Contes populaires de Basse-Bretagne/Les Enfants de la Croix-Ruduno

François-Marie Luzel
Contes populaires de Basse-Bretagne
PERSONNAGES ET ANIMAUX FABULEUX ET APOCRYPHES



IX


LES ENFANTS DE LA CROIX-RUDUNO
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IL y avait une fois un pauvre homme resté veuf avec deux enfants, garçon et fille, Yves et Yvonne. Ils vivaient péniblement du produit d’une petite ferme, appelée Croix-Ruduno, qu’ils cultivaient. Le père vint à mourir, et les enfants restèrent seuls.

— Je veux voyager, pour chercher fortune, dit un jour Yves à sa sœur.

— Jésus ! mon frère, répondit Yvonne, et tu me laisseras seule ici ?

— Sois tranquille, petite sœur, je reviendrai riche, sans tarder, et je te marierai bien.

Et Yves partit, après avoir embrassé sa sœur et l’avoir rassurée de son mieux. Il se rendit droit à Paris, et alla frapper à la porte du palais du roi.

— N’a-t-on pas besoin de quelqu’un ici ? demanda-t-il au portier.

— Si, l’on a besoin d’un gardeur de pourceaux ; il en est parti un, hier.

Et le voilà gardeur de pourceaux, en attendant mieux.

Comme il était beau garçon, doux de caractère et obligeant, il plut à la cuisinière, qui le prit sous sa protection.

Un jour qu’il était avec ses pourceaux dans le bois qui environnait le palais, le roi vint s’y promener, et, l’entendant chanter une chanson de son pays, il s’approcha pour l’écouter. Il l’interrogea sur son pays, sa situation, et ses réponses et sa bonne mine lui ayant plu, il en fit son prince Gilot, ou valet de chambre. Il devint bientôt le favori du roi.

Au bout de quelque temps, il demanda à aller faire un tour dans son pays, pour voir sa sœur.

— Je veux bien, lui dit le roi, mais, ne restez pas plus de quinze jours, car j’ai besoin de vous.

Il part et emporte pour sa sœur tout ce qu’il avait d’argent, avec de beaux cadeaux et de belles parures.

— Tu resteras, à présent, toujours avec moi, mon frère chéri ? lui dit Yvonne, en l’embrassant.

Les quinze jours passèrent vite, et le moment de la séparation vint encore. Yves emporta le portrait de sa sœur, sans qu’elle le sût. Yvonne était la plus jolie fille qu’il y eût, non seulement en Basse-Bretagne, mais dans tous les pays que le soleil éclaire.

Le roi accueillit bien Yves, et lui dit que son absence lui avait paru longue. Tous les jours, sa faveur et son influence augmentaient, à la cour. Dès qu’il avait un moment à lui, il se retirait dans sa chambre, pour regarder le portrait de sa sœur, et il l’embrassait et lui parlait, comme si elle était présente en réalité. Un jour, le roi entra à l’improviste dans sa chambre, et le trouva à genoux devant le portrait. Il le regarda, l’admira et demanda :

— Qui est la personne qui ressemble à cette peinture ?

— C’est ma sœur, sire, répondit Yves.

— Votre sœur ?... Elle est bien jolie !... Mais, je veux voir si réellement elle ressemble à ce portrait ; retournez sur-le-champ dans votre pays, et amenez-moi-la.

Il part aussitôt.

— Ah ! pour le coup, frère chéri, tu viens pour rester avec moi ? lui dit Yvonne en lui sautant au cou pour l’embrasser.

— Non, sœur chérie, lui répondit-il, mais, je viens te chercher, pour t’amener avec moi à la cour.

— A la cour ! Y songes-tu ? L’on se moquerait de moi.

— C’est le roi lui-même qui te demande, ma sœur chérie, et personne ne se moquera de toi ; tu peux être tranquille à ce sujet.

Yvonne emmène avec elle sa nourrice et la fille de celle-ci, et ils s’embarquent et partent, car il fallait traverser la mer. Le roi avait donné à Yves un coffre de verre, pour y mettre sa sœur, pendant la traversée, afin que son teint ne fût pas bruni par le soleil et l’air de la mer.

Yves, qui avait été chargé par le roi d’une mission auprès d’un prince de Normandie, alla par terre, pendant que les trois autres allaient par mer. Il les avait bien recommandées au capitaine du navire. Yvonne se tenait constamment dans son coffre de verre. Le soir, pourtant, quand le soleil était couché, elle venait un peu se promener et prendre l’air, sur le pont. La nourrice avait conçu le projet infernal de se défaire d’elle, par quelque moyen, et de lui substituer sa fille, quoiqu’elle fût laide et disgracieuse au possible.

Un soir, après une journée très chaude, elles étaient toutes les trois sur le pont, et regardaient la mer, la nourrice seule d’un côté, et sa fille et Yvonne, de l’autre. Tout d’un coup, la nourrice s’écria :

— Oh ! les beaux poissons d’or ! Venez voir, vite, venez voir !

Les deux jeunes filles coururent à l’autre bord, et se penchèrent sur l’eau. La nourrice saisit Yvonne par les pieds et la jeta dans la mer. Une Sirène s’en empara aussitôt, et l’emporta dans son palais de corail, au fond de l’eau.

Il n’y avait, en ce moment, aucun matelot sur le pont, et nul n’avait été témoin de ce qui s’était passé.

La fille de la nourrice prit alors la place d’Yvonne, dans le coffre de verre.

Le navire arriva au port, après avoir éprouvé quelque retard, à cause de la mer, qui n’était pas bonne. Yves les attendait, au quai. La nourrice lui dit que sa sœur était tombée à la mer et avait péri, dans une tempête. Sa douleur fut sans bornes. Il soupçonna une infâme trahison ; mais, comme il n’avait aucune preuve, il se tut et attendit. La fille de la nourrice fut présentée au roi. Il ne put retenir un mouvement d’horreur et de répulsion, à sa vue.

— Quoi ! demanda-t-il à Yves, c’est là votre sœur ?

— Hélas ! oui, répondit-il, elle a été malade de la variole, pendant la traversée, et ce que vous voyez est l’effet de la maladie.

Le roi soupira et dit :

— Quel malheur ! Mais, un roi n’a qu’une parole, j’ai promis de l’épouser et je l’épouserai.

Et en effet, les noces furent célébrées, avec pompe et solennité.

Le roi et Yves étaient en proie à une tristesse et à une mélancolie que rien ne pouvait dissiper.

Cependant la nourrice et sa fille marchaient, la tête haute, réprimandaient et critiquaient tout, disgraciaient les officiers en charge et les domestiques, les insultaient, les humiliaient, et étaient détestées de tout le monde. Le roi, tout à sa douleur, n’avait pas l’énergie nécessaire pour leur résister,

La présence d’Yves les gênait, et elles complotèrent sa perte avec quelques courtisans.

Deux seigneurs de la cour invitèrent un jour Yves à une partie de chasse. Il s’y rendit, sans défiance, et, quand ils furent à un endroit favorable à leur dessein, ils se jetèrent sur lui, l’assassinèrent et jetèrent son cadavre dans une vieille chapelle en ruine, au fond d’un bois.

La Sirène, au fond de la mer, eut aussitôt connaissance du crime, et elle dit à Yvonne :

— Votre frère vient d’être assassiné par des gens de la cour, gagnés par votre nourrice et sa fille. Mais, tout n’est pas encore perdu sans espoir ; je vous laisserai aller, trois nuits de suite, à la chapelle en ruine où ils ont jeté son corps, et vous le frotterez avec l’eau de vie que voici, et il ressuscitera. Vous reviendrez, chaque fois, dès que je tirerai sur votre chaîne.

Et la Sirène lui donna une fiole pleine d’eau puisée à la fontaine de vie, et elle partit. Elle avait autour du corps une chaîne d’or, dont un bout était dans la main de la Sirène. Elle entra dans la chapelle, à minuit. Elle se jeta sur le corps inanimé de son frère, l’arrosa de ses larmes et le frictionna partout avec de l’eau de vie. Il ne fit aucun mouvement. La Sirène tira sur la chaîne, avant le jour, et elle dut obéir, et elle partit en disant :

— Je reviendrai, deux fois encore, mon pauvre frère, et je te ressusciterai.

Cependant le roi demanda où était son favori, et on lui répondit : Personne ne le sait ; il se sera sans doute égaré, en chassant dans la forêt.

Le lendemain, un vieux rémouleur ambulant, surpris par la nuit dans le bois, entra dans la vieille chapelle, pour attendre le jour. Il s’endormit, sur un vieux coffre, qui se trouvait là, et où les fidèles déposaient autrefois les offrandes en nature qu’ils faisaient au saint du lieu.

A minuit, Yvonne arriva encore. Ses plaintes et ses sanglots éveillèrent le rémouleur. Il fut ébloui par la beauté de la jeune fille et la lumière éclatante qui émanait de son corps. Il crut que c’était un ange, venu du paradis, et il n’osa bouger ; mais, il observa et écouta.

Yvonne frictionna encore le corps de son frère, avec l’eau de vie, et l’arrosa et le réchauffa sous ses baisers et ses larmes, tant et si bien qu’il remua un peu. La Sirène tira encore sur sa chaîne, avant le point du jour, et elle dut obéir et redescendre au fond de la mer. Mais, en partant elle dit :

— Je reviendrai encore, la nuit prochaine, pour la dernière fois.

Le vieux rémouleur avait tout entendu et tout vu, grâce à la lumière dont la présence d’Yvonne éclairait la chapelle. Il alla frapper à la porte du palais et demanda à parler au roi.

— Le roi ne reçoit pas tout le monde ainsi, lui dit le portier.

— J’ai une nouvelle importante à lui apprendre, et qui lui fera plaisir.

— Dites-moi ce que c’est ?

— Non, je veux lui parler en personne.

Il insista tant, qu’il fut introduit devant le roi, et lui parla de la sorte :

— Vous croyez, sire, que vous avez épousé la sœur de votre favori, le prince Gilot.

— Comment, et ce n’est pas vrai ? demanda vivement le roi,

— Non, sire, c’est la fîile de sa nourrice que vous avez épousée ; quant à elle, elle est au fond de la mer, retenue captive par une Sirène.

— Comment cela ? Expliquez-vous clairement.

— Comme la belle Yvonne traversait la mer, pour se rendre auprès de vous, sa nourrice et la fille de celle-ci, qui étaient jalouses d’elle, la jetèrent traîtreusement à la mer. Une Sirène se trouva là, qui l’emporta dans son palais, au fond de l’eau, où elle la retient enchaînée par une longue chaîne d’or. Mais, ce n’est pas tout ; après s’être débarrassées de la sœur, par un crime horrible, les deux diablesses voulurent en faire autant du frère, dont la présence les gênait. Elles le firent assassiner lâchement, par deux dignitaires de votre cour, dans une partie de chasse, et son corps fut jeté et abandonné dans une vieille chapelle en ruine, au fond d’un bois, où il se trouve encore, car je l’ai vu. La Sirène a permis à Yvonne de venir, pendant trois nuits, frictionner le corps de son frère, avec une eau magique, qui doit y ramener la vie. Elle est venue, deux nuits déjà, et le corps a remué ; elle doit revenir, cette nuit, pour la dernière fois.

— Comment savez-vous tout cela ? demanda le roi, fort intrigué.

— J’ai passé la nuit dans la vieille chapelle, répondit le rémouleur, et j’ai vu la jeune fille, dont la beauté est si éclatante, qu’elle brille et éclaire comme une lampe ; j’ai entendu les paroles qu’elle a prononcées, en frictionnant le corps de son frère et en l’arrosant de ses larmes.

— Et comment pourrait-on la délivrer et l’arracher à la Sirène ?

— Voici, sire : confiez-moi douze soldats vigoureux et armés de bonnes haches. Je les conduirai à la chapelle, nous nous y cacherons, et, quand Yvonne, après avoir fini de ramener la vie dans le corps de son frère, se disposera à se retirer, à l’appel de la Sirène, à un signal que je donnerai, les soldats déchargeront chacun un vigoureux coup de hache sur la chaîne, la briseront en douze morceaux, et la jeune fille se trouvera libre, et je vous la ramènerai, avec son frère.

Le roi confia les douze soldats au vieux rémouleur, et ils se rendirent à la chapelle ruinée, au milieu du bois, armés de leurs bonnes haches.

A minuit, Yvonne arriva. Elle finit de ramener la vie dans le corps de son frère, qui se leva, bien portant et vigoureux, comme si rien ne lui était arrivé. Comme ils se faisaient les adieux les plus tendres, car le jour approchait, la Sirène tira sur la chaîne et Yvonne s’écria :

— Ah ! mon frère chéri, il faut donc te quitter, et sans doute pour jamais !...

Le rémouleur cria :

— Ferme, mes amis !

Et aussitôt douze vigoureux coups de hache tombèrent sur la chaîne, et la brisèrent en autant de morceaux. La Sirène poussa un cri épouvantable, et bouleversa la mer, de fond en comble, lorsque, tirant sur sa chaîne, elle ne ramena plus sa belle captive.

Le frère et la sœur, escortés des douze soldats et du rémouleur, retournèrent ensemble au palais, où le roi les reçut avec de grands transports de joie.

Il fit chauffer un four à blanc et y jeter (ils l’avaient bien mérité !) la nourrice et sa fille, et les deux seigneurs qui avaient assassiné Yves.

Puis, il se maria avec Yvonne, nomma Yves général en chef de ses armées, et le vieux rémouleur eut la garde et la direction de ses caves.

Les fêtes, les festins et les réjouissances publiques durèrent un mois entier.


Plouaret, 1869.