Contes populaires d’Afrique (Basset)/63

E. Guilmoto, Éditeur (Les Littératures populaires, tome XLVIIp. 156-160).

XXVI. — BORNOU OU KANOURI[1]

63

LA FILLE RUSÉE[2]


Il était un homme qui avait une belle fille et il voyait que tous les garçons étaient amoureux d’elle en raison de sa beauté. Deux d’entre eux, qui étaient rivaux, se présentèrent un jour, allèrent trouver la jeune fille et lui dirent :

— Nous sommes venus à toi.

Elle leur demanda :

— Que désirez-vous de moi ?

Ils lui répondirent :

— Nous t’aimons, c’est pourquoi nous sommes venus à toi.

La jeune fille se leva, alla trouver son père et lui dit :

— Vois, deux garçons sont venus à moi.

Le père se leva, sortit, alla trouver les garçons et leur demanda :

— Que désirez-vous, mes fils, pour être venus à moi ?

Ils lui répondirent :

— Nous sommes rivaux et nous sommes venus trouver ta fille parce que nous la voulons pour femme.

Le père écouta ces paroles et reprit :

— Allez dormir chez vous cette nuit et revenez demain ; vous verrez qui doit avoir ma fille pour femme.

Les garçons obéirent à ces paroles et s’en retournèrent dormir chez eux. Mais dès qu’il fit jour, le lendemain, ils se levèrent, revinrent chez le père de la jeune fille et lui dirent :

— Eh bien, nous voici comme tu nous l’as dit hier ; nous sommes venus te trouver.

Le père écouta leurs paroles et leur dit :

— Restez et attendez-moi, car je vais acheter une pièce d’étoffe au marché ; quand je l’aurai apportée, vous entendrez ce que je dirai.

Les jeunes gens obéirent aux paroles du père et attendirent tandis qu’il se levait, prenait l’argent et allait au marché. Il vint à l’endroit où on vendait les étoffes, en acheta une pièce et s’en retourna là où étaient les jeunes gens. Quand il fut de retour, il appela sa fille et quand elle fut là, il dit aux jeunes gens :

— Mes fils, vous êtes deux et il n’y a qu’une fille ; auquel de vous dois-je la donner ? et auquel de vous dois-je la refuser ? Voici une pièce d’étoffe ; je vais la déchirer en deux et en donner un morceau à chacun de vous. Celui qui aura fini le premier de coudre un vêtement sera le mari de ma fille.

Les jeunes gens prirent chacun le vêtement et s’empressèrent de le coudre tandis que le père de la jeune fille les regardait. Alors il appela sa fille à l’endroit où étaient les prétendants et, quand elle fut arrivée, il prit du fil et le lui donna en disant :

— Voici du fil, tords-le et donne-le à ces jeunes gens.

Elle obéit à son père, prit le fil et s’assit à côté d’eux.

Mais elle était rusée et ni son père, ni les jeunes gens ne le savaient. Elle connaissait déjà celui qu’elle aimait. Le père s’en alla, s’assit dans sa maison et attendit que les jeunes gens eussent cousu les vêtements, en disant :

— Celui qui aura fini le premier sera le mari de ma fille.

Celle-ci commença à tordre le fil et les prétendants prirent leur aiguille et se mirent à coudre. Mais la jeune fille était rusée. Pour celui qu’elle aimait, elle tordait des fils courts, et pour celui qu’elle n’aimait pas, des fils longs. Ils cousaient et elle tordait ainsi. Pourtant, à midi, elle vit qu’ils n’avaient pas fini de coudre : elle continua de tordre le fil et eux, de travailler. À trois heures de l’après-midi, le jeune homme qui avait les fils courts avait fini de coudre ; mais celui qui avait les fils longs n’avait pas encore fini.

Quand le père de la jeune fille se leva et vint trouver les jeunes gens, il leur dit :

— Vous avez cousu jusqu’à présent et le vêtement n’est pas encore fini !

L’un d’eux se leva, prit le vêtement et dit au père :

— Mon père, voici : ma tâche est achevée.

Celle de l’autre n’était pas terminée. Le père les regarda et ils le regardèrent. À la fin, il leur dit :

— Mes fils, quand vous êtes venus tous les deux me demander ma fille unique, je n’avais pas de préférence pour l’un de vous : c’est pourquoi j’ai apporté une pièce d’étoffe, je l’ai déchirée en deux, je vous l’ai donnée et j’ai appelé ma fille pour tordre le fil pour vous en disant : Faites ces vêtements. Vous avez commencé à travailler et je vous ai dit : Celui qui aura fini le premier le vêtement, sera le mari de ma fille. Avez-vous compris ?

Les jeunes gens répondirent :

— Père, nous comprenons ce que vous nous dites. Voici : l’homme qui a fait le vêtement doit être le mari de ta fille et celui qui ne l’a pas fait ne sera pas son mari.

Ce fut la jeune fille rusée qui décida dans le débat des deux jeunes gens. Le père ne savait pas que sa fille, quand elle tordait le fil, en faisait de courts pour l’homme qu’elle aimait, ni qu’elle en faisait de longs pour celui qu’elle n’aimait pas. Il ne savait pas que c’était sa fille qui avait choisi son mari. Le père avait raisonné de la sorte : si l’homme qui a fini de coudre prend ma fille, il travaillera ferme et la nourrira : mais celui qui n’aura pas fini de coudre travaillera-t-il ferme et la nourrira-t-il s’il l’épouse ? Alors les deux jeunes gens se levèrent et s’en allèrent dans leur ville ; mais celui qui avait fini le vêtement prit la fille pour femme.

Maintenant l’histoire que j’avais entendu raconter sur la fille rusée est finie.



  1. Le Bornou est parlé à l’ouest du Tchad, dans le Soudan anglais.
  2. Koelle, African native Literature, Londres, Church Missionary House, 1854, in-8, p. 31-33, 151-153.