Contes populaires d’Afrique (Basset)/62

E. Guilmoto, Éditeur (Les Littératures populaires, tome XLVIIp. 151-155).

QUATRIÈME PARTIE

LANGUES DU SOUDAN

XXV. — OUADAI[1]

62

LE GÉNIE AMOUREUX[2]


On m’a raconté qu’un Afryt se déclara l’amant exclusif d’une jeune fille qui le détestait. L’Afryt l’aimait éperdûment. Chaque soir, il se rendait chez elle et, lorsqu’il y trouvait quelqu’un, il le tuait. L’épouvante fit qu’on abandonna cette fille. Tous les prétendants qui, d’abord, allaient la voir, la courtiser, ne reparurent plus chez elle. L’Afryt demanda le mariage ; le père de la fille y consentit, mais elle refusa. Elle resta longtemps célibataire. Personne n’osait la demander, pas même lui faire visite. Ainsi délaissée, elle passa presque l’âge de se marier. Néanmoins, elle repoussa opiniâtrement les sollicitations de son Afryt et refusa net de l’épouser. Elle en demeura là tant qu’il plut à Dieu.

Un jour qu’elle était allée au marché faire quelques emplettes, sa beauté frappa un inconnu qui subitement en devint épris. C’était d’ailleurs un homme d’audace et de sang ; le danger, la mort, rien ne l’intimidait. L’amour l’anime, l’échauffe ; il suit la jeune fille, attend qu’elle ait terminé ses affaires, et qu’elle soit hors du marché. Alors il l’accoste, lui demande la permission d’aller la voir, lui offre son amour et prodigue ses protestations de dévouement et de tendresse.

— Mon Dieu, répond-elle, je te trouve charmant et, en vérité, je me sens pour toi autant d’amour que tu peux en avoir, sinon plus. Mais, comme dit le proverbe, il y a un obstacle qui empêche l’âne de saillir.

— Comment cela ? Est-ce que tu es mariée ?

— Eh, non !

— Et qui donc te retient ?

— Ce qui me retient ! Un de ces fiers-à-bras d’Afryt a défendu à qui que ce fût de penser à moi ; il jette sa brutalité sur quiconque ose m’aborder.

— Pourquoi alors ne t’épouse-t-il pas ?

— Je ne l’aime pas ; je ne veux pas de lui.

— T’est-il allié ?

— Non, par Dieu ! non.

— Eh bien, ne crains rien ; moi, je te débarrasserai de lui s’il plaît à Dieu.

— Tu n’y es pas, mon cher ; tu n’y es pas ! me débarrasser de la cage où je suis emprisonnée ! Cependant, sache bien, Dieu me damne ! que je ne suis pas poltronne ; que je n’ai pas peur, moi, de mon Afryt : mais c’est pour toi que j’ai peur. Tu me parais un homme de cœur et de résolution ; mais mon Afryt est un sauvage, un brutal ; s’il met la main sur toi, il t’assassine.

— N’aie aucune crainte ; montre-moi seulement ta demeure et tu verras, je l’espère, que tout se terminera à ta plus grande satisfaction.

La fille indique sa demeure. À la nuit close, notre homme se rend chez son inconnue. Il s’assied auprès d’elle et ils s’entretiennent en tout bien et tout honneur. Quelques minutes après, arriva l’Afryt. Il avait appris qu’un rival devait se présenter chez la belle, il entre et trouve l’étranger assis, ayant la cuisse passée sur celle de la jeune fille. Celle-ci veut aussitôt se dégager, se mettre en sûreté et laisser les deux rivaux se démêler entre eux. L’étranger appuie fortement sa cuisse sur celle de la jeune fille, la retient en place et continue la conversation sans faire attention à l’Afryt. L’Afryt étonné vient se poser en face d’eux et dit à l’inconnu :

— Qui t’a permis d’entrer ici ?

L’inconnu ne daigne pas lui répondre. Nouvelle question, même indifférence. Troisième demande, point de réponse encore.

L’Afryt furieux tire son coutelas kirdâouy, le dirige sur la cuisse de son rival et enfonce la pointe jusqu’à la cuisse de la fille. Elle fait un effort pour retirer sa cuisse ; elle ne peut la débarrasser. L’Afryt dégage son couteau et, tout stupéfait du flegme et de la contenance de son adversaire, il rengaine son arme et va partir vaincu. Mais l’étranger se lève, le saisit par le haut de son vêtement et le tire brusquement. Le vêtement se déchire en deux ; un morceau resté à la main de l’inconnu, l’autre sur le corps de son ennemi. Celui-ci cherche à fuir et songe à son salut ; son rival lui allonge, de son membre blessé, un violent coup de pied dans les reins et le renverse sur la face. L’Afryt, le nez et le front écorchés, demeure étendu par terre, étourdi, ne sachant plus où il est. Il revient à lui ; l’autre tire son couteau et va le tuer.

— Laisse-moi la vie, dit le vaincu ; que Dieu te laisse la tienne !

— Fais-nous amende honorable ; jure-moi que, de ta vie, tu ne te présenteras pas à cette fille, et je te ferai grâce ; sinon, je t’éventre là, sur la place.

L’Afryt se soumit et jura aussitôt tout ce qu’on voulut. L’inconnu saisit alors l’Afryt par les oreilles et le traîna comme un mouton jusqu’auprès de la fille. Elle était restée assise, regardant et attendant quel allait être le dénouement de la lutte et lequel de ses deux prétendants demeurerait vainqueur. L’étranger fait arrêter l’Afryt debout en face de la fille et déclare que le vaincu a juré de ne plus se présenter à elle.

— Sera-t-il fidèle à son serment ? dit-elle.

— Oui, répond l’Afryt.

— Laisse-le s’en aller, dit alors la fille à l’inconnu ; si jamais il reparaît ici, tu le traiteras comme tu voudras.

L’Afryt fut relâché et il partit, secouant la poussière de la mort.

Le libérateur de la fille la demanda en mariage et l’épousa. Il resta avec elle jusqu’à ce qu’elle mourut.



  1. Le Ouadaï forme la partie la plus orientale du Soudan français, entre le lac Tchad et le Darfour égyptien.
  2. Mohammed et Tounsi, Voyage au Ouaday, trad. Perron, Paris, B. Duprat, 1851, in-8, p. 411-414.