Contes populaires de Basse-Bretagne/Texte entier

  Table des Matières   Tome 1, Tome 2 et Tome 3



CONTES POPULAIRES

DE

BASSE-BRETAGNE

PAR

F. M. LUZEL




TOME I



PARIS

MAISONNEUVE FRÈRES et CH. LECLERC
25, QUAI VOLTAIRE, 25



1887

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PRÉFACE

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Je n’essaierai pas ici, dans une longue préface à prétentions savantes, d’expliquer l’origine et la propagation des contes populaires, pas plus que je ne suis tenté de proposer un système d’interprétation des Mythes ou Fables. Je n’ai rien de neuf à dire sur ces questions, encore agitées et controversées, et je désire me tenir dans mon humble rôle de chercheur et de collecteur de matériaux.

On aurait pu croire que, grâce à la somme considérable de documents rassemblés, aux recueils remarquables, de toute provenance, connus jusqu’aujourd’hui, et enfin aux savantes études et dissertations parues sur la matière, toutes ces questions auraient déjà dû recevoir une solution définitive ; et il se trouve, au contraire, que jamais, peut-être, on n’a été plus loin de s’entendre.

À quoi donc cela peut-il tenir ? À l’esprit de système, sans doute ; à ce que l’on est trop absolu et trop exclusif dans ses théories et ses affirmations. Chacun croit tenir la vérité tout entière, lorsqu’il n’en tient qu’une parcelle, et posséder une clef qui ouvre toutes les portes, quand elle n’en ouvre qu’une seule, le plus souvent ; et l’on condamne d’une façon absolue et en bloc le système de son voisin, bien qu’il ait aussi son bon côté.

Les frères Grimm et Max Müller, les auteurs ou les partisans les plus justement renommés du système dit philologique et météorologique[sic], longtemps admis et prôné, — un peu trop peut-être, — sont aujourd’hui fortement battus en brèche par l’Anglais André Lang et ses disciples. Max Müller a sans doute exagéré son principe, comme les autres, ce qui n’est pas une raison pour méconnaître les parties saines de sa doctrine et les services qu’il a rendus à la philologie et à la mythologie, où il a le premier introduit de la méthode et de la science sérieuse. La découverte de l’équation Dyaus Pitar = Zeus Pater = Jupiter, est certainement une conquête philologique et mythologique d’une grande valeur. Malheureusement, comme il arrive presque toujours, il a voulu la trop généraliser ; il s’est imaginé qu’il tenait là une clef qui devait lui livrer le secret de tous les mythes anciens, et il est tombé dans de regrettables exagérations, poussées jusqu’au ridicule par quelques-uns de ses disciples. Ceux-ci n’ont plus trouvé de difficultés, nulle part, et ont prétendu tout expliquer par la philologie et la météorologie, les maladies du langage, comme ils disent, par la lutte de la lumière et des ténèbres, du jour et de la nuit ou du printemps et de l’hiver, le soleil, par l’aurore, les crépuscules, la lune, les étoiles, les orages, les vents, et le reste. C’était trop, et M. Angelo de Gubernatis, qui a poussé ensuite à l’extrême les conséquences du principe, a beaucoup contribué à discréditer le système.

M. Lang, le chef de la réaction contre Max Müller, et l’auteur du système dit anthropologique, veut que les conceptions étranges et les mœurs immorales et inhumaines qui nous étonnent et nous choquent souvent, dans les récits du peuple, soient des souvenirs lointains et comme des survivances des croyances et des mœurs des premiers commencements de l’homme à l’état de sauvagerie, à l’époque quaternaire, par exemple, où l’anthropophagie était commune en Europe, s’il en faut croire les anthropologistes. C’est aller loin, et bien que je sois disposé à attribuer aux contes une origine très reculée, même antéhistorique, j’hésite à remonter le cours des âges jusqu’à l’époque géologique où les hommes, paraît-il, se mangeaient entre eux, en France, — ou du moins dans la région qui, bien plus tard, s’appela ainsi, — comme partout ailleurs où il en existait. Je sais que les contes du peuple sont beaucoup plus anciens que ses chants, et nous reportent loin, très loin. Ils se sont conservés et propagés, de proche en proche, grâce à l’attrait des fables et du merveilleux dont ils sont remplis :

Une morale nue apporte de l’ennui ;
Le conte fait passer le précepte avec lui,

a dit fort bien La Fontaine.

« La mémoire historique du peuple, dit de son côté M. Renan, est toujours très courte. Le peuple ne se souvient que des fables. Le mythe est l’histoire des temps où l’on n’écrit pas. » Quiconque s’est occupé de recueillir des traditions populaires, chansons, contes et récits de toute nature, reconnaîtra la justesse de cette observation. J’en ai, pour ma part, fait l’expérience, en Basse-Bretagne, où, depuis quarante ans, je recherche les traditions orales de toute nature qui ont échappé à l’oubli, parmi les populations illettrées. Je ne crois pas avoir de chant ou de pièce rhythmée qui remonte à plus de quatre ou cinq cents ans, et le souvenir des évènements ou des hommes marquants de notre histoire nationale s’y rencontre très rarement ; les contes, au contraire, sont, quant à leur origine, d’une antiquité très haute et difficile à préciser. De plus, je crois avoir trouvé dans nos chaumières bretonnes — altérées et mélangées, il est vrai, ce qui était inévitable — des versions de presque toutes les fables connues en Europe. Comment y sont-elles arrivées ? C’est ce que j’ignore et n’essaierai même pas de chercher ; d’autres le feront, sans doute.

Je ne crois pas au fonds commun, avant la dispersion ; tout au plus admettrai-je une certaine prédisposition native ou de race, chez les nations de même origine, à expliquer d’une même manière, ou à peu près, les phénomènes cosmiques et météorologiques, et à concevoir le merveilleux et les idées morales sur lesquels ils vivent.

M. Emmanuel Cosquin, dans la préface de son recueil de Contes populaires de Lorraine, qui est certainement le livre le plus riche en rapprochements et en documents qui, jusqu’ici, ait été publié en France, sur la matière, — M. Cosquin pense que tous les contes populaires, aujourd’hui connus dans les différentes parties de l’Europe, nous sont venus de l’Inde, par voie de communication directe et historique.

Je crois qu’il y a de l’exagération dans cette manière de voir, et que s’il avait dit la plupart des contes, il aurait été plus près de la vérité. Tous nos contes ne nous sont pas venus de l’Inde, ni même de l’Asie ; qu’on les y retrouve, c’est possible, par le fait des migrations de provenance diverse et des relations continues, depuis les temps antéhistoriques, de l’Asie avec l’Europe. Les échanges de fables, comme celui des objets de trafic, ont été réciproques ; mais, l’apport de l’Orient, dans le trésor commun, semble avoir été de beaucoup plus considérable. Cela provient sans doute de ce que la civilisation y a précédé celle des peuples occidentaux, et que des recueils y ont été faits, de bonne heure, lesquels se sont ensuite répandus et propagés dans toutes les directions.

M. Cosquin et M. Lang repoussent généralement, ou même absolument, les mythes, dans les contes populaires. Suivant eux, nos ancêtres des temps primitifs imaginaient des fables merveilleuses, qu’ils se contaient, en gardant leurs troupeaux ou autour des feux des veillées et des bivouacs, uniquement pour passer le temps, pour se récréer et satisfaire un besoin inné d’idéal, qui s’éveillait déjà en eux.

Je pense que c’est encore aller trop loin, et que, sans abonder dans le sens de Max Müller, on doit aussi faire sa part aux mythes, si minime soit-elle, dans les contes du peuple.

En résumé, je crois que dans les deux systèmes, celui de Max Müller et celui d’André Lang, et même dans celui d’Evhémère ou l’interprétation historique, il y a une part de vérité et une part d’erreur. Le point délicat est de faire, dans chaque système, la part de vérité et la part d’erreur qu’il contient, — ce qui n’est pourtant pas impossible, il me semble, et je suis convaincu qu’après avoir disserté et discuté avec calme, et même quelquefois avec passion et vivacité, on finira par s’entendre, en prenant les parties saines de chaque système, et en négligeant les exagérations. Ce sera de l’éclectisme mythologique, si l’on veut, mais préférable, à mon avis, à l’absolutisme.

Pour en finir avec ces questions, sur lesquelles j’ai trop insisté, sans doute, contre mon intention première, je me servirai d’une comparaison qui rendra assez bien ma pensée :

Dans les contes de nos chaumières bretonnes, nous voyons souvent le héros du récit arriver au château d’un magicien, qui le prend à son service. Un jour, le magicien part en voyage et remet à son valet un grand trousseau de clefs, en lui disant que chacune d’elles ouvre la porte d’une chambre du château ; il n’en est qu’une dont il lui défend l’entrée.

La même clef n’ouvre pas toutes les portes, chacune a la sienne. Une seule résiste, et si l’on veut la forcer, il en sort une fumée noire et épaisse, qui se répand dans toutes les chambres, qui ternit l’éclat des diamants et des pierres précieuses de toute sorte dont elles sont remplies, les altère et les fait tomber en poussière ; ou bien encore, c’est le Diable, retenu captif dans le cabinet défendu, qui est rendu à la liberté, et emporte le héros !

Je serai sans doute plus dans mon rôle en donnant maintenant quelques détails sur la composition de ces trois volumes, sur mes conteurs et la manière dont j’ai recueilli leurs récits.

Tous mes contes ont d’abord été recueillis dans la langue où ils m’ont été contés, c’est-à-dire en breton. Je les reproduisais, sous la dictée des conteurs, puis je les repassais plus tard à l’encre, sur la mine de plomb du crayon, enfin, je les mettais au net et les traduisais en Français, en comblant les petites lacunes de forme et les abréviations inévitables, quand on écrit un récit ou un discours parlé. J’ai conservé tous mes cahiers, qui font foi de la fidélité que je me suis efforcé d’apporter dans la reproduction de ce que j’entendais, sans rien retrancher, et surtout rien ajouter aux versions de mes conteurs.

J’ai donné plusieurs versions du même type ou cycle, — et j’aurais pu en donner davantage, — parce que, malgré le fonds commun de la fable, les épisodes et les ressorts merveilleux sont si variés, que chaque version constitue, en quelque sorte, un conte différent.

Les conteurs bretons sont d’ordinaire assez prolixes et aiment souvent à se donner carrière — rei tro, comme ils disent ―, croyant augmenter l’intérêt de leurs récits en y introduisant des épisodes et des agents empruntés à d’autres contes. Je les ai presque toujours suivis, dans ces détours, préférant ici la fidélité à l’agrément d’une composition littéraire et bien déduite. La critique fera, plus tard, le triage, et saura restituer à chaque fable les éléments qui lui appartiennent. Quelquefois, pourtant, j’ai signalé les interpolations, par une note brève, au bas de la page.

On remarquera peut-être que le nombre de mes conteurs n’est pas très considérable, et que je n’ai exploré, d’une façon complète, qu’une région, l’arrondissement de Lannion et une partie de celui de Guingamp.

Deux noms surtout, ceux de deux conteuses émérites, Barba Tassel, de Plouaret, et Marguerite Philippe, de Pluzunet, se lisent souvent à la fin de mes contes. Ce sont, en effet, mes conteuses ordinaires, et on peut dire qu’à elles deux elles possèdent la somme assez complète des vieilles traditions orales du pays, gwerziou, soniou, contes et récits de toute nature. Barba Tassel m’a été d’un secours précieux pour les traditions du canton de Plouaret, qui, dans mon enfance, avaient déjà fait mes délices, au foyer des veillées du manoir paternel de Keranborgne, et que j’ai été heureux de retrouver, pour la plupart, fidèlement conservées dans sa mémoire. Porteuse des dépêches télégraphiques du bureau de Plouaret et des lettres de convocation de la mairie, elle est constamment par les chemins, malgré ses soixante-douze ans, et chante toujours avec plaisir un vieux gwerz ou récite un conte merveilleux, avec beaucoup de verve, surtout quand elle a bu une goutte d’eau-de-vie, pour lui délier la langue.

Marguerite Philippe m’a livré tout le trésor de littérature populaire connu entre le bourg de Pluzunet, la montagne de Bré, Guingamp, Pontrieux, Tréguier et Lannion. Douée d’une intelligence médiocre, elle possède une excellente mémoire, aime avec passion les vieilles chansons et les contes merveilleux, auxquels elle n’est pas éloignée de croire, et conte simplement et avec un grand respect pour la tradition. Fileuse à la quenouille de profession, et pèlerine par procuration, elle est aussi presque constamment sur les routes, se dirigeant vers quelque place dévote des Côtes-du-Nord, du Finistère ou du Morbihan, pour implorer le saint dont c’est la spécialité de guérir le mal de la personne qui l’envoie, ou de son cheval, ou de sa vache, ou de son porc, et rapporter une fiole pleine de l’eau de sa fontaine ; car chaque chapelle, en Bretagne, a sa fontaine, dont l’eau est réputée propre à guérir quelque infirmité physique ou morale. Partout où elle passe, elle s’enquiert des traditions courantes de la localité, écoute, apprend, et, deux ou trois fois par an, je lui donne rendez-vous à Plouaret, pour me faire part des acquisitions nouvelles dont s’est enrichi son trésor. C’est vraiment étonnant tout ce qu’elle m’a chanté ou conté, et je lui ai de grandes obligations, tant pour mon recueil de Gwerziou Breiz-Izel ou Chants populaires de la Basse-Bretagne, que pour la présente publication.

J’ai puisé à bien d’autres sources, comme on pourra le voir, par les noms inscrits à la fin de chacun de mes contes, mais ce sont là les deux principales.

L’arrondissement de Lannion est certainement la région bretonne où les chansons, les contes et les mystères, ou jeux scéniques des anciens temps, se sont le mieux conservés : aussi, l’ai-je déjà appelé ailleurs l’Attique de la Basse-Bretagne[1]. L’esprit trécorois me semble, en effet, en général, plus délié, plus ouvert et plus cultivé que celui du Cornouaillais, mais surtout du Léonard. Dans le pays de Léon, malgré de patientes et longues recherches, un peu sur tous les points, je n’ai trouvé de contes qu’à l’état de fragments, et encore fort peu ; les poésies chantées aussi, gwerziou et soniou, y sont rares, si ce n’est peut-être aux environs de Morlaix, où les anciens évêchés de Tréguier et de Léon se trouvaient en contact. Le Léonard ne chante pas ; et quant aux manuscrits crasseux de vieux mystères, pompeusement décorés du nom de tragédies, je n’en ai pas trouvé un seul dans tout le Léon[2], tandis que le pays de Tréguier et de Lannion m’en a fourni une soixantaine, qui sont aujourd’hui déposés à la Bibliothèque nationale, à Paris. Dans la Cornouaille, l’on chante et l’on conte plus que dans le Léon, surtout du côté de Huëlgoat, de Collorec, de Plounevez-du-Faou, et j’en ai rapporté quelques contes curieux.

Morlaix possédait un théâtre breton, il n’y a pas encore plus de vingt ans, et, deux fois la semaine, on y jouait, dans la langue du pays, les Quatre fils Aymon, Huon de Bordeaux, Orson et Valentin, Sainte Tryphine, Sainte Geneviève de Brabant, le Purgatoire de Saint Patrice, et plusieurs autres pièces d’un répertoire populaire fort apprécié dans le pays. J’ai assisté plusieurs fois à ces représentations, et j’ai acquis un certain nombre des manuscrits de la troupe morlaisienne. Il est à remarquer qu’ils provenaient tous des Côtes-du-Nord, de Lannion ou de Pluzunet, qui avaient aussi leurs troupes d’acteurs bretons.

Ces trois volumes ne contiennent pas tous les contes inédits que j’ai dans mes cahiers, bien que j’y aie reproduit quelques-uns qui avaient déjà paru dans différents recueils, comme la Revue Celtique et Mélusine. J’avais la matière de cinq volumes, au moins ; mais, l’économie matérielle de la publication m’a forcé à restreindre sensiblement mon cadre. Ainsi, j’ai dû sacrifier des variantes de plusieurs types ou cycles, et même des séries entières, comme, par exemple, celle des souvenirs des romans carolingiens. Pour les mêmes raisons, et d’autres encore, j’ai dû renoncer aussi aux commentaires et aux rapprochements, dont il aurait fallu près d’un second volume, pour chaque volume de contes, tant les rapprochements à faire sont devenus nombreux, aujourd’hui, et faciles aussi, depuis la remarquable publication de M. Cosquin, du moins pour les sujets qu’il a traités. Pour les autres, j’aurais été forcément incomplet, et j’ai pensé qu’il était préférable de s’abstenir. Je n’ignore pas que c’est prêter le flanc au reproche d’ignorance, et je ne m’en émouvrai pas, ayant la conscience qu’il y aurait une bonne part de vérité dans le reproche.

La question de classification m’a embarrassé. J’en ai essayé plusieurs, et aucune ne m’a pleinement satisfait. Les éléments qui constituent ces contes et les ressorts merveilleux et autres sur lesquels ils sont bâtis sont, le plus souvent, tellement mélangés et confondus, qu’ils semblent rebelles à toute classification et excéder, par quelque côté, tous les cadres où l’on voudrait les renfermer.

Dans mon embarras, j’ai consulté quelques personnes dont j’aime à prendre l’opinion pour règle de conduite, en ces matières, M. Félix Liebrecht, un des premiers critiques de l’Europe, en fait de folklore, m’écrivit : « Je ne vois pas la nécessité d’une classification ; en apercevez-vous quelque trace dans le recueil des frères Grimm ? » Mon ami Henri Gaidoz, le fondateur de la Revue Celtique, et le directeur, avec M. E. Rolland, de Mélusine, me répondit, de son côté : « Vous ne pouvez pas vous passer d’une classification et nous donner vos contes pêle-mêle et au hasard. Songez que votre publication doit avoir un caractère scientifique, et que vous ne devez pas sacrifier l’intérêt et les exigences de la science à l’agrément du lecteur. » — D’autres encore me parlèrent dans ce sens, et j’ai fait une classification qui, sans me satisfaire complètement, m’a paru du moins assez logique.

J’ai remarqué qu’autour de chaque fable, prise dans sa donnée générale, comme par exemple la Recherche de la Princesse aux Cheveux d’Or, le Magicien et son Valet, etc., s’était formé un cycle de récits ayant un principe commun, mais si variés, dans les épisodes et les détails, que c’étaient vraiment des contes différents et qu’il fallait donner intégralement. Me basant sur cette observation, j’ai adopté une classification par types ou cycles, avec de nombreuses variantes, qui toutes ont leur intérêt, à différents points de vue.

J’avais d’abord songé à un classement où j’aurais introduit les divisions suivantes, avec plusieurs autres : 1o les Géants, 2o les Magiciens, 3o les Métamorphoses, 4o les Fées, ou les Grac’hed coz, Vieilles femmes, comme les appellent nos conteurs ; 5o les Princesses enchantées, etc. Mais, je ne tardai pas à remarquer que les géants sont tous magiciens, que les magiciens sont presque toujours des géants, que les métamorphoses et les Fées interviennent un peu partout, dans les fables les plus différentes, que les princesses captives, enfin, sont retenues enchantées par des géants et des magiciens, sous diverses formes, animales ou autres, et qu’une classification semblable pécherait par une grande confusion.

Une des choses qui m’ont le plus frappé, dans nos contes bretons, c’est leur caractère foncièrement mythologique et leur ressemblance, soit pour la donnée générale, soit pour certains détails, reproduits avec une identité parfaite, avec les traditions analogues d’autres nations, fort éloignées de la Bretagne, mais principalement avec les contes Slaves publiés par M. Alexandre Chodzko, dans son recueil intitulé : Contes des pâtres et des paysans Slaves. Il n’est presque pas un conte de ce livre, pas un épisode ou un ressort merveilleux ou autre, que je n’aie rencontré, dans les récits de nos chaumières bretonnes.

Sur le conseil de mon ami H. Gaidoz, un des maîtres du folklore français, et peut-être celui qui, chez nous, a rendu les plus grands services à l’étude des traditions populaires, par ses publications de Mélusine et de la Revue Celtique, j’ai ajouté, à la fin du tome III, un index général de tout l’ouvrage. Je n’ai pas besoin de faire ressortir l’utilité de cette table analytique pour les recherches de tous ceux qui s’occupent de traditions populaires, mais, je crois devoir reproduire ici les réflexions très judicieuses de M. Gaidoz, à ce sujet : « La littérature des contes est aujourd’hui tellement considérable, qu’on ne peut exiger d’un érudit qu’il lise, plume en main, tous les recueils de ce genre ; mais un index comme celui que nous demandons permet de s’orienter en un instant et de trouver dans un recueil de contes le type, l’incident ou le trait dont on s’occupe. Nous savons bien qu’aucun recueil français de contes n’a encore paru avec un index, ainsi qu’on en trouve dans plusieurs recueils d’autres pays. Cela prouve seulement que nos collecteurs de contes ne se faisaient pas une idée exacte des services que la critique attendait d’eux. »

M. Gaidoz signalait ce desideratum, dans la Revue Celtique, numéro de janvier 1886, p. 98, en rendant compte de nos deux volumes des Légendes Chrétiennes de la Basse-Bretagne ; tout récemment encore (Mélusine, numéro de janvier 1887, p. 294), il est revenu sur le même sujet, dans les termes suivants :

« Le jour où un érudit courageux entreprendra un index des contes (comprenant à la fois les types, les incidents, les traits), l’étude des contes fera de rapides progrès. Nous tous qui étudions les contes sommes encore dans la situation de ceux qui étudient les textes d’une langue archaïque et ne peuvent chercher les mots que dans leur mémoire ou dans quelques notes personnelles. Un dictionnaire de ce genre serait d’autant plus utile que l’unité d’où il faut partir n’est pas d’ordinaire le conte, mais l’incident ou le trait. Les contes ne sont, pour la plupart, que la juxtaposition et la composition de plusieurs de ces éléments. Ce dictionnaire ne serait pas moins utile pour l’histoire littéraire que pour l’histoire des contes, car il y a de nombreux traits communs aux contes et aux œuvres de la littérature, et la comparaison aidera peut-être à établir la filiation : on pourra, en tous cas, établir les rapports (souvent très intimes) entre les œuvres littéraires et les thèmes traditionnels. Même incomplet, un dictionnaire de ce genre rendrait de grands services. »

J’avais aussi songé à faire ici, très succinctement, l’historique du folklore français ; mais, mon ami M. Bladé, dans la préface de ses Contes populaires gascons[3], a déjà exécuté ce travail utile, de manière à m’ôter l’envie de le reprendre après lui.

M. Cosquin nous dit que tous nos contes nous viennent de l’Inde ; d’autres — et je suis du nombre — en réclament une bonne part pour le reste de l’Orient, et aussi les nations occidentales, surtout celles d’origine celtique. Mais, qu’ils nous viennent de l’Inde ou d’ailleurs, ce qui est certain, c’est qu’ils nous ont été conservés par le peuple, les gens illettrés, et, à ce titre, nous leur devons une grande reconnaissance. C’est là, en effet, la littérature des ignorants et des malheureux, de ceux qui ne savent ni lire ni écrire, et quand on songe aux misères de toute sorte, aux infortunes et aux douleurs que les récits du peuple ont consolées, depuis tant de milliers d’années, nous devons, — même en faisant abstraction de l’intérêt scientifique, — les aimer, les respecter et nous hâter de les recueillir, au moment où ils sont menacés de disparaître pour toujours.

C’est ce que j’ai essayé de faire pour la Basse-Bretagne.

J’ai été le premier à donner des versions exactes et parfaitement authentiques de nos contes populaires bas-bretons ; j’ai beaucoup cherché et beaucoup trouvé ; mais, il restera encore, après moi, bien des découvertes intéressantes à faire sur le sujet, et je ne puis qu’engager et encourager les jeunes folkloristes bretons à en tenter l’épreuve, en les assurant que leur peine ne sera pas perdue.

La feinte est un pays plein de terres désertes ;
Tous les jours, les chercheurs y font des découvertes.

F. M. Luzel.

Quimper, le 25 janvier 1887.



I
VOYAGES VERS LE SOLEIL

I

LA FILLE QUI SE MARIA À UN MORT

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Bez’a zo brema pell-amzer’
D’ar c’houlz m’ho devoa dennt ar ier.
Il y a de cela bien longtemps,
Quand les poules avaient des dents.


U n jour, un mendiant arriva chez un roi, et demanda l’aumône, au nom de Dieu. La fille du roi le remarqua, et elle dit à son père qu’elle voulait avoir ce mendiant-là pour mari. Le roi pensa d’abord que c’était pour plaisanter que sa fille parlait de la sorte. Mais, quand il vit qu’il n’en était rien et qu’elle parlait pour de bon et sérieusement, il lui dit :

— Il faut que vous ayez perdu la raison, ma fille, pour vouloir vous marier à un mendiant, la fille d’un roi comme vous l’êtes !

— Il n’y a pas à dire, mon père, il faut que je l’aie pour mari, ou je mourrai de douleur.

Le roi aimait sa fille par-dessus tout et faisait tout ce qu’elle voulait. Il lui dit donc qu’il la laisserait prendre le mendiant pour mari. Mais, le mendiant demanda que la princesse, ainsi que son père, sa mère et ses deux frères fussent baptisés, avant le mariage, car ils étaient tous payens. Ils furent tous baptisés, et le mendiant servit de parrain au prince aîné. On célébra alors les noces, et il y eut un grand festin.

Quand les noces furent terminées, le mari dit :

— Je vais, à présent, retourner chez moi, avec ma femme.

Et il prit congé de son beau-père, de sa belle-mère et de tous les gens de la noce. Avant de partir, il dit encore aux deux jeunes princes ses beaux-frères :

— Quand vous voudrez faire visite à votre sœur, rendez-vous auprès d’un grand rocher qui se trouve dans le bois voisin, frappez dessus deux coups en croix avec cette baguette, et je viendrai à votre rencontre.

Et il leur donna une baguette blanche, et partit aussitôt avec sa femme, sans que personne sût où ils étaient allés.

Quelque temps après ceci, le plus jeune des deux princes dit, un jour :

— Il faut que j’aille voir ma sœur, afin de savoir comment elle se trouve là où elle est.

Et il prit la baguette blanche donnée par son beau-frère et se rendit au bois. Quand il fut près du grand rocher, il frappa dessus deux coups en croix, et le rocher s’entr’ouvrit aussitôt, et il vit dessous son beau-frère, qui lui dit :

— Ah ! c’est toi, beau-frère chéri ? Je suis bien aise de te revoir ; mais, tu désires, sans doute, voir ta sœur aussi ?

— Oui, je veux voir ma sœur, pour savoir comment elle se trouve.

— Eh bien ! suis-moi, et tu la verras.

— Où ?

— Dans mon palais ; descends et suis-moi.

Le jeune prince hésitait à descendre dans le trou noir qu’il voyait devant lui ; mais l’autre reprit :

— Viens avec moi, et sois sans crainte ; il ne t’arrivera pas de mal.

Il descendit dans le trou, et ils pénétrèrent tous les deux profondément sous la terre, jusqu’à ce qu’ils arrivèrent à un château magnifique. Dans ce château, le jeune prince vit sa sœur, dans une belle salle, magnifiquement vêtue et assise sur un siège d’or. Ils éprouvèrent une grande joie de se revoir. Le maître du château s’en alla, et les laissa tous les deux ensemble.

— Comment te trouves-tu ici, sœur chérie ? demanda le frère à la sœur.

— Je me trouve bien, frère chéri ; tout ce que je peux souhaiter m’est accordé sur-le-champ. Il n’y a qu’une chose qui me déplaît ; mon mari ne reste pas avec moi. Tous les matins, il part en voyage, au lever du soleil, et, pendant toute la journée, je suis seule.

— Où va-t-il donc de la sorte ?

— Je ne sais pas, frère chéri, il ne me le dit pas.

— Je le lui demanderai, demain, pour voir.

— Oui, demande-le-lui.

Le lendemain, le prince se leva de bon matin, et il parla de la sorte à son beau-frère :

— Je voudrais aller aussi avec vous, pour me promener, beau-frère ?

— Je le veux bien, cher beau-frère.

Mais, à peine furent-ils sortis de la cour, que le maître du château demanda à son beau-frère :

— As-tu fermé la porte à clef sur ta sœur ?

— Non vraiment, répondit-il.

— Eh ! bien, va fermer la porte, vite, et puis, reviens.

Le prince alla fermer la porte ; mais, quand il revint, son beau-frère déjà était parti. Il se mit en colère, en voyant cela, et se dit :

— Eh bien ! puisqu’il en est ainsi, je m’en retourne à la maison, tout de suite.

Il avait avec lui sa baguette blanche ; il en frappa deux coups en croix sur un grand rocher qui fermait l’entrée du souterrain, auprès du château, et le rocher s’entr’ouvrit aussitôt, et il entra dans le souterrain. Quand il arriva à l’autre extrémité, il frappa deux autres coups en croix sur le rocher qui le fermait de ce côté, lequel s’entr’ouvrit aussi, et il se retrouva sans mal à la maison.

Tout le monde s’empressait autour de lui, pour lui demander des nouvelles de sa sœur. Il raconta tout ce qu’il avait vu et entendu.

— Jésus ! dirent le père et la mère, qu’est-ce donc que cet homme-là ?

— Moi, dit le prince aîné, je veux aller aussi voir ma sœur, et, avant de m’en retourner, je saurai ce qu’est cet homme.

Et il prend la baguette blanche des mains de son jeune frère, se rend au bois et frappe deux coups en croix sur le rocher.

Le rocher s’entr’ouvre aussitôt, et il voit dessous son beau-frère, qui lui dit :

— Ah ! bonjour, filleul ; descends et partons, vite.

Le prince descend dans le souterrain, et son beau-frère le conduit jusqu’à sa sœur, puis il s’en va. Comme son frère, il fut étonné de voir sa sœur assise sur un siège d’or et richement parée.

— Tu te trouves bien ici, à ce qu’il semble, chère petite sœur ? lui demanda-t-il.

— Oui, frère chéri, je suis assez bien ici… Il n’y a qu’une seule chose qui me contrarie.

— Qu’est-ce donc, chère petite sœur ?

— C’est que mon mari ne reste pas avec moi ; chaque matin, il part de la maison, et me laisse seule, tout le long du jour.

— Où donc va-t-il de la sorte, tous les jours, petite sœur ?

— Je ne sais pas, frère chéri.

— Je lui demanderai de l’accompagner, demain matin, pour voir.

— Oui, demande-lui, frère chéri ; mais, prends bien garde qu’il ne t’arrive comme à notre jeune frère.

— Oh ! sois tranquille, je ne serai pas pris ainsi, moi.

Le lendemain matin, aussitôt le soleil levé, le maître du château était sur pied, et son beau-frère aussi. Celui-ci lui demanda de lui permettre de l’accompagner.

— Volontiers, lui dit-il, mais, partons vite, car il est temps.

Et ils sortirent ensemble du château. Mais, à peine eurent-ils fait quelques pas :

— As-tu fermé la porte à clef sur ta sœur ? demanda le maître du château.

— Oui, oui, parrain, je l’ai fermée, répondit le prince.

— C’est bien, partons, alors.

Ils passèrent, peu après, par une grande lande aride où il n’y avait que de la fougère et de l’ajonc maigre ; et pourtant on voyait couchées parmi la bruyère et l’ajonc deux vaches grasses et luisantes. Cela étonna le prince, qui dit :

— Voilà des vaches bien grasses et bien luisantes, sur une lande où elles ne trouvent rien à brouter !

Son beau-frère ne répondit pas ; mais, les vaches dirent :

— Dieu vous bénisse !

Et ils continuèrent leur route. Ils passèrent, alors, par une belle prairie où il y avait un pâturage excellent, et, au milieu de l’herbe, qui leur allait jusqu’au ventre, on voyait deux vaches, mais si maigres, si maigres, qu’elle n’avaient que les os et la peau. Et le prince, en voyant cela, dit encore :

— Voilà deux vaches bien maigres ; et pourtant elles sont dans l’herbe jusqu’au ventre !

— Dieu vous bénisse ! lui dirent les deux vaches, comme les deux autres ; mais, le beau-frère du prince ne dit rien.

Et ils continuèrent leur route. Un peu plus loin, ils passèrent par un chemin profond et très-étroit, où deux chèvres se heurtaient la tête l’une contre l’autre, et si violemment, que le sang en jaillissait autour d’elles.

— Jésus ! s’écria le prince, voilà deux pauvres bêtes qui se tueront ! Comment passerons-nous ? Elles obstruent tout le passage.

Son beau-frère ne répondait toujours point ; mais, les deux chèvres aussi dirent : « Que Dieu vous bénisse ! » Et elles cessèrent de se battre, et les deux voyageurs purent passer, sans mal.

Plus loin encore, ils arrivèrent à une vieille église en ruine, et y entrèrent. Elle était pleine de monde, mais, c’étaient tous des morts, et il n’en subsistait que les ombres seulement.

— Me répondrez-vous la messe, puisque vous êtes chrétien ? demanda au prince son beau-frère.

— Je le veux bien, répondit-il, bien étonné ; mais il n’était pas peureux.

Et l’autre revêtit, alors, des habits de prêtre, puis il monta à l’autel et se mit à célébrer la messe, comme un véritable prêtre. Quand il fut à l’élévation, il se mit à vomir des crapauds et autres reptiles hideux…, et tous les assistants faisaient comme lui.

Quand la messe fut terminée, tous ceux qui étaient dans l’église, le prêtre à leur tête, vinrent au prince, et lui dirent :

— « Vous nous avez délivrés ! merci ! merci ! » Puis ils s’en allèrent.

— Retournons, à présent, à la maison, dit au prince son beau-frère.

Et ils s’en retournèrent. Mais, ils ne revirent plus les choses extraordinaires qu’ils avaient vues d’abord, et, chemin faisant, le prince demanda à son beau-frère l’explication de tout cela. Alors, il lui parla de la sorte :

— À présent, je puis parler, et voici ce que signifie tout ce que vous avez vu : Les deux vaches grasses et luisantes, sur la lande aride, où il n’y avait que de la bruyère, de maigres ajoncs et des pierres, sont de pauvres gens qui vivaient honnêtement, quand ils étaient sur la terre, donnaient l’aumône, quoique pauvres, et étaient contents de leur condition, et, à présent, ils sont sauvés. Les deux vaches maigres et décharnées, au milieu d’un excellent pâturage, étaient des gens riches, qui ne faisaient qu’amasser des richesses et convoiter le bien de leurs voisins, ne donnant pas l’aumône au pauvre, et, quoique riches, ils étaient malheureux. Ils étaient, là où vous les avez vus, dans le purgatoire, et, pour leur pénitence, ils se trouvaient au milieu de l’herbe haute et grasse, sans pouvoir en manger. Les deux chèvres qui se battaient avec tant d’acharnement, dans le chemin étroit et profond, étaient deux voleurs, qui ne cherchaient que noise et bataille, et Dieu, pour les punir, les force à présent de se battre ainsi, depuis bien longtemps.

— Pourtant, tous m’ont remercié, quand nous avons passé près d’eux.

— C’est parce que vous les avez tous délivrés. Il avait été dit par Dieu qu’ils resteraient en l’état où vous les avez vus, jusqu’à ce que vînt à passer une personne qui ne fût pas morte et qui eût pitié d’eux ; et ils ont attendu longtemps !

— Et ce que j’ai vu dans la vieille église, qu’est-ce que cela signifie ?

— J’ai été un mauvais prêtre, pendant que j’étais sur la terre ; j’ai dit beaucoup de mauvaises messes, et commis un grand nombre d’autres péchés, et il avait été dit par Dieu que je ne serais sauvé, moi, ainsi que tous ceux que vous avez vus dans l’église, et qui m’avaient aidé à pécher et péché eux-mêmes avec moi, que lorsque j’aurais trouvé la fille d’un roi pour m’épouser, bien qu’habillé comme un mendiant, et un prince en vie pour me répondre la messe, ici ; j’ai attendu bien longtemps ! Les reptiles hideux que vous m’avez vu vomir, comme tous les autres qui étaient dans l’église, étaient autant de diables qui nous torturaient. À présent, nous sommes tous délivrés, grâce à vous.

— Et ma sœur, peut-elle retourner avec moi à la maison !

— Non, votre sœur, qui a contribué à me délivrer, comme vous, viendra, à présent, avec moi au paradis, et vous-même, vous nous y rejoindrez, sans tarder. Mais, il faut qu’auparavant vous retourniez à la maison, pour raconter à votre père et à votre mère et à votre frère tout ce que vous avez vu et entendu ici. Voici une lettre que vous leur remettrez, pour leur dire qu’ils ne soient pas inquiets au sujet de leur fille et sœur, car elle se rend avec moi au paradis, et si elle n’avait pas été ma femme, elle aurait été la femme du diable !

Le prince retourna, alors, à la maison et donna la lettre à lire à son père et à sa mère, et leur raconta tout ce qu’il avait vu et entendu durant son voyage. Il mourut, peu après, comme il lui avait été annoncé, et il alla rejoindre sa sœur et son beau-frère, là où ils étaient, pour rester avec eux à jamais[4].

II

LA FEMME DU TRÉPAS[5]

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I l y avait une vieille fille restée sans mari, sans doute parce qu’elle n’en avait jamais trouvé. Elle avait passé la quarantaine, et on lui disait souvent par plaisanterie :

— Vous vous marierez encore, Marguerite.

— Oui, oui, répondait-elle, quand le Trépas viendra me chercher.

Un jour du mois d’août, elle était seule dans la maison, occupée à préparer à manger aux batteurs, quand un personnage qu’elle ne connaissait pas entra soudain et lui demanda :

— Voulez-vous me prendre pour mari ?

— Qui êtes-vous ? lui dit-elle, bien étonnée.

— Le Trépas, répondit l’inconnu.

— Alors, je veux bien vous prendre pour mari.

Et elle jeta là son bâton à bouillie, et courut à l’aire à battre :

— Venez dîner, quand vous voudrez, dit-elle aux batteurs, pour moi, je m’en vais, je me marie !

— Ce n’est pas possible, Marguerite ! s’écrièrent les batteurs.

— C’est comme je vous dis ; mon mari, le Trépas, est venu me chercher.

Le Trépas, avant de partir, lui dit qu’elle pouvait inviter aux noces autant de monde qu’elle voudrait, et qu’il reviendrait exactement au jour fixé.

Quand vint le jour convenu, le fiancé arriva, comme il l’avait promis. Il y eut un grand repas, et, en se levant de table, il dit à sa femme de faire ses adieux à ses parents et à tous les invités, car elle ne devait plus les revoir. Il lui dit encore d’emporter une croûte de pain, pour la grignoter, en route, si elle avait faim, car ils devaient aller bien loin, et de dire à son plus jeune frère, qui était son filleul, encore au berceau, de venir la voir, quand il serait grand, et de se diriger toujours du côté du soleil levant.

Marguerite fit ce qu’on lui recommandait, et ils partirent alors.

Ils allaient sur le vent, loin, bien loin, plus loin encore ; si bien que Marguerite demanda s’ils n’arriveraient pas bientôt au bout de leur voyage.

— Nous avons encore un bon bout de chemin à faire, répondit le Trépas.

— Je suis bien fatiguée, et je ne puis aller plus loin, sans me reposer et manger un peu.

Et ils s’arrêtèrent, pour passer la nuit, dans une vieille chapelle.

— Grignote ta croûte de pain, si tu as faim, dit le Trépas à sa femme ; pour moi, je ne mangerai point.

Le lendemain matin, ils se remettent en route. Ils vont encore loin, bien loin, toujours plus loin ; si bien que Marguerite, fatiguée, dit de nouveau :

— Dieu, que c’est loin ! n’approchons-nous pas encore ?

— Si, nous approchons ; ne voyez-vous pas devant vous une haute muraille ?

— Oui, je vois une haute muraille devant moi.

— C’est là qu’est ma demeure.

Ils arrivent à la haute muraille, et entrent dans une cour.

— Dieu, que c’est beau ici ! s’écria Marguerite.

C’était là le château du Soleil-Levant. Tous les matins, il en partait, pour ne revenir que le soir, et ne disait pas à sa femme où il allait. Rien ne manquait d’ailleurs à Marguerite, et tout ce qu’elle souhaitait, elle l’avait aussitôt. Pourtant, elle s’ennuyait d’être toujours seule, tout le long des jours.

Un jour, qu’elle se promenait dans la cour du château, elle aperçut quelqu’un qui descendait la montagne voisine. Cela l’étonna, car nul autre que son mari n’approchait jamais du château. L’inconnu continuait de descendre la montagne, et il entra dans la cour du château. Alors, Marguerite reconnut son filleul, son jeune frère, qui était dans son berceau, quand elle partit de la maison de son père. Et ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, en versant des larmes de joie.

— Où est aussi mon beau-frère, que je lui souhaite le bonjour ? demanda le jeune homme, au bout de quelque temps.

— Je ne sais pas où il est, mon frère chéri ; tous les matins, il part en voyage, de bonne heure, pour ne revenir que le soir, et il ne me dit pas où il va.

— Eh bien, je lui demanderai, ce soir, quand il rentrera, pourquoi il te laisse ainsi seule, et où il va.

— Oui, demande-le-lui, frère chéri.

Le maître du château arriva, à son heure ordinaire, et il témoigna à son beau-frère beaucoup de joie de sa visite.

— Où allez-vous ainsi, tous les matins, beau-frère, lui demanda le jeune homme, laissant ma sœur toute seule à la maison ?

— Je vais faire le tour du monde, beau-frère chéri.

— Jésus, beau-frère, c’est vous qui devez voir de belles choses ! Je voudrais bien aller avec vous, une fois seulement.

— Eh bien ! demain matin, tu pourras m’accompagner, si tu veux ; mais, quoi que tu puisses voir ou entendre, ne m’interroge pas, ne prononce pas une seule parole, ou il te faudra retourner aussitôt sur tes pas.

— Je ne dirai pas un mot, beau-frère.

Le lendemain matin, ils partirent donc tous les deux de compagnie, et se tenant par la main. Ils allaient, ils allaient !… Le vent fait tomber le chapeau du frère de Marguerite, et il dit :

— Attendez un peu, beau-frère, que je ramasse mon chapeau, qui vient de tomber.

Mais, à peine eut-il prononcé ces mots, qu’il perdit de vue son beau-frère, et il lui fallut s’en retourner, seul, au château.

— Eh bien ! lui demanda sa sœur, en le voyant revenir seul, as-tu appris quelque chose ?

— Non vraiment, ma pauvre sœur : nous allions si vite, que le vent a fait tomber mon chapeau. Je dis à ton mari d’attendre un peu, pour me le laisser ramasser ; mais, il continua sa route, et je le perdis de vue. Quoi qu’il en soit, demain matin, je lui demanderai de me permettre de l’accompagner encore, et je ne dirai pas un seul mot, quoi qu’il arrive.

Quand le maître du château rentra, le soir, à son heure ordinaire, le jeune homme lui demanda de nouveau :

— Me permettrez-vous de vous accompagner encore, demain matin, beau-frère ?

— Je le veux bien ; mais, ne dis pas un seul mot, ou il t’arrivera encore comme ce matin.

— Je me garderai bien de parler, soyez-en sûr.

Ils partent donc encore de compagnie, le lendemain matin. Ils vont, ils vont… Le chapeau du frère de Marguerite tombe encore, mais, cette fois, dans une rivière, au-dessus de laquelle ils passaient, et il s’oublie encore et dit :

— Descendez un peu, beau-frère, pour que je ramasse mon chapeau, qui vient de tomber dans l’eau !

Et aussitôt il est encore déposé à terre (car ils voyageaient à travers les airs), et se retrouve seul. Et il retourne au château, tout triste et tout confus.

Le lendemain matin, son beau-frère lui permit encore de l’accompagner, mais pour la dernière fois. Ils vont, ils vont, à travers les airs… le chapeau du prince tombe encore ; mais, il ne dit mot, cette fois.

Ils passent au-dessus d’une plaine où la terre était toute couverte de colombes blanches, et au milieu d’elles étaient deux colombes noires. Et les colombes blanches ramassaient de tous côtés des brins d’herbe et de bois secs et les entassaient sur les deux colombes noires ; et quand celles-ci en furent couvertes, elles mirent le feu aux herbes et au bois.

Le frère de Marguerite avait bien envie de demander ce que cela signifiait. Il ne dit rien pourtant, et ils continuèrent leur route.

Plus loin, ils arrivèrent devant une grande porte, sur la cour d’un château. Le mari de Marguerite entra par cette porte, et dit à son beau-frère de l’attendre, dehors. Il lui dit encore que, s’il se lassait d’attendre et que l’envie lui vînt d’entrer aussi, il n’aurait qu’à casser une branche verte et à la passer sous la porte, et cette envie lui passerait aussitôt.

Pendant que le jeune homme attendait à la porte, il vit une troupe d’oiseaux s’abattre sur un buisson de laurier, qui était près de là ; et les oiseaux y restèrent quelque temps, chantant et gazouillant. Puis, ils s’envolèrent, emportant dans leur bec chacun une feuille de laurier, mais qu’ils laissèrent tomber, à une faible distance.

Un instant après, une autre troupe d’oiseaux s’abattit sur le même buisson de laurier, et ils chantèrent et gazouillèrent un peu plus que les premiers, et plus longtemps, et, en s’en allant, ils emportèrent aussi dans leur bec chacun une feuille de laurier, qu’ils laissèrent aussi tomber, mais un peu plus loin que les précédents.

Enfin, une troisième troupe d’oiseaux s’abattit sur le buisson, un instant après, et ils gazouillèrent et chantèrent mieux et plus longtemps que les autres, et, en s’en allant, ils emportèrent aussi dans leur bec chacun une feuille de laurier ; mais, il ne les laissèrent pas tomber à terre.

Le frère de Marguerite, étonné de ce qu’il voyait, se disait en lui-même : « Que peut signifier tout ceci ? » Comme son beau-frère ne revenait pas, il se lassa de l’attendre, et, ayant cassé une branche de chêne toute couverte de feuillage vert, il la fourra sous la porte, comme on le lui avait dit. Aussitôt la branche fut consumée jusqu’à sa main. « Holà ! s’écria-t-il, en voyant cela, il paraît qu’il fait chaud là dedans ! » Et il ne désirait plus entrer.

Son beau-frère sortit enfin, quand son heure fut venue, et ils s’en retournèrent de compagnie. Chemin faisant, le frère de Marguerite demanda à l’autre :

— Dites-moi, beau-frère, je vous prie, ce que signifie ce que j’ai vu, pendant que je vous attendais, à la porte du château : j’ai vu d’abord une troupe d’oiseaux s’abattre sur un buisson de laurier, et, après y avoir chanté et gazouillé quelque temps, ils se sont envolés, en emportant dans leur bec chacun une feuille de laurier, qu’ils ont laissée tomber à terre, à une faible distance.

— Ces oiseaux représentent les gens qui vont à la messe, mais, qui y sont distraits, prient peu et laissent tomber à terre leur feuille de laurier, c’est-à-dire la parole divine, là où ils oublient leur Dieu.

— Et la seconde troupe d’oiseaux qui se sont ensuite abattus sur le laurier, qui ont gazouillé et chanté un peu plus longtemps, et ont aussi laissé tomber à terre leurs feuilles de laurier, mais un peu plus loin ?

— Ceux-là représentent les gens qui vont à la messe et y sont plus attentifs et prient plus longtemps que les premiers, mais, qui, néanmoins, laissent aussi tomber à terre leur branche de laurier, c’est-à-dire oublient la parole de Dieu.

— Et la troisième troupe d’oiseaux, qui ont gazouillé et chanté beaucoup plus longtemps et mieux que les autres, et ont aussi emporté chacun sa feuille de laurier, mais, qu’ils n’ont pas laissée tomber à terre ?

— Ceux-là représentent les gens qui ont bien prié, du fond du cœur, et n’ont pas oublié la parole de Dieu, avant d’être arrivés chez eux.

— Et les colombes blanches que j’ai vues, dans une plaine, amassant des herbes et du bois secs pour brûler deux colombes noires qui étaient au milieu d’elles ?

— Ces deux colombes noires étaient ton père et ta mère, que l’on passait par le feu, pour les purifier de leurs péchés. Ils sont, à présent, au paradis.

En ce moment, ils arrivèrent au château.

Peu après, le frère de Marguerite dit à son beau-frère :

— Je veux m’en retourner, à présent, à la maison.

— T’en retourner à la maison ! et pourquoi, mon pauvre ami ?

— Pour voir mes parents, et vivre avec eux.

— Mais, songe donc qu’il y a cinq cents ans que tu les as quittés !

Tous tes parents sont morts, il y a bien longtemps, et là où était autrefois leur maison, il y a, à présent, un grand chêne tout pourri de vieillesse[6] !…

III

LE PRINCE TURC FRIMELGUS

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I


I l y avait une fois une jeune fille qui demeurait avec son père et sa mère, lesquels faisaient valoir une bonne métairie et vivaient à leur aise. Cette fille, nommée Marguerite, était fort jolie, et tous les jeunes gens du pays, un peu riches, se fussent estimés heureux de l’avoir pour femme. Mais, si Marguerite était jolie, elle était aussi coquette et fière, et elle dédaignait les fils de paysans qui voulaient lui faire la cour, même les plus beaux et les plus riches. Son père et sa mère voyaient cela avec peine, et ils lui disaient parfois :

— Qui prétends-tu donc avoir pour mari, que tu ne trouves personne à ton gré ?

— Un prince, répondait-elle ; je ne veux me marier qu’à un fils de roi.

Elle avait deux frères à l’armée, deux cavaliers, deux beaux hommes, qui lui avaient parlé du fils de l’empereur de Turquie, qu’ils avaient vu quelque part, et depuis, elle avait l’esprit continuellement occupé de ce prince.

Voilà qu’un jour il arriva à la ferme un seigneur monté sur un beau cheval, et qui n’était pas habillé à la manière du pays. Personne ne le connaissait. Il demanda à voir Marguerite. Dès qu’il l’eût vue et qu’il se fût un peu entretenu avec elle, il s’écria : « Celle-ci sera ma femme ! »

— Sauf votre grâce, Monseigneur, lui répondit la jeune fille, je ne me marierai qu’au fils d’un empereur ou d’un roi.

— Eh bien ! je suis le fils d’un empereur, et d’un des plus puissants qui soient sur la terre ; mon père est l’empereur de Turquie, et son nom est Frimelgus. Il y a longtemps que je voyage, à la recherche d’une femme qui me convienne, et, nulle part, je n’en ai trouvé une qui me plût comme vous. Je le répète : je n’aurai jamais d’autre femme que vous.

Il lui donna de riches parures de perles et de diamants, puis, il donna aussi à son père et à sa mère des poignées d’or et d’argent, si bien qu’ils étaient tous contents et heureux. Les fiançailles se firent dès le lendemain, les noces, dans la huitaine, et il y eut de grands festins, des danses et des jeux, pendant plusieurs jours.

Quand les fêtes furent terminées, le prince Frimelgus fit monter sa femme dans un beau carrosse doré, et partit avec elle pour son pays.

Marguerite vécut heureuse et sans souci aucun avec son mari, pendant six mois. Tout ce qu’elle souhaitait, elle l’obtenait aussitôt, beaux habits, riches tissus, parures de perles et de diamants ; et, tous les jours, de la musique, des danses et des jeux de toute sorte.

Au bout de six mois, elle se sentit enceinte, et en ressentit une grande joie. Son mari, au contraire, loin de témoigner quelque satisfaction à cette nouvelle, la reçut avec mécontentement. Il devint triste et soucieux et rien ne pouvait plus le distraire.

Un jour, il dit à sa femme qu’il lui fallait entreprendre un long voyage, pour aller voir un autre prince de ses amis, je ne sais dans quel pays lointain. Avant de partir, il lui remit toutes les clefs du château (il y en avait un grand trousseau) et lui dit qu’elle pouvait s’amuser et se distraire, comme elle l’entendrait, en attendant son retour, et aller partout dans le château, à l’exception d’un cabinet qu’il lui montra et dont la clef était pourtant avec les autres, dans le trousseau.

— Si vous ouvrez ce cabinet, ajouta-t-il, vous vous en repentirez bientôt. Promenez-vous dans les jardins, visitez, comme il vous plaira, toutes les chambres, et les salles, de la cave aux greniers, mais, je vous le répète, gardez-vous bien d’ouvrir la porte de ce cabinet.

Elle promit de ne pas ouvrir la porte, et Frimelgus partit.

Marguerite se mit alors à parcourir le château, qui était très vaste, et à visiter les salles et les chambres où elle n’était jamais entrée, jusqu’alors. Elle marchait d’étonnement en étonnement, car les salles et les chambres étaient toutes plus belles les unes que les autres, et pleines d’or, d’argent, et de riches parures de toute sorte. Son trousseau de clefs à la main, elle ouvrit toutes les portes, entra partout et vit tout, à l’exception pourtant du cabinet défendu. À chaque fois qu’elle passait auprès, elle se disait : — Que peut-il donc y avoir là dedans ? Et cela la préoccupait beaucoup et excitait vivement sa curiosité. Elle regarda plus d’une fois par le trou de la serrure, et ne vit rien ; elle y introduisit même la clef… mais, alors, les paroles de son mari lui revenaient à la mémoire, et elle avait peur, et s’éloignait. Il y avait huit jours que le prince était parti, lorsqu’un jour, ne pouvant résister plus longtemps à la tentation, elle introduisit encore la clef dans la serrure, la tourna, toute tremblante d’émotion, et entr’ouvrit la porte, tout doucement… Mais, au premier regard qu’elle jeta dans l’intérieur du cabinet, elle poussa un cri d’effroi et recula d’horreur. Sept femmes étaient là, pendues chacune à une corde fixée à un clou dans une poutre, et se mirant dans une mare de sang ! C’étaient les sept femmes que le prince Frimelgus avait épousées, avant Marguerite, et qu’il avait toutes pendues dans ce cabinet, quand elles étaient devenues enceintes.

Marguerite était tombée sans connaissance sur le seuil. Quand elle revint à soi, elle ramassa son trousseau de clefs, qui était tombé dans le sang, puis elle referma la porte du cabinet. Elle lava d’abord ses clefs avec de l’eau froide, et le sang qui les souillait disparut sur toutes, à l’exception de celle du cabinet défendu. Ce fut en vain qu’elle lava celle-ci avec de l’eau chaude et la racla avec un couteau, et la frotta avec du sable, la maudite tache ne disparaissait pas !

Voilà Marguerite désolée. En apercevant ce sang, se disait-elle, mon mari saura que je lui ai désobéi, et que j’ai ouvert le cabinet défendu !…

Pendant qu’elle était encore occupée à laver et à frotter la clef, Frimelgus arriva.

— Que faites-vous là, ma femme ? demanda-t-il, bien qu’il sût déjà la vérité.

— Rien, répondit la jeune femme, toute troublée, et en essayant de dissimuler les clefs.

— Comment, rien ? Montrez-moi ces clefs-là !

Et il lui arracha le trousseau de clefs des mains, et, prenant la clef du cabinet défendu et l’examinant :

— Ah ! malheureuse femme, s’écria-t-il, tu ne vaux pas mieux que les autres, et tu auras le même sort qu’elles !

— Oh ! ne me tuez pas ! ne me tuez pas ! ayez pitié de moi, je vous en prie ! criait la pauvre femme.

— Non, point de pitié !

Et Frimelgus la jeta à terre, et, la saisissant par ses longs cheveux blonds, il se mit à la traîner jusqu’au cabinet fatal, pour l’y pendre, comme ses sept autres femmes. La pauvre Marguerite criait de toutes ses forces : Au secours ! au secours !…

En ce moment, on entendit sur le pavé de la cour le bruit des pieds de deux chevaux arrivant au galop. Deux cavaliers venaient, en effet, d’y entrer. C’étaient les deux frères de Marguerite, qui venaient la voir. En entendant des cris de détresse, ils descendirent promptement de leurs chevaux, et entrèrent dans le château. Ils virent Frimelgus qui traînait leur sœur par les cheveux, et, dégainant leurs sabres, ils tombèrent sur lui et le criblèrent de blessures. Puis, prenant Marguerite en croupe, ils quittèrent aussitôt le château, et s’en retournèrent avec elle à la maison, après avoir, pourtant, rempli leurs poches d’or et de pierres précieuses[7].

II

Quelque temps après le retour de Marguerite chez son père, quand on connut qu’elle était veuve, de nouveaux prétendants à sa main se présentèrent de tous côtés, de riches marchands et de nobles seigneurs. Mais, elle n’avait pas oublié la manière dont l’avait traitée le cruel Frimelgus, et elle répondait invariablement à tous qu’elle avait fait serment de ne jamais se remarier à homme qui vécût. C’était leur dire clairement qu’elle ne voulait pas se remarier.

Un jour, pourtant, vint un seigneur magnifiquement vêtu, monté sur un cheval superbe, et que personne ne connaissait, dans le pays. Il demanda à parler à Marguerite. Celle-ci le reçut poliment et lui dit, comme aux autres, qu’elle avait fait serment de ne jamais se remarier à homme qui vécût.

— Je ne suis pas un homme vivant, lui répondit l’inconnu.

— Comment, vous n’êtes pas un homme vivant ; mais, qui êtes-vous donc, alors ?

— Un mort, et vous pouvez m’épouser, sans manquer à votre serment.

— Serait-il possible ?

— Croyez-m’en, rien n’est plus vrai.

— Hé bien ! s’il en est ainsi, je ne dis pas non.

Elle brûlait d’envie de se remarier, il faut le croire.

Bref, ils furent fiancés et mariés promptement, et il y eut un grand festin de noces.

En se levant de table, le nouveau marié se rendit dans la cour avec sa femme, et, montant sur son cheval, il la prit en croupe et partit aussitôt, au galop, sans dire à personne où il allait. Tout le monde en fut étonné. Un des frères de Marguerite, voyant cela, monta aussi sur son cheval, et voulut les suivre. Mais, quelque bon cavalier qu’il fût, il ne put les atteindre. Il jura néanmoins qu’il ne retournerait pas à la maison, avant d’avoir su où était allée sa sœur.

Le cheval qui emportait Marguerite et son nouveau mari voyageait à travers les airs, et il les porta dans un château magnifique. Rien ne manquait dans ce château de ce qui peut plaire à une jeune femme, ni riches tissus de soie et d’or, ni diamants et perles, ni beaux jardins remplis de fleurs aux suaves parfums et de fruits délicieux. Et pourtant, elle ne s’y trouvait pas heureuse, et elle s’ennuyait. Pourquoi donc s’ennuyait-elle ? Parce qu’elle était toujours seule, tout le long des jours. Son mari partait, tous les matins, de bonne heure, et ne rentrait qu’au coucher du soleil.

Elle l’avait souvent prié de l’emmener avec lui, dans ses voyages, et toujours il avait refusé.

Un jour qu’elle se promenait dans le bois qui entourait le château, elle fut bien étonnée de voir un jeune cavalier qui venait par la grande avenue, car depuis qu’elle était là, aucun étranger n’était encore venu lui faire visite. Son étonnement augmenta encore, lorsqu’elle reconnut que ce cavalier était son plus jeune frère. Elle courut à lui et l’embrassa et lui témoigna une grande joie de le revoir. Puis, elle le conduisit au château et lui servit elle-même à manger et à boire, car il était épuisé et fatigué d’un si long voyage.

— Où est aussi mon beau-frère, sœur chérie ? demanda-t-il, au bout de quelque temps.

— Il n’est pas à la maison, pour le moment, mais, il arrivera ce soir, au coucher du soleil.

— Tu me parais être plus heureuse ici avec lui que tu ne l’étais avec Frimelgus ?

— Oui vraiment, mon frère, je suis assez heureuse ici, et pourtant, je m’y ennuie beaucoup.

— Comment peut-on s’ennuyer, dans un si beau château ?

— C’est que je suis seule, tout le long des jours, frère chéri ; mon mari n’est jamais avec moi, que la nuit, et il part tous les matins, aussitôt que le soleil se lève.

— Où donc va-t-il ainsi, tous les matins ?

— Au paradis, dit-il.

— Au paradis ? Mais pourquoi ne t’emmène-t-il pas avec lui, alors ?

— Je l’ai souvent prié de m’emmener avec lui, mais il ne le veut pas.

— Hé bien ! je lui demanderai aussi, moi, de me permettre de l’accompagner, car je voudrais bien voir le paradis.

Tôt après, le maître du château arriva. Sa femme lui présenta son frère, et il témoigna de la joie de le revoir. Puis, il mangea, car il avait grand’faim. Le frère de Marguerite lui demanda alors :

— Dites, beau-frère, où allez-vous donc ainsi, tous les matins, de si bonne heure, laissant votre femme toute seule à la maison, où elle s’ennuie beaucoup ?

— Je vais au paradis, beau-frère.

— Je voudrais bien aussi, moi, voir le paradis, et si vous consentiez à m’emmener avec vous, une fois seulement, vous me feriez grand plaisir.

— Hé bien ! demain matin, vous pourrez venir avec moi, beau-frère ; mais, à la condition que vous ne m’adresserez aucune question, ni ne direz même pas un seul mot, pendant le voyage, quoi que vous puissiez voir ou entendre, autrement, je vous abandonnerai aussitôt en route.

— C’est convenu, beau-frère, je ne dirai pas un mot.

Le lendemain matin, le maître du château était sur pied de bonne heure. Il alla frapper à la porte de son beau-frère, en disant :

— Allons, beau-frère, debout, vite, il est temps de partir !

Et quand il se fut levé et qu’il fut prêt, il lui dit encore :

— Prends les basques de mon habit et tiens bon !

Le frère de Marguerite prit à deux mains les basques de l’habit de son beau-frère, et celui-ci s’éleva, alors, en l’air et l’emporta par-dessus le grand bois qui entourait le château, avec une telle rapidité, que l’hirondelle ne pouvait les suivre. Ils passèrent par-dessus une grande prairie, où il y avait beaucoup de bœufs et de vaches, et, bien que l’herbe fût abondante autour d’eux, bœufs et vaches étaient maigres et décharnés, au point de n’avoir guère que les os et la peau. Cela étonna fort le frère de Marguerite, et il allait en demander la raison à son compagnon de voyage, lorsqu’il se rappela à temps qu’il avait promis de ne lui adresser aucune question, et il garda le silence.

Ils continuèrent leur route et passèrent, plus loin, au-dessus d’une grande plaine aride et toute couverte de sable et de pierres ; et pourtant, sur ce sable étaient couchés des bœufs et des vaches si gras, et qui paraissaient si heureux, que c’était plaisir de les voir. Le frère de Marguerite ne souffla mot encore, bien que cela lui parût bien étrange.

Plus loin encore, il vit un troupeau de corbeaux qui se battaient avec tant d’acharnement et de fureur, qu’il en tombait sur la terre comme une pluie de sang. Il continua de garder le silence. Ils descendirent, alors, dans un lieu d’où partaient trois routes. Une d’elles était belle, unie, avec de belles fleurs parfumées, des deux côtés ; une autre était belle et unie aussi, mais moins que la première, pourtant ; enfin, la troisième était d’un accès difficile, montante et encombrée de ronces, d’épines, d’orties et de toutes sortes de reptiles hideux et venimeux. Ce fut cette dernière route que prit le mari de Marguerite. Son beau-frère, s’oubliant, lui dit, alors :

— Pourquoi prendre cette vilaine route, puisqu’en voilà deux autres qui sont si belles !

À peine eut-il prononcé ces mots, que l’autre l’abandonna, dans ce mauvais chemin, en lui disant :

— Reste là à m’attendre, jusqu’à ce que je m’en retourne, ce soir.

Et il continua sa route.

Au coucher du soleil, quand il repassa par là, il reprit son beau-frère, tout rompu et tout sanglant, et ils retournèrent ensemble au château. Le frère de Marguerite remarqua, chemin faisant, que les corbeaux se battaient toujours, que les bœufs et les vaches étaient aussi maigres et décharnés que devant, dans l’herbe grasse et haute, aussi gras et luisants, dans la plaine aride et sablonneuse, et, comme il pouvait parler, à présent, il demanda l’explication des choses extraordinaires qu’il avait vues, durant le voyage.

— Les bœufs et les vaches maigres et décharnés, au milieu de l’herbe abondante et grasse, lui répondit son beau-frère, sont les riches de la terre, qui, avec tous leurs biens, sont encore pauvres et malheureux, parce qu’ils ne sont jamais contents de ce qu’ils ont et désirent toujours en avoir davantage ; les bœufs et les vaches gras et heureux, sur le sable aride et brûlé, les pauvres contents de la position que Dieu leur a faite, et qui ne se plaignent pas.

— Et les corbeaux qui se battent avec acharnement ?

— Ce sont les époux qui ne peuvent pas s’entendre et vivre en paix, sur la terre, et qui sont toujours à se quereller et à se battre.

— Dites-moi encore, beau-frère, pourquoi vous avez pris le chemin montant et rempli de ronces, d’épines et de reptiles hideux et venimeux, quand il y a là, à côté, deux autres chemins qui sont si beaux et si unis, et où il doit être si agréable de marcher ?

— Ces deux chemins là sont, le plus beau et le plus large, le chemin de l’enfer, et l’autre, le chemin du purgatoire. Celui que j’ai suivi est difficile, étroit, montant et parsemé d’obstacles de toute sorte ; mais, c’est le chemin du paradis.

— Pourquoi donc, beau-frère, puisque vous pouvez aller tous les jours au paradis, n’y restez-vous pas, et n’y emmenez-vous pas ma sœur avec vous ?

— Après ma mort, Dieu me donna pour pénitence de revenir tous les jours sur la terre, jusqu’à ce que j’eusse trouvé une femme pour m’épouser, quoique mort[8]

Conté par Droniou, meunier, de Plouaret, 1870.)

IV

LE CHÂTEAU DE CRISTAL

Séparateur



I l y avait une fois deux pauvres gens, mari et femme, qui avaient sept enfants, six garçons et une fille. Le plus jeune des garçons, Yvon, et la fille Yvonne, étaient un peu pauvres d’esprit, ou du moins le paraissaient, et leurs frères leur faisaient toutes sortes de misères. La pauvre Yvonne en était toute triste, et ne riait presque jamais. Tous les matins, ses frères l’envoyaient garder les vaches et les moutons, sur une grande lande, avec un morceau de pain d’orge ou une galette de blé noir pour toute pitance, et elle ne revenait que le soir, au coucher du soleil. Un matin que, selon son habitude, elle conduisait ses vaches et ses moutons au pâturage, elle rencontra en son chemin un jeune homme si beau et si brillant qu’elle crut voir le soleil en personne. Et le jeune homme s’avança vers elle et lui demanda :

— Voudriez-vous vous marier avec moi, jeune fille ?

Voilà Yvonne bien étonnée et bien embarrassée de savoir que répondre.

— Je ne sais pas, dit-elle, en baissant les yeux ; on me fait assez mauvaise vie, à la maison.

— Eh bien ! réfléchissez-y, et demain matin, à la même heure, je me retrouverai ici, quand vous passerez, pour avoir votre réponse.

Et le beau jeune homme disparut, alors. Toute la journée, la jeune fille ne fit que rêver de lui. Au coucher du soleil, elle revint à la maison, chassant devant elle son troupeau et chantant gaîment. Tout le monde en fut étonné, et l’on se demandait :

— Qu’est-il donc arrivé à Yvonne, pour chanter de la sorte ?

Quand elle eut rentré ses vaches et ses moutons à l’étable, elle se rendit auprès de sa mère, et lui conta son aventure et demanda ce qu’elle devait répondre, le lendemain.

— Pauvre sotte ! lui dit sa mère, quel conte me faites-vous là ? Et puis, pourquoi songer à vous marier, pour être malheureuse ?

— Je ne le serai jamais plus qu’à présent, ma mère.

Sa mère haussa les épaules, et lui tourna le dos.

Le lendemain matin, aussitôt le soleil levé, Yvonne se rendit, comme à l’ordinaire, à la grand’lande, avec ses vaches et ses moutons. Elle rencontra, au même endroit que la veille, le beau jeune homme, qui lui demanda encore :

— Eh bien ! mon enfant, voulez-vous être ma femme ?

— Je le veux bien, répondit-elle, en rougissant.

— Alors, je vais vous accompagner jusque chez vos parents, pour demander leur consentement.

Et il alla avec elle chez ses parents. Le père et la mère et les frères aussi furent étonnés de voir un si beau prince, et si richement paré, vouloir épouser la pauvre bergère, et personne ne songea à dire non.

— Mais, qui êtes-vous aussi ? demanda pourtant la mère.

— Vous le saurez, le jour du mariage, répondit le prince.

On fixa un jour pour la cérémonie et le prince partit, alors, laissant tout le monde dans le plus grand étonnement, et l’on s’occupa des préparatifs de la noce.

Au jour convenu, le prince vint, avec un garçon d’honneur presque aussi beau que lui. Ils étaient montés sur un beau char doré, attelé de quatre magnifiques chevaux blancs ; et ils étaient si parés et si brillants, eux et leur char et leurs chevaux, qu’ils éclairaient tout, sur leur passage, comme le soleil.

Les noces furent célébrées avec beaucoup de pompe et de solennité, et, en se levant de table, le prince dit à la nouvelle mariée de monter sur son char, pour qu’il la conduisît à son palais. Yvonne demanda un peu de répit, afin d’emporter quelques vêtements.

— C’est inutile, lui dit le prince, vous en trouverez à discrétion, dans mon palais.

Et elle monta sur le char, à côté de son mari. Au moment de partir, ses frères demandèrent :

— Quand nous voudrons faire visite à notre sœur, où pourrons-nous la voir ?

— Au Château de Cristal, de l’autre côté de la Mer Noire, répondit le prince. Et il partit aussitôt.

Environ un an après, comme les six frères n’avaient aucune nouvelle de leur sœur, et qu’ils étaient curieux de savoir comment elle se trouvait avec son mari, ils résolurent d’aller à sa recherche. Les cinq aînés montèrent donc sur de beaux chevaux et se mirent en route. Leur jeune frère Yvon voulut aussi les accompagner, mais ils le forcèrent à rester à la maison.

Ils marchaient, ils marchaient, toujours du côté du soleil levant, et demandant partout des nouvelles du Château de Cristal. Mais, personne ne savait où se trouvait le Château de Cristal. Enfin, après avoir parcouru beaucoup de pays, ils arrivèrent un jour sur la lisière d’une grande forêt, qui avait au moins cinquante lieues de circonférence. Ils demandèrent à un vieux bûcheron qu’ils rencontrèrent s’il ne pouvait pas leur indiquer la route pour aller au Château de Cristal.

Le bûcheron leur répondit :

— Il y a dans la forêt une grande allée que l’on appelle l’allée du Château de Cristal, et peut-être conduit-elle au château dont vous parlez, car je n’y suis jamais allé.

Les cinq frères entrèrent dans la forêt. Ils n’étaient pas allés loin, qu’ils entendirent un grand bruit, au-dessus de leurs têtes, comme d’un orage passant sur les cimes des arbres, avec du tonnerre et des éclairs. Ils en furent effrayés, et leurs chevaux aussi, au point qu’ils eurent beaucoup de peine à les maintenir. Mais, le bruit et les éclairs cessèrent bientôt, et ils continuèrent leur route. La nuit approchait, et ils étaient inquiets, car la forêt abondait en bêtes fauves de toute sorte. Un d’eux monta sur un arbre, pour voir s’il n’apercevrait pas le Château de Cristal, ou quelque autre habitation.

— Que vois-tu ? lui demandèrent ses frères, d’en bas.

— Je ne vois que du bois, du bois… de tous les côtés, au loin, au loin !…

Il descendit de l’arbre, et il se remirent en marche. Mais, la nuit survint, et ils ne voyaient plus pour se diriger dans la forêt. Un d’eux monta encore sur un arbre.

— Que vois-tu ? lui demandèrent ses frères.

— Je vois un grand feu, là-bas !

— Jette ton chapeau dans la direction du feu, et descends.

Et ils se remirent en route, dans la direction où était le feu, persuadés qu’il devait y avoir là quelque habitation humaine. Mais, bientôt ils entendirent encore un grand bruit, au-dessus de leurs têtes, beaucoup plus grand que la première fois. Les arbres s’entrechoquaient et craquaient, et des branches cassées et des éclats de bois tombaient à terre, de tous côtés. Et du tonnerre ! et des éclairs !… c’était effrayant !… Puis, tout d’un coup, le silence se rétablit, et la nuit redevint calme et sereine.

Ils reprirent leur marche, et arrivèrent au feu qu’ils cherchaient. Une vieille femme, aux dents longues et branlantes, et toute barbue, l’entretenait, en y jetant force bois. Ils s’avancèrent jusqu’à elle, et l’aîné d’entre eux lui parla de la sorte :

— Bonsoir, grand’mère ? Pourriez-vous nous enseigner le chemin pour aller au Château de Cristal ?

— Oui vraiment, mes enfants, je sais où est le Château de Cristal, répondit la vieille ; mais, attendez ici jusqu’à ce que mon fils aîné soit rentré, et celui-là vous donnera des nouvelles toutes fraîches du Château de Cristal, car il y va tous les jours. Il est en voyage, pour le moment, mais, il ne tardera pas à rentrer. Peut-être même l’avez-vous vu, dans la forêt ?

— Nous n’avons vu personne, dans la forêt, grand’mère.

— Vous avez dû l’entendre, alors, car on l’entend ordinairement où il passe, celui-là… Tenez ! le voilà qui arrive : l’entendez-vous ?

Et ils entendirent, en effet, un vacarme pareil à celui qu’ils avaient entendu deux fois, dans la forêt, mais plus effrayant encore.

— Cachez-vous, vite, là, sous les branches d’arbres, leur dit la vieille, car mon fils, quand il rentre, a toujours grand’faim, et je crains qu’il ne veuille vous manger.

Les cinq frères se cachèrent de leur mieux, et un géant descendit du ciel, et, dès qu’il eut touché la terre, il se mit à flairer l’air et dit :

— Il y a ici odeur de chrétien, mère, et il faut que j’en mange, car j’ai grand’faim !

La vieille prit un gros bâton, et, le montrant au géant : — « Vous voulez toujours tout manger, vous ! Mais, gare à mon bâton, si vous faites le moindre mal à mes neveux, les fils de ma sœur, des enfants si gentils et si sages, qui sont venus me voir. »

Le géant trembla de peur, à la menace de la vieille, et promit de ne pas faire de mal à ses cousins.

Alors, la vieille dit aux cinq frères qu’ils pouvaient se montrer, et les présenta à son fils, qui dit :

— Ils sont bien gentils, c’est vrai, mes cousins, mais, comme ils sont petits, mère !

Enfin, en leur qualité de cousins, il voulut bien ne pas les manger.

— Non seulement vous ne leur ferez pas de mal, mais, il faut encore que vous leur rendiez service, lui dit sa mère.

— Quel service faut-il donc que je leur rende ?

— Il faut que vous les conduisiez au Château de Cristal, où ils veulent aller voir leur sœur.

— Je ne puis pas les conduire jusqu’au Château de Cristal, mais, je les conduirai volontiers un bon bout de chemin, et les mettrai sur la bonne voie.

— Merci, cousin, nous n’en demandons pas davantage, dirent les cinq frères.

— Eh bien ! couchez-vous là, près du feu, et dormez, car il faut que nous partions demain matin, de bonne heure. Je vous éveillerai, quand le moment sera venu.

Les cinq frères se couchèrent dans leurs manteaux, autour du feu, et feignirent de dormir ; mais, ils ne dormaient pas, car ils n’osaient pas trop se fier à la promesse de leur cousin le géant. Celui-ci se mit, alors, à souper, et il avalait un mouton à chaque bouchée.

Vers minuit, il éveilla les cinq frères et leur dit :

— Allons ! debout, cousins, il est temps de partir.

Il étendit un grand drap noir sur la terre, près du feu, et dit aux cinq frères de se mettre dessus, montés sur leurs chevaux. Ce qu’ils firent. Alors, le géant entra dans le feu, et sa mère y jeta force bois, pour l’alimenter. À mesure que le feu augmentait, les frères entendaient s’élever graduellement un bruit pareil à celui qu’ils avaient entendu dans la forêt, en venant, et, peu à peu, le drap sur lequel ils étaient se soulevait de terre, avec eux et leurs chevaux. Quand les habits du géant furent consumés, il s’éleva dans l’air, sous la forme d’une énorme boule de feu. Le drap noir s’éleva aussi à sa suite, emportant les cinq frères et leurs chevaux, et les voilà de voyager ensemble, à travers l’air. Au bout de quelque temps, le drap noir, avec les cinq frères et leurs chevaux, fut déposé sur une grande plaine. Une moitié de cette plaine était aride et brûlée, et l’autre moitié était fertile et couverte d’herbe haute et grasse. Dans la partie aride et brûlée de la plaine, il y avait un troupeau de chevaux, gras, luisants et pleins d’ardeur ; au contraire, dans la partie où l’herbe était abondante et grasse, on voyait un autre troupeau de chevaux maigres, décharnés et se soutenant à peine sur leurs jambes. Et ils se battaient et cherchaient à se manger réciproquement.

Le géant, ou la boule de feu, avait poursuivi sa route, après avoir déposé les frères sur cette plaine, et il leur avait dit : — « Vous êtes là sur la bonne voie pour aller au Château de Cristal ; tâchez de vous en tirer, à présent, de votre mieux, car je ne puis vous conduire plus loin. »

Leurs chevaux étaient morts en touchant la terre, de sorte qu’ils se trouvaient, à présent, à pied. Ils essayèrent d’abord de prendre chacun un des beaux chevaux qu’ils voyaient dans la partie aride de la plaine ; mais, ils ne purent jamais en venir à bout. Ils se rabattirent, alors, sur les chevaux maigres et décharnés, en prirent chacun un, et montèrent dessus. Mais, les chevaux les emportèrent parmi les ajoncs et les broussailles qui couvraient une partie de la plaine, et les jetèrent à terre, tout meurtris et sanglants. Les voilà bien embarrassés ! Que faire ? — Retournons à la maison, nous n’arriverons jamais à ce château maudit, dit un d’eux.

— C’est, en effet, ce que nous avons de mieux à faire, répondirent les autres.

Et ils retournèrent sur leurs pas ; mais, ils évitèrent de repasser par l’endroit où ils avaient rencontré la vieille femme qui entretenait le feu, et le géant son fils.

Ils arrivèrent enfin à la maison, après beaucoup de mal et de fatigue, et racontèrent tout ce qui leur était arrivé, dans leur voyage. Leur jeune frère Yvon était, selon son ordinaire, assis sur un galet rond, au coin du foyer, et, quand il entendit le récit de leurs aventures et tout le mal qu’ils avaient eu, sans pourtant réussir à voir leur sœur, il dit :

— Moi, je veux aussi tenter l’aventure, à mon tour, et, je ne reviendrai pas à la maison sans avoir vu ma sœur Yvonne.

— Toi, imbécile ! lui dirent ses frères, en haussant les épaules.

— Oui, moi, et je verrai ma sœur Yvonne, vous dis-je, en quelque lieu qu’elle soit.

On lui donna un vieux cheval fourbu, une vraie rosse, et il partit, seul.

Il suivit la même route que ses frères, se dirigeant toujours du côté du soleil levant, arriva aussi à la forêt et, à l’entrée de l’avenue du Château de Cristal, il rencontra une vieille femme qui lui demanda :

— Où allez-vous ainsi, mon enfant ?

— Au Château de Cristal, grand’mère, pour voir ma sœur.

— Eh bien ! mon enfant, n’allez pas par ce chemin-là, mais par celui-ci, jusqu’à ce que vous arriviez à une grande plaine ; alors, vous suivrez la lisière de cette plaine, jusqu’à ce que vous voyiez une route dont la terre est noire. Prenez cette route-là, et, quoi qu’il arrive, quoi que vous puissiez voir ou entendre, quand bien même le chemin serait plein de feu, ne vous effrayez de rien, marchez toujours droit devant vous, et vous arriverez au Château de Cristal, et vous verrez votre sœur.

— Merci, grand’mère, répondit Yvon, et il s’engagea dans le chemin que lui montra la vieille.

Il arriva, sans tarder, à la plaine dont elle lui avait parlé, et la côtoya tout du long, jusqu’à ce qu’il vît la route à la terre noire. Il voulut la prendre, suivant le conseil de la vieille, mais, elle était remplie, à l’entrée, de serpents entrelacés, de sorte qu’il eut peur et hésita un moment. Son cheval lui-même reculait d’horreur, quand il voulait le pousser dans ce chemin. Comment faire ? se dit-il ; on m’a pourtant dit qu’il fallait passer par là !

Il enfonça ses éperons dans les flancs de son cheval, et il entra dans la route aux serpents et à la terre noire. Mais, aussitôt, les serpents s’enroulèrent autour des jambes de l’animal, le mordirent, et il tomba mort sur la place. Voilà le pauvre Yvon à pied, au milieu de ces hideux reptiles, qui sifflaient et se dressaient menaçants autour de lui. Mais, il ne perdit pas courage pour cela ; il continua de marcher, et arriva enfin à l’autre extrémité de la route, sans avoir éprouvé aucun mal. Il en fut quitte pour la peur.

Il se trouva, alors, au bord d’un grand étang, et il ne voyait aucune barque pour passer de l’autre côté, et il ne savait pas nager, de sorte qu’il était encore fort embarrassé. — « Comment faire ? se disait-il ; je ne veux pourtant pas retourner sur mes pas ; j’essayerai de passer, arrive que pourra. »

Et il entra résolument dans l’eau. Il en eut d’abord jusqu’aux genoux, puis jusqu’aux aisselles, puis jusqu’au menton, et enfin par-dessus la tête. Il continua d’avancer, malgré tout, et finit par arriver, sans mal, de l’autre côté de l’étang.

En sortant de l’eau, il se trouve à l’entrée d’un chemin profond, étroit et sombre et rempli d’épines et de ronces qui allaient d’un bord à l’autre de la route, et avaient racine en terre des deux bouts. — « Je ne pourrai jamais passer par là, se disait-il. » Il ne désespéra pourtant pas. Il se glissa, à quatre pattes, par-dessous les ronces, rampa comme une couleuvre et finit par passer. Dans quel état, hélas ! Son corps était tout déchiré et tout sanglant, et il n’avait plus le moindre lambeau de vêtement sur lui. Mais, il avait passé, malgré tout.

Un peu plus loin, il vit venir à lui, au grand galop, un cheval maigre et décharné. Le cheval, arrivé près de lui, s’arrêta comme pour l’inviter à monter sur son dos. Il reconnut alors que c’était son propre cheval, qu’il avait cru mort. Il lui témoigna beaucoup de joie de le retrouver en vie, et monta sur son dos en lui disant : — « Mille bénédictions sur toi, mon pauvre animal, car je suis rendu de fatigue. Je n’en puis plus. »

Ils continuèrent leur route, et arrivèrent alors à un endroit où il y avait un grand rocher, placé sur deux autres grands rochers. Le cheval frappa du pied le rocher de dessus, qui bascula aussitôt et laissa voir l’entrée d’un souterrain, et il entendit une voix qui en sortit, et dit : — « Descends de ton cheval, et entre. »

Il obéit à la voix, descendit de cheval et entra dans le souterrain. Il fut d’abord suffoqué par une odeur insupportable, une odeur de reptiles venimeux de toute sorte. Le souterrain était, de plus, fort obscur, et il ne pouvait avancer qu’à tâtons. Au bout de quelques moments, il entendit derrière lui un vacarme épouvantable, comme si une légion de démons s’avançait sur lui. Il faudra, sans doute, mourir ici, pensa-t-il. Il continua, pourtant, d’avancer de son mieux. Il vit enfin poindre devant lui une petite lumière, et cela lui donna du courage. Le vacarme allait toujours croissant, derrière lui, et approchant. Mais, la lumière aussi grandissait, à mesure qu’il s’avançait vers elle. Enfin, il sortit sain et sauf du souterrain…

Il se trouva alors dans un carrefour, et il fut encore embarrassé. Quel chemin prendre ? Il suivit celui qui faisait face au souterrain, et continua d’aller tout droit devant lui. Il y avait beaucoup de barrières sur ce chemin, hautes et difficiles à franchir. Ne pouvant les ouvrir, il grimpait sur les poteaux, et passait par-dessus. La route allait, à présent, en descendant, et, à l’extrémité, tout lui paraissait être de cristal. Il voyait un château de cristal, un ciel de cristal, un soleil de cristal, enfin tout ce qu’il voyait était de cristal. — « C’est dans un château de cristal qu’on m’a dit que ma sœur demeure, et j’approche, sans doute, du terme de mon voyage et de mes peines, car voilà bien un château de cristal, » — se dit-il avec joie.

Le voilà près du château. Il était si beau, si resplendissant de lumière, que ses yeux en étaient éblouis. Il entra dans la cour. Comme tout était beau et brillant, par-là ! Il voit un grand nombre de portes sur le château ; mais, elles sont toutes fermées. Il parvient à se glisser dans une cave, par un soupirail, puis, de là, il monte et se trouve dans une grande salle, magnifique et resplendissante de lumière. Six portes donnent sur cette salle, et elles s’ouvrent d’elles-mêmes, dès qu’il les touche. De cette première salle, il passe dans une seconde, plus belle encore. Trois autres portes sont à la suite les unes des autres, donnant sur trois autres salles, toutes plus belles les unes que les autres. Dans la dernière salle, il voit sa sœur endormie sur un beau lit. Il reste quelque temps à la regarder, immobile d’admiration, tant il la trouve belle. Mais, elle ne s’éveillait pas, et le soir vint. Alors, il entend comme le bruit des pas de quelqu’un qui vient et fait résonner des grelots, à chaque pas. Puis, il voit entrer un beau jeune homme, qui va droit au lit sur lequel était couchée Yvonne, et lui donne trois soufflets retentissants. Pourtant, elle ne s’éveille ni ne bouge. Alors, le beau jeune homme se couche aussi sur le lit, à côté d’elle. Voilà Yvon bien embarrassé, ne sachant s’il doit s’en aller ou rester. Il se décide à rester, car il lui paraît que cet homme traite sa sœur d’une singulière façon. Le jeune mari s’endort aussi à côté de sa femme. Ce qui étonne encore Yvon, c’est qu’il n’entend pas le moindre bruit dans le château, et qu’il paraît qu’on n’y mange pas. Lui-même, qui était arrivé avec un grand appétit, n’en a plus du tout, à présent. La nuit se passe dans le plus profond silence. Au point du jour, le mari d’Yvonne s’éveille et donne encore à sa femme trois soufflets retentissants. Mais, elle ne paraît pas s’en apercevoir, et ne s’éveille toujours pas. Puis il part aussitôt.

Tout cela étonnait fort Yvon, toujours silencieux, dans son coin. Il craignait que sa sœur ne fût morte. Il se décida enfin, pour s’en assurer, à lui donner un baiser. Elle s’éveilla alors, ouvrit les yeux et s’écria, en voyant son frère près d’elle :

— Oh ! que j’ai de joie de te revoir, mon frère chéri !

Et ils s’embrassèrent tendrement. Alors Yvon demanda à Yvonne :

— Et ton mari, où est-il, sœur chérie ?

— Il est parti en voyage, frère chéri.

— Est-ce qu’il y a longtemps qu’il n’a pas été à la maison ?

— Non, vraiment, il n’y a pas longtemps, frère chéri ; il vient de partir, il n’y a qu’un moment.

— Comment, est-ce que tu ne serais pas heureuse avec lui, ma pauvre sœur ?

— Je suis très heureuse avec lui, frère chéri.

— Je l’ai pourtant vu te donner trois bons soufflets, hier soir, en arrivant, et trois autres, ce matin, avant de partir.

— Que dis-tu là, frère chéri ? Des soufflets !… C’est des baisers qu’il me donne, le soir et le matin.

— De singuliers baisers, ma foi ! Mais, puisque tu ne t’en plains pas, après tout… Comment, mais on ne mange donc jamais ici ?

— Depuis que je suis ici, mon frère chéri, je n’ai jamais éprouvé ni faim, ni soif, ni froid, ni chaud, ni aucun besoin, ni aucune contrariété. Est-ce que tu as faim, toi ?

— Non, vraiment, et c’est ce qui m’étonne. Est-ce qu’il n’y a que toi et ton mari dans ce beau château ?

— Oh ! si. Nous sommes nombreux ici, mon frère chéri. Quand je suis arrivée, j’ai vu tous ceux qui y sont ; mais, depuis, je ne les ai jamais revus, parce que je leur avais parlé, quoiqu’on me l’eût défendu.

Ils passèrent la journée ensemble, à se promener par le château et à causer de leurs parents, de leur pays et d’autres choses. Le soir, le mari d’Yvonne arriva, à son heure ordinaire. Il reconnut son beau-frère, et témoigna de la joie, de le revoir.

— Vous êtes donc venu nous voir, beau-frère ? lui dit-il.

— Oui, beau-frère, et ce n’est pas sans beaucoup de mal.

— Je le crois, car tout le monde ne peut pas venir jusqu’ici ; mais, vous retournerez à la maison plus facilement : je vous ferai passer les mauvais chemins.

Yvon resta quelques jours avec sa sœur. Son beau-frère partait, tous les matins, sans dire où il allait, et était absent durant tout le jour. Yvon, intrigué par cette conduite, demanda, un jour, à sa sœur :

— Où donc va ton mari ainsi, tous les matins ? Quel métier a-t-il aussi ?

— Je ne sais pas, mon frère chéri ; il ne m’en a jamais rien dit. Il est vrai que je ne le lui ai pas demandé aussi.

— Eh bien ! moi, j’ai envie de lui demander de me permettre de l’accompagner, car je suis curieux de savoir où il va ainsi, tous les jours.

— Oui, demande-le-lui, mon frère chéri.

Le lendemain matin, au moment où le mari d’Yvonne s’apprêtait à partir, Yvon lui dit :

— Beau-frère, j’ai envie de vous accompagner, aujourd’hui, dans votre tournée, pour voir du pays, et prendre l’air ?

— Je le veux bien, beau-frère ; mais, à la condition que vous ferez tout comme je vous dirai.

— Je vous promets, beau-frère, de vous obéir en toute chose.

— Écoutez-moi bien, alors : il faudra, d’abord, ne toucher à rien et ne parler qu’à moi seul, quoi que vous voyiez ou entendiez.

— Je vous promets de ne toucher à rien et de ne parler qu’à vous seul.

— C’est bien ; partons, alors.

Et ils partirent de compagnie du Château de Cristal. Ils suivirent d’abord un sentier étroit, où ils ne pouvaient marcher tous les deux de front. Le mari d’Yvonne marchait devant, et Yvon le suivait de près. Ils arrivèrent ainsi à une grande plaine sablonneuse, aride et brûlée. Et, pourtant, il y avait là des bœufs et des vaches gras et luisants, qui ruminaient tranquillement couchés sur le sable et qui paraissaient heureux. Cela étonna fort Yvon ; mais, il ne dit mot, pourtant.

Plus loin, ils arrivèrent à une autre plaine où l’herbe était abondante, haute et grasse, et, pourtant, il y avait là des vaches et des bœufs maigres et décharnés, et ils se battaient et beuglaient à faire pitié. Yvon trouva tout cela bien étrange encore, et il demanda à son beau-frère :

— Que signifie donc ceci, beau-frère ? Jamais je n’ai vu pareille chose : des vaches et des bœufs de bonne mine et luisants de graisse, là où il n’y a que du sable et des pierres, tandis que, dans cette belle prairie, où ils sont dans l’herbe jusqu’au ventre, vaches et bœufs sont d’une maigreur à faire pitié, et paraissent près de mourir de faim.

— Voici ce que cela signifie, beau-frère. Les vaches et les bœufs gras et luisants, dans la plaine aride et sablonneuse, ce sont les pauvres qui, contents de leur sort et de la condition que Dieu leur a faite, ne convoitent pas le bien d’autrui ; et les vaches et les bœufs maigres, dans la prairie où ils ont de l’herbe jusqu’au ventre, et qui se battent continuellement et paraissent près de mourir de faim, ce sont les riches, qui ne sont jamais satisfaits de ce qu’ils ont et cherchent toujours amasser du bien, aux dépens des autres, se querellant et se battant constamment.

Plus loin, ils virent, au bord d’une rivière, deux arbres qui s’entre-choquaient et se battaient avec tant d’acharnement qu’il en jaillissait au loin des fragments d’écorce et des éclats de bois. Yvon avait un bâton à la main, et, quand il fut près des deux arbres, il interposa son bâton entre les deux combattants, en leur disant :

— Qu’avez-vous donc à vous maltraiter de la sorte ? Cessez de vous faire du mal, et vivez en paix.

À peine eut-il prononcé ces paroles, qu’il fut étonné de voir les deux arbres se changer en deux hommes, mari et femme, qui lui parlèrent

— Notre bénédiction sur vous ! Voici trois cents ans passés que nous nous battions ainsi, avec acharnement, et personne n’avait pitié de nous, ni ne daignait nous adresser la parole. Nous sommes deux époux qui nous disputions et nous battions constamment, quand nous étions sur la terre, et, pour notre punition, Dieu nous avait condamnés à continuer de nous battre encore ici, jusqu’à ce que quelque âme charitable eut pitié de nous, et nous adressât une bonne parole. Vous avez mis fin à notre supplice, en agissant et en parlant comme vous l’avez fait, et nous allons, à présent, au paradis, où nous espérons vous revoir, un jour.

Et les deux époux disparurent aussitôt.

Alors Yvon entendit un vacarme épouvantable, des cris, des imprécations, des hurlements, des grincements de dents, des bruits de chaînes… C’était à glacer le sang dans les veines.

— Que signifie ceci ? demanda-t-il à son beau-frère.

— Ici, nous sommes à l’entrée de l’enfer ; mais, nous ne pouvons pas aller plus loin ensemble, car vous m’avez désobéi. Je vous avais bien recommandé de ne toucher et de n’adresser la parole à nul autre que moi, durant notre voyage, et vous avez parlé et touché aux deux arbres qui se battaient, au bord de la rivière. Retournez auprès de votre sœur, et moi, je vais continuer ma route. Je rentrerai à mon heure ordinaire, et alors, je vous mettrai sur le bon chemin pour retourner chez vous. »

Et Yvon s’en retourna au Château de Cristal, seul et tout confus, pendant que son beau-frère continuait sa route.

Quand sa sœur le vit revenir :

— Te voilà déjà de retour, mon frère chéri ? lui dit-elle.

— Oui, ma sœur chérie, répondit-il, tout triste.

— Et tu reviens seul ?

— Oui, je reviens seul.

— Tu auras, sans doute, désobéi en quelque chose à mon mari ?

— Oui, j’ai parlé et touché à deux arbres qui se battaient avec acharnement, au bord d’une rivière, et alors ton mari m’a dit qu’il fallait m’en retourner au château.

— Et, comme cela, tu ne sais pas où il va ?

— Non, je ne sais pas où il va.

Vers le soir, le mari d’Yvonne rentra, à son heure habituelle, et dit à Yvon :

— Vous m’avez désobéi, beau-frère ; vous avez parlé et touché, malgré ma recommandation et malgré votre promesse de n’en rien faire, et, à présent, il vous faut retourner encore un peu dans votre pays, pour voir vos parents ; vous reviendrez ici, sans tarder, et ce sera alors pour toujours.

Yvon fit ses adieux à sa sœur. Son beau-frère le mit alors sur le bon chemin pour s’en retourner dans son pays, et lui dit :

— Allez, à présent, sans crainte, et au revoir, car vous reviendrez, sans tarder.

Yvon chemine par la route où l’a mis son beau-frère, un peu triste de s’en retourner ainsi, et rien ne vient le contrarier, durant son voyage. Ce qui l’étonne le plus, c’est qu’il n’a ni faim, ni soif, ni envie de dormir. À force de marcher, sans jamais s’arrêter, ni de jour ni de nuit, — car il ne se fatiguait pas non plus, — il arrive enfin dans son pays. Il se rend à l’endroit où il s’attend à retrouver la maison de son père, et est bien étonné d’y trouver une prairie avec des hêtres et des chênes fort vieux.

— C’est pourtant ici, ou je me trompe fort, se disait-il.

Il entre dans une maison, non loin de là, et demande où demeure Iouenn Dagorn, son père.

— Iouenn Dagorn ?… Il n’y a personne de ce nom par-ici, lui répond-on.

Cependant un vieillard, qui était assis au foyer, dit :

— J’ai entendu mon grand-père parler d’un Iouenn Dagorn ; mais, il y a bien longtemps qu’il est mort, et ses enfants et les enfants de ses enfants sont également tous morts, et il n’y a plus de Dagorn dans le pays.

Le pauvre Yvon fut on ne peut plus étonné de tout ce qu’il entendait, et, comme il ne connaissait plus personne dans le pays et que personne ne le connaissait, il se dit qu’il n’avait plus rien à y faire, et que le mieux était de suivre ses parents où ils étaient allés. Il se rendit donc au cimetière et vit là leurs tombes, dont quelques-unes dataient déjà de trois cents ans.

Alors, il entra dans l’église, y pria du fond de son cœur, puis mourut sur la place, et alla, sans doute, rejoindre sa sœur, au Château de Cristal[9].

Conté par Louis Le Braz, tisserand, à Prat (Côtes-du-Nord),
novembre 1873.

V

LA PRINCESSE DE TRONKOLAINE

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Kement-man oa d’ann amzer
Ma ho devoa dennt ar ier.
Ceci se passait du temps
Où les poules avaient des dents.


I l y avait, une fois, un vieux charbonnier qui avait fait faire vingt-cinq baptêmes. Il ne trouvait plus de parrain pour le vingt-sixième enfant qui venait de lui naître. Il trouvait bien une marraine. Comme il allait à la recherche d’un parrain, il rencontra un beau carrosse, dans lequel il y avait un roi. Il s’agenouilla sur la route, son chapeau à la main. Le roi, en le voyant, descendit de son carrosse et lui donna une pièce de deux écus.

— Sauf votre grâce, sire, lui dit le charbonnier, ce n’est pas l’aumône que je cherche, mais bien un parrain pour mon dernier enfant, qui vient de naître, et je n’en trouve point.

— Pourquoi donc cela ? demanda le roi.

— C’est que, sire, j’ai déjà fait faire vingt-cinq baptêmes, et tous mes voisins ont été parrains chez moi. Je trouve bien une marraine.

— Eh bien ! reprit le roi, retournez chez vous ; venez à l’église avec l’enfant et la marraine, et je serai le parrain, moi.

Et le vieux charbonnier s’en retourna à sa hutte, tout joyeux. On avertit la marraine, et ils se rendirent à l’église avec l’enfant. Le roi y était déjà à les attendre.

Quand le baptême fut terminé, le parrain donna mille écus au père pour élever son filleul et l’envoyer à l’école. Il lui donna encore une moitié de platine pour remettre à l’enfant, qui la lui rapporterait quand il aurait atteint l’âge de dix-huit ans. Puis il partit.

L’enfant avait été nommé Charles.

À l’âge de sept ou huit ans, on envoya Charles à l’école, et il apprenait tout ce qu’il voulait. Parvenu à l’âge de dix-huit ans, son père lui remit la moitié de platine et lui dit d’aller voir son parrain, le roi de France, à sa cour, à Paris. Le jeune homme partit, monté sur un beau cheval, et ayant dans sa poche sa moitié de platine. Il avait vraiment bonne mine. Il rencontra, dans un chemin creux et étroit, une petite vieille femme, qui lui dit qu’un peu plus loin il verrait, auprès d’une fontaine, un individu qui l’inviterait à boire ; — « mais, poursuivez votre route, mon fils, et ne buvez pas, quelque insistance qu’il y mette. »

— C’est bien, grand’mère, je ne boirai pas de l’eau de la fontaine, dit Charles.

Quand il arriva à la fontaine, il vit l’individu assis à l’ombre, comme un voyageur qui se repose un instant, et il lui dit :

— Jeune homme, venez boire un peu d’eau.

— Merci ! Je n’ai pas soif, répondit-il.

— Venez boire une goutte seulement, vous n’avez jamais bu d’aussi bonne eau.

Il insista tant, qu’il s’approcha pour goûter l’eau de la fontaine. Mais, s’étant mis à genoux, pour boire à même le bassin, l’inconnu lui prit sa moitié de platine dans sa poche, sauta sur son cheval et partit au galop. Charles courut après lui ; mais, hélas ! il ne put l’atteindre, et bientôt il perdit de vue l’homme et le cheval.

— Hélas ! se dit-il, je n’ai pas obéi au conseil de la vieille femme. Que faire, maintenant ? N’importe ! j’irai à pied ; tôt ou tard, j’arriverai aussi à Paris, et alors nous verrons.

Et il se remit en route.

Quand l’homme de la fontaine, le voleur, arriva à Paris, il demanda aussitôt à parler au roi, et lui présenta sa moitié de platine. On rapprocha les deux moitiés, et l’on trouva qu’elles se ressemblaient et s’ajustaient parfaitement ; si bien que le drôle fut le bienvenu auprès du roi, qui le prenait pour son filleul, et il n’avait rien à faire tous les jours que manger, boire, faire bonne chère et se promener.

Quelque temps après, Charles arriva aussi. On le prit au palais comme pâtre. Le faux filleul, voyant cela, eut peur, et chercha les moyens de se défaire de lui et de le perdre. Il dit un jour au roi :

— Si vous saviez, mon parrain, ce que le gardeur de moutons a dit ?

— Qu’a-t-il dit ? demanda le roi.

— Ce qu’il a dit ? Il a dit qu’il était homme à aller demander au Soleil pourquoi il est si rouge, le matin, quand il se lève.

— Bah ! ce n’est pas possible, à moins qu’il n’ait perdu la tête.

— Il l’a dit, sur ma foi, mon parrain, et je pense qu’il serait bon de l’y envoyer.

On appela le gardeur de moutons auprès du roi.

— Comment ! jeune pâtre, vous avez dit que vous êtes homme à aller demander au Soleil pourquoi il est si rouge, quand il se lève, le matin ?

— Moi, mon roi ? Comment aurais-je pu dire pareille chose ?

— Vous l’avez dit, car mon filleul me l’a assuré ; il faut que vous accomplissiez ce dont vous vous êtes vanté, sinon il n’y a que la mort pour vous. Vous partirez demain matin.

Voilà le pauvre Charles bien embarrassé, je vous prie de le croire. Il ne dormit goutte de toute la nuit.

Le lendemain matin, avant de se mettre en route, il fit le signe de la croix, et dit : « À la grâce de Dieu ! »

Il se dirigea vers le levant. Il n’était pas allé loin encore qu’il rencontra un vieillard à barbe blanche, qui lui dit :

— Où allez-vous comme cela, mon fils, et pourquoi êtes-vous si triste ?

— Ma foi, grand-père, où je vais, je ne le sais guère ; et, si je suis triste, ce n’est pas sans motif. Le roi m’a ordonné d’aller demander au Soleil pourquoi il est si rouge, quand il se lève, le matin.

— Eh bien ! mon garçon, faites exactement comme je vous dirai, et vous pourrez réussir. Voici un cheval de bois ; montez dessus, et il vous portera au pays où le Soleil se lève. Vous arriverez au pied d’une montagne très haute ; vous descendrez alors, vous laisserez votre cheval au pied de la montagne et vous monterez jusqu’au sommet. Là, vous verrez un beau château. C’est le château du Soleil. Vous n’aurez qu’à entrer et faire votre commission.

— Merci, grand-père.

Charles monta sur le cheval de bois, qui s’éleva avec lui en l’air, et ils se trouvèrent bientôt au pied de la haute montagne. Charles la gravit seul jusqu’au sommet. Il aperçut alors le palais du Soleil, y entra sans obstacle et demanda :

— Le Soleil est-il à la maison ?

— Non, lui répondit une vieille femme, qui se trouvait là, — sa mère, sans doute ; — que lui voulez-vous ?

— J’ai besoin de lui parler, grand’mère.

— Eh bien ! si vous voulez attendre un peu, il arrivera sans tarder. Mais, mon pauvre enfant, mon fils aura grand’faim, quand il arrivera, et il voudra vous manger. Restez tout de même, car votre mine me plaît, et je l’empêcherai de vous faire du mal.

Bientôt après arriva le Soleil, en criant :

— J’ai faim ! j’ai grand’faim ! ma mère.

— C’est bien, asseyez-vous là, mon fils, et je vais vous donner à manger, lui dit la vieille.

— Je sens l’odeur de chrétien, mère, et il faut que je le mange ! s’écria le Soleil, un instant après.

— Eh bien ! par exemple, si vous croyez que je vais vous laisser manger cet enfant, vous vous trompez joliment ! Voyez quel charmant garçon !

— Qu’es-tu venu faire ici ? demanda le Soleil à Charles.

— On m’a commandé, Monseigneur le Soleil, de venir vous demander pourquoi vous êtes si rouge, le matin, quand vous vous levez.

— Eh bien ! je ne te ferai pas de mal, car ta mine me plaît, et je t’apprendrai même ce que tu désires savoir. La Princesse de Tronkolaine demeure là, dans un château voisin du mien, et il me faut, tous les matins, me montrer dans toute ma splendeur, quand je passe au-dessus de sa demeure, pour n’être pas vaincu par elle en beauté.

Le lendemain, le Soleil se leva de bon matin et commença sa tournée, comme d’habitude, et Charles partit aussitôt que lui. Descendu de la montagne, il retrouva son cheval de bois qui l’attendait. Il monta dessus et fut ramené en peu de temps à l’endroit où il avait rencontré le vieillard. Il était encore là qui l’attendait.

— Eh bien ! mon fils, lui dit-il, avez-vous réussi dans votre entreprise ?

— Oui, vraiment, grand-père, répondit Charles, et la bénédiction de Dieu soit sur vous !

— C’est bien ; quand vous aurez encore besoin de moi, appelez-moi et vous me reverrez.

Et aussitôt, il disparut, il ne sut comment.

Quand Charles revint au palais du roi, tout le monde était étonné de voir comme il était content et joyeux.

— Eh bien ! lui dit le roi, me diras-tu à présent pourquoi le Soleil est si rouge, le matin, quand il se lève ?

— Oui, sire, je vous le dirai.

— Et pourquoi donc ?

— C’est que, non loin du château du Soleil, se trouve celui de la Princesse de Tronkolaine, et il lui faut paraître, chaque matin, dans toute sa splendeur, quand il passe au-dessus du château, pour n’être pas éclipsé par elle.

— C’est bien, répondit le roi.

Et il le renvoya à ses moutons.

Peu de temps après, le faux filleul dit encore au roi :

— Si vous saviez, parrain, ce que le gardeur de moutons a dit ?

— Et qu’a-t-il donc dit encore ?

— Ce qu’il a dit ? Il a dit qu’il est homme à vous amener ici la Princesse de Tronkolaine, pour que vous l’épousiez.

— Vraiment ? Dites-lui de venir me trouver, tout de suite.

Le pauvre Charles se rendit auprès du roi, fort inquiet.

— Comment ! jeune pâtre, vous avez dit être capable de m’amener ici la Princesse de Tronkolaine, pour être ma femme ?

— Comment aurais-je pu dire pareille chose, sire ? Il faudrait que j’eusse complètement perdu l’esprit pour parler ainsi.

— Vous vous en êtes vanté, et il faut que vous le fassiez, sinon il n’y a que la mort pour vous.

Le lendemain matin Charles se remit en route, triste et soucieux. « Si je rencontrais encore le vieillard de l’autre fois ! » se disait-il en lui-même. À peine eut-il prononcé ces paroles, qu’il aperçut le vieillard qui venait à lui.

— Bonjour, mon fils, lui dit-il.

— À vous pareillement, grand-père.

— Où allez-vous ainsi, mon enfant ?

— Ma foi, grand-père, je n’en sais trop rien. Le roi m’a encore ordonné de lui amener à sa cour la Princesse de Tronkolaine, et je ne sais comment m’y prendre.

— C’est bien, mon garçon. Prenez d’abord cette baguette blanche. Retournez vers le roi, et dites-lui qu’il vous faut trois bateaux, dont un chargé de gruau, un autre de lard et le troisième, de viande salée. Le gruau sera pour le roi des fourmis, que vous trouverez dans une île, au milieu de la mer. Quand vous arriverez dans cette île, vous demanderez : — « N’est-ce pas ici que demeure le roi des fourmis ? — Si, vous dira-t-on. — Eh bien, voici un cadeau que j’ai pour lui, » ajouterez-vous, en montrant le bateau chargé de gruau. Alors, arriveront toutes les fourmis de l’île, et, en un instant, elles videront le bateau. — « Ma bénédiction soit avec toi ! vous dira alors le roi des fourmis, et si jamais tu as besoin de nous, appelle le roi des fourmis, et il arrivera aussitôt. » — Plus loin, vous trouverez une autre île, où demeure le roi des lions. Vous demanderez encore, en arrivant : — « N’est-ce pas ici que demeure le roi des lions ? — Si, vous sera-t-il répondu, c’est ici. » Et vous ajouterez : — « C’est que voici un cadeau que j’ai pour lui ; » — et vous montrerez le bateau chargé de lard. Alors, vous verrez arriver des lions, de tous les côtés de l’île, et, en un instant, le bateau sera vidé. Le roi des lions vous dira aussi : — « Ma bénédiction soit avec toi ! Si jamais tu as besoin de moi, tu n’auras qu’à appeler le roi des lions, et j’arriverai aussitôt. » — Enfin, vous arriverez ensuite dans une troisième île, où demeure le roi des éperviers. En y abordant, vous demanderez : — « N’est-ce pas ici que demeure le roi des éperviers ? — Si, vous sera-t-il répondu, c’est ici. — C’est bien, ajouterez-vous, voici un cadeau que j’ai pour lui. » — Et vous montrerez le bateau chargé de viande salée. Aussitôt, arrivera le roi des éperviers, accompagné de ses sujets, et, en un instant, le bateau sera vidé. — « Ma bénédiction soit avec toi ! dira aussi le roi des éperviers, et si tu as jamais besoin de moi, tu n’auras qu’à appeler le roi des éperviers, et aussitôt j’arriverai. » — Le roi, votre parrain, vous fournira les trois bateaux chargés de gruau, de lard et de viande. Avant de vous embarquer, faites une croix avec votre baguette blanche sur le sable du rivage, et aussitôt soufflera un vent favorable pour vous conduire à votre destination. Prenez bien garde à faire tout exactement comme je vous ai dit, et vous réussirez.

— Merci, et ma bénédiction soit avec vous, grand-père, dit Charles.

Et il partit.

Voilà Charles en mer, avec ses trois bateaux. Il arrive dans la première île, où demeure le roi des fourmis, et il demande :

— N’est-ce pas ici que demeure le roi des fourmis ?

— Si, c’est ici, lui répond-on.

— Eh bien, voici un cadeau que j’ai pour lui ; allez lui dire, je vous prie, de venir le recevoir.

On avertit le roi des fourmis, et il vint aussitôt, accompagné d’une infinité de fourmis. En un instant, le bateau fut vidé, et le roi dit alors

— Ma bénédiction sur toi, Charles, filleul du roi de France. Tu nous a sauvés ; car la famine désolait mon royaume, et nous allions tous mourir de faim. Si jamais tu as besoin de moi et de mes sujets, tu n’auras qu’à appeler le roi des fourmis, et j’arriverai aussitôt.

Charles continua sa route, et, pour abréger, il arriva dans l’île où demeurait le roi des lions, puis dans celle où demeurait le roi des éperviers ; il fit exactement comme lui avait recommandé le vieillard, et tous lui promirent aide et protection, au besoin. Avant de s’éloigner de l’île des éperviers, il demanda à leur roi :

— Suis-je encore loin du palais de la Princesse de Tronkolaine ?

— Vous avez encore un bon bout de chemin à faire, lui répondit-on ; mais, vous y arriverez sans mal. Quand vous arriverez, vous verrez la princesse auprès d’une fontaine, occupée à peigner ses cheveux blonds, avec un peigne d’or et un démêloir d’ivoire. Prenez bien garde d’être aperçu d’elle, avant que vous l’ayez vue, car elle vous enchanterait. Elle sera sous un oranger, qui est au-dessus de la fontaine. Allez doucement, doucement, grimpez sur l’arbre, cueillez une orange et jetez-la vite dans la fontaine. Alors la Princesse lèvera la tête, vous sourira, puis vous invitera à descendre et à l’accompagner jusqu’à son château. Vous pourrez la suivre sans crainte.

— Merci, dit Charles au roi des éperviers. Et il continua sa route.

Il arriva sans tarder au pied du château, — un château magnifique. Il vit la Princesse auprès de la fontaine, occupée à peigner ses cheveux blonds avec un peigne d’or et un démêloir d’ivoire, sous un oranger ; il grimpa sur l’arbre, sans être aperçu d’elle, cueillit une orange et la jeta dans le bassin de la fontaine. Aussitôt, la princesse leva la tête, et, voyant Charles sur l’arbre :

— Ah ! dit-elle, Charles, filleul du Roi de France, c’est donc toi qui es là ! Sois le bienvenu. Descends et accompagne-moi dans mon château. Je ne te veux point de mal ; bien au contraire.

Charles la suivit jusqu’à son château. Jamais ses yeux n’avaient rien vu d’aussi beau.

Il y avait quinze jours qu’il était là, au milieu des plaisirs de toutes sortes, quand il demanda, un jour, à la Princesse si elle consentirait à l’accompagner jusqu’au palais du roi de France ?

— Volontiers, répondit-elle, si vous accomplissez trois travaux que je vous désignerai.

— J’essayerai toujours, dit-il.

Le lendemain matin, la Princesse le conduisit dans un grenier, devant un grand tas de graines de toutes sortes. Il y avait là des graines de lin, de trèfle, de chanvre, de navet et de chou, mêlées ensemble. Elle lui dit qu’avant le coucher du soleil, il fallait qu’il eût réuni toutes les graines de même nature dans un même tas, sans qu’il y eût une graine de nature différente dans aucun des tas. Puis elle s’en alla.

Le pauvre Charles, resté seul, se mit à pleurer, parce qu’il ne croyait pas qu’il fût possible à personne au monde d’accomplir un pareil travail. Il se rappela alors le roi des fourmis. Il m’avait dit, se dit-il à lui-même, que, si jamais j’avais besoin de lui et des siens, je n’aurais qu’à les appeler, et ils viendraient à mon secours. Il me semble que j’ai assez besoin d’eux, en ce moment. Voyons donc s’il disait vrai :

— Roi des fourmis, viens à mon secours, car j’en ai grand besoin !

Et aussitôt le roi des fourmis arriva.

— Qu’y a-t-il pour votre service, demanda-t-il, Charles, filleul du roi de France ?

Charles lui fit part de son embarras.

— S’il n’y a que cela, soyez sans inquiétude, ce sera vite fait.

Le roi appela alors ses sujets, et aussitôt il arriva tant de fourmis, de tous côtés, que toute l’aire du grenier en était couverte. Il leur expliqua ce qu’il y avait à faire. Et les voilà toutes au travail. Quand ce fut fini, le roi des fourmis dit à Charles :

— C’est fait.

Charles le remercia, et il partit avec toutes ses fourmis.

Au coucher du soleil, quand vint la Princesse, elle trouva Charles assis et l’attendant tranquillement.

— Le travail est-il fait ? demanda-t-elle.

— Oui, princesse, c’est fait, répondit Charles tranquillement.

— Voyons cela.

Et elle examina tous les tas. Elle prenait une poignée de chacun et l’examinait de près. Elle ne trouva en aucun tas une graine dissemblable et qui ne fût pas à sa place. Elle en était tout étonnée.

— C’est bien travaillé, dit-elle ; allons à présent souper.

Le lendemain matin, elle commanda à Charles d’abattre toute une longue avenue de grands chênes, et elle lui donna pour outils une hache de bois, une scie de bois et des coins de bois. Tous les arbres devaient être à terre pour le coucher du soleil, le même jour.

Voilà encore notre homme bien embarrassé.

— À moins que le roi des lions ne vienne à mon secours, se dit-il, je ne me tirerai jamais d’affaire, cette fois.

Et il appela le roi des lions.

— Roi des Lions, venez à mon secours, car j’en ai grand besoin !

Et le roi des lions arriva aussitôt.

— Qu’y a-t-il pour votre service, Charles, filleul du roi de France ? demanda-t-il.

Charles lui conta son embarras.

— N’est-ce que cela ? Soyez sans inquiétude alors, ce ne sera pas long à faire.

Le roi poussa un rugissement terrible, et aussitôt il arriva des lions plein l’avenue.

— Allons ! mes enfants, leur dit le roi, déracinez et mettez-moi en pièces tous ces arbres, et vite !

Et les voilà aussitôt de se mettre à l’ouvrage, et de travailler, chacun de son mieux. Tout était encore terminé, avant le coucher du soleil.

Quand vint la Princesse, elle fut étonnée de voir tous les chênes déracinés et mis en morceaux, et Charles qui dormait ou feignait de dormir, étendu sur le dos.

— Ah ! voici, par exemple, un homme ! se dit-elle.

Elle s’approcha de Charles, tout doucement, sur la pointe des pieds, et lui donna deux baisers. Charles se réveilla.

— Le travail est fait, à ce que je vois, lui dit la Princesse.

— Oui, Princesse, le travail est fait.

— C’est bien. Allons souper, car vous devez avoir faim.

Le lendemain matin, on lui dit d’aller abattre et niveler une grande montagne, beaucoup plus haute que la montagne de Bré. On lui donna une brouette et une pelle de bois, et le travail devait être terminé avant le coucher du soleil.

Arrivé au pied de la montagne, Charles restait là à la regarder, et il se disait en lui-même :

— Comment faire cela ? Je n’en viendrai jamais à bout. Mais, le roi des éperviers n’a pas encore travaillé pour moi. Il faut que je l’appelle ; je n’ai d’autre espoir qu’en lui.

— Roi des éperviers, venez à mon secours, car j’en ai grand besoin !

Et aussitôt le roi des éperviers descendit auprès de lui.

— Qu’y a-t-il pour votre service, Charles, filleul du roi de France ? demanda-t-il.

— La Princesse de Tronkolaine m’a dit qu’il faudra abattre et niveler cette haute montagne, avant le coucher du soleil, et, si vous ne me venez en aide, je ne sais vraiment pas comment en venir à bout.

— Si ce n’est que cela, soyez sans inquiétude ; cela sera fait, avant le coucher du soleil.

Alors, le roi des éperviers poussa un cri effrayant, et aussitôt les éperviers arrivèrent, et en si grand nombre, que la lumière du soleil en était obscurcie.

— Qu’y a-t-il à faire, notre roi ? demandèrent-ils.

— Transporter cette montagne de là, de manière qu’à sa place il se trouve une plaine unie ; et vite, vite, mes enfants !

Et les voilà de déchirer la montagne avec leurs griffes, et de transporter la terre dans la mer. Si bien que le travail était encore terminé, longtemps avant le coucher du soleil, et personne n’eût dit qu’il y avait une montagne là, le matin.

Quand la Princesse vint, au coucher du soleil, elle trouva Charles qui dormait, sous un arbre, et elle lui donna encore deux baisers. Il se réveilla aussitôt, et dit :

— Eh bien ! Princesse, le travail est accompli ; voyez, il n’y a plus de montagne. Maintenant, j’espère que vous viendrez avec moi au palais du roi de France ?

— De tout mon cœur, répondit-elle, et partons tout de suite.

Et ils se dirigèrent du côté de la mer. Les bateaux de Charles se trouvaient encore là. Ils s’embarquèrent dessus, et arrivèrent sans encombre en France. Sur la route, ils visitèrent le vieillard, qui dit à Charles :

— Eh bien, mon fils, avez-vous réussi ?

— Oui, grand-père, et la bénédiction de Dieu soit avec vous !

— C’est bien. Allez, à présent, trouver votre parrain ; vos épreuves et vos peines sont terminées et vous n’aurez plus besoin de moi.

Quand Charles arriva au palais du roi, accompagné de la Princesse de Tronkolaine, tout le monde fut étonné de voir comme elle était belle. Le vieux roi en perdit la tête, et voulut se marier avec elle, tout de suite, quoique la reine sa femme ne fût pas encore morte.

— Non, lui dit la Princesse, je ne suis pas venue ici pour vous épouser, pas plus que le diable qui est ici avec vous.

— Un diable ici ! où donc est-il ? s’écria le roi.

— Celui que vous prenez pour votre filleul est un diable, et voici votre véritable filleul, dit-elle en montrant Charles ; celui-ci a eu tout le mal, et c’est à lui qu’est due la récompense, et il sera mon époux.

— Mais comment renvoyer le diable ? demanda le roi.

— Cherchez d’abord une jeune femme nouvellement mariée, et portant son premier enfant. Quand vous l’aurez trouvée, faites chauffer un four à blanc, et jetez-y le diable. Il se démènera et hurlera de rage, et fera son possible pour sortir du four ; mais, la jeune femme l’y maintiendra en lui montrant son anneau de mariage.

On trouva une jeune femme portant son premier enfant ; on chauffa un four à blanc, puis on y jeta le diable. Celui-ci se démenait et poussait des cris épouvantables, et tout le palais en tremblait. Mais, quand il essayait de sortir du feu, la jeune femme lui présentait son anneau à la gueule du four et le faisait reculer. Si bien qu’il dit alors :

— Si j’étais resté ici, une année encore, j’aurais réduit le royaume à un état désespéré.

Mais, il lui fallut crever là.

Alors, Charles fut marié à la Princesse de Tronkolaine. Le vieux charbonnier, sa femme et tous ses enfants furent aussi de la noce. — C’est là qu’il y eut un festin, alors ! Et un tintamarre et un vacarme et des bombances éternelles ! Les cloches sonnant à toute volée, la grande bannière sur pied, et les violons devant[10] !

Conté par Marguerite Philippe, de Pluzunet (Côtes-du-
Nord). — Décembre 1868.

VI

LES TROIS POILS DE LA BARBE D’OR
DU DIABLE

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Kement-man oa d’ann amzer
Ma ho devoa dennt ar ier.
Ceci se passait du temps
Où les poules avaient des dents.


I l se nommait Malo et était jardinier à la cour d’un roi. Mais, comme il était déjà âgé, il ne travaillait plus guère et avait la surveillance des autres jardiniers de la cour.

Le roi, qui aimait à causer avec lui, quand il venait se promener dans le jardin, lui dit un jour :

— Ta femme est donc enceinte encore, Malo ?

— Oui, sire, et je serai bientôt père pour la sixième fois, car, comme vous le savez, j’ai déjà cinq enfants. Mais, ce qui m’embarrasse le plus, c’est de savoir où trouver un parrain pour le sixième.

— Eh bien, que cela ne t’inquiète plus ; viens me trouver, quand ton enfant naîtra, et je lui trouverai un parrain.

Huit jours plus tard, Malo alla trouver le roi, et lui dit :

— Il vient de me naître un sixième garçon, sire.

— Eh bien, répondit le roi, c’est moi qui serai son parrain.

Le baptême fut célébré solennellement, et l’enfant fut nommé Charles. Puis, il y eut un grand dîner, au palais du roi. Vers la fin du repas, le vieux jardinier, qui avait bu un peu plus que d’habitude, était gai et dit, en levant son verre plein :

— À votre santé, sire, et Dieu fasse la grâce à mon fils nouveau-né d’être uni un jour à la princesse votre fille.

Il y avait quelques jours seulement qu’une fille était aussi née au roi.

Le monarque fut mécontent du souhait de son jardinier, et il le renvoya.

Malo entra chez un grand seigneur.

Cependant, le roi ne tarda pas à regretter son vieux jardinier, et il lui demanda de revenir à la cour, comme précédemment.

Malo, qui regrettait également les beaux jardins où il avait passé toute sa vie, et les bonnes conversations avec son roi, revint volontiers. Le roi voulut se charger de l’éducation de Charles, et Malo y consentit facilement.

Le vieux monarque n’avait pas oublié les paroles imprudentes du jardinier, au dîner du baptême, et il voulait prendre ses précautions, de bonne heure, pour empêcher la réalisation du souhait qu’il avait exprimé.

Charles fut bientôt exposé sur la grande mer, dans un berceau de verre, et abandonné à la grâce de Dieu.

Le roi attendait son marchand de vin de Bordeaux, qui devait venir lui apporter du vin. Le marchand de Bordeaux rencontra en mer le berceau où avait été exposé Charles. Il recueillit l’enfant, admira sa beauté et résolut de l’amener à sa femme et de l’adopter. Dans sa joie et son empressement à le montrer à sa femme, il fit virer de bord son bâtiment et retourna immédiatement à Bordeaux.

Sa femme fut heureuse du cadeau que lui faisait son mari, car ils n’avaient pas d’enfants, quoique mariés depuis longtemps. Charles fut dès lors élevé et instruit comme s’il eût été le propre fils du marchand. On le baptisa de nouveau, dans la crainte qu’il ne l’eût pas été déjà, et le hasard voulut qu’on lui donnât encore le nom de Charles. On lui donna des maîtres de toute sorte, et il appelait le marchand et sa femme son père et sa mère, car on le laissa dans une ignorance complète de ses premières années.

Cependant le roi, plusieurs années plus tard, fit un voyage à Bordeaux. Quand il vit Charles, il admira sa bonne mine et demanda au marchand s’il était son enfant. Le marchand lui raconta comment, l’ayant trouvé en pleine mer, dans un berceau de verre, il l’avait recueilli et adopté comme son propre enfant. Alors le roi vit clairement que c’était l’enfant de son jardinier, celui-là même dont il avait voulu se débarrasser, et demanda au marchand de le lui céder, pour qu’il en fît plus tard son secrétaire. Le marchand céda l’enfant à son roi, mais à regret.

Le roi, qui ne devait pas retourner immédiatement à Paris, envoya Charles devant et lui donna une lettre pour la reine, dans laquelle il ordonnait à celle-ci de faire mettre à mort le porteur, dès qu’il arriverait. Il ajoutait qu’il reviendrait aussi, sans retard, mais qu’il fallait que son ordre fût mis à exécution, avant son arrivée.

Charles part avec la lettre, ne se doutant pas qu’elle contenait son arrêt de mort. Il loge dans un village, au bord de la route, et y mange avec trois inconnus, des maltôtiers.

Après souper, on joue aux cartes. Charles perd tout son argent et même sa montre. On se couche. Les trois maltôtiers étaient dans la même chambre, et Charles était dans un cabinet, à côté. Il n’y avait qu’une cloison de planches à les séparer, et il entendait leur conversation : — Le pauvre garçon ! dit l’un d’eux, il a perdu tout son argent ; comment pourra-t-il payer son écot et retourner jusque chez lui ? J’ai pitié de lui ; si nous lui rendions son argent ? — Oui, répondirent les deux autres ; rendons-lui son argent.

Et un des trois alla dans sa chambre pour lui remettre son argent. Il dormait profondément, car il était très fatigué de sa marche. Sur sa table de nuit, le maltôtier aperçut une lettre cachetée ; c’était celle que le roi lui avait donnée pour être remise à la reine. Poussé par la curiosité, il rompit le cachet, lut la lettre et fut bien étonné de ce qu’elle contenait.

— Le pauvre garçon ! pensa-t-il, il porte lui-même l’ordre de le faire mettre à mort, et il ne le sait pas !

Il montra la lettre à ses deux camarades, et ils lui substituèrent une autre lettre, qui recommandait à la reine de bien accueillir et bien traiter le porteur.

Le lendemain matin, quand Charles se leva, les maltôtiers étaient déjà partis. Il retrouva dans ses poches son argent et sa montre, et sa lettre était aussi sur sa table de nuit, où il l’avait posée. Il paya son hôte et se remit en route, sans que rien lui eût fait soupçonner une substitution de lettre. Il marche, il marche, et finit par arriver à Paris. Il va tout droit au palais royal et remet sa lettre à la reine. Celle-ci l’accueille on ne peut mieux, le fait manger à sa table et l’emmène avec elle et la princesse, sa fille, dans ses visites et ses promenades.

Le roi revint au bout d’un mois, et son étonnement fut grand et grande aussi sa colère de retrouver Charles dans la société de sa femme et de sa fille.

— Comment ! dit-il à la reine, vous n’avez donc pas fait ce que je vous recommandais, dans ma lettre ?

— Vraiment, si, répondit-elle ; voici votre lettre ; relisez-la.

Le roi lut la lettre que lui présenta la reine, et vit clairement qu’il avait été trahi, mais il ignorait par qui.

Charles fut alors envoyé à l’armée, comme simple soldat. C’était un soldat exemplaire. Il devint promptement officier, et, comme il se comportait vaillamment, dans toutes les rencontres, et contribuait plus que nul autre à la victoire, il parvint vite aux plus hauts grades, et on ne parlait que de lui, à l’armée et à la ville. La princesse s’éprit d’amour pour lui, et demanda à son père de le lui laisser épouser.

— Jamais ! répondit le roi.

Survint une grande guerre, et le roi de France était sur le point de perdre une bataille décisive, quand arriva Charles avec ses soldats. Aussitôt les choses changèrent de tournure, et les Français remportèrent une grande victoire, au lieu de la défaite désastreuse dont ils étaient menacés.

La princesse demanda de nouveau à son père de lui permettre d’épouser le jeune héros.

— Je le veux bien, répondit-il, cette fois, mais, à la condition qu’il m’apportera trois poils de la barbe d’or du Diable[11].

— Et où irai-je chercher le Diable ? demanda Charles.

— En Enfer, parbleu ! lui répondit la princesse.

— C’est facile à dire ; mais, par où aller en Enfer ?

Il se mit tout de même en route, à la grâce de Dieu.

Après avoir marché longtemps et traversé bien des pays, il arriva au pied d’une haute montagne, où il vit une vieille femme qui venait de puiser de l’eau à la fontaine, dans une barrique défoncée qu’elle portait sur la tête.

— Où allez-vous ainsi, l’homme ? lui demanda la vieille ; ici, il ne vient pas de gens en vie. Je suis la mère du Diable.

— Eh bien, c’est alors votre fils que je cherche ; conduisez-moi jusqu’à lui, je vous prie.

— Mais, mon pauvre enfant, il te tuera ou t’avalera vivant, quand il te verra.

— Peut-être. Faites que je lui parle, et nous verrons après.

— Tu n’es pas peureux, à ce qu’il paraît ; mais, dis-moi ce que tu as à faire avec mon fils.

— Le roi de France m’a promis de me donner la main de sa fille, si je lui apporte trois poils de la barbe d’or du Diable, et je pense, grand’mère, que vous ne voudrez pas me faire manquer un si beau mariage pour trois poils de barbe.

— Eh bien, suis-moi, et nous verrons ; ta mine me plaît.

Et Charles suivit la vieille, qui le conduisit à un vieux château délabré et tout noir.

Aussitôt arrivée, elle se mit à faire des crêpes pour son fils, sur une poêle plus large qu’une meule de moulin.

Bientôt, on entendit un vacarme effroyable.

— Voilà mon fils qui arrive, dit la vieille ; cache-toi vite sous mon lit.

Charles se cacha sous le lit, et le fils de la vieille entra aussitôt en criant :

— J’ai grand’faim, mère, grand’faim[12] !

— Eh bien, mange, mon fils ; voilà de bonnes crêpes.

Et il se mit à manger des crêpes, qui disparaissaient comme dans un gouffre.

Quand il en eut ainsi englouti quelques douzaines, il s’interrompit un instant, et dit :

— Je sens ici odeur de chrétien, et il faut que j’en mange.

— Tu déraisonnes, mon fils, dit la vieille ; mange des crêpes et ne songe pas aux chrétiens ; tu sais bien qu’il n’en vient jamais ici.

Et il engloutit encore quelques douzaines de crêpes, puis il huma l’air et répéta :

— Je sens odeur de chrétien ici, et il faut que j’en mange.

— Laisse-moi donc tranquille avec les chrétiens, lui dit la vieille, et mange des crêpes ou va te coucher, si ton ventre est plein.

— Oui, bonne petite mère, dit-il, radouci, je suis fatigué et je vais me coucher.

Il se mit au lit, et, un instant après, il ronflait. La vieille s’approcha de lui et lui arracha un poil de sa barbe d’or. Il se gratta le menton, mais ne s’éveilla pas. Un moment après, la vieille lui arracha un second poil, puis un troisième. Il s’éveilla enfin et sauta hors du lit en disant :

— Je ne puis pas dormir dans ce lit, mère, il y a trop de puces ; je vais coucher à l’écurie.

Va à l’écurie, si tu veux, mon fils ; demain, je te mettrai des draps frais.

Et il sortit pour se rendre à l’écurie.

— Arrive ici, vite, à présent ! dit la vieille à Charles.

Et, lui présentant les trois poils qu’elle venait d’arracher au menton de son fils :

— Voici trois poils de la barbe d’or du Diable. Emporte-les vite, et va épouser la fille du roi de France.

Charles prit les trois poils, remercia et partit promptement.

Quand il arriva au palais du roi de France, la reine et sa fille étaient à se promener dans le jardin. Il alla les y trouver, et, dès qu’elle l’aperçut, la princesse lui demanda :

— Et les trois poils d’or de la barbe du Diable ?

— Les voici, répondit-il en les montrant.

La princesse courut le dire à son père.

Quand le vieux roi vit les trois poils, il fut pris d’un tel accès de fureur, qu’il se planta lui-même son poignard dans le cœur et mourut aussitôt.

— Va-t’en au Diable ! dit Charles, en voyant cela.

Rien ne s’opposait plus au mariage de Charles avec la princesse.

Il écrivit au marchand de Bordeaux de se rendre promptement à Paris. Il vint, révéla tout, et l’on sut alors que Charles était le fils du vieux jardinier du palais et le filleul du roi. On constata aussi l’accomplissement du souhait du vieux jardinier, lorsqu’il avait dit, en portant la santé du roi, au dîner du baptême : À votre santé, sire, et Dieu veuille que votre fille et mon fils soient unis, un jour.

Le mariage fut célébré, et il y eut de belles noces, avec des festins, des danses et des jeux de toutes sortes, pendant quinze jours.

J’étais la cuisinière ; j’eus un morceau avec une goutte, un coup de cuillère à pot sur la bouche, et, depuis, je n’y suis pas retournée. Mais, avec cinq écus et un cheval bleu, j’y serais encore allée ; avec cinq écus et un cheval brun, j’y serais allée demain en huit[13].

Conté par Barbe Tassel, Plouaret, 1870.

VII

TRÉGONT-À-BARIS[14]

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Eur wech a oa, eur wech a vô,
Comansamant ann holl gaozo :
N’eûs na mar na martézé
Hen eûs tri droad ann trébé.
Il y avait une fois, il y aura un jour,
C’est le commencement de tous les contes.
Il n’y a ni si ni peut-être,
Le trépied a bien trois pieds.


D u temps que le Seigneur Dieu voyageait dans la Basse-Bretagne, accompagné de saint Pierre et de saint Jean, un jour qu’ils cheminaient tous les trois, tout en causant, il leur sembla entendre les vagissements d’un petit enfant, dans une douve, au bord de la route. Ils descendirent dans la douve et y trouvèrent, en effet, parmi les fougères, un petit enfant abandonné, un fort bel enfant. Ils l’emportèrent. Une vieille femme, qui n’avait pas d’enfant, se chargea de lui, et l’éleva comme s’il eût été son propre fils.

L’enfant venait bien. À quinze ans, c’était déjà un gars vigoureux et de bonne mine. Il voulut voyager. La vieille eut beau le sermonner et le supplier de ne pas la quitter, il fallut le laisser partir. Elle lui donna quelque peu d’argent, et il prit la route de Paris.

En arrivant à Paris, il alla tout droit demander du travail au palais du Roi. On le reçut, parce qu’il était un garçon de bonne mine, et même un joli garçon. Il ne fut pas longtemps sans être remarqué du Roi, qui le prit en affection. Si bien que les autres valets devinrent jaloux de lui, et cherchèrent les moyens de le perdre.

Un jour, qu’ils causaient entre eux de leurs affaires, quelqu’un dit :

— Je voudrais bien savoir ce qui est cause que le Soleil est si rouge, quand il se lève, le matin.

— Ce n’est pas aisé à savoir cela, répondirent les autres.

— Si nous disions au Roi que Trégont-à-Baris (on lui avait donné, je ne sais pourquoi, ce nom, qui signifie Trente-de-Paris) s’est vanté d’être capable d’aller demander au Soleil pourquoi il est si rouge, quand il se lève, le matin ?

— Oui, disons-lui cela.

Le premier garçon d’écurie alla donc trouver le Roi, et lui dit :

— Si vous saviez, Sire, ce qu’a dit Trégont-à-Baris ?

— Et qu’a-t-il donc dit ? demanda le Roi.

— Il a dit qu’il était capable d’aller demander au Soleil pourquoi il est si rouge, le matin, quand il se lève.

— Il n’est pas possible qu’il ait dit cela.

— Il l’a dit ; je vous l’affirme, Sire.

— Eh bien ! dites-lui de venir me parler, alors.

Trégont-à-Baris se rendit auprès du Roi.

— Comment ! Trégont-à-Baris, vous avez dit que vous êtes capable d’aller demander au Soleil pourquoi il est si rouge, le matin, quand il se lève ?

— Moi, Sire ? Je n’ai jamais dit rien de semblable.

— Vous l’avez dit, mon garçon, on me l’a affirmé, et il faut que vous fassiez ce dont vous vous êtes vanté, ou il n’y a que la mort pour vous. Allez.

Voilà le pauvre Trégont-à-Baris bien embarrassé, je vous prie de le croire. — C’en est fait de moi ! se disait-il à lui-même. Il se mit pourtant en route, à la grâce de Dieu.

En sortant de la cour, il vit une magnifique jument blanche, qui vint à lui, et lui parla ainsi :

— Monte sur mon dos, et je te conduirai jusqu’au Soleil. Nous avons mille lieues à faire pour arriver, avant le coucher du Soleil, au premier château où nous passerons la nuit.

Trégont-à-Baris monta sur le dos de la belle jument blanche, et aussitôt celle-ci s’éleva en l’air avec lui. Ils arrivèrent auprès d’un château, au moment où le Soleil allait se coucher. Trégont-à-Baris descendit, sur le conseil de la jument, et frappa à la porte du château : dao ! dao !

— Qui est là ? demanda une voix de l’intérieur.

— Trégont-à-Baris ! Ma cavale et moi nous faisons trente et un !

On lui ouvrit et il entra, et il soupa avec la fille du maître du château.

— Où allez-vous comme cela ? lui demanda celle-ci.

— Ma foi, Princesse, je ne sais pas trop. On m’a commandé d’aller demander au Soleil pourquoi il est si rouge, le matin, quand il se lève, et je ne sais de quel côté me diriger.

— Eh bien ! si jamais vous arrivez au but de votre voyage, chez le Soleil, demandez-lui aussi, je vous prie, ce qui est cause que mon père est malade, depuis si longtemps, et ce qu’il faudrait faire pour lui rendre la santé.

— Je le lui demanderai, Princesse.

Le lendemain matin, dès que le Soleil fut levé,

Trégont-à-Baris remonta sur sa jument blanche. Celle-ci s’éleva en l’air aussitôt, et les voilà partis, plus rapides que le vent.

Au coucher du Soleil, ils arrivèrent devant un second château, qui était à mille lieues du premier. Trégont-à-Baris fut bien reçu par le maître du château, qui l’invita, comme le premier, à souper à sa table.

— Et où allez-vous ainsi ? lui demanda-t-il.

— Ma foi, on m’a ordonné d’aller demander au Soleil pourquoi il est si rouge, le matin, quand il se lève, et j’y vais ; mais, je ne sais trop quel chemin prendre.

— Eh bien, si jamais vous arrivez chez le Soleil, demandez-lui aussi, je vous prie, ce qui est cause qu’un poirier que j’ai dans mon jardin est desséché et stérile, d’un côté, tandis que de l’autre côté, il produit des fruits, tous les ans.

— Je le lui demanderai, volontiers.

Le lendemain matin, il partit encore, de bonne heure, avec sa jument blanche.

— Comment ! ne sommes-nous pas encore près d’arriver ? demanda Trégont-à-Baris à sa cavale.

— Si, répondit-elle, nous n’avons plus que mille lieues à faire. Bientôt, nous arriverons près d’un bras de mer, où il nous faudra nous séparer, et tu me laisseras de ce côté de l’eau. Un passeur se trouvera là, qui te passera dans sa barque, pour franchir le bras de mer. Il te demandera où tu vas ; mais, ne le lui dis pas, et, en revenant, ne lui dis pas encore où tu auras été, jusqu’à ce qu’il t’ait déposé de ce côté de l’eau.

Ils continuèrent leur route, et arrivèrent bientôt au bras de mer. Trégont-à-Baris mit sa cavale au pâturage, dans un pré qui se trouvait là, et s’avança vers le passeur, qu’il aperçut sur sa barque.

— Si je ne suis pas indiscret, où allez-vous ainsi, seigneur ? lui demanda celui-ci, pendant qu’il lui faisait passer l’eau.

— Passez-moi toujours, et, au retour, je vous dirai où j’aurai été.

Le voilà de l’autre côté. Alors, il aperçut devant lui le château du Soleil, la plus belle merveille qu’eussent jamais contemplée ses yeux. Il s’en approcha, pour entrer. Le Soleil allait se lever, et, en le voyant venir, il lui cria :

— Éloigne-toi ! Éloigne-toi, vite, ou je vais te brûler ! Qu’es-tu venu faire ici ?

— Je suis venu, Monseigneur le Soleil, vous demander pourquoi vous êtes si rouge, quand vous vous levez, le matin.

— Je te le dirai. C’est qu’en ce moment, je passe sur le château de la Princesse au Château d’Or. Pars vite, maintenant, pour que je me lève. Va-t’en, ou je te brûlerai.

— Il faut que vous me disiez encore, auparavant, ce qu’il faut faire pour rendre la santé à un prince malade, qui demeure dans le premier château où j’ai passé la nuit, en venant ici, et que les médecins ne peuvent pas guérir.

— Il y a un crapaud sous le pied droit de son lit ; qu’on tue ce crapaud, et aussitôt le malade recouvrera la santé. Pars vite, à présent.

— Une dernière question, Monseigneur le Soleil. Je ne partirai pas que vous ne m’ayez encore dit ce qui est cause qu’un poirier, qui est dans le jardin du château où j’ai passé la seconde nuit, en venant ici, est tout sec et mort d’un côté, tandis que l’autre côté, il donne des fruits en abondance, tous les ans.

— C’est que, sous ce poirier, il y a une barrique d’argent, et le côté où se trouve l’argent est desséché et stérile, pendant que l’autre est vert et plein de vie. Pars vite, à présent, car je suis en retard.

Trégont-à-Baris salua et partit, ayant appris ce qu’il voulait apprendre, et alors le Soleil se leva.

Arrivé auprès du bras de mer, le passeur le prit sur sa barque, et, au milieu du passage, il lui demanda :

— Eh bien ! que vous a dit le Soleil[15] ?

— Je vous le dirai, quand je serai de l’autre côté de l’eau.

— Dites-le-moi tout de suite, ou je vais vous jeter dans l’eau.

— C’est le vrai moyen de ne rien savoir ; ainsi, ce que vous avez de mieux à faire, c’est de me conduire de l’autre côté.

Et le passeur le conduisit de l’autre côté de l’eau.

— Dites-le-moi, maintenant que vous êtes passé, lui demanda-t-il encore.

— Je vous le dirai, une autre fois, si je repasse jamais par ici.

— Hélas ! me voilà encore pris ! s’écria le passeur. Ma malédiction sur toi ! Il y a cinq cents ans que je suis passeur ici, et tu pouvais me délivrer en répondant à ma question !…

— Oui, pour prendre ta place et rester là aussi longtemps que toi, plus longtemps peut-être… Merci ! Et il partit.

Il retrouva sa cavale où il l’avait laissée.

— Eh bien ! lui demanda-t-elle, t’en es-tu bien tiré ?

— Très bien.

— Monte sur mon dos, alors, et partons.

Au coucher du Soleil, ils étaient devant le château où ils avaient passé la seconde nuit, en allant. Trégont-à-Baris y fut bien accueilli et il soupa encore avec le maître du château, qui lui demanda :

— Eh bien ! avez-vous fait ma commission auprès du Soleil ?

— Oui, je l’ai faite.

— Et que vous a-t-il dit ?

— Il m’a dit que, sous votre poirier, il y a une barrique d’argent, et que c’est le côté de l’arbre où se trouve l’argent qui est desséché et stérile, tandis que l’autre est vert et fertile.

On abattit aussitôt le poirier, et l’on reconnut que le Soleil avait dit vrai.

Le lendemain matin, Trégont-à-Baris et sa cavale se remirent en route, de bonne heure, et, au coucher du Soleil, ils étaient devant le premier château où ils avaient passé la nuit, en allant[16]. Trégont-à-Baris y fut encore bien reçu, et il soupa avec la fille du maître, car celui-ci était toujours malade sur son lit.

— Eh bien ! lui demanda-t-elle, avez-vous fait ma commission auprès du Soleil ?

— Oui, je l’ai faite, Princesse.

— Et que vous a-t-il répondu ?

— Il m’a dit que, sous le pied droit du lit de votre père, il y a un crapaud, et que votre père ne recouvrera la santé que lorsque le crapaud en aura été enlevé et tué.

On fouilla sous le lit et on trouva le crapaud, à l’endroit indiqué ; il fut tué, et aussitôt le maître du château recouvra la santé.

Le lendemain matin, aussitôt le Soleil levé, Trégont-à-Baris et sa cavale se remirent en route, et, vers le soir, ils étaient de retour à Paris, devant le palais du Roi.

— Eh bien ! Trégont-à-Baris, lui demanda le Roi, dès qu’il parut en sa présence, avez-vous réussi dans votre voyage ?

— Parfaitement, Sire.

— Et que vous a répondu le Soleil ?

— Le Soleil, Sire, m’a répondu que ce qui fait qu’il est si rouge, le matin, quand il se lève, c’est le château de la Princesse au Château d’Or, quand il paraît dessus.

— C’est bien. Elle doit être bien belle, cette Princesse-là ?

Trégont-à-Baris retourna à son travail, comme devant, et, pendant quelque temps, ses camarades le laissèrent en paix. Cependant, ils cherchaient toujours quelque moyen de se débarrasser de lui. Un d’entre eux alla encore trouver le Roi, peu après, et lui dit :

— Si vous saviez, Sire, de quoi s’est vanté Trégont-à-Baris ?

— De quoi donc s’est-il vanté encore ?

— De quoi ? De vous amener ici, dans votre palais, la Princesse au Château d’Or !

— Vraiment ? Dites-lui de venir me parler sur-le-champ, car je suis bien désireux de voir cette Princesse-là.

On avertit Trégont-à-Baris qu’il fallait se rendre immédiatement auprès du Roi.

— Comment ! Trégont-à-Baris, lui dit le vieux monarque, vous vous êtes vanté de pouvoir m’amener ici, dans mon palais, la Princesse au Château d’Or ?

— Moi ? mon Dieu ! Je n’ai jamais rien dit de semblable, Sire.

— Vous l’avez dit, et il faut que vous le fassiez, ou il n’y a que la mort pour vous. Partez immédiatement.

Voilà notre pauvre Trégont-à-Baris bien embarrassé de nouveau. — Que faire ? se disait-il à lui-même. Si encore ma bonne cavale blanche venait, comme l’autre fois, à mon secours !

Il partit, le lendemain matin, de bonne heure. À peine fut-il sorti de la cour, qu’il vit venir à lui sa cavale blanche, qui parla ainsi :

— Monte vite sur mon dos, et partons, car nous avons un long voyage à faire.

Il l’embrassa de joie, puis monta sur son dos, et les voilà partis.

Ils arrivèrent au bord de la mer. En marchant sur la grève, ils virent un petit poisson, hors de l’eau, la bouche ouverte et près de mourir.

— Prends vite ce poisson et remets-le dans l’eau, dit la cavale blanche.

Trégont-à-Baris s’empressa d’obéir, et le petit poisson, sortant sa tête de l’eau, dit :

— Ma bénédiction soit avec toi, Trégont-à-Baris ! Je suis le Roi des poissons, et si jamais tu as besoin de moi ou des miens, appelle, et j’arriverai aussitôt.

Il entra alors dans une embarcation, qu’il vit là auprès, il traversa le bras de mer et se trouva devant le château de la Princesse, qui était tout en or. Il frappa à la porte, et la Princesse elle-même vint ouvrir.

— Bonjour à toi, Trégont-à-Baris ! lui dit-elle, en le faisant entrer. Tu viens ici me chercher pour aller avec toi à la cour du Roi de France.

— C’est ma foi vrai, Princesse.

— J’irai avec toi ; mais, tu vas passer la nuit ici, et demain matin, nous partirons.

Il passa la nuit dans le château, et le lendemain matin, ils partirent. La Princesse emporta la clé de son château ; mais, en passant la mer, elle la jeta au fond de l’abîme. Ils retrouvèrent la cavale blanche sur le rivage, ils montèrent tous les deux dessus, et prirent la route de Paris.

Quand le vieux Roi vit la Princesse au Château d’Or, il en fut si transporté de joie et de bonheur, qu’il faillit en perdre la tête. Tous les jours, c’étaient des festins et des jeux, à la cour, et il voulait se marier sur-le-champ à la Princesse. Celle-ci lui disait qu’elle ne demandait pas mieux, mais, à une condition, c’est qu’on lui apporterait son Château d’Or, auprès de celui du Roi, car elle ne voulait pas en habiter d’autre.

Voilà le Roi embarrassé. Comment apporter à Paris le château de la Princesse ? Était-ce possible ?

— Bah ! lui dit un de ses courtisans, celui qui vous a apporté la Princesse vous apportera bien son château aussi.

Trégont-à-Baris fut encore averti d’aller trouver le Roi.

— Ah ça ! Trégont-à-Baris, il te faut encore m’aller chercher le Château d’or de la Princesse, et me l’apporter ici, car la Princesse ne veut pas en habiter d’autre.

— Et comment voulez-vous, Sire, que je fasse cela ?

— Tu t’y prendras comme tu l’entendras, mais, il faut que tu me l’apportes ici, ce château merveilleux, ou il n’y a que la mort pour toi.

Voilà notre pauvre Trégont-à-Baris plus embarrassé que jamais.

— Si ma cavale me vient en aide, peut-être me tirerai-je encore d’affaire, se disait-il à lui-même.

Le lendemain matin, en sortant de la cour du palais, il vit encore sa cavale blanche, qui l’attendait, et il lui conta tout.

— Retourne vers le Roi, lui dit-elle, et dis-lui qu’avant de te mettre en route, il te faudra un cheval chargé d’or et un autre chargé de viande.

Trégont-à-Baris demanda au Roi un cheval chargé d’or et un autre chargé de viande. On les lui donna, et aussitôt il se mit en route avec sa cavale blanche. Ils arrivèrent sur le rivage de la mer. Trégont-à-Baris chargea la viande dans un bateau, puis il partit, en laissant sur le rivage sa cavale et les deux chevaux. Il aborda sans tarder dans une île, où il vit quatre lions furieux qui se battaient et cherchaient à s’entre-dévorer, car ils mouraient de faim.

— Ne vous battez pas de la sorte, mes pauvres bêtes, leur cria-t-il ; suivez-moi, et je vous donnerai à manger.

Les quatre lions le suivirent jusqu’au bateau, et là il leur jeta de la viande à manger, à discrétion.

— Notre bénédiction soit avec toi, lui dirent alors les quatre lions, quand ils furent bien repus ; nous allions nous entre-dévorer, si tu n’étais pas arrivé, car la plus affreuse famine règne dans notre île. Si jamais tu as besoin de nous, appelle, et nous nous empresserons d’aller à ton secours.

— Ma foi, mes pauvres bêtes, j’ai grand besoin de secours, dès à présent.

— Que pouvons-nous faire pour toi ?

— Le Roi de France m’a ordonné de lui apporter à Paris le château de la Princesse au Château d’Or, et si je ne le fais pas, il n’y a que la mort pour moi.

— Si ce n’est que cela, ce sera bientôt fait.

Et les quatre lions coururent au Château d’Or, le déracinèrent du rocher sur lequel il se trouvait et le portèrent sur le bateau. Puis, avant de s’en aller, ils dirent encore à Trégont-à-Baris :

— Tu auras encore besoin de nous, Trégont-à-Baris ; mais, en quelque lieu que tu sois, appelle-nous, et nous arriverons.

Le lendemain matin, quand le Roi ouvrit les yeux, il fut bien étonné de voir comme sa chambre était éclairée plus que d’ordinaire.

— Qu’est ceci ? dit-il.

Et il sauta hors de son lit et mit la tête à la fenêtre.

— Holà ! s’écria-t-il aussitôt, c’est le Château d’Or qui est arrivé !

Et il courut à la chambre de la Princesse, et lui dit :

— Votre château est arrivé, Princesse ; venez voir.

— C’est vrai, dit la Princesse, quand elle le vit ; c’est bien lui, je ne puis le nier. Allons le visiter.

Et ils allèrent pour visiter le Château d’Or, et toute la cour les suivit.

— Mais, où est la clé ? demanda la Princesse, en trouvant la porte fermée. Ah ! je me souviens à présent qu’elle m’échappa de la main et tomba dans la mer, dans la traversée pour me rendre ici.

— On fera une autre clé, dit le Roi, et nous pouvons nous marier, sans autre délai.

— Oh ! il n’y a pas d’ouvrier au monde qui puisse fabriquer une clé capable d’ouvrir la porte de mon château ; il me faut absolument mon ancienne clé, et, jusqu’à ce qu’elle soit retrouvée, il ne faut pas me parler de mariage, car c’est dans mon château que je veux me marier.

— Mais, comment faire pour retrouver cette clé, au fond de la mer ?

— Si Trégont-à-Baris n’en vient pas à bout, il faut y renoncer, disait tout le monde.

Trégont-à-Baris fut encore chargé par le Roi d’aller à la recherche de la clé du château, et de la rapporter, sous peine de la mort.

Sa fidèle cavale et lui se remirent en route, le lendemain matin. Parvenus au bord de la mer, la cavale lui dit :

— Te rappelles-tu le petit poisson à qui tu as sauvé la vie, en le remettant dans l’eau ?

— Je me le rappelle très bien.

— Eh bien ! tu sais que c’était le Roi des poissons et qu’il te promit de te venir en aide, quand tu en aurais besoin. Appelle-le.

Et Trégont-à-Baris alla au bord de l’eau, et appela le Roi des poissons. Celui-ci accourut aussitôt, et dit, en sortant sa petite tête hors de l’eau :

— Qu’y a-t-il pour votre service, Trégont-à-Baris ?

— Il me faut, Sire, la clé du Château d’Or, que la Princesse laissa tomber au fond de la mer, quand elle passa par ici en se rendant avec moi à Paris.

— Si ce n’est que cela, ce sera bientôt fait.

Aussitôt, le Roi des poissons appela tous ses sujets, chacun par son nom, petits et grands, et, à mesure qu’ils passaient, il leur demandait s’ils n’avaient pas vu la clé du Château d’Or. Aucun n’avait vu la clé. Tous avaient répondu à l’appel, à l’exception de la vieille, qui était toujours en retard. Elle arriva aussi, à la fin, tenant la clé dans la bouche. Le Roi des poissons la prit, la remit à Trégont-à-Baris, et celui-ci reprit aussitôt la route de Paris, avec sa cavale.

— Pour à présent, dit le Roi, en remettant la clé à la Princesse, vous n’avez plus de motif de retarder notre union, puisque j’ai réalisé tous vos désirs.

— C’est vrai, répondit-elle, à présent il faut faire les noces. Pourtant, il me faut encore une petite chose auparavant ; cela ne vous sera pas difficile, après tout ce que vous avez déjà fait pour moi.

— Parlez, Princesse, et vous serez obéie.

— Vous n’êtes plus jeune, Sire, et, avant de vous épouser, je voudrais vous voir revenir à l’âge de vingt-cinq ans.

— Et comment cela pourrait-il se faire ?

— Rien n’est plus facile ; vous avez fait des choses bien plus difficiles. Il suffit tout simplement d’avoir de l’eau de mort et de l’eau de vie.

— Mais où trouver ces eaux-là ?

— Cela vous regarde ; mais, je ne vous épouserai pas avant de les avoir.

Le vieux roi fit encore appeler Trégont-à-Baris, et lui dit qu’il lui fallait, pour dernière épreuve, de l’eau de mort et de l’eau de vie, et que, s’il ne les lui procurait, il devait se préparer à mourir.

Le lendemain matin, Trégont-à-Baris trouva encore sa cavale qui l’attendait, à la porte de la cour, et il lui dit ce que le Roi exigeait, comme dernière épreuve.

— Hélas ! dit la cavale, ce sera notre plus difficile épreuve ; mais, si nous y réussissons, ce sera fini, et on te laissera enfin en paix. Partons donc, car nous avons bien du chemin à faire.

Après avoir passé au-dessus d’un grand nombre de royaumes et de pays différents (car ils voyageaient toujours par les airs), ils arrivèrent enfin à leur destination, au milieu d’un bois où jamais homme n’était venu, peut-être.

— Voilà là-bas les deux fontaines, au pied de ces grands rochers que tu vois, dit la cavale à son compagnon. Une goutte par heure, une seule, tombe de chaque rocher dans chaque fontaine.

— Oui, je vois bien les deux fontaines ; mais, je vois aussi deux lions qui gardent chacune d’elles, et, si j’approche, sûrement ils me mettront en pièces.

— Appelle le Roi des lions à ton secours.

Il appela le Roi des lions, et celui-ci arriva aussitôt.

— Qu’y a-t-il pour ton service, Trégont-à-Baris ? demanda-t-il.

— Le Roi de France m’a envoyé lui quérir une fiole de l’eau de mort et une autre fiole de l’eau de vie ; mais, les quatre lions que je vois là-bas, auprès des fontaines, me mettront sûrement en pièces, si j’approche.

— Sois sans crainte, je vais dire un mot à ces camarades.

Le Roi des lions marcha vers les quatre lions qui gardaient les deux fontaines et leur ordonna de ne point faire de mal à Trégont-à-Baris. Celui-ci emplit tranquillement ses deux fioles, une de chaque fontaine, puis il remercia le Roi des lions et retourna à Paris, monté sur sa cavale blanche.

Le voyage avait duré trois ans, et si le Roi était vieux et cassé, à son départ, à présent il l’était bien plus encore, et pourtant il n’en était pas plus sage, et il ne parlait que de se marier, et ne cessait d’importuner la Princesse. Quand il vit revenir Trégont-à-Baris, avec les deux sortes d’eaux, il se mit à chanter et à danser de joie, comme un véritable enfant. Il demanda à être rajeuni sur-le-champ, afin de se marier plus vite.

On le déshabilla, on l’étendit sur le dos, sur une table, puis on versa sur son corps quelques gouttes de l’eau de mort. Il ne dit plus ni bu ni ba ; il mourut instantanément. La Princesse au Château d’Or, dit alors :

— Enlevez vite cette charogne et jetez-la pour pourrir dans les douves du château ! Celui qui a eu toute la peine doit recevoir aussi la récompense. C’est Trégont-à-Baris qui sera mon époux.

On fit comme elle dit : le corps du vieux Roi fut jeté dans les douves du château, et Trégont-à-Baris épousa la Princesse au Château d’Or.

Il y eut des fêtes et des festins magnifiques. Vers la fin du repas, Trégont-à-Baris dit :

— Je n’ai qu’un regret.

— Lequel donc ? demanda la Princesse.

— C’est de ne pas voir ici, au milieu de nous, ma fidèle cavale blanche, qui m’a conseillé et accompagné, dans toutes mes épreuves.

Aussitôt, on vit paraître dans la salle, — personne ne sut comment, — une femme d’une beauté extraordinaire, bien plus belle que la Princesse au Château d’Or, qui était pourtant bien belle, et elle prononça ces paroles :

— C’est moi qui t’ai accompagné, Trégont-à-Baris, sous la forme d’une cavale blanche, dans tes travaux et tes épreuves ; je suis la Vierge Marie, envoyée pour te protéger par le Seigneur Dieu, celui qui te recueillit dans une douve, au bord du chemin où tu avais été abandonné[17].

Ayant ainsi parlé, elle disparut encore, on ne sut comment.

Et mon conte est fini.

Conté par Francesa ann Ewenn, femme Trégoat,
de Pedernec, 1869.

VIII

FLEUR d’ÉPINE

ou
LE VOYAGEUR AU CHÂTEAU DU SOLEIL
Séparateur


Kement-man a oa d’ann amzer
Ma ho defoa dennt ar ier.
Tout ceci se passait du temps
Où les poules avaient des dents.


I l y avait, une fois, un bonhomme, fermier breton, vivant modestement du produit d’une petite ferme. Il était veuf. Il mourut peu après sa femme, laissant trois fils. Avant de rendre son âme à Dieu, il fit venir ses enfants près de son lit, leur donna quelques conseils et recommanda au plus jeune, nommé Guyon, de se faire soldat et de partir pour la guerre, pendant que ses deux aînés tiendraient la ferme.

Suivons Guyon, et laissons les deux autres ensemencer et moissonner leurs champs, en temps et lieu.

Il s’engagea donc, selon la recommandation de son père, et se fit cavalier.

Après deux ans d’apprentissage, il était devenu un cavalier accompli, et il fut envoyé à Paris en garnison. Comme il avait bonne tournure, son capitaine le commandait souvent de garde à la porte du palais du roi.

Une des filles du roi le remarqua et le trouva si bien à son gré qu’elle ne rêvait plus que de lui. Un jour, elle dit à sa femme de chambre :

— Il y a là, en faction, à la porte du palais, un soldat qui a une bien belle tournure ; ne l’avez-vous pas remarqué ?

— Oui, vraiment, répondit la femme de chambre.

— Je voudrais lui parler ; allez lui dire de venir me parler, dans ma chambre.

La femme de chambre alla trouver le soldat et lui dit :

— Jeune soldat, suivez-moi, je vous prie ; ma maîtresse, la fille du roi, désire vous parler.

Guyon, qui n’était pas habitué à parler à des princesses, fut étonné et troublé tout d’abord et hésita un peu. Il suivit néanmoins la femme de chambre et se présenta devant la princesse. Celle-ci lui demanda s’il voulait être son page. Il répondit affirmativement.

— Eh bien, j’en parlerai aujourd’hui même à mon père, dit-elle.

Son père la laissa libre de faire à sa volonté, à ce sujet, et, dès le lendemain, Guyon parut à la cour en qualité de page des princesses. Elles étaient trois, et il n’avait rien autre chose à faire, tous les jours, que les accompagner dans leurs promenades, dans les jardins et les bois qui entouraient le château.

Bientôt, les trois princesses raffolèrent du jeune page, si bien qu’un autre page, qui les accompagnait jusqu’alors et dont il avait pris la place, en conçut une violente jalousie.

Un jour que Guyon était, à son ordinaire, avec les princesses, dans les jardins du palais, un nuage descendit soudain à leurs pieds, et un géant qui en sortit enleva l’une d’elles, l’aînée, l’emporta au sein du nuage, puis s’éleva avec elle dans les airs.

Le vieux roi fut inconsolable de la perte de sa fille. Il promit une somme d’argent énorme à celui qui la lui rendrait. Mais, personne ne s’offrit pour tenter l’aventure.

Le page à qui avait succédé Guyon auprès des princesses alla, un jour, trouver le monarque et lui dit que Fleur-d’Épine (c’est le nom que les princesses avaient donné à Guyon) s’était vanté de pouvoir retrouver la princesse enlevée par le géant et la ramener à son père.

— Qu’on lui dise de venir me parler, à l’instant, répondit le roi.

Le jeune page se présenta devant le roi, tout tremblant, car il soupçonnait déjà quelque perfidie de la part de son rival.

— Comment ! Fleur-d’Épine, lui dit le monarque, vous vous êtes vanté de pouvoir me rendre ma fille, qui a été enlevée par un magicien ?

— Je n’ai jamais dit rien de semblable, sire.

— Vous l’avez dit, et il faut que vous le fassiez, ou il n’y a que la mort pour vous.

— Au moins, me fournirez-vous tout ce qui me sera nécessaire pour tenter une entreprise si périlleuse ?

— On vous fournira tout ce qui vous sera nécessaire.

— Eh bien, il me faut un bon cheval, avec sa charge d’or et d’argent.

— Vous l’aurez, répondit le roi.

Fleur-d’Épine prit le meilleur cheval des écuries du roi, le chargea de sacs d’or et d’argent et se mit en route, à la grâce de Dieu. Il emmena aussi un petit chien, qui le suivait partout.

Il va, il va, toujours droit devant lui, sans jamais s’arrêter, ni le jour ni la nuit, si bien qu’il finit par arriver en Russie. Parvenu dans la ville capitale, il se rend tout droit au palais de l’empereur et demande au portier si l’on n’a pas besoin d’un bon domestique, pour quelque travail que ce soit.

Une des filles de l’empereur, qui était en ce moment à la fenêtre de sa chambre, l’aperçut, admira sa belle tournure et sa bonne mine et lui dit d’entrer. Elle le conduisit à son père, le lui recommanda, et Fleur-d’Épine fut chargé, à la cour de l’empereur de Russie, comme à celle du roi de France, d’accompagner les princesses dans leurs promenades. Elles étaient aussi trois, mais la plus jeune était malade et gardait le lit, depuis le jour de sa première communion. L’aînée, dès qu’elle le vit, envoya sa femme de chambre lui demander son nom.

— Je n’ose, vraiment, vous le dire, répondit-il.

— Pourquoi donc ? Dites hardiment et ne craignez rien.

— Eh bien, je m’appelle le Messager du Diable et le Carillon d’Enfer.

— Jésus ! que dites-vous là ?

— C’est mon nom.

Et la femme de chambre de courir vers sa maîtresse, tout effrayée, et de lui dire :

— Quel nom, ma maîtresse !…

— Eh bien ! quel nom ?

— Il m’a dit qu’il s’appelait le Messager du Diable et le Carillon d’Enfer !

— Vraiment ?… C’est un singulier nom ; mais, peu importe le nom, après tout ; il me plaît et cela suffit. Dites-lui de venir me parler.

La femme de chambre retourna vers Fleur-d’Épine, et revint aussitôt avec lui.

— Votre tournure et votre bonne mine me plaisent, lui dit la princesse, et je vous ai fait appeler pour vous demander si vous voulez remplacer auprès de moi et de mes sœurs le page qui est parti hier.

— Certainement, princesse, répondit-il, et je m’en trouverai très honoré.

Le voilà donc installé à la cour de l’empereur de Russie, n’ayant rien autre chose à faire, tous les jours, qu’accompagner les princesses, dans leurs promenades. Celles-ci devinrent bientôt amoureuses de lui, si bien qu’il les rendit mères toutes les deux. Il en conçut de l’inquiétude et crut prudent de partir, avant que l’empereur fût instruit de ce qui s’était passé. Il annonça donc aux princesses qu’il s’était engagé à exécuter un long et périlleux voyage, et qu’il était obligé de les quitter, pour ne pas manquer à sa parole. Elles se mirent à pleurer en entendant cela, et le supplièrent de rester. Mais, il ne les écouta pas.

Il alla prendre congé de l’empereur. Celui-ci s’informa du motif d’un départ si inattendu et lui dit qu’il le regrettait, mais qu’il ne s’y opposerait pas, puisqu’il était lié par une promesse. Il ajouta :

— Eh bien, puisque vous allez chez le Diable[18], car c’est sans doute lui qui a enlevé la fille du roi de France, demandez-lui ce qu’il faudrait faire pour rendre la santé à ma plus jeune fille, qui est malade sur son lit, depuis le jour de sa première communion.

— Je n’y manquerai pas, sire, et je vous rapporterai sa réponse, quand je repasserai par ici, en m’en retournant en France.

Il partit alors, emmenant son cheval et son chien. Il marcha et marcha, et finit par arriver à Londres. Il alla tout droit au palais du roi. Là encore, grâce à sa belle tournure et à sa bonne mine, il devint le page et le gardien des trois princesses, filles du roi d’Angleterre, et se conduisit avec elles comme à la cour de Russie.

Quand il alla prendre congé du roi, celui-ci lui dit aussi :

— Vous savez que l’eau manque, depuis plusieurs mois, dans tous les puits de la ville ; eh bien, puisque vous allez chez le Diable, demandez-lui ce qui en est cause et ce qu’il faut faire pour avoir de l’eau, comme devant, car il doit le savoir.

— Je n’y manquerai pas, sire, répondit-il, et je vous rapporterai sa réponse, quand je repasserai par ici.

Et il partit, emmenant encore son cheval et son chien. Il arriva, vers le soir, exténué de fatigue et de faim, dans un grand bois traversé par une rivière. Il remarqua au bord de l’eau une pauvre hutte faite de terre et branchages. Il se hâta de s’y rendre. Une petite vieille, au chef branlant et aux dents longues et noires, s’offrit seule à sa vue.

— Bonjour, grand’mère, lui dit-il du seuil de la hutte.

— Bonjour, mon fils, répondit la vieille, étonnée ; que voulez-vous ?

— Quelque chose à manger, pour l’amour de Dieu, car je meurs de faim.

— Hélas ! vous vous adressez mal, mon enfant ; je n’ai là qu’un morceau de pain d’orge, tout moisi, et votre chien même n’en voudrait pas.

— Pouvez-vous, du moins, me procurer de la nourriture pour de l’argent ?

— Oui, avec de l’argent j’en trouverai.

Et Fleur-d’Épine lui donna une poignée d’or, sans compter, en disant :

— Allez me chercher à manger, et hâtez-vous.

— Vous me donnez beaucoup trop d’or.

— Allez vite, vous dis-je, et gardez tout.

La vieille partit et revint sans tarder, accompagnée de trois hommes qui apportaient des provisions de toutes sortes. Fleur-d’Épine et la vieille mangèrent de grand appétit ; le chien aussi ne fut pas oublié, et quant au cheval, il trouva de l’herbe à discrétion dans le bois. Fleur-d’Épine passa la nuit dans la hutte de la vieille et lui fit part du but de son voyage.

— Vous approchez, lui dit-elle, du château du géant qui retient captive la fille du roi de France, et là vous pourrez apprendre aussi les réponses aux différentes questions qui vous ont été posées par l’empereur de Russie et le roi d’Angleterre. En partant d’ici, vous arriverez bientôt au bord d’une rivière, où il n’y a pas de pont ; mais, vous trouverez un passeur, qui vous passera sur sa barque et vous chargera aussi d’une question pour le géant. De l’autre côté de la rivière, vous verrez un vieux château, et c’est là que se trouve la princesse que vous cherchez. Celle-ci vous apprendra comment vous devrez vous y prendre pour la ramener chez son père.

Le lendemain matin, Fleur-d’Épine se remit en route, laissant à la vieille son chien et son cheval, jusqu’au retour. Il arriva bientôt au bord de la rivière. Le passeur attendait les passants, couché sous un saule, au bord de l’eau. Il le prit sur sa barque et lui demanda, tout en ramant :

— Votre nom, s’il vous plaît, mon brave homme ?

— Le Messager du Diable et le Carillon de l’Enfer, répondit Fleur-d’Épine.

— Vous êtes donc au service du Diable ?

— Oui.

— Eh bien, et moi aussi, et puisque vous allez chez lui, demandez-lui donc pourquoi il me retient ici si longtemps. Voici quatre cents ans que je fais passer les voyageurs d’un côté de la rivière à l’autre, et je suis las de ce métier et voudrais être remplacé, le plus tôt possible, sur mon bateau.

— Je le lui demanderai volontiers, et, au retour, si je retourne jamais, je vous ferai connaître sa réponse.

Une fois rendu de l’autre côté de l’eau, Fleur-d’Épine aperçut le château du géant, au haut d’un rocher escarpé, et il s’y rendit tout droit. Le château était ceint de tous côtés de hautes murailles. Il frappa à la porte, en soulevant à grand’peine le lourd marteau de bronze. La porte s’ouvrit, et, en entrant dans la cour, il remarqua la princesse à sa fenêtre. Elle le reconnut, et se hâta de descendre et se jeta dans ses bras en pleurant de joie et en disant :

— Que je suis heureuse de te revoir, Fleur-d’Épine ! Mais, mon pauvre ami, tu es venu ici chercher ta mort ; je ferai pourtant mon possible pour te sauver et m’enfuir avec toi. Le géant est absent, depuis six mois, mais, il rentre demain et il arrivera au coucher du Soleil.

Ils s’entendirent sur les moyens de tromper le géant et de s’enfuir, puis ils mangèrent et burent et allèrent dormir ensemble.

Le lendemain, vers le coucher du Soleil, la princesse cacha Fleur-d’Épine dans l’énorme tas de cendres qui s’était amoncelé dans le foyer, depuis quatre cents ans, et lui mit un chalumeau de paille dans la bouche, pour qu’il pût respirer.

Le géant arriva, tôt après, en criant : — J’ai faim ! J’ai grand’faim ! — Puis, ayant reniflé l’air : — Il y a un chrétien par ici, et je veux le manger !

— Où voulez-vous qu’il y ait des chrétiens ici, répondit la princesse ; vous ne rêvez toujours que de chrétiens à manger ; cherchez, du reste, et voyez si vous en trouverez.

Le géant chercha et ne trouva rien. Il se mit alors à manger gloutonnement. Quand il fut repu, il dit à la princesse : — Allons dormir, à présent.

Et ils se retirèrent dans leur chambre, à l’autre extrémité du château.

Fleur-d’Épine sortit alors de dessous les cendres, où il était mal à son aise.

Le géant s’était endormi, aussitôt entré au lit. Quand la princesse l’entendit ronfler, elle l’éveilla et lui dit :

— Si vous saviez le rêve que je viens de faire ?

— Qu’avez-vous donc rêvé ?

— J’ai rêvé qu’un homme de la cour de mon père était en route pour venir m’enlever d’ici et me ramener à Paris, chez mon père.

— Quelle folie ! C’était bien la peine de m’éveiller pour si peu !

— Pourquoi donc cela ne pourrait-il pas arriver ?

— Pour que cela pût arriver, il faudrait que votre père fît construire un four dont la bouche serait à l’endroit où est ordinairement le cul. Comment voulez-vous qu’il s’avise jamais d’une chose semblable ? Laissez-moi dormir tranquille.

Et il se rendormit. Mais, un moment après, la princesse le réveilla encore.

— Pourquoi me réveillez-vous ? demanda-t-il, impatienté.

— J’ai encore eu un songe.

— Quel songe donc ?

— J’ai songé que l’empereur de Russie a la plus jeune de ses filles malade, depuis le jour de sa première communion, et que tous les médecins de l’empire n’entendent rien à sa maladie.

— C’est vrai ; mais, comment avez-vous pu rêver cela ?

— Je n’en sais rien ; mais, dites-moi ce qu’il faudrait faire pour rendre la santé à la princesse ?

— Elle a communié, sans y être bien préparée, et, dans la nuit qui suivit, elle vomit et rejeta la sainte Hostie[19]. Aussitôt, un crapaud sortit de dessous son lit et avala l’Hostie, puis il rentra dans son trou, où il est encore. Pour rendre la santé à la princesse, il faudrait prendre le crapaud, le faire bouillir dans de l’eau et faire boire cette eau à la princesse. Mais, qui jamais s’avisera de faire cela ? Laissez-moi dormir, car je suis fatigué et il me faudra encore aller en route, demain matin.

Et le géant se rendormit. Mais, bientôt la princesse le réveilla, pour la troisième fois.

— Que vous faut-il encore ? demanda-t-il avec humeur.

— Je ne sais vraiment pas ce que j’ai, cette nuit ; j’ai encore fait un rêve singulier.

— Quoi donc ? dites vite.

— J’ai rêvé que, dans la ville de Londres, l’eau est venue à manquer, dans toutes les fontaines et tous les puits, et que les habitants sont sur le point de mourir de soif.

— Pourquoi me réveiller pour si peu de chose ? Le roi d’Angleterre est un imbécile, et, s’il ne l’était pas, l’eau ne manquerait pas dans les fontaines et les puits de Londres. Il n’a qu’à enlever un galet qui bouche la source mère, laquelle passe sous la tour de son palais, et aussitôt l’eau jaillira avec abondance, dans les fontaines et les puits de sa capitale ; mais, il est trop ignorant pour savoir cela.

— Eh bien, pour ne plus vous réveiller, expliquez-moi un autre songe que j’ai fait encore.

— Dites-le vite, car j’ai grand besoin de dormir.

— J’ai rêvé qu’il y a, sur une rivière, non loin d’ici, un passeur qui, depuis quatre cents ans, fait passer les voyageurs d’une rive à l’autre rive et qui est bien fatigué de ce métier et voudrait bien être remplacé, sur son bateau.

— Encore un imbécile, celui-là ! Quand les voyageurs passent, il leur présente une mèche, pour allumer leur pipe. Il n’aurait qu’à ne pas reprendre la mèche, et celui dans les mains de qui il la laisserait serait obligé de prendre sa place ; mais, je vous le répète, ne me réveillez plus et laissez-moi dormir tranquille, car, demain, je dois repartir pour un long voyage.

La princesse, n’ayant plus rien à apprendre, laissa dormir le géant, sans plus troubler son sommeil.

Le lendemain, il partit de bonne heure. La princesse se rendit aussitôt auprès de Fleur-d’Épine, et lui conta tout ce que lui avait révélé le géant.

— C’est bien, dit-il, je m’en vais retourner, à présent, dans mon pays et faire part à chacun de ce qui l’intéresse.

— Oui, retourne dans ton pays, en repassant par Londres et la Russie, et n’oublie rien de ce que je t’ai dit. Dès que mon père aura fait construire un four, dans les conditions voulues, le géant sera obligé de me ramener, saine et sauve, là où il m’a prise, et alors nous nous marierons ensemble.

Ils se firent de tendres adieux, et Fleur-d’Épine partit. En arrivant à la rivière, il entra dans la barque du passeur, qui lui présenta la mèche allumée, selon son habitude. Il la prit, alluma sa pipe et la lui rendit aussitôt.

— Eh bien, lui demanda alors l’homme de la barque, que vous a dit mon maître, et compte-t-il me laisser encore longtemps ici ?

— Je vous le dirai, quand je serai de l’autre côté.

Et, quand Fleur-d’Épine eut sauté à terre :

— Faites-moi connaître, à présent, la réponse du maître, lui dit-il.

— Rien ne vous est plus facile, mon brave homme, que de vous faire délivrer par le premier voyageur à qui vous ferez passer l’eau. Quand vous lui aurez présenté la mèche et qu’il la tiendra dans sa main, ne la reprenez plus, et il sera obligé de prendre votre place sur le bateau.

— Si j’avais su cela, plus tôt, vous seriez ici, à présent, à ma place ; mais, hélas ! je ne vois guère plus d’un voyageur tous les cent ans !

Fleur-d’Épine se rendit ensuite à la hutte de la vieille femme. Celle-ci l’attendait avec impatience et fut heureuse de le revoir, car elle n’était pas sans inquiétude sur son sort.

— Eh bien, mon fils, lui demanda-t-elle, vous avez donc réussi, dans votre périlleux voyage ?

— Mais oui, grand’mère, assez bien, grâce à Dieu et à vous aussi.

Il passa encore la nuit dans la hutte, puis, le lendemain matin, il prit la route de l’Angleterre, avec son cheval et son chien.

En arrivant à Londres, il se rendit tout droit au palais du roi, déguisé en valet de ferme. Il demanda si l’on n’avait pas besoin d’un valet d’écurie. Il se trouvait qu’il en était parti un, la veille, et on le prit pour le remplacer. La disette d’eau continuait à sévir, plus forte que jamais ; c’était une calamité publique.

Un jour, en causant avec les autres valets, Fleur-d’Épine dit qu’il était capable de faire revenir l’eau dans les fontaines et les puits de la ville. Ce propos fut rapporté au roi, qui le fit appeler.

— Comment ! lui dit-il, sans le reconnaître, vous vous êtes vanté de pouvoir faire revenir l’eau dans les fontaines et les puits de la ville ?

— Oui, sire, répondit-il, et je ne m’en dédis pas.

— Je vous donne la main de celle que vous voudrez de mes trois filles, si vous faites cela.

Fleur-d’Épine fit venir des ouvriers avec des pioches et des pelles, puis, en présence de toute la cour assemblée, il leur indiqua un point, près des murs du palais et leur dit : — Fouissez là.

Les ouvriers se mirent à l’œuvre et découvrirent bientôt un grand galet rond. Le galet fut enlevé, et on trouva dessous un grand bassin en cuivre. Le bassin en cuivre fut aussi enlevé, et aussitôt l’eau jaillit à la hauteur des toits, et tout le monde se mit à boire avec avidité, comme si c’eût été du vin. L’eau était revenue en même temps dans toutes les fontaines et tous les puits de la ville, et l’allégresse était générale.

Le roi dit à Fleur-d’Épine, en présence de toute la cour :

— Je vous ai promis la main d’une de mes filles, à votre choix, et je veux tenir ma parole. Les voilà, toutes les trois ; choisissez.

— Je vous suis bien reconnaissant, sire, de tant de bonté, mais, malheureusement, je n’y puis répondre comme je le voudrais, pour le moment ; il faut que je termine d’abord mon voyage, puis nous verrons.

— C’est juste, répondit le roi.

Les princesses avaient toutes les trois les yeux sur lui, et firent une singulière moue à une réponse si inattendue.

Fleur-d’Épine repartit donc, le lendemain matin, avec son cheval et son chien, et se dirigea vers la Russie. Là encore, il se présenta au palais de l’empereur, sous le déguisement d’un valet de ferme, et il fut pris, comme à Londres, pour soigner les chevaux.

Ayant entendu, un jour, des cris et des imprécations qui partaient d’une chambre du palais, il demanda ce que cela signifiait. On lui répondit que c’était la plus jeune des princesses qui, depuis le jour de sa première communion, était possédée du démon, et que personne ne pouvait l’en délivrer, ni médecin ni prêtre.

— Eh bien, répondit-il, moi je réponds de faire ce que ne peuvent faire ni les médecins ni les prêtres.

Ces paroles furent aussitôt rapportées à l’empereur, qui fit appeler Fleur-d’Épine et lui dit :

— Est-il vrai, jeune homme, que vous vous êtes vanté de pouvoir guérir ma fille de la terrible maladie qui fait notre désolation à tous ?

— Je l’ai dit, sire, et je ne m’en dédis pas.

— Si vous faites cela, je vous donnerai tout ce que vous me demanderez, même la main d’une de mes filles, à votre choix, si vous le voulez.

— Votre fille, sire, a fait sa première communion n’y étant pas suffisamment préparée ; elle a caché un grand péché à son confesseur. La nuit qui suivit, elle fut malade, vomit la sainte Hostie, et un crapaud, sortant aussitôt de dessous son lit, l’avala et se cacha de nouveau dans un trou, sous le lit. Il faut prendre le crapaud, le faire bouillir dans de l’eau et donner cette eau à boire à la princesse, et aussitôt elle se trouvera aussi bien portante qu’elle le fut jamais.

On déplaça le lit et le crapaud fut découvert. Fleur-d’Épine le prit et le mit dans de l’eau qui bouillait sur le feu, dans une chaudière. Déjà la malade se sentait soulagée ; mais, quand elle eut bu de l’eau bouillie sur le crapaud, elle se trouva guérie complètement.

Le roi en était si content et si heureux, qu’il voulait que Fleur-d’Épine épousât immédiatement une de ses filles, à son choix.

— Excusez-moi, sire, répondit Fleur-d’Épine, mais vous trouverez, sans doute, qu’il est convenable que je termine d’abord le voyage que j’ai entrepris.

— C’est juste, reprit le roi ; mais hâtez-vous.

Fleur-d’Épine reprit la route de France, toujours avec son cheval et son chien[20].

Quand il arriva à Paris, il alla tout droit à la cour. Le vieux roi n’avait pas grande confiance dans le résultat de son voyage ; pourtant, dès qu’il apprit son retour, il se hâta d’aller à sa rencontre, et la première parole qu’il lui adressa fut :

— Et ma fille ?

— Elle n’est pas venue avec moi, sire, mais vous n’avez qu’à faire ce que je vous dirai, et elle arrivera sans tarder.

— Quoi donc ? Dites vite.

— Qu’on fasse venir d’abord des maçons, en grand nombre, et je dirai alors ce qu’il faut faire.

On envoya quérir des maçons, et il en vint beaucoup, avec leurs marteaux et leurs truelles. Alors Fleur-d’Épine leur dit :

— Il faut construire ici (et il leur montrait l’endroit) un four, mais, non un four comme les autres, car sa bouche devra être sur son cul. Ne me demandez pas pourquoi, et vite à l’ouvrage !

Les maçons sourirent en se regardant d’un air étonné, et se demandant s’ils n’avaient pas affaire à un fou. Mais, peu leur importait, après tout, puisqu’on les payait bien. Ils se mirent donc à l’œuvre, et le four avançait rapidement. Quand il fut terminé et qu’il n’y manqua plus rien, on vit tout à coup le jour s’assombrir, un grand nuage s’abaissa jusqu’à terre et une belle princesse en sortit.

— C’est ma fille ! s’écria le roi, au comble de la joie, et il l’embrassa tendrement.

Se tournant alors vers Fleur-d’Épine :

— Tu m’as rendu ma fille, dont la perte me faisait malheureux, et, pour ta récompense, je te donne sa main, si elle y consent.

La princesse ne dit pas non, et les noces furent célébrées dans la quinzaine.

Il y eut à cette occasion des fêtes, des jeux et des festins magnifiques, pendant un mois entier. Moi, je me trouvais aussi par là, quelque part, et je pus tout voir et tout entendre, et c’est ainsi que j’ai pu vous raconter les aventures de Fleur-d’Épine, fidèlement et sans mensonge aucun, si ce n’est peut-être un mot ou deux[21].

Conté par Barba Tassel, à Plouaret, 1869.



II
RECHERCHE DE LA PRINCESSE
AUX CHEVEUX D’OR

I

N’OUN-DOARÉ

Séparateur


Il y a de cela bien longtemps,
Quand les poules avaient des dents.


L e marquis de Coat-Squiriou, revenant, un jour, de Morlaix, accompagné d’un domestique, aperçut, couché et dormant dans la douve, au bord de la route, un enfant de quatre ou cinq ans. Il descendit de cheval, éveilla l’enfant, qui dormait, et lui demanda :

— Que fais-tu là, mon enfant ?

— Je ne sais pas, répondit-il.

— Qui est ton père ?

— Je ne sais pas.

— Et ta mère ?

— Je ne sais pas.

— D’où es-tu ?

— Je ne sais pas.

— Quel est ton nom ?

— Je ne sais pas, répondit-il toujours.

Le marquis dit à son domestique de le prendre en croupe sur son cheval, et ils continuèrent leur route vers Coat-Squiriou.

L’enfant fut appelé N’oun Doaré, ce qui signifie en breton : Je ne sais pas.

On l’envoya à l’école, à Carhaix, et il apprenait tout ce qu’on lui enseignait.

Quand il eut vingt ans, le marquis lui dit :

— Te voilà assez instruit, à présent, et tu vas venir avec moi à Coat-Squiriou.

Et il l’emmena à Coat-Squiriou.

Le quinze du mois d’octobre, le marquis et N’oun-Doaré allèrent ensemble à la Foire-Haute, à Morlaix, et descendirent dans le meilleur hôtel de la ville.

— Je suis content de toi, et je veux t’acheter une bonne épée, dit le marquis au jeune homme.

Et ils allèrent ensemble chez un armurier. N’oun-Doaré y examina mainte belle et bonne épée ; mais, aucune ne lui plaisait, et ils s’en allèrent sans avoir rien acheté. En passant devant la boutique d’un marchand de vieilles ferrailles, N’oun-Doaré s’y arrêta, et, remarquant une vieille épée toute rouillée, il la saisit et s’écria :

— Voici l’épée qu’il me faut !

— Comment ! lui dit le marquis, vois donc dans quel état elle est ! Cela n’est bon à rien.

— Achetez-la-moi comme elle est, je vous prie, et vous verrez plus tard qu’elle est bonne à quelque chose.

Le marquis paya la vieille épée rouillée, qui ne lui coûta pas cher, et N’oun-Doaré l’emporta, tout heureux de son acquisition ; puis, ils retournèrent à Coat-Squiriou.

Le lendemain, N’oun-Doaré, en examinant son épée, découvrit sous la rouille des caractères à demi effacés, mais qu’il parvint pourtant à déchiffrer. Ces caractères disaient : « Je suis l’Invincible ! »

À merveille ! se dit N’oun-Doaré.

Quelque temps après, le marquis lui dit :

— Il faut que je t’achète aussi un cheval.

Et ils se rendirent tous les deux à Morlaix, un jour de foire.

Les voilà en champ de foire. Il y avait là, certes, de beaux chevaux, de Léon, de Tréguier et de Cornouaille. Et pourtant, N’oun-Doaré n’en trouvait aucun à lui convenir, si bien que le soir, après le coucher du soleil, ils quittèrent le champ de foire, sans avoir rien acheté.

Comme ils descendaient la côte de Saint-Nicolas, pour rentrer en ville, ils rencontrèrent un Cornouaillais menant par un licol de chanvre une vieille jument fourbue et maigre comme la jument de la Mort. N’oun-Doaré s’arrêta, la regarda et s’écria :

— Voici la jument qu’il me faut !

— Comment ! Cette rosse ? Mais regarde-la donc ! lui dit le marquis.

— Oui, c’est bien elle que je veux, et pas une autre ; achetez-la-moi, je vous prie.

Et le marquis acheta la vieille jument à N’oun-Doaré, tout en protestant qu’il avait de singuliers goûts.

Le Cornouaillais, en livrant sa bête, dit à l’oreille de N’oun-Doaré :

— Voyez-vous ces nœuds, au licol de la jument ?

— Oui, répondit-il.

— Eh bien, chaque fois que vous en déferez un, la jument vous transportera immédiatement à quinze cents lieues de l’endroit où vous serez.

— Fort bien, répondit-il.

Puis, N’oun-Doaré et le marquis reprirent le chemin de Coat-Squiriou, avec la vieille jument. Chemin faisant, N’oun-Doaré défit un nœud du licol, et aussitôt la jument et lui furent transportés, à travers l’air, à quinze cents lieues de là. Ils descendirent au centre de Paris[22].

Quelques mois après, le marquis de Coat-Squiriou vint aussi à Paris, et rencontra N’oun-Doaré, par hasard.

— Comment ! lui demanda-t-il, est-ce qu’il y a longtemps que tu es ici ?

— Mais oui, répondit-il.

— Comment donc y es-tu venu ?

Et il lui raconta comment il était venu si vite à Paris.

Ils allèrent ensemble saluer le roi, dans son palais. Le roi connaissait le marquis de Coat-Squiriou, et leur fit bon accueil.

Une nuit, par un beau clair de lune, N’oun-Doaré alla se promener, seul avec sa vieille jument, hors de la ville. Il remarqua, au pied d’une vieille croix de pierre, dans un carrefour, quelque chose de lumineux. Il s’approcha et reconnut une couronne d’or, garnie de diamants.

— Je vais l’emporter, sous mon manteau, se dit-il.

— Gardez-vous-en bien, ou vous vous en repentirez, dit une voix venue il ne savait d’où. Cette voix, qui était celle de sa jument, se fit entendre jusqu’à trois fois. Il hésita quelque temps et finit par emporter la couronne, sous son manteau.

Le roi lui avait confié le soin d’une partie de ses chevaux, et, la nuit, il éclairait son écurie avec la couronne, dont les diamants brillaient dans l’obscurité. Ses chevaux étaient plus gras et plus beaux que tous ceux que soignaient les autres valets, et le roi l’en avait félicité souvent, de sorte qu’ils étaient jaloux de lui. Il y avait défense expresse d’avoir de la lumière dans les écuries, la nuit, et, comme ils en voyaient toujours dans l’écurie de N’oun-Doaré, ils allèrent le dénoncer au roi. Le roi n’en fit d’abord aucun cas, mais, comme ils renouvelèrent plusieurs fois leur dénonciation, il demanda au marquis de Coat-Squiriou ce qu’il y avait de vrai dans tout cela.

— Je ne sais pas, répondit le marquis, mais je m’informerai auprès de mon domestique.

— C’est ma vieille épée rouillée, répondit N’oun-Doaré, qui luit dans l’obscurité, car c’est une épée fée.

Mais, une nuit, ses ennemis, appliquant leurs yeux au trou de la serrure de son écurie, virent que la lumière qu’ils dénonçaient était produite par une belle couronne d’or placée sur le râtelier des chevaux, et qui éclairait sans brûler. Ils coururent en avertir le roi. Celui-ci, la nuit suivante, guetta le moment où la lumière fit son apparition, et, pénétrant subitement dans l’écurie de N’oun-Doaré, dont il avait une clé, comme de toutes les autres, il s’empara de la couronne, la mit sous son manteau et l’emporta dans sa chambre.

Le lendemain, il convoqua les savants et les magiciens de la capitale, pour lui donner la signification de l’inscription gravée sur la couronne ; mais aucun d’eux n’y comprenait rien.

Un enfant de sept ans, qui se trouvait là par hasard, vit aussi la couronne et dit que c’était celle de la princesse du Bélier d’Or.

Aussitôt, le roi fit appeler N’oun-Doaré, et lui parla de la sorte :

— Il faut que tu m’amènes à la cour la princesse du Bélier d’Or, pour être mon épouse, et, si tu ne me l’amènes pas, il n’y a que la mort pour toi.

Voilà le pauvre N’oun-Doaré bien embarrassé. Il va trouver sa vieille jument, les larmes aux yeux.

— Je sais, lui dit la jument, ce qui cause votre embarras et votre tristesse. Vous rappelez-vous que je vous dis de laisser la couronne d’or où vous la trouvâtes, autrement vous vous en repentiriez, un jour ? Voici ce jour venu. Pourtant, ne vous laissez pas aller au désespoir, car, si vous m’obéissez et faites de point en point ce que je vais vous dire, vous pouvez encore vous tirer de ce mauvais pas. Allez d’abord trouver le roi et demandez-lui de l’avoine et de l’argent pour le voyage.

Le roi donna de l’avoine et de l’argent, et N’oun-Doaré se mit en route avec sa vieille jument.

Ils arrivent au bord de la mer, et y voient un petit poisson resté à sec sur le sable et près de mourir.

— Mettez vite ce poisson à l’eau, dit la jument.

N’oun-Doaré obéit, et aussitôt le petit poisson, élevant sa tête au-dessus de l’eau, parla de la sorte :

— Tu m’as sauvé la vie, N’oun-Doaré ; je suis le roi des poissons, et si jamais tu as besoin de mon secours, tu n’auras qu’à m’appeler, au bord de la mer, et j’arriverai aussitôt.

Et il plongea dans l’eau et disparut.

Un peu plus loin, ils rencontrèrent un petit oiseau, pris dans des lacs.

— Délivrez cet oiseau, dit encore la jument.

Et N’oun-Doaré délivra le petit oiseau, qui dit aussi, avant de s’envoler :

— Merci ! N’oun-Doaré, je te revaudrai ce service ; je suis le roi des oiseaux, et si jamais moi ou les miens pouvons t’être utiles, tu n’auras qu’à m’appeler et j’arriverai aussitôt.

Ils continuèrent leur route, et, comme la jument traversait facilement les fleuves, les montagnes, les forêts et les mers, ils arrivèrent bientôt sous les murs du château du Bélier d’Or. Ils entendirent un vacarme épouvantable à l’intérieur du château, de sorte que N’oun-Doaré n’osait pas y entrer. Près de la porte, il vit un homme attaché à un arbre, par une chaîne de fer, et qui avait autant de cornes sur le corps qu’il y a de jours dans l’année.

— Détachez cet homme et rendez-lui la liberté, dit la jument.

— Je n’ose pas en approcher.

— Ne craignez rien ; il ne vous fera pas de mal.

N’oun-Doaré détacha l’homme, qui lui dit :

— Merci ! je vous revaudrai ce service ; si jamais vous avez besoin de secours, appelez Griffescornu, le roi des démons, et j’arriverai aussitôt.

— Entrez à présent dans le château, dit la jument à N’oun-Doaré, et ne craignez rien ; je resterai à paître ici, dans le bois, où vous me retrouverez, au retour. La maîtresse du château, la princesse du Bélier d’Or, vous fera bon accueil et vous montrera nombre de merveilles de toutes sortes. Vous l’inviterez à vous accompagner dans le bois, pour voir votre jument, qui n’a pas sa pareille au monde, et qui connaît toutes les danses de Basse-Bretagne et des autres pays, que vous lui ferez exécuter sous ses yeux.

N’oun-Doaré se dirige vers la porte du château. Il rencontre une servante, qui va puiser de l’eau à la fontaine du bois, et qui lui demande ce qu’il cherche par là.

— Je voudrais, répond-il, parler à la princesse du Bélier d’Or.

La servante va dire à sa maîtresse qu’un étranger vient d’arriver au château, qui demande à lui parler.

La princesse descend aussitôt de sa chambre et invite N’oun-Doaré à visiter avec elle les merveilles de son château.

Quand il eut tout vu, il invita à son tour la princesse à venir voir sa jument, dans le bois. Elle y consentit, sans difficulté. La jument exécuta devant elle les danses les plus variées, ce qui la divertit beaucoup.

— Montez sur son dos, princesse, lui dit N’oun-Doaré, et elle dansera avec vous fort agréablement.

La princesse, après quelque hésitation, monta sur la jument ; N’oun-Doaré sauta aussitôt à côté d’elle, et aussitôt la jument s’éleva en l’air avec eux et les transporta, en un instant, par-delà la mer.

— Vous m’avez trompée ! s’écriait la princesse ; mais vous n’êtes pas encore au bout de vos épreuves, et avant que j’épouse le vieux roi de France, vous aurez pleuré, plus d’une fois.

Ils arrivèrent promptement à Paris. Dès en arrivant, N’oun-Doaré conduisit la princesse au roi et lui dit, en la lui présentant :

— Sire, voici la princesse du Bélier d’Or.

Le roi fut ébloui par sa beauté ; il ne se possédait pas de joie et voulait l’épouser, sur-le-champ. Mais, la princesse demanda qu’on lui rapportât d’abord son anneau, qu’elle avait laissé dans sa chambre, au château du Bélier d’Or.

N’oun-Doaré fut encore chargé par le roi d’aller à la recherche de l’anneau de la princesse.

Il s’en revint tout triste vers sa jument.

— Ne vous rappelez-vous pas, lui dit celle-ci, avoir sauvé la vie au roi des oiseaux, qui vous promit de reconnaître ce service, à l’occasion ?

— Je me le rappelle, répondit-il.

— Eh bien, appelez-le à votre secours, c’est le moment.

Et N’oun-Doaré s’écria :

— Roi des oiseaux, venez à mon secours, je vous prie !

Aussitôt, le roi des oiseaux arriva et demanda :

— Qu’y a-t-il pour votre service, N’oun-Doaré ?

— Le roi, dit-il, veut que je lui rapporte, sous peine de la mort, l’anneau de la princesse du Bélier d’Or, qui est resté à son château, dans un cabinet dont elle a perdu la clé.

— Rassurez-vous, dit l’oiseau, l’anneau vous sera rapporté.

Et aussitôt il appela tous les oiseaux connus, chacun par son nom.

Ils arrivaient tous, à mesure que leurs noms étaient prononcés ; mais, hélas ! aucun d’eux n’était assez petit pour pouvoir pénétrer dans le cabinet de la princesse, par le trou de la serrure. Le roitelet seul avait quelque chance d’y réussir ; il fut donc envoyé à la recherche de l’anneau.

Avec beaucoup de mal et en y laissant presque toutes ses plumes, il parvint à s’introduire dans le cabinet, prit l’anneau et l’apporta à Paris.

N’oun-Doaré courut aussitôt le présenter à la princesse.

— À présent, princesse, lui dit alors le roi, vous n’avez sans doute plus de raison de retarder davantage mon bonheur ?

— Il ne me manque plus qu’une chose pour vous satisfaire, sire, mais il me la faut, ou rien ne sera fait, répondit-elle.

— Parlez, princesse, ce que vous demanderez sera fait.

— Eh bien, faites-moi apporter mon château ici, vis-à-vis du vôtre.

— Apporter votre château ici !… Comment voulez-vous ?…

— Il me faut mon château, vous dis-je, ou rien ne sera fait.

Et N’oun-Doaré fut encore chargé d’aviser aux moyens de transporter le château de la princesse, et il se mit en route avec sa jument.

Quand ils arrivèrent sous les murs du château, la jument parla de la sorte :

— Appelez à votre secours le roi des démons, que vous avez délivré de ses chaînes, à notre premier voyage.

Il appela le roi des démons, qui vint et demanda :

— Qu’y a-t-il pour votre service, N’oun-Doaré ?

— Transportez-moi le château de la princesse du Bélier d’Or à Paris, devant celui du roi de France, et tout de suite.

— C’est bien, cela va être fait à l’instant.

Et le roi des démons appela ses sujets, dont il vint toute une armée, et ils déracinèrent le château du rocher sur lequel il se trouvait, l’enlevèrent en l’air et le transportèrent à Paris. N’oun-Doaré et sa jument les suivirent et y arrivèrent aussitôt qu’eux.

Le matin, les Parisiens furent tout étonnés de voir l’éclat du soleil levant sur les dômes d’or du château et crurent à un incendie ; aussi, criait-on de toutes parts : « Au feu ! au feu !… »

Mais la princesse reconnut facilement son château et se hâta de s’y rendre.

— À présent, princesse, lui dit le roi, il ne vous reste plus qu’à fixer le jour des noces.

— Oui, mais il me faut encore une petite chose avant, répondit-elle.

— Quoi donc, princesse ?

— La clé de mon château, qu’on ne m’a pas rapportée, et sans laquelle je ne puis y entrer.

— J’ai ici des serruriers très habiles, qui vous en feront une nouvelle.

— Non, personne au monde ne peut fabriquer une nouvelle clé capable d’ouvrir la porte de mon château ; il me faut l’ancienne, qui est au fond de la mer.

En se rendant à Paris, comme elle passait par-dessus la mer, elle l’avait laissée tomber au fond de l’abîme.

N’oun-Doaré est encore chargé de rapporter à la princesse la clé de son château, et il se remet en route avec sa vieille jument. Arrivé au bord de la mer, il appelle à son secours le roi des poissons. Celui-ci arrive aussitôt et demande :

— Qu’y a-t-il pour votre service, N’oun-Doaré ?

— Il me faut la clé du château de la princesse du Bélier d’Or, que la princesse a jetée à la mer.

— Vous l’aurez, répond le roi.

Et il appela aussitôt tous ses poissons, qui se hâtaient d’accourir, à mesure qu’il prononçait leurs noms ; mais, aucun d’eux n’avait vu la clé du château. Seule, la vieille n’avait pas répondu à l’appel de son nom. Elle finit par arriver aussi, portant dans sa bouche la clé, qui était un diamant d’une très grande valeur. Le roi des poissons la prit et la donna à N’oun-Doaré.

N’oun-Doaré et sa jument retournèrent aussitôt à Paris, heureux et sans souci, cette fois, car ils savaient que c’était leur dernière épreuve.

La princesse ne pouvait plus reculer et temporiser, et le jour du mariage fut fixé.

On se rendit à l’église, en grande pompe et cérémonie, et N’oun-Doaré et sa jument suivaient le cortège et entrèrent aussi dans l’église, au grand étonnement et grand scandale de tout le monde. Mais, quand la cérémonie fut terminée, la peau de la jument tomba à terre et laissa voir une princesse, d’une beauté merveilleuse, qui présenta la main à N’oun-Doaré, en disant :

— Je suis la fille du roi de Tartarie ; venez avec moi dans mon pays, N’oun-Doaré, et nous nous y marierons ensemble.

Et N’oun-Doaré et la fille du roi de Tartarie, laissant le roi et la société tout ébahis, partirent ensemble, et, depuis, je n’ai pas eu de leurs nouvelles.

(Conté par Vincent Coat, ouvrier de la manufacture
des tabacs de Morlaix, avril 1874.)

II

LES QUATORZE JUMENTS

ET LE CHEVAL DU MONDE[23]

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Selaouit, mar hoc’h eus c’hoant,
Hag e clevfot eur gaozic coant,
Ha na eus en-hi netra gaou,
Met, marteze, eur gir pe daou.
Écoutez, si vous voulez,
Et vous entendrez un joli conte,
Dans lequel il n’y a pas de mensonges,
Si ce n’est, peut-être, un mot ou deux.


I l y avait, une fois, un jeune penher[24], riche, nommé Riwall. Son père avait quatorze juments, et son plus grand plaisir était de les monter, tantôt l’une, tantôt l’autre, et d’accompagner les valets qui les conduisaient au pâturage.

Quand il eut douze ans, on l’envoya à l’école, en ville, et il regretta beaucoup ses jeux et ses courses en liberté sur les juments de son père. Au bout d’un an, il revint en congé à la maison, et son premier soin, en arrivant, fut de demander des nouvelles des juments.

— Je pense qu’elles vont bien, lui dit son père, car je ne les ai pas visitées, depuis assez longtemps.

Il courut à la prairie où elles étaient et y vit treize juments qui paissaient, et, auprès de chacune d’elles, une belle pouliche, qui gambadait et folâtrait, puis une quatorzième jument avec un poulain tout chétif et qui paraissait malade. Il s’approcha de ce dernier et se mit à le caresser et à lui gratter le front. Le poulain lui dit, dans le langage des hommes :

— Tuez les treize pouliches et me laissez en vie, afin que je puisse téter, seul, les quatorze juments et acquérir ainsi la force de quatorze chevaux.

— Comment ! répondit Riwall, étonné, vous parlez donc ?

— Oui, je parle comme vous ; mais, voulez-vous faire ce que je vous demande ?

— Tuer treize belles pouliches pour un méchant poulain qui ne vaudra jamais grand’chose, sans doute ; non, je ne ferai pas cela.

— Je vous le répète, faites ce que je vous demande, et vous n’aurez pas à vous en repentir, plus tard.

— Je ne le ferai pas ; il faudrait avoir perdu la tête pour agir de la sorte.

Et Riwall s’en retourna là-dessus à la maison. Mais, toute la nuit qui suivit, il ne fit que songer aux paroles du poulain. Le lendemain, il se rendit encore à la prairie où se trouvaient les quatorze juments avec leurs pouliches, et le poulain chétif lui renouvela sa demande, et de même le troisième jour, si bien qu’il se dit en lui-même :

— Ceci est bien extraordinaire, et je ferais peut-être bien d’obéir et de suivre le conseil du poulain ?…

Enfin, il se décida à tuer les treize pouliches.

Mais, son congé expira, et il retourna à l’école. Il revint encore à la maison au bout d’une année, et courut, dès en arrivant, à la prairie où étaient les juments avec leurs poulains. Les quatorze juments avaient encore eu quatorze pouliches ; mais le poulain n’avait profité en rien. Il accourut à Riwall, dès qu’il l’aperçut, et lui dit encore :

— Tuez ces quatorze pouliches aussi, pour que je reste encore seul à téter les quatorze juments.

— Doucement ! répondit Riwall ; j’ai été assez sot pour vous obéir, une première fois, mais, vous ne me prendrez pas une seconde, d’autant plus que vous n’avez profité en rien pour avoir tété les quatorze juments, pendant toute une année.

— Je vous le répète, reprit le poulain, faites ce que je vous dis, et vous n’aurez pas lieu de le regretter.

Riwall finit par céder, et il tua encore les quatorze pouliches, puis il retourna de nouveau à l’école, pendant un an.

Quand il revint en congé pour la troisième fois, les quatorze juments avaient encore eu quatorze pouliches, et le méchant poulain n’avait toujours profité en rien. Il alla à lui, d’assez mauvaise humeur, et lui dit :

— Jamais je n’ai vu pareille chose ! Comment ! tu tètes seul, pendant deux ans consécutifs, quatorze juments, et tu restes chétif et malingre comme te voilà ! Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Je vous demande de tuer encore une fois les quatorze pouliches, répondit le poulain.

— Te moques-tu de moi, ou me prends-tu pour un imbécile ?

— Je ne me moque pas de vous et je ne vous prends pas pour un imbécile ; ce sera la dernière fois ; faites comme je vous dis, et vous n’aurez pas lieu de le regretter, je vous le répète.

Après avoir longtemps hésité, Riwall finit par tuer encore les quatorze pouliches. Puis il retourna à l’école, et revint au bout d’un an, mais pour rester à la maison, à présent, ses études étant terminées. Il courut, dès en arrivant, à la prairie où étaient les quatorze juments, et il les vit qui paissaient tranquillement, sans pouliches autour d’elles, cette fois. Le poulain de trois ans était seul avec elles, mais, aussi malingre et aussi chétif que jamais. À cette vue, Riwall entra dans une grande colère, et coupa un bâton dans la haie et en frappa à tour de bras la méchante bête.

— Holà ! mon maître, dit le poulain, cessez de me frapper, je vous prie, et écoutez-moi ; faites exactement ce que je vais vous dire, et vous verrez ce qui arrivera. Allez à la maison, prenez à l’écurie une bride, une selle et une étrille, et apportez-les ici.

Riwall alla à la maison et revint bientôt avec une bride, une selle et une étrille.

— À présent, reprit le poulain, mettez-moi la bride en tête, et la selle sur le dos… Bien !… Maintenant, prenez l’étrille et étrillez-moi fortement.

Et Riwall se mit à étriller le poulain, qui, à chaque coup d’étrille, croissait, croissait, tant et si bien que, pour continuer, l’étrilleur fut obligé de monter sur un talus. Quand le poulain eut atteint la grandeur de trois chevaux ordinaires, il dit :

— Assez. Montez à présent sur mon dos, et nous allons voyager.

Et ils partirent. Vous pouvez juger de la joie de Riwall de se voir juché sur un animal semblable ; jamais on n’avait vu son pareil, et l’on s’extasiait partout, sur leur passage. Ils vont tout droit à Paris.

Le roi de Paris avait neuf chevaux, qui étaient tous malades, depuis quelque temps, et personne ne pouvait trouver de remède à leur mal, si bien qu’il en était fort contrarié. Le cheval de Riwall dit à son maître :

— Je sais bien, moi, ce qu’il faudrait faire pour guérir les chevaux du roi. Allez le trouver, et dites-lui que vous vous faites fort de les guérir, moyennant cent livres d’avoine qu’il vous donnera, pour chacun d’eux. Quand on vous aura livré l’avoine, vous me l’apporterez, puis vous prendrez un fort bâton et en battrez les chevaux malades, jusqu’à ce qu’ils soient tout couverts d’écume. Vous recueillerez cette écume dans un vase et m’en frotterez, et ainsi ma force s’accroîtra encore de toute celle qu’auront perdue les chevaux du roi.

Riwall va trouver le roi, et lui parle ainsi :

— Bonjour, sire.

— Bonjour, brave homme.

— J’ai appris, sire, que vos chevaux sont malades, et je viens vous proposer de vous les guérir.

— Si vous faites cela, je vous en récompenserai généreusement.

— Donnez-moi seulement cent livres d’avoine par cheval, et je ne demande pas autre chose.

— S’il ne vous faut que cela, il sera facile de vous contenter.

Et le roi donna l’ordre à son premier valet d’écurie de lui livrer sur-le-champ neuf cents livres d’avoine. Riwall les porta à son cheval et retourna alors à l’écurie royale, où il se mit à battre les chevaux à tour de bras, avec un bâton de chêne vert qu’il avait lui-même coupé dans un bois. Il les battit tant et tant qu’ils furent bientôt couverts d’écume. Il recueillit cette écume dans un pot et en frotta son cheval, dont les forces s’en trouvèrent augmentées considérablement, et les chevaux du roi furent aussi guéris.

La fille du roi était sorcière, et, quand elle vit cela, elle dit à son père :

— Vous croyez avoir de beaux chevaux, mon père, mais, si vous voyiez le Cheval du Monde, vous penseriez autrement. Vos chevaux ne sont que des rosses, à côté de celui-là, et, jusqu’à ce que vous le possédiez dans votre écurie, vous ne devriez jamais en parler.

— Oui, mais comment se procurer cette merveille, ma fille !

— L’homme qui vous a guéri vos chevaux peut aussi vous procurer le Cheval du Monde, si vous le lui ordonnez.

Le roi fit appeler Riwall, et lui dit :

— Je désire avoir le Cheval du Monde dans mes écuries, et je vous ordonne de me le procurer.

— Et comment pourrais-je vous le procurer, sire, puisque je ne suis ni magicien ni sorcier ?

— Il faut que vous me le procuriez, ou il n’y a que la mort pour vous.

Riwall s’en revint vers son cheval, la tête baissée et tout triste.

— Que vous est-il arrivé, mon maître, lui demanda le cheval, pour être si triste ?

— Hélas ! je suis perdu, car je ne pourrai jamais faire ce que me demande le roi, sous peine de mort.

— Que vous demande le roi, mon maître ?

— De lui amener le Cheval du Monde dans ses écuries.

— C’est chose difficile, mais non impossible pourtant, et, si vous faites exactement comme je vous dirai, nous pourrons, à nous deux, nous tirer de cette épreuve à notre honneur. Allez de nouveau trouver le roi et dites-lui que, pour réussir dans votre entreprise, il faut qu’il me fasse ferrer de quatre fers de cinq cents livres chacun, avec dix clous dans chaque fer, et que, de plus, il vous fournisse quatre-vingt-dix-neuf peaux de bœufs, dont vous me garnirez le corps, afin d’amortir les coups du Cheval du Monde.

Vous me briderez, sellerez
Et les clous examinerez[25].

Riwall alla trouver le roi et lui fit part des conditions auxquelles il lui était possible de réussir. Le roi lui accorda ce qu’il demanda.

Quand tout fut prêt, il se mit en route avec son cheval. Ils vont, ils vont, toujours devant eux, tant et si bien qu’ils finissent par arriver sous les murs du château du Cheval du Monde. La porte était ouverte.

— Montez sur le mur, dit le cheval à Riwall, par ce chêne qui est tout contre, et de là vous verrez beau jeu, tout à l’heure.

Riwall monta sur le mur et son cheval entra dans la cour.

Le Cheval du Monde vint aussitôt à sa rencontre, en hennissant et la queue en l’air. Quel cheval !… Le combat commença sur-le-champ. Le Cheval du Monde lança au cheval de Riwall une ruade qui détacha des flancs de celui-ci trois peaux de bœufs, lesquelles tombèrent à terre. Le combat continua et devint bientôt furieux, au point que le château et la terre en tremblaient. Les coups du Cheval du Monde étaient terribles, et, à chaque ruade, il détachait deux ou trois peaux de bœufs des flancs de l’autre ; mais celui-ci ripostait aussi vigoureusement avec ses fers de cinq cents livres, et, à chaque ruade, il enlevait à son ennemi un lambeau de chair saignante. Le combat dura trois heures entières, et Riwall, qui y assistait, du haut du mur, et en suivait les péripéties avec anxiété, trembla plus d’une fois pour la vie de son cheval. Il ne restait plus à celui-ci que quatre ou cinq peaux autour du corps, lorsque le Cheval du Monde tomba tout à coup à terre, les quatre fers en l’air, épuisé et demandant quartier.

Aussitôt, Riwall descendit du mur et passa une bride à la tête du vaincu, qui se laissa faire et le suivit, tout triste et docile comme un mouton.

Quand ils arrivèrent tous les trois à Paris, tout le peuple et la Cour accoururent au-devant d’eux. Jamais on n’avait vu deux chevaux pareils. Le roi accueillit Riwall avec force compliments et l’invita à dîner, à sa table, tant sa joie était grande de posséder dans ses écuries une merveille comme le Cheval du Monde.

Mais la princesse sorcière, qui ne voulait aucun bien à Riwall, sans doute parce qu’elle trouvait qu’il ne faisait pas assez attention à elle, dit encore au roi, quelques jours après :

— Si vous saviez, mon père, ce dont s’est vanté l’homme au grand cheval !…

— De quoi donc s’est-il vanté ? demanda le roi.

— Il s’est vanté de pouvoir vous amener à votre cour la princesse qui est retenue captive par un serpent, dans son château, suspendu par quatre chaînes d’or entre le ciel et la terre.

— A-t-il vraiment dit cela ?

— Il l’a dit, je vous l’assure.

— Eh bien, s’il l’a dit, il faut qu’il le fasse, ou il n’y a que la mort pour lui. Qu’on le fasse venir.

Et, quand Riwall fut en la présence du roi :

— Est-il vrai, Riwall, lui demanda le vieux monarque, que vous vous êtes vanté de pouvoir m’amener à la cour la belle princesse qui est retenue captive par un serpent, dans son château, suspendu par quatre chaînes d’or entre le ciel et la terre ?

— Jamais je n’ai dit rien de semblable, sire, et il faudrait que j’eusse complètement perdu la raison pour le dire.

— Vous l’avez dit, ma fille me l’a assuré, et il faut que vous le fassiez, où il n’y a que la mort pour vous.

— Alors, il ne me reste qu’à tenter l’aventure, et, mort pour mort, autant vaut mourir ailleurs qu’ici.

Et il revint vers son cheval.

— Qu’y a-t-il encore de nouveau, mon maître, lui demanda celui-ci, que je vous vois si triste ?

— Rien de bon, répondit-il. Le roi m’ordonne, sous peine de la mort, de lui amener à sa cour la belle princesse qui est retenue captive par un serpent, dans son château, suspendu par quatre chaînes d’or entre le ciel et la terre. Jamais je n’avais, jusqu’ici, entendu parler de cette princesse, et je ne sais pas où aller la chercher.

— Moi, je sais où sont la princesse et le château, reprit le cheval, mais, il y a loin d’ici là, et il n’est pas facile d’y aller. N’importe, il faut tenter l’aventure, et, si vous faites exactement ce que je vous dirai, nous pourrons encore nous en tirer sans trop de mal. Retournez vers le roi et dites-lui de me faire attacher à chaque pied un fer d’argent de cinq cents livres, avec dix clous de même métal dans chacun d’eux. Puis, vous lui demanderez encore de vous fournir une bonne épée d’acier trempée dans du venin d’aspic, et qui coupera l’or aussi facilement que du bois.

Vous me briderez, sellerez
Et les clous examinerez.

Le roi fournit les fers d’argent avec les clous et l’épée, et Riwall et son cheval se mettent en route. Ils marchent et marchent, nuit et jour, sans jamais s’arrêter, si bien qu’ils finissent par arriver aux chaînes d’or qui retenaient le château en l’air, si haut, si haut, qu’on l’apercevait à peine comme un point pas plus gros qu’un roitelet.

— Coupez les chaînes avec votre épée, et frappez fort, dit le cheval à son maître.

Riwall coupa une chaîne, puis deux, puis trois, mais il n’en pouvait plus de fatigue.

— Courage ! lui dit le cheval ; à la quatrième chaîne, à présent, et vite, ou nous sommes perdus.

Enfin, la quatrième chaîne fut aussi coupée, et le château tomba à terre, avec un bruit épouvantable. La princesse en sortit aussitôt, par une fenêtre, belle et brillante comme le soleil, et courut embrasser Riwall, en disant :

— Soyez béni pour m’avoir délivrée de ce vilain monstre ! Mais, ne perdons pas de temps et partons vite, de peur qu’il ne nous rattrape.

Et ils montèrent tous les deux sur le cheval et reprirent la route de Paris.

Quand le vieux roi vit la princesse, il fut ébloui par sa beauté, et en devint si amoureux, qu’il voulut l’épouser, sur-le-champ. Les fiançailles eurent lieu, en effet, mais, la princesse exigea qu’on lui procurât, avant le mariage, la pomme d’or que la fille du roi, la sorcière, lui vanta comme la plus belle merveille du monde.

Riwall reçut encore l’ordre d’apporter à la cour, sous peine de mort, la merveilleuse pomme d’or.

Son cheval lui dit, à cette nouvelle :

— C’est notre dernière épreuve, et, si nous y réussissons, on nous laissera ensuite tranquilles. Allez dire au roi qu’il faut me ferrer, cette fois, avec des fers d’or de cinq cents livres chacun, avec dix clous d’or dans chaque fer.

Vous me briderez, sellerez
Et les clous examinerez.

Le roi donna tout l’or de son trésor, pour fabriquer les fers et les clous, et, quand tout fut prêt, Riwall et son cheval se mirent encore en route. Ils marchent et marchent, nuit et jour, et rencontrent, dans un grand bois, une petite vieille, qui leur demande :

— Où allez-vous ainsi ?

— Ma foi ! grand’mère, répond Riwall, je ne sais pas trop ; le roi m’a ordonné d’aller chercher la pomme d’or et de la lui rapporter, sous peine de mort, et j’ignore complètement où elle se trouve.

— Eh bien, reprit la vieille, je le sais, moi, et je veux vous conseiller et vous venir en aide. Vous arriverez bientôt sous les murs d’un vieux château, tellement perdu au milieu des arbres, des ronces, des épines et des herbes folles qui l’enserrent et l’envahissent de tous côtés, que l’accès en est impossible. Depuis cinq cents ans, personne n’a jamais pénétré dans ce château. Mais, voici une baguette blanche que je vous donne (et elle lui tendit une baguette blanche qu’elle avait à la main), et vous n’aurez qu’à en frapper les arbres, les ronces et les épines qui s’opposeront à votre passage, et aussitôt un beau chemin s’ouvrira devant vous et vous pénétrerez facilement jusqu’au château. Vous verrez dans la cour un pommier avec une pomme unique, la pomme d’or, qui brille dans le feuillage. Voici encore une serviette (et elle lui donna aussi une serviette) que vous étendrez sous l’arbre, puis vous monterez sur le pommier et secouerez la branche, de manière que la pomme tombe sur la serviette. Vous descendrez alors et, avec votre baguette, vous ferez une croix sur la pomme, qui se fendra en quatre et laissera voir un petit couteau d’argent, au milieu. Vous prendrez ce couteau et le mettrez dans votre poche, car vous en aurez besoin, plus tard. Vous ferez avec votre baguette une nouvelle croix sur la pomme, et elle se refermera comme devant. Alors, vous retournerez à la maison, avec la pomme et le couteau. Quand vous arriverez à la Cour, la fille du roi, qui est sorcière, vous priera de lui donner la pomme ; mais, ne la lui donnez pas. On fera un grand dîner, et la pomme d’or sera posée sur la table, dans un plat d’or. Le roi essayera de l’entamer, avec son couteau ; mais, ni lui ni aucun des convives ne pourra y réussir. Vous demanderez à essayer, à votre tour, et votre petit couteau d’or y pénétrera facilement, comme dans une pomme ordinaire. Mais, aussitôt, la fille du roi tombera raide morte, devant tout le monde, et son cœur se fendra en quatre morceaux, comme la pomme.

— Dieu vous bénisse, grand’mère, dit Riwall.

Et ils continuèrent leur route et se trouvèrent bientôt devant le château inaccessible. Riwall, de sa baguette blanche, frappa les arbres, les ronces et les épines qui s’opposaient à leur passage, et une belle route s’ouvrit par enchantement devant eux, et ils pénétrèrent facilement jusqu’à la cour. Ils virent le pommier et la pomme d’or qui brillait dans le feuillage, et une foule de petits oiseaux chantaient et voltigeaient autour. Riwall étendit sa serviette sur le gazon, monta sur l’arbre, secoua la branche et la pomme tomba sur la serviette. Il descendit aussitôt, fit avec sa baguette une croix sur la pomme, qui se fendit et laissa voir un gentil petit couteau d’or caché dans son intérieur. Il le prit, le mit dans sa poche, referma la pomme avec une seconde croix de sa baguette, la mit également dans sa poche, remonta à cheval et partit. Il rencontra encore, dans le bois, la petite vieille, qui lui demanda :

— Eh bien ! tout s’est-il bien passé, mon fils ?

— Très bien, grand’mère, grâce à vous ; j’ai la pomme et le couteau, dans ma poche.

— Eh bien, retournez, à présent, à la maison, tranquilles et sans inquiétude, car c’est la fin de vos travaux, et celle qui vous a fait imposer de si redoutables épreuves en sera bientôt récompensée comme elle le mérite.

Et ils continuèrent tranquillement leur route.

Toute la Cour et le peuple étaient sortis de Paris à leur rencontre, et ils rentrèrent dans la ville en grande pompe, au bruit des trompettes et des cloches sonnant à toute volée.

Le vieux roi voulut que son mariage avec la princesse fût célébré immédiatement. Il y eut, dès le lendemain, un grand repas, auquel on invita beaucoup de monde, et Riwall en fut aussi. La pomme d’or était sur un plat d’or, devant le roi et sa fiancée, et tous les yeux étaient fixés sur elle. Au dessert, plusieurs convives demandèrent qu’on la partageât.

— Donnez-la-moi et je la partagerai, dit la fille du roi, la sorcière.

— Non, c’est à la fiancée du roi que doit revenir cet honneur, lui répondit-on.

Et le roi prit la pomme sur le plat d’or et la présenta à la belle princesse. Mais, celle-ci essaya en vain de la diviser ; son couteau glissait dessus comme sur de l’or massif. Le roi essaya à son tour, mais sans plus de succès.

— Passez-moi la pomme, dit de nouveau la fille du roi ; j’en viendrai bien à bout, moi.

On la lui passa, et elle ne réussit pas davantage.

— Passez-la-moi, sire, dit aussi Riwall ; c’est moi qui vous l’ai conquise et je sais aussi comment l’ouvrir.

Le roi lui passa la pomme, et, avec son petit couteau d’or, qu’il tira de sa poche, il la fendit en quatre, le plus facilement du monde.

Mais, aussitôt, on vit avec étonnement la fille du roi tomber sous la table, et, en la relevant, on vit qu’elle était morte ; son cœur s’était brisé et fendu en quatre morceaux, comme la pomme.

— À chacun selon ses œuvres ! dit alors l’autre princesse, car elle avait mérité ce qui lui arrive, en voulant la mort de mon libérateur.

Puis, se tournant vers le roi :

— Quant à vous, sire, vous êtes trop âgé pour moi ; d’ailleurs, à celui qui a eu la peine est aussi due la récompense.

Et, en même temps, elle présenta la main à Riwall, avec un doux sourire.

Le mariage fut célébré, avec grande pompe et solennité, et, pendant un mois entier, il y eut de belles fêtes et des jeux et des repas magnifiques.

J’étais la cuisinière,
J’eus une goutte et un morceau,
Un coup de cuillère à pot sur la bouche,
Et depuis, je n’y suis pas retournée ;
Avec cinq cents écus et un cheval bleu,
J’y serais allée voir demain ;
Avec cinq cents écus et un cheval brun,
J’y serais retournée, dans une semaine et un jour[26].

Conté par Francésa Ann Ewen, de Pédernec
(Côtes-du-Nord). 1869.

III

LA PRINCESSE BLONDINE[27]

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Selaouit hag e clevfet ;
Credit, mar caret,
Na gridet ket, mar na garet ket,
Gwell’ eo credi eget mont da veled.
Écoutez, et vous entendrez ;
Croyez, si vous voulez,
Ne croyez pas, si vous ne voulez pas ;
Mieux vaut croire que d’aller voir.


I l y avait, une fois, dans les temps anciens, un seigneur riche qui avait trois fils.

L’aîné s’appelait Cado, le second, Méliau, et le plus jeune, Yvon.

Un jour qu’ils étaient tous les trois ensemble à la chasse, au bois, ils rencontrèrent une petite vieille, qui leur était inconnue et portait sur la tête une cruche pleine d’eau, qu’elle avait été puiser à la fontaine.

— Seriez-vous capables, les gars, demanda Cado à ses frères, de briser, d’un coup de flèche, la cruche de cette petite vieille, sans toucher à celle-ci ?

— Nous ne voulons pas l’essayer, répondirent Méliau et Yvon, de peur de faire du mal à la bonne femme.

— Eh bien, moi, je le ferai ; vous allez voir.

Et il banda son arc et visa. La flèche partit et brisa la cruche. L’eau mouilla la petite vieille, qui dit à l’adroit tireur :

— Tu as failli, Cado, et je te revaudrai cela ! À partir de ce moment même, tu trembleras de tous tes membres, comme les feuilles d’un tremble, agitées par le vent du nord, et cela, jusqu’à ce que tu aies trouvé la princesse Blondine.

Et, en effet, Cado fut, à l’instant, pris d’un tremblement général.

Les trois frères revinrent à la maison et racontèrent à leur père ce qui leur était arrivé.

— Hélas ! mon pauvre fils, tu as failli, dit le vieux seigneur à son fils aîné. Il te faudra, à présent, voyager jusqu’à ce que tu aies trouvé la princesse Blondine, comme te l’a dit la fée, car c’était une fée que cette petite vieille. Il n’y a qu’elle au monde qui puisse te guérir. Je ne sais quel pays elle habite, mais, je vais te donner une lettre pour mon frère l’ermite, qui vit au milieu d’une forêt, à plus de vingt lieues d’ici, et peut-être pourra-t-il te fournir quelque utile renseignement.

Cado prit la lettre et se mit en route.

Il marcha et marcha, et, à force de mettre un pied devant l’autre, il arriva à l’ermitage de son oncle l’ermite. Le vieillard était en prière, agenouillé sur le seuil de sa cabane, construite à l’angle de deux rochers, les mains et les yeux levés vers le ciel et comme ravi en extase. Cado attendit qu’il eût fini, puis il s’avança vers lui et dit :

— Bonjour, mon oncle l’ermite.

— Tu m’appelles ton oncle, mon enfant ?

— Lisez cette lettre, et vous verrez qui je suis et connaîtrez le motif de ma visite.

L’ermite prit la lettre, la lut, puis il dit :

— C’est vrai, tu es bien mon neveu. Mais, hélas ! mon pauvre enfant, tu es loin d’être au terme de ton voyage et de tes peines. Je vais consulter mes livres, pour voir ce que je peux faire pour toi. En attendant, comme tu dois avoir faim, grignote cette croûte de pain, qui est ma seule nourriture, depuis vingt ans. Quand j’ai faim, je la grignote un peu, et pourtant elle ne diminue pas.

Et Cado se mit à grignoter la vieille croûte, qui était dure comme la pierre, pendant que l’ermite consultait ses livres. Mais, il eut beau les feuilleter, toute la nuit, il n’y trouva rien concernant la princesse Blondine. Le lendemain matin, il dit à son neveu :

— Voici, mon enfant, une lettre pour un frère ermite que j’ai, dans une autre forêt, à vingt lieues d’ici. Celui-là commande sur tous les oiseaux, et peut-être pourra-t-il te donner quelque bonne indication, car, pour moi, ma science ni mes livres ne me disent rien de la princesse Blondine. Voici encore une boule d’ivoire, qui roulera d’elle-même devant toi ; tu n’auras qu’à la suivre, et elle te conduira jusqu’au seuil de l’ermitage de mon frère.

Cado prit la lettre et la boule d’ivoire. Il posa celle-ci à terre, et elle roula d’elle-même devant lui. Il la suivit. Au coucher du soleil, il était à la porte de la cabane de branchages et de joncs des marais du second ermite.

— Bonjour, mon oncle, lui dit-il, en l’abordant.

— Ton oncle ? répondit le vieillard.

— Oui ; lisez cette lettre, et vous saurez qui je suis et pourquoi je viens vers vous.

L’ermite prit la lettre, la lut, puis il dit :

— Oui, c’est vrai, tu es bien mon neveu. Et tu cherches la princesse Blondine, mon enfant ?

— Oui, mon oncle ; voyez dans quel état je suis ! Et mon père m’a dit que la princesse Blondine seule peut me guérir. Mais, ni mon père, ni mon autre oncle l’ermite n’ont pu me dire où je pourrai la trouver.

— Ni moi non plus, mon pauvre enfant, je ne puis te le dire. Mais, Dieu m’a établi maître sur tous les oiseaux : je vais souffler dans un sifflet d’argent que j’ai ici, et aussitôt tu les verras arriver, de tous les côtés, grands et petits, et peut-être quelqu’un d’entre eux pourra-t-il nous donner des nouvelles de la princesse Blondine.

Le vieillard siffla dans son sifflet d’argent, et aussitôt des nuages d’oiseaux de toute dimension et de toute couleur s’abattirent sur la forêt, en poussant toutes sortes de cris. L’air en était obscurci. L’ermite les appela tous, par leurs noms, l’un après l’autre, et leur demanda s’ils n’avaient pas vu, dans leurs voyages, la princesse Blondine. Aucun d’eux ne l’avait jamais vue, ni n’en avait même entendu parler.

Tous les oiseaux avaient répondu à l’appel, excepté l’aigle.

— Où donc est resté l’aigle ? dit l’ermite. Et il souffla plus fort dans son sifflet. L’aigle arriva aussi, de mauvaise humeur, et dit :

— Pourquoi me faites-vous venir ici, pour mourir de faim, lorsque j’étais si bien là où je me trouvais ?

— Où donc étais-tu ?

— J’étais au château de la princesse Blondine, où je ne manquais de rien, car on est là en fêtes et en festins, tous les jours.

— C’est à merveille et tu es libre d’y retourner, mais, à la condition d’y porter sur ton dos mon neveu que voici.

— Je le veux bien, si l’on me donne à manger, à discrétion.

— Rassure-toi à ce sujet ; on te fournira de la nourriture à souhait, glouton que tu es.

L’ermite alla alors trouver le seigneur d’un château voisin, et le pria de lui tuer un bœuf, un de ses meilleurs, et de le faire apporter dans sa cabane, dépecé par morceaux. Le seigneur s’empressa de donner des ordres pour contenter l’ermite, et le bœuf, dépecé par morceaux, fut porté à la cabane du solitaire. On chargea la viande sur le dos de l’aigle, Cado s’assit dessus, et les voilà partis par-dessus le bois, flip ! flip ! flip !

Tout en fendant l’air, l’oiseau donnait ses instructions à Cado ; il lui disait :

— Quand nous arriverons près du château, qui est dans une île, au milieu de la mer, tu verras d’abord sur le rivage une fontaine. Au-dessus de cette fontaine, est un bel arbre dont les branches la recouvrent. À l’heure de midi, la princesse vient, tous les jours, avec sa femme de chambre, se reposer à l’ombre de l’arbre, et peigner ses cheveux blonds, en se mirant dans l’eau de la fontaine. Tu t’avanceras vers elle, sans crainte. Dès qu’elle te verra, elle te reconnaîtra et te fera bon accueil. Elle te donnera un pot d’onguent dont tu te frotteras et qui te guérira promptement, puis tu lui proposeras de l’enlever et de l’épouser, pour prix du service qu’elle t’aura rendu. Elle acceptera. Tu m’appelleras, alors ; vous monterez sur mon dos tous les deux, et nous partirons aussitôt. Le père de cette princesse, qui est magicien, se mettra bientôt à notre poursuite ; mais, il sera trop tard.

L’aigle, épuisé par la longueur du voyage, demandait souvent à manger :

— Donne-moi à manger, car je faiblis. Et Cado lui donnait de la viande de bœuf, et ils allaient encore. Ils planèrent longtemps au-dessus de la mer, ne voyant que le ciel et l’eau. Enfin, ils arrivèrent aussi à l’île. L’aigle s’abattit sur un rocher du rivage. Cado descendit, et, ayant fait quelques pas, il aperçut un bel arbre dont les branches s’étendaient au-dessus d’une fontaine. Il ne vit personne sous l’arbre, mais, il n’était pas midi encore. Il se cacha derrière un buisson et vit bientôt arriver une princesse, belle comme le jour, et qui avait de longs cheveux blonds, qui lui descendaient jusqu’aux talons, comme un manteau. Elle était accompagnée d’une suivante, qui était aussi d’une grande beauté. Elles se dirigèrent toutes les deux vers l’arbre, et la princesse se mit à peigner ses beaux cheveux, en se mirant dans l’eau de la fontaine. Cado sortit alors de derrière son buisson ; il s’avança jusqu’au bord de la fontaine, et la princesse, y ayant aperçu son ombre, se détourna vers lui et s’écria :

— Ah ! pauvre Cado, c’est donc toi ? Dans quel état t’a mis la vilaine fée ! Mais, prends courage, mon pauvre ami, moi, je te rendrai la santé, malgré elle.

Alors, la princesse et sa suivante se mirent à cueillir des herbes et des fleurs, autour de la fontaine, puis elles en composèrent un onguent, qu’elles donnèrent à Cado, en lui disant :

— Frotte-toi tous les membres avec cet onguent, et, au bout de vingt-quatre heures, tu seras guéri ; puis nous verrons ce qu’il y aura à faire.

— Ah ! si vous me guérissez de ce mal affreux, princesse, je vous prouverai ma reconnaissance, en vous emmenant d’ici, si vous consentez à me suivre, et en vous épousant.

— Je ne demande pas mieux, car je voudrais bien quitter cette île, et voir du pays.

Cado prit l’onguent, s’en frotta tout le corps, à plusieurs reprises, et, au bout de vingt-quatre heures, il était complètement guéri ; ses membres ne tremblaient plus.

La princesse lui dit alors :

— Demain, nous partirons, à midi précis, pendant que mon père dormira ; tous les jours, il fait un somme, à midi. Nous monterons tous les trois sur l’aigle, car ma suivante viendra aussi avec nous. Quand mon père se réveillera, il s’apercevra aussitôt de ma fuite. Il ira alors à son écurie, montera sur son dromadaire, qui est plus rapide que le vent, et se mettra à notre poursuite. Mais, nous aurons sur lui une bonne avance, et il ne pourra pas nous atteindre. Reste là, sous l’arbre, jusqu’à demain. Nous deux, nous allons rentrer au château, pour y passer la nuit. Nous ferons aussi tuer et dépecer un bœuf, pour donner à manger à l’aigle.

La princesse et sa suivante rentrèrent donc au château, et Cado passa la nuit sous l’arbre, au bord de la fontaine.

Le lendemain, à midi précis, les deux femmes vinrent le rejoindre. Il appela son aigle, qui arriva aussitôt. On commença par placer sur son dos le bœuf dépecé, puis ils montèrent tous les trois dessus, et l’oiseau s’éleva en l’air, assez péniblement, car il était fort chargé.

Quand le vieux magicien se réveilla, il appela sa fille, comme il en avait l’habitude. Mais, il eut beau l’appeler, sa fille ne lui répondait pas. Il se leva alors, en colère ; il consulta ses livres, et y vit que la princesse et sa suivante avaient quitté le château avec un aventurier. Il courut à son écurie, monta sur son dromadaire, qui faisait sept lieues à l’heure, et se mit à leur poursuite.

Cependant l’aigle, trop chargé, commençait à s’affaiblir, et il n’allait plus aussi vite. La princesse était inquiète, et elle détournait souvent la tête, pour voir si son père approchait. Elle le vit venir, furieux, et, comme l’aigle passait en ce moment au-dessus d’un fleuve, elle dit :

— Je vais jeter un peu de mon onguent dans le fleuve, et aussitôt l’eau s’enflera et débordera comme la mer, et mon père ne pourra pas aller plus loin.

Elle jeta un peu de son onguent dans le fleuve, et aussitôt l’eau se gonfla, comme du lait sur le feu ; elle déborda au loin, et voilà le vieux magicien arrêté et ne pouvant aller plus loin. Il écumait de rage. Mais, que faire ? Il se mit à boire de l’eau, dans l’espoir de dessécher le lit du fleuve. Il en but tant et tant, qu’il en creva.

Cependant, l’aigle avait épuisé toute la provision de viande, et il faiblissait et menaçait de jeter à bas Cado et ses deux compagnes.

— Donne-moi à manger ! criait-il à Cado.

— Il n’y a plus rien, ma pauvre bête, lui répondait celui-ci, mais, prends courage, nous approchons.

— Donne-moi à manger, ou je vous laisse tomber à terre.

Et Cado coupa une de ses fesses, et la donna à l’aigle.

— C’est bon, dit-il, mais, c’est bien peu de chose.

Et, un instant après, il disait encore :

— Donne-moi à manger, je n’en puis plus.

— Je n’ai plus rien, ma pauvre bête. Du courage ! encore quelques coups d’ailes et nous sommes rendus.

— Donne-moi à manger, te dis-je, ou je vous jette à bas.

Et Cado coupa son autre fesse, et la donna à l’aigle. Puis, il coupa, l’un après l’autre, ses deux mollets, et les lui donna également.

Enfin, ils arrivèrent ainsi à la cabane de l’ermite. Il était grand temps ! car le pauvre aigle n’en pouvait plus, et Cado lui-même était si faible, si faible, qu’il paraissait sur le point de mourir. Mais, dès qu’ils touchèrent la terre, la princesse le frictionna avec des herbes qu’elle cueillit dans le bois où ils descendirent, et aussitôt ses fesses, ses mollets et ses forces lui revinrent.

Ils passèrent tous les trois la nuit dans la cabane de l’ermite, partagèrent son frugal repas, couchèrent sur un lit de mousse et de feuilles sèches, ramassées dans le bois, et le lendemain matin, ils se mirent en route, après avoir fait leurs adieux au vieux solitaire. Celui-ci leur dit qu’il espérait les revoir, un jour, dans le paradis, et remit à Cado une lettre pour son père.

Ils arrivèrent ensuite à la cabane de l’autre ermite, passèrent aussi la nuit avec lui, et le lendemain matin, au moment du départ, le vieillard remit également une lettre à Cado, pour son père.

Cependant Cado approchait du château de son père, avec ses deux jeunes compagnes. Comme ils passaient par un bois, la princesse lui dit, en lui présentant une bague qu’elle avait au doigt : — Voici une bague avec un diamant, que vous porterez à votre doigt et ne donnerez jamais à personne, autrement, vous perdriez le souvenir de moi, comme si vous ne m’aviez jamais vue. Je vais bâtir un château en cet endroit, et j’y resterai avec ma suivante, jusqu’à ce que soit arrivé le moment où nous devons nous marier. Alors, vous viendrez me chercher ici, avec votre père.

Cado prit la bague, la mit à son doigt et promit de ne la donner jamais à personne. Puis, ne pouvant décider la princesse à l’accompagner, malgré toutes ses instances, il se dirigea seul vers le château de son père. Quand il arriva, tout le monde fut heureux de le voir revenir, complètement guéri.

— Et la princesse Blondine, lui demanda son père, tu ne l’as donc pas emmenée ?

— Elle est restée dans un bois, à quelque distance d’ici, et elle dit qu’elle ne viendra à votre château que lorsque vous irez vous-même la chercher avec moi, dans un beau carrosse.

Aussitôt, le vieux seigneur donna l’ordre d’atteler ses deux meilleurs chevaux à son plus beau carrosse, pour aller chercher la princesse Blondine.

Cependant, la sœur de Cado lui dit : — Allons un peu nous promener dans le jardin, mon frère, pour voir les belles choses qu’on y a faites, depuis votre départ. Quand le carrosse sera attelé, on nous appellera.

Cado alla voir le jardin avec sa sœur. Comme il cueillait une fleur, elle remarqua son diamant à son doigt, désira aussitôt le posséder et conçut le projet de l’enlever à son frère, sans qu’il s’en aperçût. Elle l’entraîna près d’une fontaine, et ils s’assirent tous les deux sur le gazon, parmi les herbes et les fleurs. Cado était fatigué, et il appuya sa tête sur les genoux de sa sœur et ne tarda pas à s’endormir. La jeune fille profita de son assoupissement pour lui enlever sa bague et la passer à son propre doigt.

Un moment après, le vieux seigneur vint avertir Cado que le carrosse était prêt.

— Hein ? dit Cado en se frottant les yeux.

— Partons, sans perdre de temps.

— Partir… partir où ?

— Mais, tu sais bien où ; pour aller chercher la princesse Blondine.

— La princesse Blondine ?… qu’est-ce que c’est que la princesse Blondine ?

— Est-ce que tu dors ? Secoue-toi et partons vite, car la princesse pourrait s’impatienter à nous attendre.

— Mais quelle princesse, mon père ?

— Allons, ne fais pas ainsi l’ignorant, et allons vite chercher la princesse Blondine.

— Je ne sais pas de qui vous voulez parler, mon père ; je ne connais pas la princesse Blondine.

Et comme il paraissait parler sérieusement et avec sincérité, le vieux seigneur s’écria avec douleur : — Hélas ! mon pauvre fils a perdu l’esprit ! Il a eu tant à souffrir, dans son voyage ! Ah ! je suis bien malheureux !

Et on détela le carrosse.

Cependant, Cado ne donnait aucun signe de folie et paraissait jouir de toute la plénitude et la liberté de son intelligence ; ce n’est que lorsqu’on lui parlait de son voyage et de la princesse Blondine qu’il ne comprenait rien ; et, pourtant, il en avait un souvenir vague et confus, comme d’un rêve que l’on cherche à se rappeler et qui reste toujours enveloppé de nuages et de brouillards.

Les trois frères allaient chasser au bois, comme devant, et Cado était toujours le plus habile tireur et abattait à lui seul autant de gibier que les deux autres ensemble. Un jour, ils pénétrèrent plus avant dans les bois que de coutume, et ils se trouvèrent devant le château que la princesse Blondine s’y était bâti, par son art magique ; car elle était aussi magicienne. Grand fut leur étonnement de voir un si beau château, et ils restèrent longtemps à le contempler, en silence.

— Quel beau château ! se disaient-ils. Mais, comment se trouve-t-il là ? Nous avons passé par ici, maintes fois, et nous n’avions rien vu de pareil, jusqu’aujourd’hui. Et qui peut habiter là-dedans ? Quelque magicien, peut-être ?

Enfin, après avoir longtemps admiré le château merveilleux, ils se résolurent à chercher à y pénétrer, sous prétexte de demander du lait ou du cidre à boire, ou de demander leur chemin, comme des gens égarés. Ils frappèrent à la porte, et elle s’ouvrit aussitôt. La princesse vint elle-même les recevoir, dans la cour, et elle les pria d’entrer dans son palais, dont elle leur fit les honneurs, avec beaucoup d’amabilité. Cado ne la reconnaissait pas ; elle le reconnut, dès qu’elle le vit, mais ne le laissa pas paraître. Les trois frères étaient charmés de la beauté et de l’amabilité de la châtelaine. Celle-ci les invita à souper avec elle et à passer la nuit dans son château, et ils se gardèrent de refuser. Le repas fut plein de gaieté, car les trois chasseurs trouvèrent le vin de leur hôtesse excellent. Méliau avait constamment les yeux sur la princesse, et il dit tout bas à Cado, qui était près de lui :

— Je suis amoureux de notre hôtesse.

— Fais-lui un brin de cour, pour voir, répondit Cado.

Après le repas, Méliau fit part à la princesse de ses sentiments pour elle, et elle sembla l’écouter sans déplaisir, si bien qu’elle lui dit : — Je vous ferai coucher dans une chambre à côté de la mienne, et, quand vos frères dormiront, vous viendrez tout doucement me rejoindre.

Méliau était au comble du bonheur. À minuit, quand chacun dormait dans son lit, lui, qui ne dormait pas, se leva et alla tout doucement frapper à la porte de la princesse. Celle-ci lui ouvrit, et le reçut avec toutes les amabilités possibles. Elle lui donna une chemise fraîche, qu’elle le pria de mettre, avant de se coucher. Méliau s’empressa de changer de chemise ; mais, comme il passait celle que la princesse lui avait donnée, il la sentit qui devenait dure et froide comme de la glace, et, toute la nuit, il resta ainsi, les bras tendus et la chemise à moitié vêtue, sans pouvoir ni la mettre tout à fait ni l’ôter. Il avait beau supplier la princesse de venir à son aide, celle-ci ne répondait pas et le laissait crier. Il resta dans cet état toute la nuit. Quand le soleil se leva, sa chemise s’assouplit ; il put alors s’en débarrasser, et aussitôt il s’enfuit et courut rejoindre ses frères.

— Eh bien, es-tu content de ta nuit ? lui demanda Cado.

Il leur conta son aventure, de point en point. Et les deux autres de rire, je vous prie de le croire.

Les trois frères se dirent alors : — Nous sommes ici chez une magicienne, et il est prudent de déguerpir, au plus vite. Et ils partirent, sans prendre congé de leur hôtesse.

Quand ils arrivèrent à la maison, leur père, qui était inquiet de voir qu’ils n’étaient pas rentrés à la nuit, selon leur habitude, leur demanda :

— Où donc avez-vous passé la nuit, mes enfants ?

Et ils contèrent tout à leur père, et ajoutèrent : — C’est là qu’il y a un beau château, père ! et une belle princesse !

Le vieux seigneur pensa que ce pourrait bien être le château de la princesse Blondine, et il se promit d’éclaircir la chose, mais, il n’en dit rien à ses enfants.

Cependant, Cado voulut se marier à une princesse qu’il avait aimée avant son voyage. Ses hommages furent agréés, son père donna son consentement, et le jour des noces fut fixé. On invita tous les habitants du pays, riches et pauvres, à prendre part aux festins et aux réjouissances qui devaient avoir lieu, à cette occasion. Yvon dit à son père :

— Il serait bon, je pense, d’inviter aussi la belle princesse qui nous a si gracieusement reçus dans son palais.

— Tu as raison, mon fils, répondit-il, et j’irai moi-même l’inviter, et tu viendras avec moi.

Le vieux seigneur et son plus jeune fils partirent donc, un beau matin, dans un superbe carrosse, pour inviter la châtelaine de la forêt. Ils arrivèrent au château merveilleux, et furent reçus on ne peut mieux. Le vieillard resta ébahi et sans voix, quand il vit la princesse, tant il la trouva belle. Enfin, quand il put parler, il lui dit : — Je suis venu, incomparable princesse, vous prier de me faire l’honneur de vouloir bien assister aux noces de mon fils aîné, qui se marie dans huit jours à la princesse Brunette.

— J’accepte avec le plus grand plaisir, répondit la princesse, et j’arriverai au jour fixé.

— Je vous enverrai mon carrosse pour vous prendre, reprit le père.

— Ne vous donnez pas cette peine, seigneur, car j’ai aussi mon carrosse, comme vous le verrez.

Le vieux seigneur était émerveillé, ébloui par la beauté de la princesse, et il ne pouvait détacher d’elle ses regards. Yvon l’admirait aussi, et ne disait mot. Ils s’en retournèrent à la maison, silencieux, et rêvant d’elle, tous les deux.

Enfin, le jour de la cérémonie était venu. Tous les invités étaient déjà arrivés, dans leurs plus beaux habits de gala, excepté la châtelaine du bois. Cado s’impatientait, et ne voulait pas attendre davantage ; mais, son père dit qu’on ne partirait, pour se rendre à l’église, que lorsque la princesse inconnue serait arrivée. Enfin, elle arriva aussi, dans un carrosse tout doré, si brillant qu’on ne pouvait le regarder, et attelé de quatre chevaux auprès desquels tous les autres qui se trouvaient là n’étaient que de vraies rosses. Elle était toute couverte d’or, de soie et de diamants, et ses cheveux blonds, luisants eux-mêmes comme l’or, descendaient jusqu’à terre, derrière elle. Toutes les femmes qui étaient là, se voyant éclipsées par cette inconnue, en rageaient de dépit. La sœur du fiancé, qui avait à son doigt le diamant de son frère, en était toute fière et glorieuse.

On se rendit à l’église, en grande pompe, et le soleil lui-même pâlissait devant la princesse Blondine. On n’était occupé que d’elle, et la jeune fiancée, belle et gracieuse aussi, en était grandement dépitée.

Au retour de l’église, on se mit à table. Un festin magnifique. Quelque convive s’aventura, poussé par sa femme, à adresser la parole à l’inconnue, et lui dit :

— Vous n’êtes sans doute pas du pays, belle princesse !

— Non, répondit-elle, je suis de bien loin d’ici.

— Et vous n’êtes pas mariée ?

— Non, je ne suis pas mariée ; j’ai bien été fiancée, mais, on m’a manqué de parole.

Cado était près d’elle à table, et, remarquant le beau diamant qu’elle avait au doigt, il lui dit :

— Le magnifique diamant que vous avez là, princesse !

— Oui, répondit-elle, c’est un beau diamant. Et, tirant la bague de son doigt, elle la présenta au nouveau marié, en lui disant :

— Essayez-le ; je crois qu’il vous ira parfaitement.

Cado prit la bague, la mit à son doigt, et aussitôt, comme s’il se fût réveillé d’un long sommeil, il reconnut la princesse et se rappela tout ce qui s’était passé.

— Holà ! s’écria-t-il alors, au lieu d’une femme, voici que j’en ai deux, à présent ! Mais, la première est toujours la meilleure et la plus près du cœur !

Et il donna la main à l’inconnue, au grand étonnement de tous les convives, et l’on alla de nouveau à l’église, où Cado fut marié une seconde fois, dans le même jour. Quant à la princesse Brunette, son frère Méliau l’épousa aussi, pour ne pas la laisser sans époux, dès le premier jour de ses noces.

Yvon aussi s’éprit d’amour pour la suivante de la princesse Blondine, et l’on fit les trois noces à la fois.

Et il y eut des festins magnifiques, des danses et des fêtes, pendant un mois entier. Moi-même, qui étais jeune alors, je m’y trouvais pour plumer les perdrix, les poulets et les canards, et jamais de ma vie je n’ai vu ni ne verrai pareille bombance.

Conté par Ann Drann, domestique à Coat-Tual, en
Plouguernevel (Côtes-du-Nord), novembre 1855.

IV

LA PRINCESSE DE L’ÉTOILE BRILLANTE

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I l y avait, une fois, sur l’eau du Léguer, un meunier, qui prit un jour son fusil pour aller tirer des cygnes et des canards sauvages, sur l’étang du moulin.

C’était au mois de décembre, et il faisait froid, et la terre était toute couverte de neige.

En arrivant sur la chaussée de l’étang, il aperçut une cane qui s’ébattait sur l’eau. Il la visa, tira et fut bien étonné de voir à côté de lui, aussitôt le coup parti, une belle princesse, venue il ne savait d’où ni comment, et qui lui parla de la sorte :

— Merci, mon brave homme ! Il y a bien longtemps que je suis par ici, retenue enchantée, sous la forme d’une cane sauvage, par trois démons, qui ne me laissent aucun repos. Vous m’avez fait revenir à la forme humaine, et vous pouvez me délivrer tout-à-fait, avec un peu de courage et de persévérance.

— Que faut-il faire pour cela ? demanda le meunier, étonné.

— Passer trois nuits de suite dans le vieux manoir en ruine que vous voyez là-haut.

— Et qu’y a-t-il là ? Le diable peut-être ?

— Hélas ! ce n’est pas un diable seulement, mais, douze diables, qui vous tourmenteront. Ils vous lanceront plusieurs fois d’un bout à l’autre de la grande salle du manoir et vous jetteront même dans le feu. Ne vous effrayez pas, quoi qu’il puisse vous arriver, et ayez confiance en moi, car j’ai un onguent qui vous conservera en vie et vous guérira, quand bien même tous vos membres seraient rompus et broyés. Fussiez-vous même tué, que je vous ressusciterais. Si vous pouvez souffrir, pour moi, durant ces trois nuits, sans vous plaindre ni prononcer un seul mot, vous ne regretterez pas votre peine, plus tard. Sous la pierre du foyer, il y a, dans le vieux manoir, trois barriques d’or et trois barriques d’argent, et tout cela vous appartiendra, et moi-même par-dessus le marché, si je vous plais. Vous sentez-vous le courage de tenter l’épreuve ?

— Et quand il y aurait cent diables, au lieu de douze, je tenterai l’épreuve, répondit le meunier.

Et aussitôt la princesse disparut, et il s’en retourna à son moulin, en songeant à ce qu’il venait de voir et d’entendre.

La nuit venue, il se rendit au vieux manoir et emporta du bois, pour faire du feu, du cidre et du tabac pour boire et fumer, en se chauffant.

Vers minuit, il entendit un grand bruit, dans la cheminée, et, bien qu’il ne fût pas peureux, il se cacha sous un vieux lit, et de là, il vit onze diables descendre par la cheminée. Ils furent étonnés de trouver du feu allumé au foyer. — « Que veut dire ceci ? » se demandèrent-ils.

— Où est resté le Diable Boiteux ? Il est toujours en retard, dit un autre diable, qui paraissait être le chef de la bande.

— Le voilà qui arrive, dit un troisième.

Et le Diable Boiteux arriva, par le même chemin que les autres, c’est-à-dire par la cheminée, et demanda :

— Qu’y a-t-il de nouveau par ici, camarades ?

— Rien, lui répondit-on.

— Rien ?… Eh bien, moi, je prétends que le meunier du moulin de Pont-Léguer est ici, quelque part, et qu’il est venu pour essayer de nous enlever la princesse : cherchons-le.

Et on chercha partout. Le Diable Boiteux regarda sous le lit et, voyant le meunier, qui s’y blottissait, il s’écria :

— Le voici, sous le lit !

Et il le prit par un pied et le tira à lui.

— Ah ! meunier, gentil meunier, dit-il en ricanant, tu veux nous enlever la princesse ? Tu aimes les jolies filles, paraît-il ?

Nous allons d’abord jouer à un jeu, mon ami, qui ne sera sans doute pas de ton goût, mais, qui te guérira de la tentation de vouloir enlever des princesses.

Et ils se le jetèrent et rejetèrent, comme une balle, d’un bout à l’autre de la salle. Pourtant, le pauvre meunier ne disait mot. Ce que voyant, ils le jetèrent par la fenêtre dans la cour, et, comme il ne se plaignait ni ne bougeait, ils le crurent mort.

Le coq chanta, en ce moment, annonçant le jour, et ils s’en allèrent aussitôt, comme ils étaient venus, c’est-à-dire par la cheminée.

La princesse vint alors, tenant à la main un petit pot d’onguent, et elle en frotta le meunier, qui se releva et se retrouva aussi bien portant et aussi dispos que devant.

— Vous avez bien souffert, mon ami, lui dit la princesse.

— Oui, j’ai bien souffert, princesse, répondit-il.

— Vous avez encore deux nuits semblables à passer, pour me délivrer de ces méchants diables.

— Il ne fait pas beau délivrer des princesses, d’après ce que je vois, mais, j’irai pourtant jusqu’au bout.

La nuit venue, il se rendit, pour la seconde fois, au vieux manoir et se cacha sous un tas de fagots, au bas de la salle. À minuit, les douze diables descendirent, comme la veille, par la cheminée.

— Je sens odeur de chrétien ! dit le Diable Boiteux.

Et ils cherchent et découvrent encore le meunier, parmi les fagots.

— Ah ! c’est encore toi, meunier ! comment n’es-tu pas mort, après le jeu d’hier soir ? Mais, sois tranquille, nous allons en finir avec toi, cette fois, et ce ne sera pas long.

Et ils le jetèrent dans une grande chaudière remplie d’huile, qu’ils firent ensuite bouillir sur le feu.

Le coq chanta, pour annoncer le jour, et les diables partirent encore.

La princesse vint aussitôt et retira le meunier de la chaudière. Il était cuit et ses chairs tombaient en lambeaux. Et pourtant, elle le ressuscita encore, avec son onguent.

La troisième nuit, les diables furent encore étonnés de retrouver le meunier en vie :

— C’est la dernière nuit, et si nous n’en finissons pas avec lui, cette fois, nous perdrons tout. Il doit être protégé par quelque magicien. Que faire ?

Chacun donne son avis, et le Diable Boiteux dit :

— Il faut faire un bon feu, rôtir le meunier à la broche, puis le manger.

— C’est cela, dirent les autres, rôtissons-le, puis nous le mangerons.

Mais, leur délibération et leurs préparatifs avaient duré trop longtemps, et, au moment où ils allaient embrocher le meunier, pour le mettre au feu, le coq chanta, et il leur fallut partir sur-le-champ, et ils abattirent le pignon de la maison, en s’en allant, avec un vacarme épouvantable.

La princesse arriva encore avec son onguent, mais, elle n’en eut pas besoin, cette fois. Elle embrassa le meunier, dans le transport de sa joie, et lui dit :

— Tout va bien ! vous m’avez délivrée, et le trésor vous appartient, à présent.

Et ils déplacèrent la pierre du foyer et trouvèrent dessous trois barriques d’or et trois barriques d’argent.

— Emportez l’or et l’argent, dit la princesse, et faites-en tel usage qu’il vous plaira. Quant à moi, je ne puis pas encore rester avec vous ; je dois auparavant accomplir un voyage, qui durera un an et un jour, après quoi nous ne nous quitterons plus.

Et la princesse disparut aussitôt. Le meunier la regrettait bien un peu, mais, il se consola facilement, en songeant à son trésor. Il céda son moulin à son valet et se mit à voyager avec un ami, en attendant le retour de la princesse. Ils visitèrent des pays lointains, et, comme l’argent ne leur manquait pas, ils ne se refusaient aucun plaisir.

Au bout de huit mois de cette vie, le meunier dit à son ami :

— Retournons, à présent, dans notre pays, car nous en sommes bien loin et je ne veux pas manquer le rendez-vous que m’a donné la princesse, au bout d’un an et un jour.

Et ils prirent la route de leur pays. Chemin faisant, ils rencontrèrent, au bord du chemin, une vieille femme, qui avait de belles pommes dans un panier. Et la vieille leur dit :

— Achetez-moi des pommes, mes beaux messieurs.

— N’achetez pas de pommes à cette vieille, dit au meunier son ami.

— Pourquoi donc ? répondit le meunier ; je mangerais une pomme avec plaisir.

Et il acheta trois pommes et en mangea une, tout de suite, et se trouva incommodé.

Quand fut venu le jour où devait arriver la princesse, il alla au lieu du rendez-vous, dans le bois, accompagné de son ami. Comme il attendait l’heure, étant venu trop tôt, il mangea une seconde pomme de celles qu’il avait achetées à la vieille, et se trouva aussitôt pris de sommeil. Il s’assit sur le gazon, au pied d’un arbre, et s’endormit.

La princesse arriva, peu après, dans un beau carrosse couleur des étoiles et attelé de dix chevaux, aussi couleur des étoiles. Quand elle vit que le meunier dormait, elle devint triste et demanda à son ami pourquoi il s’était endormi.

— Je ne sais pas bien, répondit-il, mais, il a acheté des pommes à une vieille femme, que nous avons rencontrée, au bord de la route ; il vient d’en manger une, et aussitôt il s’est trouvé pris de sommeil.

— Hélas ! c’est bien cela, car la vieille à qui il a acheté des pommes est une sorcière, qui ne nous veut que du mal. Je ne peux pas l’emmener avec moi, en cet état, mais, je reviendrai, deux fois encore, demain et après demain, et si je le trouve éveillé, je le ferai monter dans mon carrosse. Voici une poire d’or et un mouchoir que vous lui donnerez, quand il s’éveillera, et vous lui direz que je reviendrai demain, à pareille heure.

Et la princesse s’éleva alors en l’air, dans son carrosse couleur des étoiles, et disparut.

Le meunier s’éveilla aussi, un moment après, et son ami lui dit ce qui s’était passé, pendant qu’il dormait, et lui remit la poire et le mouchoir, en lui disant que la princesse reviendrait le lendemain, puis encore le surlendemain, s’il dormait encore.

Il fut désolé et dit : — Demain, je ne dormirai pas !

Et, dès en rentrant chez lui, il alla se coucher, pour n’avoir pas sommeil le lendemain.

Le lendemain, il retourna au bois avec son ami. Mais, il mangea, par distraction, la troisième pomme de la sorcière, qu’il trouva dans sa poche, et s’endormit encore.

La princesse vint, ce jour-là, dans un carrosse et avec des chevaux couleur du soleil, et s’écria en le voyant :

— Hélas ! il dort encore !

Puis elle dit à son ami :

— Je reviendrai demain, mais, ce sera pour la dernière fois. Voici une autre poire d’or et un autre mouchoir que vous lui donnerez, quand il s’éveillera, et vous lui direz que, si demain je le trouve encore endormi, il ne me reverra plus jamais, à moins qu’il ne traverse à ma recherche trois puissances et trois mers.

Et elle remonta en l’air, dans son carrosse couleur du soleil, et disparut.

Quand le meunier s’éveilla, son ami lui raconta comment la princesse, l’ayant encore trouvé endormi, était partie en disant qu’elle reviendrait une dernière fois, le lendemain, et que, si elle le trouvait encore endormi, il ne la reverrait plus, à moins de traverser trois puissances et trois mers pour arriver jusqu’à elle. Puis, il lui remit une seconde poire d’or et un second mouchoir.

Le pauvre meunier était inconsolable, et il dit à son ami :

— Au nom de Dieu, empêche-moi de dormir, demain ; ne cesse pas de me parler, afin de me tenir éveillé.

Mais, malgré tout, il dormait encore, le lendemain, quand la princesse revint, dans un carrosse et avec des chevaux couleur de la lune[28].

— Hélas ! tu dors encore, mon pauvre ami ! s’écria-t-elle avec douleur, et pourtant, je ne dois plus revenir. — Et, s’adressant à l’ami : — Dites-lui que, pour me revoir, désormais, il faut qu’il vienne me chercher dans le royaume de l’Étoile-Brillante, en traversant trois puissances et trois mers pour arriver jusqu’à moi, ce qu’il ne pourra faire sans beaucoup de mal. Voici une troisième poire d’or et un troisième mouchoir que vous lui donnerez et qui lui serviront, plus tard.

Et elle s’éleva en l’air, sur son char, et disparut.

Quand le meunier se réveilla et qu’il apprit que la princesse était partie pour ne plus revenir, il se mit à pleurer et à s’arracher les cheveux, en désespéré. Il faisait pitié à voir. Puis il dit :

— Je la chercherai et je la retrouverai, dussé-je aller jusque dans l’enfer !

Et il se mit aussitôt en route, à la recherche du royaume de l’Étoile-Brillante. Il marche, il marche, plus loin, toujours plus loin, sans s’arrêter, ni le jour ni la nuit. Il s’engage dans une grande forêt, dont il ne trouve pas la fin. Il y avait plusieurs jours et plusieurs nuits qu’il y errait, au hasard, quand, une nuit, étant monté sur un arbre, il aperçut au loin une petite lumière. Il se dirigea sur cette lumière et se trouva devant une pauvre hutte faite de branchages d’arbres et d’herbes sèches. Il en poussa la porte, qui était entrebaillée, et aperçut à l’intérieur un petit vieillard à barbe blanche et longue.

— Bonsoir, grand-père, lui dit-il.

— Bonsoir, mon enfant, répondit le vieillard, étonné ; ta vue me fait plaisir, car depuis dix-huit cents ans que je suis ici, je n’avais encore vu aucun être humain, jusqu’aujourd’hui. Sois le bienvenu, entre et tu me raconteras un peu ce qui se passe dans le monde, car il y a si longtemps que je n’en ai eu des nouvelles !

Le meunier entra et dit son nom, son pays et l’objet de son voyage.

— Je veux faire quelque chose pour toi, mon fils, lui dit le vieillard. Voici des guêtres enchantées, qui m’ont été bien utiles, quand j’avais ton âge ; mais, aujourd’hui, elles ne me servent plus à rien. Quand tu les auras sur tes jambes, tu pourras faire sept lieues, à chaque pas, et tu arriveras ainsi sans trop de mal au château de l’Étoile-Brillante, qui est encore loin, bien loin d’ici.

Le meunier passa la nuit dans la hutte du vieil ermite, et le lendemain, dès le lever du soleil, il mit les guêtres sur ses jambes et partit.

Il allait bon train, à présent. Rien ne l’arrêtait, ni les rivières, ni les fleuves, ni les forêts, ni les montagnes. Vers le coucher du soleil, il remarqua une autre hutte, semblable à la précédente, sur la lisière d’une forêt, et, comme il avait faim et qu’il était aussi un peu fatigué, il se dit : — Il faut que je demande à souper et à loger, dans cette hutte ; peut-être m’y donnera-t-on aussi quelque bon avis.

Il poussa la clôture de genêt, qui céda facilement, et aperçut, au fond de l’habitation, accroupie parmi la cendre, sur la pierre du foyer, une petite vieille, qui avait des dents longues comme le bras.

— Bonsoir, grand’mère, lui dit-il ; auriez-vous la bonté de m’accorder l’hospitalité, pour la nuit ?

— Hélas ! mon enfant, répondit-elle, tu es mal tombé ici, et ce que tu as de mieux à faire, c’est de t’en aller, au plus vite. J’ai trois fils, qui sont des gars terribles, et s’ils te trouvent ici, j’ai grand’peur qu’ils ne te mangent. Va-t’en, te dis-je, car ils ne tarderont pas à arriver.

— Comment s’appellent donc vos fils, grand’mère ?

— Leurs noms sont : Janvier, Février et Mars.

— Vous êtes donc la mère des vents, alors ?

— Oui, c’est moi qui suis la mère des vents ; mais, va-t-en, te dis-je, car ils vont arriver.

— Au nom de Dieu, grand’mère, donnez-moi l’hospitalité et me cachez quelque part où ils ne me trouveront pas.

En ce moment, on entendit un grand bruit, dehors.

— Voilà mon fils aîné, Janvier, qui arrive ! dit la vieille. Comment faire ?… Je dirai que tu es mon neveu, un fils de mon frère, et que tu es venu me rendre visite et faire connaissance avec tes cousins. Dis-leur que ton nom est Yves Pharaon, et sois bien gentil avec eux.

Aussitôt, dégringola par la cheminée un énorme géant, à barbe et cheveux blancs, grelottant de froid et faisant : brrr ! brrr !!… iou ! iou !… J’ai faim, mère, j’ai faim et froid !… brrr !…

— Asseyez-vous là, près du feu, mon fils, lui dit la vieille, et je vais vous préparer à manger.

Mais, le géant aperçut bientôt le meunier, blotti dans un coin, et demanda :

— Qu’est-ce que ce ver de terre, mère ? Je vais l’avaler, en attendant mon souper…

— Restez-là tranquille, sur votre escabeau, mon fils, et gardez-vous bien de faire du mal à cet enfant ; c’est le petit Yves Pharaon, mon neveu et votre cousin.

— J’ai grand’faim, mère, et je veux le manger, reprit le géant, en montrant les dents.

— Tenez-vous tranquille là, vous dis-je, et ne faites pas de mal à cet enfant, ou gare le sac !…

Et elle lui montra du doigt un grand sac suspendu à une poutre. Alors, le géant se tint coi et ne dit plus mot.

Les deux autres fils de la vieille, Février et Mars, arrivèrent aussi, l’un après l’autre, avec un vacarme épouvantable. Les arbres craquaient et tombaient, les pierres volaient en l’air et les loups hurlaient. C’était effrayant ! La vieille avait bien du mal à défendre son protégé contre la voracité des géants, et elle n’y parvenait qu’en les menaçant du sac.

Enfin, ils se mirent tous à table ensemble, comme de bons amis, et dévorèrent trois bœufs entiers et burent trois barriques de vin, en un instant. Quand les géants furent repus, ils se calmèrent et causèrent tranquillement avec leur prétendu cousin. Janvier lui demanda :

— Dis-nous, à présent, cousin, si ton voyage n’a pas d’autre but que de nous rendre visite ?

— Si, mes chers cousins, je veux aller jusqu’au château de la princesse de l’Étoile-Brillante, et si vous pouvez m’en enseigner le chemin, vous me rendrez un grand service.

— Jamais je n’ai entendu parler du château de l’Étoile-Brillante, répondit Janvier.

— Moi, j’en ai bien entendu parler, mais je ne sais pas où il est, dit Mars.

— Moi, dit Février, je sais où il est ; j’ai même passé par là, hier, et j’y ai vu de grands préparatifs pour les noces de la princesse, qui auront lieu demain. On a tué cent bœufs et des veaux et des moutons et des poulets et des canards en quantité, — je n’en saurais dire le nombre, — pour les grands festins qui doivent avoir lieu.

— La princesse va se marier ! s’écria le meunier ; il faut alors que j’y arrive, avant la cérémonie ; enseigne-moi le chemin, mon cousin Février.

— Je ne demande pas mieux, répondit Février ; j’y retourne demain, mais tu ne pourras pas me suivre.

— Si ! si ! j’ai des guêtres avec lesquelles je fais sept lieues, à chaque pas.

— C’est bien ; alors, nous partirons demain matin ensemble.

Janvier partit le premier, avec un grand bruit, vers minuit. Février partit, environ une heure plus tard, emmenant avec lui le meunier. Celui-ci le suivit sans peine, jusqu’à la mer ; mais là, il lui fallut s’arrêter.

— Fais-moi passer cette mer, cousin, dit-il à Février.

— Ce n’est pas une mer seulement, mais trois mers qu’il nous faut traverser, répondit Février, et je crains de ne pouvoir te porter si loin sur mon dos.

— Au nom de Dieu, cousin, prends-moi sur ton dos.

— Je te porterai aussi loin que je pourrai, mais, je te préviens que, quand je serai fatigué, je te jetterai à bas.

Il monte sur le dos de Février, et les voilà au-dessus de la grande mer. Ils franchissent une mer, deux mers, mais, vers le milieu de la troisième mer, Février dit :

— Je suis fatigué et ne puis te porter plus loin ; je vais te jeter à l’eau.

— Au nom de Dieu, mon cher cousin, ne fais pas cela ; nous approchons, je vois la terre, encore un effort et nous y sommes.

Enfin, Février arrive à terre, avec beaucoup de mal, et dépose son fardeau au pied des murailles de la ville où était le château de la princesse.

Mars vint aussi à passer, peu après, et le meunier lui dit :

— Cousin Mars, cousin Mars, écoute un peu.

— Que veux-tu, cousin Yves Pharaon ? lui demanda Mars.

— Février m’a déposé ici, au pied de ces hautes murailles, que je ne puis franchir ; prends-moi sur ton dos et me mets de l’autre côté.

— Volontiers, monte, lui dit Mars.

Et il monta sur le dos de Mars, qui le déposa de l’autre côté des murs, dans la ville, et continua sa route.

Le meunier descendit dans une auberge et, après déjeuner, il lia conversation avec l’hôtesse et lui demanda :

— Qu’y a-t-il de nouveau dans votre ville, hôtesse ?

— On ne parle, répondit-elle, que du mariage de la princesse de l’Étoile-Brillante, qui a lieu aujourd’hui même.

— Vraiment ? Elle a donc trouvé un mari selon son goût ?

— On dit qu’elle n’aime pas le prince qu’elle va épouser et qu’elle se marie un peu malgré elle. Tout-à-l’heure, le cortège passera par là, devant ma maison, pour se rendre à l’église.

Alors, le meunier plaça sur une petite table, devant l’auberge, la première des poires et le premier des mouchoirs que la princesse avait laissés à son ami, pour les lui donner, puis il attendit.

Le cortège passa, peu après, avec la princesse et son fiancé en tête. La princesse remarqua la poire et le mouchoir et les reconnut ainsi que le meunier, qui se tenait auprès. Elle s’arrêta court, se dit subitement indisposée et demanda que la cérémonie fût remise au lendemain. Ce qui fut fait, sans que personne soupçonnât le motif de cette détermination.

Le cortège retourna au palais, et, quand la princesse fut dans sa chambre, elle envoya une de ses femmes pour lui acheter la poire et le mouchoir du meunier.

La femme lui apporta la poire et le mouchoir.

Le lendemain, le cortège se remit en marche vers l’église, par le même chemin. Le meunier avait encore placé sur une table, devant l’auberge, une seconde poire et un second mouchoir. La princesse, en les voyant, simula encore une indisposition subite, et le cortège rentra au château, comme la veille. Elle envoya de nouveau la même femme lui acheter cette seconde poire et ce second mouchoir.

Enfin, le troisième jour, les choses se passèrent comme les deux jours précédents, avec cette différence cependant que la princesse dit à sa messagère de lui amener l’homme aux poires et aux mouchoirs. Ce qui fut fait.

Le meunier et la princesse s’embrassèrent tendrement et pleurèrent de la joie qu’ils éprouvaient de se retrouver.

Cependant, le prince fiancé dit que, puisque la princesse se trouvait indisposée chaque fois, sur le chemin de l’église, le repas de noce aurait lieu quand même, sauf à aller plus tard à l’église.

La princesse procura de beaux vêtements de prince au meunier et lui dit d’attendre, dans sa chambre, jusqu’à ce qu’elle vînt le chercher.

Voilà tout le monde à table, chacun paré le plus richement possible. Un festin magnifique ! La princesse était si belle, qu’elle éclairait la salle, comme le soleil. Vers la fin du repas, tout le monde était gai et l’on parlait beaucoup et l’on chantait et se racontait des bons tours.

Le beau-père dit à sa bru :

— À votre tour, ma belle bru, de nous conter aussi quelque chose.

La princesse parla de la sorte :

— Voici une chose, beau-père, qui m’embarrasse beaucoup, et je voudrais avoir votre avis à ce sujet : j’ai un joli petit coffret, qui avait une gentille petite clef d’or, que j’aimais beaucoup. J’ai perdu cette clef et j’en ai fait faire une nouvelle. Mais, voilà que je viens de retrouver l’ancienne clef, avant d’avoir essayé la nouvelle. L’ancienne était fort bonne, et je ne sais pas encore ce que sera la nouvelle. Dites-moi, je vous prie, à laquelle des deux dois-je donner la préférence, à l’ancienne ou à la nouvelle ?

— Il faut toujours avoir des égards et du respect pour ce qui est vieux et ancien, répondit le vieillard ; je demande pourtant à voir les deux clefs avant de me prononcer définitivement pour l’une ou l’autre.

— C’est juste, dit la princesse, et je vais vous les présenter toutes les deux.

Et elle se leva de table et passa dans sa chambre, d’où elle revint aussitôt, en tenant le meunier par la main, et, le présentant à la société, elle dit :

— Voici la clef ancienne, que j’avais perdue et que je viens de retrouver ; quant à la clef nouvelle, c’est le jeune prince de céans, auquel je suis bien fiancée, mais, la cérémonie religieuse n’a pas eu lieu, de sorte que je suis encore libre de disposer de ma main comme il me plaira. Comme vous l’avez fort bien dit, monseigneur, ce qui est vieux et ancien mérite respect et considération. Je garde donc mon ancienne clef, que j’ai retrouvée, et vous laisse la nouvelle. Or, par l’ancienne clef j’entends ce jeune homme courageux et fidèle (et elle montrait le meunier) qui, après m’avoir délivrée du château où me retenait captive un méchant magicien, est encore venu me chercher jusqu’ici, au prix de mille maux ; quant à la nouvelle clef, c’est votre fils, vous le comprenez, que j’ai été sur le point d’épouser, et à qui je rends aujourd’hui sa liberté.

Grand fut l’ébahissement des assistants, comme bien vous pensez, en entendant ces paroles.

La princesse et le meunier quittèrent aussitôt la salle, sans que personne essayât de s’y opposer, et se rendirent dans la cour du château, où les attendait un beau carrosse doré, attelé de quatre chevaux superbes. Ils y montèrent et partirent, au galop.

Quand ils arrivèrent en Basse-Bretagne, au Guéodet, où il y avait alors une grande et belle ville, ils furent mariés à l’église, et il y eut alors des fêtes, des réjouissances publiques et des festins comme je n’en ai jamais vu, — si ce n’est en rêve peut-être.

Conté par Allain Richard, pêcheur au Guéodet,
près Lannion, le 25 septembre 1874.

V

LA PRINCESSE TROÏOL[29]

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Bez’a zo brema pell amzer’
Pa ho devoa dennt ar ier.
Il y a de cela bien longtemps,
Quand les poules avaient des dents.


U n jeune seigneur, ayant perdu son père et sa mère, demeurait avec sa marâtre. Celle-ci, comme il arrive trop souvent, n’aimait pas le fils que son mari avait eu d’une première femme, et elle lui rendait la vie dure. L’enfant, parvenu à l’âge de quinze ou seize ans, quitta un jour sa marâtre et partit, à l’aventure. Il se nommait Fanch. « Arrive que pourra, se disait-il en lui-même, je ne serai jamais plus mal que chez ma marâtre. »

Et le voilà parti devant sa tête, — comme on dit.

Il va, il va ; il loge dans les fermes, où la nuit le surprend ; parfois même, il couche à la belle étoile. Mais, quoi qu’il en soit, il ne regrette pas la maison de sa marâtre.

Un jour, vers le coucher du soleil, il se trouva devant un beau château. La porte de la cour était ouverte, et il entra. Il ne vit personne. Il aperçut une autre porte ouverte, et il entra encore et se trouva dans une cuisine. Personne encore. Mais, un instant après, une chèvre arriva. La chèvre lui fit signe de la suivre. Il la suivit et se trouva dans un beau jardin. La chèvre, alors, lui parla de la sorte :

— Si vous voulez rester ici, il ne vous manquera rien, seulement, il vous faudra passer trois nuits dans une chambre que je vous montrerai.

— Comment, ici les bêtes parlent donc ? demanda le jeune homme, étonné.

— Je n’ai pas été toujours sous la forme que vous me voyez présentement, répondit la chèvre ; je suis retenue ici sous un charme, et tous mes parents y sont comme moi, mais sous d’autres formes. Si vous voulez faire exactement tout ce que je vous dirai, vous me délivrerez, moi et tous les miens, et, plus tard, vous n’aurez pas lieu de vous en repentir.

— Dites-moi ce qu’il me faudra faire, pour vous délivrer, et, si je le puis, je le ferai.

— Vous n’aurez rien autre chose à faire que coucher trois nuits de suite dans une chambre du château, et ne pas prononcer un seul mot, ni même pousser une plainte, quoi que vous puissiez voir ou entendre, et quoi que l’on puisse vous faire.

— Je veux toujours essayer.

Quand l’heure de souper fut venue, on servit à manger et à boire à Fanch, dans une belle salle ; mais, ce qui l’étonnait le plus, c’est qu’il ne voyait que deux mains, qui posaient les plats sur la table, et pas de corps ! Quand il eut mangé et bu son content, une main prit encore un chandelier avec une lumière, et lui fit signe de la suivre. Il suivit la main et la lumière, et on le conduisit dans une chambre où il y avait un lit. La main déposa la lumière sur une table, et puis disparut, et pas un mot.

Fanch n’était pas peureux ; pourtant, tout cela lui paraissait bien singulier.

Il se coucha, et s’endormit sans tarder. Vers minuit, il entendit un grand bruit, dans sa chambre, qui le réveilla.

— Jouons aux boules, disaient des voix.

— Non, jouons à un autre jeu, disaient d’autres voix.

Et il regardait de son mieux, et ne voyait rien.

— Bah ! bah ! dit une voix, occupons-nous d’abord de celui qui est là, dans le lit.

— Il y a donc quelqu’un dans le lit ?

— Certainement, venez voir.

Et ils tirèrent le pauvre Fanch hors du lit et se le jetèrent de l’un à l’autre, comme une balle. Mais, ils avaient beau faire, Fanch ne soufflait mot et faisait toujours semblant de dormir.

— Il ne se réveillera donc pas ? dit une voix.

— Attends, attends, dit une autre voix, je saurai bien le réveiller, moi.

Et il le lança si violemment contre la muraille, qu’il s’y colla comme une pomme cuite. Puis, ils s’en allèrent, en riant bruyamment.

Aussitôt, entra dans la chambre la chèvre que Fanch avait vue en arrivant au château ; mais, sa tête était celle d’une belle femme.

— Pauvre garçon ! dit-elle, comme tu as souffert !

Et elle se mit à le frotter avec un onguent qu’elle avait, et à mesure qu’elle frottait, la vie revenait dans son corps, si bien qu’il finit par se retrouver aussi vivant et aussi bien portant que jamais.

— Tout s’est bien passé, pour cette fois, lui dit alors la chèvre-femme ; mais, la nuit prochaine, l’épreuve sera plus pénible. Gardez toujours le silence le plus absolu, quoi qu’il puisse vous arriver, et, plus tard, vous en serez récompensé.

— Je ferai mon possible, répondit Fanch.

Et la chèvre partit.

Fanch déjeuna et dîna bien, toujours servi par des mains sans corps ; il passa la journée à se promener par le château et les jardins, sans voir personne, et, après le souper, la même main saisit un chandelier et le conduisit à la même chambre. Cette fois, il se cacha sous le matelas du lit.

— Peut-être ne me trouveront-ils pas ici, se disait-il en lui-même.

Vers minuit, il entendit encore le même vacarme que la nuit précédente.

— Je sens l’odeur de chrétien ! dit une voix.

— Et d’où diable ? dit une autre voix ; tu vois bien qu’il n’y a personne dans le lit ; joue donc, et ne nous parle plus de chrétien.

Et il se mit à jouer aux cartes. Mais, soudain, la même voix cria encore :

— Je vous le répète, camarades, je sens l’odeur de chrétien !

Et il défit le lit et découvrit le pauvre Fanch.

— Quand je vous le disais ! Comment, tu vis encore, ver de terre ? Attends, nous allons en finir avec toi !

Et ils l’écartelèrent ; puis, ils partirent, en riant bruyamment.

Aussitôt la chèvre arriva encore dans la chambre, et, cette fois, elle était femme jusqu’à la ceinture.

— Ah ! pauvre garçon, dit-elle, dans quel état je te retrouve !

Elle rapprocha les morceaux les uns des autres, et se mit à les frotter avec son onguent.

Et peu à peu, les morceaux se rejoignaient, le corps se reconstituait, et bientôt il se retrouva complet et plein de vie.

— La troisième nuit, lui dit alors la femme-chèvre, sera la plus terrible. Mais, armez-vous de courage, et, si vous la passez aussi heureusement que les deux autres, vos peines seront finies, et les miennes aussi, ainsi que celles de tous ceux qui sont retenus ici avec moi.

— Je ne pense pas qu’il puisse m’arriver pis que d’être tué, comme je l’ai été déjà, deux fois, répondit Fanch.

La troisième nuit, pour abréger, il se rendit encore à la même chambre, après souper, et se cacha, cette fois, sous le lit.

Vers minuit, arrivèrent les mêmes personnages ; et ils se remirent à jouer.

— Je sens encore l’odeur de chrétien ! dit soudain une voix. Est-ce que ce ver de terre ne serait pas encore mort ?

Et ils défirent le lit ; mais, ils n’y trouvèrent rien. Ils regardèrent alors dessous :

— Le voici ! le voici !

Et on le retira, par les pieds, de dessous le lit.

— Il faut en finir avec lui, cette fois ! se dirent-ils. Qu’en ferons-nous ?

— Il faut le cuire, et puis le manger.

— C’est cela ! crièrent-ils tous à la fois.

On fit un grand feu dans la cheminée, on mit le pauvre Fanch tout nu, on le suspendit au-dessus du feu, et, quand il fut bien rôti, ils le mangèrent, jusqu’au dernier morceau, même les os.

Quand le festin fut terminé, ils s’en allèrent, et aussitôt une femme très belle entra dans la chambre, une princesse magnifique, et rien de la chèvre, cette fois.

— Hélas ! dit-elle, j’ai grand’peur qu’ils n’en aient pas laissé le moindre morceau.

Et elle se mit à chercher, d’abord sur la table, puis sous la table. Elle ne trouvait rien. À force de chercher, elle finit, pourtant, par découvrir un fragment d’os de la tête.

— Dieu soit loué ! s’écria-t-elle, tout n’est pas encore perdu !

Et elle se mit à frotter l’os, avec son onguent. Et, à mesure qu’elle le frottait, il grandissait, il grandissait, il se garnissait de chair, chaque membre revenait à sa place, tant et si bien que, peu à peu, le corps entier se reconstitua et se retrouva aussi vivant et aussi sain que jamais.

— Holà ! s’écria alors la princesse, tout va bien ! Maintenant, les géants (ou les démons) n’ont plus aucun pouvoir ni sur moi ni sur les miens, et tout ce qui est ici vous appartient, Fanch, jusqu’à moi-même !

Aussitôt on vit arriver, de tous côtés, une foule de gens de tout rang et de toute condition, des princes, des princesses, des ducs, des barons, des gens du commun, qui tous étaient retenus enchantés dans ce château. Il en sortait de partout, et ils remerciaient celui qui les avait délivrés, puis ils partaient, chacun pour son pays.

— Partons aussi, dit Fanch à la princesse ; allons chez votre père.

— Pas encore, répondit-elle ; il nous faut séjourner encore trois jours ici, et, pendant ces trois jours, vous devrez rester sans manger ni boire, complètement à jeun, jusqu’au coup de neuf heures, chaque matin. Si vous buvez ou mangez la moindre chose, avant cette heure, vous vous endormirez aussitôt, et ne me reverrez plus. Tous les matins, je viendrai vous voir, à midi, et alors vous pourrez manger et boire. Vous m’attendrez, assis sur la pierre de la fontaine, dans le bois, et aussitôt le premier coup de midi, je me trouverai près de vous. Mais, prenez bien garde de manger ou de boire, avant cette heure.

Quand elle eut prononcé ces paroles, elle disparut.

Le lendemain matin, longtemps avant midi, Fanch, accompagné d’un domestique, attendait la Princesse, assis sur la pierre de la fontaine. Il n’avait encore rien mangé, ni bu, et il avait faim. Comme il attendait ainsi, il vit venir à lui une petite vieille femme ayant au bras un panier rempli de prunes.

— Bonjour à vous, jeune seigneur, lui dit la vieille.

— À vous pareillement, grand’mère.

— Acceptez une prune de moi.

— Merci, je n’aime pas les prunes.

— Une seulement, pour les goûter ; cela ne coûte rien ; voyez, comme elles sont belles !

Il prit une prune. Mais, aussitôt qu’il l’eut portée à sa bouche, il s’endormit. Midi sonna, en ce moment, et la princesse parut.

— Hélas ! il dort ! dit-elle, en le voyant.

— Oui, dit son domestique ; une petite vieille est venue offrir une prune à mon maître, et dès qu’il l’a portée à sa bouche, il s’est endormi.

— Eh bien ! quand il se réveillera, donnez-lui ce mouchoir, pour qu’il se souvienne de moi.

Et elle donna un mouchoir blanc au domestique, puis elle s’éleva en l’air et disparut. Fanch se réveilla en ce moment, et il put l’apercevoir, un instant. Elle était toute blanche, comme un ange.

— Je m’étais endormi ! se dit-il, il faut que demain je me surveille mieux.

Le lendemain matin, comme il était encore assis sur la pierre de la fontaine, avec son domestique, la même petite vieille vint à lui, ayant au bras un panier de figues.

— Acceptez une figue de moi, mon beau seigneur ; voyez, comme elles sont belles !

Fanch accepta encore une figue de la vieille. Il la mangea, et s’endormit aussitôt.

Au coup de midi, la princesse arriva auprès de la fontaine.

— Hélas ! il dort encore ! s’écria-t-elle, avec douleur.

— Oui, dit le domestique ; la petite vieille est encore venue, et elle a donné une figue à mon maître, et aussitôt qu’il l’a mangée, il s’est endormi.

— Voilà un mouchoir gris, que vous lui donnerez, quand il se réveillera, pour qu’il se souvienne de moi.

Et elle s’éleva encore en l’air, en gémissant.

Fanch se réveilla, au même moment, et il la vit encore qui montait vers le ciel. Cette fois, elle portait une robe grise.

— Mon Dieu, dit-il, je m’étais encore endormi ! Et qu’est-ce qui me fait donc dormir de la sorte ?

— Je pense, mon maître, — dit son domestique, — que ce sont les fruits que vous donne la petite vieille qui vous font dormir ainsi.

— Bah ! ce ne peut pas être cela ; mais, demain, je me surveillerai mieux et ferai en sorte de ne pas m’endormir.

Le domestique lui donna le second mouchoir, qui était gris, comme il lui avait donné le premier, qui était blanc.

Le lendemain matin, comme ils attendaient encore, auprès de la fontaine, la petite vieille arriva aussi et, cette fois, elle avait au bras un panier rempli de belles oranges.

— Acceptez une orange de moi, mon beau seigneur, dit-elle à Fanch ; voyez comme elles sont belles !

Le domestique avait bien envie de dire à son maître de ne pas accepter ; mais, il n’osa pas, et Fanch prit une orange, la mangea et s’endormit encore.

Midi sonna au même moment, et la princesse arriva ; le voyant encore endormi, elle poussa un cri de douleur, et dit :

— Ah ! le malheureux, il dort encore !

— C’est la petite vieille qui en est cause, dit le domestique. Elle est encore venue, et a offert une orange à mon maître, qui l’a acceptée et mangée, et aussitôt il s’est endormi.

— Voici un troisième mouchoir, que vous lui donnerez, quand il se réveillera, et vous lui ferez mes derniers adieux, car, hélas ! je ne le reverrai plus.

Et elle s’éleva encore vers le ciel, en poussant une plainte touchante.

Fanch se réveilla à l’instant, et vit le bas de sa robe et ses pieds. Ô douleur ! cette fois elle était toute noire. Noir était aussi le troisième mouchoir qu’elle avait laissé à son domestique, pour lui être remis.

— Hélas ! je m’étais encore endormi ! s’écria-t-il, avec douleur.

— Oui, malheureusement, mon pauvre maître. La princesse, avant de disparaître, m’a laissé, pour vous le remettre, ce troisième mouchoir, et elle m’a recommandé de vous faire ses adieux, car vous ne la reverrez plus.

Grande fut la douleur de Fanch, en apprenant cela. Il pleurait et s’arrachait les cheveux, et criait :

— Si ! si ! je la reverrai encore, car je ne cesserai de la chercher partout, et de marcher, nuit et jour, jusqu’à ce que je l’aie retrouvée !

Et il se mit sur-le-champ en route, n’emportant, pour toute provision, qu’une miche de pain.

Vers le soir, il s’assit sur le gazon, au bord de la route, pour se reposer et manger un morceau. Une petite vieille vint à passer, en ce moment, qui lui dit :

— Bon appétit, mon fils.

— Merci, grand’mère. Si vous voulez faire comme moi, je partagerai avec vous volontiers.

— Mille bénédictions, mon fils ! Voici dix-huit cents ans que je suis par ici, et jamais personne ne m’avait encore offert du pain.

Et elle s’empressa d’accepter sa part du frugal repas de Fanch, puis elle lui dit :

— Pour vous remercier, mon fils, voici une serviette que je vous donne et qui pourra vous être utile. Quand vous éprouverez le besoin de manger ou de boire, étendez-la par terre, ou sur une table, suivant le lieu où vous vous trouverez, et aussitôt tout ce que vous souhaiterez vous sera servi dessus. Voici encore une baguette blanche, pour voyager, et, à chaque coup que vous en frapperez sur la terre, vous ferez cent lieues.

— Mille bénédictions, grand’mère, dit Fanch, en prenant la serviette et la baguette.

Et la petite vieille disparut alors.

— Est-ce que ce serait vrai, ce qu’elle m’a dit ? se demanda Fanch, quand elle fut partie.

Et il frappa un coup à terre de sa baguette, et aussitôt il fut transporté à cent lieues de l’endroit où il se trouvait. Et il vit une petite hutte couverte de joncs des marais et de fougères. Un laboureur était à travailler dans un champ voisin, et il lui demanda d’échanger ses habits contre les siens. Le laboureur s’empressa d’accepter, car ses habits étaient tout en lambeaux, et ceux de Fanch étaient ceux d’un prince. Ainsi déguisé, Fanch alla frapper à la porte de la hutte. Une vieille femme, aux dents longues comme le bras, vint lui ouvrir.

— Que demandez-vous, mon fils ? lui dit-elle.

— Asile, pour la nuit, grand’mère.

— Hélas ! vous êtes mal tombé, ici ; moi, j’ai trois fils qui n’aiment pas les chrétiens, et, quand ils arriveront, tantôt, ils vous mangeraient, certainement.

— Cachez-moi, quelque part, grand’mère ; je vous aiderai à faire votre ménage, et je saurai me faire bien venir de vos fils.

Elle le cacha dans un vieux coffre, au bas de la maison. La vieille préparait le dîner de ses fils. Elle avait déjà fait de la soupe, dans trois barriques défoncées, en guise d’écuelles.

— Je ne sais que leur donner, après la soupe, disait-elle ; je n’ai là que trois moutons, et ce n’est pas assez.

— Attendez, attendez, grand’mère ; ne vous inquiétez pas de cela, dit Fanch, en sortant de son coffre.

Et il étendit sa serviette sur la table, et dit :

— Par la vertu de ma serviette, je veux avoir trois bœufs rôtis et trois barriques de vin !

Et aussitôt arrivèrent les trois bœufs rôtis et les trois barriques de vin.

Un moment après, on entendit un grand bruit, dans la cheminée, et comme des cris de chouette qui a froid : Hou ! hou ! hou ! hou !

— Voici mon plus jeune fils qui vient ! dit la vieille ; allez, vite, vous cacher dans le coffre.

Et aussitôt le plus jeune fils de la vieille descendit, par la cheminée, en criant : J’ai faim, ma pauvre mère, j’ai grand’faim !

— C’est bien, asseyez-vous là près du feu, pour attendre vos frères, et ne faites pas tant de bruit.

Et il s’assit sur un escabeau, près du feu ; mais, il cria presque aussitôt :

— Je sens l’odeur de chrétien, mère, et je veux en manger !

— Ah ! bien oui, tu vas, peut-être, manger un cousin à toi, qui est venu me voir, et qui a apporté un bœuf rôti pour chacun de vous ; ne les vois-tu pas là ?

Alors, la vieille fit sortir Fanch du coffre, et son cousin et lui se trouvèrent, vite, bons amis.

Bientôt on entendit encore un grand bruit, dans la cheminée, et : hou ! hou ! hou ! hou ! Et le second fils de la vieille, ou le second vent, (car c’était la mère des vents), descendit, et voyant Fanch :

— Un chrétien ! s’écria-t-il, je veux le manger, à l’instant !

— Je voudrais bien voir ! lui dit la vieille ; un cousin à vous, qui est venu me voir, et qui a apporté un bœuf rôti pour chacun de vous ! Asseyez-vous là, près du feu, et soyez sage, ou gare à mon bâton !

Et il s’assit sur un escabeau, près du feu, en face de son frère, et ne dit plus mot.

Un moment après, on entendit encore un vacarme épouvantable. Les arbres craquaient et volaient en éclats, autour de la hutte : c’était effrayant !

— Voici mon fils aîné qui vient ! dit la vieille.

Et il descendit par la cheminée et balaya tout le feu du foyer jusqu’au bas de la maison. Il criait :

— J’ai grand’faim ! ma pauvre mère ; j’ai grand’faim !

— C’est bien ; taisez-vous, le souper est prêt.

Mais, quand il aperçut Fanch :

— Un chrétien ! s’écria-t-il ; et il allait se précipiter sur lui, et l’avaler. Mais, la vieille prit un jeune ormeau qu’elle avait arraché, dans son jardin, et se mit à le battre, à tour de bras :

— Ah ! tu veux manger ton cousin, le fils de ma sœur, un enfant charmant, qui est venu me voir, et qui a apporté un bœuf et une barrique de vin pour chacun de vous ! Et tu crois que je le souffrirai ?

Et elle frappait, elle frappait sans pitié ; et le grand vent criait :

— Doucement, ma pauvre mère ; ne frappez pas si fort ; je ne ferai pas de mal à notre cousin, puisqu’il a apporté un bœuf et une barrique de vin pour chacun de nous !

Alors la vieille cessa de frapper, et ils se mirent tous à table ; mais ils étaient si gloutons, le grand vent surtout, que Fanch fut obligé d’avoir recours à sa serviette, par trois fois. Enfin, quand ils furent rassasiés, ce qui dura longtemps, ils allèrent s’asseoir et causer, près du feu, comme de vieux amis.

— Où vas-tu aussi, cousin ? demanda le petit vent à Fanch.

— Chercher la princesse Troïol ; sais-tu où elle demeure ?

— Non vraiment ; je n’en ai même jamais entendu parler.

— Et toi, cousin ? demanda-t-il au second vent.

— Moi, j’ai entendu parler d’elle ; mais, je ne sais pas où elle demeure.

— Et toi, grand cousin ? demanda-t-il au grand vent.

— Moi, je sais où elle demeure ; je reviens précisément de là, et je dois y retourner, demain.

— Veux-tu m’emmener avec toi ?

— Je le veux bien, si tu peux me suivre ; mais, allons nous coucher, à présent, car demain nous aurons encore beaucoup de chemin à faire.

Le lendemain matin, chacun des vents partit de son côté.

— Suis-moi, si tu le peux, dit le grand vent à Fanch.

Et le voilà parti. Frrrrr ! ou ou, ou, ou ! viiiii !! Et Fanch après ! Et de frapper la terre avec sa baguette blanche, qui lui faisait faire cent lieues, à chaque coup. Quand le grand vent tourna la tête, pour voir où il était resté, il fut bien étonné de le voir sur ses talons. Ils arrivèrent au bord de la mer.

— Je ne peux pas aller plus loin, à moins que tu ne me prennes sur ton dos, dit alors Fanch au grand vent.

— Je te prendrai bien sur mon dos, si tu me donnes à manger, quand je demanderai.

— C’est entendu, autant que tu voudras.

Et Fanch monta sur le dos du grand vent, et les voilà partis ! À chaque instant, le grand vent demandait à manger. Fanch avait sa serviette, et lui donnait tout ce qu’il demandait. Ils allaient, ils allaient ! frrrrr ! viiii ! ou, ou ! Ils aperçurent enfin le château de la princesse Troïol. Le grand vent déposa Fanch au milieu de la cour. Fanch attacha les trois mouchoirs de la princesse, le blanc, le gris et le noir, au bout de son bâton, puis le planta en terre, au milieu de la cour. Un moment après, la princesse passa, au bras du maître du château, se rendant à l’église, pour leur mariage. Elle vit Fanch, reconnut ses trois mouchoirs, et dit aussitôt à sa femme de chambre :

— Allez demander à cet homme combien il veut me vendre un de ses mouchoirs.

La femme de chambre se rendit aussitôt auprès de Fanch.

— Combien voulez-vous me vendre un de vos mouchoirs, pour ma maîtresse ?

— Dites à votre maîtresse qu’elle n’est pas assez riche pour acheter un de ces mouchoirs.

La femme de chambre retourna vers sa maîtresse.

— Eh bien ! que vous a-t-il répondu ?

— Il m’a répondu que vous n’êtes pas assez riche pour acheter un de ses mouchoirs.

La princesse, à cette réponse, fit semblant de se trouver indisposée, et l’on remit la cérémonie au lendemain.

Le lendemain matin, elle envoya encore sa femme de chambre demander à Fanch combien lui coûteraient deux de ses mouchoirs.

— Dites à votre maîtresse, lui répondit encore Fanch, qu’elle n’est pas assez riche pour acheter ni un ni deux de mes mouchoirs.

La femme revint rapporter la réponse à sa maîtresse.

— Eh bien ! retournez, et dites-lui de venir me parler.

Elle retourna vers Fanch, et lui dit :

— Ma maîtresse vous prie de venir lui parler.

— Dites à votre maîtresse de venir me trouver elle-même, si elle veut me parler.

La princesse se rendit alors auprès de Fanch.

— Venez avec moi un instant, dans ma chambre, lui dit-elle.

Et Fanch la suivit dans sa chambre, et ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, en pleurant de joie.

La princesse dépêcha ensuite sa femme de chambre vers le maître du château, pour lui dire qu’elle était toujours indisposée et qu’elle le priait d’attendre jusqu’au lendemain, pour aller à l’église. Elle ajoutait qu’on pouvait néanmoins faire le repas de noces, le jour même, puisque tous les invités étaient arrivés.

Ainsi fit-on. Le repas fut magnifique. Vers la fin, tout le monde était gai et joyeux, et chacun contait quelque petite histoire plaisante. On pria la jeune fiancée de conter aussi quelque chose. Elle se leva, alors, et parla ainsi :

— J’avais un petit coffret, avec une jolie petite clef d’or. Je perdis la clef, et j’en fis faire une autre. Mais, quelque temps après, je retrouvai mon ancienne clef. Me voici embarrassée, et je vous demande de laquelle des deux clefs je dois me servir, à présent, de l’ancienne ou de la nouvelle ?

— Je pense qu’il faut préférer l’ancienne, répondit le maître du château.

— C’est aussi mon avis, reprit la princesse. Je vais vous faire voir l’ancienne clef dont je parle.

Et elle se leva de table, entra dans un cabinet à côté et revint aussitôt, en tenant par la main Fanch, habillé en prince ; et, s’adressant au seigneur et à tous les convives :

— Voici ! je l’avais choisi d’abord, et c’est lui qui sera mon époux, et non un autre !

Et l’on célébra les noces, le lendemain, et il y eut des festins magnifiques, comme je n’en ai vu jamais, si ce n’est en rêve, et ils restèrent dans ce beau château, car le maître disparut aussitôt et personne ne sut jamais ce qu’il était devenu.

Conté par Jacques Sesson, sabotier de la forêt de Beffou,
commune de Loguivi-Plougras (Côtes-du-Nord),
décembre 1869.

VI

LE MAGICIEN FERRAGIO

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Eur wez a oa, ’vel ma lârer atao
Pa ve c’hoant da gonta eur gaozic vihan vrao.
Il y avait une fois, comme on dit toujours,
Quand on veut conter un joli petit conte.


I l y avait une fois un comte du Poitou. Sa femme accoucha et lui donna une fille. On appela tous les magiciens connus pour lui tirer son horoscope. Il en vint de tous côtés, mais, ils n’étaient pas d’accord. Les uns prédisaient que l’enfant, qui s’appelait Marguerite, épouserait un roi ; d’autres prétendaient que ce serait un prince, d’autres, un duc ou un comte. Le père n’était guère satisfait de ce désaccord, et il fit bannir par tout le royaume que tous ceux qui savaient quelque chose en fait de prédiction n’avaient qu’à se rendre à son château, et ils seraient bien traités et bien rémunérés.

Il y avait en ce temps-là, dans les montagnes de Scrignac[30], un berger renommé dans tout le pays comme devin et un peu sorcier, et on venait le trouver de fort loin. Son nom était Gorvel. Il entendit les bannies, un jour de marché, à Morlaix, et se mit aussitôt en route vers le Poitou.

Arrivé au château du comte, on lui fit voir l’enfant. Il demanda un demi-verre d’eau et un demi verre de vin. Il mélangea les deux liquides, observa la manière dont se comporta le mélange et dit ensuite que l’enfant, à l’âge de douze ans, serait enlevée par le magicien Ferragio et délivrée par un de ses proches parents. Il prédit encore que, au bout d’un an, la comtesse donnerait le jour à un fils ; puis il ajouta que, si, les temps étant révolus, ses prédictions ne s’accomplissaient pas, il consentait à être mis à mort.

Le comte pria Gorvel de rester près de lui, et fit aussi venir sa femme et ses enfants.

La comtesse accoucha d’un fils, comme il l’avait prédit. Il fut nommé Hervé.

Aussitôt né, l’enfant fut confié à une nourrice, laquelle quitta avec lui le château, pendant quelque temps.

Cependant Marguerite approchait de ses douze ans et son père devenait soucieux et songeait aux moyens de la protéger contre le magicien Ferragio. Il plaça des gardes tout autour de son château et jusques sur le toit. Précautions inutiles. Quand vint le jour où la jeune fille accomplissait sa douzième année, comme elle se promenait avec sa gouvernante dans le jardin du château, tout-à-coup le ciel s’obscurcit, le tonnerre se fit entendre, et, du sein d’un nuage qui s’abaissa jusqu’à terre, descendit le magicien, qui l’enleva et partit aussitôt avec elle dans son nuage.

Grande désolation du père et de la mère.

Mais, occupons-nous à présent du jeune enfant que nous avons vu partir avec sa nourrice ; nous retrouverons plus tard Marguerite et le magicien.

Quand Hervé eut dix ans, on l’envoya à l’école, dans la ville voisine. Ses camarades ne l’appelaient que penher (fils unique), et il croyait bien qu’il n’avait ni frère ni sœur, et son père et sa mère ne lui avaient jamais dit non plus qu’il en eût. Cependant, un de ses condisciples ayant dit un jour aux autres : « Celui-là n’est pas penher, car il a une sœur, qui a été enlevée, à l’âge de douze ans, par le magicien Ferragio ; » ces paroles produisirent sur lui un singulier effet. Il fit un paquet de ses livres et de ses cahiers et s’en vint tout droit à la maison. Il demanda à son père si ce qu’il avait entendu était vrai, à savoir : qu’il avait une sœur, qui avait été enlevée, à l’âge de douze ans, par le magicien Ferragio. Son père lui avoua que c’était la vérité, et il dit alors qu’il voulait aller à la recherche de sa sœur, et qu’il ne reviendrait à la maison que lorsqu’il l’aurait trouvée et délivrée.

Il se fit construire un navire propre à aller par eau et par terre, et il partit en emmenant avec lui les deux fils de Gorvel le devin. Il demandait partout où se trouvait le château de Ferragio le magicien, et personne ne pouvait le lui dire. Ils vont, tantôt par terre, tantôt par mer, loin, bien loin, plus loin encore. Ils abordent à une île pour faire de l’eau. Ils y trouvent des oranges en abondance et en font provision, pour emporter sur leur navire. Ils s’engagent dans une belle avenue d’orangers chargés de fruits, sablée avec du sable d’or et à l’extrémité de cette avenue, ils rencontrent un château de cristal avec une porte en or massif. Ils hésitent un moment s’ils doivent entrer dans ce château ou passer outre. Hervé se décide à entrer, et ses deux compagnons le suivent. Il frappe à la porte, et elle lui est ouverte par un vilain nain, lequel a une barbe qui fait sept fois le tour de son corps.

— Que demandes-tu ? lui dit le nain, d’un ton insolent.

— Visiter ton château, lui répond Hervé.

— Pour cela il faut que tu te battes avec moi et que tu sois le plus fort.

— Eh bien ! battons-nous, dit Hervé tranquillement.

Hervé le terrassa, non sans mal, et lui coupa la tête.

Mais, aussitôt parut un géant de dix-sept pieds de haut, qui lui dit :

— Ah ! ver de terre, tu as tué mon frère, mais, c’est à moi que tu auras à faire, à présent.

Et le combat commença, terrible.

Hervé vint encore à bout de celui-là, et il lui trancha aussi la tête. Mais, un second géant, plus grand, parut alors et dit comme le premier :

— Ah ! ver de terre, tu as tué mes deux frères ; mais moi, je vais t’avaler tout vif.

Et il s’avança sur lui, la bouche béante comme l’ouverture d’un four.

Hervé l’éventra, si bien que ses boyaux tombèrent par terre, et il lui coupa aussi la tête. Puis, il regarda autour de soi, en se demandant avec inquiétude : — « Est-ce qu’il y en a encore ? » car il n’en pouvait plus. Mais, il ne se présenta pas d’autre géant ni nain, et ils entrèrent tous les trois dans le château. Ils ne trouvèrent personne, dans la première pièce. Ils passèrent dans une seconde et y virent une table magnifiquement servie, avec les mets tout fumants et sentant bon, et personne autour de la table. Ils s’assoient et mangent et boivent à discrétion, servis par des mains invisibles. Puis, les mêmes mains, prenant des flambeaux, les conduisent à de belles chambres, où ils trouvent d’excellents lits de plume. Ils dorment tranquillement, jusqu’au lendemain matin, où ils sont éveillés par des cris de détresse poussés par une voix de femme. Ils se lèvent précipitamment, courent aux fenêtres, et voient avec étonnement le nain barbu que Hervé croyait avoir tué qui traînait une jeune fille par les cheveux, sur le pavé de la cour. Ils descendent pour lui porter secours ; mais, arrivés dans la cour, ils ne voient plus rien, ni nain, ni jeune fille.

Ils passèrent la journée au château, s’y trouvant bien, déjeunèrent, dînèrent, se promenèrent dans les jardins, qui étaient magnifiques, puis soupèrent et se couchèrent encore, sans avoir aperçu ni entendu nul être vivant.

Le lendemain matin, ils furent éveillés par les mêmes cris que la veille et virent encore le nain qui traînait la même jeune fille par les cheveux. Mais, quand ils arrivèrent dans la cour, et le nain et la jeune fille avaient encore disparu. Ils en étaient fort dépités.

La troisième nuit, ils se couchèrent tout habillés sur leurs lits, se levèrent un peu avant le jour, et quand les cris se firent encore entendre, au matin, ils se précipitèrent dans la cour. Hélas ! ils arrivaient encore trop tard. Ils purent voir pourtant le nain soulever une grande dalle de pierre, au moyen d’un organeau qui y était scellé, et disparaître dessous avec la jeune fille. Ils coururent à la pierre, la soulevèrent avec peine et aperçurent un escalier de marbre, qui descendait profondément sous terre. Hervé dit à ses deux compagnons :

— Restez là ; moi, je vais descendre dans le souterrain, et si je ne reviens pas, au bout d’un an et un jour, vous retournerez auprès de mon père.

Et il descendit dans le trou. Il descendit, descendit, dans l’obscurité, et arriva enfin à un autre château, beaucoup plus beau que le premier. Il frappa à la porte et le nain qu’il avait vu maltraiter la jeune fille vint lui ouvrir.

— Que cherches-tu par ici, ver de terre ? lui demanda le nain.

— Ma sœur, vilaine bête, répondit-il, sans peur.

— Ta sœur est bien ici, et tu ne l’auras pas.

— Je l’aurai, de gré ou de force.

Et le combat commence aussitôt.

Hervé tue aussi le nain et lui tranche la tête.

Mais, aussitôt sort de dessous terre un géant de vingt-deux pieds de haut, et le combat recommence. Le géant est aussi tué et décapité, et aussitôt un autre géant de vingt-cinq pieds de haut prend sa place. Il a le même sort que son frère.

Hervé pénètre alors dans le château. Il passe dans la salle à manger, où il trouve un bon dîner servi, et encore personne. Il avait faim, et il mange et boit en conséquence. Quand il a fini, une main invisible prend un flambeau sur la table et, s’avançant devant lui, elle le conduit à une chambre à coucher, où il trouve un excellent lit de plume.

Le lendemain matin, quand il descendit, il trouva encore un bon déjeuner servi, et ne fit pas plus de compliments que la veille pour en profiter. Puis, il alla se promener dans les jardins. Il y remarqua une petite loge, dans laquelle se tenait une petite vieille, qui avait deux dents longues comme le bras. Il l’aborda, la salua poliment et lui dit :

— Bonjour, grand’mère.

— Que cherches-tu par ici, ver de terre ? lui demanda la vieille.

— Je cherche ma sœur, répondit-il, qui doit être par ici, quelque part.

— Hélas ! mon pauvre enfant, si tu savais le danger auquel tu t’exposes, tu t’en irais bien vite ; tu es ici chez le grand magicien Ferragio.

— C’est lui précisément que je cherche, grand’mère.

— Sais-tu bien que Ferragio n’a qu’un seul endroit dans son corps où il puisse être atteint mortellement. Il faut le frapper au front. Mais, son front est garni de sept plaques de cuivre superposées, et il faut les traverser toutes pour le tuer.

— Eh bien ! grand’mère, je traverserai de mon épée les sept plaques de cuivre et je tuerai Ferragio.

Et là-dessus, il commença par tuer la vieille, qui était la mère du magicien.

Il retourna alors au château, et en visitant les salles et les chambres, il rencontra la jeune fille qu’il avait vu maltraiter par le nain, et elle lui dit :

— Dans trois jours, le magicien Ferragio, qui est présentement absent, reviendra, et il te faudra te battre contre lui, dès le lendemain, pour me retirer d’ici ; mais, voici un onguent que tu mettras sur tes blessures et qui les guérira instantanément. Je suis la fille du roi d’Espagne, et j’ai été enlevée par le magicien, qui me retient ici captive, depuis plusieurs années.

Hervé prit l’onguent, remercia la princesse et lui demanda des nouvelles de sa sœur.

— Ta sœur, lui dit-elle, n’est pas ici ; elle est dans le château du magicien Trubardo, et tu auras fort à faire pour la lui arracher.

La princesse s’en alla là-dessus.

Au bout des trois jours, Ferragio arriva et il demanda à Hervé, dès qu’il le vit :

— Que cherches-tu par ici, avorton ?

— Ma sœur et la jeune princesse que j’ai vu maltraiter par un vilain nain, dans le château d’en-haut.

— Tu n’auras ni l’une ni l’autre, à moins que tu ne les gagnes à la pointe de ton épée.

— C’est ce que je compte bien faire.

— Vraiment, pauvre petit ! Eh bien ! trouve-toi, demain matin, dans la cour du château et nous verrons.

Le lendemain, Hervé fut exact au rendez-vous. Le magicien envoya un taureau contre lui. L’animal, furieux, se précipita sur Hervé, tête baissée ; mais, il sut l’éviter, en se jetant de côté, et le taureau alla donner contre un mur où ses cornes s’enfoncèrent si profondément, qu’il ne pouvait plus les en retirer. Alors, Hervé le tua facilement.

— Ce n’est pas tout, lui dit le magicien, il faudra recommencer, demain matin.

— À demain matin donc, répondit Hervé, tranquillement.

Le lendemain, le magicien envoya contre lui un grand cheval furieux. Il tua aussi le cheval.

Enfin, le troisième jour, il eut affaire à un serpent recouvert d’écailles jaunâtres et qui vomissait du feu.

Il finit aussi par en venir à bout, mais, avec bien du mal, et il le tua comme le taureau et le cheval.

— C’est bien, dit le magicien, en dissimulant sa colère et son inquiétude ; mais, à présent, c’est à moi-même que tu auras affaire. Retrouve-toi ici, demain matin, et nous en finirons avec toi.

Et il s’en alla là-dessus.

La fille du roi d’Espagne vint trouver Hervé et lui dit :

— Tu es sorti heureusement et sans beaucoup de peine de ces trois épreuves ; mais, trois autres vont leur succéder, à présent, qui seront bien plus difficiles ; car c’est contre le magicien lui-même qu’il te faudra combattre. Aie confiance pourtant et bon courage, et, grâce à l’onguent magique que je t’ai donné, tu pourras encore te tirer d’affaire.

Le lendemain matin donc, le voilà aux prises avec le magicien en personne. Le combat fut long et terrible. Hervé fut souvent atteint mortellement ; mais, il mettait aussitôt un peu de son onguent sur la blessure et se trouvait guéri aussitôt. Il parvint à percer deux des sept plaques de cuivre qui garnissaient le front du magicien, et celui-ci se sentit faiblir un peu. Il continua pourtant de faire bonne contenance. Enfin, épuisés et n’en pouvant plus, de part et d’autres, ils convinrent de remettre la suite du combat au lendemain, et se retirèrent, chacun de son côté, pour se restaurer et se reposer.

Ils recommencèrent de plus belle, le lendemain, et si l’affaire avait été chaude, la veille, ce jour-là, elle le fut bien davantage. On se battit jusqu’au soir, et, au coucher du soleil, Hervé avait encore percé trois autres plaques de cuivre ; ce qui faisait cinq, avec les deux de la veille.

Le magicien, qui faiblissait, à mesure qu’on perçait les plaques de son front, demanda encore quartier jusqu’au lendemain, et Hervé, qui, de son côté, n’en pouvait plus, s’empressa d’y consentir.

Le troisième jour, ils étaient encore, dès le lever du soleil, en présence l’un de l’autre, et le combat recommença, plus terrible que jamais, car il fallait finir, ce jour-là, par la mort de l’un ou de l’autre des combattants. Hervé dut avoir recours souvent à son onguent, et le magicien, furieux de voir qu’il ne tombait pas, quelque terribles et mortels que fussent les coups qu’il lui portait, en perdait la tête et ses coups n’étaient plus aussi sûrs. Vers le coucher du soleil, Hervé parvint à percer les deux dernières plaques, et aussitôt le monstre s’affaissa sur lui-même et tomba à terre, roide mort. Pour plus de sûreté, Hervé lui trancha la tête et la jeta dans les fossés du château.

Aussitôt, on vit surgir de tous côtés des princesses, toutes plus belles les unes que les autres, et qui venaient remercier le vainqueur en lui disant, l’une : — « Venez avec moi chez mon père pour lui demander ma main ; je suis la fille de l’empereur de Turquie. » Une autre : — « Je suis la fille du roi de Perse ; » une troisième : — « Je suis la fille du roi de Naples, » et ainsi de suite. Hervé ne savait trop à laquelle entendre, tant elles étaient toutes jolies et gracieuses. Cependant, il se décida pour la fille du roi d’Espagne, laquelle lui avait procuré l’onguent magique qui lui fut si utile, dans ses combats avec le magicien. Toutes les autres princesses partirent, chacune de son côté, dans de beaux carrosses attelés de chevaux ailés, qui s’élevèrent dans l’air et les portèrent promptement dans leurs pays.

Hervé partit aussi, par la même voie, pour l’Espagne, avec sa protectrice. Mais, ils n’étaient pas encore loin, quand le ciel s’obscurcit tout d’un coup, et ils virent un nuage noir qui s’avançait sur eux, d’une façon menaçante.

— Hélas ! s’écria la princesse, à cette vue, c’est le géant Trubardo, frère de Ferragio, qui nous poursuit, sous cette forme.

Et à peine avait-elle prononcé ces paroles, que Trubardo, qui était aussi magicien, descendit du nuage, sous la forme du croissant de la lune, et l’enleva. Quant à Hervé, il fut précipité à terre et tomba dans une carrière. Quand il se releva de là, tout meurtri, il ne savait pas où il était, ni de quel côté il devait se diriger. Il alla au hasard, à la grâce de Dieu, et arriva dans la ville de Constantinople. Il se rendit immédiatement au palais de l’empereur et demanda de l’occupation. On le prit comme berger, et on lui recommanda de ne pas approcher avec son troupeau du château du magicien Trubardo, qui demeurait dans le voisinage et faisait trembler toute la ville.

Quand il entendit cela, il en fut content et ne songea plus qu’à reprendre la princesse espagnole au magicien. Mais, hélas ! il n’avait pas d’armes, et il en était fort contrarié.

Un jour, qu’il était avec son troupeau sur une grande lande, il rencontra un vieillard à la barbe longue et blanche comme la neige et qui lui demanda s’il n’était pas encore las de garder les troupeaux en Turquie, et s’il ne désirait pas retourner dans son pays.

— Je retournerais volontiers chez mon père, répondit-il ; mais, je voudrais retrouver ma sœur auparavant et aussi la fille du roi d’Espagne, que le magicien Trubardo retient captives.

— Il faut alors les aller chercher chez le magicien Trubardo.

— Oui, mais il me faudrait des armes pour cela.

— Eh bien ! voici une épée et une lance ; l’épée est celle avec laquelle saint Pierre coupa l’oreille de Malchus, et la lance est celle qui perça le côté gauche de Notre-Sauveur, sur la croix. Avec ces armes, tu peux marcher sans crainte contre le magicien. Il a un point noir dans la paume de la main gauche, et c’est là qu’il faut le frapper ; car c’est le seul endroit de son corps où il soit vulnérable.

— C’est bien, mais qui gardera mon troupeau, en mon absence ?

— Moi, sois tranquille à ce sujet.

Et Hervé prit l’épée et la lance et se rendit au château du magicien.

Il frappa à la porte. Elle s’ouvrit aussitôt et il se trouva en présence d’un géant de dix-huit pieds de haut, qui lui demanda :

— Que cherches-tu par ici, ver de terre ?

— La fille du roi d’Espagne, répondit-il, et ma sœur, la fille du comte du Poitou.

— Elles sont bien ici, en effet ; mais, tu ne les auras pas, à moins que tu ne me tues d’abord et le magicien Trubardo ensuite.

— Eh bien ! je te tuerai et le magicien Trubardo aussi.

Et le combat commença aussitôt, et le géant fut bientot tué, d’un coup de la lance sainte.

Hervé pénétra alors dans le château, et voyant une table bien servie, il s’y assit et mangea et but à discrétion. Quand il eût fini, une main invisible prit un flambeau sur la table et le conduisit à une chambre à coucher, où il dormit tranquille, dans un excellent lit de plume.

Le lendemain matin, il vit la porte de sa chambre s’ouvrir et la fille du roi d’Espagne entra et lui dit :

— Tu as bien tué le géant qui garde le château de Trubardo, en son absence ; mais, pour me retirer d’ici, il te faut encore tuer le magicien lui-même.

— Je le tuerai ; où est-il ?

— Il est absent.

— Quand reviendra-t-il ?

— Je ne sais pas.

— Ne peut-on pas hâter son retour ?

— Si, tu n’as qu’à frapper un coup de marteau sur une boule de cuivre qui est près de la porte du château, et il arrivera aussitôt.

— En ce cas, je vais le faire revenir tout de suite.

Et Hervé descendit et déchargea un vigoureux coup sur la boule de cuivre, qui rendit un son retentissant.

On entendit aussitôt un grand bruit, dans l’air, et le magicien descendit dans la cour, du sein d’un nuage noir.

— Qu’y a-t-il de nouveau par ici ? demanda-t-il.

— Rends-moi la fille du roi d’Espagne et ma sœur, la fille du comte du Poitou, lui dit Hervé.

— Tu n’auras ni l’une ni l’autre, répondit le magicien, à moins que tu ne m’ôtes la vie.

— Eh bien ! je t’ôterai la vie, alors.

Et le combat commença aussitôt ; mais, il ne fut pas long, car du troisième coup, l’épée de Hervé atteignit le magicien dans le point noir qu’il avait à la paume de la main gauche, et il tomba aussitôt et expira.

Alors, on vit encore de belles princesses surgir de tous côtés et venir remercier Hervé de les avoir délivrées, et le prier de les accompagner jusque chez leurs pères pour demander leur main. Mais, il resta insensible à toutes leurs avances et séductions et retourna avec sa sœur et la princesse espagnole à la lande où il avait laissé son troupeau, sous la garde du vieillard qui lui avait fourni des armes. Mais, le vieillard n’était plus là, et il avait ramené le troupeau à l’étable[31]. Ce que voyant, ils se mirent en route pour le Poitou.

Mais, que sont devenus les deux compagnons de Hervé, les fils du devin de Scrignac, qu’il avait laissés dans le château de Ferragio, quand il descendit dans le souterrain ?

Quand l’an et le jour furent accomplis, voyant que Hervé ne revenait pas, ils se rendirent à leur navire, levèrent l’ancre, et retournèrent aussi dans le Poitou, mais non sans emporter de grands trésors du château du magicien.

Hervé épousa la princesse espagnole, sa sœur épousa un frère de celle-ci, et les deux noces furent faites le même jour, et il y eut de grands festins, des fêtes et des réjouissances publiques. Hervé devint, peu après, roi d’Espagne, à la mort de son beau-père.

Conté par Vincent Coat, ouvrier de la manufacture
des tabacs de Morlaix. — Avril 1874.

VII

LA PRINCESSE DU PALAIS-ENCHANTÉ

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Selaouit, mar hoc’h eur c’hoant,
Setu aman eur gaozic koant,
Ha na euz en-hi netra gaou,
Mès, marteze, eur gir pe daou.
Écoutez, si vous voulez,
Voici, un joli petit conte,
Dans lequel il n’y a pas de mensonge,
Si ce n’est, peut-être, un mot ou deux.


I l y avait une fois un roi de France dont les ancêtres avaient régné dans ce pays, depuis neuf générations. Il n’avait jamais visité la Basse-Bretagne. Un jour, la fantaisie lui prit d’y venir, avec une suite nombreuse. Il fit accoutrer un beau carrosse et partit.

Il fut bien accueilli par le roi de Bretagne, lui et sa suite, et l’on allait chasser, tous les jours, dans les grandes forêts du pays. Un jour, le roi de France mit une telle ardeur à poursuivre un sanglier que ses gens ne purent le suivre et il s’égara. Le voilà bien embarrassé. La nuit vint et il monta sur un arbre pour attendre le jour, car la forêt abondait en bêtes fauves de toute sorte. Il aperçut une petite lumière, qui ne paraissait pas bien éloignée. Il descendit de l’arbre et se dirigea vers la lumière. Il arriva à la hutte d’un pauvre bûcheron et demanda un abri pour la nuit et quelque chose à manger.

— Nous sommes de pauvres gens, lui dit le bûcheron, et notre hospitalité paraîtra sans doute bien médiocre à un seigneur comme vous ; quoi qu’il en soit, c’est de bon cœur que nous partagerons avec vous le peu que nous avons.

Puis, s’adressant à sa femme :

— Il faut nous apprêter, Plésou[32], le lièvre que je vous ai apporté hier.

— Un lièvre ? dit le roi ; et si les gardes le savaient et le disaient au roi ?

— Et comment le sauraient-ils ? Ce ne sera pas par vous, probablement ? Et puis, le bûcheron est maître dans sa hutte, je pense, comme le roi l’est dans son palais.

— Assurément, mon brave homme, répondit le roi.

La femme du bûcheron accommoda le lièvre, à sa façon, et l’on s’attabla et l’on mangea de bon appétit, en causant de choses et d’autres.

Bien ! Mais, voilà que la femme du bûcheron accoucha, dans la nuit, d’un gros garçon. Le roi s’offrit pour en être le parrain. Mais, où trouver une marraine de qualité, comme il convenait pour un pareil seigneur ?

— Allez demander la demoiselle du château, mon homme, dit la bûcheronne à son mari.

Et le bûcheron endossa son habit des dimanches et prit la route du château. Il fit part à la châtelaine du sujet de sa visite. La demoiselle, qui était près de sa mère, s’écria aussitôt avec dédain :

— Moi servir de marraine au fils d’un bûcheron, et avec un charbonnier pour parrain, peut-être ! Cherchez donc ailleurs des gens de votre condition !

Et elle se leva pour s’en aller.

— Le parrain, dit le bûcheron, est un beau et riche seigneur, et j’ai pensé qu’il convenait de lui choisir une commère aimable et jolie.

— Un riche et beau seigneur ?… Qui est-ce donc ? demanda la demoiselle, intriguée.

— Je ne saurais, en vérité, vous dire qui il est, ni d’où il vient ; mais, il est vêtu très richement, il est beau et généreux et je ne serais pas étonné qu’il fût prince, le fils de quelque puissant monarque peut-être. Il s’est égaré en chassant dans la forêt, il est venu frapper à notre porte, il a passé la nuit dans notre hutte, il était présent quand ma femme est accouchée et s’est offert lui-même pour être parrain.

— Si c’est ainsi, dit alors la demoiselle, je veux bien être la marraine de votre enfant et je vais m’apprêter à me rendre chez vous.

Le bûcheron s’en retourna chez lui, tout joyeux, et la jeune châtelaine arriva aussi, peu après, dans un beau carrosse et parée de tous ses atours. On se rendit au bourg, pour le baptême. Quand ils arrivèrent au presbytère, ils trouvèrent le vicaire qui battait du lin, le curé qui le broyait et la servante qui le peignait, ce qui étonna fort le roi[33].

— Venez baptiser mon enfant, Monsieur le Curé, dit le bûcheron au curé.

— Nous y allons tout de suite, répondit celui-ci.

Et le curé et son vicaire secouèrent la poussière dont ils étaient couverts, revêtirent leurs soutanes, qu’ils avaient ôtées, et se rendirent à l’église. Quand le curé vint recevoir l’enfant, dans le porche, il reconnut le roi, qu’il avait vu, dans un voyage à Paris, et se jeta à ses pieds.

— Relevez-vous, Monsieur le Curé, lui dit le monarque, on ne doit se mettre à genoux que devant Dieu.

L’enfant fut baptisé et reçut le nom de Efflam. En entendant sonner les cloches, à toute volée, les pages du roi et les seigneurs de sa suite, qui le cherchaient depuis la veille, s’écrièrent : — C’est pour le roi, sans doute, que l’on sonne de la sorte !

Et ils coururent au village et leur joie fut grande de retrouver leur roi en vie et sans mal.

En prenant congé du bûcheron, le roi lui donna une poignée de pièces d’or, puis, lui présentant un anneau orné d’un gros diamant, il lui dit :

— Quand mon filleul aura atteint l’âge de quatorze ans, vous lui direz de venir me voir, à Paris, et vous lui donnerez cet anneau, qui me le fera reconnaître.

Le roi de Bretagne célébra le retour de son hôte par un grand festin, et peu de temps après, le roi de France prit congé de lui et retourna à Paris.

Le bûcheron acheta des terres et fit bâtir une belle maison, avec l’argent que lui avait donné le parrain d’Efflam, et il était à présent un des plus riches bourgeois du pays. Il envoya son fils à l’école, dans la ville la plus voisine, et, comme l’enfant était intelligent, il fit des progrès rapides[34].

Quand Efflam fut parvenu à l’âge de quatorze ans, son père lui remit un jour l’anneau de son parrain et lui dit de se rendre à Paris, de demander à voir le roi de France et de lui montrer l’anneau. Le jeune garçon demanda qu’on lui donnât quelqu’un pour l’accompagner, dans un si long voyage. On lui permit d’emmener avec lui un jeune pâtre teigneux, laid et méchant, qui était dans la maison. On leur donna aussi deux vieux chevaux, poussifs et fourbus, et ils se mirent en route. Le temps était beau, la chaleur était grande et, vers l’heure de midi, ils descendirent de leurs montures pour boire à une fontaine, au bord du chemin. Pendant qu’Efflam buvait dans le creux de sa main, penché sur le bassin de la fontaine, son compagnon lui donna un coup d’épaule et le fit tomber dans l’eau. Puis, il lui enleva son anneau, monta sur le meilleur des deux chevaux et partit au galop. Suivons-le, nous reviendrons plus tard à l’infortuné Efflam.

En arrivant à Paris, il se rendit tout droit au palais du roi et salua ainsi le vieux monarque :

— Bonjour, mon parrain ! Je suis venu vous voir, comme vous l’aviez recommandé ; j’ai quatorze ans accomplis, depuis quelques jours.

— Moi, ton parrain !… dit le roi, surpris de s’entendre donner ce nom par un pareil avorton.

— Oui, reprit le drôle, je suis le fils du bûcheron, qui naquit la nuit où vous avez reçu l’hospitalité dans sa hutte, au milieu de la forêt où vous vous étiez égaré ; ne vous le rappelez-vous donc pas ?

— Oui, oui…, je me rappelle, répondit le roi en le regardant avec compassion, tant il était mal tourné… ; tu es bien le fils de ce brave homme ?…

— Certainement ; tenez, ne reconnaissez-vous pas ceci ?

Et il lui présenta l’anneau.

— Oui vraiment, c’est bien l’anneau que j’avais laissé au père de mon filleul, qui devait me l’apporter, dit le roi, en examinant l’anneau.

Le roi l’accueillit alors avec bonté, lui demanda des nouvelles de son père et de sa mère et le fit décrasser et habiller convenablement. Mais, on eut beau le laver, le savonner et le couvrir de beaux habits, il n’en avait guère moins mauvaise mine. Le roi, qui avait bon cœur, donna des ordres pour qu’on le traitât bien, qu’on lui donnât à manger et à boire comme il le désirerait et qu’on le laissât se promener où il voudrait, dans les jardins et dans le palais. Et l’avorton usa largement de la permission.

Cependant, le pauvre Efflam, qui avait réussi à sortir de la fontaine, où l’autre croyait l’avoir noyé, arriva aussi à Paris, quelques jours plus tard. Il se rendit au palais du roi.

— Que voulez-vous, mon garçon ? lui demanda le portier.

— Je voudrais parler à mon parrain, répondit-il.

— Votre parrain ? Mais, qui est-ce donc, votre parrain ?

— C’est le roi de France.

— Il y a déjà plusieurs jours qu’il est arrivé, son filleul ; déguerpissez, au plus vite !

Il partit. Mais, le lendemain, il revint à la charge, et, comme le roi se trouva justement à passer, en ce moment, il demanda ce que voulait ce jeune homme.

— Sire, répondit Efflam, qui, à la réponse du portier, la veille, avait bien compris que le teigneux avait pris sa place, je voudrais quelque petit emploi, dans votre palais, afin de pouvoir gagner honnêtement mon pain, en travaillant.

Le roi le regarda, lui trouva l’air intelligent et dit au portier de le conduire au jardinier, qui trouverait à l’employer. Le jardinier l’employa à écheniller ses choux et à sarcler ses plates-bandes.

Le roi venait souvent se promener dans ses jardins, et le faux filleul l’accompagnait parfois. Un jour, il dit, en s’arrêtant devant un vieux puits :

— Voilà un puits qui est si profond que personne n’en a jamais pu atteindre le fond ; je voudrais bien pourtant en connaître la profondeur et savoir ce qu’il y a dedans.

Le faux filleul, qui avait reconnu Efflam, crut trouver là une occasion de se débarrasser de lui, et il dit au roi :

— Ce jeune jardinier que voilà, mon parrain, — et il désignait Efflam, — a dit qu’il n’a pas peur de descendre au fond du puits ; mettez-le en demeure de tenir sa parole.

Le roi appela Efflam et lui dit :

— Vous avez dit, mon garçon, que vous descendriez volontiers jusqu’au fond du puits ?

— Jamais je n’ai dit pareille chose, sire, répondit Efflam.

— Tu mens ! s’écria le faux filleul ; tu me l’as dit à moi-même.

— Alors, il faut que vous y descendiez, reprit le roi.

On apporta tout ce qu’on put trouver de cordes, dans les écuries, les étables et ailleurs, on les attacha bout à bout, puis Efflam entra dans un grand panier auquel on attacha la corde, et on le descendit dans le puits. Il descendait, descendait, descendait toujours, dans une grande obscurité. Quand il eut ainsi descendu, pendant environ douze heures, il aperçut enfin une faible lumière, qui allait grandissant, à mesure qu’il descendait, et il finit par toucher terre et se trouva dans un beau jardin rempli de belles fleurs. Non loin de là, il aperçut un beau palais, devant lequel se promenait, seul, un vieillard à barbe blanche. Le vieillard s’avança vers lui et lui parla ainsi :

— Bonjour, mon fils. Je sais qui tu es et ce que tu viens chercher ici. Tu es le filleul du roi de France, et ton parrain t’envoie ici pour savoir ce qu’il y a au fond du puits par lequel tu es descendu.

— C’est vrai, grand-père, répondit Efflam, étonné.

— Je connais toute ton histoire, mon enfant, et je sais que le faux filleul du roi, qui a pris ta place à la cour, ne t’a fait descendre dans le puits que pour se débarrasser de toi, persuadé que tu n’en reviendrais pas. Mais, tu t’en retourneras, sain et sauf, et ses projets seront déjoués. Tu n’es pourtant pas encore au bout de tes peines et on t’imposera d’autres épreuves, toutes plus difficiles les unes que les autres. Prends ce sifflet (et il lui donna un petit sifflet d’argent), et, à chaque fois qu’on te commandera quelque travail difficile et au-dessus de tes forces, viens secrètement au puits, penche-toi sur l’ouverture et souffle dans ton sifflet, et aussitôt j’arriverai pour te tirer d’embarras, en te faisant connaître ce que tu devras faire. Quand tu retourneras là-haut, le roi te demandera ce que tu auras vu, au fond du puits ; tu lui répondras : — « C’est si beau, sire, qu’il m’est impossible de vous en donner une idée ; du reste, allez-y voir vous-même. » Remonte, à présent ; fais comme je t’ai recommandé, aie confiance en moi et tu triompheras de tout le mauvais vouloir et des pièges de tes ennemis.

Efflam remercia le bon vieillard et lui fit ses adieux. Puis, il entra dans le panier, souffla dans son sifflet, pour donner à entendre qu’il voulait remonter, et on le hissa en haut.

— Eh bien ! mon garçon, qu’as-tu vu là-dedans ? lui demanda le roi, aussitôt après sa sortie du puits.

— C’est si beau, voyez-vous, sire, si beau, que je ne pourrais jamais vous en donner une idée, par des paroles ; il faut y aller voir vous-même.

Le roi goûta peu le conseil et fit la moue ; le faux filleul parut moins satisfait encore.

Quelques jours après, en se promenant dans le jardin, le roi s’arrêta à contempler le soleil, qui se couchait, et dit :

— Je voudrais bien savoir pourquoi le Soleil se montre à nous sous trois couleurs différentes, chaque jour : rose, le matin, blanc, à midi, et rouge, le soir ?

Et le faux filleul s’empressa de lui répondre :

— Envoyez le jeune jardinier vers le Soleil, parrain, pour le lui demander.

— Tu as raison, mon filleul, je vais l’envoyer, pour voir.

Et le vieux roi fit venir Efflam et lui dit :

— Il te faut, mon garçon, aller trouver le Soleil, chez lui, dans son palais, pour lui demander pourquoi il se montre à nous sous trois couleurs différentes, chaque jour, et tu me rapporteras sa réponse.

— Et comment voulez-vous, sire ?…

— Il faut que tu y ailles, et tout de suite, interrompit le roi, ou il n’y a que la mort pour toi.

Le soir, après le coucher du Soleil, Efflam se rendit secrètement au puits du jardin, se pencha dessus, souffla dans son sifflet d’argent et le vieillard à barbe blanche monta aussitôt jusqu’à lui et lui demanda :

— Qu’y a-t-il pour votre service, mon enfant ?

— Le roi m’a ordonné, sous peine de la mort, répondit Efflam, d’aller trouver le Soleil, dans son palais, et de lui demander pourquoi il se montre à nous, chaque jour, sous trois couleurs différentes.

— Eh bien ! mon enfant, dites au roi de vous donner, pour faire ce voyage, d’abord un carrosse attelé de trois beaux chevaux, puis, de l’or et de l’argent à discrétion. Vous vous mettrez alors en route, en vous dirigeant toujours vers le Levant, et ne craignez rien et ayez confiance en moi, et vous sortirez encore à votre honneur de cette épreuve.

Le vieillard redescendit au fond de son puits, et Efflam alla trouver le roi, qui lui donna un beau carrosse, de beaux chevaux, de l’or et de l’argent à discrétion, et il partit alors pour se rendre au palais du Soleil. Il allait, il allait, se dirigeant toujours vers le Levant, tant et si bien qu’il arriva à une plaine immense, où il aperçut quelqu’un qui courait, courait en poussant des cris épouvantables.

— Où vas-tu, mon garçon ? lui demanda le coureur.

— Je vais trouver le Soleil, dans son palais, pour lui demander pourquoi il est rose, le matin, blanc, à midi, et rouge, le soir.

— Eh bien ! demande-lui aussi pourquoi il me retient ici, depuis deux cents ans, à courir dans cette plaine immense, sans m’accorder un moment de repos.

— Je le lui demanderai, répondit Efflam.

— Prends bien garde de ne pas le faire, ou je ne te laisserai pas passer.

— Je le ferai, assurément.

— Passe, alors.

Et le coureur continua sa course et Efflam passa.

Plus loin, aux deux côtés d’un chemin étroit et profond, par où il lui fallait passer, il vit deux vieux chênes qui se choquaient si rudement et se battaient avec tant de fureur, qu’il en jaillissait à tout moment des éclats. Comment passer par là, sans être broyé entre les deux arbres ?

— Où vas-tu, mon garçon ? lui demandèrent les chênes.

Efflam fut bien étonné d’entendre des arbres lui parler, comme des hommes.

— Comment ! dans ce pays-ci, les arbres parlent donc ? leur dit-il.

— Oui, mais, dis-nous vite où tu vas.

— Je vais trouver le Soleil, en son palais, pour lui demander pourquoi il est rose, le matin, blanc, à midi, et rouge, le soir.

— Eh bien ! demande-lui aussi pourquoi il nous retient ici, depuis trois cents ans, à nous battre de la sorte, sans un moment de repos ?

— Je le lui demanderai volontiers.

— Alors, nous ne te ferons pas de mal et tu peux passer.

Et Efflam passa sans mal, et les deux arbres se remirent à se battre, de plus belle.

Un peu plus loin, il se trouva au bord d’un bras de mer, et il aperçut là un homme tout nu qui se jetait dans l’eau, du haut d’un rocher, puis, il en sortait pour s’y jeter de nouveau, et cela sans discontinuer.

— Où vas-tu ainsi, mon garçon ? demanda cet homme à Efflam, dès qu’il le vit.

— Je vais trouver le Soleil, dans son palais, pour lui demander pourquoi il est rose, le matin, blanc, à midi, et rouge, le soir.

— Eh bien ! demande-lui aussi pourquoi il me retient ici, depuis cinq cents ans, à faire le métier que tu as vu, et je te ferai passer l’eau.

— Je le lui demanderai volontiers.

— Monte sur mon dos, alors, et je vais te faire passer l’eau.

Et Efflam monta sur son dos et fut déposé, sain et sauf, sur le rivage opposé. Il continua sa route et arriva bientôt devant le palais du Soleil. C’était le soir, de sorte qu’il n’en fut pas aveuglé, mais ébloui seulement. Il entra dans la cuisine du château, dont il trouva la porte ouverte, et vit une vieille femme, aux dents longues comme le bras, qui préparait de la bouillie d’avoine, dans un énorme bassin. C’était la mère du Soleil.

— Bonjour, grand’mère, lui dit-il.

La vieille tourna la tête et resta tout ébahie, à la vue du jeune homme.

— N’est-ce pas ici que demeure le Soleil ? lui demanda Efflam.

— Si vraiment, répondit-elle.

— Je voudrais bien lui parler, si c’est possible, grand’mère.

— Qu’as-tu donc à lui dire ?

Efflam lui fit connaître l’objet de son voyage et ses infortunes, si bien que la vieille s’intéressa à lui et lui dit :

— Mais, mon pauvre enfant, je te plains d’être venu jusqu’ici. Quand mon fils rentrera, tout à l’heure, il aura grand’faim, comme toujours, et, dès qu’il te verra, il se jettera sur toi et t’avalera d’une bouchée. Tu ferais donc bien de t’en aller, au plus vite.

— Jésus mon Dieu ! s’écria Efflam, effrayé. Puis, après avoir réfléchi :

— Après tout, grand’mère, être mangé par votre fils ou mis à mort par le roi de France, il m’importe peu ; je veux donc rester, et si vous voulez bien me prendre sous votre protection…

— Tu m’intéresses beaucoup, reprit la vieille ; reste donc, et si mon fils essaye de te faire du mal, je lui caresserai les épaules avec le bâton que voici.

Et elle lui montra le gros bâton avec lequel elle mêlait sa bouillie. Puis, elle cacha Efflam dans un coin de la salle, parmi un tas de fagots. Son fils rentra aussitôt en criant :

— J’ai faim, mère ; j’ai grand’faim ! je meurs de faim ! Donnez-moi vite à manger !

— Oui, mon fils, je vous ai préparé de la bonne bouillie d’avoine ; je vais vous la servir, à l’instant.

Mais, il se mit à humer l’air et dit :

— Je sens odeur de chrétien ! Il y a un chrétien par ici, mère !…

— Vous rêvez toujours de chrétiens à dévorer, lui répondit la vieille ; mangez votre bouillie et tenez-vous tranquille.

— Non ! non ! Il y a un chrétien ici, et je veux le manger !

— Eh bien ! oui, il y en a un ; mon neveu, le plus jeune fils de mon frère, qui est venu me voir, et vous ne lui ferez pas de mal, j’espère, ou gare à mon bâton !

Et elle lui montra du doigt son bâton, qu’elle avait déposé au coin du foyer ; puis, elle fit sortir Efflam de sa cachette, et le présenta à son fils.

— Le voilà, ton cousin, et si tu lui fais le moindre mal, gare au bâton, te dis-je !

Le Soleil courba la tête et dit :

— Si c’est un cousin, mère, je ne lui ferai pas de mal.

Et il se radoucit, soupa gloutonnement ; après quoi, il demanda à Efflam quel était l’objet de sa visite, et s’il pouvait lui être utile en quelque chose. Efflam répondit :

— Le roi de France, cousin, m’envoie vous demander pourquoi vous revêtez, chaque jour, trois couleurs différentes, rose, le matin, blanc, à midi, et rouge, le soir, quand vous vous couchez ? Et il me faut lui rapporter votre réponse, sinon il me fera mourir.

— Je veux bien te dire cela, puisque tu es mon cousin, et pour que le roi de France ne te fasse pas mourir. Tu diras donc au roi de France que je suis rose, le matin, par l’effet de l’éclat de la princesse Enchantée (l’Aurore), qui, tous les matins, se tient à la fenêtre de son palais, pour me voir passer, à mesure que je monte sur l’horizon. À midi, je me dépouille de ces teintes rosées et je deviens blanc et d’une ardeur dévorante ; mais, le soir, j’arrive au terme de ma course journalière, affaibli, rouge de fatigue et épuisé. Voilà, cousin, ce que tu peux dire au roi de France.

— Je vous remercie bien, cousin ; mais, avant de partir, je voudrais savoir encore pourquoi vous tourmentez si cruellement, depuis deux cents ans, un pauvre homme que j’ai rencontré sur ma route, courant et criant, sur une immense plaine, sans jamais se reposer ?

— Oui, je te le dirai volontiers : je retiens cet homme-là à faire pénitence, et il y restera aussi longtemps que le monde existera. Mais, ne lui dis cela qu’après que tu auras franchi la plaine, car autrement, il ne te laisserait pas passer[35].

— Je ne lui dirai rien, avant d’avoir franchi la plaine ; mais, dites-moi encore, je vous prie, pourquoi deux arbres que j’ai vus se battant, plus loin, des deux côtés d’un chemin creux, se maltraitent si cruellement, depuis trois cents ans ?

— Je te le dirai encore : ce sont deux époux qui se disputaient et se battaient constamment, quand ils vivaient ensemble, et, pour les punir, je veux qu’ils continuent de se battre, jusqu’à ce qu’ils aient écrasé un homme entre eux ; mais, cela durera encore, sans doute, plusieurs milliers d’années, car il ne passe pas un homme tous les mille ans par là. Ne leur dis cela que quand tu auras passé, autrement, tu serais leur victime et ils seraient délivrés. Et à présent, je te dis adieu, car il est grand temps que je commence ma course journalière et l’on m’attend déjà avec impatience.

— Encore une question, cousin ; ce sera la dernière.

— Parle vite, alors, car je suis déjà en retard.

— Et l’homme que j’ai rencontré ensuite, au bord de la mer, non loin d’ici, et que vous retenez là en peine, depuis cinq cents ans ?

— Celui-là aussi expie ses péchés et ses fautes, et il restera là jusqu’à ce qu’un autre prenne sa place. Mais, ne lui dis pas cela, avant qu’il t’ait remis de l’autre côté de l’eau, autrement, il ne te ferait pas passer. Mais, adieu, et pas un mot de plus, car je suis en retard, et l’on m’attend avec impatience.

Et le Soleil partit pour sa course journalière. Efflam prit congé de la vieille et partit aussitôt pour s’en retourner à Paris. Il fit connaître les réponses du Soleil à ceux qu’elles intéressaient, sur son passage, et il arriva sans encombre à Paris.

— Eh bien ! lui demanda le roi, aussitôt qu’il le vit, as-tu accompli heureusement ton voyage et m’apportes-tu la réponse du Soleil ?

— Oui, sire, mon voyage s’est accompli heureusement et je vous apporte la réponse du Soleil.

— Alors, fais-la-moi connaître, bien vite.

Et Efflam lui fit connaître la réponse du Soleil. À partir de ce moment, le vieux roi ne rêvait et ne parlait plus que de la Princesse au Palais-Enchanté. Il en perdait la tête et devint sérieusement malade. Le faux filleul lui dit encore, un jour :

— Vous devriez, sire, ordonner au jeune jardinier de vous aller quérir la Princesse du Palais-Enchanté ; il n’y a que sa présence qui puisse vous rendre la santé et votre gaieté et vos forces d’autrefois.

— Tu as raison, répondit le vieux roi ; fais appeler le jeune jardinier.

Et Efflam fut introduit de nouveau devant le roi, qui lui ordonna, sous peine de la mort, de lui amener la Princesse du Palais-Enchanté.

La nuit venue, Efflam se rendit encore au vieux puits du jardin, souffla dans son sifflet d’argent et le vieillard à la barbe blanche remonta aussitôt et lui demanda :

— Qu’y a-t-il pour votre service, mon ami ?

— Le roi m’a ordonné, sous peine de la mort, de lui amener la Princesse du Palais-Enchanté.

— Eh bien ! allez trouver le roi et dites-lui qu’il faut qu’il vous donne d’abord un beau carrosse, pour mettre la Princesse, puis les douze plus beaux chevaux de ses écuries pour les atteler au carrosse. Vous lui demanderez encore de l’or et de l’argent à discrétion, et de plus douze mulets, dont quatre chargés de viande de mouton, quatre chargés de lard, et les quatre autres chargés de blé ; car vous aurez besoin de tout cela.

Efflam remercia le vieillard et alla trouver le roi, qui lui fit donner tout ce qu’il lui fallait. Il se mit alors en route, et il marcha et marcha, tant et si bien qu’il arriva dans le royaume des Lions. Des lions affamés, la gueule béante, accoururent à lui, de tous côtés, prêts à le dévorer. Il s’empressa de leur distribuer la charge des quatre mulets qui portaient de la viande de mouton. Ils dévorèrent la viande et les quatre mulets avec. Alors, un lion, le plus grand et le plus beau de tous, s’avança vers Efflam et lui parla ainsi :

— Nous allions tous mourir de faim, et tu nous as sauvé la vie ; mais, je te revaudrai cela. Tiens, prends cette trompette, et si jamais tu as besoin de moi et des miens, en quelque lieu que tu sois, souffle dedans et nous arriverons aussitôt.

— Merci bien, sire, répondit Efflam, en prenant la trompette ; et il se remit en route avec les huit mulets qui lui restait.

Il arriva alors dans le royaume des Ronfles[36] et ces monstres accoururent aussi à lui pour le dévorer. Mais, il se hâta de leur distribuer le lard dont étaient chargés quatre de ses mulets, et ils dévorèrent le lard, puis, les quatre mulets qui le portaient ; après quoi, le roi des Ronfles dit aussi à Efflam :

— Je suis le roi des Ronfles, si jamais tu as besoin de moi ou des miens, souffle dans cette trompe (et il lui présenta une trompe), et, en quelque lieu que tu te trouves, nous arriverons aussitôt.

Efflam prit la trompe, remercia le roi des Ronfles et se remit en route avec les quatre mulets qui lui restaient.

Il arriva alors dans le royaume des Fourmis, et se vit en un instant environné de fourmis grandes comme des chats, au point de ne pouvoir avancer. Il se hâta de vider ses sacs de blé, pour ne pas être dévoré par elles, car elles aussi paraissaient affamées, et quand elles eurent mangé le blé, ce qui fut bientôt fait, avec les quatre mulets qui le portaient, la reine des Fourmis s’avança vers lui et lui parla de la sorte :

— Nous te devons la vie, car nous allions toutes mourir de faim, tant est grande la famine qui règne chez nous. Mais, je te revaudrai ce service. Prends ce petit sifflet d’ivoire, et, quand tu auras besoin de moi et des miens, souffle dedans, et nous arriverons aussitôt, en quelque lieu que tu sois.

Efflam prit le sifflet, remercia la reine des Fourmis et se remit en route, seul à présent, puisque ses douze mulets avaient été dévorés par les lions, les ogres et les fourmis. Il arriva, peu après, devant le Palais-Enchanté. C’était un palais magnifique au delà de tout ce qu’on peut dire. Il frappa à la porte. On lui ouvrit et il dit au portier :

— Je voudrais parler à votre maîtresse.

Le portier le conduisit devant une jeune fille d’une grande beauté. Il en fut tellement ébloui, qu’il resta la bouche ouverte à la regarder, sans rien dire. Enfin, quand il put parler, il lui fit connaître le sujet de sa visite.

— Je vous suivrai, répondit la princesse, mais, seulement quand vous aurez accompli quelques travaux par lesquels je veux vous éprouver. Ainsi, il vous faudra d’abord passer une nuit avec mon lion, dans sa cage, avec une tourte de pain pour lui donner à manger.

— J’essaierai, princesse, répondit Efflam, fort peu rassuré, mais n’en faisant rien paraître.

La nuit venue, on lui donna une tourte de pain et on l’enferma dans la cage du lion.

— Donne-moi de ton pain, lui dit le lion.

Et avec son couteau il coupa un morceau de la tourte et le jeta au lion, qui l’avala d’une bouchée et dit :

— Donne-moi encore de ton pain.

Efflam lui jeta un second morceau, puis, un troisième, un quatrième, jusqu’à ce qu’il ne lui en restât plus.

— À présent, il va me dévorer, pour sûr, pensait-il. Mais, il se souvint en ce moment que le roi des Lions lui avait promis de venir à son secours, et lui avait donné une trompette pour l’appeler. Il se hâta de souffler dans sa trompette et le roi des Lions accourut aussitôt, comme un ouragan, et mit en pièces le lion de la princesse.

Le lendemain matin, Efflam sortit sain et sauf de la cage et se présenta devant la princesse, étonnée de le voir encore en vie, et lui dit :

— J’ai passé la nuit avec votre lion, dans sa cage, et me voici ; viendrez-vous à présent avec moi, princesse ?

— Oui, répondit-elle, quand vous aurez passé une autre nuit avec mon Ronfle, dans son antre.

La nuit venue, on le conduisit à l’antre du Ronfle et on l’y enferma avec le monstre. Celui-ci se précipita sur lui, pour le dévorer. Mais, il eut le temps de souffler dans sa trompe, et le roi des Ronfles arriva aussitôt, comme un ouragan, et mit en pièces le Ronfle de la princesse.

Le lendemain matin, Efflam se présenta encore devant la princesse, de plus en plus étonnée de le revoir en vie, et lui dit :

— J’espère que vous voudrez bien m’accompagner, à présent, princesse ?

— J’ai une dernière épreuve à vous proposer, avant de vous suivre, répondit-elle ; j’ai là, dans mon grenier, un grand tas de grains, de trois sortes mélangées, froment, orge et seigle, et il vous faudra le trier et mettre chaque sorte de grain dans un tas à part, sans commettre l’erreur d’un seul grain, et cela avant le lever du soleil, demain matin.

La nuit venue, Efflam monta au grenier, pour trier le grain. Il n’avait d’autre lumière que la clarté de la lune, pénétrant par une lucarne. Son embarras était grand. Heureusement qu’il se souvint des offres de service de la reine des Fourmis. Il souffla dans le sifflet d’ivoire qu’elle lui avait donné, et aussitôt les fourmis arrivèrent par millions. Et les voilà de se mettre à l’ouvrage, sans perdre de temps. Elles firent tant et si bien que, pour l’heure dite, chaque sorte de grain avait été mise dans un tas à part, sans le moindre mélange.

Au lever du soleil, Efflam se présenta encore devant la princesse et lui dit :

— Pour le coup, princesse, vous viendrez avec moi, n’est-ce pas ?

— Le travail est-il fait ? demanda-t-elle.

— Le travail est fait, répondit Efflam, tranquillement.

— Il faut que je voie cela.

Et elle monta au grenier, examina les trois tas de grains, en prit dans sa main, à plusieurs reprises, et ne trouva rien à redire ; ce qui l’étonna fort.

— Qu’en dites-vous, princesse, est-ce bien ? lui demanda Efflam.

— C’est parfait, répondit-elle.

— Et vous allez venir avec moi, à présent ?

— Ce n’est pas moi qui suis la Princesse au Palais-Enchanté, répondit-elle ; mais, je vais vous faire conduire à un autre palais, plus beau que le mien, non loin d’ici, et là, on vous donnera de ses nouvelles.

Efflam partit donc pour l’autre palais, sous la conduite d’un guide qu’on lui donna. Là, il trouva une autre princesse, plus belle que la première, et la salua en ces termes :

Salut, belle Princesse
Du Palais-Enchanté !

Et la Princesse lui répondit :

Excusez, ma maîtresse
Est de l’autre côté.

Et elle lui ouvrit la porte d’une chambre, où il vit une autre princesse, plus belle que les deux premières, et qu’il salua en ces termes :

Salut, belle Princesse
Du Palais-Enchanté !

Et celle-ci lui répondit comme l’autre :

Excusez, ma maîtresse
Est de l’autre côté.

Et elle l’introduisit aussi dans une troisième chambre, où il salua en ces termes une autre princesse, bien plus belle que les précédentes :

Salut, belle Princesse
Du Palais-Enchanté !

Et elle lui répondit :

Salut, Prince plein de jeunesse
Et de courage et de bonté !

— Voulez-vous venir avec moi à la cour du roi de France ?

— Je vous suivrai volontiers où vous voudrez.

Et ils partirent aussitôt, dans un beau carrosse doré, attelé de beaux coursiers ailés, qui s’élevèrent en l’air et ne furent pas longtemps pour se rendre à Paris.

Le vieux roi fut tellement ébloui et charmé par la beauté de la Princesse, qu’il se sentit tout ragaillardi et voulut l’épouser sur-le-champ.

— Doucement, sire, lui dit-elle ; si vous n’aviez que vingt ou vingt-cinq ans, à la bonne heure ; mais, vieux et caduc comme vous l’êtes, ce serait folie à moi de vous épouser.

Et voilà le roi inconsolable.

— N’existe-t-il donc aucun moyen de me rendre ma jeunesse passée ? demanda-t-il à la Princesse.

— Il y en aurait bien un, répondit-elle, mais, je ne sais si vous consentiriez à tenter l’épreuve.

— Quel est-il ? Je veux le tenter, quel qu’il soit ; dites, vite !

— Il faudra d’abord vous faire mourir ; puis, avec une eau merveilleuse que je possède, je vous rappellerai à la vie et vous rendrai votre vigueur et votre beauté de vingt ans.

— Faites, faites vite !…

Et le vieux roi se laissa égorger, sans hésiter. Mais, la princesse dit alors à Efflam :

— Puisque le voilà mort, qu’il reste mort, et que celui qui a eu toute la peine reçoive aussi la récompense.

Et elle mit sa main dans la main d’Efflam. Puis, elle dit encore, en montrant du doigt le faux filleul, tout pâle et près de crever de dépit :

— Quant à ce démon, qu’on fasse chauffer un four à blanc, et qu’on l’y jette tout vif !

Ce qui fut fait.

On célébra alors les noces d’Efflam et de la Princesse du Palais-Enchanté, et il y eut, à cette occasion, pendant huit jours pleins, de grands festins et les plus belles fêtes du monde[37].

Conté par Marguerite Philippe, à Plouaret,
Novembre 1869.



III
MYTHE DE PSYCHÉ

Je sens bien que ce titre de Mythe de Psyché, donné à cette division et qui semble préjuger une question très controversée aujourd’hui, celle des mythes dans les contes populaires, n’est pas à l’abri de toute critique ; mais je ne l’emploie que faute d’en trouver un meilleur et parce qu’il est consacré par l’usage. Le cycle ou type de récits que je comprends sous cette dénomination peut se résumer ainsi en quelques mots : condition d’abord obscure et malheureuse de l’héroïne ; condition meilleure ensuite, amenée par un acte de dévouement, le plus souvent d’amour filial ; chute ou déchéance postérieure, due ordinairement à la curiosité ; épreuves expiatoires, rédemption et réunion définitive du héros et de l’héroïne.

J’en aurais assez long à dire sur cette question de l’interprétation mythique ; mais je me suis interdit d’une manière absolue les interprétations et les rapprochements.

I

LA TRUIE SAUVAGE

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U n jeune seigneur, étant un jour à la chasse, dans un grand bois, non loin de son château, rencontra une truie sauvage. Il la coucha en joue, et il allait faire feu, lorsqu’il fut bien étonné de l’entendre parler ainsi :

— Ne tire pas sur moi, car tu dois m’épouser !

— Dieu, que dites-vous ? Moi épouser une truie sauvage ! s’écria le seigneur.

— Oui ; retourne à la maison, quand tu voudras, et rappelle-toi ce que je t’ai dit ; je serai ta femme !

Et il retourna à la maison, tout triste et pensif.

— Que t’est-il arrivé, pour être si triste, mon fils ? lui demanda sa mère.

— Hélas ! ma mère, j’ai été à la chasse et j’ai rencontré une truie sauvage, et comme je la couchais en joue, elle a pris la parole, comme un homme, et m’a dit qu’il me faudrait l’épouser.

— Hélas ! mon pauvre enfant, si elle l’a dit, il faut que cela soit. Cette truie habite un vieux château, à l’autre extrémité du bois.

À partir de ce jour, la truie venait tous les jours visiter le jeune gentilhomme, et celui-ci en avait tant de chagrin, qu’il était près d’en perdre la raison. Enfin, un jour, obsédé de ses visites et de ses instances, il dit :

— Eh bien ! puisqu’il faut que cela soit, finissons-en, et allons à l’église !

Et ils se rendirent à l’église.

Le curé, fort surpris, faisait des difficultés pour unir un chrétien à une truie sauvage.

— Mariez-nous hardiment, dit la truie, car si vous me voyez sous cette forme, c’est ma mère qui en est la cause.

Et le curé les unit.

La truie emmena alors son mari à son château, qui était fort beau. Son père était mort, mais, sa mère vivait encore et habitait le château avec elle.

Le jeune gentilhomme s’habitua à sa femme, et finit par l’aimer telle qu’elle était.

La truie devint enceinte.

Trois mois après leur mariage, le gentilhomme, en se promenant un jour dans le jardin du château, vit trois belles fleurs, qu’il n’avait pas encore remarquées. Et à mesure que les fleurs croissaient et s’élevaient, les feuilles se flétrissaient et tombaient à terre. Cela lui parut de mauvais augure.

— Est-ce que ma femme serait menacée de mourir ? pensa-t-il avec douleur.

Au bout de neuf mois, sa femme mit au monde trois fils, d’une seule couche, trois enfants superbes ! On les baptisa, puis on leur chercha des nourrices. Ils avaient tous les trois des cheveux d’or, et quand on les peignait, il tombait des pièces d’or de leurs têtes.

La truie avait défendu à leur père de les toucher ; il ne les voyait même que par le trou de la serrure, pendant que leurs nourrices les peignaient.

Six mois après, le père, en se promenant dans le jardin du château, vit encore trois fleurs magnifiques, et à mesure qu’elles croissaient et s’élevaient sur leurs tiges, les feuilles se flétrissaient et tombaient à terre. Et il en conçut encore de l’inquiétude à l’égard de sa femme. Mais, au bout de neuf mois, la truie donna le jour à trois autres fils, plus beaux encore que les trois premiers. On les baptisa aussi ; on leur donna des nourrices, et l’on en prit tous les soins imaginables. Ils avaient aussi des cheveux d’or, et quand leur mère les peignait, il tombait aussi des pièces d’or de leurs têtes.

Six mois après, en se promenant dans le jardin du château, le père remarqua encore trois belles fleurs, et à mesure qu’elles croissaient et que leurs tiges s’élevaient, leurs feuilles se flétrissaient et tombaient à terre. Et il en conçut encore de l’inquiétude au sujet de sa femme.

Mais, au bout de neuf mois, la truie donnait encore le jour à trois enfants, — trois petites filles, cette fois, — belles comme le jour.

Voilà neuf enfants, en moins de trois ans !

La truie dit alors à son mari :

— Je suis à présent délivrée, grâce à toi ! Ma mère trouvait les enfants de toutes les autres femmes laids et contrefaits, et Dieu, pour la punir, lui donna une truie pour fille.

Et aussitôt elle changea de forme et devint une belle princesse[38].

Conté par Marie-Yvonne Guézennec, de Plouaret.

II

L’HOMME-POULAIN

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I l y avait autrefois, au vieux château de Kerouéz, en la commune de Loguivi-Plougras, un seigneur riche et puissant qui avait un fils unique, lequel était venu au monde avec une tête de poulain, ce dont toute la famille était fort désolée. Quand l’enfant à tête de poulain eut atteint l’âge de dix-huit ans, il dit un jour à sa mère qu’il voulait se marier, et qu’il fallait aller lui demander une des filles du fermier, qui avait trois jolies jeunes filles.

La bonne dame se rendit chez sa fermière, un peu embarrassée de sa commission. Après avoir causé longtemps avec elle de son bétail, de ses enfants et de mille autres choses, elle expliqua enfin le motif de sa visite.

— Jésus ! Madame, que dites-vous là ! Donner ma fille, une chrétienne, à un homme qui a une tête de bête ! s’écria la fermière.

— Ne vous effrayez pas trop de cela, ma pauvre femme, c’est Dieu qui me l’a donné ainsi, et il en est assez malheureux, le pauvre enfant ! Du reste, c’est la douceur et la bonté même, et votre fille serait heureuse avec lui.

— Je vais demander à mes filles, et si l’une d’elles accepte, je n’y ferai point d’opposition.

Et la bonne femme alla trouver ses filles, et leur expliqua le motif de la visite de la dame du château.

— Osez-vous bien nous faire une pareille proposition ? répondirent les deux aînées ; épouser quelqu’un qui a une tête de poulain ! Il faudrait être bien à court de galants, et, Dieu, merci, nous n’en sommes pas là.

— Mais, songez donc comme il est riche, et, comme il est fils unique, le château et tout le reste vous appartiendra.

— C’est vrai, reprit l’aînée, je serai ainsi châtelaine ; eh bien ! dites-lui que je consens à l’épouser.

La mère transmit la réponse de sa fille aînée à la dame, et celle-ci revint tout heureuse au château, pour annoncer la nouvelle à son fils.

On s’occupa immédiatement des préparatifs de la noce.

Quelques jours après, la jeune fiancée était près du douet, dans le bois, regardant les servantes du château qui lavaient le linge, causant et riant avec elles. Une d’elles lui dit :

— Comment pouvez-vous prendre pour époux quelqu’un qui a une tête de poulain, une belle fille comme vous !

— Bah ! répondit-elle, il est riche ; et puis, soyez tranquilles, il ne sera pas longtemps mon mari, car, la première nuit de mes noces, je lui couperai le cou.

En ce moment, vint à passer un beau seigneur qui, ayant entendu la conversation, dit :

— Vous avez là une singulière conversation !

— Ces lavandières, Monseigneur, répondit la jeune fiancée, se moquent de moi, parce que je consens à me marier avec le jeune seigneur du château, qui a une tête de poulain ; mais, je ne serai pas longtemps la femme de cet animal-là, car, la première nuit de mes noces, je lui couperai le cou.

— Vous ferez bien, répondit l’inconnu. Et il poursuivit sa route, et disparut.

Enfin, le jour des noces arriva. Grande fête au château et grands festins. L’heure venue, les filles d’honneur conduisirent la jeune mariée à la chambre nuptiale, la déshabillèrent, la mirent au lit, puis se retirèrent. Le jeune époux arriva alors, beau et brillant ; car, après le coucher du soleil, il perdait sa tête de poulain et devenait en tout semblable aux autres hommes. Il courut au lit, se pencha sur la jeune épouse, comme pour l’embrasser, et lui coupa la tête !…

Le lendemain matin, quand sa mère vint, elle fut saisie d’horreur au spectacle qui s’offrit à ses yeux, et s’écria :

— Dieu, mon fils, qu’avez-vous fait ?

— Je lui ai fait, ma mère, ce qu’elle voulait me faire à moi-même.

Trois mois après, l’envie de se marier reprit le seigneur à la tête de poulain, et il pria sa mère de lui aller demander la seconde fille du fermier. Celle-ci ignorait, sans doute, la manière dont sa sœur avait péri ; aussi, accepta-t-elle avec empressement la proposition qui lui était faite, toujours à cause des grands biens du jeune seigneur.

Les préparatifs de la noce commencèrent aussitôt, et un jour qu’elle était, comme sa sœur, près du douet, regardant les lavandières du château, causant et riant avec elles, quelqu’une lui dit :

— Comment pouvez-vous prendre pour mari un homme à tête de poulain, jolie comme vous êtes ? Et puis, prenez bien garde, personne ne sait bien au juste ce qu’est devenue votre sœur aînée…

— Soyez donc tranquilles, je saurai bien me débarrasser de cet animal-là ; je le tuerai comme un pourceau, la première nuit de ses noces, et tous ses biens me resteront.

En ce moment vint encore à passer le même seigneur inconnu, qui s’arrêta un instant et dit :

— Vous avez là une étrange conversation, jeunes filles !

— Ce sont ces filles, Monseigneur, qui me dissuadent de me marier avec le jeune maître du château, parce qu’il a une tête de poulain ; mais, je l’égorgerai, comme un pourceau, la première nuit de mes noces, et tous ses biens m’appartiendront.

— Vous ferez bien, — répliqua l’inconnu ; — et il disparut.

Les noces furent célébrées avec solennité, comme la première fois ; festins magnifiques, musique, danses, toutes sortes de jeux. Mais, le lendemain matin, la jeune mariée fut encore trouvée dans son lit, la tête coupée !…

Trois mois après, le jeune seigneur à la tête de poulain dit à sa mère de lui aller demander la troisième fille du fermier. Les parents firent des difficultés, cette fois ; le sort de leurs deux aînées les effrayait. Mais, on leur offrit de leur céder leur métairie en toute propriété, et ce fut là un argument irrésistible. D’ailleurs, la jeune fille elle-même était consentante et dit à sa mère : — Je le prendrai volontiers, ma mère ; si mes deux sœurs ont perdu la vie, c’est de leur faute ; c’est leur langue qui en a été la cause.

On fit donc des préparatifs de noces au château, pour la troisième fois. Comme ses deux aînées, la jeune fiancée alla causer avec les lavandières sur l’étang.

— Comment, lui disaient-elles, une jolie fille comme vous, vous allez vous marier avec quelqu’un qui a une tête de poulain, et après ce qui est arrivé à vos deux sœurs aînées !

— Oui, oui, répondit-elle, avec assurance, je me marierai avec lui et je n’ai pas peur qu’il m’arrive comme à mes sœurs ; s’il leur est arrivé malheur, c’est leur langue qui en a été la cause.

En ce moment, vint à passer le même seigneur que les deux autres fois, qui entendit la conversation, et poursuivit sa route, sans rien dire, cette fois.

Les noces eurent lieu avec grande pompe et solennité ; festins magnifiques, musique, danses, jeux et divertissements de toute sorte, comme les deux premières fois. La seule différence fut que, le lendemain, la jeune mariée vivait encore. Pendant neuf mois, elle vécut heureuse avec son mari. Celui-ci n’avait sa tête de poulain que pendant le jour ; le soleil couché, il devenait un beau jeune homme, jusqu’au lendemain matin.

Au bout de neuf mois, la jeune femme donna le jour à un fils, un bel enfant, bien conformé, et sans tête de poulain. Au moment de partir pour faire baptiser l’enfant, le père dit à la jeune mère :

— J’avais été condamné à porter une tête de poulain, jusqu’à ce qu’un enfant me fût né ; maintenant je vais être délivré, et, une fois mon fils baptisé, je serai en tout semblable aux autres hommes. Mais, ne dites rien de ceci à qui que ce soit, jusqu’à ce que les cloches du baptême aient cessé de sonner ; si vous en dites la moindre chose, même à votre mère, je disparaîtrai à l’instant, et vous ne me reverrez plus jamais !

Ayant fait cette recommandation, il partit avec le parrain et la marraine, pour faire baptiser son fils.

Bientôt la jeune mère entendit les cloches de son lit, et elle était tout heureuse. Dans son impatience d’annoncer la bonne nouvelle à sa mère, qui était près de son lit, elle ne put attendre qu’elles eussent cessé de sonner et parla. Aussitôt elle vit arriver son mari, avec sa tête de poulain, couvert de poussière et fort en colère.

— Ah ! malheureuse, s’écria-t-il, qu’as-tu fait ? À présent, je pars, et tu ne me reverras plus jamais !

Et il partit aussitôt, sans même l’embrasser.

Elle se leva pour le retenir ; ne le pouvant pas, elle courut après lui.

— Ne me suis pas ! lui cria-t-il.

Mais elle ne l’écoutait pas, et courait toujours.

— Ne me suis pas, te dis-je !

Elle était sur ses talons, elle allait l’atteindre ; il se détourna alors et lui donna un coup de poing en pleine figure. Le sang jaillit jusque sur sa chemise, et y fit trois taches.

— Puissent ces taches, s’écria la jeune femme, ne pouvoir jamais être effacées, jusqu’à ce que j’arrive pour les enlever moi-même !

— Et toi, malheureuse, répondit son mari, tu ne me retrouveras que lorsque tu auras usé trois paires de chaussures de fer à me chercher !

Pendant que le sang, qui coulait en abondance du nez de la jeune mère, l’empêchait de poursuivre, l’homme-poulain continuait sa course, et elle l’eut bientôt perdu de vue.

Alors, elle se fit faire trois paires de chaussures de fer, et partit à sa recherche. Elle allait au hasard, ne sachant quelle direction prendre.

Après avoir marché pendant dix ans, sa troisième paire de chaussures était presque usée, quand elle se trouva un jour auprès d’un château, où des servantes étaient à laver du linge, sur un étang. Elle s’arrêta un instant pour les regarder, et entendit une des lavandières qui disait :

— La voici encore, la chemise ensorcelée ! Elle se présente à toutes les buées, et j’ai beau la frotter avec du savon, je ne puis enlever les trois taches de sang qui s’y trouvent ; et demain le seigneur en aura besoin pour aller à l’église, car c’est sa plus belle chemise !

La jeune femme écoutait de toutes ses oreilles. Elle s’approcha de la lavandière qui parlait ainsi, et lui dit :

— Confiez-moi un peu cette chemise, je vous prie ; je pense que je réussirai à faire disparaître les taches.

On lui donna la chemise ; elle cracha sur les taches, la trempa dans l’eau, puis la frotta, et les taches disparurent.

— Je vous remercie, lui dit la lavandière ; allez au château, demandez à loger et tantôt, quand j’arriverai, je vous recommanderai à la cuisinière.

Elle se rendit au château, elle mangea à la cuisine avec les domestiques, et on la fit coucher dans un petit cabinet, tout près de la chambre du seigneur. Tous les lits étaient occupés partout. Vers minuit, le seigneur entra dans sa chambre. Le cœur de la jeune femme battait si fort, de se trouver si près de son mari, qu’elle faillit s’évanouir. Une cloison de planches seule les séparait l’un de l’autre. Elle frappa avec son doigt sur la cloison ; son mari répondit de l’autre côté.

Elle se fit connaître, et son mari s’empressa de venir la rejoindre. Jugez s’ils furent heureux de se retrouver, après une si longue séparation, et tant de maux soufferts !

Il était grand temps ! Le lendemain devait se célébrer son mariage avec la fille du maître de ce château. Mais, il fit remettre la cérémonie, je ne sais sous quel prétexte, et comme le festin était préparé, et que les invités étaient tous arrivés, on se mit à table. L’étrangère, belle comme une princesse, quoique peu parée, fut présentée à la société, par la fiancée, comme sa cousine.

Le repas fut fort gai. Vers la fin, le fiancé parla ainsi à son futur beau-père[39] :

— Beau-père, je voudrais avoir votre avis sur le cas que voici : J’ai un joli coffret, rempli d’objets précieux, et dont j’avais perdu la clef. J’ai fait faire une nouvelle clef, et je viens maintenant de retrouver la première. À laquelle dois-je donner la préférence ?

— Respect est toujours dû à ce qui est ancien, répondit le vieillard ; il faut reprendre votre première clef.

— Eh bien ! voici ma première femme, que je viens de retrouver, car je suis déjà marié ; et comme je l’aime toujours, je pense qu’il me convient de la reprendre, comme vous l’avez dit vous-même.

Grand fut l’étonnement de tout le monde ; et au milieu du silence général, il prit sa première femme par la main, et sortit avec elle de la salle du festin.

Ils retournèrent dans leur pays et vécurent heureux ensemble, le reste de leurs jours.

Conté par Barbe Tassel, au bourg de Plouaret. — 1869.

III

LE LOUP GRIS

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Kement-man oa d’ann amzer
Ma ho devoa dennt ar ier.
Tout ceci se passait du temps
Où les poules avaient des dents.


I l y avait une fois un vieux paysan, resté veuf avec trois filles. Un jour qu’il allait conduire ses vaches au pâturage, il rencontra un grand loup, gris (de vieillesse doute), qui vint tout droit à lui et lui demanda une de ses filles en mariage. Le bonhomme eut peur, et répondit :

— Je le veux bien, pourvu qu’une d’elles consente à vous épouser.

— Il le faut bien, sinon, préparez-vous à mourir.

Il revint à la maison, tout effrayé, et fit part à ses filles de la rencontre qu’il avait faite, et leur dit qu’il fallait qu’une d’elles épousât le loup gris, si elles désiraient le voir vivre.

— Épouser un loup ! s’écrièrent les deux aînées ; fi donc ! vous avez sans doute perdu la tête !

La plus jeune, qui aimait son père plus que les deux autres, dit alors :

— Eh bien ! mon père, je l’épouserai, moi !

Le jour du mariage fut fixé, et, à l’heure convenue, le loup se trouva pour conduire sa jeune fiancée à l’église. Elle était belle et rougissante, comme le jour naissant, et tout le monde s’étonnait de la voir marcher à l’église à côté d’un loup.

Le prêtre monta à l’autel et commença la messe ; et, à mesure qu’il avançait, les assistants remarquaient avec étonnement que la peau du loup se fendait sur son dos ; et quand elle fut terminée, à la place du loup, on vit un prince magnifique.

La cérémonie terminée, on retourna à la ferme du vieux paysan, un peu plus gai qu’on n’en était parti, et on célébra les noces par des festins et des jeux de toute sorte.

Les deux sœurs aînées étaient déjà jalouses de leur cadette. Celle-ci vivait enfermée et heureuse avec son époux, et au bout de neuf à dix mois, elle eut un fils. On chercha parrain et marraine, et on se rendit au bourg, en grande cérémonie, pour baptiser l’enfant. Mais, avant de partir, le père fit ses recommandations à sa femme, qui restait au lit. Il mit sa peau de loup dans un coffret et le ferma avec soin ; puis, il lui en remit la clef en lui défendant de l’ouvrir ou de le laisser ouvrir à personne, avant son retour. Il recommanda encore de veiller à ce qu’il n’arrivât à la peau aucun mal, ni par l’eau, ni par le feu ; car, autrement, elle ne le reverrait plus, avant d’avoir usé trois paires de chaussures d’acier à le chercher !

La jeune mère promit de veiller soigneusement sur le coffret où se trouvait la peau de loup de son mari, et celui-ci partit alors.

Les deux sœurs, cachées dans un cabinet, à côté, avaient tout entendu. Aussitôt que le prince-loup fut sorti de la maison, elles entrèrent dans la chambre de l’accouchée, lui enlevèrent la clef de force, ouvrirent le coffret et jetèrent la peau du loup dans le feu. Le prince, au moment d’entrer dans l’église, sentit l’odeur de sa peau qui brûlait. Il poussa un cri, et revint aussitôt à la maison en courant.

— Ah ! malheureuse ! s’écria-t-il, en entrant dans la chambre de sa femme : tu as laissé tes sœurs brûler ma peau de loup ! Je vais partir, à présent, comme je te l’avais dit, et tu ne me retrouveras pas avant d’avoir usé trois paires de chaussures d’acier à me chercher ! Mais, voici trois noix que je te donne et qui pourront t’être utiles, à la condition pourtant de ne les casser que successivement et en cas de grand besoin seulement.

Et il partit aussitôt, malgré les cris et les larmes de sa femme, et sans vouloir même l’embrasser. Elle voulut se lever pour le retenir ; mais, hélas ! les forces lui manquèrent.

Quand elle put quitter son lit, elle se fit fabriquer trois paires de chaussures d’acier, et se mit à la recherche de son mari, allant au hasard, à la grâce de Dieu. Elle avait beau marcher, la pauvre femme, et demander partout des nouvelles du prince, personne ne pouvait lui en donner. Elle ne se décourageait pourtant pas pour cela ; elle allait toujours, plus loin, plus loin encore, et déjà elle avait presque usé sa deuxième paire de chaussures d’acier, quand elle se trouva un jour au pied d’une montagne si haute, si haute, qu’il lui était impossible de la gravir. Au pied de la montagne, elle vit un étang et trois femmes lavant du linge, au bord de l’eau. Elle s’approcha. Une des laveuses tenait une chemise, qui avait trois taches de sang, qu’elle essayait d’effacer, mais inutilement[40]. Et elle se disait : — Je ne sais vraiment comment faire pour enlever ces taches ; j’ai beau les frotter avec du savon, les battre avec mon battoir, elles n’en paraissent que plus rouges !

La jeune femme, entendant cela, alla vers la lavandière et lui dit :

— Confiez-moi un instant cette chemise, je vous prie, et j’enlèverai les taches de sang.

On lui donna la chemise ; elle cracha sur les trois taches, trempa la chemise dans l’eau, frotta un peu, et aussitôt les taches disparurent complètement.

Elle avait reconnu la chemise de son mari.

Elle interrogea alors les lavandières, et celles-ci lui apprirent qu’elles étaient les servantes du château voisin, et que le seigneur devait se marier, le lendemain même, à une princesse d’une beauté merveilleuse. Comme la nuit approchait, les lavandières, pour reconnaître le service qu’elle leur avait rendu, lui proposèrent de loger au château, — ce qu’elle se garda bien de refuser. Mais, la pauvre femme ne dormit pas de toute la nuit, en songeant que son mari allait se remarier. En cherchant ce qu’elle devait faire, dans cette occurrence, elle se rappela que, avant de partir, il lui avait donné trois noix, en lui disant d’en casser une, chaque fois qu’elle se trouverait embarrassée ou en grand danger. — Certainement, se disait-elle, je ne saurais être plus embarrassée qu’en ce moment. Et elle cassa une de ses noix. Et aussitôt il en sortit une foule d’objets précieux de toute nature.

Le lendemain matin, elle se leva de bonne heure, sous prétexte de se remettre en route, et elle rangea en ordre tous ses objets précieux sur une petite table, au bord du chemin par où devait passer le cortège, en se rendant à l’église. Il y avait là des coqs qui chantaient, des poules qui gloussaient, des vaches qui beuglaient, des chevaux qui hennissaient, le tout en or ; et puis, des pierres précieuses et des diamants. Le cortège commença à défiler, à dix heures. Les deux fiancés étaient en tête, magnifiquement vêtus. Quand ils vinrent à passer près de l’étalage de la voyageuse, les coqs se mirent à chanter, les poules à glousser, les vaches à beugler et les chevaux à hennir. La princesse, émerveillée, s’arrêta pour les écouter et les admirer. Puis, elle alla seule vers la jeune femme, et lui dit :

— Combien demandez-vous pour toutes ces merveilles ?

— Vous n’avez pas assez d’or ni d’argent pour les acheter, princesse, car je ne les donnerai ni pour de l’or ni pour de l’argent.

— Contre quoi les échangerez-vous donc ?

— Contre votre première nuit de noce à passer avec votre mari.

— Osez-vous bien parler ainsi ? Demandez tout ce que vous voudrez, autre que cela, et je vous l’accorderai.

— Je ne les donnerai pour rien autre chose au monde.

— Eh bien ! portez le tout au château, dans ma chambre, et puis nous verrons après.

La princesse revint vers son fiancé, qui l’attendait, et le cortège se remit en marche. La cérémonie religieuse terminée, il y eut au château un grand festin, qui dura jusqu’à la nuit. La princesse versa un soporifique dans la coupe de son mari, à son insu, et, en se levant de table, il fut pris d’un tel besoin de dormir, qu’il lui fallut aller se coucher. Les jeux et les danses n’en continuèrent pas moins. À minuit, on introduisit l’étrangère dans sa chambre, et elle se coucha à ses côtés. Mais, hélas ! il dormait d’un sommeil si profond, qu’on l’aurait dit mort, n’était sa respiration. La pauvre femme eut beau l’embrasser, l’appeler par les noms les plus tendres, rien n’y faisait ; il dormait toujours. Elle se mit alors à pleurer et à exhaler des plaintes touchantes : — Ah ! que je suis donc malheureuse ! que j’ai souffert de maux et de privations pour toi ! J’ai usé trois paires de chaussures d’acier à te chercher ; et maintenant que je t’ai retrouvé, tu dors à côté de moi, et tu ne sens pas mes baisers, et tu n’entends pas ma voix ! Ah ! que je suis malheureuse !

Le jour la surprit exhalant ainsi ses plaintes, et on vint la faire se lever, afin de quitter le château au plus vite.

Les festins et les réjouissances continuèrent ce jour-là comme la veille. Après dîner, on alla se promener dans le bois qui entourait le château.

L’étrangère, renvoyée de chez son époux, avait cassé sa seconde noix, et il en était sorti des objets plus précieux et plus merveilleux encore que de la première. Elle les étala aussi sur une petite table, dans la grande avenue du bois, et quand la princesse vint à passer, elle s’arrêta, comme la veille, pour les admirer et désira encore les posséder.

— Que demandez-vous, dit-elle, de tous ces objets ?

— Coucher une seconde nuit avec votre mari.

— Demandez-moi autre chose, de l’or et de l’argent, autant qu’il vous plaira.

— Non, je ne les donnerai pour rien autre chose au monde.

— Eh bien ! portez-les dans ma chambre, et puis nous verrons.

Elle continua ensuite sa promenade.

Le soir, à souper, elle versa encore un soporifique dans le verre de son mari, de sorte qu’en se levant de table, il fut pris d’un sommeil invincible et obligé d’aller se coucher, comme la veille.

À minuit, on introduisit encore l’étrangère dans sa chambre.

— Hélas ! il dort encore ! s’écria-t-elle. Et elle passa toute la nuit à verser des larmes, à gémir et à se plaindre, comme la nuit précédente, sans pouvoir le réveiller. Au point du jour, il lui fallut encore se lever et sortir du château.

Elle cassa sa troisième noix, et il en sortit des objets plus précieux que les deux premières fois. — C’est mon dernier espoir ! dit-elle avec tristesse. Et elle alla encore étaler ses objets précieux dans la grande avenue du château. Les gens de la noce y vinrent encore jouer et se promener, et la princesse acheta de nouveau les objets de l’étrangère, pour une troisième nuit à passer avec son mari.

Cependant un valet, qui avait entendu les plaintes de l’étrangère, en passant près de la porte de la chambre où elle couchait depuis deux nuits avec le seigneur, avertit son maître de ce qui se passait.

— La princesse, lui dit-il, vous verse un soporifique dans votre verre, quand vous êtes à table, et c’est ce qui fait que vous êtes pris d’un sommeil invincible et n’entendez pas les plaintes si touchantes de cette pauvre femme.

— Cela n’arrivera pas, ce soir, répondit-il, car je me tiendrai sur mes gardes et j’y veillerai bien.

Pendant le repas du soir, la princesse versa encore du vin soporifique dans le verre de son mari. Celui-ci ne fit pas semblant de s’en apercevoir ; mais, profitant d’un moment où elle causait avec son voisin de droite, il substitua son verre au sien, de telle sorte que ce fut elle qui but le narcotique et qui dut aller se coucher, en se levant de table.

Le nouveau marié prit part, ce soir-là, aux jeux et aux danses, et il ne se retira dans sa chambre que fort tard, après avoir, toutefois, visité la princesse, qui dormait d’un sommeil de plomb. Il se mit au lit, et attendit avec impatience ; à minuit l’étrangère entra encore dans sa chambre et recommença ses plaintes, car il faisait semblant de dormir.

— Ah ! s’écria-t-il, je ne dors pas, cette fois !

Et ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, en pleurant de joie.

Ils passèrent la nuit à se raconter leurs peines et leurs voyages, et à comploter leur fuite de ce château.

Les solennités et les festins des noces duraient toujours, et la nouvelle mariée n’avait pas encore dormi avec son mari.

Le prince fit habiller sa femme en princesse, la présenta à la société comme une parente à lui, et, à l’heure du repas, il la plaça à sa droite, à table. Au dessert, tout le monde était un peu gai, et l’on riait et l’on plaisantait. Le prince se leva alors et dit :

— Mon beau-père, je veux connaître votre avis sur un cas embarrassant.

— Qu’est-ce que c’est ? Parlez, dit le vieillard.

— J’avais un gentil petit coffret, qui faisait mon bonheur, et qui fermait avec une clef d’or. Un jour, je perdis la clef, et j’en fis faire une nouvelle. Mais, quelque temps après, je retrouvai ma première clef, de sorte que j’en ai deux, à présent, presque aussi gentilles l’une que l’autre. À laquelle des deux dois-je donner la préférence, à l’ancienne ou à la nouvelle ?

— Respectons toujours les anciens et les anciennes choses, répondit le vieillard.

— C’est aussi mon avis, reprit le prince ; voici mon ancienne clef, — et il montrait sa première femme, — et voilà la nouvelle, — et il désignait l’autre. Je reprends l’ancienne et vous laisse la nouvelle.

Et aussitôt ils se levèrent de table tous les deux et partirent, au milieu du silence et de l’étonnement général. Ils revinrent à leur ancien château, où ils retrouvèrent leur enfant, et vécurent heureux, je présume, car depuis, je n’ai pas entendu parler d’eux.

Conté par Marguerite Philippe. — Novembre 1869.

IV

LA FEMME DU LOUP GRIS

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Kement-ma holl oa d’ann amzer
Ma staote war ho c’hlud ar ier.
Tout ceci se passait du temps
Où, sur leur perchoir, pissaient les poules.


I l y avait une fois un roi qui avait trois filles.

Les deux aînées lui plaisaient plus que la cadette, et il leur achetait toutes sortes de beaux vêtements et de parures et ne leur refusait jamais rien. C’était tous les jours pour elles des fêtes, des bals et des parties de plaisir.

Et pendant ce temps-là, leur cadette restait à la maison et n’avait d’autres vêtements que ce dont ne voulaient plus ses sœurs. Elle se tenait toujours à la cuisine, avec les domestiques, et s’assoyait sur un escabeau, au coin du foyer, le soir, pour écouter leurs chansons et leurs contes. Aussi ses sœurs l’avaient-elles surnommée Luduennig, c’est-à-dire Cendrillon, et ne faisaient aucun cas d’elle.

Le vieux roi aimait beaucoup la chasse. Un jour, il s’égara dans une grande forêt. Il rencontra un vieux château, qu’il ne connaissait pas et frappa à la porte. La porte s’ouvrit et il se trouva en présence d’un énorme loup gris. Il recula d’effroi et voulut fuir. Mais, le loup gris lui dit :

— N’ayez pas peur, sire ; entrez dans mon château, pour y passer la nuit ; j’ai à vous parler, et demain, on vous remettra sur le bon chemin, pour vous en retourner chez vous, car on ne vous fera pas de mal, ici.

Le roi entra, bien que peu rassuré.

Rien ne manquait, dans ce château. Il soupa avec deux loups, qui s’assirent à table comme des hommes, puis on le conduisit à une belle chambre à coucher, où il y avait un excellent lit de plume.

Le lendemain matin, quand il descendit de sa chambre, les deux loups l’attendaient près d’une table magnifiquement servie. Après qu’ils eurent mangé et bu, un des loups (ils étaient frères) dit au roi :

— Or ça, roi de France, parlons maintenant d’affaires. Je sais que vous avez trois filles, et il faut qu’une d’elles consente à m’épouser, ou il n’y a que la mort pour vous ; bien plus, mon frère et moi et les nôtres nous mettrons tout votre royaume à feu et à sang. Demandez d’abord à votre fille aînée si elle consent à me prendre pour époux, et venez demain me rapporter sa réponse.

Voilà le roi bien embarrassé et bien inquiet.

— J’en parlerai à ma fille aînée, répondit-il.

Les deux loups le remirent alors sur le bon chemin pour s’en retourner chez lui, et le quittèrent, en lui recommandant bien de ne pas manquer de revenir le lendemain.

— Hélas ! se disait-il tout en marchant, jamais ma fille aînée ne voudra prendre un loup pour mari ; je suis un homme perdu !…

En arrivant à son palais, il vit d’abord Cendrillon, qui l’attendait, près de la porte, triste et les yeux rouges, d’avoir pleuré, dans la crainte qu’il ne fût arrivé malheur à son père. Dès qu’elle l’aperçut, elle courut à lui pour l’embrasser. Mais, le roi ne fit pas attention à elle et il se hâta de se rendre auprès de ses deux aînées. Celles-ci étaient, comme toujours, occupées à se parer et à se mirer.

— Où donc êtes-vous resté passer la nuit, père ? Vous nous avez fait vous attendre, hier soir, et causé de l’inquiétude.

— Hélas ! mes pauvres enfants, si vous saviez ce qui m’est arrivé !…

— Quoi donc ? Dites-nous vite, père.

— Je me suis égaré, dans la forêt, en chassant, et j’ai passé la nuit dans un vieux château, où deux loups m’ont donné l’hospitalité.

— Deux loups, père ? Vous plaisantez, sans doute, ou vous avez rêvé cela. Et que vous ont-ils donc dit, ces loups ?

— Ce qu’ils m’ont dit ?… Hélas ! rien de bon, mes pauvres enfants.

— Mais encore ? Dites-nous vite, père.

— Un d’eux, mes pauvres enfants, m’a dit qu’il lui faut une de mes trois filles pour femme, ou sinon il n’y a que la mort pour moi, et de plus, ils mettront tout le royaume à feu et à sang. Le voulez-vous prendre pour mari, ma fille aînée ?

— Il faut que vous ayez perdu la tête, mon père, pour me faire une pareille demande ; moi, prendre un loup pour mari, quand il y a tant de beaux princes qui me font la cour !

— Mais, ma fille, s’il me fait mourir, et s’il met tout le royaume à feu et à sang, comme il l’a promis ?…

— Et que m’importe, après tout ? Pour moi, je ne serai jamais la femme d’un loup, croyez-le bien.

Et le vieux roi se retira là-dessus, triste et soucieux.

Le lendemain, il retourna au château de la forêt, comme on le lui avait recommandé.

— Eh bien ! lui demanda le loup gris, que vous a répondu votre fille aînée ?

— Hélas ! elle m’a répondu qu’il faut que j’aie perdu la tête pour lui faire une proposition semblable.

— Ah ! elle vous a répondu cela ? Eh bien ! retournez chez vous, et faites la même demande à votre seconde fille.

Et le roi s’en retourna encore, le cœur plein de tristesse et de douleur et fit la même demande à sa seconde fille.

— Comment, vieil imbécile, lui répondit celle-ci, pouvez-vous me faire une pareille demande ? Je ne suis pas faite pour être la femme d’un loup, je pense.

Et elle tourna le dos à son père et alla se mirer.

Le lendemain, le roi retourna au château de la forêt, la mort dans l’âme.

— Que vous a répondu votre seconde fille ? lui demanda le loup gris.

— Comme son aînée, répondit le malheureux père.

— Eh bien ! demandez, à présent, à la cadette si elle consent à me prendre pour mari.

Le roi retourna encore chez lui, accablé de douleur et se croyant perdu.

Il fit appeler dans sa chambre Cendrillon, qui, comme d’ordinaire, était à la cuisine, avec les domestiques, et lui dit :

— Je veux vous marier, mon enfant.

— Je suis à vos ordres, mon père, répondit la jeune fille, étonnée.

— Oui, vous marier à un loup.

— À un loup, mon père !… s’écria-t-elle, tout effrayée.

— Oui, mon enfant chérie, car voici ce qui m’est arrivé : le jour où je me suis égaré dans la forêt, j’ai passé la nuit dans un vieux château où je n’ai trouvé pour habitants que deux énormes loups, dont l’un, un loup gris, m’a dit qu’il lui faudrait avoir une de mes filles pour femme, sinon il n’y avait que la mort pour moi, et que de plus il mettrait tout mon royaume à feu et à sang. J’en ai déjà parlé à vos deux sœurs aînées, et toutes les deux elles m’ont répondu que, quoi qu’il dût arriver, elles ne consentiraient jamais à prendre un loup pour mari. Je n’ai donc plus d’espoir qu’en vous, ma fille chérie.

— Eh bien ! mon père, répondit Cendrillon, sans hésiter, dites au loup que je le prendrai pour mari.

Le lendemain, le roi retourna, pour la troisième fois, au château de la forêt, et il n’était plus aussi triste, cette fois.

— Eh bien ! que vous a répondu votre fille cadette ? lui demanda le loup gris.

— Elle a répondu qu’elle consent à vous épouser.

— C’est bien ; mais, il faut alors faire les noces sans perdre de temps.

Les noces furent célébrées huit jours après, et il y eut beaucoup d’invités et de grands festins, et de belles fêtes. Le nouveau marié et son frère étaient à table en loups, ce qui étonna tout le monde, et les sœurs de Cendrillon riaient et plaisantaient sur une union si étrange.

Quand les festins et les fêtes eurent pris fin, le nouveau marié et son frère firent leurs adieux à la société et retournèrent à leur château, au milieu des bois, en emmenant Cendrillon.

Cendrillon était heureuse avec son mari, et tout ce qu’elle désirait, elle l’obtenait de lui. Au bout de deux ou trois mois, le loup gris (car il était toujours loup) lui dit, un jour :

— La noce de votre sœur aînée a lieu demain. Vous y irez, et mon frère et moi nous resterons à la maison. Voici un anneau d’or pour mettre à votre doigt, et vous ne verrez pas son pareil à la fête. Quand vous sentirez qu’il vous piquera légèrement le doigt, vous reviendrez à la maison aussitôt, quelle que soit l’heure et quelques efforts que l’on fasse pour vous retenir.

Le lendemain, Cendrillon se rendit donc à la noce de sa sœur, dans un beau carrosse tout doré, et magnifiquement parée. Tout le monde fut ébloui par sa beauté et la richesse et l’éclat de ses vêtements et de ses parures.

— Voyez donc la femme du loup ! disaient ses sœurs avec dépit et jalousie, car nulle ne pouvait rivaliser avec elle de beauté ou de toilette. On l’accablait de questions : si son mari se portait bien ; pourquoi il n’était pas venu à la noce ; s’il couchait avec elle en loup ; si elle était heureuse avec lui, et autres semblables.

Après le festin, il y eut des danses et des jeux de toute sorte, et Cendrillon y prit aussi part et s’amusa beaucoup. Vers minuit, elle sentit sa bague qui lui piquait légèrement le doigt. Elle dit aussitôt :

— Il faut que je m’en aille immédiatement à la maison, mon mari m’attend.

— Déjà ? Restez encore un moment, lui dirent ses sœurs et tous ceux qui l’entouraient et la pressaient de questions. Amusez-vous, pendant que vous y êtes, vous aurez toujours assez de la société de votre loup.

Et elle resta encore un peu. Mais, sa bague la piqua plus fort, et elle se leva brusquement, sortit de la salle de bal, monta dans son carrosse et partit.

Quand elle arriva au château, elle trouva son mari étendu sur le dos, au milieu de la cour, et près de mourir.

— Ô mon mari bien-aimé, que vous est-il donc arrivé ? s’écria-t-elle.

— Hélas ! lui répondit le loup, vous n’êtes pas revenue à la maison, aussitôt que vous avez senti votre bague vous piquer le doigt, et de là vient tout le mal.

Elle se jeta sur lui et l’embrassa et l’arrosa de ses larmes, et le loup se releva alors, soulagé, et rentra avec elle au château.

Environ deux ou trois mois plus tard, le loup gris dit encore à Cendrillon :

— Votre seconde sœur se marie demain, et vous irez encore à la noce. Mais, prenez bien garde d’y rester trop tard, comme l’autre fois, et de ne pas revenir à la maison, dès que vous sentirez votre bague vous piquer le doigt, autrement vous ne me reverriez plus.

— Oh ! répondit-elle, cette fois je reviendrai, à la première piqûre que je sentirai, soyez-en certain.

Et elle monta dans son beau carrosse doré, plus parée et plus belle encore que la première fois, et partit.

On ne parlait que d’elle et de son mari, à la cour de son père, pendant les fêtes. Elle était enceinte, et ses sœurs et toutes celles qui la jalousaient lui disaient :

— Dieu ! ne craignez-vous pas de donner le jour à un petit loup ?

— Dieu seul le sait, répondait-elle, et il arrivera ce qu’il lui plaira.

Il y eut encore de la musique, des danses et des jeux de toute sorte, et l’on s’amusait beaucoup. Vers minuit, Cendrillon sentit sa bague qui la piquait légèrement. — Oui, pensa-t-elle, il est temps que je m’en aille, car, cette fois, je ne veux pas rentrer trop tard,

Mais, elle était si bien entourée et on lui adressait tant de questions sur son mari, on vantait tant sa beauté et ses diamants et ses parures, qu’elle s’oublia encore, et même plus tard que la première fois.

Quand elle rentra, elle trouva encore son loup étendu sur le dos, dans la cour, les yeux fermés, la bouche ouverte et ne donnant plus aucun signe de vie. Elle se jeta sur lui, le pressa contre son cœur, l’arrosa de ses larmes, en s’écriant :

— Ô mon pauvre mari, je me suis encore oubliée, et je m’en repens vivement !…

Et elle pleurait à chaudes larmes et le serrait contre son cœur ; mais, hélas ! il ne parlait ni ne bougeait ; il était froid et roide comme un cadavre. Elle le prit dans ses bras, le porta dans la maison, le déposa sur la pierre du foyer et alluma un bon feu dans l’âtre. Puis, elle le frictionna tant et si bien qu’il remua un peu, puis entr’ouvrit les paupières et la regarda avec tendresse. Enfin, il lui parla de la sorte :

— Hélas ! vous n’avez pas encore obéi assez tôt à l’avertissement de votre bague, et vous êtes revenue trop tard à la maison ! À présent, il me faut vous quitter, et vous ne me reverrez plus. Je n’avais plus longtemps à rester sous cette forme de loup : dès que vous m’auriez donné un enfant, j’aurais recouvré une forme première, celle d’un beau prince, comme je l’étais auparavant. Maintenant, je vais habiter sur la montagne de Cristal, par delà la mer Bleue et la mer Rouge, et vous ne me reverrez que lorsque vous aurez usé en me cherchant une paire de chaussures de fer et une paire de chaussures d’acier.

Et il jeta sa peau de loup à terre et partit, sous la forme d’un beau prince.

Son frère le suivit.

La pauvre Cendrillon était désolée et elle pleurait, et s’écriait :

— Ô restez ! restez, ou emmenez-moi avec vous !…

Mais, voyant qu’il ne l’écoutait pas, elle courut après lui en criant :

— En quelque lieu que vous alliez, je vous suivrai, fût-ce jusqu’au bout du monde !

— Ne me suivez pas ! lui cria-t-il.

Mais, elle ne l’écoutait pas, et se mit à courir après lui.

Il lui jeta une boule d’or, pour l’attarder, pendant qu’elle la ramasserait. Cendrillon ramassa la boule d’or, la mit dans sa poche et continua sa poursuite. Son mari laissa tomber une seconde boule d’or, puis une troisième, qu’elle ramassa également, sans cesser de courir. Elle courait mieux que lui, et, la sentant sur ses talons, il se détourna et lui envoya un coup de poing en pleine figure. Le sang coula en abondance, et trois gouttes en jaillirent sur la chemise blanche du prince, qui reprit sa course, de plus belle. Hélas ! la pauvre Cendrillon ne pouvait plus le suivre, ce que voyant, elle lui cria :

— Je souhaite que personne ne puisse effacer ces trois gouttes de sang sur votre chemise, jusqu’à ce que j’arrive pour les enlever moi-même !

Le prince continua sa course, et Cendrillon, qui s’était assise au bord du chemin, dit, quand son nez eut cessé de saigner :

— Je ne cesserai de marcher, ni de jour ni de nuit, que lorsque je l’aurai retrouvé, dussé-je aller jusqu’au bout du monde !

Alors, elle se fit faire une paire de chaussures de fer, et une paire de chaussures d’acier, s’habilla en simple paysanne, prit un bâton à la main et se mit en route.

Elle marcha, marcha, nuit et jour ; elle alla loin, bien loin, plus loin encore… Partout elle demandait des nouvelles de la montagne de Cristal, située par delà la mer Bleue et la mer Rouge, et personne ne pouvait lui en donner.

Voilà sa paire de chaussures de fer usée. Elle met alors ses chaussures d’acier et continue son chemin… Bref, elle marcha tant et tant, allant toujours devant elle, que ses chaussures d’acier étaient aussi presque usées, quand elle arriva au bord de la mer. Elle vit là, à l’angle de deux rochers, une hutte de l’apparence la plus misérable. Elle s’en approcha, poussa la porte, et aperçut à l’intérieur une petite femme, vieille comme la terre, et dont les dents étaient longues et aiguës comme celles d’un râteau de fer.

— Bonjour, grand’mère ! lui dit-elle.

— Bonjour, mon enfant ; que cherchez-vous par ici ? répondit la vieille.

— Hélas ! grand’mère, je cherche mon mari, qui m’a quittée et s’est retiré sur la montagne de Cristal, par delà la mer Bleue et la mer Rouge.

— Et vous avez fait beaucoup de chemin et souffert beaucoup pour venir jusqu’ici, mon enfant ?

— Oh ! oui, mon Dieu, beaucoup de chemin et bien du mal !… et peut-être en pure perte ?… J’ai déjà usé une paire de chaussures de fer, et les chaussures d’acier que j’ai aux pieds sont aussi presque usées… Pouvez-vous me dire, grand’mère, si je suis encore loin de la montagne de Cristal ?

— Vous êtes sur la bonne route, mon enfant ; mais, il vous faudra encore beaucoup marcher et souffrir, avant d’y arriver.

— Au nom de Dieu, venez-moi en aide, grand’mère.

— Vous m’intéressez, mon enfant, et je veux faire quelque chose pour vous. Je vais appeler mon fils, qui vous fera passer la mer Bleue et la mer Rouge et vous mettra, en peu de temps, au pied de la montagne de Cristal.

Elle poussa un cri perçant, sur le seuil de sa porte, et, un instant après, Cendrillon vit venir à elle, à tire-d’ailes, un grand oiseau qui criait : Oak ! Oak !… C’était un aigle. Il descendit aux pieds de la vieille et lui demanda :

— Pourquoi m’appelez-vous, mère ?

— Pour faire passer la mer Bleue et la mer Rouge à cette enfant et la déposer au pied de la montagne de Cristal.

— C’est bien, répondit l’aigle ; qu’elle monte sur mon dos, et nous allons partir.

Cendrillon s’assit sur le dos de l’aigle et celui-ci s’éleva avec elle en l’air, bien haut, traversa la mer Bleue et la mer Rouge et déposa son fardeau au pied de la montagne de Cristal ; puis il s’en alla. Mais, la montagne était haute, la pente roide et glissante, et la pauvre Cendrillon ne savait comment s’y prendre pour arriver jusqu’au faîte. Elle aperçut un renard qui jouait avec des boules d’or, semblables à celles que lui avait jetées son mari, dans sa fuite précipitée, et qu’elle avait encore dans ses poches. Le renard faisait rouler ses boules d’or du haut de la montagne, puis il venait les reprendre, en bas. Il aperçut Cendrillon, et lui demanda ce qu’elle cherchait par là.

Cendrillon lui conta son histoire.

— Ah ! oui, répondit-il, vous êtes Cendrillon, sans doute, la fille cadette du roi de France ? Votre mari doit se marier demain avec la fille du maître du beau château qui est sur le haut de la montagne de Cristal.

— Mon Dieu ! que me dites-vous là ? s’écria la pauvre fille. Je voudrais bien lui parler ; mais, comment gravir cette montagne ?

— Prenez-moi la queue avec les deux mains, tenez bien, et je vous ferai monter jusqu’au sommet, répondit le renard.

Cendrillon prit, avec ses deux mains, la queue du renard et put monter ainsi jusqu’au sommet de la montagne. Le renard lui montra le château où était son mari et retourna ensuite à ses boules d’or.

Comme Cendrillon se dirigeait vers le château, elle aperçut des lavandières qui lavaient du linge sur un étang. Elle s’arrêta un moment à les regarder. Une d’elles tenait une chemise sur laquelle paraissaient trois taches de sang, et elle faisait de vains efforts pour les effacer. Voyant que c’était peine perdue, elle dit à sa voisine :

— Voici une chemise fine qui a trois taches de sang que je ne puis venir à bout d’enlever, et pourtant le seigneur veut la mettre demain, pour aller se marier à l’église, car c’est sa plus belle.

Cendrillon entendit ces paroles, et, s’étant approchée de la lavandière, elle reconnut la chemise de son mari et dit :

— Si vous voulez me confier la chemise, un instant, je crois que je viendrai à bout d’en faire disparaître les taches.

La lavandière lui donna la chemise ; elle cracha sur les trois taches, trempa le linge dans l’eau, frotta, et les taches disparurent.

Pour reconnaître ce service, la lavandière invita Cendrillon à venir avec elle au château, où on lui trouverait de l’occupation, tout le temps que dureraient la noce et les fêtes.

Le lendemain, au moment où le cortège était en marche pour l’église, Cendrillon se trouva sur son passage, et près d’elle on remarquait une belle boule d’or placée sur un linge blanc. La belle fiancée vit la boule d’or, en passant, l’admira et témoigna le désir de la posséder. Elle envoya sa femme de chambre pour la lui acheter.

— Combien voulez-vous me vendre votre belle boule d’or ? demanda-t-elle à Cendrillon.

— Dites à votre maîtresse que je ne donnerai ma boule d’or ni pour de l’argent ni pour de l’or.

— Ma maîtresse a pourtant bonne envie de l’avoir, reprit la chambrière.

— Eh bien ! dites-lui que si elle veut me laisser coucher cette nuit avec son fiancé, elle l’aura ; mais pour rien autre chose au monde.

— Jamais elle ne voudra consentir à cela.

— Alors, elle n’aura pas ma boule d’or ; mais, allez lui rapporter ma réponse.

La femme de chambre revint vers sa maîtresse et lui dit :

— Si vous saviez, maîtresse, ce que demande cette fille pour sa boule d’or ?…

— Combien en demande-t-elle donc ?

— Combien ?… Oh ! elle ne demande ni de l’argent ni de l’or.

— Quoi donc ?

— Il lui faudra, dit-elle, coucher cette nuit avec votre fiancé, sinon vous n’aurez pas sa boule d’or.

— Coucher avec mon mari, la première nuit de mes noces !… Quelle effrontée !

— Elle est bien décidée à ne pas céder sa boule à moins.

— Il me la faut, pourtant, coûte que coûte. Je ferai boire un narcotique à mon mari, avant de se coucher, de façon à le faire dormir profondément, toute la nuit, et il n’y aura pas de mal. Allez dire à cette fille que j’accepte, et apportez-moi la boule.

La femme de chambre retourna vers Cendrillon et lui dit :

— Donnez-moi votre boule d’or et m’accompagnez au château, ma maîtresse accepte.

Voilà la princesse en possession de la boule d’or et heureuse. Pendant le repas du soir, elle versa du narcotique dans le verre de son mari, sans qu’il s’en aperçût, et tôt après, il fut pris d’un sommeil si irrésistible, qu’il fallut le conduire à son lit, avant que les danses commencèrent.

Un moment après, Cendrillon fut aussi conduite dans sa chambre.

Elle se jeta sur lui, dans son lit, et l’embrassa, en pleurant de joie et en disant : — Je vous ai donc enfin retrouvé, ô mon époux bien-aimé ! Ah ! si vous saviez au prix de combien de peine et de mal !

Et elle le pressait contre son cœur et arrosait son visage de ses larmes. Mais lui dormait toujours profondément et rien ne pouvait le réveiller. La pauvre femme passa toute la nuit à pleurer et à se désoler, sans pouvoir arracher ni une parole ni un regard à son mari. Au point du jour, la femme de chambre de la princesse vint lui ouvrir la porte et la faire sortir secrètement.

Ce jour-là, après dîner, on alla se promener dans le bois qui entourait le château. Cendrillon avait encore étendu un linge blanc sur le gazon et placé dessus une seconde boule d’or, et elle se tenait debout auprès.

La princesse remarqua encore la boule d’or, en passant, et envoya de nouveau sa femme de chambre pour l’acheter.

— Combien votre boule d’or, aujourd’hui ? demanda-t-elle.

— Le même prix que hier, répondit Cendrillon.

La femme de chambre rapporta la réponse à sa maîtresse.

— Eh bien ! dit celle-ci, dites-lui que j’accepte, et qu’elle vous donne sa boule d’or.

Pendant le repas du soir, le prince, à qui l’on avait encore versé du narcotique dans son verre, dormit à table et fut porté à son lit, pendant que l’on dansait et s’amusait dans tout le château, et, comme la veille, la pauvre Cendrillon passa toute la nuit auprès de lui, à pleurer et à gémir, sans pouvoir le réveiller.

Cependant le frère du nouveau marié, qui avait sa chambre à côté, entendit les gémissements de la pauvre femme et ces paroles, qui l’étonnèrent beaucoup : « Ah ! si tu savais tout le mal que j’ai eu à venir jusqu’ici !… Je t’ai épousé, quand tu étais loup et qu’aucune de mes sœurs ne voulait de toi, et maintenant, tu me reçois de cette façon !… Ah ! que je suis malheureuse !… Je viendrai encore passer une nuit auprès de toi, la dernière, et si je te trouve toujours endormi et que je ne puisse t’éveiller, nous ne nous reverrons plus jamais !… »

Et elle pleurait et se désolait, à fendre l’âme.

Le frère du nouveau marié comprit, à ces paroles, ce qui se passait, et le lendemain matin, il dit à son frère :

— Cendrillon est ici ! Voici deux nuits qu’elle passe près de toi, dans ta chambre, à pleurer et à se désoler, et toi, tu dors comme un rocher, et tu ne l’entends pas, parce que ta fiancée te verse du narcotique dans ton verre. Mais moi, je l’ai entendue, et ses larmes et sa douleur m’ont vivement ému. Elle passera encore cette nuit dans ta chambre, mais pour la dernière fois. Garde-toi donc bien de boire, ce soir, le vin que te versera ta fiancée, afin de pouvoir rester éveillé, car si tu dors encore, cette nuit, tu ne la reverras plus jamais.

Après le repas de midi, on alla encore ce jour-là, se promener dans le bois, et Cendrillon était encore là avec sa troisième boule d’or placée sur un linge blanc, et, pour abréger, elle la céda à la princesse aux mêmes conditions que les deux premières.

Mais, cette fois, pendant le repas du soir, le prince ne but pas le narcotique ; il le jeta sous la table, sans que la princesse s’en aperçût. Pourtant, il feignit de succomber encore à un sommeil irrésistible, et fut porté dans sa chambre et couché dans son lit. Mais, il ne dormait pas, quand Cendrillon fut introduite auprès de lui, pour la troisième fois. Ils s’embrassèrent avec transport, en pleurant de joie et de bonheur. Puis, Cendrillon raconta à son mari les différents épisodes de son voyage, et toute la peine et tout le mal qu’elle avait éprouvés à sa recherche. Il vit clairement qu’elle l’aimait par-dessus tout au monde et fit serment de retourner avec elle dans son pays et de quitter sans regret son autre femme, qui ne l’aimait pas.

Le lendemain matin, on donna de beaux vêtements à Cendrillon, et elle s’habilla en princesse, ce qu’elle était en effet. À dîner, le prince la fit assoir à table à côté de lui, et il la présenta à la société comme une de ses proches parentes. Personne ne la connaissait, et tous les regards étaient fixés sur elle, ceux de la princesse surtout, qui n’était pas sans inquiétude et n’augurait rien de bon de la présence de cette étrangère.

Vers la fin du repas, on chanta, selon l’habitude, des chansons vieilles ou nouvelles, on raconta de beaux et rares exploits, quelques plaisanteries assez lestes même, et chacun contribua de son mieux à divertir et à égayer la société.

— Et vous, mon gendre, ne nous chanterez-vous pas quelque chose aussi, à moins que vous ne préfériez nous conter quelque belle histoire ? dit le maître du château.

— Je n’ai pas grand’chose à dire, beau-père, répondit le prince. Il y a pourtant une chose qui m’embarrasse, et sur laquelle je voudrais avoir votre avis et celui des hommes sages et expérimentés qui sont ici. Voici : J’avais un charmant petit coffret, avec une clef d’or dessus. Je perdis mon coffret et j’en fis faire un nouveau. Mais, aussitôt que je fus en possession du nouveau coffret, je retrouvai l’ancien, de sorte que j’en ai deux aujourd’hui, et un seul me suffit. Lequel des deux dois-je garder, beau-père, l’ancien ou le nouveau ?

— Respect et honneur toujours à ce qui est ancien, répondit le vieillard ; gardez votre vieux coffret, mon gendre.

— C’est aussi mon avis : gardez donc votre fille ! Quant à moi, je retourne dans son pays, avec ma première femme, que voici, et qui m’aime plus que l’autre !

Et il se leva de table, au milieu du silence et de l’étonnement général, prit Cendrillon par la main et partit avec elle.

Les deux loups du vieux château de la forêt étaient des princes, fils d’un roi puissant. Ils avaient été obligés de revêtir des peaux de loups, en punition de je ne sais quelle faute.

Leur père mourut, peu de temps après leur retour en leur pays, et le mari de Cendrillon lui succéda sur le trône, de sorte que Cendrillon devint reine.

Ses deux sœurs avaient fait de mauvais mariages. Comme elle était toujours bonne, elle oublia leurs torts à son égard, et les appela auprès d’elle, à la cour, et les remaria convenablement.

Conté par Jean-Marie Laouénan. — Plouaret, 1868.

V

L’HOMME-MARMITE

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I l y avait un bonhomme qui avait trois filles. Ils tenaient une petite ferme, et ils en vivaient pauvrement. Les filles allaient, tous les jours, travailler aux champs, et leur père, devenu trop vieux, restait à la maison et prenait soin des bestiaux. Mais, il allait tous les jours voir ses filles, aux champs, un moment ou l’autre. Un jour qu’il revenait de les voir, il rencontra en son chemin un beau seigneur bien mis ; il n’y avait qu’une chose à redire : c’est qu’il avait le derrière dans une marmite.

— Bonjour, compère, dit le seigneur au vieillard.

— Et à vous pareillement, Monseigneur, répondit le paysan.

— Voulez-vous me donner une de vos filles en mariage ?

— Oui sûrement, si elles sont contentes.

— Eh bien ! allez leur dire de venir me parler.

Et le bonhomme retourna au champ, et se mit à appeler ses trois filles :

— Marie, Jeanne, Marguerite, accourez vite !

Les jeunes filles accoururent et demandèrent :

— Qu’y a-t-il donc, père ?

— Il y a là-bas, sur la route, un beau seigneur qui veut se marier à une de vous !

Et les jeunes filles de s’empresser à qui arriverait la première. Mais, quand elles virent le seigneur inconnu, avec son derrière dans la marmite :

— C’est ça ! dirent-elles ; et qui donc voudrait d’un pareil mari ?

— Ce ne sera toujours pas moi, dit l’aînée.

— Ni moi, dit la seconde, sa marmite fût-elle d’or !

— Il faut pourtant qu’une de vous trois consente à me prendre, dit le seigneur, ou votre père ne s’en retournera pas en vie à la maison.

— Je vous prendrai, Monseigneur, dit la plus jeune, qui jusqu’alors n’avait pas parlé, car je ne veux pas qu’il arrive de mal à notre père.

Et on fixa tout de suite le jour des noces.

Quand le jour convenu fut arrivé, il vint beaucoup d’invités. Les deux fiancés étaient seuls dans un beau carrosse, pour aller à l’église. Quand la jeune fiancée en descendit, elle était si belle, si parée, que ses parents ne la reconnaissaient pas ; elle était couverte d’or et de perles. Le fiancé descendit aussi ; mais, il avait toujours le derrière dans sa marmite.

Ils pénétrèrent dans l’église, et, arrivés aux balustres du chœur, le fiancé sortit les pieds de sa marmite ; mais son derrière y restait toujours.

Il y eut des noces magnifiques, des festins tous les jours, des jeux et des danses, pendant huit jours.

Au bout de ce temps, le nouveau marié demanda à son beau-père s’il ne connaissait pas son seigneur.

— Non sûrement, je ne le connais pas, répondit-il ; chaque année, à la Saint-Michel, je paie à son receveur, à Guingamp ; mais, lui, je ne l’ai jamais vu.

— Eh bien ! c’est moi qui suis votre seigneur. Je vous donne cette ferme, à vous et à vos deux autres filles, et ne vous inquiétez pas de celle que j’emmène avec moi, car elle ne manquera de rien.

Puis, il monta dans son carrosse doré, et partit en emmenant sa femme.

Si le vieux fermier se trouvait dans la gêne, auparavant, à présent, tout allait bien. Aussi, les prétendants ne manquaient pas à ses filles, aux pardons et aux aires-neuves. L’une d’elles se maria, peu après.

— Une de vos sœurs vient de se fiancer, dit un jour l’homme à la marmite à sa femme ; vous irez seule à la noce. On vous demandera de mes nouvelles ; mais, gardez-vous bien de dire que, la nuit, je quitte ma marmite, car, si vous le dites, ce sera pour votre malheur et le mien aussi. Bien qu’absent, si vous le dites, je le saurai tout de suite. Vous irez dans mon carrosse doré, qui sera attelé d’une cavale qui jette le feu par ses narines, et dont le dos ressemble à une lame de couteau ; et c’est sur le dos de cette cavale qu’il vous faudra vous en retourner, si vous révélez mon secret.

La jeune femme promit d’être bien discrète, puis elle monta dans son carrosse doré et se rendit à la noce de sa sœur. Elle était si parée, si belle, qu’il n’y avait là aucune femme qui pût lui être comparée, si bien que toutes étaient jalouses d’elle.

Quand le repas fut terminé, une vieille tante, qui avait bu une petite goutte de trop, vint à elle et lui dit :

— Dieu, ma nièce, comme vous êtes belle et jolie ! Asseyez-vous à côté de moi, pour boire un coup de vin vieux, et parlez-moi de votre ménage. Et votre mari, comment se porte-t-il ?

— Il se porte bien, ma tante, et je vous remercie.

— Et pourquoi donc n’est-il pas venu à la noce ? J’aurais eu bien du plaisir à le revoir et à causer avec lui. Dites-moi, mon enfant, est-ce qu’il ne sort jamais de sa marmite ?

— Non, ma tante, jamais.

— Eh bien ! ma pauvre enfant, je vous plains alors, malgré tout ; avoir un mari qui a toujours le derrière dans une marmite, ce n’est vraiment pas agréable ; mais, la nuit, est-ce qu’il couche aussi avec sa marmite ?

— Oh ! non, la nuit, au moment de se mettre au lit, il en sort.

Et aussitôt voilà la vieille tante d’aller le conter à tout le monde.

Le lendemain matin, arriva un domestique de l’homme à la marmite, qui dit à la jeune femme qu’il fallait revenir à la maison, sur-le-champ ; c’était l’ordre de son mari.

Alors, elle fut saisie de crainte, et se dit à elle-même : — J’ai commis une faute !

Elle suivit le domestique. Quand elle arriva à la porte de la cour, elle s’évanouit, en voyant qu’il n’y avait pas de carrosse, pour la ramener, mais seulement la cavale maigre dont le dos ressemblait à une lame de couteau.

— Montez sur cette cavale, lui dit le domestique.

— Non, je préfère marcher, répondit-elle.

Mais, le domestique la mit de force sur la cavale ; puis, ils partirent au galop.

Quand elle arriva au château de son mari, elle fut mal reçue de tout le monde.

— Te voilà donc, charogne, femme du diable ! lui disaient les valets et les servantes ; quand tu seras accouchée (elle était enceinte), tu seras mise à mort comme une chienne !

Le seigneur aussi était bien en colère.

— Ah ! malheureuse femme, langue d’enfer ! lui dit-il. Tu m’as perdu, et tu t’es perdue toi-même ! Je n’avais plus qu’un an à rester dans ma marmite, et à présent, il m’y faudra rester encore six cents ans !

La pauvre femme était désolée et pleurait et criait :

— Ramenez-moi chez mon père !

— Si votre douleur est vraie, dit son mari, et si vous faites exactement ce que je vous dirai, vous pouvez me sauver encore.

— Oh ! demandez ce que vous voudrez, il n’est rien au monde que je ne sois prête à faire pour vous.

— Écoutez-moi bien, alors : il vous faut, à présent, vous mettre toute nue, puis aller vous agenouiller sur les marches de la croix du carrefour. À peine serez-vous là, qu’il pleuvra, il ventera et tonnera, d’une façon effrayante ; mais, n’ayez pas peur et restez, malgré tout, à genoux sur les marches de la croix. Alors, arrivera au galop rouge un cheval blanc, hennissant et faisant grand bruit. Ne vous en effrayez pas : il s’arrêtera un moment auprès de vous. Frappez de la main sur son front et dites : — Seras-tu époux ? Alors, il s’en ira, et un taureau viendra aussitôt, mugissant et faisant un tel vacarme, que la terre en tremblera. Ne vous effrayez pas davantage ; frappez-lui un petit coup sur le front et dites : — Seras-tu frère ? Aussitôt, il partira aussi, et sera remplacé par une vache noire, qui fera plus de bruit et de vacarme que le cheval blanc et le taureau ensemble. Mais, ne vous effrayez toujours pas ; elle s’arrêtera, comme les autres, un moment auprès de vous et vous lui frapperez un petit coup de la main sur le front, en disant : — Seras-tu mère ? Si vous avez assez de courage pour faire tout cela, alors vous pourrez encore me délivrer, et vous serez sauvée vous-même.

— Je le ferai ! répondit la jeune femme.

Et elle se mit toute nue, elle alla s’agenouiller sur les marches de la croix du carrefour, et, au même moment, la pluie, le vent, le tonnerre, se déchaînèrent et firent rage. C’était effrayant ! Bientôt arriva un cheval blanc, au triple galop, et en hennissant. Il s’arrêta devant la croix : la jeune femme frappa un petit coup avec la main sur son front, et dit : — Seras-tu époux ? Et le cheval partit. Un taureau arriva après lui, avec un vacarme terrible. Il s’arrêta aussi devant la croix, et la jeune femme lui frappa sur le front, en disant : — Seras-tu frère ? et il partit aussitôt.

La pluie, le vent, le tonnerre, les éclairs allaient toujours croissant. La vache noire arriva alors, en beuglant et en faisant un vacarme d’enfer ; la terre en tremblait. — Seras-tu mère ? dit la jeune femme, en lui frappant un petit coup sur le front ; et elle partit aussi, comme le cheval blanc et le taureau.

Alors, la pluie, le vent et le tonnerre cessèrent et le ciel devint clair et serein. Un carrosse doré descendit du ciel, auprès de la jeune femme. Son mari en sortit, lui donna des vêtements pour s’habiller, et ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, en pleurant de joie.

— Tu nous a délivrés, moi, mon frère et ma mère, s’écria l’homme à la marmite, car le cheval blanc, c’était moi ; le taureau, c’était mon frère, et la vache noire, ma mère ! Tous les trois nous étions retenus sous un charme, depuis bien longtemps ; mais, nos peines sont maintenant terminées, et je n’irai plus dans ma marmite. Mon frère possède un château d’or, et il vous le donne, pour vous remercier de ce que vous avez fait pour nous, et nous y vivrons, à présent, heureux et tranquilles.

Alors, il y eut un beau banquet, vous pouvez bien le croire !

Si j’avais pu m’y trouver aussi, j’aurais mieux soupé, je pense, que je ne le fais à la maison, où j’ai pour régal ordinaire des patates frites avec des pommes de terre[41] !

Conté par Barba Tassel, à Plouaret. — Décembre 1868.

VI

L’HOMME-CRAPAUD

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I l y avait une fois un bonhomme qui était resté veuf avec trois filles. Un jour, une de ses filles lui dit :

— Si vous vouliez aller me chercher une cruche d’eau, à la fontaine, mon père ? Il n’y en a pas une goutte dans la maison, et il m’en faut pour notre pot au feu.

— C’est bien, ma fille, répondit le vieillard.

Et il prit une cruche et se rendit à la fontaine. Au moment où il était penché sur l’eau, emplissant sa cruche, un crapaud lui sauta à la figure et s’y colla si bien que tous ses efforts pour l’arracher demeurèrent inutiles.

— Tu ne pourras m’arracher d’ici, lui dit le crapaud, que quand tu m’auras promis de me donner une de tes filles en mariage !

Il laissa sa cruche auprès de la fontaine, et courut à la maison.

— Ô Dieu ! que vous est-il donc arrivé, père ? s’écrièrent ses filles, en voyant dans quel état il se trouvait.

— Hélas ! mes pauvres enfants, cet animal m’a sauté à la figure, au moment où je puisais de l’eau à la fontaine, et il dit à présent qu’il ne s’en ira, que si l’une de vous consent à le prendre pour mari.

— Grand Dieu ! que dites-vous là, mon père ? répondit sa fille aînée ; prendre un crapaud pour mari ! Il fait horreur à voir !

Et elle détourna la tête, et sortit de la maison. La seconde fit comme elle.

— Eh bien ! mon pauvre père, dit alors la plus jeune, moi je consens à le prendre pour mari, car mon cœur ne pourrait souffrir de vous voir rester en cet état !

Aussitôt le crapaud tomba à terre. On fixa le mariage au lendemain.

Quand la fiancée entra dans l’église, accompagnée de son crapaud, le recteur (le curé) fut bien étonné, et il dit qu’il ne marierait jamais une chrétienne à un crapaud. Pourtant, il finit par les unir, quand le père de la fiancée lui eut tout raconté, et promis beaucoup d’argent.

Alors, le crapaud emmena sa femme dans son château, — car il avait un beau château. Quand l’heure fut venue de se coucher, il la conduisit à sa chambre, et là, il quitta sa peau de crapaud et se montra sous l’apparence d’un jeune et beau prince ! Pendant que le soleil était sur l’horizon, il était crapaud, et la nuit, il était prince.

Les deux sœurs de la jeune mariée venaient quelquefois lui faire visite, et elles étaient bien étonnées de la trouver si gaie ; elle chantait et riait continuellement.

— Il y a quelque chose là-dessous, se disaient-elles ; il faut la surveiller, pour voir.

Une nuit, elles vinrent, tout doucement, regarder par le trou de la serrure, et elles furent bien étonnées de voir un prince jeune et beau, au lieu d’un crapaud !

— Tiens ! tiens ! le beau prince !… Si j’avais su !… disaient-elles alors.

Elles entendirent le prince dire ces paroles à sa femme :

— Demain, je dois aller en voyage, et je laisserai à la maison ma peau de crapaud. Veillez bien qu’il ne lui arrive pas de mal, car j’ai encore un an et un jour à rester sous cette forme.

— C’est bien ! se dirent les deux sœurs, qui écoutaient à la porte.

Le lendemain matin, le prince partit, comme il l’avait annoncé, et ses deux belles-sœurs vinrent faire visite à sa femme.

— Dieu, les belles choses que tu as ! Comme tu dois être heureuse avec ton crapaud ! lui disaient-elles.

— Oui, sûrement, mes chères sœurs, je suis heureuse avec lui.

— Où est-il allé ?

— Il est allé en voyage.

— Si tu veux, petite sœur, je te peignerai tes cheveux, qui sont si beaux !

— Je le veux bien, ma bonne sœur.

Elle s’endormit, pendant qu’on lui peignait les cheveux, avec un peigne d’or, et ses sœurs prirent alors ses clefs, dans sa poche, enlevèrent la peau de crapaud de l’armoire où elle était renfermée, et la jetèrent au feu.

La jeune femme, en se réveillant, fut étonnée de se retrouver seule. Son mari arriva, un moment après, rouge de colère.

— Ah ! malheureuse femme ! s’écria-t-il ; tu as fait, pour mon malheur et pour le tien aussi, ce que je t’avais bien défendu : tu as brûlé ma peau de crapaud ! Maintenant, je pars, et tu ne me reverras plus.

La pauvre femme se mit à pleurer et dit :

— Je te suivrai, en quelque lieu que tu puisses aller.

— Non, ne me suis pas ; reste ici.

Et il partit, en courant. Et elle de courir aussi après lui.

— Reste là, te dis-je.

— Je ne resterai pas, je te suivrai !

Et il courait toujours. Mais, il avait beau courir, elle était sur ses talons. Il jeta alors une boule d’or derrière lui. Sa femme la ramassa, la mit dans sa poche, et continua de courir.

— Retourne à la maison ! retourne à la maison ! lui cria-t-il encore.

— Je n’y retournerai jamais sans toi !

Il jeta une seconde boule d’or. Elle la ramassa, comme la première, et la mit dans sa poche. Puis, une troisième boule. Mais, la voyant toujours sur ses talons, il entra en colère, et lui donna un coup de poing en pleine figure. Le sang jaillit aussitôt, et sa chemise en reçut trois gouttes, qui y firent trois taches.

Alors, la pauvre femme resta en arrière, et bientôt elle perdit de vue le fugitif ; mais, elle lui cria :

— Puissent ces trois taches de sang ne jamais disparaître, avant que j’arrive pour les effacer !

Elle continua, malgré tout, sa poursuite. Elle entra dans un grand bois. Peu après, en suivant un sentier, sous les arbres, elle vit deux énormes lions, assis sur leur derrière, un de chaque côté du sentier. Elle en fut tout effrayée.

— Hélas ! se disait-elle, je perdrai la vie, ici, car je serai sûrement dévorée par ces deux lions ! Mais, n’importe ! À la garde de Dieu !

Et elle poursuivit sa route. Quand elle arriva près des lions, elle fut bien étonnée de les voir se coucher à ses pieds et lui lécher les mains. Si bien qu’elle se mit à les caresser, en leur passant la main sur la tête et sur le dos. Puis, elle continua sa route.

Plus loin, elle vit un lièvre assis sur son derrière, sur le bord du sentier, et quand elle passa auprès de lui, le lièvre lui dit :

— Montez sur mon dos, et je vous conduirai hors du bois.

Elle s’assit sur le dos du lièvre, et, en peu de temps, il l’eut mise hors du bois.

— Maintenant, lui dit le lièvre, avant de partir, vous êtes près du château où se trouve celui que vous cherchez.

— Merci, bonne bête du bon Dieu, lui dit la jeune femme.

En effet, elle se trouva bientôt dans une grande avenue de vieux chênes, et non loin de là, elle vit des lavandières lavant du linge sur un étang.

Elle s’approcha d’elles et entendit une d’elles qui disait :

— Ah ! ça, voici une chemise qui doit être ensorcelée ! Depuis deux ans j’essaie, à chaque buée, d’enlever trois taches de sang qui sont dessus, et, j’ai beau faire, je n’en puis venir à bout !

La voyageuse, entendant ces paroles, s’approcha de la lavandière qui parlait ainsi, et lui dit :

— Confiez-moi un instant cette chemise, je vous prie ; je pense que je réussirai à enlever les trois taches de sang.

On lui donna la chemise, elle cracha sur les trois taches de sang, la trempa dans l’eau, frotta un peu et aussitôt les trois taches disparurent.

— Mille mercis, lui dit la lavandière ; notre maître est sur le point de se marier, et il sera heureux de voir les trois taches de sang parties, car c’est sa plus belle chemise.

— Je voudrais bien trouver de l’occupation dans la maison de votre maître.

— La gardeuse de moutons est partie, ces jours derniers, et elle n’est pas encore remplacée ; venez avec moi et je vous recommanderai.

Elle fut reçue comme gardeuse de moutons. Tous les jours, elle conduisait son troupeau dans un grand bois, qui entourait le château, et souvent elle voyait son mari qui venait s’y promener avec la jeune princesse qui devait être sa femme. Son cœur battait plus fort, quand elle le voyait ; mais, elle n’osait pas parler.

Elle avait toujours ses trois boules d’or, et souvent, pour se désennuyer, elle s’amusait à jouer aux boules. Un jour, la jeune princesse remarqua ses boules d’or, et elle dit à sa suivante :

— Voyez ! voyez ! les belles boules d’or qu’a cette fille ! Allez lui demander de m’en vendre une.

La suivante alla trouver la bergère et lui dit :

— Les belles boules d’or que vous avez là, bergère ! Voudriez-vous en vendre une à la princesse, ma maîtresse ?

— Je ne vendrai pas mes boules ; je n’ai pas d’autre passe-temps, dans ma solitude.

— Bah ! vous êtes déraisonnable ; voyez comme vos habits sont en mauvais état ; vendez une de vos boules à ma maîtresse et elle vous paiera bien, et vous pourrez vous habiller proprement.

— Je ne demande ni or ni argent.

— Que désirez-vous donc ?

— Dormir une nuit avec votre maître !

— Comment ! mauvaise fille, osez-vous bien parler ainsi ?

— Je ne céderai une de mes boules d’or pour rien autre chose au monde.

La suivante retourna auprès de sa maîtresse.

— Eh bien ! qu’a répondu la bergère ?

— Ce qu’elle a répondu ? Je n’ose pas vous le dire.

— Dites-moi, vite.

— Elle a dit, la mauvaise fille, qu’elle ne céderait une de ses boules que pour dormir une nuit avec votre mari.

— Voyez donc ! Mais, n’importe, il faut que j’aie une de ses boules, coûte que coûte ; je mettrai un narcotique dans le vin de mon mari, pendant le souper, et il ne saura rien. Allez lui dire que j’accepte la condition, et apportez-moi une boule d’or.

En se levant de table, le soir, le seigneur fut pris d’un besoin si impérieux de dormir, qu’il lui fallut aller se mettre au lit aussitôt. Peu après, on introduisit la bergère dans sa chambre. Mais, elle avait beau l’appeler des noms les plus tendres, l’embrasser, le secouer fortement, rien ne pouvait le réveiller.

— Hélas ! s’écriait alors la pauvre femme, en pleurant, j’aurai donc perdu toute ma peine ? Après avoir tant souffert ! Je t’avais cependant épousé, quand tu étais crapaud, et que personne ne voulait de toi ! Et pendant deux longues années, par la chaleur, par le froid le plus cruel, sous la pluie, la neige, au milieu de la tempête, je t’ai cherché partout, sans perdre courage ; et maintenant, que je t’ai retrouvé, tu ne m’écoutes pas, tu dors comme un rocher ! Ah ! suis-je assez malheureuse !

Et elle pleurait et sanglotait ; mais, hélas ! il ne l’entendait pas.

Le lendemain matin, elle se rendit encore dans le bois, avec ses brebis, triste et pensive. Dans l’après-midi, la princesse vint, comme la veille, se promener avec sa suivante. La bergère, en la voyant venir, se mit à jouer avec les deux boules d’or qui lui restaient. La princesse désira avoir une seconde boule, pour faire la paire, et elle dit encore à sa suivante :

— Allez m’acheter une seconde boule d’or de la bergère.

La suivante obéit, et, pour abréger, le marché fut conclu au même prix que la veille : passer une seconde nuit avec le maître du château, dans sa chambre.

Le maître, à qui la princesse versa encore un narcotique dans son vin, pendant le souper, alla, comme la veille, se coucher, au sortir de table, et dormit comme une roche. Quelque temps après, la bergère fut de nouveau introduite dans sa chambre, et elle recommença ses plaintes et ses sanglots. Un valet, passant par hasard près de la porte, entendit du bruit et s’arrêta pour écouter. Il fut bien étonné de tout ce qu’il entendit, et, le lendemain matin, il se rendit auprès de son maître et lui dit :

— Mon maître, il se passe dans ce château des choses que vous ignorez et qu’il vous importe de connaître.

— Quoi donc ? Parlez, vite.

— Une pauvre femme, paraissant bien malheureuse et bien affligée, est arrivée au château depuis quelques jours, et par pitié, on l’a gardée pour remplacer la bergère, qui venait de partir. Un jour, la princesse, en se promenant dans le bois, avec sa suivante, la vit qui jouait aux boules avec des boules d’or. Elle désira aussitôt avoir ces boules, et envoya sa suivante pour les acheter de la bergère, à quelque prix que ce fût. La bergère ne demanda ni or ni argent, mais passer une nuit avec vous dans votre chambre à coucher, pour chacune de ses boules. Elle a déjà donné deux boules, et elle a passé deux nuits avec vous, dans votre chambre à coucher, sans que vous en ayez rien su. C’est une pitié d’entendre ses sanglots et ses plaintes. Je croirais assez qu’elle a l’esprit égaré, car elle dit des choses fort étranges, comme, par exemple, qu’elle a été votre femme, quand vous étiez crapaud, et qu’elle a marché, pendant deux années entières, à votre recherche…

— Est-il possible que tout cela soit vrai !

— Oui, mon maître, tout cela est vrai ; et si vous n’en savez rien encore, c’est que, pendant le repas du soir, la princesse vous verse un narcotique dans votre vin, si bien qu’en vous levant de table, il faut vous mettre au lit, et que vous dormez profondément, jusqu’au lendemain.

— Holà ! il faut que je me tienne sur mes gardes, et bientôt vous verrez du nouveau ici.

La pauvre bergère était mal vue et détestée des domestiques du château, qui savaient qu’elle passait ses nuits dans la chambre du maître, et la cuisinière ne lui donnait plus que du pain d’orge, comme aux chiens.

Le lendemain matin, elle alla encore au bois, avec ses brebis, et la princesse lui acheta sa troisième boule d’or, au même prix que les deux autres, pour passer une troisième nuit avec le maître, dans sa chambre à coucher.

Quand l’heure du repas du soir fut venue, le maître se tint sur ses gardes, cette fois. Pendant qu’il causait avec son voisin, il vit la princesse qui lui versait encore du narcotique dans son verre. Il ne fit pas semblant de s’en apercevoir, mais, au lieu de boire le vin, il le jeta sous la table, sans être remarqué de la princesse.

En se levant de table, il feignit d’être pris de sommeil, comme les autres soirs, et se rendit dans sa chambre. La bergère vint aussi, peu après. Cette fois, il ne dormait pas, et, dès qu’il la vit, il se jeta dans ses bras, et ils pleurèrent de joie et de bonheur de se retrouver.

— Retourne, à présent, dans ta chambre, ma pauvre femme, lui dit-il au bout de quelque temps, et demain, tu verras du nouveau ici.

Le lendemain, il y avait un grand repas au château, pour fixer le jour du mariage. Il y avait là des rois, des reines, des princes, des princesses et beaucoup d’autres personnes de haute condition. Vers la fin du repas, le futur gendre se leva et dit :

— Mon beau-père, je voudrais avoir votre avis sur le cas que voici : J’avais un joli petit coffret, avec une jolie petite clef d’or ; je perdis la clef de mon coffret, et j’en fis faire une autre. Mais, voilà que, peu de temps après, je retrouvai ma première clef, de sorte que j’en ai, à présent, deux au lieu d’une. De laquelle pensez-vous, beau-père, que je dois faire usage ?

— Respect toujours à la vieillesse, répondit le futur beau-père.

Alors, le prince entra dans un cabinet, à côté, et en revint aussitôt, en tenant par la main la bergère, habillée simplement, mais proprement, et il dit, en la présentant à la compagnie :

— Eh bien ! voici ma première clef, c’est-à-dire ma première femme, que j’ai retrouvée ; c’est ma femme, je l’aime toujours, et je n’en aurai jamais d’autre qu’elle[42] !

Et ils retournèrent alors dans leur pays, où ils vécurent heureux ensemble, jusqu’à la fin de leurs jours.

Et voilà le conte de l’Homme-crapaud. Comment le trouvez-vous ?

Conté par Barba Tassel, du bourg de Plouaret. — 1869.



IV
LE FIDÈLE SERVITEUR

I

LE ROI DALMAR

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Red ê ma ouefac’h
Penaoz eur veach.
Il faut que vous sachiez
Comment une fois


I l y avait un roi de France, qui avait un fils. Celui-ci était parvenu à l’âge où l’on est jeune homme, et il dit un jour à son père qu’il voulait se marier.

— À qui donc, mon fils ?

— À la fille du roi Dalmar.

— Hélas ! mon enfant, quant à celle-là, tu ne l’auras pas. Depuis l’âge de douze ans, elle est enfermée dans une tour, où personne ne la visite jamais que la femme qui lui porte à manger, tous les jours.

— Peu m’importe, j’irai toujours la demander à son père, et si je n’ai celle-là pour femme, je n’en aurai aucune autre au monde. Je ne sais quelle direction prendre, ni par où me rendre à la cour du roi Dalmar ; mais, à force de marcher, je finirai bien par y arriver, tôt ou tard.

— Si ta résolution est bien prise, je n’y ferai pas d’opposition ; mais, au bout d’un an et un jour, il faudra que tu sois de retour à la maison.

— Je vous promets d’être de retour, au bout d’un an et un jour.

Et il partit, dans un beau carrosse, accompagné d’un valet de chambre seulement. Ils allaient au hasard, ne sachant quelle direction ils devaient prendre. Ils ne cessaient d’aller, d’aller toujours devant eux, sans jamais s’arrêter. Un jour, la nuit les surprit, au milieu d’une grande forêt. Les chevaux étaient fatigués, et le valet proposa à son maître de les dételer, pour leur donner un peu de repos, et de passer la nuit dans la forêt. Le prince y consentit. Il coucha, comme à l’ordinaire, dans sa voiture, et le valet s’étendit sur la mousse et la fougère, au pied d’un vieux chêne, pendant que les chevaux paissaient tranquillement, non loin de là.

Vers minuit, le valet, qui ne dormait pas encore, entendit du bruit dans l’arbre, au-dessus de sa tête, comme d’un grand oiseau qui viendrait y percher, pour passer la nuit. Il leva la tête, et vit (car il faisait clair de lune) quelqu’un assis dans un fauteuil posé en équilibre sur les branches de l’arbre. Cela l’étonna fort. Un instant après, le même bruit se renouvela, et un second personnage arriva, et s’assit dans un second fauteuil. Puis, un troisième. Le premier prit alors la parole, et dit :

— Eh bien ! mes enfants, la journée a-t-elle été bonne ? Savez-vous quelque chose de nouveau ?

— Mauvaise journée ! répondirent les deux autres, et nous ne savons rien de nouveau.

— Eh bien ! j’en sais, moi, du nouveau. Le fils du roi de France est dans le bois.

— Ah ! vraiment ? La bonne aubaine, si nous pouvions mettre la main dessus !

— Il va demander en mariage la fille du roi Dalmar. Mais, il n’est pas encore au bout de ses peines ; il n’est pas aussi facile qu’il se l’imagine, sans doute, d’aller à la cour du roi Dalmar. En sortant de la forêt, il rencontrera un fleuve, qui a soixante lieues de largeur. Comment pourrait-il le passer ? Car il ne trouvera ni passeur, ni bateau. Il y a cependant un moyen, et s’il avait été ici, j’aurais pu le lui enseigner.

Le valet du prince prêtait ses deux oreilles, je vous prie de le croire.

— Et quel est ce moyen ? demandèrent les deux autres.

— Arrivé auprès du fleuve, il lui faudrait couper une baguette, dans la haie, du côté du levant, lui enlever l’écorce, puis en frapper trois coups sur l’eau. Aussitôt un beau pont s’élèverait sur le fleuve ; il pourrait le traverser, et arriver ainsi facilement jusqu’à la capitale du roi Dalmar. Mais, ce n’est pas tout. En arrivant dans la ville, il lui faudrait encore s’habiller en princesse et se présenter au vieux roi comme une amie de sa fille, qu’elle aurait connue en Espagne, et qui serait venue lui faire visite. Il demanderait à coucher dans la même chambre que la fille du roi, et il l’enlèverait, la nuit, par la fenêtre. S’il avait été ici à m’écouter, il aurait pu mettre à profit ces conseils, et peut-être aurait-il réussi dans son entreprise.

En ce moment, le jour commença à poindre, et nos trois personnages s’envolèrent.

Le valet avait tout entendu, mais, il n’en dit rien à son maître. Il réveilla celui-ci, qui avait dormi toute la nuit, dans son carrosse, et n’avait rien entendu ; il attela les chevaux, puis, ils se remirent en route. Ils arrivèrent sans tarder auprès du fleuve.

— Hélas ! ici, il nous faudra nous arrêter, dit le prince en voyant devant ses yeux une si grande étendue d’eau.

— Peut-être, mon maître ; ne désespérez de rien, dit le valet.

— Et comment veux-tu que nous passions ? Ce ne sera pas à la nage, je pense ; et point de passeur, pas le moindre bateau !

Le valet ne répondit rien ; mais, il alla à la haie, du côté du levant, y coupa, avec son couteau, une baguette de coudrier et se mit à l’écorcher, tout en continuant sa route. Parvenu sur la rive du fleuve, il frappa trois coups de sa baguette sur l’eau, et à l’instant, ils en virent surgir un beau pont, qui allait d’une rive à l’autre.

— Quel homme es-tu donc ? dit à son valet le prince étonné.

Ils traversèrent facilement le fleuve, et se trouvèrent sans tarder dans la capitale du roi Dalmar. Ils descendirent dans le meilleur hôtel de la ville.

Le lendemain matin, le valet dit à son maître :

— Il vous faut, à présent, vous habiller en princesse et, ainsi déguisé, vous irez trouver le roi Dalmar et lui direz que vous êtes une amie de sa fille, que vous l’avez connue en Espagne et que vous venez pour lui faire visite et passer quelques jours avec elle. Vous demanderez encore à ne quitter la princesse, ni le jour ni la nuit, et à coucher dans sa chambre même. Le roi vous accordera facilement votre demande. Vous emporterez une corde, sous votre robe. À minuit, quand tout le monde dormira, dans le château, je me trouverai sous la fenêtre de votre chambre, avec mon carrosse, vous descendrez, la princesse et vous, à l’aide de la corde, et nous partirons aussitôt.

Le prince, qui avait une confiance illimitée en son valet, depuis ce qu’il l’avait vu faire auprès du fleuve, lui obéit de point en point. Il s’habilla en princesse, le plus magnifiquement qu’il put, se rendit ainsi déguisé au château, et demanda à parler au roi.

— Bonjour, dit-il, roi Dalmar.

— Bonjour, jeune princesse, répondit le roi.

— Je suis une amie de votre fille, que j’ai connue en Espagne, et je suis venue lui faire visite et passer quelques jours avec elle.

— Soyez la bienvenue, en ce cas ; je vais appeler ma fille, qui sera heureuse de vous revoir.

Et il fit venir la princesse, et les laissa seules toutes les deux. Elles obtinrent facilement la permission de passer la nuit dans la même chambre. Alors, le prince dit à la princesse qui il était, lui expliqua le motif de sa visite et de son déguisement, et lui demanda si elle consentirait à le suivre.

— Je vous suivrai partout où vous voudrez, répondit-elle ; mon père me tient constamment enfermée, dans cette tour, où je ne vois jamais personne, et je suis impatiente de recouvrer ma liberté.

À minuit, leurs préparatifs de départ étaient faits, et ils entendirent, sous la fenêtre, le valet du prince, qui disait :

— Préparez-vous à descendre ; attachez bien la corde, puis, jetez-la-moi !

Ce qu’ils firent. Mais, au moment de descendre, la princesse eut peur et dit :

— Hélas ! mon pauvre prince, mon père est sorcier ; il ne tardera pas à savoir que nous nous sommes évadés, et il enverra ses soldats après nous, et si nous sommes pris, malheur à nous !

— Partons toujours, répondit le prince ; nous verrons après.

Ils descendirent, à l’aide de la corde, montèrent dans la voiture, qui les attendait, et partirent au triple galop.

— Hélas ! j’entends les soldats de mon père qui arrivent ! s’écria la princesse, au bout de quelque temps.

Et ils arrivaient, en effet, au grand galop, avec le roi à leur tête. Ils allaient les atteindre, leurs chevaux marchaient déjà sur le pont du grand fleuve qui limitait le royaume du roi Dalmar, de ce côté, quand la voiture atteignait l’autre extrémité. Le valet, avec sa baguette blanche, frappa trois coups sur le pont, et aussitôt il tomba dans l’eau et disparut, et avec lui disparurent les soldats du roi Dalmar, qui furent tous noyés. Il était temps ! Le roi Dalmar seul était encore en vie, et, de l’autre côté du fleuve, il criait, furieux et montrant le poing :

— Tu m’as trompé, fils du roi de France ! Mais, avant d’arriver à Paris avec ma fille, tu auras encore à compter avec moi !

Cependant le prince et la princesse, exempts à présent de tout souci, poursuivaient leur route tranquillement. La nuit les surprit dans le même bois, et, sur l’avis du valet, il fut décidé qu’on y attendrait encore le jour. Le prince et la princesse couchèrent dans le carrosse, et le valet s’étendit sur la mousse et la fougère, au pied du même arbre que la première fois. À minuit, il entendit encore des bruits d’ailes, comme de grands oiseaux qui viendraient s’abattre sur l’arbre, puis une voix dit :

— Sommes-nous tous arrivés ?

— Oui, répondit une autre voix ; si ce n’est le Diable-Boiteux, pourtant ; mais, il est toujours en retard, vous le savez bien.

Le Diable-Boiteux arriva aussi, un moment après.

— Eh bien ! quoi de nouveau ? lui demandèrent les autres[43].

— Quoi de nouveau ? mais, vous ne savez donc rien ? Le fils du roi de France est encore dans le bois ! Il est venu à bout d’enlever la princesse Dalmar, et il l’emmène à Paris. Mais, il aura fort à faire, avant d’arriver là. D’abord, en sortant du bois, il sera attaqué par douze voleurs, qui lui enlèveront, à lui, à la princesse, et à leur valet, tout leur or, leur carrosse et jusqu’à leurs vêtements. Ils les mettront tout nus, comme quand ils vinrent au monde, puis ils les abandonneront, dans cet état. Et celui d’entre eux qui voudrait opposer quelque résistance serait à l’instant transformé en marbre. Étant dans ce triste état, ils rencontreront ensuite une vieille femme, sur le seuil de sa chaumière, qui les invitera à entrer et à accepter des vêtements. S’ils ont le malheur d’entrer dans la chaumière de la vieille et d’accepter des vêtements d’elle (car il y en aura là à choisir : vêtements de princes, de princesses, de ducs, de marquis), aussitôt, ils seront encore transformés en statues de marbre, et ils viendront se chauffer chez nous. Ils arriveront ensuite sur les bords d’un étang, dans lequel ils verront un homme près de se noyer, et appelant au secours ; malheur à eux encore, s’ils veulent porter secours à cet homme, car aussitôt ils seront encore transformés en statues de marbre, et ils viendront se chauffer chez nous. Voilà les épreuves qu’il aura à subir avant d’arriver à Paris. Et comment voulez-vous qu’il s’en tire ? Cela ne serait possible que si quelqu’un lui rapportait ce que je viens de vous dire, et aucun de vous ne sera assez sot pour cela ; d’un autre côté, personne ne peut entendre nos conversations, ici ; et quand bien même elles pourraient être entendues de quelqu’un, si celui-là rapportait au prince, avant un an et un jour, ce que je viens de dire, il serait immédiatement changé lui-même en statue de marbre, et il viendrait se chauffer chez nous.

Le jour commençait à poindre, et les personnages qui étaient sur l’arbre partirent, ou plutôt s’envolèrent.

Le valet, couché sous l’arbre, avait tout entendu. Il réveilla son maître, mais ne lui dit rien, attela les chevaux, et ils se remirent en route. À peine furent-ils sortis du bois, que douze voleurs, sortant d’une douve, se précipitèrent sur eux et arrêtèrent les chevaux, en criant : « La bourse ou la vie ! » Ils forcèrent le prince et la princesse à sortir du carrosse, les dépouillèrent de tous leurs vêtements, le valet aussi, puis ils partirent en emmenant les chevaux et le carrosse. Nos gens, restés nus comme des sauvages, n’osaient plus se montrer sur les chemins, le jour. Ils se cachaient dans les bois, et voyageaient de nuit. Une vieille femme, au seuil de sa chaumière, les voyant passer, s’écria :

— Jésus ! mes pauvres gens, que vous est-il donc arrivé ? Voir des chrétiens dans cet état ! Entrez dans ma maison, et je vous donnerai des vêtements ; je ne vous laisserai pas partir ainsi.

Le prince et la princesse voulaient entrer ; le valet fit son possible pour les en empêcher ; mais, en vain ; ils entrèrent dans la maison de la vieille. Le valet mit alors le feu à la maison, et les força d’en sortir, avant qu’ils eussent eu le temps de s’habiller. Ils n’étaient pas contents. Il fallut se remettre en route, dans ce piteux état. Le valet trouva un vieux pantalon, tombé sans doute du sac de quelque chiffonnier. Il le mit, et put alors aller mendier du pain et des crêpes, dans les fermes, pour lui et ses deux compagnons. Ils arrivèrent ainsi sur les bords d’un grand étang, où ils aperçurent un homme sur le point de se noyer et qui criait, à faire pitié :

— Au secours ! au secours ! Je me noie !…

Le prince voulait se jeter à l’eau, pour sauver cet homme. Le valet eut toutes les peines du monde à l’en empêcher. Il s’avança jusqu’au bord de l’étang, et, avec sa baguette, il se mit à frapper sur la tête de l’homme qui réclamait du secours, jusqu’à ce qu’il disparût sous l’eau.

— Méchant ! lui dirent le prince et la princesse ; vous avez fait mourir cet homme, lorsque vous pouviez le sauver.

Mais, le valet s’inquiéta peu de ce reproche, et ils continuèrent leur route.

Ils approchaient de Paris. Le valet, qui avait un pantalon, comme nous l’avons vu, précéda ses deux compagnons dans la ville, et leur apporta des vêtements. Alors, ils purent se montrer décemment, et ils firent tous les trois ensemble leur entrée dans le palais du roi. Le vieux monarque, qui croyait son fils mort, célébra son retour par des réjouissances publiques.

Quelque temps après, le prince se maria à la fille du roi Dalmar, et il y eut encore des festins et des fêtes magnifiques.

Neuf ou dix mois après leur mariage, il leur naquit un fils, qui mit le comble à leur bonheur.

Le prince avait conservé son fidèle serviteur, et souvent, ils parlaient ensemble de leur voyage au château du roi Dalmar et de leurs aventures extraordinaires. Il était fort intrigué de savoir comment il avait pu les faire sortir sans mal de tous les mauvais pas où ils s’étaient trouvés, et il l’interrogeait souvent à ce sujet.

— Je vous le dirai, répondait le valet à ses instances, mais, seulement quand le moment en sera venu ; je ne puis le faire, à présent.

Le désir et la curiosité du prince ne faisaient que s’accroître de cette résistance, et il le pressait de plus en plus ; mais, toujours en vain. Enfin, un jour, il entra dans la chambre du valet, comme un furieux, son sabre à la main, et en criant :

— Il faut que tu me dises ton secret, ou je te tue à l’instant !

— Je vous le dirai, mon maître, puisque vous l’ordonnez ; mais, vous le regretterez, plus tard.

— Parle, te dis-je, ou prépare-toi à mourir.

Et il brandissait son grand sabre au-dessus de sa tête.

— Vous rappelez-vous, dit le fidèle serviteur, résigné, qu’en nous rendant au château du roi Dalmar, nous couchâmes dans un bois, où la nuit nous surprit ?

— Oui, je me rappelle, répondit le roi[sic].

— Vous passâtes la nuit dans votre carrosse ; mais, moi, je la passai couché sur la mousse et la fougère, au pied d’un vieil arbre. Vers minuit, je fus réveillé en entendant causer sur cet arbre ; il y avait là-haut trois personnages, qui me font tout l’effet d’être des démons. L’un des trois, ne me sachant pas là, sans doute, apprit aux deux autres notre présence dans le bois, le but de notre voyage et tout ce qu’il fallait faire pour le mener à bonne fin[44].

Déjà les pieds du fidèle serviteur étaient devenus de marbre. Son maître le vit bien, mais il le laissa continuer ainsi :

— Au retour, nous passâmes encore la nuit dans le même bois, la princesse et vous, dans le carrosse, et moi, sous le même arbre. Les mêmes personnages arrivèrent encore, à minuit, sur l’arbre, et j’appris de la même manière tout ce qu’il fallait faire, dans la seconde partie du voyage, pour arriver avec la princesse au palais de votre père.

Le prince, voyant son fidèle serviteur déjà changé en marbre, jusqu’à la ceinture, s’écria enfin :

— Assez ! assez ! Ne va pas plus loin !

— Non, il faut que j’aille jusqu’au bout, puisque j’ai commencé. Je ne devais pas vous révéler ce secret, sous peine d’être changé en statue de marbre. Vous m’avez ordonné de parler ; vous êtes mon maître, je vous ai obéi ; vous savez tout à présent, et la prédiction est accomplie.

Et en effet, le fidèle serviteur était maintenant une statue de marbre, des pieds à la tête. Les derniers mots qu’il prononça furent ceux-ci :

— C’en est fait de moi, à présent ; je vais brûler dans le feu de l’enfer, et vous-même vous y viendrez me rejoindre, si vous ne rachetez pas votre faute !

Le prince était inconsolable du malheur de son fidèle serviteur. Il était devenu triste, taciturne, il fuyait la société, et on le surprenait souvent pleurant. Personne, même sa femme, ne soupçonnait la cause d’un changement si complet.

Son vieux père lui demanda un jour :

— Où est donc ton fidèle serviteur, que tu aimais tant ? Je ne le vois plus, depuis quelque temps.

Le prince garda le silence.

— Prends garde de l’avoir fait mourir.

— Non, mon père, rassurez-vous, je ne l’ai pas fait mourir.

Il rêvait constamment aux moyens de le délivrer. Mais, comment s’y prendre ? Qui le conseillerait ? Après avoir consulté vainement un grand nombre de savants, de magiciens et de sorciers, l’idée lui vint d’aller passer encore une nuit, dans la forêt où ils en avaient déjà passé deux. Il partit, un matin, dans son carrosse, sans dire à personne où il allait, et se rendit à la forêt. Il reconnut facilement l’endroit, et il se coucha sous l’arbre, comme son vieux serviteur ; mais, il ne dormit pas. À minuit, il entendit un grand bruit d’ailes, au-dessus de sa tête, puis une voix qui disait :

— Eh bien ! camarades, le valet du fils du roi de France, qui avait entendu notre conversation et l’a révélée à son maître, est venu se chauffer chez nous, comme je vous l’avais prédit ; et le prince lui-même viendra aussi, je l’espère bien, sans tarder. Il n’y a qu’un moyen pour lui de l’éviter et de délivrer son fidèle serviteur, qu’il regrette tant, à présent.

Le prince était tout oreilles, en ce moment, je vous prie de le croire ; l’autre reprit :

— Il lui faudrait égorger son fils unique, qu’il aime tant, pendant la grand’messe, en recueillir tout le sang, dans un vase, arroser la statue de marbre, qui fut son serviteur, avec ce sang, puis, remettre ce même sang dans la bouche de l’enfant, et le coucher dans son berceau. La statue se ranimerait peu à peu, à mesure qu’on l’arroserait de sang, et, avant la fin de la grand’messe, le valet du prince serait complètement revenu à son premier état ; l’enfant lui-même ressusciterait, peu après, et se retrouverait aussi sain et aussi bien portant que devant. Voilà ce qu’il lui faudrait faire ; mais, comment pensez-vous que l’idée puisse jamais lui en venir ?

Le jour commença à poindre, en ce moment, et les hôtes de l’arbre s’envolèrent, avec un grand bruit d’ailes.

Le prince n’avait pas perdu un mot de tout ce qui s’était dit. Il revint à la maison, un peu moins triste, et plein d’espoir.

Le dimanche qui suivit, il dit à tout son monde d’aller à la grand’messe, au bourg, et de le laisser seul à la maison. Tout le monde partit, et il resta absolument seul dans le palais. Quand il entendit les cloches qui annonçaient que la grand’messe allait commencer, il prit un couteau et s’avança résolument vers le berceau où dormait son enfant.

Mais, le courage lui manqua, au moment de frapper, et il recula d’horreur et se mit à pleurer.

Il revint, un moment après, plus résolu ; il détourna la tête et frappa. Le sang jaillit aussitôt. Il le recueillit dans un vase et courut à la statue de marbre et se mit à la frotter avec le sang de son enfant, encore chaud. Et à mesure qu’il la frottait, il voyait le marbre qui se ranimait sensiblement, et, au moment où la messe finissait, la statue marcha et le fidèle serviteur parla ainsi à son maître :

— Ah ! mon pauvre maître, que j’ai eu chaud, depuis ! On m’avait bien dit que j’aurais chaud, un jour, si je révélais le secret ; et l’on n’avait pas menti. Vous-même, vous auriez eu le même sort, si vous ne vous étiez comporté comme vous l’avez fait ! Mais, ne perdez pas de temps ; remettez le sang dans la bouche de votre enfant, et soyez sans inquiétude.

Le prince s’empressa de remettre le sang dans la bouche de l’enfant ; mais, malgré tout, il n’était pas sans inquiétude. Peu après, les gens du palais rentrèrent de la grand’messe. On se mit à table, à l’heure ordinaire. La princesse et le vieux roi furent surpris et heureux de revoir leur fidèle serviteur. Cependant, ils étaient étonnés de voir le prince plus soucieux que d’ordinaire.

— Où est l’enfant ? demanda la princesse.

— Il est dans son berceau, et il dort bien, répondit-il.

Un instant après, ayant entendu un cri, comme d’un enfant qui se réveille, il se leva de table, courut à l’appartement où était son fils, et rentra aussitôt en le tenant dans ses bras, bien éveillé et souriant à sa mère. Puis il conta tout, et le sujet de sa douleur, et le motif de son dernier voyage, et la manière dont il avait délivré son fidèle serviteur.

Il y eut alors de grandes fêtes et des festins magnifiques, au palais. Moi-même, je pus me glisser, parmi la foule des serviteurs, jusqu’à la cuisine. Mais, comme je trempais mon doigt dans toutes les sauces, le maître-cuisinier, qui m’aperçut, me donna un grand coup de pied, où vous savez bien, et me lança jusqu’ici pour vous conter mon conte[45].

Conté par Jean le Person, cordonnier au bourg
de Plouaret. — Novembre 1869.

II

LE ROI DE PORTUGAL

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Setu aman eur gaozic koant,
Ha, ma c’hredit, mar hoc’h eus c’hoant,
Na vô laret en-hi tra gaou,
Met, marteze, eur gir pe daou.
Voici un joli petit conte,
Et, croyez-moi, si vous voulez,
Il n’y sera dit de mensonge,
Si ce n’est, peut-être, un mot ou deux.


I l y avait une fois un roi de Portugal, qui était si beau, qu’il croyait n’avoir pas son pareil au monde.

Il voulut voyager, pour voir s’il trouverait quelqu’un qui pût lui disputer le prix de la beauté.

Il rencontra bientôt sur sa route un bossu, qui, le voyant passer en bel attirail, s’écria :

— Comme il est laid, cet homme !

Il s’arrêta, étonné, et dit au bossu :

— Comment, bossu, vous me trouvez laid ?

— Oui, vraiment, bien que vous soyez roi et portiez de beaux habits et de riches parures. Mais, si vous pouviez épouser la princesse Ronkar, qui habite le château de Montauban, par-delà la terre, quel homme vous seriez !

— Est-ce que vous pourriez me faire obtenir cette princesse, vous ?

— Peut-être bien.

— Venez avec moi, alors, et nous la chercherons tous les deux ensemble.

— Oui, si cela me plaît.

— Je ferai tout ce que vous me direz, et vous récompenserai généreusement.

Le roi retourna à son palais avec le bossu, et lui dit, le lendemain matin :

— Allons à la recherche de la princesse Ronkar.

— C’est bien, répondit le bossu, allons ; mais, faites d’abord charger huit mulets d’or et d’argent, que nous amènerons avec nous.

On chargea huit mulets d’or et d’argent.

— À présent, dit le bossu, montons à cheval et partons.

Et ils partirent.

Ils ne furent pas loin, que le bossu mit quelque chose dans l’oreille de son cheval, et aussitôt il tomba à terre et mourut.

— Voilà mon cheval mort, dit-il, et, comme je ne veux pas marcher, je n’irai pas plus loin.

— Montez en croupe sur le mien, lui dit le roi.

Il monta en croupe derrière le roi et ils continuèrent leur route. Mais, bientôt le bossu versa encore quelque chose dans l’oreille du cheval du roi, et il tomba aussi roide mort.

— Que faire, à présent ? demanda le bossu.

— Jetons sur la route, dit le roi, l’or et l’argent que porte un des mulets, et montons tous les deux sur son dos.

C’est ce qu’ils firent, et ils continuèrent leur route, sur le mulet. La nuit les surprit dans un grand bois.

— Entrez dans ce tas de feuilles sèches que voilà, afin de n’avoir pas froid, dit le bossu au roi, et moi, je monterai sur ce vieux chêne que voici, et de là, je veillerai sur nos mulets et sur vous.

Le roi se glissa sous les feuilles sèches, et le bossu monta sur l’arbre.

Le bossu s’endormit sur l’arbre, et fut éveillé par un bruit de voix. Il regarda sous lui et vit avec étonnement un siège doré sur lequel était assis un homme, et autour de ce siège se tenaient rangés et debout vingt-cinq hommes armés et de fort mauvaise mine.

— Êtes-vous tous là ? demanda celui qui était sur le siège.

— Oui, à l’exception du boiteux, lui répondit-on.

— Il arrive toujours le dernier, celui-là ; que chacun de vous me rende compte de l’emploi de son temps.

Et ils racontèrent leurs exploits, chacun à son tour, en renchérissant l’un sur l’autre.

Cependant le boiteux arriva aussi.

— Où donc étais-tu resté ? lui demanda le chef ; tu as, sans doute, quelque bonne nouvelle à nous annoncer ?

— Oui, maître, excellente.

— Voyons, conte-nous cela, vite.

— Le roi de Portugal est dans le bois, et il a avec lui sept mulets chargés d’or et d’argent. Il va à la recherche de la princesse Ronkar, qu’il veut épouser. Écoute bien, bossu…

— Bossu ? demandèrent les autres en se regardant ; que veux-tu dire ? Il n’y a pas de bossu ici.

— Ah ! n’y faites pas attention, ce n’est rien ; avant de trouver la princesse et d’obtenir sa main, il aura fort à faire. Elle habite dans un beau château, entre le ciel et la terre. Écoute bien, bossu !…

— Encore !… s’écrièrent les autres ; que veux-tu donc dire avec ton bossu ?

— Je vous le répète, ne faites pas attention, c’est un mot qui me revient sans cesse, malgré moi ; ce n’est rien. Il rencontrera d’abord un fleuve large et profond et sur lequel il n’y a pas de pont ; mais, il n’aura qu’à couper, avec son couteau, une baguette de saule, dans une haie voisine, l’écorcher, la fourrer trois fois dans la haie, à l’endroit le plus épais, puis en frapper l’eau, trois fois, et frapper la terre en même temps du pied, et aussitôt un pont s’élèvera sur le fleuve. Qu’il passe vite, alors. Mais, il ne sera pas encore au bout de ses peines, pour être rendu de l’autre côté de l’eau.

— Que nous contes-tu donc là ? lui dit le chef.

— Mais, vous voyez bien que c’est la manière dont le prince et son bossu doivent s’y prendre pour aller au château de la princesse Ronkar : écoute bien, bossu !…

— Tu nous ennuies, avec ton bossu ; finis, vite, ton histoire.

— Après avoir traversé le fleuve, ils arriveront au pied d’une haute montagne d’un accès difficile, à cause des ronces et des épines qui en défendent partout l’approche. Mais, il trouvera là un grand galet rond, et s’il peut le soulever et le lancer contre la montagne, aussitôt un beau sentier s’offrira à sa vue, par lequel il pourra facilement monter jusqu’au sommet de la montagne. Quand il sera arrivé… Écoute bien, bossu !…

Le bossu, sur son arbre, ne perdait pas un mot de ce qu’il disait, vous pouvez bien le croire.

— Quand ils seront arrivés, le roi et lui, au haut de la montagne, ils auront affaire à cinq cent vingt soldats et à soixante géants. Je ne voudrais pas être à leur place. Mais, s’ils peuvent atteindre le château (car c’est sur cette montagne qu’est le château de la princesse Ronkar), à midi juste, ils trouveront les soldats et les géants endormis, et alors, leur affaire sera bonne. Les portes du château seront toutes ouvertes (car là, il n’arrive pas souvent du monde de notre pays), et ils pourront y entrer facilement. Dans une salle splendide, ils verront une princesse, belle comme le soleil, couchée et dormant sur son lit. Qu’ils ne restent pas, bouche béante, à la contempler ; mais, qu’ils s’empressent de lui mettre un mouchoir dans la bouche, pour l’empêcher de crier, qu’ils l’enlèvent dans leurs bras et partent, vite, sans regarder derrière eux. Mais, hélas ! s’ils n’arrivent pas au château, à midi juste, c’en est fait d’eux, et ils ne reverront jamais leur pays. Rappelle-toi bien, bossu !…

En ce moment, le jour commença à poindre, et les voleurs (car c’étaient des voleurs) se dispersèrent, après avoir reçu les ordres de leur chef.

Le roi, enfoui sous un tas de feuilles sèches, n’avait rien vu, ni rien entendu ; mais, le bossu n’avait pas perdu un mot de tout ce qu’avait dit le boiteux. Il descendit de son arbre, éveilla le roi, à qui il ne dit rien de ce qu’il savait, et ils se remirent en route.

Ils arrivèrent bientôt au fleuve dont avait parlé le boiteux. Le bossu tira son couteau de sa poche, alla à une haie qui était là près, y coupa une baguette de saule, l’écorcha, et la fourra trois fois dans la haie. Le roi coupa aussi une baguette et l’écorcha, tout en marchant, mais, il ne la fourra pas dans la haie. Ils arrivent au bord du fleuve, et ne voient ni barque ni pont.

— Nous ne pouvons pas aller plus loin, dit le roi.

Mais le bossu frappa l’eau, par trois fois, de sa baguette et la terre, de son pied, et voilà aussitôt un beau pont qui s’élève sur le fleuve, au grand étonnement du roi. Ils s’engagent dessus et passent de l’autre côté. Le bossu frappe encore l’eau de sa baguette, par trois fois, et le pont disparaît aussi promptement qu’il s’était élevé.

Les deux voyageurs se trouvèrent alors au pied d’une montagne très élevée et dont les flancs étaient garnis d’un fourré impénétrable de ronces et d’épines. Il fallait pourtant gravir cette montagne. Comment faire ? Le bossu regarda autour de lui, cherchant la pierre dont avait parlé le boiteux du bois. Il l’aperçut, à moitié ensevelie dans l’herbe.

— La pierre est bien grande ! se dit-il en lui-même ; je crains de ne pouvoir la soulever.

Pourtant, il marcha à elle résolument, la souleva et la lança contre la montagne. Aussitôt une belle route s’ouvre, par enchantement, parmi les ronces et les épines. Ils s’y engagent et arrivent facilement au haut de la montagne. Le premier coup de midi sonnait, juste, en ce moment.

— C’est à merveille ! pensa le bossu.

Ils vont droit au château, trouvent les portes ouvertes et entrent. Ils traversent plusieurs salles, toutes fort belles, et arrivent à une dernière, bien plus belle que les autres, où ils voient, couchée sur un lit de pourpre, une princesse d’une beauté resplendissante. Le roi resta à la contempler, la bouche ouverte ; mais, le bossu alla tout droit à elle, lui mit son mouchoir sur la bouche, l’enleva dans ses bras et partit, en disant au roi de le suivre. En repassant par les salles et la cour, ils virent les soldats et les géants : tous dormaient et ronflaient bruyamment, et aucun d’eux ne s’éveilla ; le moment n’était pas encore venu.

Mais, hélas ! le bossu avait oublié qu’il devait rapporter la pierre à l’endroit où il l’avait trouvée, afin que le chemin se refermât après lui, au retour, et cet oubli fit que le chemin resta ouvert et libre.

Les soldats et les géants s’éveillèrent, quand le moment fut venu, et s’aperçurent aussitôt de la disparition de la princesse. Ils la cherchèrent partout, dans le château et les jardins. Cinq ou six géants, voyant la route ouverte sur le flanc de la montagne, s’y engagèrent. Le bossu entendit leurs pas derrière lui, et dit au roi :

— Prenez la princesse, à votre tour, car je n’en puis plus !

Le roi prit la princesse des bras du bossu et ils continuèrent de descendre la montagne. Ils arrivent au fleuve. Le bossu frappe l’eau par trois fois de sa baguette et la terre, du pied, et aussitôt le pont reparaît. Ils s’engagent dessus, passent, et le bossu, de trois autres coups de baguette, le fait disparaître sous l’eau. Il était temps ! Les géants allaient mettre le pied dessus, et alors, tout eût été perdu ! Les géants hurlaient et grinçaient les dents, de l’autre côté de l’eau ; le bossu et le roi riaient et les narguaient.

Le roi, le bossu et la princesse (elle s’était éveillée, en atteignant l’autre rive du fleuve), se mirent alors en route, pour revenir en Portugal. Ils passèrent la nuit dans le même bois où les deux premiers l’avaient déjà passée, en allant à la montagne. Le roi et la princesse Ronkar se glissèrent chacun sous un tas de feuilles sèches, et le bossu monta encore sur son chêne. Vers minuit, les voleurs arrivèrent encore sous l’arbre. Et chacun de conter ses exploits au chef. Le boiteux était toujours en retard.

— Holà ! les amis, cria-t-il en arrivant, il y a du nouveau !

— Quoi donc, Diable boiteux ? demandèrent les autres.

— Le roi de Portugal est encore dans le bois, et avec lui la princesse Ronkar, qu’il vient d’enlever ! Nous les trouverons, quand viendra le jour. Pourtant, ils peuvent encore nous échapper, si le bossu s’y prend bien. Aussitôt qu’ils seront sortis du bois… Écoute bien, bossu !…

— Encore ton bossu !… De qui veux-tu donc parler ?

— Je vous l’ai déjà dit, mes amis, c’est un mot qui me revient sans cesse, malgré moi, et qui ne signifie rien ; n’y faites donc pas attention. Aussitôt qu’ils seront sortis du bois, ils rencontreront un beau carrosse avec un postillon, qui invitera le roi et la princesse et le bossu aussi à y monter ; mais, s’ils y montent, malheur à eux ! car le roi et le bossu seront conduits dans l’enfer, et la princesse retournera au château où elle était retenue enchantée par un magicien puissant. Mais, s’ils ne montent pas dans le carrosse, un peu plus loin, ils rencontreront un étang, où ils verront un homme qui se noie et qui appelle au secours. S’ils essaient de lui porter secours, le roi et le bossu tomberont encore dans l’enfer, et la princesse retournera à son château, sous la garde des géants. Un peu plus loin encore, ils rencontreront une vieille femme, qui leur offrira des gâteaux et des fruits. La princesse voudra en accepter ; mais, si elle prend la moindre chose, le roi et le bossu iront en enfer, et la princesse retournera captive dans le château d’où elle vient.

Le bossu entendit tout, sur son arbre. Quand le jour commença à poindre, les voleurs se séparèrent et partirent, de côté et d’autre, à la recherche du roi de Portugal et de la princesse Ronkar. Ils ne savaient pas qu’ils étaient si près d’eux.

Le bossu descendit alors de son arbre, éveilla le roi et la princesse, et ils se remirent en route.

Dès qu’ils furent sortis du bois, ils virent un beau carrosse, avec un postillon tout galonné d’or, qui les invita à entrer dans son carrosse. Le roi et la princesse ne demandaient pas mieux ; mais, le bossu frappa le postillon de sa baguette blanche, qu’il avait gardée, et il s’en alla au galop.

Le roi, la princesse et le bossu continuèrent leur route, et arrivèrent bientôt au bord d’un grand étang. Un homme s’y noyait et criait : « Au secours ! Je me noie !… » C’était pitié de l’entendre.

— Le pauvre homme ! Il faut essayer de le sauver ! dirent le roi et la princesse.

— Gardez-vous en bien, et continuons notre route, dit le bossu, sans s’arrêter.

Et ils passèrent outre.

Un peu plus loin, ils rencontrèrent une vieille femme, qui portait un panier au bras. Elle les accosta, et, présentant à la princesse son panier rempli de gâteaux et de beaux fruits, elle lui dit :

— Voyez, princesse, les fruits délicieux, les excellents gâteaux ! Jamais vous n’en avez mangé de meilleurs !…

La princesse étendait déjà la main pour en prendre, lorsque le bossu accourut, et, d’un coup de pied, lança le panier en l’air et fit tomber les gâteaux et les fruits dans la poussière. La vieille l’agonit d’injures, et le roi, mécontent, lui dit :

— Pourquoi avez-vous fait cela ? Ne voyez-vous pas que la princesse et moi nous désirions manger un gâteau et un fruit ?…

— Vous le saurez, plus tard ; marchons !… dit le bossu, pour toute réponse.

J’avais oublié de dire que le boiteux, dans le bois, avait recommandé au bossu de ne rien révéler au roi de ce qu’il avait entendu, sous peine de voir la partie inférieure de son corps pétrifiée, à partir de la ceinture ; la moitié supérieure ne subirait d’autre changement que de lancer du feu par la bouche, les narines et les yeux.

Ils se remirent en marche, et arrivèrent à une hôtellerie, au bord de la route. Ils avaient faim, ils étaient fatigués et ils s’y arrêtèrent pour se restaurer et se reposer. Ils y passèrent la nuit, et prirent un carrosse, le lendemain matin, pour les conduire jusqu’en Portugal.

Le roi de Portugal épousa la princesse Ronkar, la plus belle créature qu’il fût possible de voir sous l’œil du soleil[46], et il y eut, à cette occasion, de belles fêtes et de grands festins.

Neuf mois après, la reine mit au monde un enfant, un garçon superbe.

Le bossu était resté avec le roi, dans son palais, et c’était son conseiller le plus écouté et son meilleur ami. Ils parlaient souvent de leur voyage à la recherche de la princesse Ronkar, et, chaque fois, le roi demandait à son compagnon de voyage comment il avait pu le conseiller de manière à mener à bout une si périlleuse entreprise. Le bossu résistait et répondait toujours d’une façon évasive. Mais, la curiosité du roi et ses instances augmentaient, chaque jour. Il en vint à accuser son ami et son sauveur de ne pas l’aimer et de comploter même contre sa vie.

Le bossu, bien qu’il connût parfaitement la conséquence funeste du secret qu’il allait trahir, lui dit alors :

— Puisque ce secret vous rend malheureux et injuste au point de douter de mon amitié pour vous, je vais vous le faire connaître ; mais, vous le regretterez bientôt.

Il lui dit tout. Et, à mesure qu’il parlait, la moitié inférieure de son corps se changeait en marbre : ses pieds d’abord, puis ses jambes et ses cuisses ; et quand il finit de parler, il était pétrifié jusqu’à la ceinture, et le feu sortait de sa bouche, de ses narines et de ses yeux. Il était effrayant à voir !

La douleur du roi fut grande de voir l’état dans lequel sa curiosité avait mis son meilleur ami. Il le visitait plusieurs fois par jour, et pleurait à la vue de ses souffrances. Il fit venir tous les médecins, magiciens et sorciers de son royaume. Personne n’y pouvait rien. Il était au désespoir.

L’idée lui vint d’aller passer une nuit au bois où ils s’étaient arrêtés, en allant au château de la princesse, et au retour de là. Peut-être y verrait-il le boiteux, qui lui apprendrait le secret qu’il cherchait.

Il se rendit donc au bois, monta sur l’arbre et attendit.

Vers minuit, les brigands arrivèrent, comme d’habitude. Chacun rendit compte au chef de sa conduite, et le boiteux dit, à son tour :

— Le roi de Portugal est encore dans le bois, camarades !

— Laisse-nous donc tranquille avec ton roi de Portugal, lui dit-on.

— Je vous le répète, le roi de Portugal est dans le bois. Il cherche un remède pour guérir son ami le bossu, dont toute la moitié inférieure, jusqu’à la ceinture, est pétrifiée. Je sais bien, moi, ce qu’il faudrait faire pour le guérir. Il faudrait que le roi (il ne fera jamais cela) égorgeât de ses propres mains son fils unique, comme un petit cochon, et en recueillit le sang, dans un vase, pour en arroser le bossu pétrifié. Aussitôt il reviendrait à son état primitif, aussi sain que jamais. Mais, je le répète, jamais le roi ne fera cela.

Le roi avait bien entendu, sur l’arbre. Le jour vint et les brigands se dispersèrent, et le roi se remit en route pour revenir à son palais. Sa perplexité était grande et cruelle. Son âme était navrée de l’état où il voyait son ami, celui à qui il devait sa femme et la vie même, — et cela par sa faute !… Mais aussi, égorger son fils unique, un si bel enfant !…

Il arrive au palais et va voir son ami, aussitôt. Il le revoit dans le même état et pleure abondamment. Il était malheureux et ne mangeait ni ne dormait plus. Enfin, il se dit un jour :

— Je ne puis rester plus longtemps dans cette situation ! Il faut délivrer mon ami !…

Il prend un couteau et se dirige vers la chambre de son fils. Mais, le cœur lui manque, en le voyant endormi, dans son berceau, si gentil et le sourire sur les lèvres ; il hésite, le couteau lui tombe de la main, et il revient sur ses pas. Il retourne auprès de son ami le bossu et est tellement ému de son supplice qu’il court de nouveau à la chambre de son fils, fou de douleur, et le frappe, cette fois. Il recueille son sang dans un vase et court en arroser le bossu. Aussitôt celui-ci se sent soulagé, le feu s’éteint dans sa bouche, dans ses narines et ses yeux, et, peu à peu, la partie pétrifiée de son corps s’assouplit ; le marbre redevient chair, le sang y circule de nouveau, et il est bientôt rendu à son état naturel.

Les deux amis se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, en pleurant de joie.

— Vois comme je t’aime ! dit le roi au bossu ; j’ai égorgé mon fils unique pour te délivrer !

— Sire, répondit le bossu, votre dévouement sera récompensé ; votre fils n’est pas mort ; allons le voir !

Et, quand ils entrèrent dans la chambre de l’enfant, ils le virent qui souriait, dans son berceau, et tendait les bras vers son père.

Il y eut alors, à la cour, des fêtes magnifiques. Et depuis, je n’ai pas eu de leurs nouvelles.

Conté par Francesa ar C’hroseur, femme Bizi (Bizien),
ménétrier, de Belle-Isle-en-Terre. — Décembre 1869.

Le prototype des contes de ce cycle semble être le conte hindou de Viravara, dans le Pantchatantra et aussi dans l’Hitopadésa, chap. IX, édition Maisonneuve, 1882, avec mélange de souvenirs de l’Obéron de Huon de Bordeaux.

Le Roi de Portugal et le Roi Dalmar, qui précède, peuvent aussi se rattacher au cycle de la Princesse aux Cheveux d’Or par la recherche de la princesse Ronkar et du Roi Dalmar.

III

IOUENN KERMÉNOU

L’HOMME DE PAROLE
Séparateur


Bez’a zo brema pell-amzer’
D’ar c’houlz m’ho devoa dennt ar ier.
Il y a de cela bien longtemps,
Quand les poules avaient des dents.


I l y avait un marchand, nommé Jean Kerménou, qui avait gagné une grande fortune. Il avait plusieurs navires sur la mer, et il allait dans les pays lointains avec des marchandises de son pays, qui lui coûtaient peu de chose, et qu’il revendait très avantageusement. Il n’avait qu’un fils, nommé Iouenn, et il désirait le voir devenir marchand et homme de mer, comme lui. Aussi, un jour, lui parla-t-il de la sorte :

— Voici que je me fais vieux, mon fils, et, après avoir beaucoup travaillé, toute ma vie, et m’être donné beaucoup de mal, je voudrais rester enfin tranquille, à la maison, pour attendre la mort, quand il plaira à Dieu de me l’envoyer. Mais, vous, qui êtes jeune et plein de force et de santé, je voudrais vous voir travailler et voyager, comme je l’ai fait, car tout homme, dans ce monde, doit travailler pour vivre. Je vais donc vous donner un navire, chargé de marchandises du pays, que vous irez vendre dans les pays lointains ; vous reviendrez avec une autre cargaison de marchandises étrangères, et apprendrez ainsi le commerce et augmenterez votre avoir.

Iouenn, qui ne désirait rien tant que de quitter la maison de son père et de voyager au loin, entendit ces paroles avec une grande joie. On lui chargea donc un navire de toutes sortes de marchandises et il partit, muni de lettres pour les pays où il se rendait. Les vieux matelots de son père étaient avec lui, et, après une longue navigation, avec toutes sortes de temps, et du bon et du mauvais, il arriva dans une ville dont je ne sais pas le nom. Il présenta les lettres de son père, reçut bon accueil, vendit bien sa cargaison et en fit beaucoup d’argent.

Un jour qu’il se promenait par la ville, il vit un rassemblement de curieux et entendit des aboiements de chiens. Il s’approcha, et fut fort étonné de voir le cadavre d’un homme livré en pâture à un troupeau de chiens. Il demanda ce que cela signifiait, et apprit que cet homme avait beaucoup de dettes, et qu’après sa mort, son corps avait été livré en pâture aux chiens, selon la coutume du pays, à l’égard de ceux qui mouraient insolvables. Iouenn eut pitié de ce pauvre mort et dit :

— Chassez les chiens ; je paierai ses dettes et lui ferai rendre les derniers devoirs.

On arracha le cadavre aux chiens, et Iouenn fit publier par la ville que tous ceux à qui cet homme devait quelque chose n’avaient qu’à venir le trouver et ils seraient payés.

Il se présenta beaucoup de monde, et il lui fallut une grande somme d’argent pour les désintéresser tous ; puis, quand personne ne réclama plus rien, le cadavre fut enseveli et mis en terre avec les honneurs convenables.

Quelques jours après, Iouenn Kerménou remit à la voile, pour revenir dans son pays, avec le peu d’argent qui lui restait, et sans acheter d’autres marchandises. Comme il était en mer avec ses matelots, ils aperçurent un navire tout tendu de noir :

— Que signifie ceci ? se demandèrent-ils ; il faut aller voir.

Et ils se dirigèrent vers le navire tendu de noir, et, quand ils furent auprès, Iouenn cria à ceux qui le montaient :

— Pourquoi êtes-vous ainsi tendus de noir ? Vous est-il arrivé quelque malheur ?

— Oui, il y a malheur assez ! lui répondit-on.

— Qu’est-ce donc ? Parlez, et si nous pouvons vous être utiles, ce sera avec plaisir.

— Il y a un serpent qui habite dans une île, près d’ici, et, tous les sept ans, il faut lui livrer une princesse du sang de notre famille royale.

— La princesse est-elle avec vous ?

— Oui, elle est avec nous et nous la conduisons au serpent, et voilà pourquoi notre navire est tendu de noir.

Iouenn, à ces mots, monta sur le navire tendu de noir et demanda à voir la princesse. Quand il vit combien elle était belle, il s’écria :

— Cette princesse ne sera pas la proie du serpent !

— Hélas ! répondit le maître du navire, il nous faut la lui conduire, ou il mettra tout le royaume à feu et à sang.

— Je vous dis qu’elle ne sera pas conduite au serpent, et qu’elle viendra avec moi. Je vous donnerai en échange beaucoup d’argent, et vous pourrez acheter ou enlever, quelque part ailleurs, une autre princesse, que vous livrerez au serpent.

— Si vous nous donnez assez d’argent…

— Je vous en donnerai à discrétion.

Et il leur donna tout l’argent qui lui restait et emmena la princesse sur son navire.

Les gens du navire tendu de noir allèrent alors chercher une autre princesse, et Iouenn Kerménou s’en retourna dans son pays, avec celle qu’il leur avait achetée. Mais, il n’avait plus d’argent, ayant tout donné.

Quand le vieux marchand apprit que le navire de son fils était rentré au port, il se hâta de s’y rendre et lui demanda :

— Eh bien ! mon fils, avez-vous fait un bon voyage ?

— Oui, vraiment, mon père, il a été assez beau, répondit-il.

— Que rapportez-vous ? Faites-moi voir.

Iouenn conduisit le vieillard à sa cabine et lui dit, en lui montrant la princesse :

— Voyez, mon père, voilà ce que je rapporte.

— Oui, une belle fille, comme il y en a beaucoup dans ces pays-là ; mais, vous avez de l’argent aussi, puisque vous n’avez pas de marchandises ?

— J’ai eu beaucoup d’argent, il est vrai, mon père ; mais je n’en ai plus.

— Qu’en avez-vous donc fait, mon fils ?

— J’en ai employé une moitié, mon père, à racheter et à faire ensevelir convenablement le cadavre d’un pauvre homme jeté en pâture aux chiens, parce qu’il était mort sans pouvoir payer ses dettes ; et j’ai donné l’autre moitié pour cette belle princesse, que l’on conduisait à un serpent, pour être dévorée par lui.

— Il n’est pas possible que vous ayez fait tant de folies, ou vous n’êtes qu’un sot, mon fils !

— Je ne vous dis que la vérité, mon père.

— Eh bien ! disparaissez de devant mes yeux, et ne remettez jamais les pieds dans ma maison, ni vous ni votre princesse ; je vous maudis.

Et le vieillard s’en alla, furieux.

Iouenn était fort embarrassé ; où aller avec sa princesse, puisque son père ne voulait pas le recevoir, et qu’il n’avait plus d’argent ? Il se rendit chez une vieille tante qu’il avait, dans la ville, et lui conta tout : comment il avait employé son argent à payer les dettes d’un homme mort insolvable et à racheter la belle princesse qu’elle voyait auprès de lui, et que l’on conduisait à un serpent ; et comment enfin son père leur avait donné sa malédiction à tous deux, en leur défendant de remettre jamais les pieds dans sa maison.

La tante eut pitié d’eux, et leur donna l’hospitalité.

Mais, bientôt Iouenn voulut épouser la princesse. Il se rendit auprès de son père, pour solliciter son consentement.

— La fille est-elle riche ? lui demanda le vieillard.

— Elle le sera, un jour, mon père, puisqu’elle est fille de roi.

— Oui da ! quelque drôlesse, qui vous aura fait croire qu’elle est fille de roi : faites comme il vous plaira, du reste ; mais, vous n’aurez rien de moi, si vous l’épousez.

Iouenn s’en retourna tout triste et raconta à la princesse et à sa tante la réception que lui avait faite son père. Quoi qu’il en soit, le mariage fut célébré, la tante en fit les frais et céda aux jeunes époux une petite maison, qu’elle possédait, non loin de la ville, et où ils se retirèrent.

Environ neuf ou dix mois après, la princesse donna le jour à un fils, un fort bel enfant.

Un oncle de Iouenn, un frère de sa mère, avait aussi des navires sur la mer, pour aller faire du commerce dans les pays lointains. Il se faisait vieux, il était riche aussi et ne voulait plus naviguer. Il confia à son neveu un beau navire, chargé de marchandises, pour aller les vendre dans les pays où le soleil se lève. Quand la princesse apprit cela, elle dit à son mari qu’il fallait mettre leurs portraits à tous deux et celui de leur enfant, bien ressemblants, à l’avant du navire. Ce qui fut fait. Iouenn fit alors ses adieux à sa femme, embrassa tendrement son enfant, et mit à la voile. Il fut jeté par le vent, sans qu’il en sût rien, dans la ville où habitait le père de sa femme. Les gens de la ville accoururent pour voir son navire, et, quand ils virent les trois portraits sculptés à l’avant, sous la misaine, ils reconnurent dans l’un d’eux la fille de leur roi, et allèrent en avertir celui-ci. Le roi courut aussitôt au navire, et, dès qu’il vit le portrait, il s’écria :

— Oui, c’est bien ma fille ! Serait-elle donc encore en vie ? Il faut que je m’en assure, à l’instant.

Et il demanda à parler au capitaine du navire. Quand il vit Iouenn, il reconnut facilement que c’était l’homme dont le portrait se trouvait avec celui de sa fille, à la proue du navire, et il lui dit :

— Ma fille est sur votre navire, capitaine ?

— Excusez-moi, seigneur, lui répondit Iouenn, il n’y a ni fille ni femme sur mon navire.

— Je vous dis qu’elle est ici, quelque part, et il faut que je la voie, à l’instant.

— Croyez-moi, seigneur, votre fille n’est pas sur mon navire.

— Où donc est-elle ? car vous la connaissez, sans doute, puisque son portrait est près du vôtre, sur l’avant de votre navire.

— Je ne saurais vous dire, seigneur, où est votre fille, car je ne la connais pas.

Iouenn ne voulait pas avouer, de crainte qu’on ne lui enlevât sa femme. Le roi était fort en colère, et dit :

— Nous verrons bien, tout à l’heure ; et quant à toi, tu auras la tête tranchée.

Et il visita tout le navire, avec ses deux ministres et quelques soldats, qui l’accompagnaient, et, comme ils ne trouvèrent pas la princesse, Iouenn fut jeté en prison, en attendant qu’on lui fît tomber la tête, le lendemain, et son navire fut livré en pillage au peuple, et ensuite incendié.

Iouenn, dans sa prison, conta ses aventures à son geôlier, qui paraissait s’intéresser à son sort. Il lui dit comment son père l’avait chassé de sa maison, parce qu’il avait employé tout l’argent qu’il avait eu de sa cargaison à racheter un homme mort qui avait été jeté en pâture aux chiens et à lui faire rendre les derniers devoirs, et à délivrer une belle princesse d’un serpent auquel on la conduisait, laquelle princesse il avait épousée et lui avait donné un fils ; un frère de sa mère lui avait confié un navire pour aller commercer dans les pays lointains, du côté du Levant, et il avait mis sur l’avant de ce navire le buste de sa femme, le sien propre et celui de leur enfant, sculptés en bois et fort ressemblants. Le roi prétendait reconnaître, dans le buste de sa femme, celui de sa fille, qu’il croyait avoir péri, victime du serpent, et, comme il ne la retrouva pas sur le navire, puisqu’il est vrai qu’elle n’y était pas, étant restée à la maison avec son enfant, il l’avait fait jeter en prison, et son navire avait été pillé par le peuple, puis incendié.

— Ainsi donc, répondit le geôlier, vous avez sauvé du serpent la fille du roi, et elle est, à présent, votre femme ?

— Je l’ai achetée du capitaine d’un navire qui la conduisait à un serpent, dans une île, et, selon ce qu’elle dit, elle serait fille d’un roi, mais je ne sais de quel roi.

Le geôlier courut faire part au roi de ce qu’il venait d’entendre. Le roi donna l’ordre d’amener, sur-le-champ, le prisonnier en sa présence, et, quand il eut entendu son histoire, il s’écria :

— C’est sûrement ma fille ! Où est-elle ?

— Elle est restée à la maison, dans mon pays, avec son enfant, répondit Iouenn.

— Il faut me l’aller chercher, vite, pour que je la voie encore, avant de mourir !

Et l’on donna un nouveau navire à Iouenn, pour aller chercher la princesse et la ramener à son père. Les deux premiers ministres du roi reçurent aussi l’ordre de l’accompagner, dans la crainte qu’il ne revînt pas. Ils arrivèrent sans encombre dans le pays de Iouenn, et s’en retournèrent aussitôt, ramenant la princesse et son enfant.

Un des deux ministres du roi aimait la princesse, depuis longtemps, et, pendant la traversée, il recherchait sa société et voyait son mari d’un mauvais œil. Si bien que la princesse craignit qu’il ne méditât quelque trahison contre Iouenn, et pria celui-ci de rester avec elle, dans sa chambre, et d’aller moins souvent sur le pont du navire. Mais Iouenn aimait à être sur le pont et même à aider lui-même les matelots, dans leurs manœuvres, et sa femme ne pouvait le retenir auprès d’elle. Voyant cela, elle lui mit sa chaîne d’or au cou. Une nuit qu’il était appuyé sur le bord du navire, regardant la mer, qui était calme et belle, le ministre qui poursuivait sa femme s’approcha de lui, tout doucement, le prit par les pieds et le précipita dans la mer, la tête la première. Personne ne le vit faire le coup. Peu après, il cria : — Le capitaine est tombé à la mer !… On envoya des hommes avec des embarcations à sa recherche, mais, c’était trop tard, et on ne le retrouva pas. Alors, le traître se rendit auprès de la princesse et lui dit que son mari avait été jeté à la mer par un coup de vent et qu’il était noyé. La pauvre femme fut désolée, à la pensée que son mari était mort ; mais, heureusement que Iouenn Kerménou était bon nageur, et il nagea vers un écueil, qu’il aperçut non loin de l’endroit où il était tombé, et s’y sauva. Laissons-le là, pour un moment, et suivons la princesse jusqu’à son pays.

Elle prit le deuil, s’habilla tout de noir, et ne donna plus aucun signe de joie. Elle soupçonna bien quelque trahison de la part du ministre de son père, et elle ne voulut plus le revoir. Quand elle arriva chez son père, elle reçut bon accueil et le vieux roi pleura de joie. On fit un grand repas, avec des fêtes et des réjouissances publiques. Mais, hélas ! la pauvre princesse ne pouvait plus rire et ne trouvait de plaisir à rien. Le perfide ministre s’appliquait toujours à lui plaire, et il fit tant et si bien qu’il finit par rentrer en grâce auprès d’elle. Ils se fiancèrent et prirent date pour la célébration du mariage. La fiancée défendit que l’on prononçât jamais en sa présence le nom de son premier mari, dans l’intervalle des fiançailles au mariage. Trois ans s’étaient écoulés, depuis qu’elle l’avait perdu, et elle pensait bien qu’elle ne le reverrait jamais, et qu’elle pouvait se remarier, en toute sûreté.

Retournons maintenant, en attendant le jour fixé pour le mariage, auprès de Iouenn Kerménou, sur son rocher, au milieu de la mer.

Il y avait trois ans qu’il était là. Il n’avait pour toute nourriture que les coquillages qu’il pouvait recueillir contre son rocher et les poissons qu’il réussissait à prendre, de temps en temps. Il était complètement nu et son corps était tout couvert de poil, si bien qu’il ressemblait plus à un animal qu’à un homme. Un trou sous un rocher lui servait d’habitation. Il avait encore au cou la chaîne d’or de sa femme. Aucun navire ne passait jamais par là, et il avait perdu tout espoir d’en sortir. Une nuit, pendant qu’il dormait dans son trou, il fut éveillé par une voix qui disait : — Froid !… froid !… Hou ! hou ! hou !… Puis il entendait comme les claquements de dents d’un homme transi de froid, et, un moment après, le bruit d’un animal ou d’un homme qui se jette à l’eau. Tout cela l’étonna ; mais il ne sortit pourtant pas pour voir ce que ce pouvait être. La nuit suivante, ce fut la même chose. Il ne parla pas encore, ne sortit pas de son trou et ne vit rien.

— Qu’est-ce que tout ceci pourrait bien être ? se demandait-il ; c’est peut-être une âme en peine. Demain soir, si j’entends encore, je parlerai et je sortirai, pour voir.

La troisième nuit, il entendit encore, comme les deux précédentes, et plus près de lui : — Froid !… froid !… Hou ! hou ! hou !… et des claquements de dents. Il sortit et vit, au clair de la lune, un homme complètement nu, le corps sanglant et couvert d’horribles blessures, le ventre entr’ouvert, avec les entrailles qui s’en échappaient, les yeux arrachés de leurs orbites, et, au côté gauche, une énorme plaie, par où l’on voyait son cœur. Il frémit d’horreur, et demanda pourtant :

— Que vous faut-il, mon pauvre homme ? Parlez, et si je puis quelque chose pour vous, je vous promets de le faire.

— Ne me reconnaissez-vous donc pas, Iouenn Kerménou ? demanda le fantôme ; je suis celui dont vous avez arraché le cadavre aux chiens qui le dévoraient, et à qui vous avez fait rendre les derniers devoirs, après avoir payé ses dettes, de votre propre argent. Par reconnaissance pour ce que vous avez fait pour moi, je veux aussi faire quelque chose pour vous. Vous désirez, sans doute, être retiré de dessus ce rocher désert, où vous souffrez depuis trois ans ?

— Ah ! si vous pouviez me rendre ce service, mon Dieu !… s’écria Iouenn.

— Promettez-moi de faire bien exactement tout ce que je vous dirai, et je vous retirerai de là, et vous conduirai auprès de votre femme.

— Oui, je ferai tout ce que vous me direz.

— C’est demain que votre femme doit se marier avec le ministre de votre beau-père qui vous a jeté à la mer.

— Mon Dieu, serait-ce donc vrai ?

— Oui, car elle vous croit mort, n’ayant eu en aucune façon de vos nouvelles, depuis trois ans. Mais, promettez-moi de me donner une moitié de tout ce qui appartiendra à votre femme et à vous, dans un an et un jour, et je vous conduirai jusqu’à la porte de la cour du palais de votre beau-père, pour demain matin, avant l’heure où le cortège se rendra à l’église.

— Oui, je vous promets de vous donner cela, et davantage encore, si vous faites ce que vous dites.

— Eh bien ! montez, à présent, sur mon dos, et souvenez-vous bien, car, dans un an et un jour, vous me reverrez, en quelque lieu que vous soyez.

Iouenn monta sur le dos de l’homme mort, qui se jeta avec lui à la mer, nagea comme un poisson et le conduisit, pour le lever du soleil, à la porte du palais de son beau-père, puis il s’en alla, en disant :

— Au revoir, dans un an et un jour.

Quand le portier du palais ouvrit sa porte, le matin, il fut effrayé en voyant auprès un animal comme il n’en avait jamais vu, et il s’enfuit en courant et en criant au secours. Les valets accoururent à ses cris. Ils prirent Iouenn pour un sauvage, et, comme il ne paraissait pas méchant, ils s’approchèrent de lui et lui jetèrent des morceaux de pain, comme à un chien. Il y avait trois ans qu’il n’avait mangé de pain, et il sautait dessus et les mangeait avec avidité. Les servantes et les femmes de chambre du palais étaient aussi accourues pour voir l’homme sauvage. La femme de chambre de la princesse était là aussi, et elle reconnut à son cou la chaîne d’or de sa maîtresse et courut lui dire :

— Maîtresse, si vous saviez ?…

— Quoi donc ? demanda la princesse.

— Votre mari, Iouenn Kerménou…

— J’ai fait défense expresse, vous le savez, de prononcer ce nom devant moi, avant que je ne sois mariée.

— Mais, maîtresse…, il est là, dans la cour du palais !…

— Cela n’est pas possible, ma fille, car voici déjà trois ans qu’il est mort, comme tout le monde le sait.

— Je vous assure, maîtresse, qu’il est là ; je l’ai bien reconnu, à votre chaîne d’or, qu’il a encore au cou.

À ces mots, la princesse se hâta de descendre dans la cour, et dès qu’elle aperçut le prétendu sauvage, bien qu’il ressemblât plus à un animal qu’à un homme, elle reconnut son mari, et lui sauta au cou pour l’embrasser. Puis, elle l’emmena avec elle dans sa chambre et lui donna des vêtements pour s’habiller. Les valets et les servantes étaient tout étonnés de ce qu’ils voyaient, car nul autre que la femme de chambre de la princesse ne savait que c’était là son premier mari. Ceci se passait le matin du jour où elle devait être remariée au premier ministre de son père. Dans ce temps-là, à ce qu’il paraît, la coutume existait, aux grandes noces, que le repas avait lieu avant d’aller à l’église. On avait invité beaucoup de monde, de tous les coins du royaume, et aussi des royaumes voisins. Quand le moment en fut venu, on se mit à table. La princesse, belle et parée magnifiquement, était entre son père et son fiancé. Vers la fin du repas, on chanta et on fit des récits plaisants, selon l’habitude. La princesse fut priée par son futur beau-père de dire aussi quelque chose, et elle parla de la sorte :

— Monseigneur, donnez-moi votre avis, je vous prie, sur le cas que voici : J’avais un gentil petit coffret avec une charmante clef d’or. Mais, je vins à perdre la clef de mon coffret, et je la regrettai beaucoup. Alors, j’en fis faire une nouvelle. Mais, quand la nouvelle clef fut prête, je retrouvai l’ancienne, de sorte que j’ai aujourd’hui deux clefs, au lieu d’une. Cela m’embarrasse un peu. Je connais l’ancienne clef, elle était bonne et je l’aimais, et je ne sais pas ce que sera la nouvelle, dont je ne me suis jamais servie encore. Dites-moi, je vous prie, laquelle des deux clefs je dois garder, l’ancienne ou la nouvelle ?

— Gardez votre ancienne clef, ma fille, puisqu’elle est bonne : pourtant, si vous me faisiez voir les deux clefs ? répondit le vieillard.

— C’est juste, dit la princesse ; attendez un instant, et vous allez les voir.

Et elle se leva de table, se rendit à sa chambre et revint un instant après, tenant par la main Iouenn Kerménou, et parla de la sorte :

— Voilà la clef nouvelle ! et elle montrait du doigt le ministre qui devait l’épouser, — et voici l’ancienne, que je viens de retrouver ! Elle est bien un peu rouillée, parce qu’elle a été longtemps perdue ; mais, je la rendrai, sans tarder, aussi belle qu’elle le fut jamais. Cet homme est Iouenn Kerménou, mon premier mari, et le dernier aussi, car je n’en aurai jamais d’autre que lui !

Voilà tout le monde ébahi d’étonnement, en entendant ces paroles, et le ministre devint pâle comme la nappe qui était devant lui. La princesse prit encore la parole et conta tout au long les aventures de Iouenn Kerménou.

Le vieux roi, furieux, se leva alors, et, s’adressant aux valets, il dit :

— Faites chauffer le four, sur-le-champ, et qu’on y jette cet homme !

Et il désignait du doigt son premier ministre. On exécuta son ordre et le ministre fut jeté dans une fournaise ardente.

Iouenn Kerménou et sa femme restèrent à la cour, et y vécurent désormais tranquilles et heureux. Au bout de neuf mois, la princesse accoucha encore d’un fils. Leur premier enfant était mort.

Iouenn ne songeait plus à l’homme mort et au marché conclu entre eux pour le retirer de dessus son rocher désert, au milieu de la mer. Mais, quand le moment fut venu, au bout d’un an et un jour, un jour du mois de novembre que sa femme et lui étaient tranquillement auprès du feu, la mère chauffant son enfant, et lui les regardant, quelqu’un arriva inopinément dans la maison, ils ne surent comment, et dit :

— Bonjour, Iouenn Kerménou !

La princesse fut tout effrayée, à la vue de cet inconnu, d’un aspect horrible. Iouenn reconnut l’homme mort qu’il avait arraché aux chiens. Celui-ci reprit :

— Vous rappelez-vous, Iouenn Kerménou, que lorsque vous étiez seul sur votre rocher aride, au milieu de la mer, il y a de cela un an et un jour, vous me promîtes de me céder, pour vous retirer de là, une moitié de tout ce qui appartiendrait à votre femme et à vous, au bout d’un an et un jour ?

— Je me le rappelle, répondit Iouenn, et je suis prêt à tenir ma parole.

Et il demanda les clefs à sa femme, ouvrit toutes les armoires et tous les coffres où étaient leur or, leur argent, leurs diamants et leurs parures, et dit :

— Voyez ! je vous donnerai du fond du cœur une moitié de tout ce que nous avons là, et ailleurs aussi.

— Non, Iouenn Kerménou, ce n’est pas de ces biens-là que je demande et je vous les laisse tous ; mais, voici quelque chose de plus précieux et qui vous appartient encore à tous deux (et il montrait l’enfant entre les bras de sa mère), et une moitié m’en appartient aussi.

— Dieu ! s’écria la mère, en entendant cela, et en cachant son enfant dans son sein.

— Partager mon enfant !… s’écria, de son côté, le père, saisi de terreur.

— Si vous êtes homme de parole, reprit l’autre, songez à ce que vous m’avez promis, sur le rocher : que vous me céderiez, au bout d’un an et un jour, la moitié de tout ce qui appartiendrait en commun à votre femme et à vous, et je pense que cet enfant est bien à vous deux ?…

— Hélas ! c’est vrai, je l’ai promis, s’écria le malheureux père, les larmes aux yeux ; mais, songez aussi à ce que j’ai fait pour vous, quand votre cadavre avait été livré en pâture aux chiens, et ayez pitié de moi !…

— Je réclame ce qui m’est dû, une moitié de votre fils, comme vous me l’avez promis.

— Jamais je ne permettrai que mon fils soit partagé en deux, emportez-le plutôt tout entier ! s’écria la mère.

— Non, j’en veux la moitié seulement, selon nos conventions.

— Hélas ! je l’ai promis et je dois tenir ma parole, dit Iouenn, en sanglotant et en se couvrant les yeux de sa main.

L’enfant fut alors déshabillé tout nu et étendu sur le dos, sur une table.

— Prenez maintenant un couteau, Iouenn Kerménou, et taillez-moi ma part, dit l’homme mort.

— Ah ! je voudrais être encore sur le rocher aride, au milieu de la mer ! s’écria le malheureux père.

Et, le cœur brisé de douleur, il leva le couteau sur son enfant, en détournant la tête. L’autre lui cria, en ce moment :

— Arrête ! ne frappe pas ton enfant, Iouenn Kerménou ! Je vois clairement, à présent, que tu es homme de parole, et que tu n’as pas oublié ce que j’ai fait pour toi. Moi aussi, je n’ai pas oublié ce que je te dois, et que c’est grâce à toi que je vais maintenant en Paradis, où je ne pouvais aller, avant que mes dettes eussent été payées et que mon corps eût reçu la sépulture. Au revoir donc, dans le Paradis de Dieu, où rien ne m’empêche plus d’aller…

Et il disparut alors.

Le vieux roi vint à mourir, peu après, et Iouenn Kerménou fut roi à sa place[47].

Conté à Marguerite Philippe, par une pèlerine, en allant
en pèlerinage au Rélec. — 1873.



V
CORPS SANS ÂME

I

LE CORPS-SANS-ÂME

Séparateur



I l y avait une fois un roi de France qui avait un fils, lequel n’aimait rien autant que la chasse. Un jour qu’il chassait, selon son habitude, il aperçut un corbeau posé à terre, et quoiqu’il en fût déjà bien près, l’oiseau ne s’envolait pas.

— Voici, se dit-il, un corbeau qui paraît blessé et ne peut, sans doute, s’envoler.

Et il voulut le prendre à la main. Mais, le corbeau s’enfuit en courant, sous une grosse pierre (un dolmen ?), et il descendit dans un trou si noir et si profond, qu’il lui sembla qu’il allait tomber dans l’enfer. Sa chute dura bien une heure, à peu près, et quand ses pieds rencontrèrent de nouveau la terre, il se trouva dans une grande avenue de vieux chênes. Au bout de cette avenue, il y avait un beau château. Il se dirigea vers le château. La porte de la cour était ouverte et il y entra. Il aperçut là un seigneur, et, marchant droit à lui, il lui demanda s’il n’avait pas besoin d’un domestique.

— Oui, vraiment, répondit le seigneur ; mon valet d’écurie est nouvellement parti, et je voudrais le remplacer.

— Eh bien ! si vous voulez me prendre à votre service, j’aurai bien soin de vos chevaux.

— Je le veux bien, mais, à la condition que vous ferez bien exactement tout ce que je vous commanderai.

— Je vous promets de faire exactement ce que vous me commanderez.

— Alors, suivez-moi et je vais vous montrer votre travail, car, demain matin, je dois aller en voyage et je ne reviendrai pas avant un an, et un jour. Vous resterez seul dans le château, pendant tout ce temps ; mais, soyez tranquille, vous n’y manquerez de rien.

Et il le conduisit d’abord à l’écurie, où il y avait beaucoup de chevaux, gras et luisants :

— Voici, lui dit-il, mes chevaux ; vous en prendrez bien soin et leur donnerez du foin, de l’avoine et du trèfle, à discrétion ; il faut qu’à mon retour, je les retrouve absolument dans l’état où je vous les confie, ni plus maigres, ni plus gras, ou malheur à vous ! Voici maintenant, derrière la porte, un petit cheval noir, que vous traiterez autrement. Tous les matins, vous lui administrerez, comme déjeuner, une bonne volée de coups de bâton, et frappez sans pitié ; le soir, vous lui jetterez dans sa mangeoire ce que les autres chevaux auront refusé de manger.

Puis, il le conduisit à une grande chambre qui était remplie de belles cages, dans lesquelles étaient renfermés des oiseaux de toute sorte, et il lui parla ainsi :

— Vous aurez à renouveler, deux fois par jour, la nourriture et l’eau de ces oiseaux, et ayez-en bien soin, car s’il en meurt un seul, ou si je les trouve en mauvais état, à mon retour, vous le paierez de votre tête.

Dans une autre chambre, il lui fit voir neuf pistolets, dans un coffre de chêne, et lui dit :

— Vous fourbirez ces pistolets, tous les jours ; et prenez garde qu’à mon retour j’y trouve la moindre tache de rouille, ou il n’y a que la mort pour vous !

Quand il eut fait toutes ses recommandations à son nouveau domestique, le maître du château partit, le lendemain matin, dès le point du jour.

Le prince, resté seul, se leva aussi de bonne heure et se mit au travail. Il commença par distribuer du foin et de l’avoine aux beaux chevaux de l’écurie, puis, ayant ôté sa veste, il prit un bâton et se mit à en frapper, à tour de bras, le petit cheval noir qui était derrière la porte.

— Arrête, méchant ! ne me frappe pas d’une façon si cruelle, car, sans tarder beaucoup, tu pourrais bien être traité toi-même comme tu me traites en ce moment !

Voilà notre homme bien étonné d’entendre un animal lui parler de la sorte.

— Comment, pauvre bête, lui demanda-t-il, vous parlez donc aussi, dans la langue des hommes ?

— Oui, car j’ai été moi-même ce que tu es ; et prends bien garde, ou toi-même tu seras réduit à la misérable condition où tu me vois présentement.

— On m’a recommandé de casser un bâton, tous les jours, en vous battant.

— Casse le bâton, si tu veux, mais, non sur mon dos, et donne-moi à manger comme aux autres chevaux.

Le prince eut pitié de la pauvre bête, et il lui donna du trèfle et de l’avoine, à discrétion.

Puis, il se rendit à la chambre des oiseaux. Ceux-ci, en le voyant entrer, se mirent à chanter, à qui mieux mieux. Il fallait entendre cette musique ! Il renouvela la nourriture et l’eau, dans chaque cage, et, ayant remarqué un moineau qui paraissait tout triste et souffrant :

— Vous, lui dit-il, vous me paraissez être malade, et si vous veniez à mourir, cela ne ferait pas mon affaire !

Et il retira le moineau de sa cage, et se mit à le caresser. En lui passant la main sur le dos et la tête, il se sentit piqué légèrement. — Qu’est-ce cela ? se dit-il ; et, en examinant de près, il vit que l’oiseau avait la tête traversée de part en part par une épingle.

— Je ne m’étonne plus, pauvre petite bête, de te voir si triste !

Il retira l’épingle de la tête du moineau, et l’oiseau se changea instantanément en une princesse d’une beauté merveilleuse, qui lui parla de la sorte :

— Si vous n’y prenez bien garde, ô jeune prince, vous aurez le même sort que moi et tant d’autres malheureux qui sont ici. En effet, chevaux, oiseaux, pistolets, sont autant de princes et de princesses et de seigneurs, d’un rang élevé, que le maître de ce château, qui est un grand magicien, retient ici enchantés, sous différentes formes, depuis un grand nombre d’années. Moi, je suis la fille du roi de Naples, et ce pauvre petit cheval noir, que vous avez si bien battu ce matin, est mon frère.

— Dieu, que dites-vous là ?

— Rien que la vérité ; mais, si vous voulez faire exactement comme je vous dirai, vous pourrez sortir d’ici, sans mal, et en nous délivrant tous, moi et mon frère et les autres qui subissent le même sort.

— Que me faudrait-il faire pour cela ? Dites-moi, vite.

— Nous avons encore du temps devant nous ; pendant un an, nous pouvons vivre heureux et sans souci, dans ce château, où rien ne manque, et quand le moment sera venu, alors je vous dirai ce que vous devrez faire.

Ils vécurent donc heureux tous les deux ensemble, pendant un an, se promenant tous les jours par les bois et les beaux jardins qui entouraient le château, comme s’ils étaient chez eux. Quand le soleil se couchait, tous les soirs, le prince remettait l’épingle dans la tête de la princesse, et aussitôt elle redevenait moineau, et passait la nuit dans sa cage ; et, chaque matin, aussitôt que le soleil paraissait, il retirait l’épingle, et l’oiseau redevenait princesse.

Les jours et les mois passaient ainsi, insensiblement, et le temps leur paraissait court. Cependant, un jour, la princesse dit au prince :

— C’est demain que doit arriver le géant (car le maître du château était un géant magicien).

— Comment déjà ?

— Hélas ! oui, car il y a juste un an que vous êtes ici. Demain aussi, on célébrera dans votre pays l’anniversaire de votre mort, car on vous y croit mort. Écoutez donc bien ce qu’il vous faudra faire : Quand le géant arrivera, demain matin (et n’oubliez pas surtout de me remettre l’épingle dans la tête et de m’introduire dans ma cage), il ira aussitôt visiter ses oiseaux, et ceux-ci à sa vue se mettront à chanter et à fredonner, à qui mieux mieux. En les voyant si joyeux et si dispos, il vous témoignera son contentement, et, pour vous récompenser, il vous conduira dans son écurie et là il vous dira de choisir le cheval qui vous plaira le plus. Il y a là de beaux chevaux, vous le savez bien, blancs, noirs, alezans, bleus-pommelés ; mais, ne choisissez aucun de ceux-là, gardez-vous-en bien. Demandez le petit cheval noir, si maigre et de si triste mine, qui est derrière la porte, et à qui vous avez administré, le lendemain de votre arrivée ici, une si bonne volée de coups de bâton. Il vous dira que vous êtes un sot de choisir une pareille rosse ; mais, ne l’écoutez pas et persistez à dire que vous voulez celui-là, car, comme je vous l’ai déjà dit, c’est mon frère.

Alors, il vous conduira au coffre où sont les pistolets, qui étaient si rouillés, quand il partit, et qui sont à présent si luisants et si brillants, parce que je vous ai enseigné la manière de les fourbir. Il vous dira encore de choisir un pistolet de là. Il y en a un, plus simple et moins beau que les autres, avec une petite tache de rouille, presque imperceptible. Vous prendrez celui-là, malgré toutes les instances du magicien pour vous en faire prendre un autre, plus beau ; car c’est là ma femme de chambre.

Enfin, il vous conduira alors dans la chambre aux oiseaux et vous dira encore d’en choisir un parmi les plus beaux et ceux qui chantent le mieux. C’est moi qu’il vous faudra prendre, et fermer l’oreille à tous ses conseils et à ses instances pour vous en faire prendre quelque autre, plus beau. Dès que vous me tiendrez, vous me retirerez l’épingle de la tête, afin que je revienne à ma forme humaine, et aussitôt vous tirerez, avec votre pistolet, sur une tête de cuivre qui est au-dessus de la porte de la salle. Le château s’écroulera à l’instant sur le magicien, avec un vacarme épouvantable, et il sera écrasé sous les ruines, sans qu’il vous arrive de mal. Tous ceux qu’il retient ici enchantés, sous différentes formes, seront alors délivrés, et reviendront à leurs formes premières, et s’en iront, chacun de son côté, après vous avoir remercié. Un beau carrosse descendra, au même moment, du ciel, et nous y monterons, vous, mon frère, ma femme de chambre et moi, et, en peu de temps, il nous portera, à travers les airs, au palais de votre père. Quand nous y arriverons, tous vos parents et les principaux du royaume seront réunis, se disposant à se rendre à l’église pour assister à une messe solennelle célébrée à votre intention ; car ils vous croient tous mort, depuis un an. En vous voyant, la joie et le bonheur succéderont à la tristesse et au deuil général. Tous vos parents et vos amis voudront vous embrasser, et moi aussi. Mais, gardez-vous bien de vous laisser embrasser par aucune femme, car aussitôt, je serais enlevée par le Corps-sans-âme, et vous ne me reverriez plus jamais ! Faites exactement tout ce que je viens de vous dire, ou nous sommes perdus à tout jamais l’un pour l’autre.

— Je le ferai, répondit le prince ; soyez sans inquiétude à ce sujet.

Bref, et pour ne pas me répéter[48], tout arriva comme avait dit la princesse ; le prince aussi accomplit de point en point toutes ses recommandations, si bien que, le lendemain, avant midi, ils descendaient tous les quatre au milieu de la cour du palais du roi de France, au moment où le cortège, en grand deuil, se disposait à se rendre à l’église. Jugez de l’étonnement que produisit une apparition si inattendue ! — Que signifie ceci ? se demandait-on. Puis, on courut au prince, pour l’embrasser. Il se laissait volontiers embrasser par les hommes ; mais, il repoussait les femmes et les jeunes filles, ce qui les mécontentait beaucoup. Une jeune cousine s’approcha de lui, par derrière, lui sauta au cou et lui déroba un baiser. Hélas ! c’était assez. Un beau carrosse descendit aussitôt du ciel ; le Corps-sans-âme, qui s’y trouvait, en sortit son bras droit, saisit la princesse, la plaça à ses côtés, puis, le carrosse s’éleva en l’air, si haut, si haut, qu’on ne le vit bientôt plus. Personne ne savait ce que cela signifiait, si ce n’est le prince, qui ne le savait que trop bien, hélas ! Il se mit à se désoler, pleurant, criant, s’arrachant les cheveux. C’est en vain qu’on essayait de le consoler, il n’écoutait personne. Il fit ses adieux à ses parents et à ses amis, qui s’empressaient autour de lui et leur dit qu’il ne cesserait de marcher, ni le jour, ni la nuit, jusqu’à ce qu’il eût retrouvé la princesse sa fiancée. Ce fut en vain que son père et sa mère le supplièrent de rester avec eux, s’attachant à ses habits et lui disant qu’ils mourraient de douleur, s’il les abandonnait, dans leur vieillesse. Ils lui promettaient de le marier à la plus belle princesse que l’on trouverait au monde, et de lui céder aussitôt le trône. Mais, il ne les écoutait seulement pas, et il partit.

Il marchait, il marchait, au hasard, nuit et jour, demandant à tous ceux qu’il rencontrait des nouvelles du Corps-sans-âme ; personne ne connaissait le Corps-sans-âme ni ne pouvait lui donner aucune bonne réponse. Un jour, il fut surpris par la nuit, dans un grand bois, où il s’était égaré, et le voilà bien embarrassé et bien inquiet, car ce bois était rempli de bêtes fauves. Il grimpa sur un arbre et aperçut une faible lumière, au loin. Il descendit, quelque peu rassuré, et se dirigea vers cette lumière. Il se trouva, au bout de quelque temps d’une marche assez pénible, à travers le bois, devant une petite hutte construite de branchages, de fougères et de feuillages. Par une fente de la porte, il vit un vieillard, à la barbe longue et blanche, qui priait, à genoux devant un crucifix.

— C’est un ermite ! se dit-il en lui-même.

Il poussa la porte mal close, qui céda facilement, et il dit :

— Bonsoir, mon père.

— Bonsoir, mon fils, répondit le vieillard ; en quoi puis-je vous être utile ?

— Auriez-vous la bonté de m’accorder l’hospitalité, pour la nuit ?

— Hélas ! mon pauvre enfant, un ermite, d’ordinaire, n’est pas riche : entrez néanmoins dans ma cabane et vous n’aurez ni mieux ni pis que moi, quelques herbes et quelques racines pour nourriture, et la terre nue pour lit.

— Nul ne peut donner que ce qu’il a, mon père, et je vous remercie.

Et il entra dans la hutte de l’ermite et lui conta ses aventures.

— Hélas ! mon pauvre enfant, lui dit alors le solitaire, il y a bien longtemps que je suis ici, à faire pénitence, et jamais je n’ai entendu parler du Corps-sans-âme, et je ne puis vous dire où il demeure, ni quel chemin vous devez prendre pour le trouver ; mais, voici une serviette que je vous donne et qui pourra vous être utile. Elle m’a rendu de grands services, dans ma jeunesse ; mais, à présent, je n’en ai plus besoin. Quand vous aurez faim ou soif, en quelque endroit que vous vous trouviez, vous n’aurez qu’à la déployer, l’étendre sur une table, ou même à terre, et dire : « Serviette, fais ton devoir ! » et aussitôt, il se trouvera dessus à boire et à manger, de tout ce que vous désirerez. Puis, dans une autre forêt, qu’il vous faudra traverser, plus loin, vous trouverez un autre ermite, qui est plus vieux et plus savant que moi, et peut-être celui-là pourra-t-il vous donner quelque bon conseil pour vous aider à trouver ce que vous cherchez.

— Je vous remercie, mon père, et que Dieu vous bénisse et exauce vos prières.

Le lendemain matin, le prince fit ses adieux à l’ermite, et se remit en route. Il eut bientôt faim, et, tirant de sa poche la serviette que lui avait donnée le solitaire, il la déploya, l’étendit sur le gazon, au pied d’un vieux chêne, et dit : « Serviette, fais ton devoir ! » et, à sa grande satisfaction, un excellent repas lui fut servi à l’instant, par enchantement. Après avoir mangé et bu, autant que cela lui faisait plaisir, il reploya avec soin sa serviette, la remit dans sa poche, et continua sa route. Après avoir marché quelque temps, il s’engagea dans une immense plaine, stérile et toute nue, et où il se vit soudain entouré d’une multitude infinie de fourmis, grosses comme des lièvres, et qui paraissaient être fort affamées. Il était bien embarrassé et ne savait que faire. Deux fourmis, plus grosses que les autres, marchèrent droit à lui ; il crut que c’était pour l’attaquer et le dévorer.

— Hélas ! pensait-il, c’en est fait de moi !

Puis, songeant à sa serviette :

— Tiens ! mais peut-être ma serviette me tirera-t-elle de danger ?

Et il se hâta de tirer sa serviette de sa poche, la déploya, l’étendit à terre et dit :

— Serviette, fais ton devoir ! Je veux régaler toutes ces bêtes du bon Dieu, qui m’ont l’air n’avoir pas fait de bon repas, depuis longtemps.

Et aussitôt la serviette se trouva couverte d’un gros tas de blé, la nourriture qui convenait le mieux à des fourmis, et il leur dit :

— Régalez-vous, chères bêtes du bon Dieu !

Les fourmis ne se firent pas prier ; elles se jetèrent sur le tas de blé, et tout disparut, en un clin d’œil.

Quand elles furent rassasiées, les deux grandes dont nous avons déjà parlé dirent, en s’adressant au prince :

— Merci à toi, fils du roi de France ! Nous sommes le roi et la reine des fourmis, et si jamais tu as besoin de nous ou des nôtres, tu n’auras qu’à nous appeler, et nous arriverons aussitôt !

— Merci bien, bonnes bêtes du bon Dieu, répondit le prince.

Et il ramassa sa serviette, la remit dans sa poche, et continua sa route.

Vers le soir du même jour, il arriva à la hutte du second ermite, dont lui avait parlé le premier. Il était en prière, comme l’autre. Le prince lui conta son histoire, et lui demanda s’il savait où se trouvait le château du Corps-sans-âme.

— Le château du Corps-sans-âme ? répéta le vieillard, en rappelant ses souvenirs ; oui…, oui, je le connais… Mais, il n’est pas facile d’aller jusque-là, mon fils ! Ce château-là est retenu par quatre chaînes d’or, entre le ciel et la terre. Vous verrez les chaînes, mais non le château, car il est trop haut pour cela.

— Comment y aller, alors ? demanda le prince.

— Hélas ! je ne saurais vous le dire, mon fils, car l’aigle même n’atteint pas à cette hauteur. Mais, Dieu, dans sa bonté, m’a établi maître sur tous les animaux qui possèdent des ailes, et si, quelque jour, vous avez besoin de moi ou de quelqu’un des miens, vous n’aurez qu’à m’appeler et j’arriverai aussitôt. J’ai une autre recommandation à vous faire : lorsque vous m’aurez quitté, vous ne tarderez pas à vous trouver au bord de la mer, et là, vous verrez, sur la grève, un petit poisson laissé à sec par la marée en se retirant, et qui sera près de mourir. Prenez ce petit poisson avec la main et remettez-le, vite, dans l’eau, car, plus tard, vous pourriez avoir besoin de lui.

Le lendemain matin, de bonne heure, le prince prit congé de l’ermite et se remit en route, se dirigeant toujours vers l’Orient.

Il arriva bientôt au bord de la mer. Comme il marchait sur le sable du rivage, il aperçut le petit poisson dont lui avait parlé l’ermite, resté à sec, la bouche ouverte, et paraissant près de mourir. Il s’empressa de le prendre avec la main et de le remettre dans l’eau. Le petit poisson plongea, disparut un instant, puis, élevant la tête au-dessus de l’eau, il parla de la sorte :

— Je te remercie, fils du roi de France, de m’avoir sauvé la vie ! Je suis le roi de tous les poissons de la mer, et si jamais tu as besoin de moi ou des miens, tu n’auras qu’à venir au bord de la mer, en quelque endroit que ce soit, et à m’appeler, et j’arriverai aussitôt.

— À merveille ! les animaux du bon Dieu me sont toujours favorables, se dit le prince, et avec leur aide on peut aller loin.

En marchant le long du rivage, il aperçut, au bout de quelque temps, les chaînes qui retenaient le château du Corps-sans-âme. Elles étaient scellées dans deux énormes rochers. Il s’arrêta à les considérer, et il se disait :

— Comment monter jusqu’au château ?… Si j’avais eu des ailes, peut-être… Et pourtant, le vieil ermite m’a dit que l’aigle même ne pouvait atteindre si haut !… Comment faire ? Qui viendra à mon secours ?… Peut-être bien qu’une fourmi, en montant de maille en maille, le long de la chaîne, pourrait-elle arriver jusqu’au château ? Le roi des fourmis m’a promis de me venir en aide, en cas de besoin ; il faut que je l’appelle, pour voir :

Roi des fourmis, ton secours je réclame
Pour monter au château du Corps-sans-âme !

Et le roi des fourmis arriva aussitôt et demanda :

— Qu’y a-t-il pour votre service, fils du roi de France ?

— Je voudrais bien, si c’est possible, être changé en fourmi, afin de pouvoir grimper le long de cette chaîne jusqu’au château du Corps-sans-âme.

— Qu’il soit fait selon votre désir, répondit le roi des fourmis.

Et voilà le prince changé instantanément en fourmi. Sans perdre de temps, il se mit à grimper le long d’une des chaînes d’or, de maille en maille, tant et si bien, qu’il finit par arriver au château du Corps-sans-âme. Quel beau château que c’était ! Il fut émerveillé, quand il le vit. Il grimpa encore contre les murs du château, et pénétra par une fenêtre dans la chambre de la princesse. Celle-ci jouait aux cartes avec le géant. Il grimpa contre la robe de la princesse et se cacha dans sa manche. C’était la nuit, après souper. Vers minuit, le géant se retira dans sa chambre, pour se coucher, et la princesse resta seule.

— Je désire redevenir homme, pensa alors la fourmi ; — et le prince fut aussitôt rendu à sa première forme.

— Ô mon Dieu ! cher prince, s’écria la princesse, en le reconnaissant ; comment avez-vous pu venir jusqu’ici ? Hélas ! vous êtes perdu, mon pauvre ami, car personne ne sort d’ici en vie !

Le prince lui raconta par quels moyens il avait pu arriver jusqu’à elle, et la pressa de partir avec lui, sans perdre de temps.

— Et le géant, vous n’y songez donc pas ?

— Je le tuerai, le géant !

— Hélas ! mon pauvre ami, cela ne se peut pas ; c’est un corps sans âme, et sa vie ne réside pas dans son corps !

— Et où diable est-elle donc ?

— Je n’en sais rien ; mais, je ferai en sorte que vous l’appreniez de lui-même, demain.

— Comment cela ?

— Tous les soirs, après souper, il vient jouer aux cartes avec moi, dans ma chambre ; vous vous cacherez encore, sous la forme d’une fourmi, dans ma manche, et, comme il ne se doutera de rien, je l’amènerai adroitement à dire comment on pourrait lui ôter la vie.

Ils passèrent la nuit ensemble, et ne dormirent pas beaucoup, tant ils avaient de choses à se dire, depuis leur séparation. Quand le jour parut, le prince redevint fourmi et resta, toute la journée, sous cette forme, caché dans la manche de la princesse. Après souper, le géant reconduisit la princesse à sa chambre, selon son habitude, et fit une partie de cartes avec elle. Tout à coup, la princesse lui dit :

— Si vous saviez le singulier rêve que j’ai fait, la nuit dernière ?

— Qu’avez-vous donc rêvé ? Dites-moi, je vous prie.

— Oh ! c’est un bien sot rêve ; voyez plutôt : J’ai rêvé qu’un jeune prince, fils du roi de France, était arrivé dans votre château, et qu’il voulait vous tuer, afin de m’enlever et de m’emmener à la cour de son père, pour m’épouser. N’est-ce pas que c’est un sot rêve ?

— Ah ! oui, bien sot, en effet, car rien de ce qui s’y trouve ne peut arriver : aucun homme ne peut monter de la terre jusqu’ici ; et puis, quand bien même cela pourrait arriver, moi, je ne puis pas être tué comme les autres hommes.

— Pourquoi donc cela ?

— Pourquoi ? C’est que je suis un Corps-sans-âme, et que ma vie ne réside pas dans mon corps.

— Vraiment ? Où donc est-elle ?

— C’est un secret, que je n’ai jamais dit à personne, mais, je puis bien vous le dire à vous ; écoutez-moi donc : Ma vie réside dans un œuf, cet œuf est renfermé dans une colombe ; la colombe est dans un lièvre ; le lièvre, dans un loup, et le loup est renfermé dans un coffre de fer, au fond de la mer. Croyez-vous encore qu’il soit facile de m’ôter la vie ?

— Oh ! non, assurément.

Le prince, qui était dans la manche de la princesse, avait tout entendu. Dès que le géant se fut retiré dans sa chambre, il reprit sa forme naturelle, et la princesse lui demanda :

— Eh bien ! avez-vous entendu ?

— Oui, j’ai tout entendu.

— Et vous pensez encore que nous pourrons sortir d’ici ?

— Peut-être bien ; ayez toujours confiance en moi, et plus tard, nous verrons. Il faut que je retourne, à présent, sur la terre, et, quand je reviendrai ici, je tiendrai la vie du géant entre mes mains.

Le lendemain donc, dès que parut le jour, le prince, sous la forme d’une fourmi, redescendit le long d’une des chaînes d’or qui retenaient le château, et, quand il eut atteint le rivage de la mer, il s’avança au bord de l’eau et appela le roi des poissons :

Roi des poissons, accours, accours,
Car j’ai besoin de ton secours !

Et un instant après, il vit un petit poisson, qui éleva sa tête au-dessus de l’eau, et parla ainsi :

— Qu’y a-t-il pour votre service, fils du roi de France ?

— Il doit se trouver quelque part, au fond de la mer, un coffre de fer, qui renferme la vie du Corps-sans-âme, dans un œuf, et je voudrais tenir ce coffre-là !

Le roi des poissons replongea aussitôt sous l’eau, et se rendit à son palais et donna l’ordre à ses hérauts de convoquer aussitôt tous les poissons de la mer, grands et petits.

Les hérauts soufflèrent dans de grandes conques marines, et les habitants de la mer, grands et petits, accoururent aussitôt, de tous les côtés. Le roi prit alors un grand livre, où étaient inscrits les noms de tous ses sujets, et, à mesure qu’il les appelait, ils se présentaient devant son trône, et il leur demandait s’ils n’avaient pas vu, quelque part, au fond de la mer, le coffre de fer qui renfermait la vie du Corps-sans-âme. Aucun d’eux ne l’avait vu. Tous avaient déjà répondu à l’appel, sans donner aucun bon renseignement, excepté un tout petit poisson, dont on n’attendait rien de bon. Enfin, il arriva aussi, et s’excusa d’être en retard. Le roi, après l’avoir un peu grondé, lui adressa la même question qu’aux autres. Il avait vu le coffre, il savait où il était, et c’est parce qu’il s’était arrêté à l’examiner qu’il se trouvait en retard. Aussitôt ordre fut donné à la baleine de partir, sous la conduite du petit poisson, et d’apporter le coffre. La baleine exécuta l’ordre de son roi, et apporta le coffre, sans peine. Trois autres poissons moins grands furent dépêchés pour l’aller déposer sur le rivage, aux pieds du prince. Celui-ci l’ouvrit, car il paraît que la clef se trouvait dans la serrure, et un loup énorme s’en élança aussitôt. D’un coup de cognée, dont il avait eu soin de se munir, le prince fendit la tête du loup et le tua roide. Puis, il lui ouvrit le ventre. Un lièvre s’en élança ; mais, il le saisit par les oreilles et lui ouvrit aussi le ventre, et la colombe lui glissa entre les mains et s’envola, en claquant des ailes : Klak ! klak ! klak ! klak !! — Comment faire ? car il n’avait pas de fusil. Il songea au vieil ermite qui lui avait dit qu’il était le maître de tous les animaux qui avaient des ailes, et il l’appela à son aide. L’ermite envoya aussitôt un épervier après la colombe, qui fut prise sans peine et remise entre les mains du prince. Celui-ci lui ouvrit le ventre, et y trouva l’œuf auquel était attachée la vie du Corps-sans-âme. Il le recueillit précieusement, le mit dans sa poche, et retourna, vite, au château du géant, par le même chemin que la première fois. Le géant était étendu sur son lit, très malade et presque agonisant. À chaque animal tué par le prince, il s’affaiblissait, à vue d’œil, comme si on lui eût coupé un membre. La princesse était auprès de son lit. Le prince entra dans la chambre, sous sa forme naturelle, tenant l’œuf à la main et le montrant au monstre. Celui-ci fit un effort suprême pour s’élancer sur lui ; mais, hélas ! ses forces le trahirent. Alors, le prince lui lança l’œuf au milieu du front, où il se brisa, et il expira à l’instant même. Et aussitôt les chaînes d’or, qui retenaient le château en l’air, se rompirent, avec un bruit épouvantable, et tout s’engloutit au fond de la mer !

Le prince et la princesse étaient déjà montés dans le carrosse du géant, qui voyageait à travers l’air, et ils furent rendus en peu de temps au palais du roi de France. Grande y fut la joie de tout le monde de les revoir, et ils se marièrent, quelques jours après, et il y eut, à cette occasion, des fêtes, des jeux et des festins, comme on n’en avait jamais vu de pareils, dans le pays.

Si j’en puis parler de la sorte, c’est que j’étais là moi-même, comme tournebroche. Mais, comme je mettais mon doigt dans toutes les sauces, un grand diable de maître cuisinier, qui me vit, me donna un grand coup de pied… quelque part, et du coup, je fus lancée jusqu’à Plouaret, pour vous conter tout ceci[49].

Conté par Catherine Doz, femme Colcanab,
au bourg de Plouaret. — Janvier 1869.
FIN DU TOME PREMIER

TABLE DES MATIÈRES

CONTENUES DANS LE PREMIER VOLUME
Séparateur


VIII. 
 I
I
 14
 98
 119
II
 143
 177
 219
 241
II
 291
 295
III. 
 306
 318
 341
 350
IV
I. 
 367
 386
V
VIII.  
 427

ERRATA[50]


Page 6, ligne 21, au lieu de retourne, lisez reviens.

Page 16, ligne 5, au lieu de n’arrivaient, lisez n’arriveraient.

Page 18, ligne 6, au lieu de le prince, lisez le jeune homme.

Page 20, ligne dernière, au lieu de prince, lisez homme.

Page 21, ligne 22, au lieu de il se disait, lisez se disait.

Page 30, ligne 4, au lieu de d’entre les, lisez des.

Page 54, ligne 2, supprimez sur.

Page 55, ligne 20, au lieu de qu’il y touche, lisez qu’il les touche.

Page 67, lignes 6 et 7, au lieu de compères, commère, lisez parrains, marraine.

Page 68, ligne 9, au lieu de leur, lisez la.

Page 80, ligne 17, ajouter tas après aucun.

Page 90, ligne 24, au lieu de pense-t-il, lisez pensa-t-il.

Page 102, ligne 17, au lieu de que l’autre côté, lisez que de l’autre côté.

Page 205, ligne 21, au lieu de amener, lisez emmener.


  1. Dans la Préface de Sainte Tryphine et le Roi Arthur, mystère breton en deux journées et huit actes, texte breton et traduction française. — Clairet, imprimeur à Quimperlé, 1863.
  2. Je n’ignore pas que le manuscrit de Sainte Nonne a été pourtant trouvé dans la commune de Dirinon, au sud de Landerneau ; mais c’est déjà la Cornouaille.
  3. Ces contes ont paru, en trois volumes, dans la collection Maisonneuve et Leclerc, Les Littératures populaires de toutes les nations, dont le présent recueil fait aussi partie.
  4. Conté par Marie-Yvonne Stéphan, servante à Pluzunet (Côtes-du-Nord). 1872.

    Les éléments chrétiens mêlés à ce conte d’origine païenne doivent être une altération relativement moderne d’une fable très ancienne.

    Il faut aussi remarquer, et c’est sans doute encore une altération, que, contrairement à ce que l’on voit d’ordinaire, c’est le fils aîné, et non le cadet, qui est le héros du conte.

  5. En breton, la mort personnifiée « Ann Ankou » est du masculin ; c’est pourquoi j’emploie le mot Trépas, au lieu de la Mort.
  6. Conté par Françoise Ann Ewenn, femme Trégoat, de Pédernec (Côtes-du-Nord). 1869.
  7. C’est jusqu’ici, comme on le voit, une variante du conte de Barbe-Bleue de Ch. Perrault. Doit-on croire à une réminiscence ou à une imitation directe de cet auteur ? Je ne saurais le dire, mais, je dois faire remarquer que mon conteur ne savait ni lire ni écrire. Cette première partie du conte semble du reste parfaitement étrangère à la seconde, qui appartient à un autre cycle et à un tout autre ordre d’idées ; mais, comme toujours, j’ai cru devoir reproduire intégralement le récit de mon conteur.
  8. Le conte ne paraît pas tout à fait terminé, mais mon conteur n’en savait pas davantage.
  9. Ce conte et les trois qui précèdent pourraient fournir matière à d’intéressants commentaires, que l’économie matérielle de notre publication m’interdit ici. Ils ont paru, pour la première fois, dans la Revue celtique, tome II, 1875, page 289, sous le titre collectif de : La Femme du Soleil.

    L’introduction de l’élément chrétien paraît, ici comme dans le conte précédent, être postérieure à l’origine de la fable.

  10. Ce conte, dans sa seconde partie, se rattache au type de la recherche de la Princesse aux cheveux d’or.
  11. Jusqu’ici, notre conte appartient à un autre type que celui des Voyages vers le Soleil, et tout ce commencement doit être une interpolation de ma conteuse.
  12. Dans tous les contes populaires où l’on représente le Soleil rentrant de sa tournée journalière, il commence par demander à manger. Il est évident que le Diable a été substitué ici au Soleil.
  13. Voici cette formule finale rimée en breton :

    Me oa eno kegineres,
    Em boa eun tamm hag eur bannec’h,
    Eun tol klogle war ma geno,
    Hag a-boë n’oun ket bet eno.
    Met gant pemp scoed hag eur marc’h glaz,
    ’Vizenn êt da welet, ware’hoaz ;
    Pe gant pemp scoed hag eur marc’h brun,
    ’Vizenn ét warc’hoaz ar pen-zunn.

  14. Ce nom signifie littéralement Trente-de-Paris, et l’on verra plus loin le héros, jouant sur le mot, faire allusion à cette signification.
  15. Ailleurs, c’est le Père-Éternel, substitution évidente et relativement moderne.
  16. Ordinairement, le héros passe par trois châteaux ; ma conteuse semble en avoir omis un.
  17. L’intervention de Jésus-Christ et de la Sainte-Vierge, au début et à la fin du conte, dans une fable toute païenne, doit être d’introduction relativement moderne. Le même cas se présente fréquemment, dans nos contes bretons, et aussi dans ceux des autres nations ; je crois inutile de le signaler, à chaque fois que je le rencontrerais désormais.
  18. Le diable a remplacé ici le soleil, que l’on trouve ordinairement dans les autres versions de la même fable.
  19. Encore une introduction relativement moderne de l’élément chrétien, dans une fable toute païenne.
  20. On est étonné de ne voir jouer aucun rôle important au cheval et au chien, — à ce dernier surtout, — qui accompagnent partout le héros.
  21. Le conte paraît être incomplet, sur certains points ; ainsi, il semble que le héros devait retourner à la cour de Russie et à celle d’Angleterre, comme il l’a promis, auprès des princesses qu’il a rendues mères, et que les enfants de celles-ci devaient aussi jouer quelque rôle dans la fable.
  22. Le sentiment des distances manquait un peu au conteur.
  23. Marc’h an bed.
  24. Héritier, fils unique.
  25. C’hui ma vrido hag a dibro,
    A dalc’ho compt euz ann tacho
    .

  26. Me oa eno keginerès,
    Em boa eun tamm hag eur bannec’h,
    Eun tol klogè war ma géno,
    Hag a-baoue n’oun ket bet eno.
    Gant pemp kaut skoed hag eur marc’h glaz
    Vijenn êt da welet, warc’hoaz,
    Gant pemp kant skoed hag entr mar’h brunn,
    Vijenn êt, warc’hoaz ar penn-sunn.

  27. En breton : Princès ar Velandinenn.
  28. Peut-être le conteur aurait-il dû mettre le carrosse et les chevaux couleur de la lune avant ceux couleur du soleil.
  29. Ce mot doit être une altération de Tro-heol, et signifie littéralement Tourne-sol.
  30. Commune de l’arrondissement de Morlaix.
  31. C’est à tort, croyons-nous, que le conteur fait disparaître le vieillard, sans nous apprendre qui il est. C’est sans doute le bon Dieu lui-même, qui intervient fréquemment, sous cette forme, dans les contes populaires. — Ce conte, comme quelques autres, peut appartenir aussi bien au cycle de la Recherche de la Princesse aux Cheveux d’Or et à celui du Magicien et son valet, ou sa fille.
  32. Nom de femme autrefois très commun en Basse-Bretagne et aujourd’hui disparu.
  33. Ceci est un trait de mœurs introduit arbitrairement par ma conteuse, et faisant allusion à la vie simple et patriarcale de nos anciens curés de campagne d’autrefois.
  34. Tout ce début jusqu’ici semble appartenir à un autre type que le reste du conte.
  35. Le motif de la punition manque ici ; c’est une lacune ou un oubli de ma conteuse. Voir à ce sujet les contes du cycle précédent, Voyages vers le Soleil.
  36. Ronfle est le nom breton qui signifie Ogre.
  37. Ce conte est altéré et mélangé et peut aussi bien appartenir au cycle des Voyages vers le Soleil qu’à celui de la Recherche de la Princesse aux Cheveux d’Or.
  38. Ce conte semble être incomplet.
  39. C’est ordinairement l’héroïne du récit qui propose cette énigme.
  40. Il y a évidemment une lacune dans le conte, au sujet de ces taches de sang, dont on peut voir l’explication dans le conte précédent et dans celui qui suit.
  41. Patates et pommes de terre, c’est la même chose.
  42. Comme je l’ai déjà fait remarquer, c’est ordinairement la princesse qui doit proposer cette énigme.
  43. Rapprocher cet épisode d’une situation analogue du Pont de Londres, page 111, du tome II, dans mes Légendes chrétiennes de la Basse-Bretagne.
  44. Dans Grimm (conte du Fidèle Jean), c’est pour avoir livré le secret de la conversation entre des oiseaux que le fidèle serviteur est puni.
  45. Voir dans mes Légendes chrétiennes de la Basse-Bretagne, tome II, page 11, une variante de ce conte, sous le titre de : L’Ermite et la Bergère, et dans le même tome, pages 76 et 77, le dénouement de la légende de Sainte Touina.

    Dans les Mille et une Nuits, conte du Roi des Îles noires, on voit aussi un homme métamorphosé en statue de marbre.

    Le même conte se trouve aussi, peu différent de notre version, dans le recueil de contes et d’apologues indiens intitulé l’Hitopadesa.

  46. Locution bretonne : indan lagad ann heol.
  47. Dans cette version, qui diffère beaucoup des deux précédentes, le Fidèle Serviteur est remplacé par un mort dont le cadavre avait été jeté à la voirie, et à qui le héros, Iouenn Kerménou, a fait donner une sépulture honorable.

    Les exemples de héros de contes populaires secourus par des morts restés sans sépulture et à qui ils ont fait rendre les derniers devoirs sont fréquents, et l’on en trouvera d’autres, dans ce recueil.

  48. Les conteurs qui aiment à se donner carrière (rei tro, en breton) et à insister sur les moindres détails, pour allonger leurs récits et faire durer le plaisir de leur auditoire, reprennent par le menu et longuement toutes les recommandations de ce genre ; je ne les imiterai pas.
  49. On trouve aussi des Corps sans âme dans les traditions populaires des peuples Slaves. L’Ogre ou le Magicien Kostey, de l’Esprit des Steppes et du Tapis volant, dans le recueil de M. Alexandre Chodzko, Contes des paysans et des pâtres Slaves, est un Corps sans âme. — Ils existent pareillement dans les traditions et dans les contes tartares. — Les rapprochements à faire seraient nombreux et intéressants. — Voir Le Poirier aux Poires d’or et le Corps-sans-Ame, dans mon cinquième rapport sur une mission en Basse-Bretagne, dans le recueil des Archives de Missions scientifiques et littéraires, tome VII, page 101-1871. Je possède plusieurs versions bretonnes de ce cycle.
  50. Chacune de ces corrections a été apportée dans le texte et signalée avec le modèle {{erratum}}.