Contes populaires de Basse-Bretagne/La Sirène et l’Épervier

François-Marie Luzel
Contes populaires de Basse-Bretagne
PERSONNAGES ET ANIMAUX FABULEUX ET APOCRYPHES



X


LA SIRÈNE ET L’ÉPERVIER
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Bez’ a zo a zé pell-amzer,
D’ar c’houlz m’ho devoa dennt ar ier.

Il y a de cela bien longtemps,
Quand les poules avaient des dents.


IL existait, à Saint-Michel-en-Grève, un pauvre pêcheur, nommé Ewen Ab-Grall. Il n’avait, pour entretenir sa famille et lui-même, que le produit de sa pêche, et Dieu lui avait déjà envoyé une demi-douzaine d’enfants, dont le plus âgé n’avait pas plus de six ans, et sa femme, Guyona Le Doz, était sur le point de lui en donner un septième. De plus, le pauvre homme était, depuis quelque temps, on ne peut plus malheureux, à la pêche, et il lui arrivait souvent de rentrer sans avoir rien pris, lui qui avait été le meilleur pêcheur de tout le pays. Il était convaincu que quelque méchante sorcière lui avait jeté un sort. Vous pouvez juger, d’après tout cela, de la misère qui régnait dans leur chaumière, située au bord de la grève, sous Roc’h-al-laz.

Ab-Grall passait toutes ses journées en mer, et souvent aussi, les nuits. Il n’était jamais pressé de rentrer, car, quand sa femme le voyait revenir, les mains vides, ou à peu près, elle lui faisait fort mauvais accueil. La misère lui avait aigri le caractère. Le malheureux pêcheur ne répondait presque rien aux plaintes et aux injures de Guyona, et il se contentait de gémir sur son mauvais sort.

Un jour du mois de juin, en relevant ses filets, il y trouva un singulier poisson. La partie antérieure de son corps ressemblait au buste d’une femme, et le reste était couvert d’écaillés et se terminait en queue de poisson. Le voilà bien étonné ; jamais il n’avait rien vu de semblable.

— C’est sans doute une Sirène ! se dit-il. C’en était une, en effet, et il n’eut plus aucun doute à ce sujet, quand il l’entendit prendre la parole, dans la langue des hommes, et lui dire :

— Remets-moi dans la mer.

— Pas si sot ! lui répondit-il ; il y a assez longtemps que je fais de mauvaises pêches et que ma femme me rend la vie dure, à cause de cela.

— Remets-moi dans l’eau, te dis-je, et tu ne t’en repentiras pas.

— Que me donnerez-vous, en retour de ce service ?

— Je te ferai prendre, tous les jours, autant de poissons que tu voudras.

— Si cela est vrai, je veux bien vous remettre dans la mer ; mais, je voudrais en être bien sûr, auparavant.

— Eh bien ! jette tes filets à l’eau. Ab-Grall jeta ses filets à l’eau, et les en retira remplis des plus beaux poissons. Il les jeta deux, trois fois, et, à chaque fois, il les retirait pleins à rompre.

— A la bonne heure ! s’écria-t-il alors, tout joyeux et content, voilà le charme rompu ! Ce soir, Guyona ne me grondera pas, quand je rentrerai. Merci bien. Madame la Sirène ; je vais vais vous remettre, à l’instant, dans la mer.

Et il l’y remit, en effet. Alors la Sirène, se tenant jusqu’à la ceinture au-dessus de l’eau, lui dit encore :

— Quand tu rentreras chez toi, tu trouveras ta famille augmentée ; ta femme vient d’accoucher d’un beau garçon. Tu m’apporteras l’enfant, ici, afin que je lui donne un baiser.

— Ah ! bien oui, pour que vous me l’enleviez, ou lui jetiez quelque mauvais sort !

— Apporte-moi-le, te dis-je, et tu n’auras pas lieu de t’en repentir.

Le pêcheur promit, et il se dirigea alors vers sa chaumière, en chantant, à haute voix, si bien que sa femme, l’entendant de son lit, dit à ses enfants :

— Voilà votre père qui revient : il faut que, contre son ordinaire, il ait fait bonne pêche, pour chanter de la sorte. Allez voir, mes enfants.

Et les enfants coururent au bord de la mer, et en voyant la barque de leur père pleine jusqu’aux bords, ils poussèrent des cris joyeux. Puis, ils revinrent à la chaumière, chargés de poissons et en criant :

— Voyez, mère ! voyez les beaux poissons ! La barque en est toute pleine !

Leur père les suivait, chargé comme eux, et riant de bonheur, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps. Il embrassa sa femme et son fils nouveau-né, et s’écria :

— Enfin, le charme est rompu ! et je prendrai désormais autant de poissons que je voudrai !

— Pourquoi donc cela, Ewen ? lui demanda Guyona, tout étonnée.

— Parce que la Sirène me l’a promis, femme.

— La Sirène ? Qu’est-ce que tu dis donc ?

— Oui ; j’ai pris une Sirène dans mes filets et elle m’a prié de la remettre dans la mer, me promettant, si je le faisais, de me foire prendre, tous les jours, du poisson, à souhait. Je lui ai obéi, et vous voyez, Guyona, qu’elle a tenu sa parole. Mais, elle m’a dit autre chose encore.

— Quoi donc ? que t’a-t-elle dit encore ?

— Elle m’a annoncé que vous veniez d’accoucher d’un beau garçon, — ce qui est ma foi bien vrai, — et m’a prié de le lui porter sur le rivage, afin qu’elle lui donne un baiser.

— Jésus ! vous ne ferez pas cela, Ewen ; les Sirènes ne sont pas chrétiennes, elles n’ont pas reçu le baptême, et je crains qu’elle ne veuille nous enlever notre enfant, ou lui jeter quelque mauvais sort.

— C’est ce que je craignais aussi, d’abord, et je le lui ai même dit ; mais, elle m’a assuré qu’elle ne lui voulait que du bien, comme à nous, et que je ne regretterais pas de lui avoir obéi, parce qu’elle me ferait un autre don, plus grand encore que le premier. Songez donc, femme, nous serons riches alors, nous qui n’avons connu jusqu’ici que la misère et la peine.

— Il faut commencer par foire baptiser l’enfant, dit alors Guyona, ébranlée par de si belles promesses, puis nous verrons. Allez, vite, chercher un parrain et une marraine, Ewen.

Ab-Grall sortit, et revint bientôt après, accompagné d’un vieux pêcheur de ses amis et de la fille de celui-ci. On alla sur-le-champ à l’église de Saint-Michel-en-Grève, et l’enfant fut baptisé et reçut le nom de Fanch (François).

En sortant de l’église, et avant de retourner chez lui, le père, craignant que la Sirène ne s’impatientât de tant de retard, s’empressa de se rendre avec son fils nouveau-né au lieu du rendez-vous, La Sirène l’y attendait. Elle prit l’enfant dans ses bras et le baisa au front. Puis, présentant au père une pièce d’or, elle lui dit :

— Prends cette pièce d’or, et, en arrivant dans ta chaumière, dépose-la sur la pierre du foyer et, demain, depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, des pièces semblables y tomberont, par la cheminée, sans discontinuer. Mais, ton fils m’appartient, à partir de ce moment.

Et elle allait disparaître sous les flots, avec l’enfant, lorsque Ab-Grall se jeta dans l’eau, le lui enleva et courut le remettre entre les bras de sa mère.

— Il me reviendra, tôt ou tard, car il m’appartient ! criait la Sirène, en fureur, et faisant déferler de grandes vagues sur le rivage.

Mais, le pêcheur courait toujours, et il arriva à sa chaumière, tout essoufflé et tout bouleversé.

— Jésus ! qu’est-il donc arrivé, Ewen ? lui demanda Guyona, en le voyant dans cet état.

— Ah ! je l’ai échappé belle ! La Sirène, pour prix des dons qu’elle m’a faits, a voulu enlever notre enfant ; mais, je me suis jeté dans la mer, et je l’ai arraché de ses bras. Le voici, le cher petit, et j’espère bien que la Sirène ne le reverra plus jamais, quoi qu’elle en dise.

Guyona prit l’enfant dans son lit, et le cacha dans son sein, en le couvrant de baisers.

— Il y a autre chose, femme, dit Ab-Grall, quand il eut repris haleine.

— Qu’y a-t-il donc, Ewen ?

— Voici une pièce d’or, que m’a donnée la Sirène, et si ce qu’elle m’a dit en me la donnant est vrai, nous serons, sans tarder, les plus riches de tout le pays.

— Que t’a donc dit la Sirène, mon homme ?

— Elle m’a dit que, si je déposais cette pièce d’or sur la pierre de notre foyer, demain, depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, des pièces semblables ne cesseraient de tomber, par la cheminée, dans notre chaumière.

— Je ne crois pas beaucoup à tant de bonheur, répondit Guyona ; il faut pourtant déposer la pièce d’or sur la pierre du foyer, comme te l’a recommandé la Sirène, pour voir... Dieu seul sait ce qui peut arriver.

Et Ab-Grall déposa la pièce d’or sur la pierre du foyer, avant de se coucher, et, durant toute la nuit, il ne rêva que de la Sirène et de ses pièces d’or, qu’il croyait entendre tomber par la cheminée. Le lendemain matin, en se levant, il se hâta d’aller voir si la promesse de la Sirène s’était réalisée. Mais, hélas ! la pièce d’or qu’il avait déposée la veille sur la pierre du foyer y était toujours, seule. Cependant, le soleil n’était pas encore levé. Dès qu’il commença de paraître à l’horizon, il entendit dans sa cheminée un bruit qui le fit tressaillir de joie. C’étaient les pièces qui commençaient de tomber, juste au moment annoncé, et cette pluie d’or ne cessa qu’au coucher du soleil. Jugez du bonheur des deux époux ! A mesure que la pierre du foyer se couvrait d’or, Ab-Grall et ses enfants et sa femme (car Guyona n’avait pu rester dans son lit, tant elle était transportée de joie) rangeaient les pièces par piles, dans leur armoire, puis sur la table, puis ils les jetèrent par poignées et les entassèrent sur l’aire de la chaumière, qui en était presque toute pleine, quand le soleil disparut dans la mer. Alors, se tut le joyeux carillon que faisaient les pièces d’or en tombant sur la pierre. Le pêcheur et sa femme et ses enfants étaient si fatigués, qu’ils se couchèrent sans manger. Le lendemain matin, craignant que leur bonne fortune de la veille ne fût qu’une illusion, leur premier soin, en se levant, fut de s’assurer, par la vue et par le toucher, que c’était bien une réalité, et non une vaine illusion. O bonheur ! les tas d’or étaient toujours où ils les avaient déposés, la veille. Ils en remplirent alors deux vieux coffres de chêne, qui étaient au bas de la chaumière, et enfouirent le reste sous terre, dans le sol même de leur habitation.

Ab-Grall alla alors à Lannion, avec de l’or plein ses poches, et il acheta du pain blanc, de la viande, du vin, et de quoi faire des habits neufs à sa femme, à ses enfants et à lui-même ; il acheta même un cheval, sur lequel il mit ses emplettes, monta par-dessus le tout, et revint alors à sa chaumière de la Lieue-de-Grève, fier comme un riche propriétaire. Et, à partir de ce jour, c’était tous les jours des festins et des dépenses, qui étonnaient les voisins. Peu de temps après, ils bâtirent une belle maison neuve et achetèrent des champs et des chevaux et des vaches. Les enfants furent aussi envoyés à l’école, en ville. Tout cela excitait fort l’étonnement et aussi la jalousie des pêcheurs de Saint-Michel-en-Grève et de Locquirec, et on en causait beaucoup.

— Comment, se disait-on, Ewen Ab-Grall, qui était si misérable, il n’y a pas encore un an, peut-il être devenu, tout d’un coup, si riche ?

— Il faut qu’il ait trouvé un trésor, disaient les uns. — Ou qu’il ait vendu son âme au Diable ou quelqu’un de ses enfants, pour avoir de l’argent à discrétion, disaient d’autres.

Cette dernière opinion prévalait même, généralement, et l’on regardait de travers le pêcheur, devenu riche si soudainement, et personne ne se souciait de faire société avec lui.

Cependant leur dernier enfant, Fanch, grandissait et venait à merveille. A l’âge de dix ans, on l’envoya aussi à l’école, à la ville, et il apprenait tout ce qu’il voulait. Quand il venait à la maison, en congé, son père et sa mère l’embrassaient tendrement, puis, ils pleuraient, parfois, en le regardant, et plus il avançait en âge, plus ils devenaient tristes et inquiets. C’est qu’ils songeaient à la menace de la Sirène.

Quand Fanch eut dix-huit ans, il cessa d’aller à l’école, et l’envie lui prit alors de voyager, pour voir du monde et du pays. Son père et sa mère ne s’y opposèrent pas, pourvu toutefois qu’il évitât de s’approcher de la mer.

— Eh bien ! répondit-il, j’irai du côté de la Cornouaille, et je continuerai d’aller jusqu’à ce que j’arrive à Paris.

On lui donna de l’argent et de l’or, autant qu’il en voulut, et un domestique pour l’accompagner, et ils partirent tous les deux, sur d’excellents chevaux.

— Surtout n’approche jamais de la mer, mon fils ! lui criaient encore son père et sa mère, de loin.

— Je vous le promets, rassurez-vous à ce sujet, répondit Fanch, un peu intrigué d’une recommandation si pressante.

— Mon père et ma mère, dit-il à son compagnon de route, ont, sans doute, peur que je me noie.

Et il n’y pensa plus.

Ils traversèrent toute la Cornouaille, s’arrêtant où bon leur semblait, puisqu’ils ne manquaient ni d’argent ni de temps, et arrivèrent à Vannes. De là, ils se dirigèrent sur Paris. Comme ils traversaient, un jour, une grande lande, ils trouvèrent sur leur passage un cheval mort, une charogne, que se disputaient un loup, un épervier et un bourdon. Ces trois animaux ne pouvaient pas s’entendre et se repaître en paix, bien qu’il y eût là de quoi les satisfaire tous les trois, et même au delà. Le loup chassait l’épervier, qui lui donnait des coups de bec dans les yeux, et le bourdon, inquiété par l’épervier, le piquait et le tourmentait aussi, comme il pouvait. C’étaient des cris et des hurlements terribles. Les deux voyageurs s’approchèrent.

— Comment, mes pauvres bêtes, ne pouvez-vous pas vous entendre, puisqu’il y a de quoi vous contenter tous les trois, et même au delà ? leur dit Fanch.

— C’est le loup qui veut tout dévorer, le glouton ! dit l’épervier.

— Et ce vilain épervier qui ne veut pas me laisser approcher, dit le bourdon.

— Ils cherchent tous les deux à m’aveugler, dit le loup.

— Si vous voulez, reprit Fanch, je vais vous mettre d’accord, et partager la proie entre vous de manière à ce que chacun de vous ait ce qui lui convient le mieux ?

— Nous le voulons bien, répondirent les trois animaux.

— Eh bien ! écoutez-moi : La chair et les os seront au loup, les entrailles à l’épervier, et le sang au bourdon. Êtes-vous contents de ce partage ?

— Très contents, répondirent - ils ; merci, l’homme !

Et voilà la paix faite, et chacun de s’occuper de sa part.

Cependant, Fanch et son compagnon se remirent en route.

— Cet homme nous a rendu service, en mettant la paix entre nous, et nous lui devons bien quelque chose en retour, dit alors l’épervier.

— C’est vrai, répondit le bourdon ; il serait convenable que chacun de nous lui donnât quelque marque de sa reconnaissance, n’est-ce pas, loup ?

Le loup répondit par un grognement, et continua de manger gloutonnement.

— Je vais lui dire de revenir, reprit l’épervier. Et l’épervier partit. Il eut bientôt rejoint Fanch et son compagnon.

— Homme ! homme ! lui cria-t-il, au-dessus de sa tête.

Fanch, étonne de s’entendre appeler, leva les yeux en l’air, et, apercevant l’épervier :

— Que me voulez-vous, épervier ? lui demanda-t-il.

— Retournez un peu sur vos pas, je vous prie.

— Comment ! est-ce que vous vous êtes remis à vous quereller ?

— Non, ce n’est pas cela ; nous voudrions, tous les trois, reconnaître le service que vous nous avez rendu, en vous faisant chacun notre petit présent.

Fanch dit à son domestique de l’attendre, où il était, et revint sur ses pas, de plus en plus étonné.

Quand il fut auprès du cheval mort :

— Eh bien ! loup, dit l’épervier, quel présent feras-tu à cet homme ?

— Je veux le manger ! répondit le loup.

— Glouton ! tu ne parles jamais que de manger ; tu sais quel service nous a rendu cet homme ; sans lui, nous n’aurions jamais pu nous entendre. Fais-lui donc quelque petit présent.

— Je veux le manger ! répéta le loup.

— Voyons, loup, soyez donc plus raisonnable que cela, lui dit, à son tour, le bourdon.

— Eh bien ! dit alors le loup, d’assez mauvaise grâce, et sans cesser de manger, je lui accorde la faculté de se changer en loup, quand il le voudra.

— A la bonne heure ! dirent les deux autres.

— Moi, dit alors l’épervier, je lui accorde aussi la faculté de pouvoir se changer en épervier, quand il le voudra.

— Et moi, dit le bourdon, je lui dis que, quand il aura besoin de mon aide, il n’aura qu’à m’appeler, et je ne me ferai pas attendre. Il reconnaîtra, plus tard, que, quoique petit, je puis aussi lui être utile[1].

— Merci bien, bonnes bêtes, leur dit Fanch, et il rejoignit son domestique, et ne lui dit rien de ce qui venait de se passer. Ils continuèrent leur route. Tôt après, comme ils passaient auprès d’un bois, Franch, pressé de vérifier si les trois animaux ne s’étaient pas moqués de lui, entra dans le bois et donna son cheval à tenir à son domestique, en lui disant de l’attendre un peu. Quand il fut à couvert derrière un buisson, il dit, ou pensa seulement :

— Je voudrais être changé en loup !

Et aussitôt le voilà devenu loup. Il sortit alors du bois, bondit sur le chemin et s’avança vers le domestique, en lui montrant les dents. Celui-ci se mit à appeler son maître, en criant :

— Maître ! maître ! accourez, vite ! Il y a ici un grand loup, qui va me dévorer !

Mais, comme il ne venait pas, il partit au grand galop de son cheval, abandonnant celui de son maître. Le loup le poursuivit, quelque temps, puis il le laissa aller, et il n’eut qu’à penser :

— Je voudrais redevenir homme !

Et aussitôt il fut rendu à sa forme première. Il attendit quelque temps son domestique, pensant qu’il reviendrait ; mais, comme il ne revenait pas, il s’ennuya d’attendre et dit :

— Au diable, un peureux pareil ! et il remonta sur son cheval et partit.

Il arriva alors sur le bord d’un grand étang, qui était couvert d’oies. Il ne vit ni chaussée, ni bateau pour passer. Le voilà bien embarrassé, car il ne savait pas nager, quoique né au bord de la mer ; son père et sa mère lui avaient toujours défendu d’en approcher. Comment faire ? Il se décida à faire entrer son cheval dans l’eau. Le cheval nageait très bien. Mais, les oies accoururent autour de lui, en criant, et si nombreuses, si serrées, qu’il avait bien de la peine à se frayer un chemin parmi elles. Fanch leur émietta un pain qu’il avait dans sa poche, et il les caressait, leur passant la main sur le dos et les appelant bonnes bêtes, belles oies du bon Dieu, ce qui paraissait les flatter beaucoup. Il arriva ainsi de l’autre côté de l’eau. Il était grand temps, car son cheval n’en pouvait plus. Alors, une des oies, la plus grande et la plus belle, lui dit, dans un langage qu’il comprit facilement :

— Si jamais tu as besoin de moi, tu n’auras qu’à m’appeler, en quelque lieu que je sois, et j’arriverai aussitôt : je suis la reine des oies.

— Merci bien. Madame la Reine des oies, lui dit Fanch poliment, et il poursuivit sa route.

Un peu plus loin, comme il traversait une grande lande, il se trouva soudain entouré d’un nombre infini de fourmis, grandes comme de petits moutons, et qui menaçaient de le dévorer, lui et son cheval. Il leur distribua ce qui lui restait encore de provisions, et prit toutes les précautions possibles pour que son cheval n’en blessât aucune. Quand il n’eut plus rien à leur donner, il leur dit :

— Je n’ai plus rien, mes pauvres bêtes ; je vous ai donné tout ce que j’avais, et moi-même, je serai obligé de me passer de dîner.

Alors une fourmi, qui était plus grande que les autres, prit la parole en ces termes :

— Merci à toi, homme ! Nous étions toutes affamées, et tu nous a rendu un grand service ; aussi, si jamais tu as besoin de nous, en quelque lieu que tu te trouves, tu n’auras qu’à appeler la reine des fourmis, et elle ne se fera pas attendre, car je suis la reine des fourmis.

— Merci bien de votre bonté, Madame la Reine des Fourmis, répondit Fanch poliment.

Il continua sa route, et, tout en marchant, il faisait cette réflexion :

— Les bêtes du bon Dieu paraissent toutes me vouloir du bien, et c’est de bon augure.

Le soir arrivait. Il se trouva auprès d’un vieux château, entouré de bois et de hautes murailles. Il frappa à la porte ; elle s’ouvrit, et il entra dans une vaste cour, où il ne vit personne. Apercevant une porte ouverte, dans un grand corps de logis, il attacha son cheval à un poteau de pierre qui se trouvait par là, et entra, par cette porte, dans une vaste cuisine, où il vit un mouton entier qui cuisait à la broche ; mais, par ailleurs, ni homme, ni femme, ni bête ; rien qui vécût, enfin. Il s’assit sur le banc, auprès du feu, persuadé que, tôt ou tard, quelqu’un se montrerait. Il avait grand appétit, ayant distribué toutes ses provisions aux oies et aux fourmis ; aussi, fatigué d’attendre, il se leva, en disant :

— Arrive que pourra, il faut que je mange ! Et il débrocha le mouton, le mit sur la table et l’entama, sans compliment. Il trouva aussi du vin, et il soupa on ne peut mieux. Comme il était toujours seul, il fut bientôt pris de sommeil. Alors, une main invisible prit la lumière, sur la table, et s’avança vers l’escalier. Fanch n’était pas peureux : il se leva et suivit la lumière. Celle-ci le conduisit dans une belle chambre, où il y avait un excellent lit de plume. Fanch se déshabilla, se coucha et dormit tout d’un somme, jusqu’au lendemain matin.

Dès que le soleil fut levé, il fut réveillé par une voix criarde et tremblante qui disait :

— Hé ! mon fils, ce n’est pas tout de venir manger, boire et dormir ainsi tranquillement dans mon château ; et le travail ? Il faut travailler, ici !

Il ouvrit les yeux, et vit une petite vieille, courbée sur un bâton, et dont les dents, longues et pointues, ressemblaient à celles d’un râteau.

— De quel travail parlez-vous donc, grand’-mère ? lui demanda Fanch, sans s’émouvoir.

— Lève-toi ! lève-toi, vite, et je te le ferai voir.

Fanch se leva, tranquillement, et, quand il eut déjeuné, la vieille le conduisit auprès d’un puits très profond, qui était dans la cour du château. Elle y jeta une boule d’argent et lui dit :

— Il faut que tu me rapportes cette boule, avant le coucher du soleil, aujourd’hui, ou il n’y a que la mort pour toi ! Tiens, voici une coquille de patelle (brinik), pour dessécher le puits.

Et elle lui donna une coquille de patelle, et s’en alla alors.

Voilà notre garçon bien embarrassé, je vous prie de le croire. Il se grattait la tête et se disait :

— Je suis un homme perdu !

Et il regardait le puits et sa coquille, d’un air désespéré. Puis, tout à coup :

— Tiens ! tiens ! peut-être bien que la reine des oies pourrait me tirer d’embarras ? Elle m’avait dit de l’appeler à mon secours, en cas de besoin ; j’ai assez besoin, je crois ; voyons un peu :

Reine des oies, accours, accours, Car j’ai besoin de ton secours !

Et au même instant, il entendit un bruit d’ailes, au-dessus de sa tête, et la reine des oies descendit auprès de lui et lui demanda :

— Vous avez besoin de mon secours, Fanch ?

— Oui, sûrement, bonne reine, car vous me voyez bien embarrassé.

— Dites-moi en quoi je puis vous être utile.

— Une vieille femme, qui demeure dans ce château, et qui m’a tout l’air d’une sorcière, m’a conduit auprès de ce puits et y a jeté une boule d’argent, en me disant : « Il faut que tu me la rapportes, avant le coucher du soleil, aujourd’hui, ou il n’y a que la mort pour toi ! » Et voici ce qu’elle m’a donné pour dessécher le puits !

Et il montrait sa coquille de patelle.

— N’est-ce que cela ? lui dit la reine des oies ; rassure-toi alors, car ce sera vite fait, comme tu vas le voir.

Et la reine des oies descendit dans le puits, plongea sous l’eau et reparut, un moment après, avec la boule d’argent dans son bec.

— Tiens, dit-elle à Fanch, voilà la boule ; tu peux la porter à la vieille, quand tu voudras ; mais, ne lui dis pas que c’est moi qui te l’ai retirée du puits.

— Merci bien, ô bonne reine, vous m’avez sauvé la vie !

Puis la reine des oies s’éleva dans l’air, et disparut.

Fanch, de son côté, alla trouver h. vieille femme, tout joyeux et tout fier, et lui dit, en lui présentant la boule :

— Tenez, grand’mère, voici votre boule d’argent.

La vieille fut bien étonnée.

— Quoi, déjà, mon fils ! Comment t’y es-tu donc pris ?

— Pendant que vous n’aurez pas de travaux plus difficiles à me donner, vous ne me verrez pas embarrassé.

— Eh bien ! mon fils, va te promener dans les jardins du château, et, quand le dîner sera prêt, je t’appellerai.

Fanch alla se promener, tranquillement, dans les jardins du château, qui étaient magnifiques, et, à midi, la vieille l’appela pour dîner. Quand il eut dîné, il alla encore se promener, jusqu’au soir. Quand il rentra, la vieille n’était plus là ; mais, il trouva la table servie et il mangea et but, tout à son aise, puis, une main invisible prit le chandelier sur la table et le conduisit à sa chambre à coucher, comme la veille.

Le lendemain matin, il fut encore réveillé par ces paroles :

— Allons, mon fils, debout ! debout ! Ce n’est pas le tout de manger, de boire et de dormir à son aise dans mon château, il faut aussi travailler. Allons, debout ! debout, vite !

Fanch ouvrit les yeux et vit encore, auprès de son lit, une vieille femme ; mais, il lui sembla que ce n’était pas la même que la veille ; celle-ci lui paraissait plus vieille et plus laide encore.

— Quel travail, grand’mère ? lui demanda-t-il, en se frottant les yeux.

— Lève-toi, vite, et je te le ferai voir.

Fanch se leva, descendit dans la cuisine et déjeuna. Puis, la vieille le conduisit dans le grenier du château, devant un grand tas de grains, et lui dit :

— Voilà un tas de trois sortes de grains mélangés, froment, orge et avoine. Il te faudra mettre chaque sorte de grain dans un tas à part, de manière à ce qu’il ne se trouve dans aucun des trois un seul grain d’une espèce différente. Voilà ton travail d’aujourd’hui, et si tu ne l’as pas terminé au coucher du soleil, il n’y a que la mort pour toi !

Puis, la vieille s’en alla, et Fanch resta seul devant le tas de grains.

— Ces vieilles sont certainement folles, se disait-il ; quel homme au monde est capable d’exécuter des travaux de la nature de ceux qu’elles m’imposent ? Heureusement, que j’ai encore pour moi la reine des fourmis ! Si elle ne vient pas à mon secours, c’en est fait de moi. Je vais l’appeler, pour voir :


A mon secours, ô Reine des fourmis !
Vite, venez, je suis de vos amis.


Et la Reine des fourmis arriva aussitôt et demanda :

— Vous avez besoin de moi, Fanch ?

— Oui, sûrement, ma bonne reine. Une vieille femme, qui demeure dans ce château, m’a conduit dans ce grenier et m’a dit : « Voilà un grand tas de trois sortes de grains mélangés, froment, orge et avoine. Il faut que, pour le coucher du soleil, aujourd’hui, tu m’aies mis chaque sorte de grain dans un tas à part, autrement, il n’y a que la mort pour toi ! » Comment voulez-vous, bonne reine, que moi, ni aucun homme au monde puisse exécuter un pareil travail ? Aussi, suis-je un homme perdu, si vous ne me tirez d’embarras.

— Rassure-toi, lui répondit la Reine des fourmis, car s’il ne te faut que cela, ce sera vite fait.

Alors, la Reine des fourmis monta sur le toit, fit je ne sais quel signe, et, un instant après, le grenier fut envahi par des millions de fourmis. Leur reine leur expliqua ce qu’il y avait à faire, et aussitôt elles se mirent à l’ouvrage, avec une ardeur merveilleuse. Elles firent trois tas de grains distincts, et, dans aucun des trois tas, il ne fut possible de trouver deux grains d’espèce différente.

Quand le travail fut terminé, la Reine des fourmis se retira, avec ses sujets, après avoir été vivement remerciée par Fanch. Celui-ci descendit alors du grenier et alla trouver la vieille femme, et lui dit :

— Le travail est terminé, grand’mère.

— Quoi, déjà, mon fils ? Je crains bien que ce ne soit mal fait ; il faut que j’aille voir.

Et elle monta au grenier, examina minutieusement les trois tas, et ne put trouver, dans aucun d’eux, deux grains d’une espèce différente. Elle en fut fort étonnée.

— C’est parfait, mon fils, dit-elle à Fanch ; tu peux, à présent, aller te promener dans les jardins du château, jusqu’à ce que je t’appelle, pour dîner.

Fanch alla donc se promener dans les jardins, et bientôt la vieille l’appela pour dîner, après quoi, il alla encore se promener. Le soir, quand il rentra, la seconde vieille avait disparu, comme la première ; mais, la table était servie, et c’était l’important pour lui. Il soupa, à son aise, puis il monta à sa chambre à coucher, toujours précédé par une lumière portée par une main invisible.

Le lendemain matin, il fut réveillé par une troisième vieille, plus petite et plus laide encore que les deux autres. Elle lui cria aussi :

— Allons, mon fils, debout ! debout, vite ! Ce n’est pas le tout de manger, de boire et de dormir à son aise, dans mon château, il faut aussi travailler I Debout donc, et au travail !

— Quel travail donc, grand’mère ? lui demanda Fanch, tranquillement.

— Lève-toi, vite, et je te le ferai voir. Fanch se leva, descendit dans la cuisine, puis, quand il eut déjeûné, la vieille lui dit :

— Voici l’épreuve d’aujourd’hui : nous sommes trois sœurs, dans ce château, et tu nous a vues toutes les trois. Je vais entrer avec mes sœurs dans une chambre, où ne pénètre aucun rayon de lumière, et, dans l’obscurité la plus complète, il faut que tu dises laquelle de nous trois est la plus jeune et la plus jolie. Si tu te trompes, il n’y a que la mort pour toi ; mais, si tu réussis, tes épreuves seront terminées, le charme sera rompu, et tu pourras épouser celle que tu préféreras de nous trois, car nous sommes de belles princesses, filles du roi d’Espagne, et retenues enchantées dans ce château par un méchant magicien.

Ayant dit ces paroles, la vieille introduisit Fanch dans une chambre où l’obscurité était complète, et y entra elle-même. Les deux autres vieilles y étaient déjà. Voilà encore notre homme bien embarrassé ! Comment dire laquelle de ces trois sorcières était la plus jeune et la plus jolie, même en plein jour ? Elles étaient toutes horriblement laides, et paraissaient avoir à elles trois un millier d’années ! Fanch pensa alors :

— Qui pourrais-je bien appeler à mon secours, cette fois ? Il n’y a que l’épervier et le bourdon que je n’ai pas encore appelés. L’épervier ne peut entrer ici, il ne faut pas y songer ; peut-être bien que le bourdon trouverait le moyen d’arriver jusqu’à moi ; je vais l’appeler, puisqu’il ne me reste pas d’autre chance.

A peine eut-il formé le désir d’être secouru par le bourdon, qu’il entendit ce bruit qui lui annonça sa présence : Vraon ! vraon ! Puis une voix lui murmura à l’oreille :

— Ne t’inquiète pas, me voici. Cherche les princesses à tâtons, dans l’obscurité, et quand tu m’entendras voltiger autour de la tête d’une d’elles, ce sera celle-là la plus jeune et la plus jolie, et tu pourras le dire, sans crainte de te tromper, car je connais parfaitement les trois princesses, et, tous les jours, je leur fais visite, dans leurs chambres.

Fanch se sentit rassuré, et il s’avança, les bras tendus en avant, pour chercher les princesses, dans l’obscurité. Il en prit une, mais n’entendant pas le bruit convenu, il la quitta, pour en chercher une autre. Il en prit une seconde ; ce n’était pas encore celle-là. Mais, dès qu’il mit la main sur la troisième, il entendit, autour de sa tête : Vraon ! vraon !... et, sans hésiter, il s’écria :

— C’est celle-ci la plus jeune et la plus jolie des trois princesses !

Et c’était vrai. Aussitôt, la chambre se trouva éclairée, et il vit, à son grand étonnement, trois belles princesses, au lieu des trois horribles vieilles de tout à l’heure. Et toutes les trois, elles s’empressaient autour de lui, pour le remercier.

— Nous sommes, disaient-elles, filles du roi d’Espagne ; nous étions retenues enchantées dans ce château, par un méchant magicien ; mais, vous avez rompu le charme, et nous sommes libres, à présent, de retourner à la cour de notre père. Venez avec nous, et, quand nous serons en Espagne, vous épouserez celle que vous préférerez de nous trois.

Fanch était bien embarrassé, et ne savait que répondre. Cependant, comme il voulait voyager encore et courir les aventures, trouvant que cela ne commençait pas trop mal, il dit :

— Mille mercis, belles et aimables princesses, mais, je suis encore bien jeune pour me marier. Plus tard, en poursuivant mes voyages, je passerai, quelque jour, par l’Espagne, et alors, nous verrons.

Les trois princesses prirent alors la route de l’Espagne, peu satisfaites d’avoir rencontré un libérateur si peu galant, et Fanch poursuivit, de son côté, son voyage. Nous allons le suivre, et laisser les trois princesses retourner à la cour de leur père.

Il arriva enfin à Paris, Il descendit au meilleur hôtel de la ville, qui se trouvait vis-à-vis du palais du roi.

Tous les jours, de la fenêtre de sa chambre, il voyait une jeune princesse, d’une grande beauté, à une des fenêtres du palais. C’était la fille unique du roi. Les deux jeunes gens passaient des heures entières à se regarder l’un l’autre.

— Quelle belle princesse ! se disait Fanch ; si je pouvais lui parler seulement ! L’épervier, il m’en souvient, m’a dit qu’il m’accordait la faculté de me changer en épervier, à mon souhait ; je pourrais, de cette façon, me transporter auprès de la princesse, puis redevenir homme... Jusqu’à présent, je n’ai pas encore eu recours à lui : voyons donc s’il tiendra sa parole, comme les autres animaux, dont je n’ai eu qu’à me louer. Je voudrais être épervier !

A peine eut-il prononcé ces derniers mots, qu’il fut changé en épervier, et il alla voltiger autour de la fenêtre où se trouvait la princesse.

— Oh ! le bel oiseau ! s’écria celle-ci. Et, appelant sa fille de chambre :

— Venez ! venez ! Essayons de le prendre ! L’épervier ne se laissa pas prendre, ce jour-là, et il s’envola, après avoir quelque temps voltigé autour de la princesse, effleurant ses joues, du bout de ses ailes. Mais, le lendemain, comme la princesse était à sa fenêtre, il vint encore, et se laissa prendre, cette fois. La princesse, toute joyeuse, courut le montrer à son père :

— Voyez, mon père, le bel oiseau que j’ai pris !

— Oui vraiment, ma fille, répondit le vieux roi ; c’est un épervier, si je ne me trompe.

On mit l’oiseau dans une belle cage, et la princesse voulut l’avoir dans sa chambre, pour la divertir.

Le soir, quand la femme de chambre eut déshabillé et couché sa maîtresse, celle-ci, qui lisait un peu dans son lit, avant de dormir, fut fort étonnée d’entendre une voix qui disait :

— J’ai grand froid aux pieds !

Elle regarda de tous côtés, et ne vit personne.

— Qui donc a parlé, dans ma chambre ? dit-elle ; ce n’est pas l’oiseau, sans doute ?

— Si, c’est bien moi, répondit l’épervier.

— Comment, pauvre petite bête, vous parlez aussi ? Mais vous n’êtes donc pas ce que vous paraissez être ?

— Non, je n’ai pris cette forme que pour arriver jusqu’à vous.

Et ayant alors souhaité de redevenir homme, il se présenta sous sa forme naturelle à la princesse. Celle-ci reconnut facilement le jeune homme qu’elle avait remarqué à la fenêtre de l’hôtel voisin. Elle voulut appeler sa femme de chambre ; mais, Fanch s’y opposa, lui représentant le scandale que la présence d’un jeune homme dans sa chambre causerait dans le palais. Elle se laissa facilement persuader, et ce ne fut que le lendemain matin, à l’heure où la femme de chambre de la princesse venait ordinairement pour l’habiller, qu’il reprit la forme d’un épervier, et rentra dans sa cage. Pendant tout le jour, il était épervier, et la nuit, il redevenait homme.

Il y avait plusieurs mois que les choses se passaient de la sorte, lorsqu’on s’aperçut que la princesse prenait de l’embonpoint, avec une rapidité étonnante. Le vieux monarque n’y trouva rien à redire ; au contraire, il était enchanté de voir sa fille si bien portante ; mais, les courtisans et les domestiques commençaient à jaser, et à interpréter cet embonpoint subit d’une tout autre façon. Enfin, la princesse se dit malade et elle ne quittait plus sa chambre. On fit venir, l’un après l’autre, tous les médecins de la ville ; mais, aucun d’eux ne connaissait rien à sa maladie, ou plutôt n’osait dire ce qu’il en savait. Le roi était désolé, car il aimait beaucoup sa fille. Un jour, un vieux cuisinier du palais s’arrangea de manière à aller lui-même servir à dîner à la princesse, dans sa chambre. Il l’observa bien, et vit clairement ce que c’était que sa maladie. Le soir, à table, il dit, devant tous les valets et les domestiques, qu’il avait vu la princesse de près, et qu’il connaissait la nature de sa maladie. Ce propos fut rapporté au roi, qui fit appeler aussitôt le vieux cuisinier, et lui dit :

— Comment, cuisinier, vous avez dit que vous connaissez la nature de la maladie de la princesse, alors que tous les médecins de la ville ont déclaré n’y rien connaître ?

— Oui, sûrement, sire, je l’ai dit, et je ne m’en dédis pas.

— Eh bien ! parlez, vite, alors ; vous serez bien récompensé, si vous la guérissez.

Le cuisinier, avant de paraître devant le roi, avait roulé plusieurs serviettes sous son tablier, et il répondit :

— Eh bien ! sire, la princesse votre fille ne peut être guérie que lorsqu’elle aura fait comme ceci.

Et en même temps, il laissa tomber les serviettes à ses pieds.

Le roi comprit et pâlit de colère.

— Comment, coquin, qu’oses-tu dire là ?

— Rien que la vérité, sire, et vous le verrez, bientôt.

Il courut, furieux, à la chambre de sa fille et reconnut facilement que le vieux cuisinier ne l’avait pas trompé. Il s’emporta en injures contre la princesse. L’épervier était dans sa cage, et il écoutait et regardait, les yeux clairs.

— Qui est le père de ton enfant, malheureuse ? demanda le roi.

— L’épervier ! répondit la princesse, en fondant en larmes.

— Comment, l’épervier ? Tu oses encore te moquer de moi !...

£t le roi leva la main sur sa fille.

— Holà ! doucement, s’il vous plaît ! dit une voix, derrière lui.

Il se détourna vivement, et fut bien étonné de se trouver face à face avec un jeune homme, qu’il ne connaissait pas. C’était Fanch.

— Qui êtes-vous ? lui demanda le roi.

— Le père de l’enfant que votre fille porte dans son sein, et je vous demande sa main.

— Comment avez-vous fait pour pénétrer jusqu’ici ?

Fanch lui expliqua tout. Le roi comprit alors qu’il avait affaire à un homme qui était protégé par quelque puissance supérieure, et il pensa que ce qu’il avait de mieux à faire, c’était de lui accorder ce qu’il demandait. C’est ce qu’il fit, en effet, quoique d’assez mauvaise grâce. Le mariage fut célébré, dès le lendemain, mais sans pompe ni grands festins[2].

Un fils du roi de Turquie faisait aussi la cour à la princesse, et il espérait bien l’épouser, car le vieux roi lui était favorable. Furieux de se la voir enlever de la sorte, il jura de se venger. Il dissimula et feignit de faire la paix avec son rival heureux et de rechercher son amitié. Un jour, il proposa à Fanch un voyage où ils devaient traverser un bras de mer. Fanch, qui ne pensait pas à mal, et qui avait perdu de vue la dernière recommandation de son père et de sa mère, accepta, sans hésiter. Ils partirent donc, tous les deux, et, arrivés au bras de mer, ils montèrent dans la barque du passeur. Fanch regardait tranquillement dans l’eau, penché sur le bord de l’embarcation, quand le prince turc le poussa de l’épaule et le jeta dans la mer, dans l’intention de le noyer. Mais, la Sirène se trouva là, qui le saisit aussitôt, en disant :

— Il y a longtemps que je t’attendais !

Et elle l’entraîna au fond de l’eau. Elle l’y retint pendant deux ans. Bien souvent il la pria de lui permettre de revenir un peu sur la terre, pour voir le soleil radieux, et respirer l’air d’en haut. Mais, ce fut toujours en vain. Au bout des deux ans de séjour dans sa grotte, un jour, il la priait encore instamment, et comme elle se montrait insensible à ses prières, il lui dit :

— Elevez-moi, seulement un instant, au-dessus de l’eau, sur la paume de votre main, afin que je puisse, une dernière fois, voir la terre, ma patrie !

La Sirène crut pouvoir lui accorder cela, sans danger, et elle le leva au-dessus de l’eau, sur la paume de sa main. Alors Fanch souhaita, bien vite, de devenir épervier ; ce qui fut fait sur-le-champ, et il s’éleva en l’air, bien haut.

La Sirène, furieuse, souleva des vagues énormes vers le ciel ; mais, ce fut inutilement, elles ne pouvaient atteindre à la hauteur où était l’épervier. Celui-ci se dirigea, sans perdre de temps, vers Paris, et, parvenu aux portes de la ville, il descendit à terre et redevint homme. Quand il entra dans la ville, il n’y était question partout que du mariage du prince turc avec la fille du roi ; la noce devait avoir lieu, le lendemain même.

— Je croyais la princesse mariée ? dit Fanch à un homme qui pérorait, au milieu d’un groupe, détaillant le programme des fêtes.

— On voit bien que vous êtes un étranger, lui répondit-on : le mari de la princesse s’est noyé, il y a de cela deux ans, et sa veuve, longtemps inconsolable, a fini par consentir à épouser le prince turc, qui lui faisait déjà la cour, avant son premier mariage avec un aventurier, venu on ne sait d’où.

— Il était temps d’arriver ! se dit Fanch, en s’éloignant.

Et il combina alors son plan pour pouvoir entrer dans le palais et arriver à temps auprès de sa femme.

Au moment où l’on venait de se mettre à table, dans le palais, il souhaita, par la vertu de l’épervier, de devenir un prince plus beau et plus richement paré que tous ceux qui se trouvaient au banquet des noces. Ce qui fut fait aussitôt. Il était tout brillant d’or, de perles et de diamants. De plus, un carrosse tout en or, attelé de quatre chevaux magnifiques, se trouva aussi à sa disposition. Il y monta et se rendit au palais du roi. Il demanda à dire un mot, en secret, à la nouvelle mariée. Celle-ci était déjà à table, auprès de son nouvel époux. Un valet s’empressa d’aller lui dire qu’un jeune prince, beau et brillant comme le soleil, demandait à lui dire un mot, en secret.

Elle consulta son père et son époux. Tous les deux ils lui conseillèrent d’aller recevoir le prince inconnu. Elle fut éblouie, au premier abord, par sa beauté et ses parures, et ne le reconnut pas. Mais, quand il lui dit, en lui ouvrant ses bras : — « Je suis votre premier mari ! » elle le reconnut aussitôt, et ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, en pleurant de joie et de bonheur.

La princesse l’emmena alors dans la salle du banquet, en le tenant par la main, et le fit asseoir à côté d’elle à table, faisant reculer d’un rang le prince turc. Tout le monde le regardait avec étonnement et admiration, et personne ne le reconnaissait. Le nouveau marié était déjà jaloux des attentions que sa fiancée avait pour l’étranger. Les femmes, et surtout les jeunes princesses de tous les pays, qui se trouvaient là, oubliaient de manger, en le regardant.

Un peu avant la fin du repas, la princesse se leva et parla de la sorte :

— Roi très sage et très expérimente, mon père, et vous, prince, qui aspirez à être bientôt mon époux, je voudrais vous adresser une question et vous demander un conseil.

— Parlez, princesse, lui répondirent le roi et le prince.

Et elle reprit :

— J’avais une jolie petite clef d’or, qui ouvrait mon trésor, et j’eus la douleur de la perdre. Alors, je fis faire une nouvelle clef. Mais, quelque temps après, je retrouvai la première, et je me trouve en avoir deux, à présent. Je suis bien en peine de savoir de laquelle je dois me servir, de l’ancienne ou de la nouvelle ? Or, conseillez-moi à ce sujet, je vous prie.

— Respect est toujours dû aux anciens, dit le roi ; gardez votre ancienne clef, ma fille.

— Et vous, prince, qu’en pensez-vous ?

— Je suis de l’avis du sage roi, mon beau-père, répondit le prince turc, un peu troublé et inquiet de ce que pouvait cacher cette histoire de clefs de la princesse.

— Eh bien ! reprit alors la princesse, en prenant par la main le prince inconnu, je suivrai votre conseil :|voici mon premier mari, que j’ai retrouvé, et je le garde !

Vous pouvez juger de l’étonnement et du trouble que produisirent ces paroles.

Alors, le prince Fanch prit la parole à son tour, et, s’adressant au prince turc, qui pâlissait et tremblait, il parla ainsi :

— Et toi, fils du roi de Turquie, te rappelles-tu la promenade que nous fîmes ensemble, quand tu me jetas traîtreusement dans la mer ? Tu croyais t’être débarrassé de moi, pour toujours, n’est-ce pas ? Eh bien ! tu t’es trompé, et je veux te récompenser, comme tu le mérites, traître digne de l’enfer !

Se tournant alors vers les valets, qui écoutaient, silencieux et ébahis, comme tous les convives :

— Qu’on fasse chauffer un four à blanc, et qu’on y jette cet homme !

Ce qui fut fait sur-le-champ.

Puis, le premier étonnement passé, la gaîté et les ris reparurent, et l’on dansa et l’on chanta, et, pendant quinze jours de suite, ce fut des réjouissances et des festins continuels.


Conté par Barbe Tassel, du bourg de
Plouaret (Côtes-du-Nord).


Ce conte, très mélangé, se compose d’éléments et d’épisodes empruntés à différentes fables et principalement à deux contes contenus dans le recueil des frères Grimm, sous les titres de : La Reine des Abeilles et L’Ondine de l’étang. Tout le milieu du récit rappelle les fables du type de l’Enfant vendu au diable avant sa naissance. Je le reproduis fidèlement tel que je l’ai recueilli, pour donner une idée de la manière dont certains conteurs, croyant augmenter l’intérêt de leurs récits, les altèrent et les mélangent, à plaisir. Plus un conte est long et rempli de merveilles et d’épreuves, plus il a de succès, ordinairement, auprès de l’auditoire des veillées d’hiver.




  1. Cet épisode des animaux reconnaissants se rencontre fréquemment, et nos conteurs populaires en abusent volontiers, comme de celui de la princesse que l’on conduit à un serpent à sept têtes, et quelques autres.
  2. Toutes ces épreuves et ces métamorphoses semblent étrangères à la fable première, qui se perd dans des épisodes empruntés à d’autres contes, et qui n’ont d’autre but que d’allonger la narration et d’en augmenter le merveilleux. Les conteurs populaires, les mauvais conteurs, abusent souvent de ce moyen de soutenir l’attention de leur auditoire, et ce n’est que comme type du genre que nous avons cru devoir donner ce récit, tel que nous l’avons entendu.
    Ici, le conteur rentre dans la fable première, après une trop longue interpolation.