, j’ai une pantoufle d’or, de tout point pareille à la vôtre.

Et elle posa sur la table une seconde pantoufle, absolument semblable à la première. Les deux faisaient la paire. Puis elle les chaussa, et elles lui allaient parfaitement. Et elle sauta au cou d’Alanic et l’embrassa, en disant :

— C'est vous qui m’avez délivrée, en tuant le chat blanc qui me retenait enchantée, dans son château, au milieu du bois, et en me donnant le baiser qui m’a réveillée et a rompu le charme. Vous serez désormais mon époux, et ce château vous appartient, avec tous les trésors qu’il renferme.

Alanic fit venir sa vieille mère et ses deux frères, et son mariage avec la princesse fut célébré, avec pompe et solennité, et il y eut, à cette occasion, de grands festins et des fêtes et des réjouissances publiques, pendant quinze jours entiers.

La trisaïeule de ma bisaïeule était employée dans la cuisine du château, et c’est grâce à elle que le souvenir s’est conservé dans ma famille de cette belle histoire et que j’ai pu vous la raconter

<poem> Sans mensonge aucun, Si ce n’est peut-être un mot ou deux[86].


Conté par François Flouriot, laboureur, de
Prat (Côtes-du-Nord). Septembre 1874.



III


JANVIER ET FÉVRIER


OU LE RUBAN DE PEAU ROUGE
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Eur wech a oa, eur wich a vô
Commansament ann holl gaozo :
Na eus na mar na marteze
Hen eus tri droad ann trébez.

Il y avait une fois, il y aura un jour,
C’est le commencement de tous les contes :
Il n’y a ni si ni peut-être,
Un trépied a toujours trois pieds.


IL y avait une fois un vieux seigneur, qui avait deux fils, nommés Janvier et Février.

Comme vous le savez, Janvier vient toujours avant Février, de sorte qu’il était l’aîné.

Quand il fut à l’âge de dix-huit ou vingt ans, il s’ennuyait chez son père, et voulut voyager. Il partit donc, avec la bourse légère, car ils n’étaient pas riches.

Après avoir marché pendant trois jours, il se trouva dans une grande avenue de vieux chênes, au bout de laquelle était un beau château.

— Il faut, se dit-il, que je demande si l’on n’a pas besoin d’un domestique, dans ce château.

Et il frappa à la porte. Elle s’ouvrit aussitôt.

— Bonjour ! dit-il au portier ; n’a-t-on pas besoin d’un domestique ici ?

— Oui vraiment ; il vient d’en partir un, et il faut le remplacer ; suivez-moi, et je vais vous conduire au maître.... Voici, maître, un homme qui cherche condition.

— Fort bien ! répondit le seigneur, j’ai précisément besoin d’un valet, dans le moment. Et s’adressant à Janvier : — Que savez-vous faire ?

— Je sais faire un peu de tout. Monseigneur.

— C’est bien, vous avez assez bonne mine, et vous me plaisez. Voici quelles sont mes conditions : Vous irez, tous les jours, travailler aux champs, au bois, au jardin, partout où l’on vous dira. Au coucher du soleil, vous viendrez à la maison, et alors, vous devrez prendre soin des enfants et faire tout ce qu’ils vous demanderont. Vous aurez de beaux gages, cent écus par an, et votre année finira, quand chantera le coucou.

— C’est à merveille, et je ne demande rien de plus, répondit Janvier.

— Il y a encore une chose que je ne dois pas vous laisser ignorer, reprit le seigneur : vous ne devrez jamais vous fâcher, quoi que l’on vous dise ou fasse, autrement, vous serez renvoyé sans le sou, et de plus, l’on vous taillera courroie, c’est-à-dire qu’on vous enlèvera un ruban de peau rouge, depuis la nuque jusqu’aux talons[87].

— Cela n’est plus aussi bien... Mais, vous-même, Monseigneur, si vous vous fâchez le premier ?...

— Si je me fâche le premier, c’est à moi qu’on enlèvera le ruban de peau rouge ; mais, je ne me fâche jamais, moi.

— A la bonne heure !

Le lendemain matin, on donna une faucille à Janvier et on lui dit d’aller couper de l’ajonc, sur la grande lande.

— Mais, je ne sais pas où est la grande lande, dit-il.

— Voici un chien, lui répondit-on, en lui montrant un grand boule-dogue, qui vous y conduira et restera avec vous, jusqu’au coucher du soleil.

Il se dirige donc vers la lande, conduit par le chien. Il se met à l’ouvrage. Quand il fut fatigué, il voulut se reposer un peu et fumer une pipe. Aussitôt le chien vint à lui, en grognant et en montrant les dents.

— Tiens ! tiens ! le beau chien ! lui dit-il, et il voulut le caresser.

Mais, le chien était toujours menaçant.

— Diable de chien ! s’écria Janvier.

Il lui fallut laisser sa pipe et se remettre au travail.

A midi, une servante vint lui apporter son dîner.

Il s’assit, sur le gazon, à l’ombre d’un hêtre, pour manger sa soupe. La servante avait apporté deux écuellées de soupe, dont l’une, de pain blanc, pour le chien, et l’autre, de pain noir, pour Janvier.

Janvier mangea sa soupe, d’assez mauvaise humeur, puis il voulut fumer une pipe. Mais, le chien grogna encore et montra les dents, et il lui fallut se remettre immédiatement à l’ouvrage.

Au coucher du soleil, le chien prit la route du château, et Janvier le suivit. On lui donna encore de la soupe de pain noir, pour son souper. Pendant qu’il la mangeait, les enfants se mirent à crier :

— J’ai envie de...

— Allons ! Janvier, dit la maîtresse, accompagnez les enfants dehors.

Il se leva et sortit avec les marmots. Quand il rentra, on avait fini de manger ; il n’y avait plus rien sur la table.

— N’aurai-je pas aussi un peu de lard ? de-manda-t-il, timidement.

— C’est trop tard ! répondit la maîtresse.

— Triste souper, après une si rude journée de travail ! murmura-t-il.

— Vous n’êtes pas content ? lui demanda le seigneur.

— Je ne suis pas fâché non plus ; je n’en mourrai pas, pour un mauvais souper, j’en ai fait bien d’autres.

Et il alla se coucher, là-dessus.

Le lendemain matin, il retourna à la lande, toujours accompagné du chien, et cette journée se passa comme la précédente. Quand il voulait se reposer un peu, le chien lui montrait les dents, et il fallait se remettre au travail. A midi, la même servante vint encore avec deux écuellées de soupe : l’une, de pain blanc, pour le chien, et l’autre, de pain noir, pour Janvier. Au coucher du soleil, le chien et le valet revinrent ensemble au château. Janvier était fatigué et avait faim. A peine avait-il entamé son écuelle, que les enfants se mirent encore à crier :

— J’ai envie de faire pipi, disait l’un ; j’ai envie de faire caca ! disait l’autre.

Janvier ne faisait pas semblant de les entendre.

— Allons ! Janvier, lui dit le seigneur, faites votre devoir, accompagnez les enfants dehors ; vous ne les entendez donc pas ?

— Je les entends bien, et dans un instant, quand j’aurai mangé un peu...

— Non, non, tout de suite ! tout de suite ! Et il lui fallut sortir, à l’instant.

— Vite ! allons, vite, petits ! disait-il aux enfants.

Mais, il eut beau les presser, quand il rentra, le souper était encore terminé, et il ne restait plus rien sur la table. Et comme personne ne lui offrait rien, il s’aventura à dire :

— J’ai bien travaillé aujourd’hui, maître, et j’ai faim.

— Tant pis, mon ami. car ici l’habitude est que celui qui arrive, quand la table est desservie, n’a plus droit à rien.

— Comment ! travailler toute la journée, sans un moment de repos, et n’avoir rien à manger, le soir ! Ce n’est pas là une vie à pouvoir en vivre...

— Vous n’êtes pas content ?

— Tout autre à ma place aurait lieu de n’être pas content.

— Vous savez nos conditions ; nous allons, alors, vous lever courroie. Allons, les gars !...

Et aussitôt quatre grands valets se jetèrent sur le pauvre Janvier, le dépouillèrent de ses vêtements, puis le couchèrent sur le ventre, sur la table et lui levèrent un ruban de peau rouge, depuis la nuque jusqu’aux talons. Après quoi, on lu renvoya, sans le sou.

Il s’en retourna à la maison, triste et malade. Son père, en le voyant revenir, lui dit :

— Tu n’as pas été loin, mon fils, et le bien-être n’a pas augmenté, chez nous.

Janvier conta tout à son frère Février, qui promit de le venger.

Il partit aussitôt, arriva au même château que son frère, et s’engagea au service du seigneur, aux mêmes conditions, c’est-à-dire qu’il travaillerait aux champs, dans la journée, aurait soin des enfants, après le coucher du soleil, aurait un ruban de peau rouge enlevé de la nuque aux talons, le jour où il se fâcherait, et enfin, que ses gages seraient de cent écus par an et que son année finirait, quand le coucou chanterait.

On l’envoya, dès le lendemain, couper de la lande, et le boule-dogue l’accompagna aussi, A midi, la servante vint, avec deux écuellées de soupe, l’une de pain blanc, l’autre de pain noir. Le chien mangea encore le pain blanc et Février, le pain noir. Q.uand il voulait se reposer un peu, le chien grognait, lui montrait les dents et le forçait de se remettre au travail, si bien qu’il se dit :

— Voici un camarade dont il faudra que je me débarrasse.

Au coucher du soleil, ils revinrent tous les deux au château. Quand ils arrivèrent, les autres valets avaient déjà presque fini de manger. Une servante donna sa soupe à Février. Mais, aussitôt les enfants se mirent à crier :

— J’ai envie de faire pipi ! J’ai envie de faire caca !...

Février ne bougeait pas. Mais, le maître lui dit :

— Eh bien ! vous n’entendez donc pas, Février ?

Et il se leva et sortit avec les enfants. Quand il revint, il n’y avait plus rien sur la table.

— Ici, lui dit le maître, l’habitude est que celui qui arrive, quand le repas est fini, n’a plus droit à rien.

— Vraiment ? C’est bon à savoir, répondit Février.

— N’êtes-vous pas content ?

— Je ne dis pas cela ; mais, à l’avenir, je ferai attention.

Et il alla se coucher, sans souper.

Le lendemain, il alla encore couper de la lande, et toujours avec le chien. Au bout de quelque temps, il voulut fumer une pipe. Le chien grogna et lui montra les dents, et, comme il n’en tenait aucun compte, le chien s’avança sur lui, pour le mordre.

— Doucement, camarade ! dit Février, qui lui coupa la tête avec sa faucille.

Puis il fuma sa pipe, tout à son aise.

A midi, la servante vint, comme à l’ordinaire, lui apporter à manger, et fut étonnée de voir le chien mort, et Février qui dormait, à l’ombre. Elle courut annoncer la chose à son maître.

Quand Février rentra, le soir, sans le chien :

— Tu as tué mon chien, misérable ! lui cria e seigneur, furieux.

— Oui, je l’ai tué, répondit-il tranquillement ; est-ce que vous n’êtes pas content ?

— Oh ! après tout, pour un chien, ce n’est pas la peine de se fâcher ; viens souper.

Et il dissimula sa colère.

Pendant que Février mangeait sa soupe, dans a cuisine, les enfants vinrent encore l’importuner en disant :

— J’ai envie ! Je veux sortir !...

— Eh bien ! allez au diable, et me laissez enfin manger, tranquille ! s’écria-t-il, impatienté.

Et il jeta les enfants par la fenêtre dans la cour.

— Que fais-tu, misérable ? Tu veux donc tuer les enfants ? s’écria le seigneur, furieux.

— Vous vous fâchez, maître ?

— Et qui ne se fâcherait pas ?... Puis se reprenant aussitôt :

— Mais, j’ai un si bon caractère, que je ne me fâche jamais, moi ; mais, il ne faut pas recommencer.

Voilà le seigneur et sa femme embarrassés de avoir comment se défaire de Février, car ils voyaient bien que celui-ci ne se laisserait pas duper, comme son frère.

Le lendemain, on ne l’envoya pas couper de la lande. Le seigneur lui dit :

— Venez avec moi faire un tour au bois ; on’ y coupe les plantes, on abat les arbres, et on me fait un tort considérable. Malheur à ceux que je surprendrai à me voler, car je ne les épargne pas !

Et ils partirent, portant chacun un fusil sur l’épaule. Dès en entrant dans le bois, ils vire une vieille femme qui ramassait quelques brins de bois sec, pour cuire les pommes de terre de son repas. Le seigneur ajusta, tira et la tua roide.

— Quel malheur ! s’écria Février ; je connais cette vieille et je sais qu’elle a trois fils qui la vengeront et ne vous manqueront pas ; en vérité, je ne voudrais pas être à votre place.

Voilà le seigneur bien embarrassé ; que faire ?...

— Va, vite, à la maison, dit-il à Février, et apporte deux pelles, que tu trouveras au fond du corridor, près de la chambre de ma femme, pour que nous enterrions la vieille, dans le bois, et personne ne saura ainsi ce qu’elle sera devenue.

Février court au château. En passant dans le corridor, il voit la dame et sa fille, âgée de dix-huit ans, dans une chambre, la porte grande ouverte. Il entre et dit :

— Mon maître m’a commandé de venir vous embrasser.

Et il se jette sur la dame et l’embrasse de force. Il veut en faire autant de la fille. Les deux femmes se débattent et crient à la violence. Février ouvre la fenêtre, et s’adressant au seigneur, qui l’attend en bas :

— Vous avez dit toutes les deux, n’est-ce pas, mon maître ?

— Oui, toutes les deux, et dépêche-toi, répond-il.

Et Février traite aussi la fille comme la mère, puis il s’en va, prend deux pelles dans le corridor et descend.

— Qu’ont donc ma femme et ma fille pour crier de la sorte ? lui demande le seigneur.

— C’est qu’elles ont vu un loup, répond-il tranquillement.

Ils enterrent la vieille femme et retournent au château.

La dame se jeta au visage de son mari en criant et pleurant de rage :

— Misérable ! infâme !... tu permets à ce manant, à ce démon, de faire violence à ta femme et à ta fille !...

— Est-il donc possible qu’il ait encore fait cela ?... s’écria le seigneur en se tournant, furieux, vers Février.

— Je ne l’ai fait qu’avec votre permission, maître, dit celui-ci ; je vous ai demandé, par la fenêtre, s’il fallait les embrasser toutes les deux, et vous m’avez répondu : — Oui, toutes les deux, et dépêche-toi ! N’est-ce pas vrai ? Votre femme et votre fille l’ont bien entendu,

— Je t’ai dit d’apporter les deux pelles, et pas autre chose, misérable !

— Pour le coup, il me semble que vous vous fâchez, maître ?

— Et qui ne serait pas fâché, monstre ?...

— Fort bien, mais, vous savez nos conditions, le ruban de peau rouge...

— Je n’ai pas dit que je suis fâché, mais, tout autre à ma place le serait, et avec raison.

Voilà le seigneur bien embarrassé, car il voyait clairement qu’il avait affaire à un drôle bien déluré, et qu’il ne duperait pas, comme son frère. La dame était d’avis qu’on le renvoyât tout de suite, le jour même.

— Alors, il faudra lui donner cent écus, répliquait le seigneur, puisque son année n’est pas terminée.

— Qu’on les lui donne tout de suite, et qu’il parte.

— Oui, mais le ruban de peau rouge, qu’il me faudra aussi me laisser enlever.

— Il a été convenu, n’est-ce pas, que son année finirait, quand le coucou chanterait ? Eh bien ! le coucou chantera demain ; je me charge de le faire chanter, moi.

Le lendemain matin, le seigneur dit à Février :

— Prenez un fusil et allons tous les deux à la chasse.

Au moment où ils sortaient de la cour, ils entendirent, dans un chêne, au-dessus de leurs têtes : Coucou ! coucou !

— Comment ! dit Février, ici les coucous chantent donc, au mois de février ? Jamais je n’avais encore entendu pareille chose ; mais, je vais apprendre à cet oiseau à attendre son heure pour chanter.

Et il tira dans l’arbre, et aussitôt quelque chose, qui ne ressemblait pas à un coucou, dégringola de branche en branche, et tomba lourdement à ses pieds. C’était la châtelaine elle-même, qui était montée sur l’arbre, pour faire chanter le coucou.

— Malheur à toi ! cria le seigneur, en couchant en joue Février.

Mais, celui-ci releva le canon du fusil, et le coup partit en l’air.

— Pour le coup, dit-il alors, vous voilà fâché, maître ?

— Oui, cria-t-il, fou de colère, je suis fâché, et tu me le paieras !...

— Non, maître, c’est vous qui paierez, car vous savez nos conditions, et il faut payer, quand on a perdu.

Hélas ! le seigneur dut, en effet, se laisser enlever un ruban de peau rouge, depuis la nuque jusqu’à la plante du pied, et, de plus, payer cent écus.

Février revint à la maison avec l’argent et les deux rubans de peau rouge, car il emporta aussi celui de son frère Janvier, qui était suspendue à un clou, au mur de la salle, parmi un grand nombre d’autres.

On fit alors un grand repas. La trisaïeule de ma grand’mère, comme elle était un peu parente de la mère de Janvier et Février, fut aussi du festin, et c’est ainsi que s’est conservé dans ma famille le souvenir de cette belle histoire, et que j’ai pu vous la conter, sans y rien ajouter de mon cru.


Conté par Marguerite Philippe, de Pluzunet
(Côtes-du-Nord). — Décembre 1868.


J’ai publié dans Mélusine, tome Ier, colonne 465 et suivantes, une autre version plus développée de ce conte.


IV


L’HIVER ET LE ROITELET
_____


AU temps jadis, — il y a longtemps, bien longtemps de cela, — il s’éleva, dit-on, une dispute entre l’Hiver et le Roitelet. Je ne sais pas bien à quel propos.

— J’aurai raison de toi, petit ! disait l’Hiver.

— Peut-être ; nous verrons bien, répondit le Roitelet.

Et il gela à pierre fendre, la nuit après.

Le lendemain matin, l’Hiver, voyant le Roitelet joyeux et pimpant, comme d’ordinaire, fut étonné et lui demanda :

— Où étais-tu, la nuit passée ?

— Dans la buanderie, où les lavandières fout la lessive, répondit-il.

— C’est bien, cette nuit, je saurai où te trouver.

Et il fit si froid, cette nuit-là, que l’eau gelait sur le feu.

Mais le Roitelet n’était pas où il gelait, et l’Hiver, le retrouvant, le lendemain matin, gai et chantant, lui demanda :

— Où donc étais-tu, la nuit dernière ?

— Dans l’étable aux bœufs, répondit-il.

— Bon ! tu auras de mes nouvelles, cette nuit, sois-en sûr.

Et il fit si froid et il gela si dur, cette nuit-là, que la queue des bœufs colla à leur derrière. Mais, le Roitelet sautillait et chantait encore, le lendemain matin, comme au mois de mai.

— Comment ! tu n’es pas encore mort ? lui demanda l’Hiver, étonné de le revoir ; où donc as-tu passé la nuit ?

— Près des nouveaux mariés, dans leur lit.

— Voyez donc où ! Qui aurait songé à l’aller chercher là ? Mais, tu n’y perdras pas pour attendre et, cette nuit, j’en finirai avec toi.

— C’est ce que nous verrons bien ! Et il se mit à chanter.

Cette nuit-là, il gela si fort, si fort, que le lendemain matin, on trouva le mari et la femme morts de froid, dans leur lit.

Le Roitelet s’était retiré au trou d’un mur, près du four d’un boulanger, et là, le froid ne l’atteignit pas[88]. Mais, il y rencontra une souris, qui cherchait aussi la chaleur, et il s’éleva une dispute fort vive entre eux. Comme ils ne purent pas s’entendre, pour vider le différend, il fut convenu qu’une grande bataille aurait lieu, dans la huitaine, sur la montagne de Bré, entre tous les animaux à plumes et les animaux à poil du pays. Avis en fut donné de tous côtés, et, au jour convenu, on vit tous les oiseaux du pays prendre leur volée vers la montagne de Bré ; les oies, les canards, les dindons, les paons, les poules et les coqs des basses-cours, les pies, les corbeaux, les geais, les merles, etc., prenaient tous cette direction, à la file les uns des autres, et aussi les chevaux, les ânes, les bœufs, les vaches, les montons, les chèvres, les chiens, les chats, les rats et les souris, et personne ne pouvait les en empêcher. Le combat fut acharné et avec des chances diverses. Les plumes volaient en l’air, les poils jonchaient le sol, et c’était partout des cris, des beuglements, des mugissements, des hennissements, des braiements, des miaulements... C’était épouvantable !

Les animaux à poil allaient enfin l’emporter, quand arriva aussi l’Aigle, qui était en retard. Il se jeta dans la mêlée et, partout où il passait, il abattait et éventrait tout. Il ramena promptement l’avantage du côté des siens.

Le fils du roi assistait au combat, à la fenêtre de son palais. Voyant que l’Aigle allait tout exterminer, comme il vint à passer au ras de sa fenêtre, il lui porta un coup de sabre et lui cassa une aile, si bien qu’il tomba à terre. La victoire resta dès lors aux animaux à poil, et le Roitelet, qui avait combattu comme un héros, fit entendre son chant de triomphe, au sommet du clocher de la chapelle de saint Hervé, que l’on voit encore sur le haut de la montagne.

L’Aigle, blessé et ne pouvant plus voler, dit au fils du roi :

— À présent, il te faudra me nourrir, pendant neuf mois, de chair de perdrix et de lièvres.

— Je le ferai, répondit le prince.

Au bout des neuf mois, quand l’Aigle fut guéri, il dit au fils du roi :

— À présent, je vais retourner chez ma mère, et je désire que tu viennes avec moi, pour voir mon château.

— Volontiers, répondit le prince, mais comment y aller ? Toi, tu voles dans l’air, et je ne pourrais te suivre, ni à pied ni à cheval.

— Monte sur mon dos.

Il monta sur le dos de l’Aigle, et ils partirent, par-dessus les bois, les plaines, les monts et la mer.

— Bonjour, ma mère, dit l’Aigle en arrivant.

— C’est toi, mon cher fils ? Tu as fait une longue absence, cette fois, et j’étais inquiète de ne pas te voir revenir.

— J’ai été bien malade, ma pauvre mère ; — et lui montrant le prince : — Voici le fils du roi de la Basse-Bretagne, qui vient vous faire visite.

— Un fils de roi ! s’écria la vieille, c’est un morceau délicat, et nous en ferons un bon repas.

— Non, ma mère, vous ne lui ferez pas de mal ; il m’a bien traité, pendant neuf mois que j’ai été malade chez lui, et je l’ai prié de venir passer quelque temps avec nous, dans notre château ; il faut lui faire bon accueil.

L’Aigle avait une sœur, qui était très belle, et le prince en devint amoureux, dès qu’il la vit. Cela ne plaisait pas à l’Aigle ni à sa mère non plus.

Un mois, deux mois, trois mois,... six mois s’écoulèrent, et le prince ne parlait pas de retourner chez lui. La vieille en était très mécontente, si bien qu’elle dit à son fils que si son ami ne songeait pas à s’en aller, sans retard, elle l’accommoderait à une bonne sauce, et ils le mangeraient à leur repas.

L’Aigle, voyant cela, proposa au prince une partie de boules dont l’enjeu devait être la vie de celui-ci, s’il perdait, et la main de sa sœur, s’il gagnait.

— C’est entendu, dit le prince ; où sont les boules ?

Et ils se rendirent dans une avenue de vieux chênes, large et très longue, où se trouvaient les boules. Hélas ! quand le prince vit ces boules-là !... Elles étaient en fer, et chacune d’elles pesait cinq cents livres. L’Aigle en prit une, et il la maniait, la jetait en l’air, très haut, et la recevait dans sa main, comme si c’eût été une pomme. Le pauvre prince ne pouvait seulement pas remuer la sienne.

— Tu as perdu et ta vie m’appartient ! lui dit l’Aigle.

— Je demande ma revanche, répondit le prince.

— Eh bien ! soit ; à demain la revanche.

Le prince va trouver la sœur de l’Aigle, les larmes aux yeux, et lui conte tout.

— Me serez-vous fidèle ? lui demande-t-elle.

— Oui, jusqu’à la mort ! répond-il.

— C’est bien ; voici ce qu’il faudra faire : J’ai là deux grandes vessies, que je peindrai en noir, de manière à les faire ressembler à des boules, puis je les mettrai parmi les boules de mon frère, dans l’avenue, et quand vous irez jouer, demain, vous aurez soin de prendre vos boules le premier et de choisir les deux vessies. Quand vous leur direz : — « Chèvre, élève-toi en l’air, bien haut, et vas en Égypte ; il y a sept ans que tu es ici, sans avoir mangé de fer[89] ! » elles s’élèveront aussitôt en l’air, et si haut, si haut, qu’on ne pourra les apercevoir. Mon frère croira que ce sera vous qui les aurez lancées, et, ne pouvant en faire autant, il s’avouera vaincu.

Les voilà de nouveau dans l’allée aux boules. Le prince prend ses deux boules, c’est-à-dire les deux vessies, et se met à jongler avec elles, et à les lancer en l’air, aussi facilement que si c’eussent été deux balles remplies de son, et cela au grand étonnement de l’Aigle.

— Que signifie ceci ? se demandait celui-ci, avec inquiétude.

Il lance le premier sa boule, et si haut, qu’elle mit un bon quart d’heure à tomber à terre.

— Bien joué ! dit le prince ; à mon tour. Et il murmura ces mots tout bas :

        Gavr, kers d’as bro,
        Ez out aman seiz bloaz’zo,
        Tam houarn na t’eus da zebri !...


c’est-à-dire : « Chèvre, retourne à ton pays ; il y a sept ans que tu es ici, sans avoir eu de fer à manger... »

Aussitôt sa boule s’éleva en l’air, si haut, si haut, qu’on ne l’aperçut bientôt plus, et ils avaient beau attendre, elle ne retombait pas à terre.

— J’ai gagné ! dit le prince.

— Cela fait à chacun une partie ; demain, nous jouerons la belle, à un autre jeu, dit l’Aigle.

Et il s’en retourna à la maison en pleurant et alla conter la chose à sa mère.

— Il faut le saigner et le manger, dit celle-ci ; pourquoi attendre plus longtemps ?

— Mais, je ne l’ai pas encore vaincu, ma mère ; demain, nous jouerons à un autre jeu, et nous verrons comment il s’en tirera.

— En attendant, allez me chercher de l’eau, à la fontaine, car il n’y en a goutte, dans la maison.

— C’est bien, mère ; demain matin, nous irons tous les deux vous chercher de l’eau, et je porterai un défi au prince à qui en apportera le plus, dans un tonneau.

L’Aigle va trouver le prince et lui dit :

— Demain matin, nous irons à la fontaine prendre de l’eau à ma mère, et nous verrons qui de nous deux en apportera le plus.

— Très bien, répondit le prince, mais montre-moi les pots.

Et l’Aigle lui montra deux tonneaux de cinq barriques chacun : il en portait facilement un, rempli d’eau, sur le plat de chaque main, — car il était aigle ou homme, à volonté.

Le prince va encore trouver la sœur de l’Aigle, plus inquiet que jamais.

— Me serez-vous fidèle ? lui demanda-t-elle encore.

— Jusqu’à la mort, répondit-il.

— Eh bien ! demain matin, quand vous verrez mon frère prendre son tonneau, pour aller à la fontaine, dites-lui : — « Bah ! à quoi bon des tonneaux ? Laissez-moi cela là, et me donnez une houe, une pelle et une civière. » — Pourquoi ? demandera-t-il.— Pourquoi ? Mais pour déplacer la fontaine et l’apporter ici, ce qui sera bien plus commode, pour y puiser de l’eau, à volonté.

En entendant cela, il ira seul chercher de l’eau, car il ne voudra pas voir défaire sa belle fontaine, ni ma mère non plus.

Le lendemain matin, l’Aigle dit au prince :

— Allons prendre de l’eau à ma mère.

— Allons-y, répondit le prince.

— Prends ce tonneau, voici le mien ; — et en même temps, il lui montrait deux énormes tonneaux.

— Des tonneaux ! à quoi bon ? pour perdre du temps ?

— Comment donc veux-tu apporter de l’eau ici ?

— Donne-moi tout bonnement une houe, une pelle et une civière.

— Pourquoi faire ?

— Pourquoi, imbécile ? Mais, pour apporter la fontaine ici donc, à la porte de la cuisine, afin de nous éviter la peine d’y aller si loin.

— Quel gaillard ! pensa l’Aigle ; puis il dit : — Eh bien ! reste là, j’irai seul chercher de l’eau à ma mère.

Ce qu’il fit, en effet.

Le lendemain, comme la vieille disait à son fils que le moyen le plus sûr de se débarrasser du prince était de le tuer, de le mettre à la broche, puis de le manger, l’Aigle répondit qu’il avait été bien traité chez lui, et qu’il ne voulait pas se montrer ingrat ; mais que, du reste, il allait lui imposer d’autres épreuves, d’où il aurait bien de la peine à se tirer à son honneur.

Et en effet, il dit encore au prince :

— Aujourd’hui, j’ai fait la besogne, tout seul, mais demain, ce sera aussi ton tour.

— Que faudra-t-il faire, demain ? demanda-t-il. — Ma mère a besoin de bois, pour faire du feu, dans sa cuisine, et il faudra abattre une avenue de vieux chênes qui est là, et les lui apporter, dans la cour, pour sa provision d’hiver, et tout cela avant le coucher du soleil.

— C’est bien, ce sera fait, répondit le prince, en simulant un air indifférent, bien qu’il ne fût pas sans inquiétude.

Il alla encore trouver la sœur de l’Aigle.

— Me serez-vous fidèle ? lui demanda-t-elle encore.

— Jusqu’à la mort, répondit-il.

— Eh bien ! demain, en arrivant dans la forêt, avec la hache de bois qu’on vous donnera, ôtez votre veste, jetez-la sur une vieille souche de chêne que vous verrez là, avec ses racines découvertes, puis frappez de votre hache de bois le tronc le plus voisin, et vous verrez ce qui arrivera.

Le prince se rend donc au bois, de bon matin, avec sa hache de bois sur l’épaule. Il ôte sa veste, la jette sur la vieille souche aux racines découvertes qu’on lui a désignée, puis il frappe de sa hache de bois le tronc de l’arbre le plus voisin, lequel s’abat aussitôt, avec un grand bruit.

— C’est bien, se dit-il ; si ce n’est pas plus difficile que cela, la besogne sera bientôt faite.

Il frappe ensuite un second arbre, puis un troisième, qui tombent aussi, au premier coup, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il ne restât plus un seul arbre debout, dans l’avenue.

Il s’en retourna alors tranquillement au château.

— Comment ! est-ce déjà fait ? lui demanda l’Aigle.

— C’est fait, répondit-il.

L’Aigle courut à son avenue, et quand il vit tous ses beaux chênes abattus à terre, il se mit à pleurer, puis il alla trouver sa mère.

— Hélas ! ma pauvre mère, je suis battu ! Tous mes beaux chênes sont à terre ! je ne puis lutter contre ce démon ; quelque puissant magicien le protège, sans doute.

Comme il faisait ainsi ses doléances à sa mère, arriva le prince, qui lui dit :

— Je t’ai vaincu, trois fois, et ta sœur m’appartient.

— Hélas ! oui, répondit-il ; emmène-la et va-t’en, vite.

Le prince emmena donc dans son pays la sœur de l’Aigle. Mais, celle-ci ne voulait pas l’épouser encore, ni même l’accompagner jusqu’à chez son père. Elle lui dit :

— Nous nous séparerons, à présent, pour quelque temps, car nous ne pouvons encore nous marier. Mais, restez-moi toujours fidèle, quoi qu’il arrive, et, lorsque le moment sera venu, nous nous retrouverons. Voici une moitié de mon anneau et une moitié de mon mouchoir ; gardez-les et ils vous serviront, au besoin, à me reconnaître, plus tard.

Le prince fut désolé. Il prit la moitié de l’anneau et la moitié du mouchoir et revint seul au palais de son père, où l’on fut heureux de le revoir, après une si longue absence. Quant à la sœur de l’Aigle, elle se mit en condition, chez un orfèvre de la ville, qui, par hasard, se trouvait être l’orfèvre de la cour. Cependant, le prince oublia vite sa fiancée. Il devint amoureux d’une princesse venue à la cour son père, d’un royaume voisin, et le jour fut fixé pour leur mariage. On fit de grands préparatifs et de nombreuses invitations. L’orfèvre de la cour, qui avait fourni les anneaux et autres bijoux, fut aussi invité avec sa femme, et même la femme de chambre de celle-ci, à cause de sa bonne mine et de sa distinction.

Celle-ci se fit fabriquer par son maître un petit coq et une petite poule en or, et les emporta, dans sa poche, le jour des noces. Elle fut placée à table vis-à-vis des nouveaux mariés. Elle posa sur la table, à côté d’elle, la moitié de l’anneau dont le prince avait l’autre moitié.

La nouvelle mariée la remarqua et dit :

— J’en ai une toute semblable (son mari la lui avait donnée) !

On rapprocha les deux moitiés l’une de l’autre, et elles se rejoignirent et l’anneau se retrouva complet. Il en fut de même pour les deux moitiés de mouchoir. Tous les assistants témoignèrent de leur étonnement. Le prince, seul, restait indifférent et semblait ne pas comprendre. Alors la sœur de l’Aigle posa sur la table, devant elle, son petit coq et sa petite poule en or, et jeta un pois sur son assiette. Le coq croqua aussitôt le pois

— Tu l’as encore avalé, glouton ! lui dit la poulette.

— Tais-toi, répondit le coq, le prochain sera pour toi.

— Oui, le fils du roi me disait aussi qu’il me serait fidèle, jusqu’à la mort, quand il allait joue aux boules avec mon frère l’Aigle.

Le prince dressa l’oreille. La sœur de l’Aigle jeta un second pois sur son assiette, et le coq le croqua encore.

— Tu l’as encore avalé, glouton ! répéta la poulette.

— Tais-toi, ma poulette, le premier sera pour toi.

— Oui, le fils du roi me disait aussi qu’il me serait fidèle, jusqu’à la mort, quand mon frère Aigle lui dit d’aller avec lui puiser de l’eau à la fontaine !

Tout le monde était étonné et intrigué ; le prince aussi était devenu très attentif. La sœur de Aigle jeta un troisième pois sur son assiette, et le coq le croqua comme les deux autres.

— Tu l’as encore avalé, glouton ! répéta la poulette.

— Tais-toi, ma gentille poulette, le premier sera pour toi.

— Oui, le fils du roi me disait aussi qu’il me serait fidèle, jusqu’à la mort, quand mon frère Aigle l’envoya abattre une grande avenue de vieux chênes, avec une hache de bois.

Le prince comprit enfin. Il se leva, et se tournant vers son beau-père, il lui parla de la sorte :

— Beau-père, j’ai un conseil à vous demander, j'avais un gentil petit coffret d’or, dans lequel était renfermé mon trésor. Je le perdis, et je m’en procurai un nouveau. Mais voilà que je viens de retrouver le premier, et j’en ai deux, à présent, lequel des deux dois-je conserver, l’ancien ou le nouveau ?

— Respect toujours à ce qui est ancien, dit le vieillard.

— C’est aussi mon avis, reprit le prince. Eh bien ! j’ai aimé une autre, avant votre fille, et je m’étais engagé envers elle ; la voici !

Et il alla à la servante de l’orfèvre, qui était la sœur de l’Aigle, et la prit par la main, au grand étonnement de tous les assistants.

L’autre fiancée, ainsi que son père, sa mère et ses parents et invités, se retirèrent, fort mécontents. Les festins, les jeux et les réjouissances n’en continuèrent pas moins, pour fêter le mariage du prince et de la sœur de l’Aigle.


Conté par Marguerite Philippe.
Décembre 1868.


Le débat entre l’Hiver et le Roitelet par lequel commence ce conte semble étranger à la fable principale et n’avoir été introduit que pour motiver le combat entre les animaux à poil et les animaux à plumes. Le reste du conte, — les épreuves du héros, son oubli de l’héroïne et la reconnaissance finale, — appartient à un thème très répandu et riche en variantes.



V


LA FILLE DU ROI D’ESPAGNE
(PEAU D'ÂNE)
_____



Kement-man holl oa d’aun amzer
Ma ho defoa dennt ar ier.
Tout ceci se passait du temps
Que les poules avaient des dents.


IL y avait une fois un roi d’Espagne dont la femme venait de mourir. Il aimait beaucoup la reine, et fut si désolé de sa perte, qu’il jura de ne pas se remarier... à moins de trouver une jeune fille qui lui ressemblât, et à qui ses habits de noces iraient parfaitement. Or, la reine était d’une beauté si accomplie et de formes si parfaites, qu’il était convaincu qu’il resterait veuf, le reste de ses jours.

Il avait une fille, âgée de dix-huit ans, et qui était aussi d’une grande beauté, et ressemblait à sa mère. Un jour, en jouant, elle mit les habits de noces de sa mère, et ils lui allaient à merveille et comme s’ils avaient été faits pour elle. Son père survint et se jeta à son cou, en s’écriant :

— Ma femme ! ma femme !... J’ai retrouvé ma femme !...

La princesse rit, pensant que son père plaisantait. Mais, il ne plaisantait pas. Quelques-uns prétendent que la douleur qu’il avait éprouvée de la perte de sa femme avait troublé sa raison. Toujours est-il que le lendemain, il parla à la princesse de l’épouser et, pendant huit jours, il la poursuivit de ses instances, sans lui laisser un moment de tranquillité. La pauvre enfant était bien embarrassée.

Elle alla consulter une vieille femme, qui habitait une pauvre hutte, dans un bois voisin. La vieille lui dit :

— Consolez-vous, mon enfant ; je vous conseillerai, et cette sotte passion passera à votre père. Dites-lui que vous voulez avoir d’abord une robe de la couleur des étoiles.

La princesse retourna à la maison, et quand son père revint lui parler de son amour, elle lui dit :

— Commencez, mon père, par me procurer une robe de la couleur des étoiles, puis nous verrons.

Le roi envoie des messagers chez tous les marchands de draps et de tissus de la ville, puis par tout le royaume, avec ordre de lui apporter tout ce qu’ils trouveront de plus beau et de plus riche, sans regarder au prix. On finit par trouver un tissu de la couleur des étoiles. On le présenta à la princesse, et son embarras, loin de se dissiper, ne fit que s’accroître.

Elle alla encore trouver la vieille.

— Hélas ! lui dit-elle, on m’a trouvé un tissu pour faire une robe de la couleur des étoiles !

— Eh bien ! répondit la vieille, dites à présent, à votre père, que vous voulez aussi une robe de la couleur de la lune. Il ne trouvera pas cela aussi facilement, et, pendant qu’on cherchera, peut-être reviendra-t-il à son bon sens.

Le lendemain, quand son père vint lui faire sa cour, elle lui dit :

— Je veux, à présent, mon père, avoir aussi une robe de la couleur de la lune.

— Vous l’aurez, ma fille, répondit-il, quoi qu’il puisse m’en coûter.

Et il envoya encore des messagers, dans toutes les directions.

On finit par se procurer encore ce tissu précieux, au bout de quinze jours de recherches patientes, mais il coûta cher ! Le roi, radieux, alla le présenter à sa fille.

L’embarras de la princesse ne fit qu’augmenter, car son père devenait chaque jour plus pressant, et, la nuit venue, elle alla encore, secrètement, consulter la vieille du bois.

— Hélas ! lui dit-elle, il m’a encore trouvé une robe de la couleur de la lune !

— Vraiment ? Comment s’y prend-il donc ?... Mais, peu importe ; demandez-lui, à présent, une robe de la couleur du soleil, et nous verrons bien comment il s’en tirera, cette fois.

On envoya encore des messagers de tous les côtés, dans le royaume, et même hors du royaume, à la recherche d’un tissu de la couleur du soleil. Un mois, deux mois, trois mois se passèrent, et les messagers ne revenaient pas, et le roi était fort inquiet. On finit pourtant par le trouver aussi, ce tissu merveilleux, et le roi, ne se tenant pas de joie, courut le présenter à la princesse, en criant :

— Le voilà ! Il est trouvé !... Nous allons, à présent, faire les noces !...

— Oui, mon père, répondit-elle tranquillement, vous m’avez procuré tout ce que je vous ai demandé, et je dois tenir ma parole.

Mais, la nuit venue, elle sortit encore secrètement du palais, pour aller trouver la vieille du bois, et elle lui dit :

— Hélas ! c’en, est fait de moi ! Il m’a aussi procuré la robe de la couleur du soleil !

— Et comment diable a-t-il pu faire cela ! s’écria la vieille, étonnée... A présent, ma pauvre enfant, il vous faut quitter la maison de votre père. Mettez dans un coffre vos trois robes couleur des étoiles, de la lune et du soleil, et aussi la toilette de mariage de votre mère, et emportez-les, de nuit. Vous vous habillerez simplement, comme la fille d’un artisan, et ferez en sorte de vous placer comme servante, dans quelque ferme, à la campagne.

La princesse suivit les conseils de la vieille et quitta la maison de son père, en emportant un coffre contenant les trois robes merveilleuses et la toilette de mariage de sa mère.

Quand le roi s’aperçut, le lendemain matin, de la disparition de sa fille, il pleura comme un enfant, et il envoya des soldats partout à sa recherche. Elle allait être prise par une troupe de cavaliers, quand elle se cacha sous l’arche d’un pont, et les cavaliers passèrent, sans l’apercevoir. Ils repassèrent presque aussitôt, en s’en retournant à la maison, et elle les entendit qui disaient : — A quoi bon aller plus loin ? La princesse est beaucoup plus sage que son père !

Elle sortit alors de sa cachette et continua sa route. Au coucher du soleil, elle arriva à un vieux château, et y demanda logement, pour la nuit. On eut pitié d’elle, tant elle était exténuée de fatigue, et on la logea. Le château était habité par une veuve riche, et qui n’avait qu’un fils unique.

Le lendemain, la princesse demanda à être gardée comme servante dans la maison. On la prit pour garder les pourceaux. Elle passait toutes ses journées avec ses bêtes dans le bois qui entourait le château.

Un jour, que le temps était beau et le soleil clair, elle tira de son coffre, qu’elle ne quittait jamais, sa robe de la couleur des étoiles et la revêtit. Le jeune seigneur du château, qui chassait dans le bois, l’aperçut et s’approcha à la hâte. Mais, la princesse aussi l’avait aperçu de loin, et elle ôta vite sa robe et la serra dans son coffre, qu’elle cacha dans un buisson. Quand le jeune seigneur arriva près d’elle, et ne vit qu’une gardeuse de pourceaux, au lieu de la belle princesse qu’il s’attendait à trouver, il fut bien déçu, fit un geste de dépit et s’en retourna au château, sans rien dire.

Le lendemain, la princesse mit sa robe de la couleur de la lune. Le jeune seigneur l’aperçut encore et courut à elle. Mais, elle eut encore le temps d’ôter sa robe et de la serrer dans son coffre, qu’elle cacha dans un buisson, et le chasseur, désappointé, se trouva, comme la veille, en présence de la gardeuse de pourceaux.

— N’avez-vous pas vu une belle princesse par ici, tout à l’heure ? lui demanda-t-il.

— Non, Monseigneur, répondit-elle, je n’ai vu personne.

Et il tourna encore les talons, d’un air dépité, et en se disant :

— Cette gardeuse de pourceaux doit être autre chose que ce qu’elle paraît ; il faut que je la surveille.

Le lendemain, la princesse mit sa robe de la couleur du soleil, et elle était si belle, que les petits oiseaux sautillaient et chantaient d’allégresse, sur les branches, au-dessus de sa tête, et ses pourceaux eux-mêmes l’admiraient, en faisant : Oc’h ! oc’h !...

Le jeune seigneur, qui la guettait, caché derrière un tronc d’arbre, courut à elle. Mais, il trébucha et tomba dans une fosse recouverte de fougère et d’herbes folles. La jeune fille eut encore le temps d’ôter sa robe et de la serrer dans son coffre, qu’elle cacha dans un buisson, et quand le seigneur arriva près d’elle, il se trouva encore devant la gardeuse de pourceaux. Mais, il savait à quoi s’en tenir, à présent, et il retourna au château, en songeant à la manière dont il s’y prendrait, pour connaître toute la vérité.

Sa mère voulait le marier, et trois jeunes demoiselles devaient arriver au château, pour y passer quelques jours. La veille de leur arrivée, il prit son fusil et partit, plus tôt que d’ordinaire, pour la chasse, afin, disait-il, de prendre quelques pièces de gibier pour les demoiselles attendues. Il se rendit tout droit à une ferme, qui était sur la lisière du bois, et demanda à la fermière de lui permettre de passer trois ou quatre nuits et autant de jours dans un lit placé sous l’escalier, et où n’arrivait pas la lumière du jour.

— Jésus ! Monseigneur, s’écria la fermière, vous serez très mal là ! J’ai un bon lit de plume, dans la chambre, et vous y serez beaucoup mieux.

— Non, non ! répondit-il, c’est sous l’escalier que je veux être. Demain matin, vous irez au château, et vous demanderez un peu de bouillon frais pour une mendiante malade, à qui vous avez donné l’hospitalité. Si l’on vous demande si vous ne m’avez pas vu, vous direz que non.

Il se coucha donc dans le lit, sous l’escalier, et la fermière alla, le lendemain matin, au château et dit à la dame :

— Je viens, Madame, vous demander un peu de bouillon frais, pour une pauvre mendiante, à qui j’ai donné l’hospitalité, la nuit dernière, et qui est restée dangereusement malade, chez nous.

— Oui, certainement, fermière, et venez tous les jours en chercher, pendant que la malade sera chez vous. Mais, dites-moi, n’avez-vous pas vu mon fils, hier ?

— Nous le voyons, presque tous les jours, Madame, qui va à la chasse ou en revient, mais hier, nous ne l’avons pas vu.

— Il est parti, hier matin, pour la chasse, selon son habitude, et il n’est pas rentré, et je suis un peu inquiète. Si vous le voyez, dites-lui que les demoiselles que nous attendions sont arrivées, et qu’il revienne, vite, à la maison.

La fermière s’en retourna avec le bouillon, et accompagnée d’une des trois demoiselles, qui voulait voir la malade.

— Où est cette pauvre femme ? demanda-t-elle, en entrant dans la maison.

— La voici, dans ce lit, sous l’escalier.

— Dieu ! comme il fait noir là ! Apportez une lumière, pour que je puisse la voir.

— Hélas ! elle est si mal, qu’elle ne peut supporter la lumière.

La demoiselle s’approcha du lit, à tâtons, et demanda :

— Comment êtes-vous, ma pauvre femme ?

— Mal, répondit une voix si faible, qu’on l’entendait à peine ; hélas ! j’en mourrai, sans doute ; mais, ce qui me peine le plus, c’est de songer que j’ai laissé mourir, faute de soins, un petit enfant que j’ai eu...

— Que cela ne vous tourmente pas, ma pauvre femme ; moi aussi, j’ai eu un enfant, du jardinier de mon père, et personne n’en a jamais rien su.

Et elle lui donna une pièce d’or et s’en alla.

Le lendemain, la fermière alla encore chercher du bouillon au château, et une autre des trois demoiselles l’accompagna, pour voir la malade.

— Comment vous trouvez-vous, ma pauvre femme ? lui demanda-t-elle.

— Mal, fort mal ! répondit une voix d’une faiblesse extrême ; hélas ! j’en mourrai, sans doute ; mais, ce qui me peine le plus, c’est un enfant que j’ai eu, sans être mariée, et que j’ai laissé mourir, faute de soins.

— Bast ! que cela ne vous tourmente pas tant ; moi aussi, j’ai eu deux enfants, sans être mariée, et ils sont morts tous les deux, et personne n’en a jamais rien su.

Et elle lui donna aussi deux pièces d’or, et s’en alla.

— Tout ceci est bon à savoir, se disait le jeune seigneur.

Le troisième jour, quand la fermière alla encore chercher du bouillon, au château, pour la prétendue malade, la troisième demoiselle vint avec elle à la ferme.

— Comment allez-vous, ma pauvre femme ? demanda-t-elle, comme les autres.

— Mal, très mal ! et j’en mourrai, sans doute ; mais ce qui me tourmente le plus, en ce moment, c’est la pensée d’un enfant que j’ai eu, sans être mariée, et que j’ai laissé mourir, faute de soins.

— Bast ! ne vous tourmentez donc pas tant, pour si peu ; j’en ai eu trois, moi, et ils sont morts tous les trois, sans que personne en ait jamais rien su.

Et elle lui donna aussi trois pièces d’or, et s’en alla.

— Je me souviendrai de tout ceci... Et elles veulent encore m’avoir pour mari !... se dit le jeune seigneur.

Le lendemain matin, il dit à la fermière :

— Allez encore, pour la dernière fois, chercher du bouillon au château et demandez, de plus, un panier de salade et la gardeuse de pourceaux pour vous le porter jusqu’à la ferme.

La fermière se rendit au château, pour la quatrième fois, et en revint avec la gardeuse de pourceaux. Celle-ci demanda à voir aussi la malade.

— Comment êtes-vous, ma pauvre femme ? lui demanda-t-elle.

— Mal, très mal ! J'en mourrai, sans doute ; mais, ce qui me chagrine le plus, c’est que j’ai laissé mourir, faute de soins, un enfant que j’ai eu.

— Vous êtes mariée ?

— Hélas ! non.

— Dieu ! que me dites-vous là ? Et moi, qui suis la fille du roi d’Espagne, j’ai quitté le palais de mon père, habillée en servante, et je me suis faite gardeuse de pourceaux, pour ne pas tomber dans le péché !... Mais, peu importe, Dieu est bon et miséricordieux ; priez-le, du fond du cœur, je le prierai aussi, et il vous pardonnera.

Et elle s’en alla.

— Je sais, à présent, ce que je voulais savoir, se dit le jeune seigneur.

Il se leva alors et prit, joyeux, la route de la maison. Il tua une perdrix, et l’apporta au château. Quand il arriva, sa mère lui sauta au cou, pour l’embrasser, et les trois demoiselles firent comme elle. Il fit cuire la perdrix qu’il avait prise et dit à sa mère qu’il voulait souper seul avec les trois demoiselles, dans sa chambre.

Quand on servit la perdrix, il la découpa en six morceaux : en mit un dans l’assiette d’une des demoiselles, deux dans celle de la seconde, et ois dans celle de la troisième.

— C’est moi, pensa celle-ci, qui suis celle qu’il préfère et qui l’épouserai !

— A présent. Mesdemoiselles, dit-il alors, il faudra danser !

— Oui, répondirent-elles, après souper ; mais, nous n’avons qu’un danseur et pas de sonneur (ménétrier).

— Voici le ménétrier qui vous fera danser, mères dénaturées et sans cœur, dit-il en prenant un fouet pendu à un clou au mur.

Et il se mit à cingler les demoiselles, à tour de bras. Et des cris, des sanglots et des larmes.

— Pardon ! pitié ! miséricorde ! criaient-elles.

— Pitié, dites-vous ? Et avez-vous eu pitié, vous, de vos enfants, que vous avez fait mourir secrètement : vous, un ; vous, deux, et vous trois ?...

Ce n’est pas vrai ! criaient-elles.

Comment, ce n’est pas vrai ? Mais, c’est vous-mêmes qui me l’avez avoué ! Car sachez que je suis la prétendue malade à qui vous avez livré votre secret, dans la ferme. Retournez, vite, chez vos parents, et que je ne vous revoie plus !

Et les pauvres demoiselles s’en allèrent, toutes honteuses et tout en larmes.

Alors, le jeune seigneur fit appeler la gardeuse de pourceaux :

— Il faut, Mademoiselle, lui dit-il, que vous me disiez, à présent, la vérité et avouiez qui vous êtes, car je sais que vous êtes autre chose que ce que vous paraissez.

— Qui je suis ? répondit-elle, une pauvre fille sans père ni mère, ni aucun soutien au monde, et qui a été bien heureuse d’avoir été prise, dans votre maison, pour garder les pourceaux.

— A quoi bon dissimuler, plus longtemps ? Vous êtes la fille du roi d’Espagne, et je sais pourquoi vous avez quitté le palais de votre père.

— Qui donc vous l’a dit ?

— Vous-même.

— Moi ?... Quand donc et où ?

— Dans la maison de la fermière, car c’est moi qui étais la prétendue malade couchée dans l’obscurité, sous l’escalier.

— Est-ce vrai, mon Dieu ?

— C’est parfaitement vrai, comme je désire vous avoir pour femme, et non une autre.

On écrivit au roi d’Espagne, qui se hâta de venir, et on célébra le mariage, et il y eut des fêtes et des festins magnifiques.

J’étais là moi-même, comme tournebroche ; mais comme je trempais mon doigt dans toutes les sauces, un grand diable de cuisinier vint, qui me donna un coup de pied dans le c. et me lança jusqu’ici pour vous conter ce joli conte.


Conté par Barbe Tassel,
Plouaret, 1869.


Serait-ce ici le thème primitif d’après lequel Perrault aurait écrit son conte si connu de Peau d’Ane ? Dans ce cas, il l’aurait sensiblement modifié, dans sa seconde partie surtout, en substituant l’épisode du gâteau et de l’anneau à l’épreuve de la ferme, dans le nôtre, qu’il aura jugé trop cru et trop réaliste pour les jeunes lecteurs à qui il s’adressait.



VI


LE PRINCE DE TRÉGUIER


ET LE ROI SERPENT
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IL y avait, une fois, un prince en Tréguier qui avait un fils unique. Ce fils, s’ennuyant à la maison, voulut voyager. Son père lui donna de l’or et de l’argent, à discrétion, plus un beau cheval et il partit.

Il dépensa tout son argent, au jeu et avec les femmes, vendit son cheval, et le voilà sans le sou, à pied, et ne connaissant aucun métier pour gagner sa vie. Que faire ? Il marcha à l’aventure.

Un soir, après une longue marche, il arriva, exténué de fatigue et de faim, à une pauvre chaumière, sur une grande lande aride et désolée. Un vieux tailleur y habitait, avec sa femme. Il demanda l’hospitalité, pour la nuit. La femme était seule à la maison (son mari était allé à sa journée), et elle lui répondit :

— Hélas ! mon fils, nous sommes si pauvres, Lie nous ne pouvons vous loger, et je le regrette ; nous n’avons qu’un seul lit et du pain d'orge et de la galette de sarrazin, pour toute nourriture.

— Au nom de Dieu, ayez pitié de moi, je suis faible, que je ne puis aller plus loin ; je passerai la nuit sur la pierre du foyer.

— Restez, alors ; nous partagerons avec vous, de bon cœur, le peu que nous avons.

Le tailleur rentra, peu après, et ne trouva rien à redire à la conduite de sa femme.

Le lendemain matin, le prince demanda à son hôte s’il ne connaissait pas, dans les environs, quelque bonne maison où il pourrait trouver à gagner sa vie, comme jardinier ou valet d’écurie.

— Je ne connais guère que des pauvres, par ici, lui répondit le tailleur ; cependant, à une bonne journée de marche, il y a un vieux château, au milieu d’un bois, et peut-être trouverez-vous là ce que vous cherchez.

Le prince remercia son hôte et se remit en route, à la grâce de Dieu.

Au coucher du soleil, il arriva sous les murs du château dont lui avait parlé le tailleur. Il paraissait inhabité et depuis longtemps abandonné.

Les ronces, les épines et les folles herbes l’envahissaient, de tous côtés, et grimpaient jusqu’au sommet des tours et sur les toits. Il eut toutes les peines du monde à se frayer un passage jusqu’à la porte. Il pénètre dans la cour et ne voit personne et n’entend aucun bruit. Il entre dans la cuisine, et là il aperçoit, accroupie sur la pierre du foyer, une vieille femme aux cheveux blancs en désordre, et aux dents longues comme celles d’un râteau.

— Bonsoir, grand’mère, lui dit-il.

— Bonsoir, mon fils ; que demandez-vous ? répondit la vieille.

— Je demande l’hospitalité et du travail.

— Approchez, mon enfant, venez vous chauffer un peu et me conter votre histoire.

Le prince mit la vieille au courant de sa situation, et elle se montra bien disposée pour lui. Elle le fit manger, puis le conduisit à sa chambre à coucher et lui dit :

— Dormez là, tranquille, mon enfant, et demain matin, je vous trouverai de l’occupation. Vous entendrez peut-être, dans la chambre à côté, quelque bruit, qui vous étonnera ; mais, quoi que vous entendiez, n’ouvrez pas la porte de cette chambre, ou vous aurez à vous en repentir.

Et elle s’en alla, là-dessus.

Le prince se coucha ; mais, il entendit bientôt, dans la chambre voisine, des plaintes et des gémissements, qui l’empêchèrent de dormir.

— Qu’est-ce que cela peut bien être ? se dirait-il ; il faut qu’il y ait là quelque malade, qui souffre beaucoup.

Et comme les plaintes et les gémissements continuaient et lui rendaient le sommeil impossible, il se leva et ouvrit la porte de la chambre défendue. Mais aussitôt il recula d’épouvante, à la vue d’un énorme serpent. Le serpent prit la parole, comme un homme, et lui dit :

— Sois le bienvenu, prince de Tréguier ! Je te plains cependant, car je crains que tu ne sois traité ici comme moi-même. Et pourtant, tu peux encore éviter ce malheur et te sauver, en me sauvant aussi. Promets-moi de faire exactement ce que je te dirai, et tout ira bien.

Le prince était tellement frappé de ce qu’il voyait et entendait, qu’il ne pouvait parler.

— Ne t’effraie pas et ne crains rien de moi, car je ne te veux que du bien, reprit le serpent ; me promets-tu de faire ce que je te dirai ?

— Oui, si je le puis, répondit-il enfin.

— Écoute bien, alors : va tout doucement au bois, coupes-y un fort bâton de houx ou de coudrier, apporte-le ici et je te dirai ce que tu devras faire, ensuite.

Le prince se rend au bois, y coupe un gros bâton de coudrier et revient avec. Le serpent lui dit alors :

— A présent, fourre-moi le bâton dans le corps, par la bouche, puis, me chargeant sur ton dos, pars en silence, pendant que la vieille dort, et emporte-moi hors d’ici. Tu marcheras tout droit devant toi, jusqu’à ce que tu trouves un autre château. Quand tu te sentiras faiblir, ou que tu auras faim ou soif, lèche l’écume que j’aurai à la bouche, et aussitôt tu te sentiras réconforté.

Le prince charge le serpent sur son dos et part, sans bruit. Il marche et marche. Quand il a faim ou soif, il lèche la bouche du reptile et continue sa route. Mais, à force de marcher, il se fatiguait et demandait souvent :

— Est-ce que c’est encore loin ?

— Courage ! lui répondait le serpent, nous approchons.

Et il allait encore.

— Je n’en puis plus, je vais vous jeter à terre, dit-il enfin.

— Ne vois-tu pas, devant toi, une haute muraille ?

— Si, mais c’est encore loin.

— Lèche-moi la bouche, et continue de marcher ; encore un effort, et nous sommes sauvés.

Enfin, avec bien du mal, le prince arrive au pied de la muraille : il franchit la porte, qu’il trouve ouverte, et le voilà dans la cour du château.

— Holà ! cria alors le serpent, tout va bien ! retire-moi le bâton du corps.

Le prince retira le bâton et se trouva aussitôt en présence d’un roi, avec la couronne en tête, au lieu d’un serpent.

— Ma bénédiction sur toi, prince de Tréguier, lui dit le roi ; il y a cinq cents ans que j’avais été métamorphosé en serpent par un méchant magicien. J’ai trois filles, d’une beauté remarquable, qui habitent dans ce château et que le même magicien y retenait aussi enchantées et endormies ; en me délivrant, tu les as également délivrées, et je te donne la main de celle des trois que tu préféreras. Les voilà, qui nous appellent, chacune à la fenêtre de sa chambre.

Et les princesses saluaient en effet leur père et tendaient vers lui leurs mains, en disant :

— Voilà notre père revenu ! Il y a cinq cents ans que nous ne l’avions vu ; courons à sa rencontre !

Et les trois princesses descendirent, et se jetèrent au cou du vieillard, en pleurant de joie ; puis le roi leur dit, en leur montrant le prince :

— Voici, mes enfants, le prince de Tréguier, à qui nous devons notre délivrance des charmes du magicien, et je désire qu’une de vous, celle qu’il choisira, le prenne pour époux.

— Le prince de Tréguier !... Qu’est-ce que cela ?... répondirent les deux aînées, d’un air dédaigneux.

— Moi, mon père, je le prendrai volontiers, puisque c’est à lui que vous devez votre délivrance, dit la cadette.

— Sotte ! lui dirent ses sœurs, qu’il montre du moins ce dont il est capable.

— C’est juste, répondit le vieux roi.

Et il donna au prince une épée enchantée et un beau cheval blanc et lui dit :

— Vas en Russie avec cette épée, et ce cheval. Le cheval connaît la route et te conduira, et pendant que tu tiendras l’épée, tu pourras être sans inquiétude, car elle n’a pas son égale au monde. Avec les deux, tu triompheras partout de tes ennemis. Quand tu seras dans une bataille, au milieu de la mêlée, tu n’auras qu’à lever l’épée en l’air, en disant : — Fais ton devoir, ma bonne épée ! et aussitôt, se démenant et frappant d’elle-même, comme une enragée, elle abattra et taillera en pièces tout ce qui se trouvera sur son chemin, excepté toutefois ce que tu lui diras d’épargner. Tu arriveras en Russie, au moment d’une grande bataille ; tu lanceras ton cheval au milieu de la mêlée et diras à ton épée de faire son devoir, et elle le fera, sois tranquille ; elle massacrera et tuera tout. De même, quand tu seras à la chasse, elle poursuivra et atteindra le gibier ; tu n’auras qu’à la regarder faire. L’empereur de Russie, pour reconnaître le service que tu lui auras rendu (car c’est pour lui que tu combattras), t’accordera la main de sa fille unique, qui est d’une beauté merveilleuse, et dont tu deviendras amoureux, sitôt que tu la verras. Ta femme te trahira avec un des généraux de son père, qui sera son amant. Ils viendront à bout de te dérober ton épée, et dès lors, tu ne pourras plus te défendre. Tu seras mis à mort et ton corps haché menu, comme chair à pâté. Mais, ne t’effraye pas, car, malgré tout, tu ressusciteras et épouseras un jour la fille du roi de Naples[90]. Avant de mourir, demande que l’on mette dans un sac ton corps, ainsi réduit en menus morceaux, et que le sac soit mis sur le dos de ton cheval, que l’on laissera aller en liberté. On te l’accordera facilement. Le cheval reviendra à la maison, et dès lors, tu seras sauvé, car avec de l’eau merveilleuse que je possède, de l’eau de vie, je te ressusciterai et reconstituerai ton corps, aussi entier et aussi sain qu’il le fut jamais.

Le prince se rend en Russie avec son bon cheval et sa bonne épée. Quand il y arrive, on est au plus fort d’une sanglante bataille. Il lance son cheval dans la mêlée, va se placer entre les deux armées et lève son épée en l’air en disant : — « Fais ton devoir, ma bonne épée ! » et en lui indiquant le côté où il faut frapper. L’épée se rue comme la foudre sur les ennemis et les couche tous à terre, en un clin-d’œil.

L’empereur de Russie, sauvé par une intervention si merveilleuse et si inattendue, emmena le prince de Tréguier à sa cour et le combla d’honneurs et de faveurs. Il vit la fille de l’empereur, qui était d’une beauté merveilleuse, et en tomba aussitôt amoureux. Il demanda sa main, l’obtint facilement, et le mariage fut célébré, avec pompe et solennité, de grands festins et de belles fêtes.

Cependant la princesse aimait peu son mari, et lui préférait un jeune et beau général des armées de son père. Le prince de Tréguier, qui en avait été prévenu et connaissait d’avance ce qui devait lui arriver, ne paraissait pas s’en soucier, et passait la plus grande partie de son temps à la chasse. Il prenait tant de gibier de toute sorte, grâce à son épée, — perdrix, bécasses, lièvres, chevreuils, loups, sangliers, ours, — que tout le monde en était étonné, et les princes et les courtisans furent bientôt tous jaloux de lui, mais principalement le jeune général qui se montrait si assidu et si empressé auprès de sa femme.

— Comment donc s’y prend-il ? se demandait celui-ci ; il doit y avoir quelque sorcellerie là-dessous, et je ferai en sorte de la découvrir.

Un jour, que le prince de Tréguier avait abattu une quantité incroyable de pièces de toute sorte, sa femme se montra plus aimable que d’ordinaire à son égard, feignit d’être fière de lui et lui dit :

—- Quel chasseur vous faites, prince ! Jamais on n’a vu votre pareil, et si vous ne vous modérez, vous êtes capable de détruire tout le gibier de la Russie. Tous nos chasseurs sont dépités et humiliés de vos exploits, autant que j’en suis fière, moi. Mais, comment faites-vous donc, dites-moi, pour tuer tant de bêtes, tous les jours ? C’est vraiment merveilleux !

— Je vous le dirai, mais, à vous seule et en vous demandant le secret le plus absolu, répondit le prince. J’ai une épée enchantée, qui ne me quitte jamais, et quand je lui dis : — Fais ton devoir, ma bonne épée ! elle atteint et terrasse tout ce que je veux, à la chasse comme dans un combat entre deux puissances rivales.

— Je pensais bien qu’il y avait quelque magie là-dessous, répondit la princesse ; — et en même temps elle se disait à part soi : — C’est bon ! cette épée sera bientôt à moi ; je substituerai une autre épée à la sienne, pendant qu’il dormira, et le tour sera joué.

Et en effet, dès le lendemain matin, la substitution était opérée, sans que le prince en sût rien, et, en se levant, il prit l’épée qu’il trouva sous son oreiller, ne doutant pas que ce ne fût la sienne, parce qu’il la mettait là, tous les soirs, et partit à la chasse, comme d’ordinaire. Mais, il avait beau dire à cette épée : Fais ton devoir, ma bonne épée ! quand passaient les lièvres et les chevreuils, ou que les perdrix et les bécasses s’envolaient, elle n’en faisait rien.

— Hélas ! je suis trahi ! s’écria le prince, en voyant cela.

Et, pour la première fois, il rentra sans avoir rien pris, triste et la tête baissée.

Sa femme et son amant le firent saisir et enchaîner aussitôt, par leurs valets.

— Je n’ignore pas d’où me vient cette trahison, leur dit-il, mais, puisqu’on veut se défaire de moi, je demande, pour toute grâce, que mon corps soit découpé en morceaux, aussi menus que l’on voudra, et que tous ces morceaux, réunis dans un sac, soient chargés sur le dos de mon cheval blanc, que l’on laissera aller aussitôt en liberté.

On le lui promit, et on fît ce qu’il demandait. Le cheval se rendit tout droit, avec sa charge, à la cour du roi Serpent. Quand il entra dans l’écurie, les valets furent suffoqués par l’odeur infecte qui y entra avec lui, et sortirent tous. Un d’eux alla trouver le roi et lui dit :

— Le cheval blanc, qui était parti pour la Russie, vient d’arriver, sire, portant sur son dos un sac rempli de je ne sais quoi, mais qui répand une odeur si infecte, que ni homme ni bête ne peut la supporter.

— Apporte-moi, vite, le sac ici, répondit le roi.

Le valet apporta le sac au roi. Celui-ci l’ouvrit, répandit sur le contenu informe et puant quelques gouttes de son eau merveilleuse, et le prince de Tréguier en sortit, aussi sain de tous ses membres, qu’il l’avait jamais été.

Trois jours après, le roi Serpent dit encore au prince de Tréguier qu’il lui fallait retourner en Russie.

— Cette fois, ajouta-t-il, vous y irez sous la forme d’un beau cheval blanc. Je vous mettrai dans l’oreille gauche une fiole de mon eau de vie, car vous en aurez encore besoin. Quand vous arriverez à la cour de l’empereur, vous vous rendrez tout droit à l’écurie. Il y a, dans le palais, une jeune fille, dédaignée et méprisée par tout le monde, et que l’on emploie à garder les dindons, bien qu’elle soit de haute naissance. comme vous l’apprendrez plus tard. On l’appelle Souillon, et c’est elle qui vous viendra en aide. Quand elle vous verra arriver, elle dira à votre femme, qui s’est remariée à son ancien amant le général : — Ah ! Madame, le beau cheval qui vient d’arriver dans votre écurie, on ne sait d’où ! Votre femme se rendra aussitôt à l’écurie, et, en vous voyant, elle dira : — Ceci doit être quelque chose de la part de mon premier mari ! Et aussitôt, elle donnera l’ordre de vous tuer, de vous hacher en menus morceaux et de jeter le tout dans une fournaise ardente, pour y être consumé par le feu. En entendant cela, Souillon s’écriera : — Un si beau cheval ! c’est vraiment pitié de le tuer ! Et elle s’approchera de vous pour vous caresser de la main. Dites-lui alors, tout doucement, de prendre la fiole que vous aurez dans l’oreille gauche, et soyez sans inquiétude, car elle saura quel emploi elle devra en faire.

Le prince se rend donc une seconde fois en Russie, sous la forme d’un beau cheval blanc. Sa femme, dès qu’elle le voit, donne l’ordre de le mettre à mort, de le hacher en menus morceaux et de jeter le tout dans une fournaise ardente. Mais, Souillon s’est déjà emparée de la fiole d’eau de vie, qui était dans son oreille. Quand le cheval est tué et haché en menus morceaux, elle forme une petite boule de son sang caillé, la dépose sur une pierre, au soleil, et l’arrose de quelques gouttes de son eau merveilleuse. Aussitôt, il s’en élève un beau cerisier, portant de belles cerises rouges et dont le sommet atteint à la hauteur de la fenêtre de la chambre de la princesse. Celle-ci, à cette vue, s’écrie encore :

— C’est quelque chose de la part de mon premier mari !

Et elle fait abattre le cerisier et le jeter au feu. Mais, Souillon a eu le temps d’en cueillir auparavant une belle cerise rouge. Elle la dépose au soleil, sur la pierre d’une fenêtre basse, verse dessus quelques gouttes de son eau merveilleuse, et aussitôt un bel oiseau bleu en sort, qui s’envole au jardin, en faisant : Dric ! dric !... La princesse et son mari, qui se promènent dans le jardin, remarquent l’oiseau et s’écrient :

— Oh ! le bel oiseau ! essayons de le prendre ! Et ils se mettent à sa poursuite. L’oiseau vole de buisson en buisson, sans jamais aller loin, et de façon à leur laisser tout espoir de le prendre. Le mari de la princesse dépose son épée à terre, afin de pouvoir courir plus librement. Alors, l’oiseau se pose sur l’épée, et aussitôt il devient un homme, le prince de Tréguier ! Celui-ci saisit l’épée et la brandit en s’écriant :

— Holà ! tout va bien ! Fais ton devoir, ma bonne épée !

Et l’épée se jeta sur la princesse et son mari, et leur trancha la tète.

Le prince de Tréguier vit alors s’avancer vers lui, avec un gracieux sourire, une princesse d’une beauté merveilleuse. Qui était-ce ? La plus jeune des trois filles du roi de Naples ou du roi Serpent, qui l’avait suivi et secouru, dans toutes ses épreuves, et s’était faite gardeuse de dindons, à la cour de l’empereur de Russie, afin de n’être pas reconnue, car c’était la Souillon elle-même.

Ils revinrent alors à Naples, où leur mariage fut célébré, avec grande pompe et solennité, et il y eut, à cette occasion, de grandes fêtes et de grands festins. J’aurais bien voulu être aussi par là, quelque part, à la cuisine, par exemple, à laver la vaisselle ; assurément, j’aurais mieux soupé que je ne le fais ordinairement, avec des pommes de terre cuites à l’eau pour tout régal.


Conté par Marguerite Philippe, de Pluzunet
(Côtes-du-Nord). — Décembre 1868.



VII


LES TROIS FILLES DU BOULANGER


OU


L'EAU QUI DANSE, LA POMME QUI CHANTE
ET L'OISEAU DE VÉRITÉ
_____



IL y avait une fois un vieux boulanger, qui était resté veuf avec trois filles. Un soir, après souper, elles devisaient, auprès du feu, de leurs amours.

— Qui aimes-tu, sœur aînée ? demanda la plus jeune.

— Le jardinier du roi, répondit l’aînée.

— Et toi ? demanda-t-elle à la seconde.

— Le valet de chambre du roi.

— Eh bien ! moi, c’est le fils du roi qui est mon amour !

— Le fils du roi ! tu plaisantes, s’écrièrent les deux autres.

— Non certainement, et je vous dirai même plus : j’aurai trois enfants du fils du roi, deux garçons, avec chacun une étoile d’or au front, et une fille, avec une étoile d’argent !

Le père, qui était dans son lit, et qui entendait la conversation de ses filles, leur dit alors :

— Quelle conversation vous avez là ! Il faut que vous ayez perdu la tête ; allez vous coucher, vite !

Et les trois filles allèrent se coucher.

Le fils du roi se promenait ce soir-là par la ville, accompagné de son valet de chambre et de son jardinier. Il vint une averse, et, pour se mettre à l’abri, ils se mirent sous l'auvent du boulanger, et entendirent la conversation des trois filles. Le prince prit le nom du boulanger, qui était sur son enseigne, et le lendemain matin, il envoya prier la fille aînée de venir lui parler au palais.

— Vous rappelez-vous, lui dit-il, ce que vous disiez hier soir, auprès du feu, dans la maison de votre père ?

La jeune fille fut bien surprise et eut peur.

— Ne craignez rien, ma fille, et parlez hardiment, car j’ai tout entendu ; vous rappelez-vous ce que vous disiez ?

— Oui, répondit-elle.

— Et vous épouseriez volontiers mon jardinier ?

— Oui.

— C’est bien ; retournez à la maison, et dites à votre sœur puînée de venir aussi me parler.

Quand celle-ci arriva au palais, le prince lui demanda, comme à sa sœur aînée :

— Vous rappelez-vous ce que vous disiez, hier soir, auprès du feu, chez votre père ?

— Oui sûrement, sire, répondit-elle.

— Et vous prendriez volontiers mon valet de chambre pour mari ?

— Oui, sire.

— C’est bien ; retournez à la maison et dites à votre plus jeune sœur de venir aussi me parler.

Celle-ci vient à son tour, et le prince lui demande comme aux deux autres :

— Vous rappelez-vous ce que vous disiez, hier soir, auprès du leu, dans la maison de votre père ?

— Je me le rappelle, sire, répondit-elle.

— Et vous m’épouseriez volontiers ?

— Oui, sire, de bon cœur.

— Et vous auriez trois enfants, comme vous le disiez, deux garçons, avec chacun une étoile d’or au front, et une fille, avec une étoile d’argent ?

— Oui, aussi vrai que je l’ai dit, sire.

— Eh bien ! vous serez alors ma femme. Retournez, à présent, à la maison, et dites à votre père de venir me parler.

La jeune fille s’en retourne à la maison, tout heureuse, et dit à son père d’aller parler au fils du roi, dans son palais.

— Pourquoi ? répondit le vieillard ; je vous l’avais bien dit : votre conversation frivole est arrivée jusqu’aux oreilles du prince, et maintenant il m’appelle pour me punir, sans doute.

— Non, non, mon père ; allez et ne craignez rien, lui dirent ses filles.

Le vieux boulanger se rendit au palais, triste et soucieux, comme s’il allait à la mort. Mais, quand il entendit le fils du roi lui demander ses trois filles en mariage : une pour son jardinier, une autre pour son valet de chambre, et la troisième pour lui-même, il en éprouva autant de bonheur et de joie qu’il avait eu d’abord d’inquiétude et de peur. Les trois noces furent faites immédiatement, et, pendant un mois entier, il y eut, tous les jours, des festins, des danses et toutes sortes de divertissements.

Le jardinier et le valet de chambre allèrent demeurer en ville, avec leurs femmes, et le jeune prince resta avec la sienne dans le palais de son père. Les deux autres étaient jalouses de celle-ci, parce qu’elle était maintenant princesse, et elles cherchaient tous les jours le moyen de la perdre. Quand elles la virent enceinte, elles allèrent consulter une vieille fée. Celle-ci leur dit qu’il fallait gagner la sage-femme de la princesse, pour lui faire substituer un petit chien à l’enfant nouveau-né, lequel serait exposé sur la rivière.

Elles recommandèrent donc à leur sœur une sage-femme qui était, disaient-elles, la meilleure de tout le royaume. La princesse demanda à la voir, et lui fit bon accueil. Quand son temps fut venu, elle donna le jour à un fils, un enfant magnifique, avec une étoile d’or au milieu du front. La sage-femme livra aussitôt la pauvre créature à un homme, qui attendait à la porte, pour aller l’exposer sur la Seine, qui, m’a-t-on dit, passe à Paris. Puis elle mit à sa place, dans le berceau, un petit chien qu’elle avait amené. Quand le prince demanda à voir son enfant, on lui montra le petit chien.

— Dieu, que me montrez-vous là ? s’écria-t-il.

— Hélas ! mon prince, répondit la sage-femme perfide. Dieu fait tout comme il lui plaît !

— Ah ! malheur à moi ! Mais, il ne sert de rien de me plaindre, puisque c’est la volonté de Dieu. Ayez toujours soin de cette pauvre créature.

Le mari de la fille aînée du boulanger, le jardinier du roi, avait un beau jardin, au bord de la rivière, et, comme il s’y promenait, un jour, il vit un panier qui suivait le cours de l’eau. Il monta dans son bateau, atteignit le panier, et fut bien étonné d’y trouver un bel enfant, avec une étoile d’or au milieu du front.

— Loué soit Dieu, dit-il, qui m’envoie un si bel enfant, à moi qui n’en ai point !

Et il le porta à sa femme, et celle-ci le reçut avec une grande joie et prit plaisir à l’élever, comme si ç’avait été son propre enfant.

Un an après, la princesse donna le jour à un second fils, ayant aussi une étoile d’or au front, comme le premier. La sage-femme perfide lui substitua encore un petit chien, et le pauvre enfant fut aussi exposé dans un panier sur l’eau, comme son frère.

Le roi (le prince était devenu roi, son père étant mort) demanda à voir son enfant nouveau-né.

— Ah ! encore un chien ! s’écria-t-il, dès qu’il le vit, et il détourna la tête, et se mit à pleurer. Mais, puisque c’est la volonté de Dieu ! reprit-il ; ce que Dieu fait est bien fait.

Le jardinier, qui était à pêcher à la ligne, dans son jardin, vit encore un panier qui descendait la rivière. Il le recueillit, comme l’autre, et accourut apporter à sa femme le bel enfant qu’il y trouva. Celle-ci l’accueillit encore avec joie, en disant :

— A merveille ! Nous en aurons à présent chacun un, vous et moi !

On chercha un parrain et une marraine, et l’enfant fut baptisé.

Cependant, la reine devint mère pour la troisième fois, et, cette fois, elle donna le jour à une fille, avec une étoile d’argent au milieu du front. La sage-femme perfide lui substitua encore un petit chien, et la pauvre créature fut exposée comme ses frères.

Cette fois, le roi se mit à jurer et à tempêter, comme un diable, quand on lui montra encore un petit chien.

— On m’appellera, dit-il, le père des chiens ! et ce ne sera pas sans raison. Mais, tout ceci n’est pas de la part de Dieu ; il y a quelque mystère là-dessous !

Et il fait enfermer la reine dans une tour, avec du pain et de l’eau, pour toute nourriture, et un petit livre pour lire.

Le jardinier trouve encore l’enfant, entraînée par l’eau, et la recueille et l’apporte à la maison, comme les deux autres.

— Assez d’enfants comme cela ! dit sa femme, en le voyant arriver avec le panier. Comment fais-tu donc pour trouver tant d’enfants ? Prends garde que tu n’en sois toi-même le père ?

— C’est bien, ma femme, calmez-vous ; je vais porter l’enfant où je l’ai trouvée, sur l’eau ; et pourtant c’est grand’pitié ; ô la jolie petite fille !

— C’est une fille, dis-tu ? Montre-la-moi. Oh ! le joli petit ange ! avec une étoile d’argent au milieu du front ! Nous la garderons, mon homme ; nous avons assez de biens, et puisque Dieu ne nous a pas donné d’enfants, ceux-ci nous en tiendront lieu[91].

Cependant la pauvre reine était dans sa tour, pleurant et gémissant, nuit et jour, et personne ne la visitait. Ses deux sœurs étaient heureuses avec leurs maris.

Le jardinier et sa femme vinrent à mourir. Le roi fit venir leurs trois enfants dans son palais, et, comme c’étaient de beaux enfants, et bien élevés, ils lui plaisaient beaucoup. Chaque dimanche, on les voyait dans son banc, à l’église, à la grand’messe, ayant chacun son bandeau sur le front, pour cacher les étoiles. Tout le monde était étonné de voir ces bandeaux, et on se demandait : — Qu’est-ce que cela veut dire ?

Un jour que le roi était à la chasse, une vieille femme arriva dans la cuisine du palais, en disant :

— Hou ! hou ! hou ! comme j’ai froid ! Et elle tremblait, et ses dents claquaient.

— Approchez-vous du feu, grand’mère, lui dit la jeune fille à l’étoile d’argent, qui se trouvait là.

— Ma bénédiction soit sur vous, mon enfant. Dieu, que vous êtes belle ! Ah ! si vous aviez l’Eau qui danse, la Pomme qui chante et l’Oiseau de Vérité, vous n’auriez pas votre pareille sur la terre !

— Oui, grand’mère ; mais, comment avoir ces merveilles-là ?

— Vous avez ici deux frères, qui peuvent vous les procurer.

Puis elle partit, sans rien dire de plus.

La jeune fille ne songeait, depuis ce moment, qu’aux paroles de la vieille femme ; elle ne rêvait que de l’Eau qui danse, de la Pomme qui chante et de l’Oiseau de Vérité, et elle était toute triste.

— Pourquoi es-tu triste ainsi ? lui demandaient ses frères.

— Ce n’est rien, répondait-elle.

— Si ! il y a quelque chose, et il faut que tu nous dises quoi.

— Il est venu une vieille femme se chauffer à la cuisine, et elle m’a dit : « Si vous aviez, mon enfant, l’Eau qui danse, la Pomme qui chante ci l’Oiseau de Vérité, vous n’auriez pas votre pareille sur la terre ! » Et depuis, je ne fais que rêver de l’Eau qui danse, de la Pomme qui chante et de l’Oiseau de Vérité. Mais comment se procurer ces merveilles-là ?

— Moi, petite sœur, je te les trouverai, si elles existent quelque part sur la terre, lui dit son frère aîné.

— Comment cela, frère chéri ?

— Laisse-moi faire, et sois sans inquiétude. Tiens, voilà un poignard que je te donne ; tire-le de son fourreau, plusieurs fois par jour, pendant un an et un jour ; aussi longtemps que tu pourras le tirer, il ne me sera arrivé aucun mal ; mais quand tu ne pourras plus le tirer, hélas ! alors j’aurai cessé de vivre[92] !

Il fait alors ses adieux à son frère et à sa sœur, et part.

Sa sœur tirait souvent du fourreau la lame du poignard, et elle en sortait facilement. Mais, hélas ! un jour, elle ne put pas la tirer, bien qu’elle s’efforçât de son mieux. Elle se mit alors à pleurer.

— Qu’as-tu, ma chère petite sœur ? lui demanda son second frère.

— Hélas ! pauvre frère, notre frère aîné a cessé de vivre !

Et les voilà de pleurer tous les deux.

— Il faut que j’aille à sa recherche !

— Oh ! non, ne va pas, mon frère, reste ici avec moi.

— Non, il faut que j’aille, et je ne cesserai pas de marcher que je n’aie retrouvé mon frère. Voici un chapelet que je te donne ; passes-en les grains continuellement ; quand il y en aura un qui s’arrêtera, alors, moi aussi, j’aurai cessé de vivre !

Et il fit ses adieux à sa sœur et partit.

Celle-ci, restée seule, était triste et soucieuse. Elle ne cessait de passer les grains de son chapelet, et elle voyait avec plaisir qu’ils passaient facilement. Mais, hélas ! un jour, il y en eut un qui s’arrêta.

— Mon Dieu, s’écria-t-elle, mon second frère est mort aussi ! Que ferai-je, à présent ? Il faut que j’aille à leur recherche, et je ne cesserai de marcher, que je ne les aie retrouvés, morts ou vifs.

Elle achète un cheval, s’habille en cavalier, et part, sans en rien dire à personne. Elle continue d’aller, d’aller, jusqu’à ce qu’elle arrive dans une grande plaine.

Là, elle vit, dans un vieil arbre creux, un petit vieillard, avec une barbe longue et blanche.

— Bonjour, la fille du roi de France ! lui dit le petit homme à la longue barbe.

— Bonjour, grand-père ; mais, vous me prenez sûrement pour une autre, car moi, je ne suis pas fille du roi de France.

— Non, non, je ne me trompe pas, car je vous connais bien.

— Comment, grand-père, est-ce que cette longue barbe ne vous incommode pas ?

— Si fait, ma pauvre enfant ; il y a cinq cents ans que je la porte, et j’en suis bien incommodé, assurément.

— Si vous voulez, je vous la couperai.

— Oh ! oui, faites donc.

Elle tira des ciseaux de sa poche et coupa la barbe du petit vieillard.

— Ma bénédiction soit sur vous, dit-il, fille du roi de France, car vous m’avez délivré ! Depuis cinq cents ans, il a passé bien du monde par ici, et personne n’avait eu pitié de moi, avant vous ; mais, vous n’aurez pas lieu de le regretter. Je sais où vous allez ; vous allez à la recherche de vos deux frères. Écoutez-moi bien, et faites exactement comme je vous dirai. A soixante lieues d'ici, vous trouverez une auberge, au bord du chemin. Descendez là, mangez, buvez, puis, laissez-y votre cheval et dites que vous payerez, au retour. Tôt après que vous aurez quitté cette maison, vous vous trouverez au pied d’une montagne très haute. Vous aurez beaucoup de peine à gravir cette montagne, et il vous faudra même vous aider des pieds et des mains. Un vent furieux se déchaînera bientôt ; la grêle, la neige, la glace et un froid cruel vous assailliront ; mais, gardez-vous bien de perdre courage, et continuez à monter, quand même. Des deux côtés de la route, vous verrez un grand nombre de piliers de terre. Ce sont autant de personnes qui, comme vous, ont essayé de gravir la montagne, mais qui ont perdu courage et ont été métamorphosées en piliers de pierre. Parvenue au sommet, vous verrez une plaine, avec un gazon émaillé de fleurs, comme en plein mois de mai. Puis, vous verrez encore un siège d’or, sous un pommier. Asseyez-vous sur ce siège et faites semblant de dormir, et vous verrez un merle descendre du pommier, de branche en branche, et entrer dans une cage, qui est sous l’arbre. Fermez vite la cage, alors, car c'est là l’Oiseau de Vérité. Puis, vous couperez le branche du pommier, avec une pomme sur la branche ; c’est là la Pomme qui chante. Enfin, vous puiserez plein une fiole de l’eau d’une fontainetaine, qui est sous l’arbre, car c’est là la fontaine de l’Eau qui danse. Alors, vous pourrez vous en retourner. A mesure que vous descendrez de la montagne, vous répandrez une goutte de l’eau de votre fiole sur chaque pilier de pierre, et de chaque pierre sortira un chevalier. Vos deux frères se lèveront aussi, comme les autres.

La jeune fille remercia le petit homme, et continua sa route. Elle fit tout exactement comme on lui avait recommandé. Elle mangea et but à l’auberge, y laissa son cheval, et commença à gravir la montagne. Mais, bientôt survint un froid si intense, que tous ses membres en furent presque gelés et qu’elle faillit rester là et être changée en pierre comme les autres. Elle arriva pourtant sur le sommet de la montagne. Là, le ciel était clair et l’air tiède, comme au milieu de l’été. Elle s’assit dans le siège d’or, sous le pommier, et feignit de dormir. Le merle descendit alors de l’arbre, de branche en branche, et entra dans la cage. Elle se leva aussitôt et ferma la cage, et le merle, se voyant pris, dit :

— Tu m’as pris, fille du roi de France ! Beaucoup d’autres avaient essayé de me prendre, avant toi, nul n’avait pu y réussir, jusqu’à présent. Mais, tu as été conseillée par quelqu’un.

Elle coupa ensuite une branche du pommier, avec une pomme dessus, remplit sa fiole de l’eau de la fontaine, puis elle partit. A mesure qu’elle descendait la montagne, elle répandait une goutte d’eau sur chaque pilier de pierre, et il en sortait des princes, des ducs, des barons, des chevaliers ; ses deux frères se levèrent aussi, les deux derniers ; mais, ils ne reconnurent pas leur sœur. Et tous se pressaient autour d’elle, lui disant :

— Donnez-moi l’Eau qui danse, jeune chevalier ; d’autres : donnez-moi la Pomme qui chante ; et d’autres : donnez-moi l’Oiseau de Vérité !

Mais, elle partit vite, emportant l’Eau, la Pomme et l’Oiseau. En passant par l’auberge où elle avait laissé son cheval, elle paya son écot, puis s’en retourna promptement à la maison, et y arriva longtemps avant ses frères. Quand ceux-ci arrivèrent aussi, ils embrassèrent leur sœur.

— Ah ! mes pauvres frères, leur dit-elle, que d’inquiétude vous m’avez causé ! Comme votre voyage a duré longtemps ! Mais, Dieu soit loué, puisque vous voici de retour !

— Hélas ! oui, ma pauvre sœur, nous sommes restés longtemps absents, et encore n’avons-nous rien fait de bien ; nous avons même eu de la chance de pouvoir revenir !

— Comment, vous ne rapportez donc pas l’Eau qui danse, la Pomme qui chante et l’Oiseau de Vérité ?

— Hélas ! non, pauvre sœur, un jeune chevalier, que nous ne connaissons pas, les a emportés ! Dieu ! le beau chevalier ! nous aurions voulu que tu eusses pu le voir.

Le vieux roi, qui n’avait pas d’enfants (du moins il le croyait), aimait les enfants de sa belle-sœur, et était heureux de les voir revenus. Il fit faire un grand repas, auquel il invita beaucoup de monde, des princes, des ducs, des marquis, des barons, des généraux. Vers la fin du repas, la jeune fille posa sur la table l’Eau qui danse, la Pomme qui chante et l’Oiseau de Vérité, et leur commanda de faire chacun son devoir. Et aussitôt l’Eau se mit à danser, la Pomme à chanter et l’Oiseau à voltiger, au-dessus de la table. Et tout le monde, en extase, la bouche et les yeux ouverts, regardait et écoutait ces merveilles. Jamais ils n’avaient vu ni entendu rien de pareil.

— A qui appartiennent ces merveilles ? demanda le roi, quand il put parler.

— A moi, sire, dit la jeune fille.

— Qu’est-ce que c’est ?

— L’Eau qui danse, la Pomme qui chante et l’Oiseau de Vérité.

— Et de qui les tenez-vous ?

— C’est moi-même, sire, qui ai été les quérir.

Alors, les deux frères reconnurent que c’était leur sœur qui les avait délivrés. Quant au roi, il était près de perdre la tête, de joie et d’admiration.

— Ma couronne et mon royaume, dit-il, pour merveilles, et vous, vous serez reine !

— Patientez un peu, sire, jusqu’à ce que vous ayez entendu mon oiseau parler, l’Oiseau de Vérité, car il a des choses importantes à vous révéler. Mon petit Oiseau, dites, à présent, la vérité.

— Je le veux bien, répondit l’Oiseau, mais, que personne ne sorte de la chambre.

Et l’on ferma toutes les portes. La vieille sorcière de sage-femme et une des belles-sœurs du roi se trouvaient là aussi, et elles n’étaient pas à leur aise, en entendant ces paroles.

— Voyons, mon oiseau, dites la vérité, à présent.

Et voici comme parla l’Oiseau :

— Il y a maintenant vingt ans, sire, que votre femme est enfermée dans une tour, abandonnée de tout le monde, et vous la croyez morte depuis longtemps. Mais, elle n’est pas morte, elle n’a même souffert aucun mal, car c’est injustement qu’elle a été accusée et jetée dans une sombre prison.

La sage-femme et la belle-sœur du roi se dirent indisposées, en ce moment, et voulurent sortir.

— Personne ne sortira encore, leur dit le roi ; continuez de dire la vérité, petit Oiseau.

— Vous avez eu deux fils et une fille, sire, reprit l’Oiseau, nés tous les trois de votre femme, et les voici ! Enlevez-leur leurs bandeaux, et vous verrez que chacun d’eux a une étoile au front.

On enleva les bandeaux, et l’on vit que chacun des deux jeunes gens avait une étoile d’or au front, et la jeune fille avait une étoile d’argent !

— Les auteurs de tout le mal, reprit l’Oiseau, sont vos deux belles-sœurs et la sage-femme, cette sorcière du diable ! Celles-là vous faisaient croire que votre femme ne donnait le jour qu’à des petits chiens, et vos pauvres enfants étaient exposés, aussitôt nés, sur la Seine. Quand la sage-femme, ce tison de l’enfer, apprit que les enfants avaient été recueillis, et qu’on les élevait dans votre palais, elle chercha encore le moyen de les perdre. Elle pénétra un jour dans le palais, déguisée en mendiante, prête de mourir de froid et de faim, et elle inspira à la jeune princesse l’envie de posséder l’Eau qui danse, la Pomme qui chante et l’Oiseau de Vérité. Ses deux frères allèrent, l’un après l’autre, les lui chercher, et la sorcière pensait bien qu’ils n’en reviendraient jamais. Et ils ne seraient pas revenus, hélas ! si leur sœur n’avait réussi à les délivrer, avec beaucoup de peine, et à rapporter l'Eau qui danse, la Pomme qui chante et l’Oiseau de Vérité.

Le roi s’évanouit, en entendant tout cela, quand il revint à lui, il alla lui-même chercher la reine, à la tour, et il revint avec elle dans la salle du festin, en la tenant par la main. Elle n’avait changé en rien ; elle était belle et gracieuse, comme devant. Elle mangea et but un peu ; puis, elle mourut aussitôt sur la place !

Le roi, comme fou de douleur et de colère, ordonna de chauffer un four, sur-le-champ, pour y jeter sa belle-sœur et la sage-femme, ce tison de l’enfer. Ce qui fut fait.

Je n’en sais pas plus long sur la princesse et ses deux frères. Je pense qu’ils firent de bons mariages, tous les trois. Et pour ce qui est de l’Oiseau, on ne dit pas s’il continua de dire toujours la vérité. Mais, je présume que oui, puisque ce n’était pas un homme !


Conté par Barbe Tassel, à Plouaret.
Décembre 1868



VIII


LES COMPAGNONS
QUI VIENNENT À BOUT DE TOUT


OU


LE MANGEUR, LE BUVEUR, LE COUREUR,
LE TIREUR ET FINE-OREILLE
_____



IL y avait une fois un vieux seigneur, qui avait trois fils. Il avait aussi un peu de bien, pas beaucoup. L’aîné de ses fils, qui se nommait Fanch, dit un jour à son père :

— Je veux voyager, pour chercher fortune.

— J’y consens, répondit le vieillard ; mais, je ne puis te donner que dix écus.

— Donnez-moi-les et je tâcherai de faire en sorte de me tirer d’affaire.

Et le voilà parti avec ses dix écus.

En arrivant à Rennes, il vit un homme qui bannissait, au son du tambour, sur les places et dans les carrefours de la ville, que le roi cherchait un homme pour lui construire un navire qui irait par eau et par terre. Sa récompense serait la main de la princesse, sa fille unique, à la condition pourtant qu’il la prît à court avec trois paroles, de manière à ce qu’elle ne pût lui répondre.

— Si je pouvais faire cela !... se dit Fanch ; je veux toujours essayer ; qui ne risque rien ne gagne rien.

Et il cria au bannisseur : — Je suis votre homme !

On le conduisit au palais du roi.

Le lendemain matin, on lui donna une cognée pour abattre, dans la forêt voisine, le bois nécessaire pour la construction du navire. Arrivé dans la forêt, il vit qu’on y avait déjà abattu beaucoup de bois, mais, qu’on l’avait enlevé, et il se dit :

— Je vois que je ne suis pas le premier à tenter l’aventure, et que beaucoup d’autres m’ont précédé ici.

Il se mit pourtant courageusement à l’ouvrage.

A midi, il s’assit sur le gazon, à l’ombre d’un vieux chêne, pour manger un morceau, du pain et du beurre et une crêpe de sarrazin, avec une bouteille de cidre. Une pie sautillait de branche en branche, au-dessus de sa tête, en disant :

— Part pour moi aussi ! part pour moi aussi !

— Laisse-moi tranquille, Margot-la-Pie, lui dit Fanch, impatienté, et va ailleurs chercher ton dîner.

— Quel travail fais-tu là ? reprit la Pie.

— Des cuillères, peut-être !... répondit Fanch, ironiquement.

— Des cuillères ? soit. Des cuillères ! des cuillères ! !... répliqua la Pie.

Et elle s’envola.

Quand il eut terminé son frugal repas, Fanch se remit à la besogne. Mais, à chaque coup de cognée, il détachait, à présent, une cuillère de l’arbre qu’il voulait abattre.

— Voici qui est étrange ! se dit-il ; il faut qu’il y ait de la sorcellerie là-dedans !

Et il jeta sa cognée et s’enfuit, en courant, vers la maison de son père.

En le voyant revenir, le vieillard lui dit :

— Ton voyage n’a pas été long, mon fils.

— Non, mon père, j’ai réfléchi que je ferais mieux de rester à la maison avec vous, et je suis revenu.

Il ne dit rien à personne de ce qui lui était arrivé.

Le second fils, nommé Hervé, voulut partir aussi. Son père ne lui donna que cinq écus.

En arrivant à Rennes, il entend aussi bannir, dans les carrefours et les rues de la ville, que le roi promet la main de sa fille unique à l’homme, quel qu’il soit, qui lui construira un navire pour aller sur terre comme sur mer. Il veut tenter l’aventure, comme son aîné, et le lendemain, après avoir passé toute la matinée à abattre des arbres dans la forêt, comme il mangeait un morceau, assis contre le tronc d’un chêne, il entendit une voix qui disait, au-dessus de sa tête :

— Part pour moi aussi ! Part pour moi aussi !

Impatienté, il lui dit :

— Laisse-moi tranquille, Margot-la-Pie, et va-t’-en au diable.

— Qu’es-tu venu faire ici ? demanda la Pie.

— Des fuseaux, peut-être !... répondit Hervé.

— Des fuseaux ? soit, reprit l’oiseau, qui s’envola en criant : — Des fuseaux ! des fuseaux !..,

Quand Hervé se remit au travail, à chaque coup de cognée dont il frappait le tronc d’un arbre, il en jaillissait un fuseau.

— C’est, pour sûr, de la sorcellerie ! s’écria-t-il, effrayé.

Et il jeta là sa cognée et s’en retourna aussi à la maison, comme son aîné.

Le plus jeune, un enfant chétif et maladif, et que l’on nommait Cendrillon (Luduenn), dit alors :

— Moi, je veux partir aussi.

— Mon pauvre enfant ! lui dit son père, tu espères réussir, là où tes deux aînés ont échoué ?

— Laissez-moi partir, mon père, à la grâce de Dieu ; peut-être serai-je plus heureux ; qui sait ?

On lui donna un écu de six livres, seulement, et il se mit en route.

A Rennes, il entendit aussi bannir ce qu’avaient entendu ses frères, et voulut, comme eux, tenter l’aventure.

Le voilà dans la forêt. Il travaille courageusement, toute la matinée, et à midi, il s’assit sur le gazon, contre le tronc d’un vieux chêne, pour manger un morceau et se reposer un peu. La Pie se fit encore entendre, au-dessus de sa tête :

— Part à moi aussi ! Part à moi aussi ! Il leva les yeux, l’aperçut et dit :

— Oui, chère bête du bon Dieu ; tu auras aussi ta part.

Et il lui jeta quelques miettes de pain, sur le gazon. La Pie les mangea, puis demanda :

— Qu’es-tu venu faire ici ? lui demanda la pie.

— J’ai entendu bannir, dans la ville voisine, que le roi donnerait sa fille en mariage à l’homme, quel qu’il fût, qui lui construirait un navire propre à aller par terre et par eau. J’ai voulu tenter l’aventure, pour venir en aide à mon père, qui n’est pas riche, et je mets ma confiance et mon espoir en Dieu.

— Bonne réussite et bon navire ! dit la Pie.

— Que Dieu t’entende, chère bête du bon Dieu !

Luduenn se remit à l’ouvrage, et, à chaque coup de cognée, il jaillissait des arbres qu’il frappait une pièce propre à entrer dans la confection d’un navire et admirablement travaillée. Et ces pièces se rapprochaient, s’ajustaient et prenaient d’elles-mêmes la place qui leur convenait, de telle sorte, qu’avant le coucher du soleil, le navire était terminé et parfait. Il monta sur son navire, et il le dirigeait à sa volonté, et sur terre et sur l’eau. Il rencontra sur sa route un homme qui léchait et rongeait des os, dans une douve.

— Que fais-tu là ? lui demanda-t-il.

— Je me meurs de faim, et je ronge ces os abandonnés ici par les chiens.

— Viens avec moi, et je te procurerai à manger.

— Je ne demande pas mieux.

Et l’homme monta dans le navire, et les voilà deux.

Un peu plus loin, ils rencontrèrent un autre homme, près d’une fontaine.

— Que fais-tu là ? lui demanda Luduenn.

— Je viens de tarir cette fontaine, en y buvant, répondit-il, et j’attends qu’elle se remplisse, pour la tarir de nouveau, car j’ai encore soif.

— Viens avec nous, et tu auras à boire, à discrétion.

— Je ne demande pas mieux, répondit il.

Et il monta aussi dans le navire, et les voilà trois, à présent.

Ils se remirent en route et rencontrèrent, un peu plus loin, un autre individu, qui avait une pierre meulière attachée à chacun de ses pieds, et qui courait néanmoins.

— Que signifie cet exercice ? lui demanda Luduenn.

— Je cherche à prendre un lièvre, qui va passer par ici.

— Et tu t’attaches des pierres meulières aux pieds, imbécile ?

— Oui, car je vais trop vite, et, malgré mes pierres meulières, je devance toujours le lièvre

— Veux-tu venir avec nous et partager notre sort ?

— Je ne demande pas mieux.

Et il entra aussi dans le navire, et les voilà quatre.

Ils se remirent en route, et rencontrèrent bientôt un autre individu tenant à la main un arc tendu et visant un objet invisible pour eux.

— Que fais-tu là ? lui demanda Luduenn.

— Je vise un lièvre que je vois là-bas, sur la montagne de Bré ; ne le voyez-vous pas vous-mêmes ?

— Comment veux-tu que nous voyions un lièvre, sur la montagne de Bré, à quatre lieues d’ici ?

En ce moment, la flèche partit et le tireur dit :

— Voilà ! je l’ai tué roide. Mais, il y a loin d’ici à la montagne, et je crains que le lièvre n’ait été emporté par un autre, quand j’arriverai, comme cela m’arrive presque toujours.

— Allons ! l’homme aux pierres meulières, dit Luduenn, va nous chercher le lièvre.

Et l’homme aux pierres meulières partit, plus rapide que le vent, et rapporta le lièvre, en un instant.

— Tu es un fin tireur, dit Luduenn ; viens avec nous et tu partageras notre sort.

— Je veux bien, répondit le tireur.

Et il monta sur le navire, et les voilà cinq. Plus loin, ils rencontrèrent un autre individu, l’oreille appliquée contre terre.

— Que fais-tu là, dans cette posture ? lui demanda Luduenn.

— J’ai semé de l’avoine par ici, hier, répondit-il, et je l’écoute pousser.

— Il faut donc que tu aies l’ouïe bien fine pour entendre l’herbe pousser ; si tu veux venir avec nous, tu partageras notre sort, et je crois que tu n’auras pas lieu à regrets, car six hommes comme nous doivent venir à bout de tout.

— Je veux bien, dit Fine-Oreille.

Et il monta aussi sur le navire.

Les voilà six, à présent, et six gaillards. Ils se remirent en route, et rencontrèrent bientôt une vieille femme, qui allait au marché vendre des œufs, qu’elle portait dans un panier.

— Combien la douzaine, grand’mère ? lui demanda Luduenn.

— Six sous, Messieurs, répondit la vieille.

— Donnez-m’en un, seulement, et prenez cet écu de six livres.

— Que Dieu vous bénisse, mon bon seigneur, répondit la vieille.

Tôt après, ils passèrent par un champ où des paysans traçaient des sillons, à la charrue. Luduenn leur demanda :

— Combien voulez-vous de votre évêque[93] ?

— Deux réales (dix sous), lui répondit-on.

— Donnez-le-moi, voilà un écu de six francs. Et il leur jeta un écu de six francs, et prit le bâton de charrue.

— Quand vous en voudrez d’autres, à ce prix, lui crièrent les laboureurs, vous n’aurez qu’à le dire.

Comme ils approchaient de la ville, ils virent un jeune garçon qui se disposait à faire (sauf votre respect) ce que le laquais du roi ne peut pas faire pour lui.

— Ponds là-dedans, mon garçon, lui dit Luduenn, en lui présentant son chapeau.

— Ne vous moquez pas de moi, répondit l'enfant.

— Je ne me moque pas de toi ; fais ce que je te dis, et je te donnerai un écu de six livres ; tiens le voilà !

Et il lui jeta un écu de six livres. Le gars, séduit par une telle générosité, fit ce qu’on lui demandait et dit, en tendant son chapeau à Luduenn : — Quand vous en voudrez d’autre, pour le même prix, songez à moi.

Les six compagnons se remirent en route et entrèrent, tôt après, avec leur navire, dans la cour du palais royal.

La première partie de l’épreuve était heureusement accomplie ; la seconde allait commencer.

La princesse était sur son balcon, l’air farouche, et toute rouge. Elle craignait peut-être que ce chétif et malingre rustre ne vînt à bout de son entreprise.

— Vous avez la crête bien rouge, là-haut, princesse, lui dit Luduenn.

— C’est que probablement j’ai le cul chaud, répondit-elle.

— Assez chaud pour y cuire un œuf ?

— Peut-être bien, si vous en aviez un ?

— Voici !...

Et il lui montra l’œuf qu’il avait achète à la vieille femme qui se rendait au marché.

— Et un bâton recourbé pour le retirer ? reprit la princesse.

— Aussi !... répondit Luduenn, en lui montrant le bâton de la charrue.

— Merde !... dit-elle, dépitée.

— A votre service, princesse !

Et il lui tendit son chapeau, qui ne contenait pas des roses, comme on sait.

La princesse ne trouva pas de réponse, cette fois, et, tournant le dos, elle rentra dans sa chambre, fort irritée.

— Votre fille m’appartient, sire, dit Luduenn au roi ; voici le navire que vous m’avez demandé, qui marche sur terre comme sur l’eau, et la princesse s’en est allée, vaincue et ne trouvant plus de réponse.

— Cela ne suffit pas, et il te faudra faire bien autre chose, avant d’avoir ma fille, répondit le roi, furieux.

— J’ai rem.pli toutes les conditions, sire ; à vous de tenir votre parole, à présent, car un roi ne doit jamais manquer à sa parole... Mais, je ne veux pas y regarder de si près ; que vous faut-il encore ? Dites, et ce sera fait.

— Eh bien ! j’ai dans mes étables quarante bœufs gras, et il faut que toi ou un de tes compagnons les mange, seul, en huit jours.

— Ce sera fait, sire, soyez tranquille à ce sujet.

Et s’adressant à son compagnon Mange-Tout :

— Tu as entendu, Mange-Tout ?

— Quarante bœufs en huit jours, s’écria Mange-Tout ; quelle chance ! Je vais donc enfin pouvoir manger mon content ! Il y a assez longtemps que je me serre le ventre ! Je veux commencer tout de suite.

Et il ouvrit une bouche large et profonde comme un antre, et munie de grandes dents, d’une blancheur éclatante. En quatre jours, les quarante bœufs eurent disparu dans ce gouffre, et il disait encore : — C’est déjà tout ?...

Le roi était très contrarié d’avoir ainsi perdu ses quarante bœufs gras, qu’il réservait pour un grand festin, qu’il devait donner.

— Ce n’est pas tout, dit-il à Luduenn ; après manger, il faut aussi boire. J’ai là cinquante tonneaux de vin aigri, dont je ne sais que faire, et il faut que toi ou un des tiens les boive, seul, eu cinq jours, afin que j’en aie de meilleur.

— C’est ton affaire, Bois-Tout, dit Luduenn, en s’adressant à son second compagnon.

— Qu’on me mène à la cave, dit Bois-Tout, et vous allez voir si je me fais prier pour boire du vin !...

Pour le soir du troisième jour, les cinquante tonneaux étaient vides.

— Qu’est-ce donc que cet homme et ses compagnons ? se disait le roi, inquiet, et ne sachant comment s’en débarrasser. Un de ses ministres lui dit :

— Vous avez sire, dans votre cuisine, une servante qui n’a pas son égale au monde, à la course. En une demi-heure, elle va puiser de l’eau à une fontaine, qui est à trois lieues d’ici, et revient avec trois pichets pleins, un sur la tête et un autre à chaque main. Dites à cet homme qu’il lui faudra, demain matin, accompagner la servante à la fontaine, et être de retour aussitôt qu’elle, avec trois pichets pleins d’eau.

— C’est vrai, répondit le roi.

Et il fit appeler Luduenn et lui dit ce qu’il aurait à faire, le lendemain matin,

— Ce sera fait, répondit-il tranquillement,

Et il dit à son coureur, qui dormait, au pied d’une meule de foin :

— Allons, debout, Attrape-Tout ! Voici une occasion de te dégourdir les jambes.

— Qu’y a-t-il pour votre service, maître ? demanda-t-il, en se redressant de toute sa hauteur.

— Le roi a, dans sa cuisine, une servante qui est, paraît-il, une bonne coureuse. En une demi-heure, elle va puiser de l’eau à une fontaine, qui est à trois lieues d’ici, et s’en retourne avec trois pichets remplis d’eau. Demain matin, tu l’accompagneras à la fontaine, d’où tu rapporteras aussi trois pichets pleins d’eau, et j’espère bien que tu seras de retour avant elle, et ne te laisseras pas vaincre par une femme.

— Dormez tranquille, là-dessus, répondit le coureur.

Le lendemain matin, la servante et le coureur Attrape-Tout partirent ensemble pour la fontaine. Quand ils eurent rempli leurs pichets, la servante dit à son compagnon :

— Asseyons-nous, un peu, sur l’herbe, et causons ; nous avons bien le temps, n’est-ce pas ?

Et ils s’assirent. Mais, comme elle était sorcière, elle endormit Attrape-Tout, en le regardant, et partit, après lui avoir mis sous la tête, en guise d’oreiller, la tête décharnée et blanchie d’un cheval mort, qui se trouvait là, près de l’eau[94]. Fine-Oreille avait entendu les paroles de la servante, il entendait aussi ronfler Attrape-Tout, et il dit à Luduenn :

— La servante et Attrape-Tout se sont assis, pour causer, auprès de la fontaine, puis Attrape-Tout s’est endormi, et je l’entends ronfler.

— Vite, Bon-Œil, regarde un peu du côté de la fontaine, et dis-nous ce qui s’y passe.

Bon-Œil regarda du côté de la fontaine, et dit :

— Je vois Attrape-Tout qui dort, près de la fontaine, avec la carcasse d’une tête de cheval sous la tète, en guise d’oreiller ; je vois aussi la servante qui revient, en toute hâte, avec ses trois pichets pleins.

— Prends ton arc, lui dit Luduenn, et, d’un coup de flèche, chasse la tête de cheval qui est sous la tête d’Attrape-Tout, afin de le réveiller ; et vise bien, et prends garde de le tuer.

Et Bon-Œil, le bon tireur, prit son arc, visa et chassa, avec sa flèche, la tête de cheval de dessous la tête d’Attrape-Tout. Celui-ci se réveille du coup, saisit ses pichets pleins et part, avec une telle vitesse, qu’il arriva encore avant la servante, au grand étonnement du roi et de ses courtisans.

— J’ai encore gagné, sire, dit Luduenn au roi, et je réclame le prix de la victoire, la main de la princesse, votre fille.

— C’est juste, répondit le roi, et, comme j’aime mieux t’avoir pour ami que pour ennemi, tu seras mon gendre, et le mariage sera célébré, sans autre délai.

Les noces eurent lieu, en effet, dans la huitaine, et il y eut, à cette occasion, de grands festins et de belles fêtes.

Le vieux roi mourut, peu de temps après, et Luduenn lui succéda sur le trône. Il appela auprès de lui son vieux père et ses frères, et ils vécurent tous heureux ensemble.


Conté par Catherine Doze, femme Colcanab, maçon,
à Plouaret. — Janvier 1869.



IX


LES SIX FRÈRES PARESSEUX
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IL y avait une fois un seigneur, qui avait six enfants, six garçons, qui étaient si paresseux, si paresseux, qu’ils se seraient laissé mourir de faim, s’il leur avait fallu seulement se préparer à manger. Le vieux seigneur avait été riche, autrefois, mais, il avait perdu presque toute sa fortune, dans les guerres qui avaient ruiné son pays, et il lui fallait, à présent, vivre avec beaucoup d’économie, pour tenir son rang. Aussi, exhortait-il souvent ses enfants à apprendre quelque métier, leur représentant qu’ils seraient, un jour, obligés de travailler, pour vivre. Ils ne l’écoutaient pas, et disaient qu’il radotait. Voyant cela, il donna deux cents écus à chacun d’eux, et leur dit d’aller voyager, pendant un an, afin d’apprendre quelque chose. Il leur donnait rendez-vous, dans son château, au bout d’un an et un jour.

Les six frères partirent donc, heureux d’avoir tant d’argent dans leurs poches. Ils prirent tous des routes différentes.

Le premier arriva dans une ville où il vit beaucoup de monde rassemblé, sur une place. Il se mêla à la foule et demanda la raison de ce rassemblement.

— Vous ne voyez donc pas ? lui répondit l’homme à qui il s’était adressé, en lui montrant du doigt un homme qui grimpait sur un arbre avec la faclité d’un écureuil.

Cet homme grimpait avec la même facilité sur les maisons, sur les murailles et les tours les plus élevées. Notre voyageur en était émerveillé, et il se disait en lui-même :

— Ah ! si je savais grimper comme celui-là ! Quand le grimpeur eut terminé ses exercices,

il alla droit à lui et lui demanda :

— Veux-tu m’apprendre à grimper comme toi ?

— Oui, si tu me paies bien, répondit le grimpeur.

— Je te donnerai tout ce que j’ai d’argent.

— Et combien as-tu donc d’argent ?

— Deux cents écus.

— C’est entendu ; donne-moi tes deux cents écus, et je t’apprendrai mon métier.

Et il donna ses deux cents écus au grimpeur. qui l’emmena partout à sa suite, et lui apprit à grimper comme lui-même.

Le second des six frères rencontra un homme qui soudait et remettait dans leur état primitif toutes les choses cassées, tous les vases et ustensiles de terre, de verre, de bois et de différents métaux. Il s’arrêta à le regarder, et il admirait son travail et pensait en lui-même :

— Je voudrais bien savoir souder et raccommoder les objets comme cet homme-là !

Après l’avoir regardé et admiré longtemps, il lui demanda :

— Veux-tu m’apprendre à souder comme toi ?

— Oui, si tu me paies bien, répondit le soudeur.

— Je te donnerai tout ce que j’ai d’argent.

— Mais combien as-tu d’argent ?

— Deux cents écus.

— C’est entendu ; donne-moi tes deux cents écus, et je t’apprendrai mon métier.

Il donna ses deux cents écus au soudeur, et celui-ci l’emmena partout à sa suite et lui apprit à souder, comme lui-même.

Le troisième frère rencontra un chasseur, qui avait un arc et des flèches et qui atteignait tout ce qu’il visait, jusqu’aux mouches qui volaient en l’air. Il admira son adresse et souhaita la posséder lui-même. Il lui demanda donc :

— Veux-tu m’apprendre à tirer de l’arc comme toi ?

— Oui, si tu me paies bien, répondit le chasseur.

— Je te donnerai tout ce que j’ai d’argent.

— Mais combien as-tu d’argent ?

— Deux cents écus.

— C’est entendu ; donne-moi tes deux cents écus, et je t’apprendrai à tirer de l’arc, comme moi-même.

Il donna ses deux cents écus au chasseur, et celui-ci l’emmena partout à sa suite, et lui apprit à tirer de l’arc, comme lui-même.

Le quatrième frère rencontra un homme qui jouait du violon, et tous ceux qui entendaient le son de son instrument dansaient, bon gré, mal gré, jusqu’à ce qu’il cessât d’en jouer ; et quand il en jouait près d’un mort, ou dans les cimetières, les cadavres eux-mêmes se levaient et se mettaient à danser. Quand il eut dansé quelque temps, en compagnie de plusieurs autres, aux sons de ce merveilleux instrument, l’homme cessa de jouer, et alors il lui demanda :

— Veux-tu m’apprendre à jouer du violon, de manière à ce que tous ceux qui entendront les sons de mon instrument se mettent aussi à danser, et que je puisse ressusciter les morts ?

— Oui, si tu me paies bien, répondit l’homme au violon.

— Je te donnerai tout ce que j’ai d’argent.

— Mais combien as-tu d’argent ?

— Deux cents écus.

— C’est entendu ; donne-moi tes deux cents écus, et je t’apprendrai à jouer du violon, de manière à ce que tous ceux qui entendront les sons de ton instrument se mettent à danser, et que tu ressuscites aussi les morts.

Il donna ses deux cents écus à l’homme au violon, et celui-ci lui céda son violon, et lui apprit à en jouer, comme lui-même.

Le cinquième frère rencontra, dans un bois, un homme qui construisait des bâtiments qui allaient aussi bien par terre que par mer. Il resta longtemps à le considérer et à admirer son travail, puis il lui demanda :

— Veux-tu m’apprendre à construire aussi des bâtiments qui vont aussi bien par terre que par mer ?

— Oui, si tu me paies bien, répondit le constructeur de bâtiments.

— Je te donnerai tout l’argent que j’ai.

— Mais, combien as-tu d’argent ?

— Deux cents écus.

— C’est entendu ; donne-moi tes deux cents écus, et je t’apprendrai à faire des bâtiments qui vont aussi bien par terre que par eau.

Il donna ses deux cents écus au constructeur de bâtiments, et celui-ci le garda avec lui et lui apprit son métier.

Le sixième frère arriva dans une ville où il vit, sur une place publique, un vieillard qui avait sa tête dans un sac, et qui faisait profession de deviner des énigmes et toutes sortes de problèmes, de prédire l’avenir, de retrouver les objets perdus, enfin de répondre à toutes les questions qu’on lui adressait. Il admira sa science et désira prendre des leçons de lui. Il lui demanda donc :

— Veux-tu m’apprendre à être devineur et savant comme toi ?

— Oui, si tu me paies bien, répondit le vieillard.

— Je te donnerai tout ce que j’ai d’argent.

— Mais, combien as-tu d’argent ?

— Deux cents écus.

— C’est entendu ; donne-moi les deux cents écus, et je t’apprendrai mon métier.

Il donna ses deux cents écus au vieux savant, et celui-ci l’emmena à sa maison, lui mit ses livres entre les mains, lui révéla ses secrets et lui apprit à prédire l’avenir, à résoudre les problèmes, les énigmes et toutes les questions qui lui seraient posées, sur toutes sortes de sujets.

Au bout d’un an et un jour, les six frères se retrouvèrent sur la grande lande où ils s’étaient séparés et où ils s’étaient donné rendez-vous. Le grimpeur arriva le premier, puis successivement, le soudeur, le tireur, ie joueur de violon et le devineur, et ils s’embrassaient, à mesure qu’ils arrivaient, et étaient heureux de se revoir. Seul, le constructeur de bâtiments était en retard, et les cinq autres frères commençaient à craindre qu’il eût eu plus mauvaise chance qu’eux, qu’il fût peut-être mort, lorsqu’ils entendirent, tout à coup, un grand bruit et virent venir, à travers les champs, les bois, renversant tout sur son passage, un beau bâtiment, sur lequel ils reconnurent le retardataire.

— Le voici ! le voici ! s’écrièrent-ils. Quel beau bâtiment il amène ! et quel singulier bâtiment, qui va sur la terre, comme les autres sur l’eau !

Quand les six frères se retrouvèrent réunis, ils s’interrogèrent sur leurs voyages et sur les choses qu’ils avaient apprises. Chacun d’eux était content de son sort.

— Moi, dit l’aîné, j’ai appris à grimper, comme un chat, sur les arbres, les maisons, les murailles et les tours les plus élevées.

— Moi, dit le second, j’ai appris à souder toutes les choses cassées et rompues, et à les remettre dans leur premier état, de manière à tromper l’œil le plus exercé.

— Moi, dit le troisième, j’ai un arc et des flèches avec lesquels j’atteins tout ce que je vise ; tenez, voyez cette hirondelle qui passe.

Et il lança une flèche, et l’hirondelle tomba à ses pieds.

— Moi, dit le quatrième, j’ai là un violon comme vous n’en avez jamais vu. Lorsque j’en joue, tous ceux qui l’entendent sont forcés de danser, bon gré, mal gré ; les morts mêmes ressuscitent et se mettent en mouvement.

— Moi, dit le cinquième, j’ai appris à faire des bâtiments qui vont aussi bien par terre que par eau, comme vous le voyez.

Et il leur montrait le bâtiment sur lequel il était venu.

— Et moi, dit le sixième et dernier, j’ai étudié, pendant toute l’année, chez un vieux savant, un magicien, et j’ai appris à résoudre toutes les énigmes, tous les problèmes, à retrouver les objets perdus, à prédire l’avenir, et mille autres choses encore. D’après ce que je vois, mes frères, nous avons tous profité à voyager, et notre père, qui nous accusait toujours de paresse et d’ignorance, sera bien étonné, quand il verra tout ce que nous avons appris, en si peu de temps. Mais, avant de rentrer à la maison, je suis d’avis que nous devrions nous associer, pour mener à bonne fin quelque entreprise difficile, car je suis persuadé qu’en réunissant notre science et nos talents, il est peu de choses que nous ne puissions faire.

Les cinq autres frères approuvèrent l’avis du plus jeune, le devineur, et celui-ci reprit alors :

— Eh bien ! je vous propose d’entreprendre la délivrance de la Princesse aux Cheveux d’Or, qui est retenue captive par un serpent, un monstre hideux, dans son château d’or, suspendu par quatre chaînes d’or au-dessus d’une île, qui est au milieu de la mer.

— Allons délivrer la Princesse aux Cheveux d’Or ! crièrent les cinq frères sans hésiter.

— Pendant mon séjour chez le magicien, reprit le devineur, j’ai appris dans ses livres comme il faut s’y prendre, pour réussir dans une entreprise si difficile. Écoutez-moi donc bien et je vais indiquer à chacun de vous quel sera son rôle et ce qu’il devra faire. Notre frère le constructeur de bâtiments nous conduira dans l’île, au-dessus de laquelle est suspendu le château. Il y a là, entre les quatre chaînes d’or qui retiennent le château, une grande cloche, qui sonne d’elle-même, dès que quelqu’un débarque dans l’île. Quand le serpent entend sonner la cloche, il quitte son château et vient planer au-dessus de l’île (car il a des ailes), et s’il y aperçoit un être animé, homme ou bête, il lance contre lui des torrents de feu, et, en un instant, il le réduit en cendres. Notre premier soin, en débarquant dans l’île, sera donc de remplir la cloche d’étoupe, afin de l’empêcher de sonner. Notre frère le grimpeur montera alors jusqu’au château, le long d’une des chaînes d’or. Il y arrivera de nuit et pénétrera jusqu’à la princesse, par la fenêtre de sa chambre à coucher, qu’elle laisse ordinairement ouverte. Il la trouvera couchée sur un beau lit de soie et de dentelle, et il l’enlèvera lestement et nous l’amènera dans l’île. Si cette première partie de l’entreprise réussit, comme je l’espère, le plus difficile sera fait, et je dirai, en temps et lieu, à nos frères le tireur, le soudeur, le joueur de violon et le constructeur de bâtiments, ce qu’ils auront à faire, car nous aurons aussi besoin de leur secours.

Les six frères montèrent alors sur le bâtiment, qui partit aussitôt, naviguant tantôt sur terre, tantôt sur mer, et les conduisit, sans encombre, jusqu’à l’île. Ils débarquèrent, coururent aussitôt à la cloche et la remplirent d’étoupe, avant qu’elle eût sonné. Le grimpeur monta alors le long d’une des chaînes d’or, arriva jusqu’au château, pénétra jusqu’à la princesse, l’enleva et redescendit avec elle dans l’île. Tout cela fut fait rapidement et adroitement. La princesse était si belle, si belle, que les six frères restèrent quelque temps à la regarder, silencieux, la bouche ouverte, et immobiles comme des statues. Heureusement que le devineur, qui connaissait le péril de leur situation, cria bientôt :

— Allons, frères, remettons, vite, à la voile. Le serpent se réveillera avec le soleil, et quand il s’apercevra que la Princesse a quitté son château, il se mettra aussitôt à sa poursuite. En route donc, car nous avons déjà perdu un temps précieux.

Et l’on partit, sans autre délai.

Quand le soleil se leva, au matin, le serpent, qui ne se doutait de rien, se rendit, comme d’habitude, à la chambre de la Princesse. Quand il vit qu’elle avait disparu, il poussa un cri épouvantable et partit aussitôt à sa poursuite.

Cependant, nos navigateurs avançaient, poussés par un vent favorable. Le ciel était clair et le soleil montait, radieux, à l’horizon. Tout à coup le ciel s’obscurcit.

— C’est le serpent qui arrive ! s’écria le devineur.

Et, levant les yeux en l’air, ils}purent, en effet, apercevoir le monstre, qui s’avançait rapidement sur eux.

— A toi, tireur ! cria alors le devineur ; prends ton arc et tes flèches, et, quand le monstre sera au-dessus du bâtiment, tu apercevras dans son corps, à l’endroit du cœur, un petit point blanc et rond comme un bouton. Il faudra l’atteindre juste en cet endroit, ou nous sommes perdus !

— Sois tranquille, mon frère, répondit le tireur en ajustant une flèche à son arc.

Quand le serpent fut au-dessus du bâtiment, il visa ; la flèche partit et toucha droit au but, car le corps du monstre, privé de vie, tomba aussitôt sur le bâtiment, qui fut rompu et partagé en deux par cette masse énorme. La Princesse tomba dans l’eau et coula au fond.

— A ton tour de travailler, soudeur ! cria le devineur, qui plongeait en même temps sur la princesse.

Le soudeur fit son devoir, vite et bien, et le devineur retrouva aussi la Princesse, au fond de l’eau, avec beaucoup de peine, car la mer était très profonde, en cet endroit, et il la ramena sur le bâtiment. Mais, hélas ! ce n’était plus qu’un cadavre, elle avait cessé de vivre !

— Vite, à ton violon ! et travaille bien ! cria le devineur au joueur de violon.

Et celui-ci se mit à jouer de son instrument, en y mettant tout son savoir-faire, et ses cinq frères se mirent aussitôt à danser, et la Princesse aussi se mit bientôt en mouvement, et tourna et sauta et gambada avec eux.

Voilà donc l’entreprise heureusement terminée, et les six frères retournèrent alors chez leur père, triomphants et fiers d’une conquête aussi précieuse que la Princesse aux Cheveux d’Or.

Le vieillard fut heureux de les revoir tous en vie et en bonne santé, et de plus, ayant chacun un métier dont il pouvait vivre, et il ne les appela plus paresseux.

Les six frères étaient amoureux de la Princesse, et chacun d’eux prétendait avoir le plus de droits à obtenir sa main. Comme ils ne pouvaient s’entendre à ce sujet, ils convinrent de s’en rapporter au jugement de leur père. Chacun d’eux exposa donc ses raisons et ses prétendus droits au vieux seigneur, assis sur un fauteuil, comme un juge sur son tribunal, et ayant à côté de lui la Princesse.

L’aîné, le grimpeur, parla d’abord et dit :

— C’est moi, qui, au péril de ma vie, ai enlevé la Princesse du château où le monstre la retenait captive.

— C’est moi, dit le constructeur de bâtiments, qui ai construit le bâtiment qui vous a conduits à l’île et vous en a ensuite ramenés.

— Et c’est moi, dit le soudeur, qui ai soudé et refait le bâtiment, rompu et partagé en deux par la chute du monstre, et, sans moi, vous étiez tous perdus.

— Et qui est-ce qui a tué le monstre, si ce n’est moi ? dit le tireur.

— Et la Princesse, qui est-ce qui l’a ressuscitée ? N’est-ce pas moi ? dit le joueur de violon ; et, sans moi, nous n’aurions plus besoin de nous la disputer aujourd’hui, puisqu’elle était morte.

— Tout cela est bel et bien, dit à son tour le devineur ; mais, n’est-ce pas moi qui ai conseillé chacun de vous et lui ai dit ce qu’il avait à faire, et comment il devait s’y prendre ? N’est-ce pas encore moi qui ai retiré la Princesse du fond de la mer.

Le vieux seigneur était fort embarrassé et ne savait en faveur duquel de ses fils se prononcer, leur trouvant à tous des droits incontestables, si bien que l’on finit par décider, et c’était bien le plus sage, que ce serait la Princesse elle-même qui ferait son choix.

L’histoire ne dit pas auquel des six frères elle donna la préférence ; mais, moi, je croirais volontiers que ce fut au devineur, parce qu’il était le plus instruit, le plus jeune et surtout le plus joli garçon.


Conté par Marguerite Philippe, de Pluzunet
(Côtes-du-Nord).


Rapprochement : Les facétieuses Nuits de Straparole, VIIe nuit, fable V.



X


PETIT-JEAN


ET LA PRINCESSE DEVINERESSE
_____



IL y avait une fois un roi de France, qui avait une fille, laquelle était une très habile devineresse. La princesse passait tout son temps à résoudre des énigmes et des problèmes de toute sorte, et elle en était arrivée à n’en plus trouver d’assez difficiles, de sorte que tout ce qu’on lui proposait de plus compliqué et de plus obscur n’était qu’un jeu pour elle.

Elle fit publier, dans tout le royaume, qu’elle prendrait pour époux l’homme, quel qu’il fût, qui lui proposerait une énigme dont elle ne fournirait pas la solution, dans trois jours ; mais, en revanche, à chaque problème qu’elle résoudrait, celui qui l’aurait proposé serait aussitôt mis à mort.

De tous les points du royaume, et même des pays étrangers, il vint une foule de prétendants, des gens de toute condition, depuis des princes jusqu’à des charbonniers et des tailleurs de campagne, avec des énigmes et des problèmes qu’ils regardaient tous comme insolubles. La princesse les recevait, du haut d’un balcon, dans la cour du palais de son père, tout habillée de rouge, une couronne d’or sur la tête, une étoile de diamant au front, une baguette blanche à la main, et l’air hautain et cruel comme une tyranne (evel eun dirantès). Tout autour de la cour, on voyait suspendus aux murailles et à des poteaux patibulaires, les cadavres et les squelettes décharnés de ses victimes. Elle donnait ordinairement ses réponses, séance tenante, et aussitôt le pauvre prétendant vaincu était saisi par quatre valets, à mine féroce, et pendu impitoyablement.

Il y avait au pays de Tréguier un jeune seigneur nommé Fanch de Kerbrinic, pas des plus fins, et qui pourtant voulait aller aussi proposer une énigme à la princesse. Il habitait son manoir de Kerbrinic, seul avec sa vieille mère. Celle-ci faisait tout son possible pour détourner son fils de son téméraire projet ; mais, c’était en vain.

Un jour que Fanch de Kerbrinic était allé à la chasse, il rencontra, sur la grand’route, un soldat revenant de la guerre, et qui avait nom Petit-Jean. Le soldat salua le chasseur, ils lièrent conversation ensemble et entrèrent dans une auberge, au bord de la route, pour boire quelques chopines de cidre et faire plus ample connaissance. Petit-Jean, qui était un malin, eut bientôt jugé le degré d’intelligence de son nouveau camarade, et il lui parla beaucoup de ses voyages, de ses combats et lui vanta, en termes pompeux, les beautés, les merveilles et les plaisirs des villes et des pays lointains qu’il avait visités. Fanch de Kerbrinic, qui n’était jamais allé plus loin que Tréguier ou Lannion, écoutait, tout ébahi et ébloui, les récits et les descriptions du soldat.

— Comment donc, Monseigneur, lui dit Petit-Jean, n’avez-vous pas songé à aller aussi proposer votre énigme à la fille du roi ? Beau garçon et rempli d’esprit comme vous l’êtes, je suis persuadé que vous viendriez à bout d’elle ; car, jusqu’à présent, elle n’a eu affaire qu’à des imbéciles.

— J’y ai bien songé, répondit le jeune seigneur de Kerbrinic, mais, ma mère ne veut pas me laisser partir.

— Ah ! vous y avez songé ? Mais, alors, vous avez sans doute quelque bonne énigme toute prête ?

— Oh ! oui ; j’en ai même deux.

— À la bonne heure ; ne voudriez-vous pas m’en faire part ?

— Je le veux bien, mais, n’en dites rien à personne, je vous en prie, car un autre pourrait arriver avant moi avec mes énigmes, et enlever la princesse.

— Ne craignez rien, foi de brave soldat, je vous garderai le secret le plus absolu.

— Eh bien ! voici la première :


Devinn a dolan dreist ann ti.
Ha me krog’n etir penn anezhi.
Devine ce que je jette pardessus la maison,
Tout en en ayant un bout dans la main.


— Une pelotte de fil ; c’est trop facile cela ; un enfant de cinq ans n’en serait pas embarrassé. Voyons l’autre :


A dolan unan dreist an ti,
Pa ’z an da welet, kavan tri.
Je jette un par-dessus la maison ;
Quand je vais voir, j’en trouve trois.


— Un œuf ! quand il est cassé, on trouve le blanc, le jaune et la coque, ce qui fait trois. Ce n’est vraiment pas fort, et il faudra mieux que cela, pour se présenter devant la princesse. Mais, emmenez-moi avec vous, suivez de point en point mes instructions, et je vous réponds du succès ; vous vaincrez la princesse, vous l’épouserez et vous serez roi de France.

— Bien vrai ? demanda le seigneur de Kerbrinic, émerveillé.

— J’en réponds sur ma tête, dit le soldat.

— Eh bien, venez avec moi dîner et coucher au manoir de Kerbrinic, parlez à ma mère, et faites en sorte qu’elle me laisse partir avec vous.

— Je le veux bien, si vous me promettez de me suivre, demain matin, que votre mère le veuille ou non.

— Je vous le promets ; nous partirons ensemble, demain matin, arrive que pourra.

Ils se rendirent là-dessus au manoir de Kerbrinic, déjà les meilleurs amis du monde. La vieille châtelaine reçut bien l’hôte que lui amenait son fils, et prit plaisir à l’entendre raconter ses voyages et ses aventures. On parla aussi de la fille du roi, la fameuse devineresse. Petit-Jean dit qu’il n’était bruit que d’elle, dans tout le royaume, qu’elle était d’une beauté merveilleuse, qu’il l’avait vue et qu’il s’étonnait que le jeune seigneur ne tentât pas l’aventure, ayant toutes les chances possibles de réussir, jeune et beau et spirituel comme il l’était.

La vieille dame ne l’entendait pas ainsi, et elle dit au soldat :

— Je vous prie de ne pas tourner la tête à mon fils, avec de semblables folies ; je le lui ai dit, plus d’une fois, et je le répète, jamais je ne lui permettrai de tenter une aventure si périlleuse.

— Je réponds de tout, sur ma tête, répliqua Petit-Jean ; laissez votre fils partir avec moi, demain matin, et je vous le ramènerai roi de France.

— Jamais ! répondit la mère, et j’aimerais mieux le voir mourir, sous mes yeux.

Et elle se leva de table et quitta la salle à manger. Fanch de Kerbrinic et Petit-Jean y restèrent encore, quelque temps, à causer et à boire, puis ils allèrent se coucher, bien résolus à prendre ensemble la route de Paris, dès le lendemain matin.

En quittant la salle à manger, la vieille dame, qui sentait bien que son fils partirait, quoi qu’elle pût faire pour essayer de le retenir, s’était rendue chez une vieille sorcière, qui habitait une masure, près du manoir de Kerbrinic, et elle lui demanda une potion pour faire mourir sur-le-champ deux personnes dont elle voulait se débarrasser. La sorcière lui remit, dans une fiole de verre, la liqueur désirée, en lui disant qu’elle pouvait y avoir toute confiance ; l’effet en était foudroyant. La dame de Kerbrinic alla alors se coucher, sans rien dire à personne.

Le lendemain, Fanch de Kerbrinic et Petit-Jean se levèrent, de bonne heure, et firent leurs préparatifs de départ. Au moment où ils montaient à cheval, la vieille dame vint à eux, tenant d’une main une fiole, et, de l’autre, deux verres, sur un plat. Elle s’approcha de son fils et lui dit :

— Puisque tu restes sourd aux conseils de ta mère et persistes à vouloir la quitter, accepte encore d’elle un peu de cette liqueur généreuse, qu’elle a préparée elle-même, et qui te soutiendra dans le périlleux voyage que tu vas entreprendre.

Et elle lui versa du poison préparé par la vieille sorcière, et en présenta également à Petit-Jean ; puis elle baissa les yeux vers la terre et fit mine de pleurer. Petit-Jean, ayant remarqué l’aspect étrange de la liqueur, flaira une trahison, et il dit doucement à son compagnon, dont le cheval touchait le sien :

— Ne buvez pas ! faites semblant de boire seulement, et laissez la liqueur tomber dans l’oreille de votre cheval.

Ils vidèrent tous les deux leurs verres dans les oreilles de leurs chevaux, sans que la vieille s’en aperçût, puis ils partirent, au galop.

— Au revoir, mon fils, et bonne chance ! dit la dame de Kerbrinic, tout en s’étonnant qu’ils ne fussent pas tombés foudroyés sur place ; mais, ils n’iront pas loin, pensait-elle.

Nos deux compagnons allèrent bon train, jusqu’au soir ; mais, vers le coucher du soleil, leurs chevaux s’abattirent et moururent. Alors, les deux voyageurs revinrent un peu sur leurs pas, et demandèrent à loger dans une auberge, au bord de la route. Ils passèrent la nuit dans cette auberge, et, le lendemain matin, ils se remirent en route, aussitôt le soleil levé. Quand ils repassèrent à l’endroit où leurs chevaux étaient tombés morts, ils virent sur eux quatre pies, également mortes.

— Voyez l’effet du poison ! dit Petit-Jean à son compagnon.

Et il prit deux des pies et dit à Fanch Ker-brinic de prendre les deux autres, ajoutant qu’il saurait en tirer parti ; puis ils continuèrent leur route.

Ils arrivèrent, tôt après, sur la lisière d’un grand bois, et, comme ils ne connaissaient pas le pays, ils entrèrent dans un fournil banal, pour demander la route la plus courte pour se rendre à Paris. Il y avait là beaucoup de femmes, venues des habitations avoisinantes, et qui préparaient leur pâte pour la mettre au four. Le fournier répondit aux deux voyageurs que le plus court était de passer par les bois ; mais il ajouta qu’il y avait là une bande de voleurs, qui détroussaient les voyageurs. Il y avait une autre route, plus sûre, mais, beaucoup plus longue, qui contournait le bois et que suivaient ordinairement les gens prudents.

— Nous irons par le plus court, nous traverserons le bois, dit Petit-Jean.

Puis il pria les femmes qui étaient là de lui donner chacune un morceau de sa pâte, afin d’en faire des gâteaux, qu’ils mangeraient dans le bois, dans le cas où ils se verraient obligés d’y passer la nuit. Les femmes lui donnèrent de la pâte, et il en fit huit petits gâteaux, dans chacun desquels il mit une moitié de pie, de celles qu’ils avaient trouvées sur les corps de leurs chevaux morts. Quand les gâteaux furent cuits, ils les mirent dans leurs poches, et se disposèrent alors à se remettre en route. Mais, comme la nuit approchait, le fournier leur dit qu’il n’était pas prudent de s’engager, à cette heure, dans le bois, et qu’ils feraient bien de prendre l’autre chemin.

— Bah ! les voleurs ne nous font pas peur, répondit Petit-Jean ; et ils partirent et entrèrent résolument dans le bois.

Il y avait là plusieurs routes qui se croisaient, et ils s’égarèrent. La nuit vint. Ils craignaient plus que les voleurs les bêtes fauves, dont ils entendaient, de temps en temps, les hurlements et les cris. Après avoir longtemps marché, au hasard, ils aperçurent de la lumière, au fond d’un ravin, et se dirigèrent de ce côté. Ils aperçurent bientôt seize hommes assis, en rond, sur des pierres et des troncs d’arbres, autour d’un grand feu, où cuisait un mouton entier à la broche.

— Ce sont les voleurs, dit le seigneur de Kerbrinic, allons nous-en.

— Du tout ! répondit Petit-Jean ; nous allons, au contraire, faire connaissance avec eux, et les prier de nous accorder place au feu et part à leur cuisine. Ce ne sont ordinairement pas d’aussi méchantes gens qu’on le dit.

Et Petit-Jean s’avança vers le cercle, son chapeau à la main, et dit :

— Excusez-moi, messieurs, si je vous dérange ; nous sommes deux pauvres voyageurs égarés, dans le bois, et, comme nous avons entendu dire qu’il y a des voleurs par ici, nous venons vous prier de vouloir bien nous permettre de passer la nuit dans votre société, et de nous chauffer à votre feu, car la nuit est froide.

Les voleurs se regardèrent, en souriant, et celui qui paraissait être le chef répondit :

— Prenez place dans le cercle, tous les deux, et ne craignez rien des voleurs, pendant que vous serez dans notre société. Demain matin, nous vous remettrons dans le bon chemin.

Le cercle s’élargit, et Petit-Jean et son compagnon y prirent place, sans façons. Ils tirèrent leurs pipes de leurs poches, et se mirent à fumer, tranquillement, comme les autres, tout en causant. Quand le mouton fut suffisamment cuit, on le débrocha, et chacun coupait le morceau qui lui plaisait. Petit-Jean et le seigneur de Kerbrinic furent invités à faire comme les autres, et il ne fallut pas le leur dire deux fois. Tout le mouton disparut, en un instant, et Petit-Jean dit alors :

— Puisque vous nous avez si gracieusement invités à partager votre repas, nous voulons aussi vous faire part de ce que nous avons. C’est peu de chose, mais, nous le donnons de bon cœur.

Et il présenta les huit gâteaux aux voleurs, qui se les partagèrent et les mangèrent sur-le-champ. Mais, pris aussitôt de violentes douleurs d’entrailles, ils se levaient, tournaient sur eux-mêmes et allaient rouler dans le feu, où ils expiraient[95]. Petit-Jean et son compagnon trouvèrent là un grand coffre, rempli d’or et de bijoux. Ils s’en remplirent les poches et partirent, au point du jour.

Ils passèrent, tôt après, par une ville où il y avait une foire, et s’achetèrent chacun un cheval.

A force de marcher, ils étaient arrivés à une dizaine de lieues de Paris. Alors, Petit-Jean dit à son compagnon :

— Voici que nous approchons de Paris, et il faut être à notre affaire. Avez-vous trouvé une énigme à proposer à la princesse, quelque chose qui ne soit pas un jeu d’enfant ?

— Je ne sais rien autre chose que ce que je vous ai déjà dit, répondit le seigneur de Kerbrinic.

— Eh bien ! je vais vous en apprendre une ; écoutez bien et tâchez de retenir ; vous direz donc à la princesse : — Quand nous partîmes de la maison, nous étions quatre ; de quatre, il est mort deux ; de deux il est mort quatre ; de quatre nous avons fait huit ; de huit il est mort seize, et nous sommes encore venus quatre vous voir. Comprenez-vous ?

— Ma foi, non, je n’y comprends rien du tout. Expliquez-moi, je vous prie, ce que tout cela veut dire.

— Rien n’est plus simple : — Quand nous sommes partis de votre manoir de Kerbrinic, nous étions quatre, vous et moi et nos deux chevaux. — Oui. — De quatre il est mort deux : ce sont nos deux chevaux, qui moururent empoisonnés par la liqueur que nous leur versâmes dans les oreilles, au départ. — Je comprends. — De deux il est mort quatre ; ce sont les quatre pies, que nous trouvâmes mortes, le lendemain, sur les chevaux. — Bien. — De quatre nous avons fait huit ; ce sont les huit gâteaux empoisonnés, que nous avons faits avec les quatre pies. — Oui. — De huit il est mort seize ; ce sont les seize voleurs, empoisonnés et morts pour avoir mangé les gâteaux. — C’est vrai. — Et nous sommes encore venus quatre vous voir : en effet, nous avons acheté deux chevaux, avec l’argent des voleurs, lesquels chevaux et nous deux font encore quatre, comme quand nous sommes partis de Kerbrinic : n’est-ce pas clair ?

— Très clair, et pourtant, jamais la princesse ne devinera cela.

— Répétez-moi l’énigme, car il faut que vous l’appreniez, pour la proposer à la princesse.

— Oui, oui, je vais vous la répéter ; rien n’est plus facile : Quand nous sommes partis de la maison, nous étions quatre ; de quatre il est mort deux ; de deux il est mort trois...

— Mais non, ce n’est pas comme cela ; écoutez encore, et dites vite, comme ceci.

Et Petit-Jean récita une seconde fois l’énigme, très rapidement. Kerbrinic voulut faire comme lui, mais, il s’embrouilla encore. Tout le long de la route, il s’y exerça, et, quand ils furent arrivés à Paris, il lui fallut encore deux jours avant de pouvoir la réciter et expliquer convenablement. Le troisième jour, Petit-Jean lui dit :

— Allez, à présent, au palais, demandez à être introduit devant la princesse, et proposez-lui l’énigme, et prenez garde de vous tromper.

— Soyez tranquille, je la dis et l’explique, à présent, aussi bien que vous.

Le seigneur de Kerbrinic mit donc ses beaux habits des jours de fête, et alla frapper avec assurance à la porte du palais du roi. Le portier lui dit :

— Que demandez-vous, mon brave homme ?

— Je viens proposer une énigme à la princesse.

— C’est bien, suivez-moi. Il salua profondément la princesse.

— Vous venez me proposer une énigme ? lui demanda-t-elle, d’un air hautain.

— Oui, princesse, je viens vous proposer une énigme ; et une bonne, vous allez voir.

— Vous savez, sans doute, ce qui vous attend, si je devine votre énigme, et je la devinerai.

— Je le sais, princesse, mais, je n’ai pas peur, vous ne devinerez pas mon énigme.

— Eh bien, voyons-la. Et Kerbrinic récita son énigme, rapidement, et en breton, comme suit :

Pa oamp dent euz ar gêr, ez oamp pevar ; a bevar e varvas daou ; euz a daou a varvas pevar ; euz a bevar a oe grêt eiz ; euz a eiz a varvas c’huzec, hag ez omp deut c’hoas pevar d’ho kwelet. Petra eo kement-se ?

La princesse parut embarrassée ; elle réfléchit un peu, puis elle dit :

— Répétez-moi cela, je vous prie ; je crains de n’avoir pas bien entendu.

Kerbrinic répéta son énigme, une fois, puis une autre fois encore. La princesse, habituée à résoudre, séance tenante, tout problème qu’on lui proposait, paraissait fort contrariée. Elle dit enfin qu’elle répondrait, dans trois jours.

— Mais, demanda Kerbrinic, mon domestique et moi avec nos deux chevaux serons-nous logés et nourris, pendant ce temps, dans le palais ?

— Certainement, répondit la princesse ; je vais donner des ordres pour cela.

Là-dessus, Kerbrinic se retira, alla faire part à Petit-Jean de la manière dont les choses s’étaient passées, et, dès le soir même, ils étaient tous les deux installés dans le palais, avec leurs chevaux.

La princesse s’était retirée dans son cabinet d’étude, et elle consultait ses livres, grands et petits. Mais, elle avait beau chercher, calculer, réfléchir, elle ne comprenait rien à l’énigme de Petit-Jean, et elle était d’une humeur terrible.

L’idée lui vint alors que le compagnon de celui qui la mettait dans un si grand embarras pouvait connaître le secret de son maître, et qu’il serait possible de le lui arracher, avec de l’argent. Elle envoya donc une de ses femmes trouver Petit-Jean, avec cent écus. Petit-Jean était à l’écurie, à soigner les chevaux. La femme de chambre l’y alla trouver et lui parla de la sorte :

— Ma maîtresse m’envoie vous demander si vous connaissez le mot de l’énigme que lui a proposée votre maître.

— Oui, vraiment, je le connais, répondit Petit-Jean, mais, je ne le dirai à personne.

— Cependant, si l’on vous payait bien ? J’ai ici cent écus...

— De l’argent ! ce n’est pas là ce qui me manque ; j’en ai à discrétion, de l’argent !

Et il lui fit voir une poignée d’or, de celui des voleurs, dont il leur restait encore.

— Que demandez-vous donc ?

— Eh bien ! vous êtes si jolie et si agréable, que je veux faire quelque chose pour vous ; venez me trouver, dans ma chambre, ce soir, entre dix et onze heures, et je vous ferai connaître le secret de mon maître, tout en vous laissant les cent écus de votre maîtresse.

La jeune fille fit d’abord des façons et finit par promettre de venir, si sa maîtresse y consentait.

Elle alla faire part des exigences de Petit-Jean à la princesse, qui lui dit qu’il lui fallait le secret, coûte que coûte, et que, par conséquent, il fallait aller au rendez-vous. Elle lui promit cent écus pour elle-même.

Petit-Jean, de son côté, conta tout à Kerbrinic et lui dit :

— Comme ma chambre est au-dessus de la vôtre, en veillant et en prêtant l’oreille, vous pourrez savoir quand la femme de chambre de la princesse entrera chez moi. Quand elle y sera, depuis une demi-heure environ, je tousserai fort, et aussitôt, vous vous mettrez à faire du bruit, à jurer et à tempêter, disant qu’on veut vous voler, et vous monterez à ma chambre, furieux, ou du moins faisant semblant de l’être, et votre épée nue à la main.

Kerbrinic promit de faire comme lui dit Petit-Jean.

Vers dix heures, les deux camarades montèrent à leurs chambres, comme pour se coucher, tranquillement. Peu après, Petit-Jean entendit frapper discrètement à sa porte. Voici la femme de chambre de la princesse, se dit-il, et il alla ouvrir. C’était elle, en effet, et il la fit entrer, en disant :

— A la bonne heure ! vous êtes exacte, autant que vous êtes jolie ; et il voulut l’embrasser.

— Oh ! non, non, dit-elle en se reculant.

— Alors, vous ne saurez pas le secret de mon maître.

— Eh bien ! puisqu’il le faut ! — Et elle se laissa embrasser et dit : — Faites-moi connaître, à présent, le secret de votre maître.

— Doucement, ce n’est pas si pressé que cela ; je vous le dirai, mais, demain matin seulement, quand vous vous en irez.

— Demain matin ! mais, je veux m’en aller tout de suite.

— Comme vous voudrez, mais, alors, vous ne saurez rien.

Enfin, elle se résigna à rester, pour gagner les trois cents francs de la princesse, avec les autres trois cents francs que Petit-Jean parlait de lui céder, et aussi pour ne pas encourir la colère de sa maîtresse.

Petit-Jean la fit se déshabiller et se coucher, sans chemise, parce que, disait-il, il avait fait serment de ne jamais toucher à la chemise d’une femme. Puis, il fit un paquet de tous ses vêtements, y compris la chemise, et les jeta sous le lit, sans qu’elle s’en aperçût. Peu après, il toussa fortement, et aussitôt voilà un beau vacarme dans l’escalier, avec des cris : — Au voleur ! et des jurons effrayants.

— Qu’est-ce que cela, grand Dieu ? demanda la femme de chambre, mourante de frayeur.

— C’est mon maître, répondit Petit-Jean ; un homme très violent ; il a bu, selon son habitude, et il n’est pas commode, quand il est dans cet état. Il monte l’escalier, il vient ici ; sauvez-vous, vite, vite !...

— Où sont mes hardes ? demanda la pauvre femme en sortant du lit, toute troublée.

— Je ne sais pas, mais, vous n’avez pas le temps de vous habiller ; partez, vous dis-je, vite, vite !...

Et, folle de frayeur, elle se précipita dans l’escalier, toute nue et abandonnant ses vêtements et son argent. Grâce à l’obscurité qui régnait dans les corridors, elle put arriver à sa chambre, sans aucune fâcheuse rencontre, et elle s’habilla et se rendit aussitôt auprès de sa maîtresse.

— Eh bien ! lui dit celle-ci, vous m’apportez l’explication de l’énigme ?

— Hélas ! non ; cet homme est un méchant et un trompeur, qui mérite d’être pendu ; non seulement il ne m’a rien dit de l’énigme, mais, il a encore gardé l’argent. Elle ne dit rien du reste de ce qui lui était arrivé.

Voilà la princesse bien contrariée. Elle passa encore le reste de la nuit et toute la journée suivante à chercher la solution de l’énigme, ou un moyen de faire parler Petit-Jean, et elle ne trouva rien de mieux que d’envoyer encore, la nuit suivante, une autre de ses femmes, avec une somme double de la première, pour essayer de séduire le malin compère. Pour abréger, il arriva à celle-ci absolument comme à l’autre : elle y laissa aussi sa chemise et son argent, et s’en revint toute nue, et sans rien savoir de l’énigme.

La troisième nuit, qui était la dernière, la princesse se résolut à se rendre elle-même auprès de Petit-Jean. Elle ne réussit pas mieux que ses femmes, et, comme elles, il lui fallut s’en retourner aussi sans sa chemise, sans le mot de l’énigme et profondément humiliée. De plus, elle laissait six cents écus (1,200 fr.) entre les mains de Petit-Jean. Et c’était le lendemain matin qu’expirait le terme. Elle était furieuse, et ne savait à quel démon se vouer.

Le lendemain matin, le seigneur de Kerbrinic et Petit-Jean se présentèrent ensemble devant la princesse.

— Les trois jours que vous aviez demandés, princesse, sont expirés, lui dit Kerbrinic, et je viens savoir si vous pouvez me donner l’explication de mon énigme ?

La Devineresse fut forcée de s’avouer vaincue, et elle pria le seigneur de Kerbrinic de lui expliquer son énigme. Mais, dans la crainte de se tromper, Kerbrinic la lui fit expliquer par Petit-Jean, qui avait l’esprit et la langue plus déliés que lui. Elle reconnut que c’était parfait, ce qui lui coûta beaucoup, sa science comme devineresse ne s’étant jamais trouvée en défaut, jusqu’alors.

— J’espère, belle princesse, lui dit alors Kerbrinic, de sa voix la plus gracieuse, que votre intention est d’accomplir loyalement et complètement les conditions du défi que j’ai accepté et dont je me suis tiré à mon honneur ?

— Certainement, répondit-elle ; mais, puisque vous êtes si savant et si malin, je voudrais, auparavant, vous proposer aussi quelque chose, à mon tour.

— Volontiers, dit Kerbrinic, à qui Petit-Jean avait fait signe d’accepter ; parlez, je suis à vos ordres.

— Eh bien ! dit-elle, en lui montrant un grand sac, remplissez-moi ce sac de vérités, et alors, je n’aurai plus d’objection à faire et nos noces seront aussitôt célébrées.

— Ce sera bientôt alors, répondit Kerbrinic ; rassemblez, demain matin, à dix heures, toute votre maison, et, devant tout le monde, je vous remplirai le sac de vérités.

— C’est entendu, dit la princesse ; à demain matin.

Le lendemain, à dix heures, la réunion était nombreuse, dans la grande salle du palais. Le vieux roi était sur son trône, la couronne en tête, son sceptre à la main, et ayant à sa gauche la reine, et, à sa droite, la princesse, sa fille. Kerbrinic et Petit-Jean se tenaient au pied du trône, debout, et près d’eux était le sac aux vérités,

— Que peut-il bien y avoir là-dedans ? se demandait-on, avec impatience.

Le roi prit alors la parole et dit :

— Eh bien ! seigneur de Kerbrinic, avez-vous rempli votre sac de vérités ?

— Oui, sire, il est plein de vérités, répondit Kerbrinic.

— Faites-nous donc la preuve.

— Oui, sire, mon valet va vous faire la preuve. Petit-Jean dénoua les cordons du sac et en tira, au grand étonnement des assistants, d’abord, une robe de femme, et l’élevant en l’air, pour que chacun la vît bien, il demanda :

— Quelqu’une des personnes ici présentes reconnaît-elle cette robe pour lui appartenir ?

Personne ne réclama la robe ; alors, Petit-Jean, s’adressant à la femme de chambre de la princesse, lui dit : — Il me semble, mademoiselle, que cette robe ressemble beaucoup à celle que vous portiez, ces jours derniers.

La pauvre fille rougit, baissa la tête et ne dit rien.

Puis, Petit-Jean retira encore de son sac et successivement : ses jupons, son corset, ses bas et enfin sa chemise, et, à chaque fois, il demandait : — A qui est ceci ? Et l’on riait et plaisantait, à qui mieux mieux, et la pauvre femme de chambre était près de mourir de honte et de confusion.

— Voilà donc une vérité sortie de mon sac, dit Petit-Jean ; passons, à présent, à une autre.

Et, continuant de puiser dans le sac, il en retira d’abord une autre robe, une robe de soie, et demanda encore : — Quelqu’une de ces dames reconnaît-elle cette robe pour lui appartenir ?

Tout le monde reconnut la robe d’une fille d’honneur de la reine.

Et les rires d’éclater de plus belle. La fille d’honneur se leva et voulut s’en aller ; mais, le roi l’arrêta en disant :

— Nul ne sortira d’ici, avant que le sac n’ait été vidé.

Et Petit-Jean retira successivement de son sac tous les vêtements de la fille d’honneur, jusqu’à sa chemise, puis il dit :

— Voilà donc deux vérités sorties de mon sac ; passons, à présent, à la troisième.

Mais, la princesse se leva aussitôt et lui dit, d’un ton impérieux :

— Arrêtez ! n’allez pas plus loin, je vous l’ordonne.

— Laissez-moi vider mon sac, reprit-il ; le plus beau est au fond ; vous allez voir...

Mais, la princesse descendit rapidement de son siège, et lui prenant le bras :

— N’allez pas plus loin, vous dis-je, et fermez votre sac !

Tout le monde était saisi d’étonnement. Le roi lui-même comprit qu’il était prudent de ne pas aller jusqu’au fond du sac, et il dit à Petit-Jean :

— Obéissez à la princesse. — Puis, se tournant vers Fanch de Kerbrinic : — Seigneur de Kerbrinic, vous êtes l’homme le plus spirituel et le plus savant de mon royaume ; je suis enchanté de vous avoir pour gendre, et les noces seront célébrées dans la quinzaine, avec toute la pompe et la solennité possibles. Mais, faites-nous encore le plaisir de donner ici, devant toute ma maison, l’explication de votre énigme, qui est la plus merveilleuse qu’on ait jamais entendue.

— Volontiers, beau-père, répondit Kerbrinic. Et il expliqua encore son énigme, ou plutôt il la fit réciter et expliquer par Petit-Jean, aux applaudissements de toute l’assemblée.

On envoya, dès le lendemain, un beau carrosse tout doré quérir la dame de Kerbrinic, à son vieux manoir de Kerbrinic, et les noces furent célébrées, tôt après. Ce furent des fêtes, des jeux et des festins continuels, pendant huit jours et davantage.

Le vieux roi mourut, dans le mois, pour avoir mangé et bu et s’être amusé avec trop peu de modération, disent les mauvaises langues, et Fanch de Kerbrinic lui succéda sur le trône et devint roi de France, grâce à l’esprit de Petit-Jean. Aussi, ne l’oublia-t-il pas, et il en fit son premier ministre.


Conté par Guillaume Garandel. — Plouaret, 1871.



XI


LE VOLEUR AVISÉ
_____



Il y avait autrefois un pauvre homme, qui avait deux enfants, garçon et fille, Efflam et Hénori.

Un jour, le père dit à Efflam : — A présent, mon fils, que te voilà élevé, tu devrais être capable de gagner ton pain et de te suffire à toi-même. Si tu allais à Paris, chercher fortune ?

— C’est bien, mon père, j’irai à Paris chercher fortune, répondit Efflam.

Et, en effet, le lendemain matin, Efflam se mit en route vers Paris. Il marcha et marcha, mettant toujours un pied devant l’autre. Un jour qu’il traversait une forêt, la nuit l’y surprit. Il monta sur un arbre, pour attendre le jour et se mettre en sûreté contre les bêtes féroces. Bientôt, trois brigands, chargés de butin, arrivèrent sous l’arbre.

Ils soulevèrent une grande pierre et déposèrent leur butin dans une caverne, dont elle cachait l’entrée. Puis ils s’assirent sous l’arbre, pour manger et boire, tout en causant de leurs exploits. Efflam prêta bien l’oreille et entendit ce qui suit :

— Moi, dit un des brigands, j’ai un manteau merveilleux qui me transporte, à travers les airs, partout où je veux.

— Moi, dit un autre, je possède un chapeau qui me rend invisible, et, quand je l’ai sur la tête, je puis aller partout, sans être vu de personne.

— Et moi, dit le troisième, j’ai des guêtres avec lesquelles je puis marcher aussi vite que le vent, quand je les ai sur mes jambes.

— Si je pouvais avoir le manteau, le chapeau et les guêtres, ou seulement un de ces trois objets — se disait Efflam, — cela ferait joliment mon affaire ! Mais, comment m’y prendre pour cela ?

Et il chercha dans sa tête et trouva ceci : tomber au milieu des brigands, en se laissant dévaler le long des branches feuillues, et en criant : — « Au voleur ! » de manière à faire croire que le diable ou les gendarmes étaient à leurs trousses. — C’est ce qu’il fit, et les trois brigands, saisis de frayeur, s’enfuirent, au plus vite, abandonnant sur la place le manteau, le chapeau et les guêtres.

Efflam se saisit des trois talismans, et, ayant mis les guêtres sur ses jambes, il fut bientôt rendu à Paris. Comme il se promenait par les rues, tout émerveillé des belles choses qu’il voyait, de tous côtés, il remarqua une boutique de bijoutier, qui lui sembla plus belle et plus riche que les autres, et fut tenté d’y dérober quelques objets de valeur. Il mit son chapeau sur sa tête, pénétra dans la boutique, sans être aperçu de personne, et y prit tout ce qu’il lui plut. Il vendit ensuite, dans une autre boutique, les objets qu’il s’était procurés de cette manière, pour avoir de l’argent. Il rencontra alors un soldat de son pays, et ils menèrent ensemble joyeuse vie, pendant quelques jours. Quand l’argent fut tout dépensé, Efflam ne fut pas en peine de savoir comment s’en procurer d’autre. Un jour, il aperçut sur une place un marchand de vases de terre qui vendait beaucoup, et qui mettait son argent, à mesure qu’il le recevait, dans un coffre de bois placé à côté de lui.

— Il faut que je lui enlève son coffre, se dit Efflam.

Et, mettant son chapeau sur sa tête, il enleva facilement le coffre, l’emporta à l’écart, le brisa, prit l’argent qui s’y trouvait et mena encore joyeuse vie, pendant qu’il dura.

Un autre jour, comme il se promenait sur une place de la ville, il entendit trois hommes qui causaient ensemble du trésor du roi. Ils disaient qu’ils trouvaient le roi bien mal avisé de mettre des soldats de garde près de la tour qui renfermait son trésor, puisqu’on ne voyait ni portes ni fenêtres à cette tour, et que les murs en étaient tellement épais et solides qu’il était impossible d’y pratiquer la moindre ouverture.

— C’est fort bien, se dit Efflam ; je sais, à présent, où est le trésor du roi.

Fuis, s’adressant aux trois hommes :

— Ainsi, vous pensez qu’il est impossible de voler le trésor du roi.

— Pour cela, oui, — répondirent-ils.

— Eh bien ! moi, je ne le crois pas. Et il s’éloigna là-dessus.

La nuit venue, il se rendit au pied de la tour, et, ayant étendu son manteau magique par terre, il s’assit dessus, se coiffa de son chapeau et dit alors : — « Manteau, fais ton devoir et transporte-moi, sur-le-champ, dans la salle du trésor du roi. » — Ce qui fut fait aussitôt, sans que les gardes ni nul autre vissent rien. Il sortit de la même manière, en emportant plein ses poches d’or et d’argent. Le lendemain et le surlendemain et toutes les nuits ensuite, il revint à la charge, et toujours avec le même succès.

Devenu riche subitement, il acheta un palais, et appela auprès de lui son père et sa sœur. Le jour où ils devaient arriver, il alla à leur rencontre, avec un beau carrosse attelé de deux chevaux. Arrrivé à environ une lieue de la ville, voyant son père et sa sœur venir sur la route, à pied et mal vêtus, il dit à son cocher de retourner à la maison, avec un des chevaux, et de lui apporter une boîte qu’il avait oubliée sur la table, dans sa chambre, et dont il avait besoin. Il l’attendrait, dans une maison qui se trouvait là, au bord de la route.

Le cocher détela un des chevaux et partit. Efflam fit alors entrer son père et sa sœur dans la maison, au bord de la route, leur donna à changer de riches vêtements, qu’il avait apportés dans son carrosse, et leur remit à chacun une bourse pleine d’or, afin que son cocher, à son retour, ne les prît pas pour de pauvres paysans, comme ils l’étaient en réalité.

Le cocher revint et dit à son maître :

— Je n’ai pas trouvé la boîte, dans votre chambre.

— Eh ! non, je l’avais avec moi dans mon carrosse, et n’en savais rien.

Puis ils rentrèrent en ville.

Un jour, le père demanda à son fils comment il avait fait pour devenir riche ainsi, et Efflam lui avoua qu’il volait le trésor du roi.

— Si tu veux, lui dit alors le vieillard, j’irai aussi avec toi, et, à nous deux, nous emporterons une plus grande somme.

— Je le veux bien, répondit Efflam.

La nuit venue, ils se placèrent tous les deux sur le manteau, mirent aussi tous les deux leur tête sous le chapeau, et ils furent transportés dans la chambre du trésor ; puis ils s’en retournèrent, de la même manière, emportant tous les deux leur charge d’argent.

Cependant le roi s’aperçut qu’on volait son trésor, et il en fut très étonné, car il n’en confiait jamais la clé à personne, et, par ailleurs, il n’apercevait nulle part aucune trace d’effraction. Alors, il fit disposer des pièges autour des vases qui contenaient l’argent et l’or, pour y prendre le voleur. Et, en effet, le père y fut pris, la nuit suivante. Voyant qu’il ne pouvait s’en tirer, afin de sauver au moins son fils, il lui dit :

— Coupe-moi la tête, et emporte-la hors d’ici, avec mes vêtements, afin que je ne sois pas reconnu.

Efflam suivit le conseil de son père, lui coupa la tête et l’emporta, pour l’enterrer dans son jardin.

Quand le roi vint, le lendemain, à la chambre du trésor, il s’écria avec joie, à la vue du corps inanimé qu’il y trouva :

— Ah ! voilà enfin le voleur pris !... Voyons qui c’est.

Mais, ni lui, ni personne ne put reconnaître ce corps sans tête, de sorte que le voilà plus embarrassé que jamais.

Il fit alors publier, par toute la ville, que le voleur était enfin pris et qu’on allait traîner son corps sur une claie, dans tous les quartiers de la ville.

Ce qui fut fait, en effet, et quatre soldats, deux devant et deux derrière, accompagnaient le corps, avec ordre de bien écouter et bien regarder autour d’eux, pour voir si quelqu’un pleurerait, ou gémirait, ou paraîtrait désolé, sur leur passage.

Efflam fit atteler son carrosse, de bonne heure, et, avant de partir, il dit à ceux de sa maison et à ses voisins qu’il allait reconduire son père dans son pays, où il désirait retourner. C’était afin d’expliquer la disparition du vieillard. Arrivé à environ une lieue de la ville, il dit encore à son cocher de dételer un des chevaux de la voiture et de retourner avec lui en toute hâte à la ville, pour rapporter à son père sa bourse, qu’il avait oubliée en partant.

Le cocher détela un des chevaux et partit. Puis Efflam, voyant venir sur la route un courrier, qui portait des lettres, lui demanda s’il n’était pas fatigué.

— Pas encore, répondit-il, — mais, je le serai avant la fin de ma tournée, car j’ai beaucoup de chemin à faire.

— Si tu veux, je te donnerai ma voiture et mon cheval.

— Ne vous moquez pas de moi, Monseigneur.

— Je ne me moque pas de toi, et, à preuve, — tiens, prends-les.

Et Efflam descendit de sa voiture, y fit monter le courrier, presque de force, puis il reprit tranquillement, à pied, la route de la ville. Il rencontra son cocher qui revenait et lui dit :

— Je vous ai encore fait faire un voyage inutile : mon père avait sa bourse, dans sa poche, et ne le savait pas : à son âge, la mémoire commence à faiblir. Je lui ai donné ma voiture et mon cheval, pour s’en retourner dans son pays, et je rentre vite, car je me suis rappelé à temps que j’ai besoin d’être à la maison aujourd’hui.

Et il monta sur le cheval que ramenait le cocher et partit au galop.

En rentrant, il mit sa sœur au courant de tout, et lui recommanda bien de ne pas pleurer, ni de gémir, ni de paraître triste, ni même de se cacher, quand passerait le corps mutilé de son père, traîné sur une claie, lui expliquant que si elle manifestait le moindre signe de douleur, elle le perdrait et se perdrait elle-même.

Bientôt, on entendit la foule qui criait : — Voici le voleur du trésor du roi !... Tout le monde accourait sur le seuil des maisons, et une grande foule suivait le corps sans tête, et personne ne pouvait dire qui il était. Quand on passa devant la maison de Efflam, il était aussi sur le seuil de sa porte, avec sa sœur à côté de lui. Mais Hénori, ne pouvant supporter ce spectacle, poussa un cri et se retira dans la maison. Efflam la suivit, et, tirant son poignard, il lui fit une blessure à la main. Deux soldats se présentèrent aussitôt et dirent :

— Nous avons entendu pousser des cris de douleur, dans cette maison.

— Oui, leur dit Efflam, c’est ma sœur qui, s’étant blessée avec mon poignard, crie ainsi : voyez comme elle saigne !...

Et, en effet, la jeune fille saignait et criait toujours. Les soldats se retirèrent là-dessus.

Ce stratagème n’ayant pas réussi au roi, il s’avisa d’autre chose. Il fit suspendre le corps du voleur à un clou fiché dans le mur de son palais, et poster des gardes aux aguets, dans le voisinage, persuadé que, la nuit venue, les parents ou les amis du voleur essaieraient d’enlever son corps.

Quand Efflam vit cela, il se déguisa en marchand de vin, chargea un âne d’outres de vin mélangé d’un narcotique et s’en alla passer avec lui, et accompagné de sa sœur, au pied du mur du palais, où était suspendu le corps de son père. D’un coup d’épaule, il fit tomber les outres, dont une, préparée à cet effet, se déboucha. Sa sœur et lui se mirent à crier et à appeler au secours. Les gardes accoururent, les aidèrent à recharger les outres sur l’âne, et reçurent pour récompense celle qui s’était débouchée en tombant, mais qui, néanmoins, était encore plus d’à moitié pleine. Efflam et sa sœur poursuivirent alors leur chemin. Mais, ils revinrent sur leurs pas, environ une heure plus tard, et trouvèrent les gardes étendus par terre et profondément endormis, comme s’ils étaient morts. Fort bien ! dirent-ils.

Et ils se rendirent alors à un couvent de moines, qui se trouvait dans le voisinage, sous prétexte de leur vendre d’excellent vin, à bon marché. Au moyen de leur vin, ils endormirent les moines, depuis l’abbé jusqu’au portier, et en profitèrent pour enterrer leur père en terre sainte, dans le cimetière du couvent. Puis, ils opérèrent un changement de vêtements entre les moines et les soldats, de manière que les moines se trouvèrent être accoutrés, en soldats, et les soldats, en moines.

Le lendemain matin, quand fut venue l’heure de chanter matines, les moines se traînèrent jusqu’à la chapelle, encore à moitié endormis et n’y voyant pas clair. Le premier d’entre eux qui s’aperçut du singulier travestissement de l’abbé en resta d’abord tout interdit. Il se frotta les yeux, croyant avoir mal vu. Mais comme il continuait de voir devant lui un soldat et non un moine, il poussa son voisin du coude, en lui disant :

— Voyez donc notre abbé, comme il est accoutré ! Qu’est-ce que cela veut dire ?

Grand étonnement du voisin, à son tour. Mais, en portant leurs regards sur les voisins de droite et de gauche de l’abbé, ils les voient également travestis en soldats, puis toute la rangée de moines qui leur font face, de l’autre côté du chœur ; enfin, en se regardant eux-mêmes, ils reconnaissent qu’ils sont tous habillés en soldats. Qu’est-ce à dire ? C’est sans doute un tour de l’esprit malin ! Et les chants et les prières cessent, et l’on essaie de pénétrer ce mystère...

Cependant, quand le capitaine vint, le matin, visiter les soldats préposés à la garde du corps du voleur, il fut aussi fort étonné de les trouver tous profondément endormis et travestis en moines. Mais, ce qui était pis encore, c’est que le corps du voleur avait disparu. Il entra dans une grande colère, jura, tempêta et réveilla les soldats, à coups de pied.

Le bruit se répandit promptement dans la ville que le corps du voleur du trésor du roi avait été enlevé, et que les soldats préposés à sa garde avaient été trouvés, le matin, ivres-morts et déguisés en moines, tandis que les moines du couvent voisin, également ivres, portaient l’uniforme des soldats. C’était inévitablement un nouveau tour d’un compère du voleur du trésor royal. Cela fit du bruit dans la ville, et on en rit beaucoup.

— Je suis encore joué ! dit le roi, en apprenant tout ce qui s’était passé ; il faut convenir que c’est là un voleur bien habile ; mais, c’est égal, je veux savoir jusqu’où va son habileté, car j’espère bien la trouver en défaut.

Et il fit publier alors, dans toute la ville, qu’il ferait exposer, le lendemain, sur la place publique, devant son palais, une belle chèvre blanche qu’il avait et qu’il aimait beaucoup, et que si le voleur parvenait à la lui dérober, elle lui appartiendrait.

— C’est bien ! se dit Efflam, en entendant publier cela ; la chèvre blanche du roi sera à moi, demain, avant le coucher du soleil.

Le lendemain, la chèvre blanche fut en effet exposée sur la place, devant le palais du roi, et il s’y réunit une foule considérable, curieuse de savoir comment le voleur viendrait à bout de l’enlever, malgré les soldats qui la gardaient. Le roi lui-même était à son balcon, avec !a reine, et entouré de princes, de généraux et de courtisans.

Efflam se coiffa alors de son chapeau magique et enleva la chèvre, le plus facilement du monde, sans que personne y vît ni comprît rien.

— Je suis encore joué ! s’écria le roi, avec dépit, quand il s’aperçut que la chèvre avait disparu. Mais, qui est donc cet homme ? Il faut que ce soit un grand magicien, car il y a de la magie dans tout ceci. N’importe ! je ne me tiens pas pour battu, et je veux savoir jusqu’où cela ira.

Efflam avait tué la chèvre du roi, dès en rentrant chez lui, et avait dit à sa sœur de l’accommoder pour leurs repas, pendant qu’elle durerait, en lui recommandant bien de faire sa cuisine dans le plus grand secret, et de n’en donner le moindre morceau ni à mendiant ni à nulle autre personne. Ils devaient manger la chèvre à eux deux.

Cependant, le roi songeait au moyen de mettre à une nouvelle épreuve l’habileté et la finesse de son voleur. Il fit venir un mendiant aveugle et lui dit d’aller demander l’aumône aux portes de toutes les maisons de la ville, et de solliciter partout un peu de viande, qu’il goûterait aussitôt que reçue. Si on lui donnait quelque part de la viande de chèvre, il devait, avec un morceau de craie blanche, faire une croix sur la porte de la maison où il l’aurait reçue, et venir l’avenir sur-le-champ.

Le mendiant commença aussitôt sa tournée. Quand il arriva à la maison d’Efflam, la sœur de celui-ci, qui avait sans doute oublié la recommandation de son frère, ou qui ne craignait pas d’être dénoncée par un aveugle, qui ne connaissait ni elle ni la maison, lui donna un morceau de la chèvre du roi. L’aveugle s’en aperçut, dès qu’il y eut goûté, et, à l’insu de la jeune fille, qui était rentrée dans la maison, après avoir fait son aumône, il marqua la porte de la maison d’une croix blanche, et se hâta ensuite d’aller en avertir le roi. Celui-ci envoya quatre soldats à la recherche de la maison dont la porte était marquée d’une croix blanche, à la craie, avec ordre de lui amener sur-le-champ les habitants de cette maison. Mais Efflam avait remarqué la croix blanche de sa porte et il interrogea sa sœur et lui demanda si elle ne lui avait désobéi en rien. Hénori lui dit qu’elle avait bien donné les restes de leur dernier repas à un vieux mendiant, qui avait excité sa commisération, mais, qu’il n’y avait rien à craindre de sa part, puisqu’il était aveugle. Efflam, sans attendre un mot de plus, se procura un morceau de craie blanche et se mit à parcourir la ville, en traçant des croix sur toutes les portes.

Les soldats s’arrêtèrent à la première porte où ils aperçurent une croix et dirent :

— C’est ici. Ils entrèrent dans la maison et trouvèrent deux vieillards, mari et femme, et les invitèrent à les accompagner jusqu’au palais du roi.

— Que nous veut le roi ? demandèrent-ils, tout étonnés.

— Vous avez volé son trésor et sa chèvre.

— Comment l’aurions-nous fait, s’écrièrent-ils, saisis de frayeur, vieux et incapables comme nous le sommes ? Il y a plus de six mois que nous n’avons mis le pied hors de notre maison.

Les soldats, les voyant si vieux et si incapables, se regardèrent et se dirent :

— Ce ne sont pas eux, évidemment ; voyons si nous ne trouverons pas de croix à quelque autre porte.

Et ils sortirent et s’aperçurent, avec surprise, que les portes de toutes les maisons du quartier portaient des croix semblables ; ils l’allèrent dire au roi.

— Quel homme que ce voleur ! s’écria le roi. Et il rêva à un autre moyen de le prendre en défaut.

Le lendemain matin, il fit publier, par toute la ville qu’il exposerait sa couronne royale, sur la place publique, devant son palais, et qu’elle appartiendrait à celui qui pourrait la dérober, sans se faire prendre.

Efflam, en entendant cela, se dit en lui-même :

— Sa couronne sera à moi, comme sa chèvre.

La couronne royale fut exposée, à l’heure et à l’endroit désignés. Une foule considérable était rassemblée sur la place, curieuse de voir si le voleur réussirait encore à l’enlever.

Le roi et sa cour étaient au balcon du palais, et de nombreux soldats montaient la garde, l’épée nue, autour du coussin de velours sur lequel la couronne était déposée. Mais, toutes ces précautions ne servirent à rien, et Efflam, s’étant coiffé de son chapeau magique, enleva la couronne du roi, aussi facilement qu’il avait enlevé sa chèvre.

Le vieux monarque, convaincu qu’il avait affaire au plus fin voleur de son royaume, et, de plus, à un grand magicien, sans doute, comprit que c’était en vain qu’il essayait de lutter avec lui, et il pensa alors que ce qu’il avait de mieux à faire, c’était de le conquérir et de se l’attacher, au lieu de le persécuter. Il fit donc publier qu’il exposerait, le lendemain, sa fille unique, au même endroit où avaient été exposées la chèvre blanche et la couronne royale, et que si le voleur parvenait également à l’enlever, il la lui accorderait pour épouse.

Il était, à présent, bien persuadé que le voleur se tirerait de cette dernière épreuve, aussi facilement que des autres.

Et, en effet, Efflam enleva encore la princesse, de la même -manière, et la conduisit dans sa maison, sans que personne sût ce qu’elle était devenue. Puis, quand le roi fut rentré dans son palais, il s’y rendit aussi, accompagné de la princesse, et rappela sa promesse au vieux monarque. Celui-ci ne fit aucune difficulté pour tenir sa parole, et les noces d’Efflam et de la princesse furent célébrées, alors, avec pompe et solennité. Bien plus, le roi, qui était veuf, prit lui-même pour femme Hénori, la sœur de son gendre, et, pendant un mois entier, il y eut des fêtes, des jeux et des festins magnifiques, tous les jours.


Conté par Vincent Coat. — Morlaix, 1876.


VARIANTE


Ce conte, altéré et mélangé, dérive évidemment de celui qui se trouve dans Hérodote, livre II, chap. 121, au sujet du trésor du roi Rhampsinit.

Une autre version du même conte, connue également à Morlaix et aux environs, se rapproche davantage du récit d’Hérodote, et est moins altérée ; mais, le conteur qui m’en a révélé l’existence n’a pu m’en donner qu’une analyse incomplète, la mémoire lui faisant défaut. Dans cette version, les voleurs du trésor du roi sont un maçon et son fils, qui ont construit la tour où sont déposées les richesses royales et se sont ménagé la faculté de pouvoir y entrer, à discrétion, en disposant une pierre du mur de manière à ce que l’enlèvement leur en fût possible, à volonté. — Quand le roi s’aperçoit qu’on le trompe, il consulte un ancien voleur renommé par sa finesse et ses exploits, et à qui il a fait crever les yeux, pour y mettre un terme. Il l’a néanmoins conservé près de lui, pour pouvoir profiter, au besoin, de son expérience et de ses conseils. Le voleur aveugle lui conseille de faire brûler du genêt vert, dans la chambre du trésor, après en avoir bien fermé et calfeutré la porte, et d’observer si la fumée ne trouvera pas quelque issue. On agit ainsi, et l’on remarque qu’un mince filet de fumée sort par une fissure presque imperceptible.

— C’est par là, dit alors l’aveugle, que le voleur pénètre dans la chambre du trésor.

On examine de près, et l’on découvre, en effet, un passage secret, très habilement ménagé. Des pièges sont disposés autour des vases qui contiennent le trésor, une roue garnie de rasoirs, dit le conteur. Le père, qui entre le premier, y a la tête tranchée. Son fils emporte la tête et ne laisse que le corps sur les lieux, après l’avoir dépouillé de ses vêtements, qu’il emporte également.

— Ils sont au moins deux, dit alors l’aveugle.

Le reste, comme dans le conte qui précède, moins les épisodes de l’exposition de la chèvre, de la couronne royale et de la princesse. Le roi finit également par accorder la main de sa fille au voleur.




XII


L’ABBÉ SANS-SOUCI
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IL y avait une fois un roi, qui s’ennuyait beaucoup, et il ne savait que faire pour se désennuyer.

Un jour, il dit à ses courtisans, qui l’ennuyaient bien plus encore que tout le reste :

— Allez voyager, pendant un an et un jour. Au retour, vous me raconterez ce que vous aurez vu et entendu de plus curieux, et peut-être trouverai-je quelque plaisir aux récits que vous me ferez.

Et les courtisans partirent. Ils se trouvèrent, après quelques jours de marche, devant une abbaye et remarquèrent au-dessus de la porte une inscription gravée sur une plaque de marbre, et qui disait qu’il y avait là un abbé qui n’avait jamais éprouvé aucun souci de sa vie, et qui n’en éprouverait jamais.

— Nous avons vu bien des choses curieuses et extraordinaires, jusqu’ici, se dirent-ils, mais, rien qui vaille ceci. Que cet abbé n’ait jamais éprouve aucun souci, jusqu’à présent, ce n’est pas chose impossible, après tout ; mais, affirmer qu’il n’en éprouvera jamais, voilà qui est bien téméraire, pour le moins.

Et ils poursuivirent leur route,

Nous les laisserons aller et ne les suivrons pas, pendant tout le temps que dura le voyage.

Quand l’an et le jour furent écoulés, ils revinrent auprès de leur roi, ayant beaucoup vu, beaucoup entendu et éprouvé toutes sortes d’aventures.

— Eh bien ! qu’avez-vous vu et appris d’extraordinaire ? Contez-moi tout cela, leur dit le roi, en les revoyant.

— Nous avons vu et appris bien des choses, sire, toutes plus curieuses et plus extraordinaires les unes que les autres ; pourtant, ce qui nous a semblé plus fort que tout le reste, c’est une inscription que nous avons lue au-dessus de la porte d’une abbaye.

Que disait donc cette inscription ?

— Elle disait qu’il y avait là un abbé qui n’avait jamais éprouvé aucun souci, de sa vie, et qui n’en éprouverait jamais, et, pour cette raison, on l’appelait l’abbé Sans-Souci.

— Ah ! vraiment, un abbé qui n’a jamais éprouvé aucun souci, de sa vie, et qui n’en éprouvera jamais ? Eh bien ! son inscription ment au moins de la moitié, et vous le verrez, sans tarder.

Et, le jour même, le roi écrivit à l’abbé une lettre par laquelle il lui ordonnait de venir le trouver. Il lui recommandait en même temps de ne venir ni un dimanche ni un jour ordinaire de la semaine ; ni par les chemins ni par les champs ; ni le jour ni la nuit ; ni vêtu ni habillé ; ni à pied ni à cheval, ni en voiture ; de plus, il devait ailler à reculons et avancer ; dire ce que penserait roi, au moment où il arriverait à la cour ; ce qu’il valait, quand il était revêtu de ses habits d’apparât, la couronne en tête et assis sur son trône ; et enfin lui apprendre où se trouve le centre de terre. Et il fallait remplir exactement toutes ces conditions, sous les peines les plus sévères et peut-être même la mort.

Quand il eut écrit sa lettre, le roi dit à son courrier :

— Portez cette lettre à l’abbé Sans-Souci, en son abbaye.

Le courrier partit et remit la lettre à l’abbé, en propres mains. Celui-ci s’empressa de la lire, et aussitôt il pâlit et devint triste et soucieux, Il n’était déjà plus l’abbé Sans-Souci.

— Que vous est-il arrivé, maître ? lui demanda son valet de chambre, étonné de le voir dans cet état. Je vous trouve bien triste, contre votre ordinaire.

— Ce n’est pas sans raison, répondit-il.

— Puis-je vous être utile ?

— Tiens, lis cette lettre que le roi m’envoie. Le valet prit la lettre, la lut et dit ensuite :

— Et c’est là ce qui vous inquiète tant ? Il y a bien de quoi, je pense.

— Eh bien ! vous vous tourmentez pour peu de chose.

— Comment, peu de chose ! Est-ce que, par hasard, tu serais capable de me tirer d’affaire, toi, de remplir toutes les conditions de cette sotte lettre ?

— Certainement, et sans peine.

— Comment cela ? Parle, vite.

— Promettez-moi d’abord de me céder la moitié des revenus de votre abbaye.

— C’est entendu, je te cède la moitié des revenus de mon abbaye, si tu me tires d’embarras.

— Ecoutez-moi bien, alors : vous m’emmènerez avec vous et nous partirons à Noël, qui n’est pas un dimanche et qui n’est non plus ni jour ni nuit. Vous ne devez être ni habillé, ni nu, ni à pied, ni à cheval, ni en voiture, et il vous faudra reculer et avancer en même temps. Rien de plus facile ; voyez plutôt : vous quitterez vos habits d’abbé et revêtirez les miens, de manière à pouvoir être pris pour votre propre valet, pui vous me jetterez sur la tête et tout le corps un filet de pêcheur, et, de la sorte, je ne serai en réalité ni tout à fait nu ni tout à fait vêtu. Je ferai placer sur une charrette une grande roue dans les jantes de laquelle seront de grosses chevilles sortantes ; je monterai à reculons sur ces chevilles et ferai tourner la roue, de manière que tout en montant ma roue à reculons, j’avancerai quand même, entraîné par la voiture qui pourr être attelée d’un cheval. Vous me mènerez pa les douves, et non par les chemins ; enfin, nou emporterons une boule.

L’abbé ne trouva rien à redire à tout cela. Il revêtit la livrée de son valet, et celui-ci, la tête couverte d’un filet de pêcheur, qui lui tombai jusqu’aux pieds, monta à sa roue, placée sur une charrette traînée par un cheval. Ils arrivèrent ainsi à la cour. Le roi, prévenu de l’arrivée de l’abbé Sans-Souci, s’empressa de venir le recevoir.

— C’est vous, l’abbé Sans-Souci ? dit-il, ei s’adressant au valet.

— Oui, sire, c’est bien moi, répondit celui-ci.

— Vous avez reçu ma lettre ?

— J’ai reçu la lettre de Votre Majesté, sire.

— Et vous vous êtes conforme de point en point à mes ordres ?

— Oui, sire.

— Voyons cela ; expliquez-moi comment vous vous y êtes pris, car je suis curieux de le savoir.

— Vous m’avez dit, sire, de ne venir ni un dimanche ni un jour ordinaire de la semaine ; ni de jour ni de nuit. Or, je suis venu la nuit de Noël, qui n’est ni un dimanche ni un jour ordinaire de la semaine, et dont on peut dire que c’est la nuit qui est le jour, à cause de la naissance de Nôtre-Divin Sauveur, la lumière du monde, et parce qu’on y dit la messe, à minuit, comme en plein jour. Je ne suis pas venu par les chemins ni aussi par les champs, car j’ai suivi tout du long les douves. Je ne suis venu ni à pied, ni à cheval, ni en voiture ; voyez, en effet, je suis sur une roue, et, tout en allant à reculons, j’avançais, car pendant que je montais à ma roue, à reculons, la voiture m’entraînait en avant. Je ne suis ni vêtu ni nu, car le filet de pécheur dont je suis enveloppé, de la tête aux pieds, ne me couvre pas entièrement le corps et ne me laisse pas tout nu non plus.

Le roi vérifia l’exactitude de tout ce que lui disait celui qu’il croyait être l’abbé Sans-Souci, et il fut émerveillé des ressources de son esprit.

— Mais ce n’est pas tout, reprit-il, un moment après, vous devez me dire encore où se trouve le centre de la terre.

— Rien de plus facile, sire ; le centre de la terre se trouve ici où nous sommes, et aussi partout ailleurs.

— Comment ici et partout ailleurs ? Ne pouvez-vous m’expliquer cela plus clairement ?

Prenant alors la boule qu’il avait apportée et y indiquant du doigt un point au hasard :

— Voyez cette boule, sire ; en quelque endroit que j’y pose mon doigt, il sera toujours au milieu de la boule, en imprimant à celle-ci un léger mouvement, car la terre est constamment en mouvement.

— C’est vrai, répondit le roi ; mais, je ne vous tiens pas encore pour quitte. Me direz-vous, à présent, combien je vaux, quand ma couronne royale en tête et mon sceptre à la main, je suis sur mon trône, dans mes plus beaux habits d’apparat, chargés de pierres précieuses et de perles fines ?

— Je vous le dirai, sire, en toute franchise et sans crainte. Vous valez alors vingt-neuf deniers, sire.

— Quoi, si peu ? M’expliquerez-vous au moins pourquoi ?

— Notre-Seigneur Jésus-Christ, vous le savez, ne fut vendu que trente deniers.

Le roi ne pouvait se fâcher de la comparaison ; il fut néanmoins un peu décontenancé et garda un moment le silence ; puis, il reprit :

— Ah ! voici où je vous attends, et, si vous vous tirez de là, il faut que vous soyez magicien ou sorcier. Dites-moi, pour finir, ce que je pense en ce moment.

— Je vous dirai encore cela, sire, et sans me mettre l’esprit à la torture. Vous pensez que vous parlez à l’abbé Sans-Souci...

— Comment, vous ne seriez pas l’abbé Sans-Souci ?

— Non, sire, je n’ai pas cet honneur.

— Qui donc êtes-vous ; le diable, peut-être ?

— Non, mais, tout simplement, le valet de monseigneur l’abbé : demandez-lui plutôt, car le voici, déguisé en cocher.

L’abbé confirma la vérité de ce que disait son valet.

Le roi, qui était un brave homme, partit d’un éclat de rire et s’écria :

— Ah ! le tour est bon ! Je ne me serais jamais attendu à trouver tant d’esprit chez un valet. Vous souperez tous les deux à ma table, car je veux vous présenter à la reine et à la cour.

Jamais il n’y eut de repas plus gai, dans ce palais, grâce aux saillies et aux bons mots du valet de l’abbé.

Le lendemain, au moment de partir, le roi fit un riche cadeau au valet, et dit à l’abbé, son maître :

— Quant à vous, l’abbé, vous pouvez conserver l’inscription de votre porte, car, aussi longtemps que vous aurez un pareil serviteur, vous serez vraiment l’abbé Sans-Souci.


Conté par Marguerite Philippe, de Pluzunet
(Côtes-du-Nord).


Il faut rapprocher ce conte d’un conte italien, qu’un maréchal-ferrant de Bologne, nommé Giulo-Cesar Croce, composa, vers la fin du XVIe siècle, sous le titre de : Les finesses de Bertoldo, et qui, amplifié pendant le siècle suivant, et mis en vers par les académiciens della Crusca, est resté populaire en Italie.



XII


CONTES FACÉTIEUX



I


JEAN ET JEANNE
_____



JEAN Kerbrinic et Jeanne Kerboule’h, mari et femme, faisaient le plus beau couple du monde, selon un vieux dicton[96].

Jean était un bon laboureur, aimé et estimé de son maître et de tous ceux de sa paroisse. A plusieurs lieues à la ronde, il n’avait pas son pareil, aux grands jours de semailles, de moisson, ou pour battre le blé, sur l’aire. Par exemple, il n’était pas des plus fins, mais, qu’est-ce que cela fait ?

Après avoir longtemps servi et travaillé pour les autres, il voulut aussi travailler pour lui-même et se marier. Il se mit donc en quête d’une moitié de ménage, c’est-à-dire d’une femme. Non loin de la ferme où il servait, habitait, dans une petite chaumière, une veuve nommée Jeanne Kerboule’h. Jeanne possédait la petite maison qu’elle habitait, puis un courtil avec un petit champ qui y attenaient, et enfin une vache et son veau. Elle avait encore une fille de dix-huit à vingt ans, nommée Jeanne, comme sa mère, qui n’était ni laide, ni belle, ni des mieux partagées du côté de l’intelligence, mais, qui promettait de faire un jour une bonne ménagère.

— C’est là celle qu’il me faudrait, se dit Jean, et si je pouvais l’avoir pour moitié de ménage[97], je m’estimerais heureux.

Il se mit donc à fréquenter la maison, et il ne passait jamais devant la porte sans entrer, sous un prétexte quelconque, tantôt pour allumer sa pipe, tantôt pour s’enquérir si l’on n’avait pas vu passer une vache ou une brebis égarée, de chez son maître, ou quelque autre chose semblable. La veuve le recevait bien, parce qu’il avait bonne conduite et bonne renommée, dans la paroisse, et la fille aussi n’était pas indifférente à ses visites.

Le second dimanche de juin, la jeune fille était de garde à la maison, après avoir été à la première messe du matin, et Jean, après la grand’-messe, devait venir dîner avec la veuve et sa fille, afin d’avancer ses affaires et de conclure, s’il était possible. Au moment de partir pour le bourg, après avoir fait un peu de toilette, la mère dit à sa fille :

— Vous savez que Jean Kerbrinic doit venir dîner aujourd’hui avec nous, faites donc en sorte que la soupe soit bonne, et pour cela soignez-la et mettez-y ce qu’il faut (peadra, en breton).

— C’est bien, ma mère, répondit Jeanne. Et la vieille partit là-dessus.

Et voilà Jeanne de s’occuper de son pot au feu. Elle y mit des choux, des navets et une bonne tranche de lard. Puis elle activa le feu, et le pot bouillit bientôt.

— Il est temps d’y mettre à présent Péadra, se dit-elle alors.

Or, il y avait à la maison un petit chien qui avait nom Péadra ; Jeanne l’appela à elle :

— Tiens, Péadra ! venez ici, mon petit chien. Ma mère m’a recommandé de vous mettre dans la marmite ; c’est là une singulière idée, mais, c’est sans doute afin que Jean, après avoir mangé de la soupe, m’aime davantage et que le mariage se fasse promptement : il faut faire comme elle a dit, bien que je te regrette, mon pauvre petit chien.

Et elle prit Péadra, qui était venu à elle, en agitant sa queue, le mit dans la marmite bouillante et plaça le couvercle dessus. Puis elle mit encore du bois au feu, tailla la soupe dans les écuelles de bois et balaya la maison.

A midi, la veuve arriva de la messe, accompagnée de Jean Kerboule’h.

— Le diner est-il prêt ? demanda-t-elle aussitôt.

— Oui, tout est prêt, répondit Jeanne.

— Vous avez mis tout ce qu’il fallait (Péadra) dans la marmite.

— J’ai mis Péadra dans la marmite.

— Voyons si votre soupe est bonne.

Et chacun des trois prit son écuelle et la vida lestement : la soupe fut trouvée excellente.

La vieille s’occupa alors de retirer elle-même la viande de la marmite.

— Jésus ! s’écria-t-elle, en trouvant le chien dans la marmite, qu’est-ce que cela ?

— Eh bien ! ma mère, c’est Péadra, que vous m’aviez bien recommandé de mettre dans la marmite.

Péadra ? mon pauvre petit chien ?

— Certainement ; ne me l’aviez-vous pas dit ?...

— Comment, malheureuse, sotte, imbécile, tête éventée !... Je t’ai dit de mettre dans la marmite tout ce qui était nécessaire pour faire de bon bouillon, c’est-à-dire du sel, du poivre, des choux, des navets et du lard, et tu y mets le chien !...

— Dam ! ma mère, est-ce que je savais cela, moi ?...

— Allons ! allons !... Tu ne seras jamais bonne à rien, vois-tu !

Jean regardait les deux femmes, et ne disait rien. Un autre que lui eût été suffisamment édifié sur l’intelligence de la fille, par ce qui venait de se passer ; mais, il était amoureux de Jeanne, et l’amour est aveugle, dit-on.

Le repas terminé, ce qui ne fut pas bien long, la vieille envoya sa fille puiser de l’eau fraîche, à la fontaine. Jeanne partit avec la cruche. Elle l’avait remplie d’eau fraîche et claire et s’apprêtait à la poser sur sa tête, pour s’en retourner à la maison, lorsqu’elle fut tout à coup arrêtée par cette pensée :

— Si je me marie, et je me marierai, et que j’aie des enfants, et j’en aurai, comment ferai-je pour leur trouver des noms, car je vois que tous les noms sont déjà pris par les autres ?

Et elle passa en revue les noms de baptême, et n’en trouva aucun qui ne fût porté par quelqu’un de la paroisse : Yvon, Jean, François, Pierre, Marc, Jacques, Stéphan, Arthur, Alain, Goulven, Glaoud, Kaourentin, Guillaume, Hervé, Tudual, Grallon, Marie, Anne, Yvonne, Soezic, Monic, Marc'harit, Marianna, Jeanne, Berc’hed, Katel, Glaouda, Tina, Izabel, Hénora, Franccza, Genoefa, etc., tous étaient pris. Et la voilà bien peinée.

— Jésus, mon Dieu ! s’écria-t-elle, mes enfants resteront donc sans noms, et, par conséquent, ne seront pas baptisés !...

Et elle se mit à pleurer dru, et s’oublia près de la fontaine, assise sur une pierre et la tête sur ses genoux.

Cependant, la mère, inquiète de voir que sa fille ne revenait pas, se mit à sa recherche :

— Jeanne ! Jeanne ! que fais-tu donc là si longtemps, Reviens, vite ? voilà plus d’une heure que tu es là.

— Ah ! vous ne savez pas, mère, s’écria Jeanne.

— Quoi donc, ma fille ?

— Quel malheur, mon Dieu !

— Quoi donc ? Que t’est-il arrivé ?

— Vous n’avez pas songé à une chose, mère ?

— Qu’est-ce que c’est donc ? Dis vite.

— C’est que si je me marie, et je le ferai, et que j’aie des enfants, et j’en aurai, il ne restera plus de noms à leur donner, puisque tous sont déjà pris par les autres.

La bonne femme, qui n’était guère plus fine que sa fille, resta d’abord immobile, bouche béante, et ne trouva rien à répondre. Puis elles passèrent en revue tous les noms de baptême et constatèrent avec douleur qu’en effet tous étaient pris :

— Comment faire, mon Dieu ! et que c’est malheureux !...

Et les voilà de pleurer toutes les deux, et de se désoler sur ce malheur irréparable.

Cependant, Jean, resté seul à la maison, et impatientant de voir que la mère ne revenait pas plus que la fille, se mit aussi à leur recherche, et, ayant appris le sujet de leurs larmes et de leur désolation, il se dit en lui-même, en haussant les épaules :

— Décidément, la mère et la fille se valent ; elles sont bêtes comme deux sabots, et ce que j'ai de mieux à faire, c’est de les planter là, et de chercher fortune ailleurs ; car, certainement, je n’aurai pas de peine à trouver mieux.

Et il partit, sans autres compliments.

A quelque distance de là, comme il passait devant une ferme, il aperçut, sur une aire à battre, une jeune fille armée d’une fourche de fer à dents très espacées.

— Voici, pensa-t-il, une jolie fille qui ferait bien mon affaire ; si je pouvais tenir ce gentil oiseau dans ma cage !...

Et il entra dans l’aire.

— Que faites-vous donc là de la sorte, la jolie fille aux cheveux blonds, avec votre fourche de fer ?

— Ma mère, répondit-elle, m’a recommanda de monter sur le grenier ces pois qu’elle a exposés au soleil pour sécher. Depuis midi, je suis là avec ma fourche à essayer de les monter sur le grenier, comme j’ai vu faire pour le foin, et je n’ai pu encore en monter un seul, et pourtant le soleil est sur le point de se coucher.

— Ce n’est pas comme cela qu’il faut s’y prendre, mon petit cœur : approchez ici votre panier, nous allons y mettre les pois avec no mains, et ainsi nous aurons bien vite fait de le monter au grenier.

— Non, non, répondit la jeune fille, ma mère m’a dit de les monter au grenier avec une fourche de fer, et ma mère n’est pas une sotte, savez vous ?

— Eh bien ! mon enfant, travaillez bien, alors avec votre fourche, car je crains bien que le soleil ne se couche avant que vos pois soient sur le grenier ; en attendant, mes compliments à votre mère et adieu.

Et Jean s’en alla en se disant :

— Ce ne sera pas celle-ci qui me fera regretter Jeanne : elle est bien gentille, pourtant.

Un peu plus loin, il arriva dans un village, où Il vit beaucoup de monde assemblé autour d’une maison : il y en avait aussi sur le toit et jusque sur la cheminée, et ces derniers paraissaient tirer sur une corde et la laisser descendre alternativement dans la cheminée, comme font des ramoneurs. Jean s’approcha d’une jeune fille grande, et bien découplée, aux cheveux noirs, aux yeux vifs, comme il en aurait désiré pour être sa moitié de ménage, et lui adressant la parole :

— Dites-moi, je vous prie, mon petit cœur, ce que font ces gens ? M’est avis qu’ils ramonent a cheminée.

La jeune fille, détournant la tête, le regarda par-dessus son épaule, d’un air de dédain, et lui fit :

— Vous êtes encore un malin, vous ! De quel pays venez-vous donc, pour parler de la sorte ? Comment ne voyez-vous pas, imbécile que vous êtes, qu’on est à panser le cheval de mon père ?

— À panser le cheval de votre père ? Je vous voue que je ne comprends pas bien comment…

— Eh bien ! mon pauvre homme, répondit une petite vieille, qui se trouvait à côté de la jeune fille (c’était sa mère), notre cheval timonier est tombé, il y a quelques jours, dans la rivière et a été entraîné par le courant sous la roue du moulin, où il a reçu plusieurs blessures graves. Le rebouteur, un homme renommé dans tout le pays, pour sa science, a ordonné de frotter ses plaies avec de la suie de cheminée, et c’est ce que l’on fait en ce moment, comme vous le voyez. N’entendez-vous pas les plaintes de la pauvre bête ?

Et, en effet, ces gens, se tenant partie sur la pierre du foyer, dans l’intérieur de la maison, en partie sur le sommet de là cheminée, faisaient monter et descendre alternativement le cheval, au moyen de cordes, pour mettre ses plaies en contact avec la suie.

— Mais, ma brave femme, répondit Jean émerveillé de tant de simplicité et de sottise, ne pensez-vous pas qu’il eût été plus commode et moins dangereux pour la bête de prendre un peu de suie dans la cheminée, au moyen d’une échelle et d’en frotter ses plaies, dans l’écurie.

— N’écoutez pas cet imbécile, mère, dit la jeune fille, d’un ton arrogant, c’est moi qui a conseillé de faire ainsi, et je soutiens qu’il n’y avait rien de mieux à faire.

Jean se tut et s’en alla, en disant : — Jeanne est certainement une fille d’esprit, auprès de celle-ci !

Un peu plus loin, comme il passait devant un maison de bonne apparence, il aperçut une jeune fille assise sur un escabeau, au seuil de la porte et mangeant de la soupe, à une écuelle qu’elle avait sur ses genoux.

— Voilà une bien jolie fille, se dit-il, je vais lui demander mon chemin, pour la voir de près et causer un peu avec elle.

A mesure qu’il approchait de la maison, il entendait un enfant crier, comme si on l’égorgeait.

— Bonjour, mon joli cœur, dit-il à la jeune fille, en l’abordant.

— Que voulez-vous ? lui demanda-t-elle, d’un ton arrogant.

— Est-il donc arrivé quelque malheur dans votre maison, pour que j’y entende crier de la sorte ?

— Qu’est-ce que cela vous fait ? Entrez, du reste, si vous voulez, et vous verrez.

Et Jean entra dans la maison. Il fut aussitôt saisi d’horreur et resta quelque temps immobile, comme un pieu de pierre (peulvan), au spectacle qui s’offrit à ses yeux. Il vit là une mère, toute sanglante, armée d’un couteau et taillant et enlevant des morceaux de chair vive aux fesses d’un petit enfant de quatre ou cinq ans.

— Que fais-tu, femme dénaturée, tison d’enfer ? ne put-il s’empêcher de s’écrier.

— De quoi vous mêlez-vous, vous ? lui répondit ce monstre. Ne voyez-vous donc pas que le tailleur ayant fait trop étroit du derrière la culotte de cet enfant, il faut bien que je retranche à ses fesses ce qu’elles ont de trop, pour qu’il y puisse entrer ? Et comment feriez-vous autrement, vous, à ma place ? Et puis, comme je vous l’ai déjà dit, de quoi vous mêlez-vous ? Allez-vous-en, au plus vite, je vous prie, ou si je prends la cognée de mon mari, que voilà…

Jean se précipita hors de la maison, en criant :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! où donc suis-je ici ? Ce n’est certainement pas parmi des chrétiens.

Et il poursuivit sa route, tout attristé de ce qu’il voyait.

— Je n’irai pas plus loin, dit-il, au bout de quelques pas ; je retourne à la maison de Jeanne, et je vais décidément la demander en mariage. Elle n’est pas des plus fines, c’est vrai, ni riche, mais, depuis que je l’ai quittée, je n’ai pas trouvé qui valût mieux qu’elle, bien au contraire. Jeanne m’aime, et un vieux proverbe dit :


Mieux vaut de l’amour une poignée,
Que de l’or et de l’argent plein un four[98].


Quand il arriva chez Jeanne, il fut bien reçu et par la vieille et par la jeune. Les noces eurent lieu, tôt après, et les voilà ensemble en ménage.

Jean était un travailleur infatigable, et sa conduite était exemplaire, sous tous les rapports. Il n’était ni buveur, ni joueur, ni coureur de pardons et de foires. La bonne femme mourut, peu après, et le peu qu’elle possédait, c’est-à-dire : une chaumière, deux petits courtils, une vache, une chèvre blanche, quatre poules, un beau coq rouge et un chat pour faire la chasse aux souris, échut en héritage à sa fille, puisqu’elle n’avait pas d’autre enfant.

La pauvre femme ne faisait aucun progrès du côté de l’intelligence, à mesure qu’elle avançait en âge, et Jean avait souvent lieu de la reprendre et de gronder. Il avait beau travailler et se donner du mal, il n’en devenait pas plus riche : bien au contraire. Au bout d’un an de mariage, la simplicité et les sottises de Jeanne, et aussi son bon cœur, car elle était toujours prête à partager avec les autres, firent qu’ils commençaient à se trouver dans la gêne.

Un soir, après souper, ils étaient tous les deux à causer, tranquillement, auprès du feu, avant d’aller se coucher.

— Nous avons encore trois bons morceaux de lard, dit Jean, en regardant le lard pendu dans la cheminée, pour fumer.

— Oui, répondit Jeanne, nous avons encore trois bons morceaux.

— Un d’eux, reprit Jean, sera pour Noël, un autre, pour le Carnaval, et le troisième, pour Pâques.

— Oui, répondit Jeanne.

Le lendemain, pendant que Jean travaillait au champ, un mendiant se présenta à la porte de la chaumière.

— Quel nom avez-vous ? lui demanda Jeanne.

— Nédélec (Noël), répondit le mendiant.

— Nédélec ? C’est bien à vous, alors, que Jean destine notre premier morceau de lard : je vais vous le donner, puisque vous voilà.

Et le mendiant aida Jeanne à décrocher le lard, qui fumait dans la cheminée, puis il l’emporta, un peu étonné de tant de générosité.

Le lendemain, eu l’absence de Jean, d’autres mendiants se présentèrent pour demander l’aumône.

— Comment vous nommez-vous ? leur demanda Jeanne.

— Carnaval et Pâques, répondirent-ils. Ils avaient été conseillés, sans doute, par le mendiant de la veille.

— Carnaval et Pâques ? Alors, c’est à vous que Jean destine les deux morceaux de lard qui nous restent.

Et Carnaval et Pâques emportèrent les deux morceaux de lard qui restaient.

Le soir, en se chauffant, avant d’aller se coucher, Jean leva encore les yeux vers les tranches de lard suspendues dans la cheminée, et, ne les voyant plus, il en fut bien surpris et demanda à Jeanne :

— Qu’est donc devenu le lard, que je ne le vois plus, dans la cheminée ?

— Le lard ? Mais Nédélec (Noël), Carnaval et Pâques, à qui vous le destiniez, l’ont emporté.

— Comment cela, que veux-tu dire, Jeanne ?

— Ne m’aviez-vous pas dit, l’autre jour, qu’un des trois morceaux de lard serait pour Nédélec, un autre pour Carnaval, et le troisième pour Pâques ? Eh bien ! il est venu, hier et aujourd’hui, trois mendiants, qui m’ont dit avoir noms Nédélec, Carnaval et Pâques, et je leur ai donné le lard.

— Ce n’est pas possible, tu plaisantes, sans doute ?

— Je ne plaisante pas, et c’est comme je dis.

— Allons ! allons ! tu es bien la plus sotte femme qui soit sur terre, et nous ne pouvons qu’être pauvres, à la façon dont tu agis, en toutes choses !

Le pauvre Jean était désolé ; il voyait clairement qu’ils marchaient à la misère, et il ne put clore l’œil, de toute la nuit.

Le lendemain matin il dit à Jeanne :

— Nous n’avons plus un morceau de lard à la maison ; l’argent, pour en avoir, nous manque également ; notre vache et son veau et la chèvre et les poules ont été vendus ou mangés ; notre maison et les deux courtils ne sont également plus à nous : il ne nous reste donc qu’à quitter le pays et à aller chercher du pain ailleurs.

— Oui, dit Jeanne, allons chercher du pain ailleurs.

Jean avait la mort dans l’âme et les larmes aux yeux, en quittant la chaumière, et il dit à Jeanne, qui le suivait :

— Tire la porte sur toi.

— C’est bien, dit Jeanne.

Et elle enleva la porte de ses gonds et la chargea sur son dos.

Jean marchait devant, triste et soucieux ; Jeanne venait après lui, et gémissait et s’attardait. Jean se détourna, en l’entendant se plaindre et souffler, et son étonnement fut grand de voir qu’elle portait la porte de leur chaumière sur son dos.

— Pourquoi diable portes-tu cette porte sur ton dos ? lui demanda-t-il.

— Pourquoi ?... Ne m’avez-vous pas dit de tirer la porte sur moi ?

— Oui, de la fermer après toi, ma pauvre femme !

— Dam ! est-ce que je pouvais savoir ça, moi ?

— Puisqu’elle est venue jusqu’ici, ne l’abandonnons pas sur la route ; peut-être pourra-t-elle nous servir, d’ailleurs ; donne-moi-la, à mon tour.

Et Jean chargea la porte sur son dos, et ils continuèrent leur route.

Il y avait déjà quelque temps que le soleil était couché, et, comme ils ne rencontraient aucune habitation, ils étaient inquiets de la manière dont ils passeraient la nuit. Ils suivaient depuis longtemps la lisière d’un grand bois, dont ils ne trouvaient pas la fin.

— Entrons dans le bois, pour y passer la nuit, dit Jean, nous y serons moins exposés au froid.

— Entrons dans le bois, dit Jeanne.

Et ils entrèrent dans le bois ; mais, comme il y avait dans ce bois beaucoup de bêtes fauves de toute sorte, pour plus de sûreté, ils montèrent sur un vieil arbre, fixèrent solidement la porte de leur maison entre les branches, et s’étendirent dessus pour dormir, car ils étaient fatigués.

Mais, ils furent éveillés, au milieu de la nuit, par un vacarme épouvantable et des jurons, qu’ils entendirent sous l’arbre.

— Qu’est-ce que c’est, grand Dieu ? dit Jeanne, tout effrayée.

— Silence ! ne dis mot, ou nous sommes perdus !

C’étaient des brigands, qui venaient de faire une bonne prise, et qui étaient venus partager leur butin sous l’arbre. Il faisait un beau clair de lune. Mais, ils ne s’entendaient pas, et de là tout ce bruit et ces jurons. Jeanne avait si grand peur que... elle leur fit croire qu’il pleuvait.

— Voilà qu’il pleut, dit un des brigands, hâtons-nous d’en finir.

Puis, Jeanne fit tomber sur eux quelque chose de moins liquide et de plus odorant, et, s’étant portée brusquement à un angle de la porte, celle-ci perdit l’équilibre, et Jean et Jeanne et la porte dégringolèrent, de branche en branche, avec un grand fracas, et vinrent tomber au milieu des brigands. Ceux-ci, croyant avoir à leurs trousses tous les diables de l’enfer, déguerpirent, au plus vite, abandonnant sur place leur or et leur argent.

Jean et Jeanne en remplirent leurs poches, et, au lieu de continuer leur route aventureuse, ils s’empressèrent de retourner à la maison.

Chemin faisant, Jeanne dit à Jean :

— Eh bien ! Jean, crois-tu encore que j’avais si mal fait d’emporter la porte ? Et diras-tu encore que je suis bête ?

Ils étaient riches, à présent, et ils achetèrent une belle ferme et firent bâtir une belle maison, la plus belle du pays. Ils donnaient l’aumône à tous les mendiants qui se présentaient au seuil de leur porte ou qu’ils rencontraient sur leur route, et ils étaient estimés et aimés de tout le monde.

Jeanne donna un fils à Jean, lequel fut appelé Jean Kerbrinic, comme son père, bien que Jeanne craignît qu’on n’eût pu trouver un nom pour lui, tous les noms étant déjà pris.

Et voilà l’histoire de Jean et de Jeanne. En avez-vous jamais entendu de plus belle ?


Conté par Marguerite Philippe, de Pluzunet
(Côtes-du-Nord). — Décembre 1868.



II


PIERRE LE NIAIS
_____



UN jeune garçon de dix ou douze ans, sans père ni mère, quitta un jour sa paroisse, où il vivait de la charité publique, et se mit à voyager, emportant pour tout bien une poignée d’épis de froment, qu’il avait glanés dans un champ. On ne lui connaissait pas d’autre nom que celui de Pierre-le-Niais.

Le premier soir, après le coucher du soleil, il se présente à la porte d’une ferme. La bourgeoise, en l’apercevant sur le seuil de la maison, lui demanda :

— Qui es-tu, et que veux-tu ?

— Pierre-le-Niais.

— Pierre-le-Niais ? Tu n’as pas l’air fin, en effet, que veux-tu ?

— L’hospitalité pour la nuit, au nom de Dieu.

— C’est bien, entre et assieds-toi, pour attendre l'heure du souper.

— Et mes glanes aussi ?

— Oui, et tes glanes aussi, répondit la femme, en souriant de tant de naïveté.

— Où les mettrai-je ?

— Sur le perchoir aux poules.

Pierre jeta ses glanes sur le perchoir aux poules, soupa, puis se coucha et dormit bien.

Le lendemain matin, il déjeuna, puis alla chercher ses glanes, sur le perchoir aux poules. Il n’en restait plus que la paille, les poules avaient mangé tout le grain.

— N’importe, dit-il, je vais emporter une poule, pour me dédommager.

Et il prit une poule et se remit en route avec elle.

Le soir venu, il se présenta dans une autre ferme pour demander à loger.

— Que cherches-tu ? lui demanda la fermière.

— L’hospitalité pour la nuit, au nom de Dieu.

— C’est bien, entre.

— Et ma poule aussi ?

— Oui, et ta poule aussi.

— Où la mettrai-je, pour passer la nuit ?

— Dans la crèche aux porcs.

Pierre alla porter sa poule dans la crèche aux porcs, puis il revint, soupa, se coucha et dormit bien.

Le lendemain matin, quand il alla chercher sa poule, pour se remettre en route, les porcs l’avaient mangée.

— C’est égal, dit-il, je vais emmener un porc. Et il emmena un porc, et se remit en route.

Le soir, il se présenta à la porte d’une troisième ferme.

— Que veux-tu ? lui demanda la fermière.

— L’hospitalité pour la nuit, au nom de Dieu.

— C’est bien, tu seras logé.

— Et mon cochon aussi ?

— Oui, et ton cochon aussi.

— Où le mettrai-je, pour passer la nuit.

— Dans l’écurie.

Pierre conduisit son cochon à l’écurie, puis il revint à la ferme, soupa, se coucha et dormit bien.

Le lendemain matin, il alla chercher son cochon à l’écurie, pour se remettre en route. Les chevaux l’avaient tué.

— C’est égal, dit-il, je vais emmener un cheval.

Et il prit un cheval et partit. Le soir, il se présenta à la porte d’une autre ferme.

— Que veux-tu ? lui demanda la fermière.

— L’hospitalité pour la nuit, au nom de Dieu.

— C’est bien, tu seras logé.

— Et mon cheval aussi ?

— Oui, et ton cheval aussi.

— Où le mettrai-je, pour passer la nuit ?

— Dans l’écurie.

Pierre conduisit son cheval à l’écurie, puis il revint à la ferme, soupa, se coucha et dormit bien.

Le lendemain, il pensa qu’avant un cheval pour le porter, il n’avait plus besoin de se gêner, et il se leva tard. Le garçon d’écurie avait conduit ses chevaux au pâturage, de bonne heure, et n’avait laissé à l’écurie que le cheval de Pierre. La servante devait aller, ce jour-là, faire cuire au four banal. Ne trouvant à l’écurie que le cheval de Pierre, elle chargea son sac sur son dos, et partit pour le four, sans s’apercevoir du changement de cheval. Quand elle eut enfourné sa pâte, elle reprit le chemin de la ferme, en la société de plusieurs autres servantes des villages voisins. A mi-route de la maison, elle s’arrêta à causer avec elles du dernier pardon, et laissa le cheval aller seul devant, persuadée qu’il se rendrait directement à la ferme. Mais le cheval, se voyant libre, retourna chez le maître d’où il était parti la veille. Quand la servante rentra à la ferme, Pierre courut au-devant d’elle et lui demanda :

— Qu’avez-vous fait de mon cheval ?

— Ce que j’ai fait de votre cheval ?

— Oui, vous avez emmené mon cheval avec vous au four banal ; où est-il ?

— Par ma foi, j’ignorais que ce fût votre cheval. Mais, est-ce qu’il n’est pas rentré ? Je l’ai laissé aller seul devant.

— Vous m’avez perdu mon cheval ; tant pis pour vous, et je vais vous emmener à sa place.

Et arrachant à la servante un sac vide, qu’elle portait sur le pli du bras, il la fourra dedans, malgré ses cris, la chargea sur son dos et partit.

Le soir, il se présenta à la porte d’une autre ferme, avec son fardeau.

— Que veux-tu ? lui demanda la fermière.

— L’hospitalité pour la nuit, au nom de Dieu.

— C’est bien, tu seras logé ; entre.

— Et mon fardeau aussi ?

— Oui, et ton fardeau aussi.

— Où le mettrai-je ?

— Dépose-le là, dans le coin, près du lit que voilà.

Pierre déposa son sac à l’endroit désigné, puis, le moment venu, il soupa et alla coucher, dans l’étable aux bœufs.

Quand il fut sorti, la pauvre servante, qui n’osait rien dire dans son sac, pendant qu’il était là, se mit à appeler au secours. On fut bien étonné d’entendre cette voix plaintive sortant on ne savait d’où.

— Qu’est-ce ? demanda la fermière ; qui est là ?

— C’est moi, ma pauvre marraine ; retirez-moi vite d’ici.

La fermière était en effet la marraine de la servante.

— Jésus mon Dieu ! mais, où êtes-vous donc ?

— Ici, dans le sac de Pierre-le-Niais.

La fermière dénoua le sac et la servante en sortit. Puis, elle raconta par suite de quelle aventure étrange elle se trouvait dans cette situation. Mais, il fallait, à présent, trouver un moyen de tromper l’idiot, qui pouvait se porter à quelque violence, s’il s’apercevait qu’on lui avait dérobé sa proie. Il y avait là, dans un coin, une chienne avec ses petits, et on les mit dans le sac.

Le lendemain matin, Pierre, ayant déjeuné, chargea son sac sur son épaule, sans s’apercevoir de rien, et partit. La chienne et ses petits se démenaient dans le sac, et Pierre, croyant toujours tenir la servante, disait :

— Ne remue pas tant, là-dedans, ou je vais te jeter dans l’étang.

Il passait en ce moment sur la chaussée d’un étang.

La chienne n’en tenait aucun compte et continuait de se démener, puis, enfin, elle le mordit.

— Ah ! du coup, s’écria-t-il, furieux, tu vas me le payer !

Et, jetant son sac à terre, il l’ouvrit et s’apprêtait à corriger la servante, lorsque s’apercevant qu’il avait affaire à une chienne et ses petits, il en resta stupéfait, la bouche ouverte.

— Tiens ! s’écria-t-il, après un moment de silence, elle s’est changée en une chienne avec ses petits ! Ces femmes ont des malices de diable !...

Et il partit là-dessus, laissant là la chienne et ses petits, avec le sac ; et depuis, je n’ai pas entendu parler de lui, et ne sais ce qu’il est devenu .


Conté par une servante de Keramborgne,
en Plouaret. — 1869.



III


PEG AZÉ ![99]
_____



DEUX pauvres gens, Jean et Jeanne, mari et femme, demeuraient près du manoir d’un riche seigneur. Un des valets du seigneur était l’amant de Jeanne, et comme Jean contrariait leurs amours, il voulut se débarrasser de lui. Il dit un jour à son maître :

— Jean a dit, mon maître, qu’il était capable de couper votre taillis et d’en faire des fagots, en trois jours.

— Vraiment ? Eh bien ! dites-lui de venir me parler.

Jean se rendit auprès du seigneur.

— Comment, Jean, lui dit celui-ci, tu t’es vanté de pouvoir couper mon taillis et en faire des fagots, en trois jours ?

— Jamais je n’ai rien dit de semblable, monseigneur, s’écria Jean, en levant les mains au ciel, et il faudrait être complètement fou. pour parler de la sorte.

— Si, tu l’as dit, répliqua le seigneur, et il faut que tu le fasses, ou il n’y a que la mort pour toi.

Jean s’en retourne à la maison en pleurant et va raconter la chose à Jeanne. Celle-ci fait mine de se désoler et dit à son homme :

— Il faudra te mettre à la besogne, demain matin, de bonne heure, et travailler ferme.

Dès le lever du soleil, le lendemain, Jean se dirigea vers le bois, sa cognée sur l’épaule, et tout triste. Il rencontra en son chemin une petite vieille qui lui demanda :

— Pourquoi es-tu si triste, Jean ?

— Ce n’est pas sans raison, grand’mère : le seigneur m’a dit qu’il me faut couper son taillis ; et en faire des fagots, dans trois jours, ou il n’y a que la mort pour moi.

— Ce n’est que cela ? Console-toi, mon garçon, ce sera fait, sois tranquille. Tiens, prends cette cognée (et elle lui présenta une petite cognée bien affilée), frappes-en le bois avec confiance, et ne t’inquiète pas du reste.

Jean prit la cognée et se rendit au bois, peu rassuré, malgré les paroles de la vieille. Il en frappa un pied de chêne, qui tomba aussitôt sur un autre, lequel tomba sur un troisième, qui tomba sur un quatrième, et ainsi de suite, si bien qu’en très peu de temps, tout le bois taillis fut couché par terre.

Quand Jeanne vint, à midi, apporter son dîner à Jean, elle le trouva qui fumait tranquillement sa pipe, assis sur un tronc d’arbre.

Le second jour, tout le bois fut mis en fagots, et le troisième, il fut transporté dans la cour du manoir, et mis en un tas qui s’élevait plus haut que le toit de la maison.

Le seigneur était absent. Quand il rentra et vit cet énorme tas de bois :

— Que signifie ceci ? demanda-t-il, en colère.

— Eh bien ! lui dit tranquillement Jean, j’ai fait ce que vous m’aviez commandé ; j’ai coupé votre taillis, je l’ai mis en fagots et transporté et entassé dans votre cour, et tout cela, en trois jours ; j’ai bien travaillé, n’est-ce pas ?

Le seigneur était furieux ; mais, comme il pensait qu’il y avait de la sorcellerie dans l’affaire, il n’osa trop rudoyer Jean, et se contenta de lui dire :

— C’est bien ; retourne chez toi.

Cela ne faisait pas l’affaire de Jeanne et de son amoureux, et celui-ci dit encore à son maître, quelques jours après :

— Jean a dit, mon maître, qu’il dtait capable de fabriquer un Wignavaou[100] pour divertir et faire rire à gorge déployée les invités du grand dîner que vous donnez, dimanche prochain.

— C’est bien ; dites-lui de venir me parler.

Et voilà Jean de nouveau en présence de son seigneur, qui lui dit :

— Vous vous êtes vanté, Jean, de pouvoir fabriquer un Wignavaou, qui amusera et fera rire tous mes invités du grand dîner que je donne dimanche ?

— Est-il Dieu possible ! s’écria Jean ; je ne sais seulement pas, mon bon seigneur, ce que c’est qu’un Wignavaou,

— Vous l’avez dit, Jean, et il faut que vous le fassiez, ou il n’y a que la mort pour vous. Allez, et songez-y.

Et Jean s’en retourna, bien triste et bien embarrassé. Heureusement que la petite vieille vint encore à son secours et lui dit, en lui présentant une baguette blanche :

— Prends cette baguette. Tu n’auras qu’à dire : « Par la vertu de ma baguette blanche, colle là ! » et aussitôt les personnes et les objets, quels qu’ils soient, se colleront les uns aux autres, comme tu le souhaiteras, et tu pourras ainsi ire un Wignavaou, à la vue duquel personne ne pourra s’empêcher de rire.

Jean prit la baguette et se rendit à la maison, Jeanne était sortie, quand il arriva ; mais, il remarqua certains préparatifs, qui lui parurent suspects, et il se cacha sur le grenier, pour l’observer. Elle rentra, un moment après, se regarda dans son miroir et mit une coiffe fraîche. Bientôt son amoureux vint aussi. Elle lui servit des œufs frits, et ils les mangèrent en buvant une bouteille de vieux vin, que le valet avait apportée de la cave de son maître. Puis, ils s’embrassèrent...

— Par la vertu de ma baguette blanche, colle là ! dit Jean. Et leurs figures se collèrent l’une contre l’autre, et si étroitement et si fort, qu’ils ne pouvaient se détacher.

Jean sortit alors de sa cachette, et se mit à rire, à gorge déployée, en disant : — Ah ! je vous y prends ! Nous allons faire avec vous un joli Wignavaou !

Les deux amoureux sortirent, en cet état, de crainte que Jean ne prît son bâton. Jean les suivit, en criant :

— Venez voir, venez voir le Wignavaou ! On accourait de tous côtés, et l’on riait et l’on criait sur les deux amoureux. Jeanne avait sa chemise percée sur le derrière, et l'on voyait... Un homme prit une motte de terre gazonnée, et la lui jeta à l’endroit : — Peg-Azé ! colle-là ! dit Jean ! et la motte s’y colla.

Une vache vint à passer, allant aux champs, et se mit à paître l’herbe de la motte : — Peg-Azé ! dit encore Jean, et la vache adhéra aussi à la motte.

Un taureau sauta sur la vache : — Peg-Azé ! dit Jean, et il adhéra aussi et suivit les autres.

Comme ils passaient devant le four d’un boulanger, le fournier courut après eux, avec son long balai, et en frappa le taureau : — Peg-Azé ! dit Jean, et le balai et le fournier adhérèrent et suivirent aussi.

La femme du fournier courut après son mari, essaya de le ramener, en tirant sur le pan de son habit, et adhéra aussi. Et voilà le Wignavaou fait.

Jean précédait, en criant :

— Voilà le Wignavaou ! Venez voir ie Wignavaou !

Et l’on accourait en foule, et l’on criait et l’on riait à gorge déployée.

Jean conduisit son Wignavaou dans la cour du seigneur. C’était le jour du grand dîner, et l’on était à table. Il cria :

— Voilà le Wignavaou qui arrive. Venez voir, messeigneurs et dames ! rien de plus curieux ; venez voir le Wignavaou !...

Et les convives quittèrent la table du festin et coururent aux fenêtres. Et des rires et des cris, vous pouvez croire.

— Qu’on leur rende la liberté, à présent, dit le seigneur, au bout de quelque temps. Et Jean dit :

— Par la vertu de ma baguette blanche, que le Wignavaou se défasse !

Et chacun recouvra sa liberté, gens et bêtes, et partit.

Il fallait voir la honte et la confusion de Jeanne et de son amoureux !

— Ton four est-il chaud, fournier ? demanda le seigneur.

— Oui, monseigneur, il est chaud, répondit le fournier,

— Eh bien ! qu’on y jette les deux coupables !

— Pas Jeanne, s’écria Jean, je lui pardonne. Le valet seul fut donc jeté dans le four, et Jean ramena Jeanne, qui promit d’être plus sage, et ils vécurent heureux ensemble, dit-on.


Conté par Marie Le Manac’h, de Plougaznou.
Mars 1875.


On aura remarqué dans ce récit un singulier mélange d’épisodes de la vie réelle et de souvenirs de ressorts merveilleux sur lesquels sont bâtis plusieurs contes que l'on a pu lire précédemment, et qui appartiennent à un tout autre ordre d’idées.



IV


LE MEUNIER ET SON SEIGNEUR
_____



IL y avait quatre ans qu’il n’avait payé sa Saint-Michel à son seigneur. Il était pauvre assez !

Un jour, le seigneur, retournant de la chasse, et de mauvaise humeur, parce qu’il n’avait rien pris, tira sur la vache du meunier, qu’il trouva dans son chemin, et la tua. La femme du meunier vit le coup, et elle accourut à la maison en criant avec douleur :

— Hélas ! hélas ! nous sommes assez affligés (ruinés) pour le coup ! Voilà notre vache tuée par le seigneur !

Le meunier ne dit rien ; mais, il était en colère néanmoins. Durant la nuit, il écorcha sa vache, et il alla ensuite vendre la peau, à Guingamp.

Comme il avait loin à aller, et qu’il voulait être de bon matin en ville, il partit de la maison vers minuit. Arrivé à passer par un bois où, selon le bruit commun, il y avait de grands voleurs, il lui vint peur, et il grimpa sur un arbre, pour attendre le jour.

Bientôt, une bande de voleurs arrivèrent sous cet arbre, pour partager leur argent. Et voilà de la chicanerie et du bruit ; ils ne pouvaient pas s’entendre.

— Jésus ! si je pouvais avoir cet argent-là ! se disait le meunier en lui-même. Et lui de songer à jeter la peau de sa vache au milieu d’eux, pour les effrayer. Les voleurs, en voyant les cornes et cette peau noire, — car la vache était noire, — crurent que c’était le Diable qui venait les chercher. Et de déguerpir, de-çà de-là, en abandonnant là tout leur argent !

— Mon coup a réussi, ma foi ! se dit le meunier.

Et il descendit alors de son arbre, ramassa tout l’argent dans sa peau de vache, et de courir à la maison ! Sa femme et lui restèrent jusqu’au jour à compter de l’argent ; mais, ils ne pouvaient venir à bout de faire aucun compte, c’était trop d’argent !

Le lendemain matin, le meunier dit à sa femme d’aller demander le boisseau, chez leur seigneur, pour mesurer l’argent. La femme va, et demande le boisseau.

— Pourquoi avez-vous besoin du boisseau ? lui demanda le seigneur.

— Pour mesurer de l’argent, monseigneur.

— Pour mesurer de l’argent ! Vous voulez vous moquer de moi, je crois ?

— Non, mon Dieu, mon bon seigneur ; je vous dis la vérité. Venez avec moi, et vous verrez.

Le seigneur va avec elle. Quand il voit la table du meunier couverte de pièces de deux écus, il est bien surpris, et il lui dit :

— D’où te vient cet argent-là ?

— C’est de la peau de ma vache, que j’ai vendue à Guingamp, que je l’ai eu, monseigneur.

— De la peau de ta vache ! les peaux de vache sont (se vendent) bien chères, alors !

— Oui, tout de bon, monseigneur, et vous m’avez rendu un grand service, en tuant ma vache.

Et le seigneur de courir à la maison, tout de suite, et de faire tuer toutes ses vaches et les écorcher. Le lendemain matin, il envoie un valet en ville, avec les peaux (il y en avait la charge d’un cheval), et il lui dit de demander un boisseau d’argent de chacune.

Le valet se rend en ville avec ses peaux.

— Combien chaque peau ! lui demande un tanneur.

— Un boisseau d’argent !

— Allons ! ne plaisante pas ; combien chaque peau !

— Je vous l’ai dit, un boisseau d’argent.

Et comme il faisait la même réponse à tous, les tanneurs se mirent en colère, et le valet fut roué de coups par eux, roulé sur le pavé, et ils lui prirent même ses peaux.

Quand il arriva à la maison :

— Où est l’argent ? lui demanda le seigneur.

— Ah ! oui, l’argent... Je n’ai reçu que des coups de pied et des coups de bâton, et mon pauvre corps est tout rompu !

— Le meunier m’a trompé ! s’écria alors le seigneur, en colère ; mais, n’importe, mon tour viendra aussi !

Le meunier fit un petit festin avec la vache qui lui avait été tuée, et il dit à sa femme d’aller prier le seigneur d’y venir aussi.

La meunière va ; elle fait son invitation.

— Comment oser venir se moquer de moi encore, dans ma maison !

— Jésus, mon bon seigneur, moi, me moquer de vous ! ni moi ni mon homme n’oserait jamais faire cela.

— Eh bien ! j’irai quand même, et je parlerai au meunier. Celui-là pense être plus fin que moi, peut-être ?

Le seigneur vint souper au moulin. Il y avait du fricot, du lard, du rôti à la broche, du cidre et même du vin ! Vers la fin du repas, quand les têtes étaient un peu échauffées, le meunier dit au seigneur :

— Tout le monde, monseigneur, sait bien que vous êtes très fin, et pourtant, je suis content de parier que vous ne ferez pas ce que je ferai, moi.

— Et quoi donc ?

— Tuer ma femme devant vous tous, ici, et la ressusciter ensuite, en jouant d’un violon que j’ai là.

— Parie vingt écus que tu ne feras pas cela.

— Vingt écus que je le ferai !

— Eh bien ! voyons, dit tout le monde, puisque le seigneur tient le pari.

Et le meunier de prendre un couteau, de sauter sur sa femme et de faire semblant de lui couper le cou. Mais, il ne coupa qu’un boyau rempli de sang, qu’il lui avait mis autour du cou. Le seigneur, qui ne connaissait pas le tour, comme les autres, avait horreur en voyant le sang couler. La femme tomba à terre, comme si elle était complètement morte. Le meunier prit alors son violon, et se mit à en jouer. Et aussitôt sa femme de se relever et de danser, comme une affolée. Si bien que le seigneur resta à la regarder, la bouche ouverte.

— Donne-moi ton violon, dit-il au meunier, et je te laisserai le moulin, pendant deux ans, pour rien.

Voilà le marché fait. Et le seigneur de courir à la maison, emportant son violon, et bien content.

— Ma femme, se disait-il A lui-même, en allant, est un peu vieille, et si je peux la rajeunir !...

En arrivant à la maison, il trouva sa femme au lit, bien endormie.

— C’est bon ! se dit-il, comme cela elle ne saura rien.

Il prend un couteau, à la cuisine, et coupe le cou à sa femme. Puis, le voilà de jouer de son violon ! mais, il avait beau en racler, la pauvre femme ne dansait ni ne bougeait ; elle était bien morte !

— Quel sot homme que ce meunier ! se disait-il ; me faire tuer ma femme, et, à présent, j’ai beau jouer du violon, la vie ne revient pas en elle ! Il faut qu’il ait oublié de me dire quelque chose. Je vais, vite, l’apprendre de lui.

Il courut au moulin. Quand il y arriva, il vit le meunier, en bras de chemise, tenant un fouet à la main et fouettant une grande marmite, qui était au milieu de la cour et dans laquelle l’eau bouillait. (On venait de l’ôter du feu.) Il resta à regarder le meunier, la bouche ouverte, et ne songeant plus à sa femme.

— Que fais-tu donc là, de la sorte, meunier ?

— Je fais bouillir le bouillon, monseigneur ; venez-, vite, voir comme il bout.

Le seigneur s’approcha pour regarder dans la marmite et dit :

— Oui, tout de bon ! Et c’est avec ton fouet que tu le fais bouillir ainsi ?

— Certainement, monseigneur ; le bois est cher et serait trop dispendieux pour moi.

— Tu dis assez vrai. Cède-moi ton fouet, et je te laisserai le moulin, deux autres années, pour rien.

— Puisque c’est vous, monseigneur, le voilà. Et le seigneur retourna à la maison, avec le

fouet, et, en revenant, il se disait à lui-même :

— A présent, je ferai abattre le bois sur toutes mes terres, et j’en aurai beaucoup d’argent...

Et il vendit tout le bois de ses terres...

— Seigneur ! je n’ai plus un seul morceau de bois, ni de fagots ; comment ferai-je, à présent, pour préparer la nourriture ? lui dit la cuisinière, un samedi soir.

— Je saurai bien comment faire, cuisinière ; n’ayez pas d’inquiétude à ce sujet.

Le lendemain matin, qui était un dimanche, le seigneur dit à tous les gens de sa maison, valets et servantes, d’aller à la grand’messe, à l’exception de Grand-Jean, son premier valet, qui resterait avec lui à la maison.

— Et le dîner, qui le préparera ? demanda la cuisinière.

— N’ayez pas d’inquiétude à ce sujet, et partez tous, puisque je vous le dis.

Les voilà donc partis tous pour le bourg. Le seigneur dit alors à Grand-Jean d’apporter la grande marmite au milieu de la cour, et de la remplir d’eau. Puis, il y mit du lard, de la viande salée, des choux, des navets, du sel, du poivre, — enfin tout ce qui est nécessaire pour faire de bon bouillon. Alors, il ôta sa veste, prit le fouet du meunier, — et de fouetter la marmite ! Mais, il avait beau frapper, l’eau restait froide.

— Que faites-vous ainsi, monseigneur ? demanda Grand-Jean, étonné.

— Tais-toi, imbécile, tu le verras, tout à l’heure.

Et le voilà de fouetter encore, de son mieux. De temps en temps, il fourrait son doigt dans la marmite ; l’eau était toujours froide ! Enfin, quand il fut assez fatigué, il s’arrêta et dit :

— Décidément, le meunier, je le crains bien, se moque de moi !

— Oui, il se moque sûrement de vous, monseigneur, répondit Grand-Jean.

— Eh bien ! n’importe ; il n’y a que la mort pour lui !

— Le bien toucher avec votre fouet serait suffisant, je pense, monseigneur.

— Non, non, la mort ! Se moquer de moi ! Allons, vite, au moulin et apporte un sac, pour qu’il y soit mis et jeté dans l’étang, pour être noyé !

Grand-Jean prit un sac vide sur son épaule, et ils allèrent tous les deux du côté du moulin.

Le pauvre meunier est fourré dans le sac, puis chargé sur le cheval du moulin, pour être porté à l’étang, qui était à quelque distance. Comme ils y allaient, ils virent venir sur la route un marchand, qui allait à la foire de Guingamp, avec trois chevaux chargés de marchandises. Le seigneur eut peur.

— Allons nous cacher, derrière le talus, dit-il, jusqu’à ce que ce marchand soit passé.

Et ils vont par-dessus le fossé dans le champ, meunier, dans son sac, fut déposé contre le talus au bord de la route. Quand il entendit le bruit que faisaient les chevaux du marchand, en passant auprès de lui, il se mit à crier :

— Non, je ne la prendrai pas ! je ne la prendrai pas !

Le marchand, étonné, s’approcha du sac :

— Tiens ! tiens ! dit-il, que veut dire ceci ?

— L’autre criait toujours :

— Non, je ne la prendrai pas ! je ne la prendrai pas !

— Tu ne prendras pas qui ou quoi ? demanda le marchand.

— La fille unique d’un seigneur très-riche, très-riche, qui a eu un enfant, et que son père veut me faire épouser.

— Et c’est vrai qu’elle est bien riche ?

— Oui, la plus riche de tout le pays.

— Eh bien ! moi, je suis content de la prendre.

— Alors, venez, vite, prendre ma place, dans le sac.

Le marchand se met dans le sac, et le meunier serre bien les liens sur lui ; puis celui-ci prend son fouet et se dirige vers Guingamp, avec les trois chevaux chargés de marchandises.

Quand il fut parti, le seigneur et Grand-Jean retournèrent à leur sac.

— Je la prendrai ! je la prendrai ! criait le marchand, dedans.

— Tu prendras qui ? demanda le seigneur.

— Votre fille, monseigneur.

— Ah ! fils de p..., va la chercher, alors, au fond de l’étang !

Et il fut jeté dans l’étang, et depuis, on ne l’a pas revu.

Le seigneur et son valet Grand-Jean allèrent, le lendemain, à la foire de Guingamp. Comme ils étaient à visiter les belles boutiques qui se trouvaient là, ils furent bien étonnés d’y retrouver aussi le meunier, avec une belle boutique d’orfèvrerie.

— Comment, meunier, lui dit le seigneur, est-ce bien toi qui es là ?

— Oui, sûrement, monseigneur ; vous venez m’acheter quelque chose, sans doute ?

— Comment, tu n’es donc pas resté dans l’étang ?

— Comme vous voyez, monseigneur ; je ne me trouvais pas bien là : et pourtant, je vous remercie, car c’est de là que j’ai rapporté toutes les belles choses que vous voyez ici.

— Vraiment ?

— Comme je vous le dis, monseigneur. Je ne regrette qu’une chose, c’est que vous ne m’ayez pas jeté un peu plus loin ; alors, je serais tombé dans la place où il n’y a que des objets d’or.

— Vraiment ?

— Aussi vrai que je vous le dis, monseigneur.

— Et tout est encore là ?

— Oui, je pense ; mais, vous feriez bien de vous hâter, si vous voulez aller voir.

Et le seigneur de s’en retourner à la maison, avec son domestique, et de courir à l’étang !

Grand-Jean sauta le premier dans l’eau, et, comme il était très grand, il levait encore la main hors de l’eau, pour demander du secours, car il ne savait pas nager.

— Tiens ! dit le seigneur, il me fait signe avec la main de sauter plus loin ; sans doute qu’il n’est pas allé jusqu’à l’or.

Et il prit son élan, et sauta le plus loin qu’il put.

Et depuis, on n’en a eu aucune nouvelle.

Et voilà le conte du meunier et de son seigneur.


Conté par Barba Tassel, de Plouaret.
Décembre 1868.



V


LE PETIT MOINE ET LE GRAND MOINE
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SI ce que l’on dit est vrai, il n’y avait d’abord que deux moines à Bégard[101], un grand Moine et un petit Moine. Le grand Moine était riche et avait beaucoup de champs et de bœufs, mais, peu d’esprit. Le petit Moine n’avait qu’un seul champ avec un seul bœuf, et beaucoup d’esprit. Leurs mères à tous deux habitaient chacune une chaumière, non loin de l’abbaye. Un jour, le grand Moine dit au petit Moine :

— Nous n’avons plus de viande ; il faudra tuer un bœuf.

— Eh bien ! répondit le petit Moine, tuez un des vôtres, puisque vous en avez beaucoup, tandis que moi, je n’en ai qu’un seul.

— Non, reprit l’autre, ce n’est pas ainsi qu’on fera ; vous conduirez votre bœuf à votre champ, moi, je conduirai les miens à un de mes champs, et le premier qui s’en reviendra de lui-même à l’étable sera tué.

— Je le veux bien, répondit le petit Moine. On fit donc ainsi. Le bœuf du petit Moine, qui ne trouvait plus à paître, au champ où on le menait tous les jours, revint le premier à son étable, et il fut abattu aussitôt, écorché et dépecé. Puis, le petit Moine dit au grand Moine :

— Il ne me reste, à présent, qu’à aller vendre la peau de mon bœuf, à Pontrieux.

— Allez-y, si vous voulez, répondit l’autre. Et le petit Moine se mit en route, vers minuit, afin d’être rendu de bonne heure au marché de Pontrieux.

Après avoir dépassé le bourg de Plouëc, comme il ne voyait pas encore le jour poindre, il se dit en lui-même .

— J’arriverai trop tôt à Pontrieux ; je vais m’arrêter ici un peu, pour attendre le jour, en fumant ma pipe.

Et il s’adossa à un talus couvert d’ajoncs, et alluma une pipe. Il entendit du bruit, derrière le talus, des gens qui se disputaient.

— Qu’est ceci ? se dit-il.

Et il prêta l’oreille et comprit qu’on se disputait au sujet d’une somme d’argent à partager.

— Ce sont sans doute des voleurs, se dit-il, qui se partagent de l’argent qu’ils ont volé au château de Kercabin ; si je pouvais en avoir aussi ma part !

En ce moment, il entendit une voix qui disait :

— Ne jure pas de la sorte ; tu n’as donc pas peur que le Diable t’emporte ?

Ces paroles lui inspirèrent l’idée de faire le Diable, pour effrayer les voleurs. Il mit sa peau de bœuf sur son dos, avec les cornes qui se dressaient menaçantes sur sa tête, puis il monta sur le talus et se laissa rouler au milieu des voleurs, en poussant des cris horribles. Les voleurs, à la vue de la peau de vache et surtout des cornes, crurent que c’était le Diable en personne, et s’enfuirent précipitamment, abandonnant sur la place la plus grande partie de leur argent.

La lune s’était levée, et le petit Moine ramassa cent écus, en pièces d’or et d’argent. Il les mit dans sa poche et continua sa route vers Pontrieux, tout joyeux, et emportant sa peau de bœuf, qui lui avait valu cette bonne fortune. Il vendit la peau deux écus de six livres. Il dîna bien, but une bonne bouteille de vieux vin, puis, il s’en retourna tranquillement à Bégard.

iin y arrivant, il alla trouver le grand Moine et lui dit :

— Les peaux de bœufs se vendaient bien, hier, à Pontrieux.

— Oui ? Combien avez-vous eu de la vôtre ?

— Cent écus.

— Ce n’est pas possible, vous plaisantez.

— Et d’où aurais-je tant d’argent, si ce n’était pas vrai ? Voyez !...

Et il lui fit voir des poignées de pièces de six livres, qu’il tirait de ses poches.

— C’est à merveille ! s’écria le grand Moine ; dès demain, je fais abattre tous mes bœufs, afin d’en vendre les peaux, à Pontrieux !...

Et il fit venir tous les bouchers du pays, qui abattirent et écorchèrent tous ses bœufs, le même jour. Il remplit une charrette de leurs peaux, et les alla vendre à Pontrieux. Quand il arriva en ville, il les mit en tas, et attendit les marchands, avec confiance. Arrivèrent bientôt les tanneurs de la Roche-Derrien, de Tréguier et de Guingamp. Ils examinèrent les peaux et demandèrent :

— Combien la pièce ?

— Cent écus ! répondit le Moine, avec assurance.

— Trêve de plaisanterie et parlons sérieusement ; combien voulez-vous vendre chacune de ces peaux ?

— Je vous l’ai dit, cent écus, et pas un liard de moins.

— Vous voulez dire cent sous ?

— Non, cent écus, vous dis-je.

— Il faut que vous ayez perdu la tête, pour parler de la sorte.

— Le petit Moine, mon compagnon, n’avait qu’une peau, et il l’a vendue cent écus ; j’ai vu l’argent, et je veux aussi en avoir autant de chacune des miennes.

Les tanneurs, l’entendant déraisonner de la sorte, lui jetèrent ses peaux à la tête et s’en allèrent, de telle façon que le Moine s’en retourna à Bégard, sans en avoir vendu une seule. Il n’était pas content. Le petit Moine, le voyant revenir avec la charrette pleine de peaux, lui demanda ;

— Vous n’avez donc pas vendu vos peaux ?

— Vous vous êtes moqué de moi, répondit-il, furieux ; vous m’avez ruiné, mais, vous me le payerez !…

— Comment, les peaux ont donc baissé ? demanda l’autre, ironiquement ; combien vous a-t-on offert de chacune ?

— Vous me le payerez, je le répète, répondit le grand Moine, et il montrait le poing à l’autre.

— Nous serons toujours bien approvisionnés en viande, pour longtemps, répondit tranquillement le petit Moine.

A quelque temps de là, la mère du petit Moine vint à mourir, et, comme elle était native de Pontrieux, elle demanda à y être enterrée. Le petit Moine la mit sur son cheval, pour la conduire en ville.

Le grand Moine lui demanda :

— Où allez-vous ainsi avec votre mère ? — Au marché de Pontrieux, répondit-il.

— Au marché de Pontrieux, avec une vieille femme morte !... Et pourquoi faire ?

— Pour la vendre ; l’on m’a assuré que les vieilles femmes mortes se vendent bien, depuis quelque temps.

Et le petit Moine partit avec sa mère, laissant son compagnon livré à ses réflexions sur les vieilles femmes mortes qui se vendaient cher.

Ceci se passait un dimanche soir. Comme les chemins étaient fort mauvais, et que son cheval n’y voyait pas, le petit Moine allait lentement et la nuit le surprit en route, entre le bourg de Trézélan et celui de Brélidy. La lune était claire. Il s’arrêta dans une douve, au bord du chemin, pour allumer sa pipe. En regardant par-dessus le talus, il vit dans un courtil un poirier chargé de belles poires jaunes, et il lui vint une singulière idée, et il se dit :

— Tiens ! je crois qu’il serait possible de gagner ici quelque argent avec ma mère, quoique morte.

Et il descendit la vieille de dessus le cheval, la porta dans le courtil et l’appuya debout contre le tronc du poirier, avec une poire entamée dans la main droite. Puis, il revint sur la route et se mit à crier :

— A la voleuse ! à la voleuse de poires !...

Le maître du poirier, dont la maison était voisine, accourut bientôt, eu chemise, et armé d’un fusil.

— Où est le voleur ? criait-il ; malheur à lui, si je le vois ; on me vole mes poires, toutes les nuits ; il ne m’en restera bientôt plus une seule !...

Et, apercevant la vieille, sous le poirier, avec une poire dans la main, il la coucha en joue, tira ; pan !... et elle tomba à terre.

Aussitôt le Moine, franchissant la clôture, pénétra dans le courtil, en criant :

— Qu’avez-vous fait, malheureux ! Vous avez tué ma mère !... Je vais vous dénoncera la justice, et vous serez pendu !...

Le propriétaire du poirier eut peur et dit au Moine :

— Ne criez pas si fort, je vous en prie, et tâchons de nous entendre et d’arranger cette affaire entre nous ; combien demandez-vous pour vous taire ?

— Je ne me tairai pas, sûrement ; vous avez tué ma mère, et je vais vous dénoncer à la justice, et vous serez pendu !...

— Je vous en prie, ne criez pas si fort, et faites-moi une demande. J’ai de l’argent, et je vous payerai sur-le-champ.

— Eh bien ! il me faut sept cents écus !

— Sept cents écus ! C’est bien cher, pour une vieille femme qui serait morte, un de ces jours, de mort naturelle.

— Sept cent écus ! Il me faut sept cent écus, à l’instant, ou je vais vous dénoncer, en ville.

— Eh bien ! taisez-vous, et je vais vous prendre sept cents écus, à la maison.

El le maître du poirier rentra chez lui et revint, un moment après, avec sept cents écus, qu’il donna au Moine, en lui disant :

— Et maintenant, allez-vous-en, au plus vite, et emportez votre mère, et ne dites jamais rien de ceci à âme qui vive.

Le petit Moine prit les sept cents écus et promit de se taire. Puis, il remit sa mère sur son cheval aveugle et reprit la route de Pontrieux.

En arrivant en ville, il laissa son cheval aller tout seul, le suivant, à quelques pas par derrière. Quand le cheval arriva au marché de la poterie, comme il ne voyait pas, il donna tout droit dans les pots et autres vases de terre, étalés pour la vente, et brisa tout sur son passage. Et les jurons et les malédictions de pleuvoir sur la vieille, qu’on ne savait pas être morte, et que l’on croyait tout bonnement ivre. Et comme elle ne tenait aucun compte des cris et des jurons, laissant son cheval continuer ses dégâts, quelqu’un lui porta un coup violent avec un penn-baz[102] et la fit tomber à terre.

Alors le Moine se montra, en criant :

— Ah ! malheureux, vous avez tué ma mère ! Et saisissant au collet l’homme qui avait porté le coup de penn-baz à la vieille :

— C’est toi qui as fait le coup ; je veux te conduire devant le juge, et tu seras pendu !...

— Taisez-vous, ne faites pas de bruit, répondit l’homme, effrayé, et je vous donnerai un peu d’argent.

— De l’argent pour ma mère ! s’écria le Moine, comme indigné, ma mère chérie, la meilleure des mères ; tout l’argent du monde ne pourrait me consoler de sa perte.

— Au nom de Dieu, ne faites pas tant de bruit ; demandez tout ce que vous voudrez...

— Eh bien ! puisque le malheur est fait et que vous ne pouvez me rendre ma pauvre mère en vie, il faut se résigner ; donnez-moi mille écus, et je la ferai enterrer sans bruit et sans vous inquiéter ; tous ces gens qui ont été témoins du malheur et qui vous connaissent et ne vous veulent aucun mal, garderont le silence sur ce qui vient de se passer, n’est-ce pas ? dit-il, en s’adressant aux personnes qui s’étaient attroupées autour de lui.

— Certainement, répondit-on de tous côtés, car son intention n’était pas de tuer votre mère.

— Mille écus, mon Dieu ! s’écria l’homme au penn-bâz ; il me faudrait, pour pouvoir les payer, vendre tout ce que je possède et réduire ma femme et mes enfants et moi-même à la mendicité.

— Il me les faut, et tout de suite, répondit le Moine impitoyable, ou il n’y a que la corde pour vous.

Le pauvre potier emprunta de l’argent et paya. Puis, le Moine acheta un cercueil, y déposa sa mère, paya bien le curé, qui chanta pour elle un beau service, et la vieille fut enterrée, dans le cimetière de Pontrieux, comme étant morte naturellement, ce qui était vrai, du reste, et il n’en fut plus question.

Le petit Moine s’en retourna alors à Bégard, avec son cheval aveugle, et ses mille écus en poche. Le grand Moine lui demanda, sitôt qu’il le vit :

— Eh bien ! comment était le marché aux vieilles femmes ? lui demanda le grand Moine.

— Excellent, ma foi !

— Qu’avez-vous eu de votre mère ?

— Mille écus,

— Mille écus ! ce n’est pas possible !

— Voyez plutôt.

El le petit Moine lui fit voir des poignées de pièces d’or.

— Et encore, reprit-il, ma mère était petite et maigre ; mais, la vôtre, qui est grande et grasse, vaut au moins le double.

Ces paroles et la vue de l’or rendirent le grand Moine rêveur. Il y songea, toute la nuit, et résolut de faire mourir sa mère, pour pouvoir la vendre deux mille écus, au marché de Pontrieux. Le dimanche suivant, connaissant le penchant de sa mère pour le bon vin, il lui en fit boire plus que d’habitude, à son dîner, laissa une bouteille pleine sur la table, en se rendant aux vêpres, et, quand il rentra, le soir, il trouva la vieille endormie, dans son fauteuil. Il lui ouvrit une veine, sans l’éveiller, et elle ne se réveilla plus. A minuit, il la lia sur son cheval, et prit avec elle la route de Pontrieux, dont le marché a lieu chaque lundi. Comme il passait par un carrefour, où se trouvait une croix de pierre, trois chiens noirs vinrent, il ne sut d’où, qui tournèrent trois fois autour de lui et de son cheval, en disant : — « Que ferons-nous de cet homme ? Que ferons-nous de cet homme ?... »

— Le mettre en pièces, dit un des chiens.

— Et boire son sang et manger son cœur, dit le second.

— Non, laissons-le continuer sa route, dit le troisième ; les juges sauront le récompenser comme il le mérite.

Les trois chiens s’en allèrent alors, et le Moine continua sa route vers Pontrieux, un peu effrayé et se demandant ce que cela pouvait signifier.

Il arriva en ville, au moment où le jour commençait à poindre. Il n’y avait encore presque personne sur la place du marché. Il ôta sa mère de dessus son cheval et la mit debout contre un des piliers de pierre de la halle ; puis, il attendit. Les paysans des environs arrivaient peu à peu et s’arrêtaient et s’attroupaient devant la morte, fort intrigués, et s’écriaient :

— Jésus, mon Dieu ! une femme morte ! Pourquoi donc l’a-t-on ainsi exposée, en cet endroit ? C’est, sans doute, en attendant de la mettre dans son cercueil et de la conduire à l’église, puis au cimetière...

Le Moine entendait tout cela et ne disait mot. Pourtant, il finit par se lasser d’attendre les chalands et dit aux curieux :

— Eh bien ! personne ne m’offre rien de ma mère ? Voyez, c’est pourtant une belle vieille,..

— Jésus ! s’écriaient les uns, en entendant ces paroles, cet homme est un pauvre innocent (fou) qui a tué sa mère.

— A moins, disaient d’autres, que ce ne soit un criminel, qui a tué cette femme pour la voler et qui veut, à présent, contrefaire le fou. Voyez le cou de la femme morte ! Elle a été saignée, comme un pourceau... Il faut le dénoncer à la justice.

On alla prévenir les gendarmes et le procureur fiscal. A la tournure que prenait l’affaire, le Moine vit clairement que ce qu’il avait de mieux à faire, c’était de décamper, au plus vite. Il monta donc sur son cheval, avec sa mère devant lui sur la selle, et partit au galop. Deux gendarmes à cheval se mirent à sa poursuite. En montant une côte, ils l’aperçurent, à quelque distance devant eux. Le Moine regardait souvent derrière soi, et, voyant venir les gendarmes, il jeta sa mère à bas, sur la route, pour aller plus vite. Les gendarmes l’atteignirent, pourtant, et le ramenèrent à Pontrieux, où il fut mis en prison, puis jugé et condamné à être pendu et brûlé, et ses cendres jetées au vent.

Alors, le petit Moine devint le grand Moine (l’abbé) de l’abbaye de Bégard.


Conté par une servante d’auberge,
à Bégard, en 1868.



VI


GUYON L’AVISÉ
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IL y avait une fois deux frères, dont l’aîné, simple et naïf, et le cadet, avisé et intelligent.

Le premier s’appelait Job, et le second, Guyon.

Job veut voyager pour chercher fortune.

Il part, sert quelque temps dans un château et revient, tondu et malade, ayant eu un ruban de peau enlevé, de la nuque au talon.

Guyon part, à son tour, décidé à venger son frère. Il offre ses services au même château que lui.

On lui demande son nom, et il dit au châtelain qu’il s’appelle Ma Reor[103] ; à la cuisinière, le Chat ; à la châtelaine, le Tapis ; à leur fille, Bouillon-Gras, et au portier, Moi-Même.

On l’envoie d’abord garder les pourceaux, dans le bois qui entoure le château.

Mais bientôt, comme il était intelligent, adroit et assez beau garçon, il devint valet de chambre du seigneur.

Il fait la cour à la demoiselle, qui le rebute.

Un soir, il se cacha sous son lit. La cuisinière s’en aperçut et dit au seigneur, secrètement :

— Monseigneur, Le Chat s’est caché sous le lit de votre fille.

— Qu’est-ce que cela me fait ? répondit-il.

— Je vous dis, reprit-elle, que Le Chat est sous le lit de votre fille.

— J’entends bien ; et quel mal fait-il donc là ? Laissez-le.

Elle parut fort étonnée, et s’en alla en grommelant.

On avait mangé à souper du bouillon gras, avec du lard cuit dedans, et la mère avait dit à sa fille :

— Je crains que tu n’aies encore des coliques, cette nuit, ma fille.

La demoiselle se couche, à son heure accoutumée, sans se douter de rien. Guyon sort alors de sa cachette et se couche à ses côtés, dans le lit.

Elle crie : — « Au secours ! Au secours ! »

— Qu’as-tu donc à crier de la sorte, ma fille ? lui demanda sa mère, qui couchait dans une chambre contiguë.

— Bouillon-Gras ! C’est Bouillon-Gras !... criait-elle.

— Je t’avais bien dit que tu éprouverais quelque dérangement, cette nuit, tu as trop mangé de soupe grasse et de lard.

— Venez l’empêcher ! Venez vite ! criait-elle toujours.

— Lève-toi et va voir ce qu’elle a, dit la dame à son mari.

— Ma foi ! non, il fait trop froid ; elle est dérangée, parbleu ! ça lui passera.

Mais, comme la fille criait toujours, la dame se leva, alluma la chandelle, et passa dans la chambre à côté.

Et la voilà de crier, à son tour :

— Le Tapis ! c’est le Tapis qui est sur ma fille, dans son lit ! Venez, vite ! vite !...

— Eh bien ! si le tapis la gêne, ôtez-le, parbleu ! et me laissez dormir tranquille ! dit le seigneur, impatienté.

Cependant, comme la mère et la fille criaient toujours, de plus belle, il se leva aussi, et, ayant vu ce qui se passait, il ouvrit la fenêtre et se mit à crier :

— Holà ! hé ! valets et servantes, accourez, vite, avec des bâtons ! vite ! vite !...

Et valets et servantes se précipitèrent dans la chambre, armés de bâtons et de balais.

Ma Réor ! leur cria-t-il, frappez sur Ma Réor !

Et les voilà Je frapper sur la partie de sa personne que leur indiquait leur maître.

— Que faites-vous donc, imbéciles ? hurlait-il ; je vous dis Ma Réor ! frappez sur Ma Réor, et fort !...

Et ils continuaient de frapper au même endroit.

Guyon profita de tout ce vacarme et ce désordre pour s’esquiver.

Le portier essaya de lui barrer le passage.

D’un coup d’épaule, il le jeta dans la douve du château, où il s’enfonça dans la vase, sans pouvoir s’en dépêtrer.

Les valets accoururent à ses cris de détresse.

— Qui est-ce qui vous a jeté là ? lui demanda-t-on.

— Moi-Même, répondit-il.

— Vous-même, vieil imbécile ! Eh bien ! tâchez de vous en retirer aussi vous-même.

Et ils le laissèrent patauger, dans la mare, pour poursuivre Guyon.

Mais Guyon était déjà loin, et il rentra chez lui, sans encombre, et conta à son frère comment il l’avait vengé.


Prat. — 1872.


Se rappeler une aventure analogue d’Ulysse avec Polyphème, dans l'Odyssée d’Homère.



V


LA CHÈVRE D’ARGENT
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UN roi, en parcourant son royaume, aperçut un jour ces mots tracés au-dessus de la porte d’une maison :


Avec de l’argent on va partout.
Avec de l’argent on fait tout[104].


C’était la demeure d’un marchand enrichi par son travail et son industrie, et qui, avec son argent, croyait que rien ne lui était impossible. Le roi entra dans sa maison et lui demanda : — Pensez-vous que ce soit bien vrai, ce qu’on lit au-dessus de votre porte ?

— Oui, sire, répondit-il, je l’ai éprouvé, maintes fois.

— Eh bien ! voulez-vous accepter ce marché ? Si, avec votre argent, vous parvenez à coucher avec ma fille, je vous la donne en mariage, et si vous n’y réussissez pas, vous serez pendu.

— J’accepte, sire, répondit-il, sans hésiter.

— Alors, c’est entendu, et vous pouvez, dès à présent, aviser aux moyens d’arriver à votre but.

Et le roi s’en alla là-dessus.

Notre homme, qui se nommait Marzin, construisit une chèvre en argent, de forte dimension, qui marchait, bêlait et dansait au moyen d’un ressort intérieur qu’il faisait mouvoir.

Il s’enferma dans le ventre de sa chèvre, et alla se placer, conduit par un ami, qui était dans la confidence de son secret, sur le passage de la princesse, dans un jardin, où elle venait tous les jours se promener avec son père. Quand ils vinrent à passer, la chèvre se mit à cabrioler, à danser et à bêler. La princesse la vit, l’admira et voulut l’avoir, à toute force.

Le roi la lui acheta, et elle la fit porter dans sa chambre à coucher.

Le soir, une fois la princesse couchée, Marzin sortit de sa cachette, et parla à la jeune fille avec tant d’amabilité, qu’il la séduisit et obtint ses faveurs.

Il ne sortait que la nuit, quelquefois, par un escalier dérobé, pour se promener dans les jardins du palais.

La femme de chambre de la princesse, qui était dans la confidence, lui servait secrètement ses repas.

La princesse devint grosse.

Le roi, fort en colère, l’interrogea et lui demanda qui était le père.

—- C’est la chèvre d’argent, répondit-elle.

Et comme il n’obtenait que cette réponse, il se rendit à la chambre à coucher de sa fille, pour examiner la chèvre.

Il y trouva Marzin, qu’il reconnut bien et qui lui dit :

— Vous voyez que j’ai gagné, sire.

— Comment, coquin, c’est toi ? s’écria-t-il, étonné.

— C’est vous qui l’avez voulu, sire, en me portant un défi, et, comme je tenais à n’être pas pendu, j’ai fait de mon mieux pour éviter votre corde.

Le roi était confondu, et n’en pouvait croire ses yeux.

— Il n’y a pas à dire, sire, reprit Marzin, vous avez perdu et j’ai gagné. Souvenez-vous de votre promesse.

— Un roi ne doit avoir qu’une parole, répondit le vieux monarque ; j’ai donné la mienne et je la tiendrai.

Et le mariage de Marzin avec la princesse fut célébré, dans la quinzaine, et il y eut, à cette occasion, de grands festins et de grandes fêtes.


Morlaix. — 1877.



VIII


LE BERGER


QUI EUT LA FILLE DU ROI POUR UNE PAROLE
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IL y avait une fois un roi, qui prétendait qu'il n’avait jamais fait un mensonge ; et comme il entendait souvent les gens de sa cour qui se disaient :

— Ce n’est pas vrai ! Vous êtes un menteur ! cela lui déplaisait beaucoup.

Si bien qu’il dit un jour :

— Vous m’étonnez et me faites de la peine. L’étranger qui vous entendrait croirait facilement que je suis le roi des menteurs. Je veux que cela cesse. Vous ne m’entendez jamais parler de cette façon, et je donnerais volontiers la main de ma fille à celui qui me surprendrait disant à qui que ce soit :

— « Ce n’est pas vrai ! » ou : — « Vous mentez ! »

Un jeune pâtre, qui avait aussi entendu ces paroles du roi, se dit en lui-même :

— C’est bien !... J’aurai la fille du roi, s’il est homme de parole !...

Le vieux monarque aimait à entendre chanter des gwerziou et des soniou, et conter des contes merveilleux et plaisants, et souvent, le soir, après souper, il venait s’asseoir au large foyer de la cuisine, et prenait plaisir aux conversations, aux chants et aux récits de toute sorte des gens de sa maison. Là, chacun chantait ou contait quelque chose, à son tour.

— Et toi, petit, tu ne sais donc rien, dit le roi, un soir, au jeune pâtre dont il a été parlé plus haut.

— Si fait, sire, répondit le jeune homme.

— Voyons donc ce que tu sais. Et le pâtre commença ainsi :

— Un jour, que je passais par un bois, je vis un superbe lièvre. Il courait sur moi, comme s’il ne me voyait pas. J’avais à la main une boule de poix. Je la lui lançai et l’atteignis au front, où elle se colla. Le lièvre continua de courir et alla donner du front contre le front d’un autre lièvre, qui venait à l’encontre de lui, si bien qu’ils collèrent l’un contre l’autre, sans pouvoir se dégager, et je les pris facilement tous les deux. Comment trouvez-vous cela, sire ?

— C’est fort, répondit le roi, mais possible, après tout : que nous diras-tu encore ?

— Avant de venir à votre cour comme pâtre, sire, j’étais garçon meunier, au moulin de mon père. Un jour, je chargeai tellement mon âne, qu’il se brisa l’échine.

— La pauvre bête ! s’écria le roi.

— J’allai à une haie voisine, reprit le pâtre, et j’y coupai avec mon couteau un bâton de coudrier, que je lui introduisis dans le corps, pour lui servir d’échine. Il se releva alors, et porta allègrement sa charge au moulin.

— C’est fort, ça, dit le roi, mais après ?

— Le lendemain matin, je fus bien étonné (c’était au mois de décembre) de voir que, pendant la nuit, il avait poussé, sur le bout du bâton qui était resté dehors, des branches, des feuilles et même des noisettes, et quand je sortis mon âne de l’écurie, les branches continuèrent de pousser, à vue d’œil, et s’élevèrent si haut, si haut, qu’elles allaient jusqu’au ciel.

— C’est bien fort, cela, dit le roi, mais après ?

— Ma foi, voyant cela, je me mis à y grimper, de branche en branche, tant et si bien que j’arrivai dans la lune.

— C’est très fort, cela, dit le roi, mais après ?

— Arrivé dans la lune, j’y remarquai des vieilles femmes qui vannaient de l’avoine, et je les regardai longtemps. Quand je voulus redescendre sur la terre, je ne retrouvai plus mon coudrier, car l’âne s’en était allé ailleurs. Comment faire ? Je me mis à nouer ensemble des pelures d’avoine, et je fis ainsi une corde pour descendre.

— Très fort ! dit le roi, mais après ?

— Hélas ! ma corde n’était pas assez longue, de sorte que, arrivé au bout, il me fallut me laisser choir, et je tombai, la tête la première, sur un rocher à fleur de terre, et m’enfonçai jusqu’aux épaules.

— Très fort, dit le roi, et après ?

— Je me démenai si bien, que mon corps se détacha de ma tête, laquelle resta engagée dans le rocher, et je courus chercher un levier de fer, pour l’en dégager.

— Très fort ! très fort ! dit le roi, mais après ?

— Quand je revins avec mon levier de fer, un énorme loup était occupé à manger ma tête. Je lui déchargeai sur le dos un coup si violent, de mon bâton de fer, que je l’aplatis, et une lettre lui jaillit du derrière.

— Très fort ! très fort ! dit le roi, mais qu’y avait-il d’écrit sur cette lettre ?

— Sur cette lettre, sire, il était écrit que votre grand-père avait été, autrefois, garçon meunier chez mon grand-père.

— Tu en as menti par la gorge, fils de p... ! écria le roi, en se levant.

— Holà, sire, j’ai gagné, et votre fille est à moi ! dit le pâtre.

Comment cela ? Que veux-tu dire ? demanda le roi.

— N’avez-vous pas dit, sire, que vous donneriez la main de votre fille au premier qui vous surprendrait disant à quelqu’un : — « Tu as menti ! »

— C’est vrai ! un roi ne doit avoir qu’une parole, et jamais aller contre elle. Ma fille est à toi ; les fiançailles auront lieu demain, et les noces, dans la huitaine.

Et voilà comment le pâtre obtint la main de la fille du roi, pour une seule parole.


Plouaret, 1872.



FIN DU TOME TROISIÈME





INDEX modifier

INDEX GENERAL
DES TROIS VOLUMES[105]
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A


Abbé (L’) Sans-Souci, III, 370.

Aigle. — Porte le héros au château de la Princesse Blondine, I, 182. — A la Montagne de Cristal, I, 53. — Fait sortir le héros de l’île déserte, III, 59.— Dans le combat entre les animaux à poil et les animaux à plume, III, 234. — Pensionnaire chez le fils du roi, III, 254. — L’Aigle et le Prince jouant aux boules avec des boules de 500 livres l’une, III, 236. — La sœur de l’Aigle vient au secours du fils du roi, III, 236, 239, 241.

Alène. — Coups d’Alène dans le derrière d’un Prince, pour prix d’un marché, III, 157, 172.

Âme (Corps sans), I, 427. — Recherche du château du Corps-sans-Ame, I, 437. — Sa vie dans un œuf, une colombe, un lièvre, un loup, un coffre, au fond de la mer, I, 446. — Son château s’abîme dans la mer, aussitôt qu’il est mort, I, 449.

Animaux secourables à l’homme : Fourmis, I, 75, 77, 282, 440, 443 ; II, 274, 397, 400, 403, 406.— Lions, I, 75, 77, 81, III, 116, 280, 355 ; II, 274. — Bourdon, II, 392. — Cavale blanche, I, loi, 112, 149.— Éperviers, I, 75, 77, 83 ; II, 392. — Colombe, II, 275. — Loup, II, 392. — Roi des Poissons, I, 108, III, 150, 156, 442, 447. — Roi des Oiseaux, 1, 150, 154. — Roitelet, I, 154. — Lièvre, I, 332. — Oies, II, 396. — Renard, I, 355. — Renard blanc (l’âme d’un homme à qui le héros a rendu la sépulture), II, 180, 184. — Renard qui vient en aide au Cadet, dans le puits où ses frères l’ont jeté, II, 187, 214, 223.

Anneau. — Anneau de mariage, sa puissance, I, 85. — Sa perte produit l’oubli, I, 188, 190, 397.— Moitié d’anneau servant à reconnaître le héros, III, 243.

Arbres. — Qui se battent et se meurtrissent, I, 272.

Argent (L’). Avec de l’argent, on réussit partout, III, 444-45 1


B


Baguette magique, I, 4, 7, 74, 76, 231, 370, 390, 392 ; II, 35, 38, 50, 105, 107, 112, 118, 157 ; III, 58, 411.

Baiser. — Qui éveille Princesse, endormie dans château magique, I, 55, 56, 391 ; III, 212. — Qui produit l’oubli, H, 268. — Baisers à crapaud, couleuvre, salamandre ; II, 117. — Pour conclure un marche, II, 155, 157, 166. — Baisers de la Sirène à enfant nouveau-né, qui est de ce fait doué heureusement, II, 386.

Baptême. — Jeune homme métamorphosé en mouton par une Sorcière et rendu à sa forme première, en servant de parrain à l’enfant de sa sœur, III, 176, 177.

Barbauvert (Le géant), II, 355.

Barbe. — Vieillard avec une barbe de 500 ans, III, 288. — Fait sept fois le tour du corps, I, 244, 246.

Barrique d’or et d’argent, I, 199, 303.

Bâton qui a 500 compartiments dont chacun renferme un cavalier et son cheval, III, 7. — Avec lequel le héros fait sept lieues, à chaque pas, III, 98.

Bélier d’or (La Princesse du), I, 149. — Recherche de la Princesse, I, 150.

Biche sauvage allaitant deux enfants dans un bois, II, 34.

Biniou. — Qui fait danser, bon gré mal gré, ceux qui l’entendent, III, 9.

Bleu (Le Prince), III, 148.

Blondine (La Princesse), I, 177.

Boisseau pour mesurer de l’argent, III, 416.

Boite magique, II, 124, 126, 127, 136.

Boit-Tout, III, 301, 308.

Bossu, I, 387 ; II, 123, 219. — Bossu redressé, II, 148, 254. — Tué, ressuscité et redressé, II, 229. — Chargé de la bosse d’un autre, II, 255.

Boulanger. — Les trois filles du boulanger, III, 277.

Boule d’or, d’argent ou d’ivoire roulant d’elle-même devant le héros, pour le guider, I, 180 ; II, 8, 216, 218, 359, 360. — Boule d’or jetée pour retarder la poursuite de l’héroïne, I, 329, 334. — Boules de 500 livres du géant, III, 237.

Bourdon. (Voir Animaux secourabes.)

Bourse. (Voir Talismans.)

Bouton merveilleux, II, 15.

Bré (Montagne de). — Combat entre les animaux à poil et les animaux à plume, sur la montagne de Bré, 111,233.

Bride ou corde qu’il faut retenir, en vendant l’animal, II, 87, 88.

Brigands, I, 389.


C


Cabinet défendu, I, 27 ; II, 9, 60, 345, 423 ; III, 199, 264. — Cabinet du magicien, II, 104.

Cadet et Cadette. — Réussit où ses aînés ont échoué, I, 50, 301, 307 ; III, 442. — Épouse la Princesse Marcassa, II, 194. — Cadette se sacrifie pour sauver son père, I, 323, 342, 351 ; III, 268. — Cadette traitée en Cendrillon, I, 318.

Calaman, fils du roi de France, II, 20.

Canes, Canards. (Voir Métamorphoses.)

Cavale blanche. (Voir Animaux secourables.)

Cercle magique, II, 107.

Cerises qui changent eu cheval celui qui en mange, III, 60, 61. — Autres cerises qui le font revenir à sa forme première, III, 60.

Cerisier qui s’élève du sang du héros arrosé de l’eau de vie, III, 275. — Oiseau né d’une cerise de cet arbre, III, 275. Chapeau magique. (Voir Talismans.)

Chapelet qui indique que le héros est mort, ou en grand danger, quand les grains n’en passent pas facilement, III, 287.

Charbonnier qui se présente avec les sept têtes du serpent pour réclamer la main de la Princesse, II, 510.

Chat, II, 195. — Prince qui nait sous la forme d’un chat, III, 128. — Le chat devient un beau Prince, III, I, 31. — Jeune fille qui accouche d’un chat, III, 145. — Chat noir, III, 154. — Dans le château d’un géant, chat qui n’a qu’un œil au milieu du front, et qu’il faut frapper dans cet œil, sous peine d’être tué par lui, III, 208. — Chat qui sauve son bienfaiteur, au moment d’être pendu, III, 158. — Combat du Chat Noir contre la Sorcière, III, 163. — Chat éventré d’où il sort un beau Prince, III, 165, i6ô.

Château sous terre, I, 5. — Château de magicien, II, 425 ; III, 99. — Château du Soleil, I, 17, 69, 100, 274. — Château de Cristal, I, 43 ; II, 6. — Château retenu par quatre chaînes au-dessus de la mer, I, 70 ; II, 359, 361 ; III, 320. — Château d’or (recherche de la Princesse du), I, 108 ; II, 8, 189. — Château d’argent, II, 7. — Châteaux (trois) où le héros s’arrête, en se rendant au château du Soleil, I, 71, loi, 102, 103. — Où habitent trois princesses, plus belles l’une que l’autre, II, 217, 218.

Chaussures de fer et d’acier, I, 302, 509, 529.

Chemise de glace, I, 193.

Cheval de bois, qui voyage par les airs, I, 71, 72. — Cheval qui voyage par les airs, II, 41, 102. — Cheval du Monde, I, 158, 165, 167. — Combat contre le Cheval du Monde, I, 67. — Cheval, chez un magicien, que l’on bat tous les jours, au lieu de lui donner à manger, I, 429 ; II, 9. — Cheval bridé, sellé, qui invite le héros à monter sur son dos, II, 4. — La couronne royale au Prince qui présentera à son père le plus beau cheval, II, 125. — Cheval que l’on hisse dans la cheminée pour frotter ses blessures avec de la suie, III, 390.

Cheveux. — Princesse peignant ses blonds cheveux, I, 77, 78. — Princesse aux Cheveux d’Or, I, 141 ; III, 320.

Chèvres qui se battent, I, 10. — Chèvre d’argent, dans laquelle le héros s’enferme pour arriver à la Princesse, III, 443.

Chien porteur d’un message, II, 346. — Qui surveille le héros au travail, III, 219. — Petit chien Fidèle, qui suit partout l’héroïne et qui parle, III, 137. — Chiens Noirs, dans un carrefour, III, 456-37. — Chienne messagère, II, 429.

Clef. (Voir Coffret.)

Cloche du magicien, qui sonne d’elle-même, pour l'appeler quand il est absent, II, 11, 40 ; III, 320.

Coat-ar-Stang (Le docteur), II, m. — Sa tête devient si grosse, qu’il ne peut la retirer de la fenêtre où il l’a mise pour voir passer le docteur Coathalec, II, 112.

Coathalec (Le docteur), II, 96.

Coffre de verre où est renfermée l'héroïne, pendant un trajet par mer, II, 373.

Coffret et Clef égarée, I, 218, 239, 304, 516, 539, 363, 420 ; II, 415 ; III, 245.

Cognée (Fée), III, 408-409.

Colombes blanches et Colombes noires, représentant des âmes, I, 20. (Voir Animaux sccourables.)

Compagnons (Les) qui viennent à bout de tout, III, 295.

Coq. — Le chant du coq chasse les démons, I, loi, 202, 203. — Princesse montée sur un coq, en guise de cheval, ce qui fait rire la sœur de la méchante Sorcière, II, 139. — Coq qui éveille et appelle le jour, II, 195. — Coq d’or, qui mange et parle, III, 244.

Cor d’ivoire, pour appeler du secours, III, 188, 200.

Coucou. — Année finie quand le coucou chante, III, 217, 223, 229.

Couleuvre. — Enfant né avec une couleuvre autour du cou, II, 241. — Vient au secours de la jeune fille, en mordant au talon le traître et en lui arrachant les yeux, II, 247.

Coureur (Le), 272 ; III, 302, 308.

Couronne lumineuse, la nuit, I, 148.

Couteau d’or, trouvé dans une pomme, I, 175.

Crampoués ou les Talismans, III, 3.

Cristal. — Château de cristal, I, 42 ; II, 6. — Montagne de cristal, I, 328.

Croissant de la Lune. — Géant sous forme de croissant, I, 254.

Croix. — Femme qui doit se rendre, toute nue, à la croix d’un carrefour, I, 347.


D


Dalmar (Le Prince), I, 567.

Danseurs de nuit (Les), III, 103, 104, 115, 116.

Démon (Princesse possédée d’un), I, 137. — Roi des démons, I, 151, 155, 369.

Devin, I, 242. — Devin et prophète, III, 316.

Devineresse (Princesse), III, 327.

Diable (Le) jeté dans un four chauffé à blanc, I, 85. — Dans le cabinet défendu, III, 199. — Vaincu et brûlé dans un bûcher, III, 202. — Trois poils de la barbe du Diable, I, 86. — Le Diable Boiteux, I, 200, 375, 389. — Voyage chez le Diable pour lui adresser diverses questions, I, 125, 128. — Diables dans un vieux château abandonné, I, 199.

Diamants. — Deux diamants neufs offerts pour un vieux, I, 199. — Dérober un diamant caché dans une dent creuse du géant, II, 429.

Dragon, II, 177.

Drédaine (L’Oiseau), II, 176. — Le vieux roi ragaillardi par la vue et le chant de l’oiseau Drédaine, II, 189, 194. — Dans une cage d’or, II, 181, 183.

Dromadaire, I, 185 ; II, 40, 42, 178, 213, 214.


E


Eau (L’) de vie et l’Eau de mort. — Sa quête, I, 116. — Eau de vie donnée par la Sirène à l’héroïne, pour ressusciter son frère, qui a été assassiné, II, 376. — Ressuscite le héros, haché en menus morceaux, III, 273. — Eau qui danse, III, 277, 285, 289, 292. — Eau de vie, qui ressuscite des princes métamorphosés en pierres, III, 290.

Écureuils que le héros doit garder, dans un bois, et ramener le soir, II, 152.

Égypte (Aller en), III, 196, 237.

Enchanté. — Épée enchantée, I, 144 ; II, 220, 221, 306 ; III, 268, 270. — Princesse enchantée, I, 276 ; II, 407 ; III, 203. — Palais enchanté, I, 282, 286.— Avenue d’arbres enchantés, II, 24. — Jument enchantée, I, 146.

Enfer (L’), I, 62 ; II, 6.

Enlèvement. — Princesse enlevée de son lit, la nuit, et portée endormie, par les airs, auprès du héros, III, 92.

Énigmes, I, 22, 25, 38, 60.— Proposées et résolues, III, 306, 329.

Épée trempée dans du sang d’aspic, I, 169 ; II, 28. — De Malchus, I, 155. — Enchantée, I ; 144 ; II, 220, 221, 306 ; III, 268, 270.

Éperviers. (Voir Animaux secourables.)

Épingle dont est traversée la tête d’un oiseau, qui redevient une belle Princesse quand on l’en retire, I, 431 ; III, 111.

Épreuves. — Trier un tas de grains de plusieurs sortes, I, 79, 284 ; II, 402. — Abattre une avenue de vieux chênes, avec pioche, hache et scie de bois, I, 81 ; II, 34, 362 ; III, 241. — Le héros seul contre 500 hommes, II, 28. — Combat contre un dragon qui vomit du feu, II, 28. — Apporter trois poils de la barbe du Diable, I, 92. — Niveler une montagne avec une brouette et une pelle en bois, I, 82 ; II, 364. — Transporter le château de la Princesse du château d’or en face de celui du Roi, I, 110. — Choisir entre les trois filles du magicien, mises dans un sac, sous forme de souris, celle que le héros veut épouser, II, 367, 368. — Choisir entre les trois Princesses, dans une chambre obscure, II, 405. — Retrouver une clef, au fond de la mer, I, 113, 156. — Retrouver une ancre perdue au fond de la mer, depuis cent ans, II, 365. — Amener le Cheval du Monde à la cour du Roi, I, 167. — Dessécher un puits, avec une coquille de brinic (patelle), pour y trouver une boule d’argent et une boule d’or, II, 399. — Amener à la cour du Roi une Princesse retenue captive par un Serpent, dans un château suspendu au-dessus de la mer, I, 168. — Passer une nuit dans la cage d’un lion affamé, I, 283. — Dans l’antre d’un Ronfle ou Ogre, I, 284. — Construire un pont de plumes sur un bras de mer, II, 38. — Garder des écureuils libres dans un bois, et les ramener, le soir, II, 152.

Ermite. — Maître sur tous les animaux à plumes, I, 184, 441. — Dans un bois, III, 358.

Escarboucle qui éclaire, la nuit, comme le soleil, II, 134.

Espagne (Fille du roi d’), II, 10, 23, 83, 85 ; III, 247.

Étoile brillante (Princesse de l’), I, 198. — Recherche de la Princesse de l’étoile brillante, I, 208. — Étoile au front d’un enfant naissant, III, 281, 283, 294. — Char et chevaux couleur des étoiles, I, 205. — Armure, cheval et chien couleur des étoiles, II, 281, 287. — Robe couleur des étoiles, III, 248.

Évêque de mer, II, 262.

Éwen Congar, l’Homme de parole, II, 80.

Exposition d’enfant sur l’eau, I, 88,98 ; III, 281, 283. — D’une jeune fille dans un tonneau sur la mer, III, 127. — Dans une barque, III, 142.


F


Faim du géant ou du Soleil, en rentrant, le soir, I, 47, 94, 129, 211, 235, 275 ; II, 27.

Ferragio (Le Magicien), I, 241.

Fesses et Mollets. — Le héros donne ses fesses et ses mollets à manger à l’aigle, qui le porte sur son dos, I, 187. — Mère qui taille les fesses de son enfant avec un couteau, pour les faire entrer dans un pantalon trop étroit, III, 391.

Feu. — Le géant entre dans le feu pour s’élever en l’air, I, 48, 49.

Février (Vent), I, 211, 215.

Figues qui font dormir ceux qui en mangent, I, 241.

Fille. — Jeune fille qui se fait passer pour un garçon, à la cour du Roi, II, 299, 315.

Fontaine près de laquelle une Princesse peigne ses cheveux, I, 77, 78, 183, 184. — Fée de la fontaine, II, 147, 149. — Le héros propose au géant d’apporter la fontaine, sur une civière, dans la cour du château, III, 239.

Formules : Initiales, I, 86, 98, 158, 177, 241, 259. — Finales, I, 85, 349, 385, 450 ; II, 79, 142 ; III, 22, 216, 261, 276.

Fouet qui fait bouillir la marmite, III, 420.

Four chauffé à blanc et où l’on jette le traître ou l’imposteur, I, 188, 321 ; II, 194, 513, 358, 380, 418 ; III, 114, 132, 134, 295, 413.

Fourmis. (Voir Animaux secourables.)

Frères (Les trois), II, 121, 161, 195, 210, 231 ; III, 299. — Les six frères qui viennent à bout de tout, 312.

Frimelgus, empereur de Turquie, I, 26,


G


Gâteau donné par une Sorcière et qui rend enceinte d’un chat la jeune fille qui le mange, III, 126, 127.

Géant de 17 pieds de haut, I, 245. — De 22 pieds de haut, I, 248. — Géant-Magicien, II, 20, 104, 177. — Géants et Géantes, dans un vieux château, dans un bois, II, 238 ; III, 181, 208, 217. — Géant sous la forme d’un nuage, II, 13. — Géant qui quitte son château, tous les matins, II, 10, 11, 59, 82. — Géant qui dévore les hommes, II, 21. — Qui descend d’un nuage, pour enlever Princesse ou Prince, II, 58, 66. — Géant de la forêt, II, 306. — Géant enfermé et brûlé dans un carrosse de fer, II, 247. — Géant qui chasse aux hommes et les mange, III, 186, 189.

Goulu ou Mange-Tout (Le), III, 301, 307.

Grenouilles. — Les deux Grenouilles d’Or, II, 33, 54.

Grimpeur (Le), III, 313.

Guêtres de cent lieues. (Voir Talismans.)

Guyon l’Avisé (Moi-Même, etc.), III, 439.


H


Homme à tête de Poulain, I, 295. — Son mariage, I, 297. — Est un beau Prince, la nuit, I, 298. — Doit recouvrer sa forme naturelle, après avoir fait baptiser un enfant à lui, I, 301. — Homme-Loup, I, 306, 318. — Se marie et devient un beau Prince, I, 307. — Homme-Marmite, I, 341, 342. — Quitte sa Marmite, la nuit, pour coucher avec sa femme, I, 344. — Homme-Crapaud, I, 350. — Conduit sa fiancée à l’église, I, 351. — Est un beau Prince, la nuit, I, 252. — Sa peau brûlée et sa fuite, I, 353. — L’Homme de Fer, III, 83.

Homunculus. — Dans une bouteille, II, 119.

Hongrie (La Princesse de), doit rendre la santé au vieux roi malade, II, 209.

Horoscope, I, 241.

Hostie (Sainte) vomie par une Princesse et avalée par un Crapaud, I, 131, 137.


I


Ile. — Débarquement dans une île déserte, II, 4. — L’héroïne dans une île déserte, III, 143.

Immortel. — Tentative d’un Magicien pour se rendre immortel, II, 115.

Invisibles. — Mains invisibles, I, 221, 246, 248, 256 II, 50, 81, 398, 401, 404.


J


Janvier (Vent), I, 219 ; — Janvier et Février (Vents) III, 217.

Jardins remplis de fleurs et d’oiseaux chantants, II, 26, 360.

Jean et Jeanne (Jeanne-Béte), III, 407.

Jésus-Christ et Saint Pierre, en Bretagne, II, 164.

Jour (Le), qu’il faut aller chercher, tous les matin ; avec une charrette attelée de quatre chevaux, II, 202 ;

Jument enchantée, I, 146.

L


Lance magique, I, 186.

Langues coupées, II, 312.

Lettre (Substitution de) qui sauve le héros, I, 90.

Lévrier, II, 41.

Licorne, II, 321, 322, 323. — Son regard donne la mort, II, 324.

Lièvre (Le) argenté, III, 181, 183. — Le plomb de chasse s’aplatit sur lui, III, 184. — Parle, 188 — Poursuivi vainement, depuis 500 ans, par un Géant III, 187, 196. — Fille du roi de Perse, III, 196. — Lièvre qu’on ne peut atteindre, III, 302. — Voir aussi : Métamorphoses et Animaux secourables.

Lions. (Voir Animaux secourables.)

Livre. — Le Magicien consulte son livre, I, 186. — Petit livre rouge du Magicien, II, 10, 54, 49, 64, 83, 86, 105.

Loup. (Voir Animaux secourables.)

Luduenn (Cendrillon), II, 176 ; III, 274, 299.

Lune. — Char et chevaux couleur de la Lune, I, 207. — Armure, cheval et chien couleur de la Lune, II, 281, 283. — Robe couleur de la Lune, III, 249.

Lustre merveilleux, II, 30.


M


Magicien. — Le Magicien et son Valet, II, 3, 20, 53. — Magicien, sous forme de nuage, II, 15, 45. — Sous forme de lévrier, II, 41. — En épervier, II, 47. — Sous forme de cheval, II, 65. — Sous forme de tourbillon de vent, faisant le tour du monde et enlevant Princesses, Princes, trésors, etc., II, 23. — Dévorant les Princesses qui ne lui donnent pas d’enfants, II, 23. — Poursuit sa fille, enlevée par le héros du conte, I, 186. — La fille du Magicien vient en aide au héros, dans ses épreuves, II, 362-363. — Magicien qui retient Princesse enchantée et captive, III, 267.

Mains coupées et remises en place, II, 17.

Marâtre I, 219. — Consulte Sorcière pour perdre la fille de son mari, III, 126-127, 139.

Marcassa (La Princesse), II, 176. Marché aux femmes mortes, III, 435, 436.

Marcou-Braz (Le Magicien), II, 20.

Mari de l’héroïne, part tous les matins, et rentre !c soir, affamé, I, 6, 17, 34, 35, 38.

Mars (Vent), I, 211, 214.

Médecin improvisé, II, 77.

Merle d’argent, qui chante, II, 61, 74.

Mémoire (Perte de la), II, 51, 54.

Mensonges (Les), ou le Berger qui eut la fille du roi pour une seule parole, III, 447. — Les mensonges, III, 449.

Messe dite par un mort, I, 10, 12 ; III, 115.

Métamorphoses. — Métamorphoses du Magicien : En âne, II, 91. — En anneau d’or. II, 93. — En arbres, II, 22. — En bœuf, II, 87. — En chapelle, II, 13. — En fontaine, grenouille, feuilles d’arbres, II, 43, 64, 65. — En belette, II, 116. — En crapaud, II, 116. — En colombe, II, 276. — La Sainte-Vierge se, métamorphose eu cavale blanche, pour protéger le héros, I, 118. — Princesse changée en chienne, II, 451. — Princesse changée en jument, I, 149, 157 ; II, 10. — Princesse changée en cane, I, 178 ; III, 108-109. — Princesse changée en chèvre, I, 220. Princesse changée en lièvre argenté, III, 196. — Le héros changé en épervier, en lièvre, II, 47, 92. — Le Fidèle serviteur changé en statue de marbre, I, 375, 380. — Princes changés en chevaux, I, 450, 431 ; II, 82, 83, 89 ; III, 274. — Le héros changé en fourmi, I, 443 ; II, 277. — En pigeon, II, 93. Métamorphosé en pois chiche, II, 95. — En renard, II, 95, 214. — Princesse changée en oiseau, I, 451 ; II, 82-85. — Princes métamorphosés en pierres, III, 289, 290. — En pistolets, I, 431. — Poule changée en carrosse, II, 151. — Princesse changée en souris, II, 135, 368. — Prince en serpent, III, 265, 269. — — Femmes métamorphosées en vipères, II, 116. — Princes métamorphosés en moutons.

Meunier (Le) et son seigneur, III, 414.

Midi. — Monstres et Princesses du château enchanté qui s’éveillent au coup de Midi, II, 183.

Moine. — Le grand Moine et le petit Moine, III, 426.

Mollets. (Voir Fesses.)

Morgans de l’île d’Ouessant, II, 257. — Enlève une jeune fille, II, 259-260. — La Sainte-Vierge et le Morgan, II, 270.

Moutons. — Neuf frères métamorphosés en moutons par une Sorcière et rendus à leur forme première : l’aîné, pour avoir servi de parrain à l’enfant de sa sœur, les autres, par l’imposition sur leur tête de l’étole d’un prêtre et la récitation d’une oraison, III, 176-177.

Mulet qui fait de l’or et de l’argent, III, 70.

Murlu (Le), ou l’Homme Sauvage, II, 296. — Se change en cavale, pour aller combattre le serpent à sept têtes, II, 308. — Vomit des torrents d’eau sur le monstre, qui vomit du feu, II, 308. — Devient une belle princesse, mère de l’héroïne, II, 313.


N


Nains. — Nain dont la barbe fait sept fois le tour de son corps, I, 244, 246. — Nains dansant au clair de la lune, II, 252 ; III, 103, 104, 115, 117, 120.

Naples (Roi de), H, 302.

Navire qui va par terre et par mer, I, 244 ; III, 297, 301, 316, 321.

Niais (Pierre le), III, 400.

Noix magiques, I, 311.

Nourrices qui doivent répandre le lait de leurs seins sur une bouteille remplie du sang du magicien mort, afin de le ressusciter, II, 116.

Nuage. — Géants qui enlèvent princesses ou princes au sein d’un nuage, qui descend jusqu’à terre, I, 121, 245, 254, 257 ; II, 58, 66.


O


Odeur de chrétien. — Le géant criant : « Je sens odeur de chrétien, et je veux le manger ! » I, 71, 74, 129, 202, 223, 234, 275 ; III, 1S6, 190, 194.

Œuf. — Oiseau qui pond un œuf d’or, chaque matin, III, 50.

Ogre (Bihanic et l’), II, 419.

Oies. (Voir Animaux secourables.)

Ombres. — Église pleine d’ombres de morts, I, 10.

Onguent magique, I, 183, 187, 199, 201, 222, 223, 225, 249 ; II, 329.

Or. — Pièces d’or qui tombent de la tête de la Princesse, quand on la peigne, I, 295. — Peigne d’or, I, 77. — Cage d’or pour l’oiseau Drédaine, II, 181, 183. — Pluie de pièces d’or, II, 388.

Oranges qui font dormir, I, 228.

Oreille fine, II, 303.


P


Paille. — Tirer à la courte-paille, II, 195.

Pain qui ne diminue pas, quand on en coupe, I, 179 ; II, 182, 184.

Pantoufle d’or de la Princesse, qu’emporte le héros, III, 212.

Paradis, II, 18.

Parrain. — Roi parrain chez pauvre homme, I, 67, 87.

Partage que fait le héros entre animaux, qui s’en montrent reconnaissants, II, 392-593.

Passeur. — Depuis 500 ans sur son bateau, pour faire passer un bras de mer aux personnes qui vont au château du Soleil, I, 105. — Comment il peut être délivré, I, 154.

Peaux d’hommes enlevées, II, 85, 162, 163. — Ruban de peau enlevé, de la nuque au talon, à celui qui se fâche le premier, III, 218, 222, 239, 439. — Peau de vache qui effraie et met en fuite les voleurs, III, 415, 428.

Peg-Azé (Colle là !), III, 407.

Pendu. — Femmes pendues, dans le cabinet défendu, 1,29 ; II, 346.

Perdrix. — Garder des perdrix en liberté, sur une lande, II, 162.

Père qui veut épouser sa fille, III, 248. — Sacrifiant son enfant, I, 323.

Perroquet sorcier, II, 231. — Qui dit à son maître tout ce qui se passe chez lui, en son absence, II, 231, 236.

Petit-Jean (Le devin), III, 326.

Pie (Fée) désobligée et qui se venge, III, 298. — Qu’on oblige et qui s’en montre reconnaissante, III, 300.

Pierre et Jean (Saints) voyageant avec Jésus-Christ en Basse-Bretagne, 1, 98.


Q


Quilles et boules d’or et d’argent, II, 60, 69, 70, 79 ;


R


Rats. — Reine des rats envoyée pour dérober le talisman que l’Ogre tient caché dans une de ses molaires qui est creuse, II, 450.

Renards. (Voit Animaux secourables.)

Revenant. — Qui est en Purgatoire, pour n’avoir pas accompli un pèlerinage promis à Saint-Jacques-de Compostelle, III, 205.

Rhampsinit. — Trésor du roi Rhampsinit, III, 367.

Robardic le Pâtre, II, 273.

Roi qui s’égare à la chasse, I, 260 ; II, 356. — Chez le charbonnier, I, 260. — Se laisser égorger, pour être rajeuni, I, 188. — Parrain chez un pauvre, I, 67, 87 ;

Roi des Oiseaux. (Voir Animaux secourables.)

Roi des Poissons. (Voir Animaux secourables.)

Roitelet. (Voir Animaux secourables.) — Combat de l’Hiver et du Roitelet, III, 231.

Ronfles (Ogres), I, 280 ; II, 419.

Ronkar (La Princesse), I, 387, 393.

Rouge (Mer). — Château de la princesse Marcassa, suspendu au-dessus de la mer Rouge, II, 177.


S


Sabre. (Voir Talismans.)

Sacrifice. — Père sacrifiant son enfant, pour l’accomplissement d’une promesse imprudente, I, 323.

Sang. — Taches de sang sur chemise que l’héroïne seule peut effacer, I, 302, 310, 329, 335, 354, 356. — Sang d’un enfant dont on frotte le Fidèle Serviteur, métamorphosé en statue de marbre, pour le délivrer, I, 383, 401.

Sanglier qui habite un vieux château, dans un bois, II, 278, 281. — Qui vient se rouler, à l’heure de midi, sur la pierre sacrée d’un autel ruiné, II, 320.

Satyre (Le), 326. — Le venin et la puanteur qu’il exhale donnent la mort, à une grande distance, II, 326, 329. — Boit du lait et perd son venin. II, 331. — Rencontre, d’un criminel que l’on mène au gibet, du convoi funèbre d’un enfant, et d’un navire qui se perd, et explications du satyre, qui pleure et rit tour à tour, II, 323, 328.

Secret trahi et punition, I, 345, 346, 379, 380, 399.

Sépulture donnée à un mort, qui s’en montre reconnaissant, I, 405, 416 ; II, 179, 212.

Serpent qui vomit du feu, I, 251 ; III, 319, 322. — A qui, tous les sept ans, il faut livrer une Princesse, II, 284, 285, 288, 309.— Prince serpent, III, 262.

Serviette. (Voir Talismans.)

Serviteur (Le fidèle), I, 368.

Siège d’or. — Princesse sur un siège d’or, I, 5, 7. — Sous un pommier, au bord de l’eau, III, 289.

Silence recommandé au compagnon de voyage du Soleil, I, 18, 35. — Silence pendant l’épreuve, I, 201, 221.

Sirène, II, 370. — Emmène l’héroïne dans sa grotte, au fond de la mer, II, 574. — Fait pleuvoir des pièces d’or, par la cheminée. II, 388. — Baisers à nouveau-né, II, 386.

Sœur devenue enceinte des œuvres de son frère, II, 3.

Soleil (Le). — Voyage vers le soleil, I, 1, 270. — Château du Soleil-Levant, I, 17, 69, 100, 274. — Mère du Soleil, I, 71, 274. — Questions à adresser au Soleil, I, 101, 270. — Ses réponses, I, 103, 104, 276, 277, 278. — Le Soleil a faim, quand il rentre, le soir, I, 7. — Char et chevaux couleur du Soleil, I, 208. — Armure, cheval et chien de la couleur du Soleil, II, 281, 289. — Robe de la couleur du Soleil, III, 250.

Soporifique, I, 312, 314, 335, 358, 359.

Sorcières. — Princesse sorcière, III, 56, 58. — Sorcière et sa fille écartelées, III, 177. — Sorcière consultée, pour avoir du poison, III, 331.

Soudeur (L’habile), III, 314.

Souillon ou Cendrillon, III, 274.

Souliers d’or trouvés dans l’intérieur d’une vache, III, 137-138.

Souris. (Voir Métamorphoses.) — Souris musiciennes, II, 137.

Souterrain à traverser, I, 54, 247.

Statues. — Hommes métamorphosés en statues, I, 375. 380.

Substitution de personne, II, 374 ; III, 173. — Chien substitué à un enfant naissant, III, 281, 282, 283.


T


Talismans. — Bâton à 500 compartiments, renfermant chacun un cavalier et son cheval, armés de toutes pièces et prêts à obéir au possesseur du talisman, III, 7. — Qui bat de lui-même les ennemis de son possesseur, III, 75. — Qui fait faire 500 lieues, à chaque coup dont on en frappe la terre, III, 98. — Bec d’oiseaux et mèche de cheveux, pour appeler du secours, dans les occasions critiques, III, 195, 200. — Biniou qui fait danser, bon gré mal gré, tous ceux qui en entendent le son, III, 13. — Bonnet qui fait sortir de terre un château merveilleux, au commandement de son possesseur, et rend celui-ci le plus bel homme du monde, quand il s’en coiffe, III, 14, 18. — Bourse dont on retire 500 écus, à chaque fois qu’on y met la main, III, 24. — Chapeau magique, qui procure à son possesseur tout ce qu’il désire, III, 98. — Qui rend invisible à volonté celui qui s’en coiffe, III, 352. — Chemise (Lambeau de) de Sorcière, qui procure à son possesseur tout ce qu’il désire, III, 4. — Cœur d’oiseau qui fait trouver, chaque matin, cent écus en or, sous la tête de celui qui l’a mangé, III, 191, 195, 200. — Diamant qui procure à son possesseur tout ce qu’il désire, II, 423. — Épée enchantée, qui combat d’elle-même, III, 268, 270. — Flambeau qui accomplit tous les souhaits de celui qui le possède, III, 90. — Guêtres de sept lieues, I, 209 ; III, 352. — Manteau qui rend invisible et transporte partout où l’on veut aller, III, 24, 34, 196, 197, 352. — Manteau qui rend invisible, III, 98. — Mets déposés dans un tablier et métamorphosés en bijoux, diamants et fleurs, II, 130, 141. — Sabre rouillé, qu’il faut aller chercher dans l’Enfer, II, 5, 11. — Sabre qui combat de lui-même, et taille en pièces les armées, II, 183, 186. — Sabre enchanté, III, 209. — Serviette nourricière, I, 231, 438 ; III, 24, 31, 73,74.— Sifflet magique, I, 269, 282 ; II, 153, 156, 159, 165.

Talons et Orteils rognés, pour faire entrer pieds dans souliers trop étroits, III, 158.

Teigneux, I, 264.

Tête. — Couper la tête de la fille du Magicien, puis la remettre en place, II, 365-366. — Tête de cheval mort placée sous la tête du coureur endormi, et que doit frapper l’Habile Tireur, avec une flèche, afin de l’éveiller, III, 309, 110.

Tireur (L’Habile), III, 303, 314.

Toile. — La couronne royale à qui présentera la plus belle toile, le plus beau cheval, la plus belle Princesse, II, 124, 134, 137.

Toucher. — Tout ce que l’héroïne touche se change en or, et, à chaque parole qu’elle prononce, une perle lui tombe de la bouche, III, 105.

Tour. — Princesse enfermée dans une tour, I, 368 ; III, 283, 284, 295.

Trégont-a-Baris, I, 93.

Trépas (La femme du), I, 14.

Trésors. — Chambres remplies de trésors, II, 10, 25, 61 ; III, 85, 86, 212, 215. — Trésors des Morgans, II, 269, 271. — Changés en crottin de cheval, II, 272. — Trésors du Géant de la forêt, II, 506.

Troiol (La Princesse de), I, 219. — Recherche de la princesse Troïol, I, 231.

Trompe magique, I, 280, 281.

Tronkolaine (La Princesse de), I, 66.

Trubardo (Le Géant magicien), I, 250.

Truie sauvage, I, 291. — Le héros doit l’épouser, 291. — Devient une belle Princesse, I, 294.


V


Vaches et bœufs, gras dans pâturage maigre, I, 9, 36, 49, 59. — Maigres, dans pâturage gras, I, 9, 56, 49, 60.

Vents. — Mère des vents, I, 46, 210, 232. — Voyage à la recherche de la mère des vents, III, 67-68.

Vérité. — Remplir un sac de vérités, II, 159, 174 ; III, 346-347. — Le Satyre disant des vérités, II, 35, 36, 37. — Oiseau de la Vérité, III, 277, 285, 290, 292.

Vessies peintes en noir, pour simuler les boules à jouer de 500 livres du géant, III, 237.

Vieillard à barbe blanche, qui protège le héros, I, 70, 73, 74, 84, 209, 254, 268. — Vieillard à barbe de 500 ans, que coupe l’héroïne, et comment il s’en montre reconnaissant, III, 288.

Vieille (Fée ou Sorcière) qui conseille le héros ou le persécute, I, 51, 65, 127, 171, 178, 204, 227, 228, 231, 232, 248, 377, 397 ; II, 151, 319, 332 ; III, 56, 58, 83, 126, 127, 132, 139. — Vieille aux dents longues et dont la langue fait neuf fois le tour de son corps, III, 168. — Vieille qui renverse un château, en prononçant une formule magique, III, 170, 248, 249, 250, 280.— Petite-Vieille, III, 408.

Violon qui fait danser, bon gré mal gré, tous ceux qui l’entendent, et qui ressuscite les morts, III, 315, 418.

Vipère (Morsure de). II, 109. — Léchant la plaie qu’elle a faite, pour la guérir, II, 110.

Volantes (Femmes), quittent leurs peaux emplumées, pour se baigner, II, 349, 351, 360. — Habitent un château retenu par quatre chaînes d’or au-dessus de la mer, II, 359. — Le héros enlève le vêtement de plumes de l’une des filles du Magicien, et ne le lui rend qu’à la condition qu’elle le portera jusqu’au château de son père, II, 351. — Il quitte le château du Magicien, en emmenant la plus jeune de ses filles, II, 354, 359. 360.

Voyages à travers l’air, I, 16, 20, 53, 36, 101, 152, 287 ; II, 111, 359.


W


Wignavaou (épouvantail), III, 412


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Notes modifier

  1. Dans la préface de Sainte Tryphine et le Roi Arthur, mystère breton en deux journées et huit actes, texte breton et traduction française. — Clairet, imprimeur à Quimperlé, 1863.
  2. Je n’ignore pas que le manuscrit de Sainte Nonne a été pourtant trouvé dans la commune de Dirinon, au sud de Landerneau ; mais c’est déja la Cornouaille.
  3. Ces contes ont paru, en trois volumes, dans la collection Maisonneuve et Leclerc, Les Littératures populaires de toutes les nations, dont le présent recueil fait aussi partie.
  4. En breton, la mort personnifiée « Ann Ankou » est du masculin ; c’est pourquoi j’emploie le mot Trépas, au lieu de la Mort.
  5. C’est jusqu’ici, comme on le voit, une variante du conte de Barbe-Bleue de Ch. Perrault. Doit-on croire a une réminiscence ou à une imitation directe de cet auteur ? Je ne saurais le dire, mais, je dois faire remarquer que mon conteur ne savait ni lire ni écrire. Cette première partie du conte semble du reste parfaitement étrangère à la seconde, qui appartient à un autre cycle et à un tout autre ordre d’idées ; mais, comme toujours, j’ai cru devoir reproduire intégralement le récit de mon conteur.
  6. Le conte ne paraît pas tout à fait terminé, mais mon conteur n’en savait pas davantage.
  7. Jusqu’ici, notre conte appartient à un autre type que celui des Voyages vers le Soleil, et tout ce commencement doit être une interpolation de ma conteuse.
  8. Dans tous les contes populaires où l'on représente le Soleil rentrant de sa tournée journalière, il commence par demander à manger. Il est évident que le Diable a été substitué ici au Soleil.
  9. Ce nom signifie littéralement Trente-de-Paris, et l’on verra plus loin le héros, jouant sur le mot, faire allusion à cette signification.
  10. Ailleurs, c’est le Père-Éternel, substitution évidente et relativement moderne.
  11. Ordinairement, le héros passe par trois châteaux ; ma conteuse semble en avoir omis un.
  12. Le diable a remplacé ici le soleil, que l’on trouve ordinairement dans les autres versions de la même fable.
  13. Encore une introduction relativement moderne de l’élément chrétien, dans une fable toute païenne.
  14. On est étonné de ne voir jouer aucun rôle important au cheval et au chien, — à ce dernier surtout, — qui accompagnent partout le héros.
  15. Le sentiment des distances manquait un peu au conteur.
  16. Marc'h an bed.
  17. Héritier, fils unique.
  18. C'hui ma vrido hag a dibro,
    A dalc’ho compt euz ann tacho.
  19. Me oa eno keginerès, Em boa eun tamm hag eur bannec’h, Eun tol klogè war ma gèno, Hag a-baoue n’oun ket bet eno. Gant pemp haut skoed hag eur marc’h glaz Vijenn et da welet, warc’hoaz, Gant pemp kant skoed hag entr mar’h brunn, Vijenn êt, warc’hoaz ar penn-sunn.
  20. En breton : Princès ar Velandinenn.
  21. Peut-être le conteur aurait-il dû mettre le carrosse et les chevaux couleur de la lune avant ceux couleur du sol.
  22. Ce mot doit être une altération de Tro-heol, et signifie littéralement Tourne-sol.
  23. Commune de l’arrondissement de Morlaix.
  24. C’est à tort, croyons-nous, que le conteur fait disparaître le vieillard, sans nous apprendre qui il est. C'est sans doute le bon Dieu lui-même, qui intervient fréquemment, sous cette forme, dans les contes populaires. — Ce conte, comme quelques autres, peut appartenir aussi bien au cycle de la Recherche de la Princesse aux Cheveux d’Or et à celui du Magicien et son valet, ou sa fille.
  25. Nom de femme autrefois très commun en Basse-Bretagne et aujourd’hui disparu.
  26. Ceci est un trait de mœurs introduit arbitrairement par ma conteuse, et faisant allusion à la vie simple et patriarcale de nos anciens curés de campagne d’autrefois.
  27. Tout ce début jusqu’ici semble appartenir à un autre type que le reste du conte.
  28. Le motif de la punition manque ici ; c’est une lacune ou un oubli de ma conteuse. Voir à ce sujet les contes du cycle précédent, Voyages vers le Soleil.
  29. Ronfle est le nom breton qui signifie Ogre.
  30. Ce conte semble être incomplet.
  31. C’est ordinairement l’héroïne du récit qui propose cette énigme.
  32. Il va évidemment une lacune dans le conte, au sujet de ces taches de sang, dont on peut voir l’explication dans le conte précédent et dans celui qui suit.
  33. Patates et pommes de terre, c’est la même chose.
  34. Comme je l’ai déjà fait remarquer, c’est ordinairement la princesse qui doit proposer cette énigme.
  35. Rapprocher cet épisode d’une situation analogue du Pont de Londres, page III, du tome II, dans mes Légendes chrétiennes de la Basse-Bretagne.
  36. Dans Grimm (conte du Fidèle Jean), c'est pour avoir livré le secret de la conversation entre des oiseaux que le fidèle serviteur est puni.
  37. Locution bretonne : indan lagad aun heol.
  38. Les conteurs qui aiment à se donner carrière (rei tro, en breton) et à insister sur les moindres détails, pour allonger leurs récits et faire durer le plaisir de leur auditoire, reprennent par le menu et longuement toutes les recommandations de ce genre ; je ne les imiterai pas.
  39. C’est à tort, croyons-nous, que le conteur renvoie ainsi la princesse dans son pays, pour ne plus nous parler d’elle. La logique et les habitudes des contes populaires exigent qu’elle reparaisse, au moins au dénoûment, pour épouser le héros.
    Il nous semble encore étrange que le petit cheval noir pût être le père de Mabic, lorsqu’il était au service du géant, et qu’il conduise le prince au château de celui-ci. Ce conte porte des traces évidentes d’altérations profondes, qui proviennent sans doute du défaut de mémoire du conteur, qui était jeune : 14 ou 15 ans.
  40. Cette fin est altérée ; selon les lois ordinaires des contes populaires, la princesse, délivrée du château du magicien, devrait y intervenir pour épouser le héros.
  41. Marcou est un nom populaire qui signifie à peu près enfant du Diable, ou pour le moins engendré sous une influence surnaturelle et mauvaise.
  42. C’est le contraire de Barbe-Bleue, avec lequel notre magicien a pourtant quelque ressemblance.
  43. Il y a dans le breton : Ils vont en Égypte. Cette expression, dans la bouche de nos conteurs, signifie voyager à travers l’air.
  44. Dans une autre version de cet épisode, la magicienne poursuit les fugitifs sous la forme d’un dogue qui, se trouvant arrêté par l’étang, veut l’absorber, pour passer, et boit tant d’eau qu’il crève sur place.
  45. Cet épisode des grenouilles d’or, remplacées dans d’autres versions par un coq et une poule d’or, se rencontre fréquemment dans nos contes bretons ; mais ici, il semble qu’il y a altération. Celui qui perd la mémoire, pour avoir désobéi et manqué aux recommandations de l’héroïne, n’est ordinairement pas son frère, mais un prince, son fiancé, qu’elle arrache également à un magicien, dont elle est quelquefois la fille, mais plus souvent la victime, retenue enchantée sous une forme animale. Il recouvre le souvenir du passé, en entendant aussi le dialogue des grenouilles d’or, ou du coq et de la poule d’or, au moment où il allait contracter une autre union, et finit par épouser celle qui l’a sauvé du magicien et à qui il avait promis fidélité. La perte de la mémoire vient de ce qu’il se laisse embrasser par une autre femme, fût-ce même sa mère ou sa sœur, malgré la défense expresse de celle à qui il doit la vie.
  46. Expression bretonne très-usitée : Indan lagad ann heol.
  47. C’est ordinairement au début de leurs récits que les conteurs emploient cette formule :

    Setu aze eur gaoz ha na eus en-hi gaou,
    Mes marteze eur gir pe daou.

  48. C’est ordinairement un géant magicien qui remplit le rôle attribué ici à une princesse magicienne.
  49. Ordinairement le héros, au lieu d’un prince, délivre une princesse, qu’il épouse plus tard. Les épisodes qui suivent semblent appartenir à un autre cycle de récits.
  50. C'hoarzin a ra he c'hlenved out-hi, locution populaire pour donner à entendre qu'une femme est enceinte.
  51. Cette formule finale est rimée, en breton. Il doit s'y trouver une petite lacune ; ailleurs, en effet, le cochon cuit a un couteau et une fourchette en croix sur le dos, pour que chacun puisse couper, où il lui plaira, et de la moutarde dans le cul.
  52. Bré est une montagne, prés de la ville de Guingamp, sur laquelle il se tient de belles foires de chevaux, de bœufs et de vaches.
  53. Ce récit est présenté ordinairement par les conteurs, non comme un conte, mais comme une histoire vraie. Il est très-connu dans la commune de Plougonver-Chapelle-Neuve (Côtes-du-Nord).
  54. Dans une autre version, ce sont des cornes qui lui poussent sur le front, et si longues, qu’il ne peut rentrer sa tête.
  55. Il doit y avoir ici une altération, car il paraît contraire à toutes les règles, même celles des contes, qui sont fort larges, que le docteur Coathalec pût ressusciter d’une bouteille remplie du sang de sa cuisinière ; il semble plus conforme à la logique que la bouteille fût remplie du sang du docteur lui-même.
  56. Les frères, dans nos contes populaires, sont ordinairement au nombre de trois ; souvent aussi ils sont plus nombreux, et il s’y mêle parfois une sœur. C’est toujours le cadet, ou le bossu, qui mène à bonne fin les entreprises où ses aînés ont échoué.
  57. L’introduction de l’élément chrétien dans ce conte doit être une altération de la fable primitive, et, comme dans le conte précédent, c’était une fée qui devait faire échouer ou réussir les trois frères, selon l’accueil reçu de chacun d’eux.
  58. Ce nom doit être altéré, mais je ne vois pas bien quelle pouvait en être la forme première.
  59. Bro-Saoz, pays des Saxons, c'est le nom que les Bretons donnent à l’Angleterre, dans leur langue.
  60. D’après un dicton populaire, Ar c’hâz a rofe unan he zaoulagad evit kaout eur Vrinigenn, c’est-à-dire : Le chat donnerait un de ses yeux pour avoir une coquille de patèle.
  61. On dirait un souvenir du stratagème employé par Ulysse pour sortir de la caverne de Polyphème, dans l’Odyssée.
  62. Morganed est le pluriel masculin de Morgan ; Morganezed est le pluriel féminin de Morganès, en français Morganne.
  63. Dans le conte qui suit, c’est un charbonnier Cornouaillais. Ce tournois de la fin et la blessure au pied qui fait reconnaitre le héros ressemblent beaucoup à la reconnaissance qui termine le Roman et le Dict de Robert le Diable, du XIV° siècle.
  64. Le mot Satyre est devenu, dans la bouche des conteurs bretons, Santirine, un monstre sur la nature et la forme duquel ils n’ont, du reste, que des idées fort vagues, et qui rappelle parfois Merlin, l’enchanteur, retiré au fond des bois, où il mène une vie à demi sauvage et s’occupe encore de divination et de magie.
  65. D’après ce qui précède, le Satyre ou Santirine de notre conte semble être un animal d’une nature vague, et peut-être un serpent, à cause de son goût pour le lait doux ; pourtant, plus loin, page 331, on dit qu’il ressemble à un poulain
  66. N’y aurait-il pas là un souvenir confus de Merlin, victime des enchantements de Viviane ?
  67. Lévénès, en breton, signifie joie, lætitia. Ce nom était très répandu autrefois, en Basse-Bretagne.
  68. A partir d’ici, le conte primitif se perd dans une autre fable, qui n’est qu’une variante du Barbe-Bleue de Ch. Perrault.
  69. Ou peut-être Barbe de verre ; le breton dit baro gouer. Dans un autre conte, j’ai rencontré l’expression de baro orgeal, barbe en fil d’Archal, ce qui rappelle les barbes régulièrement frisées et roides des anciennes statues assyriennes ou syriennes.
  70. Cet épisode des animaux reconnaissants se rencontre fréquemment, et nos conteurs populaires en abusent volontiers, comme de celui de la princesse que l’on conduit à un serpent à sept têtes, et quelques autres.
  71. Toutes ces épreuves et ces métamorphoses semblent étrangères à la fable première, qui se perd dans des épisodes empruntés à d’autres contes, et qui n’ont d’autre but que d’allonger la narration et d’en augmenter le merveilleux. Les conteurs populaires, les mauvais conteurs, abusent souvent de ce moyen de soutenir l’attention de leur auditoire, et ce n’est que comme type du genre que nous avons cru devoir donner ce récit, tel que nous l’avons entendu.
    Ici, le conteur rentre dans la fable première, après une trop longue interpolation.
  72. Cf. Aladin, ou la Lampe merveilleuse, des Mille et une Nuits.
  73. Cette formule finale est rimée, en breton.
  74. Jean au pied de travers.
  75. Bâton dont l'extrémité inférieure se termine en boule.
  76. Cf. La lampe merveilleuse d’Aladin, dans les Mille et une nuits.
  77. La Croix-au-fil.
  78. C’est sans doute par oubli que ma conteuse ne parle pas du refrain connu : Lundi, mardi, mercredi, etc., que la tradition attribue généralement aux Danseurs de nuit, dans leurs rondes nocturnes. — Voir Les deux Bossus et les Nains, t. II, p. 251.
  79. Tout ce commencement semble étranger au conte de La Méchante Marâtre, qui va suivre.
  80. On ne dit pas pourquoi le septième nain s’abstint de danser et d’embrasser la jeune fille ; il eût été intéressant de le savoir pourtant.
  81. Il y a en breton ar serpentès (la serpente).
  82. Da duta, expression bretonne qui ne se peut traduire littéralement que par le barbarisme hommer.
  83. Le breton dit : « Je vais en Égypte, quand je veux. » Cette expression, dans nos contes populaires, signifie : Voyager par les airs.
  84. Tout ce début doit être une interpolation moderne, dans une fable entièrement payenne, à l’origine.
  85. Ici commence un autre conte, d’un tout autre caractère et entièrement payen. Les deux récits ont été réunis et confondus par le conteur populaire, comme cela se voit souvent, pour allonger son conte, et dans l’intention d’en augmenter l’intérêt. Je donne son récit tel que je l’ai recueilli.
  86. ... Hep lavaret gaou, Met marteze eur ger pe daou.
  87. L'expression tailla correann ou sevel correann : tailler courroie ou lever courroie, est proverbiale, dans tout le pays de Lannion et de Tréguier. Elle est employée dans le sens de susciter des embarras, des difficultés, donner du fil à retordre, comme on dit en français. Ce doit être un souvenir de la très ancienne coutume d'après laquelle, lorsque deux hommes s'étaient engagés vis-à-vis l'un de l'autre, celui qui manquait à la parole donnée était condamné à avoir une bande de peau enlevée, depuis la nuque jusqu'à la plante du pied, et acceptait cette peine, sans essayer de s'y soustraire. La même coutume se retrouve dans les traditions populaires des Gaëls de l'Ecosse, comme on le voit dans le recueil de F.-J. Campbell. Popular tales of the West Higlands orally collected with a translation. Edinburgh, 4 vol. in-12, 1860-1862.
    Elle existait aussi chez les Romains, et on lit dans Plaute : De meo tergo degitur corium. Cela rappelle enfin l'histoire de la livre de chair, réclamée par le Juif Shylock, dans le Marchand de Venise, de Shakespeare. Cette histoire de la livre de chair se trouve également dans Li Romans de Dolopathos, du commencement du XIIIe siècle, quatrième conte, pages 244 et suivantes de l'édition Charles Brunet et A. de Montaiglon. Paris, P. Jannet, 1856.
  88. Dans une autre version, l’Hiver répond : — « Ah ! là, je ne puis pas mettre le nez, » et le conte est fini. Et en effet, ce qui suit semble être complètement étranger à ce début, qui forme un petit récit à part, comme il en existe plusieurs sur le roitelet.
  89. Suivant ma conteuse, aller en Égypte signifie s’élever en l’air, voyager à travers l’air.
  90. Le roi de Naples, c’est le roi Serpent lui-même.
  91. Dans une autre version, suivant une ancienne coutume encore en usage dans certaines parties de la Bretagne, on lui donna la Sainte-Vierge pour marraine. Celle-ci, sous les traits d’une vieille femme, la conseilla et la dirigea plus tard, dans son voyage à la recherche de ses frères, et, au dénouement, pendant le repas de noces, elle parut un moment dans la salle, se nomma et disparut aussitôt, en donnant rendez-vous à sa filleule dans le Paradis.
  92. Dans un autre conte, Les deux Fils du Pêcheur, c’est le tronc d’un laurier, dans le jardin, que la sœur doit frapper tous les jours avec son poignard, et quand elle en verra couler du sang, c’est que son frère serait mort. Ailleurs, ce sont trois roses qui se flétrissent successivement sur leurs tiges et s’effeuillent par terre.
  93. Nos paysans bretons appellent ainsi un bâton dont un bout est recourbé comme la crosse d’un évêque, et qu’ils emploient pour débarrasser le soc de la charrue des pierres et des herbes qui en ralentissent la marche.
  94. Cet épisode de la tête de cheval mort servant d’oreiller au coureur, pendant son sommeil, et de l’habile tireur qui le réveille, se retrouve mot pour mot dans le conte des frères Grimm : Les six compagnons qui viennent à bout de tout.
  95. Dans une autre version, les gâteaux sont donnés à des lions, que nos deux voyageurs rencontrent, dans le bois, et qui en meurent, comme ici les voleurs.
  96. Jann ha Jannet, braoa daou den a vale.
  97. Hanter tiégès, locution populaire.

  98. Guell eo carantez leiz ann dorn,
    Vit aour hag arc’hant leiz ar forn.
  99. Colle là !
  100. Mot inventé arbitrairement, qui n’a aucune signification précise, et qui doit s’entendre de quelque épouvantail ou invention plaisante propre à égayer et amuser les invités du seigneur.
  101. Bégard, chef-lieu de canton de l’arrondissement de Guingamp, possède les ruines d’une belle abbaye fondée en 1130 par des moines de l’ordre de Citeaux.
  102. Penn-baz, bâton à grosse tête inférieure en forme de boule.
  103. Mon cul.
  104. Gant arc’hant hec’h eer dre-holl.
    Gant an’hant a reer holl.
  105. Le chiffre romain indique le volume, et !e chiffre arabe renvoie à la page du volume.







Achevé d’imprimer le 31 Mars 1887


par G. Jacob imprimeur à Orléans


pour Maisonneuve et Ch. Leclerc


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