Contes moraux pour l’instruction de la jeunesse/Marianne


MARIANNE,
ou
En quoi consiste le bonheur.


CONTE.
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Il y avait une dame de qualité qui était fort riche : elle avait un fort bon caractère naturellement ; mais elle l’avait gâté par un défaut : elle était scrupuleuse, c’est-à-dire, qu’elle croyait toujours qu’il y avait du péché dans les choses les plus innocentes : elle faisait tourner la tête à tous ses domestiques. Les divertissements plus simples étaient des crimes ; on n’osait ni rire ni chanter en sa présence. Elle n’avait qu’une fille unique, nommée Marianne, qu’elle aimait beaucoup, et elle la tourmentait à mesure qu’elle l’aimait. La pauvre enfant était obligée de cacher perpétuellement ses goûts ; car sa mère se croyait obligée en conscience de la contrarier depuis le matin jusqu’au soir. Elle ne lui permettait aucun amusement, et Marianne, pour se désennuyer, s’amusait à les souhaiter avec fureur. Lorsqu’elle eut quinze ans, sa mère lui déclara qu’elle allait la marier à un homme fort riche ; il est vrai, dit-elle, qu’il n’est pas jeune ; mais c’est un homme d’une piété éminente ; à votre âge, on a besoin d’un guide plutôt que d’un mari, et le marquis auquel je vous ai promise, vivant dans la retraite, aura tout le tems de vous prémunir contre les dangers du grand monde. Marianne, accoutumée à obéir sans réplique, fit une profonde révérence ; et le lendemain on lui présenta son époux qui, à la vérité, n’avait que soixante ans ; mais qui avait plus de gouttes, de rhumes et de mauvaise humeur, que s’il eût eu cent ans passés. À peine, eut-elle épousé ce beau mari, qu’il la conduisit au fond d’une province, et l’enferma avec lui dans un triste château qui devait avoir été bâti du tems de Clovis, tant il était antique. Tous les amusemens de la marquise, dans ce charmant séjour, se bornaient à être la garde de son mari, à écouter les longs discours qu’il lui faisait sur la corruption du siècle, et qui n’étaient interrompus que par des accès de toux qui duraient trois heures. Marianne perdit sa mère la première année de son mariage, et cette mère, lui laissa de grands biens : son mari lui avait donné tous les siens par son contrat de mariage ; ainsi, elle devait être un jour prodigieusement riche. Ce jour arriva, lorsqu’elle n’avait que dix-huit ans ; et notre marquise passa l’année de son veuvage à imaginer ce qu’elle pourrait faire pour réparer tout le tems perdu. Elle avait senti le besoin d’être heureuse, avec beaucoup plus de vivacité que le reste des hommes, et elle vint à Paris, dans la résolution de chercher le bonheur qu’elle mourait d’envie de rencontrer ; mais elle fit une grande faute parce qu’elle n’avait pas une bonne pour la conduire, c’est qu’elle ne pensa pas à demander ce que c’était que le bonheur, et où il fallait le chercher. Elle voyait que tous ceux qu’elle connaissait voulaient être heureux, et que, pour le devenir, ils se livraient au jeu, aux spectacles, aux grandes compagnies, aux festins. Elle crut bonnement que le bonheur consistait en toutes ces choses, puisque tant de gens d’esprit le cherchaient là. Elle se livra de bon cœur à suivre leur exemple. Les premiers jours, elle ne se sentait pas d’aise ; elle dévorait les plaisirs avec fureur. Au bout de quelque tems, elle s’y accoutuma, et ils commencèrent à l’ennuyer. Le bal lui paraissait un amusement puéril, qui n’était propre qu’à détruire la santé, aussi bien que les festins. Les conversations étaient sottes, ou malhonnêtes, ou médisantes. Le jeu, selon elle, était une fureur contraire à l’humanité, puisqu’on ne pouvait s’y réjouir que des pertes des autres. Est-ce donc là ce bonheur que j’ai tant souhaité, disait-elle ? mon cœur est-il content ? Non, sans doute, il est fatigué de tout ce-ci ; il en sera bientôt tout-à-fait dégoûté. La marquise avait deviné ; les plaisirs lui devinrent insupportables parce qu’ils ne lui donnaient pas le bonheur, après lequel elle courait. Un jour qu’elle était dans une assemblée où elle s’ennuyait beaucoup, elle vit entrer un cavalier extrêmement aimable. Le cœur lui battit sans savoir pourquoi, lorsqu’elle vit ce cavalier ; elle demanda avec empressement à la maîtresse de la maison, qui il était. Cette dame lui apprit que c’était un cadet d’une grande maison, qui, n’ayant pas de fortune, s’était fait chevalier de Malte, où il devait aller bientôt pour faire ses vœux. Ce serait bien dommage, dit la marquise en elle-même ; la fortune est bien aveugle, d’avoir maltraite un homme si aimable. Marianne n’avait pas la plus petite idée de l’amour, et elle crut que ce n’était qu’une compassion généreuse qui l’intéressait pour lui. Le chevalier, de son côté, avait été frappé à la vue de la marquise ; on joua, et il fit si bien qu’il fut de sa partie. Il était trop occupé de ses charmes pour faire attention à son jeu ; il fit les plus grandes fautes, perdit tout ce qu’il joua. Il montra tant d’indifférence pour sa perte, que la marquise en conçut bonne opinion de son caractère ; car on dit que c’est au jeu qu’on connaît les hommes. D’ailleurs, elle s’aperçut fort bien que c’était elle qui causait ses distractions, et elle en sentait un plaisir qu’elle ne savait à quoi attribuer. Lorsqu’elle fut retirée chez elle, et qu’elle examina son cœur, elle s’aperçut qu’il était tout changé : l’idée du chevalier en avait banni l’ennui ; et il n’était agité que du desir de le revoir. Ne serait-ce pas que je l’aimerais, dit-elle ? Je crois que oui, et je suis fort trompée, ou je lui ai inspiré les mêmes sentimens pour moi, que ceux que je sens pour lui.

La marquise ne fut pas long-tems dans l’incertitude ; le chevalier lui avait demandé la permission de la voir ; il se présenta chez elle aussitôt que la bienséance le lui permit, et, quoiqu’il n’osât lui dire qu’il l’aimait, il le lui montra si bien qu’elle en fut assurée. Cette découverte donna beaucoup de joie à la marquise. Le chevalier était un homme de grande qualité, et, comme elle avait assez de bien pour elle et pour lui, elle se faisait un plaisir délicat de faire sa fortune. Cependant, quoiqu’elle sentît qu’elle l’aimait beaucoup, elle résolut de ne rien précipiter. On se marie pour toute sa vie, disait-elle : ainsi il est de la dernière conséquence de bien connaître la personne qu’on épouse. Le chevalier est aimable, mais cela ne suffit pas ; il a peut-être des défauts dans le caractère ; il faut me donner le tems de l’examiner. Elle exécuta cette sage-résolution, et, pendant six mois, elle vit tous les jours son amant, sans pouvoir lui découvrir un seul défaut. Ce fut alors qu’elle crut avoir trouvé le bonheur : elle avait déclaré au chevalier qu’elle était résolue de l’épouser. Les transports de joie avec lesquels il reçut l’assurance d’un tel bonheur, lui prouvèrent qu’il l’aimait passionnément ; et la marquise ne pouvait se persuader qu’il pût jamais manquer quelque chose à sa félicité, lorsqu’elle serait l’épouse d’un homme si parfait. Elle avait pris la résolution de ne l’épouser qu’après l’avoir examiné une année entière, et jamais elle ne voulut entendre parler de se marier plutôt. Il y avait déjà neuf mois de passés, lorsqu’elle crut apercevoir quelque refroidissement dans le cœur de son amant : il lui disait pourtant les mêmes choses que dans le commencement de sa passion ; mais ce n’était plus avec le même feu. Alors la pauvre marquise éprouva les tourmens de la jalousie, de la délicatesse. Est-ce donc là le bonheur, se demandait-elle quelquefois ? Que deviendrais-je si le chevalier cessait de m’aimer ? et pourrai-je être heureuse, tant que j’aurai cette crainte ? Elle confia ses inquiétudes à une dame de ses amies, et elle lui fit part du projet qu’elle avait formé pour éclaircir ses doutes.

Elle feignit que des affaires indispensables l’obligeaient à faire un voyage à Lyon, et promit au chevalier de l’épouser lorsqu’elle serait de retour. Il parut si inconsolable lorsqu’il la quitta, qu’elle se reprocha les soupçons qu’elle avait eus de sa constance, et fut sur le point de les lui avouer. Son amie l’en empêcha : elle se détermina, par ses conseils, à pousser jusqu’au bout l’épreuve qu’elle voulait faire. La marquise avait une femme-de-chambre qui avait de l’esprit, et qui lui était affectionnée ; elle l’envoya à Lyon, et lui commanda de faire réponse aux lettres du chevalier, qui pouvait être aisément trompé, parce qu’il n’avait jamais vu l’écriture de sa maîtresse. Ensuite, elle fut s’enfermer chez son amie, qui obligea un domestique de veiller sur toutes les démarches du chevalier : c’était dans le commencement du carnaval, et ces dames pensaient qu’il irait au bal de l’opéra, qu’il aimait beaucoup. Elles ne se trompèrent pas, et se masquèrent toutes deux en grisettes, c’est-à-dire, en femmes du commun. Comme le masque déguise le son de la voix, et que d’ailleurs le chevalier avait reçu de Lyon une lettre de la marquise, il n’eut garde de la reconnaître : elle commença avec lui une conversation fort animée ; il fut charmé de son esprit. Il la pria de se trouver au premier bal dans le même déguisement, et elle le lui promit, pour tout le reste du carnaval. Dès le troisième bal, il lui fit une déclaration d’amour, et la conjura de se démasquer. Elle refusa de le faire, dans la crainte que son peu de beauté ne détruisît les sentimens qu’elle lui avait inspirés ; d’ailleurs, ajoutait-elle, je ne veux plus vous revoir, vous me jurez que vous m’adorez, et vous êtes prêt d’en épouser une autre. Madame, lui répondit le chevalier, je ne veux pas vous tromper ; ce mariage fait ma fortune, qui est dans une telle situation que je ne puis vous l’offrir ; souffrez-donc que je l’achève, et soyez persuadée que cette fortune ne me touchera qu’autant que je pourrai la partager avec vous. Écoutez, lui dit la marquise, je suis plus tendre qu’intéressée ; qui me répondra que vous ne deviendrez pas amoureux de votre épouse ? On la dit fort aimable. Le danger en est passé, lui dit le chevalier ; je veux bien vous avouer que j’ai été fort amoureux de celle que j’épouse ; mais il y a long-tems que cet amour est fini, et que je n’ai plus pour elle que de la reconnaissance. Je ne manquerai jamais aux égards qu’un galant homme doit à son épouse, c’est à ce que je crois tout ce qu’elle aura droit d’exiger. La marquise eut toutes les peines du monde à se contenir : elle avait reçu ce même jour une lettre de son perfide, dans laquelle il lui jurait un amour éternel. La connaissance de sa trahison la guérit radicalement de la passion qu’il lui avait inspirée ; et il ne lui resta plus qu’un grand desir de se venger et de le confondre. Pour y parvenir, elle feignit de céder aux instances qu’il lui faisait de se démasquer, et elle lui promit de le faire, s’il voulait la reconduire ; il y consentit, et monta avec elle dans le carrosse de son amie, qui les accompagna. Le chevalier parut surpris de la magnificence des appartemens qu’on lui fit traverser ; car il avait pris ces deux femmes pour des aventurières ; et, comme les hommes sont toujours portés à se flatter, il crut qu’il avait eu le bonheur de plaire à une femme de qualité, et redoubla ses prières pour la presser d’ôter son masque. Un coup de foudre l’aurait moins étonné que l’apparition de la marquise ; il resta immobile. Les éclats de rire qu’elle fit, lui firent comprendre qu’elle n’avait plus d’amour, puisqu’elle n’avait point de colère ; et, sans avoir la hardiesse de dire un seul mot, il fit une profonde révérence, et se retira la rage dans le cœur.

Voilà donc la marquise rendue à elle-même, et, par conséquent, convaincue que le bonheur ne pouvait se trouver nulle part, puisqu’elle ne l’avait point rencontré malgré ses recherches. Elle passa plusieurs mois dans un ennui insupportable, parce qu’elle n’avait rien mis dans son cœur à la place de cette passion tumultueuse qui l’avait occupé, remué, secoué. Un jour qu’elle allait à l’église, elle vit à la porte une vieille femme qui avait deux enfans, et qui demandait l’aumône : la beauté de ces enfans frappa la marquise ; elle demanda à cette femme s’ils étaient à elle. Non, madame lui répondit-elle ; ils étaient nés pour être mes maîtres. Cette réponse excita la curiosité de la marquise qui, ayant donné son adresse à cette femme, la pria de venir chez elle l’après-dîner, et de lui apporter ces beaux enfans. Lorsqu’elle fut arrivée, la marquise la pria de lui expliquer ce qu’elle lui avait dit le matin, et cette femme lui parla en ces termes :

Il y a trente ans que j’entrai au service d’un honnête homme, et, après sa mort, je restai chez son fils qui est le père de ces deux enfans ; mon maître, sans être riche, était à son aise ; un malheureux procès qu’il a perdu, l’a ruiné absolument il y a six mois ; il me devait presque tous mes gages qu’il n’était pas en état de me payer ; il me demanda pardon en pleurant de l’injustice qu’il était forcé de me faire, et m’exhorta à chercher une condition, en me promettant de me payer, si cela était jamais en son pouvoir. Je vous avoue, continua cette femme, que je n’eus pas le courage d’abandonner mes maîtres dans une situation si triste. Je leur donnai de grand cœur ce qu’ils me devaient, et je m’offris à rester pour aider à sa femme à blanchir du linge. Nous avons subsisté quelque tems de notre travail avec beaucoup de difficulté, parce que mon pauvre maître était devenu paralitique, et qu’il fallait qu’une de nous deux lui servît de garde. Il y a quatre jours que ma maîtresse, accablée de fatigue, est tombée malade ; et, ne sachant comment m’y prendre pour les empêcher de mourir de faim, je me suis déterminée à demander l’aumône pour eux : la providence a béni mes intentions ; je me vois en état chaque jour de leur procurer le nécessaire, et j’espère les voir en santé dans peu de jours, car ils sont déjà beaucoup mieux.

Pendant ce récit que cette digne femme n’avait pu faire, sans répandre des larmes ; celles de la marquise avaient coulé avec abondance : Que je vous plains, lui dit-elle, quand elle eut fini de parler ; avec un cœur si excellent et si noble, vous ne méritiez pas d’être si malheureuse. En vérité, reprit cette femme, je ne suis pas malheureuse ; et tant qu’il plaira au bon Dieu de me donner le moyen de secourir mes maîtres, et de nourrir ces pauvres enfans, je me croirai fort heureuse. Y a-t-il un plus grand bonheur dans le monde que de faire du bien et de pratiquer la vertu ?

Cette réponse fut un trait de lumière pour la marquise ; cette femme venait de lui apprendre où elle pourrait enfin trouver le bonheur qu’elle avait cherché si inutilement. Elle voulut donc essayer de le rencontrer dans cette nouvelle route qui lui était offerte. Elle fit monter cette femme et ces enfans dans son carrosse, et se fit conduire au grenier qu’occupaient le père et la mère. Son cœur fut saisi en y entrant : un peu de paille était leur lit ! et à peine y avait-il dans ce grenier assez d’espace pour s’y tenir debout. La marquise ne voulut pas permettre qu’ils y passassent la nuit ; et ayant envoyé chercher une litière, elle les fit transporter dans sa maison, et voulut elle-même les coucher et pourvoir aux choses qui leur étaient nécessaires. La reconnaissance de ces gens était plus puissante que leur faiblesse. Ils demandaient perpétuellement au Seigneur qu’il daignât la récompenser de sa charité.

Il était plus de minuit, lorsque la marquise se retira dans son appartement, à demi-morte de la fatigue qu’elle s’était donnée, et qu’elle n’avait pas senti jusque-là. Elle se jeta dans son fauteuil, et, jetant les yeux sur elle-même, elle se trouva dans une situation si douce, si tranquille, qu’elle n’en avait jamais éprouvé une semblable. Il lui semblait que le bonheur de toutes ces personnes qu’elle venait de rendre heureuses, était le sien. Tous les plaisirs dont elle avait joui jusqu’alors avaient été mêlés de troubles, d’amertumes, de craintes, et quelquefois de remords ; rien de pareil dans ce qu’elle éprouvait alors. Sa satisfaction était pure et sans mélange ; elle augmenta par l’heureux succès de ses soins envers les infortunés qu’elle avait secourus. Leur santé se rétablit aussi bien que leur fortune, dans un emploi honnête qu’elle leur procura. Elle s’était trop bien trouvée de cet essai, pour s’en tenir là ; elle multiplia ses bonnes œuvres. Bientôt ses richesses lui parurent médiocres eu égard à la nouvelle passion qu’elle avait conçue. Pour s’y livrer davantage, elle retrancha tout l’argent qu’elle donnait au faste, c’est-à-dire, qu’elle se priva de ses diamans, de son équipage ; qu’elle renonça au jeu, au spectacle, et on ne s’accorda plus que les dépenses purement nécessaires. Jusques-là, le desir d’être heureuse avait été son unique motif : sa charité n’avait point eu Dieu pour motif et voici ce qui arriva. Tous ceux qu’elle assista ne furent point reconnaissans ; leur ingratitude blessa son cœur ; et, comme elle se trouva désagréablement trompée, elle craignit de n’avoir pas trouvé le bonheur réel. Elle lui avait pourtant tout sacrifié, et s’était détachée de tout. Son cœur vide était donc débarrassé de tous les obstacles à la grande piété ; il n’y avait plus qu’un pas à faire pour y parvenir, et ce pas consistait à faire tout ce qu’elle faisait alors en vue de Dieu. Elle le comprit enfin ; et ce fut alors qu’elle jouit d’un bonheur inaltérable qui dura autant que sa vie, et qui l’accompagna au-delà du tombeau.


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