Contes moraux pour l’instruction de la jeunesse/Émilie et la Raison


ÉMILIE ET LA RAISON.


CONTE.
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Il y avait une demoiselle nommée Émilie, qui, à vingt ans, était absolument maîtresse de ses volontés. Elle était de qualité ; elle avait de grands biens, et sa beauté était si grande, qu’on ne pouvait la regarder sans admiration. Outre ces qualités, elle avait le cœur bon, et son esprit était supérieur à celui des personnes de son âge et de son sexe. Cependant plusieurs personnes croyaient qu’elle était sotte et méchante, parce qu’elle avait des défauts qui gâtaient son esprit et son cœur. Son orgueil était si grand, qu’elle croyait toujours avoir raison ; et, quand on prenait la liberté de la contredire, elle se mettait dans une colère horrible, et accusait ceux qui ne pensaient pas comme elle de stupidité, d’entêtement et d’arrogance, comme si tout l’esprit du monde eût été renfermé dans sa tête.

Je vous ai dit qu’Émilie était riche ; j’ajoute qu’elle était fort généreuse ; elle faisait de grands présens aux personnes qu’elle aimait ; mais elle n’aimait que celles qui étaient de son avis. Elle leur trouvait alors de l’esprit et du mérite. Il est vrai que si, après l’avoir louée et applaudie pendant une année, on hasardait de lui donner un petit conseil, on perdait sur-le-champ ses bonnes grâces. Elle avait une sœur, fille de son père, mais qui était d’une autre mère ; elle se nommait Éliante. C’était une fille de bon sens, qui aimait véritablement Émilie, et qui ne pouvait souffrir que les flatteurs empoisonnassent son heureux naturel. Éliante n’était pas riche, parce que tout le bien était du côté de la mère d’Émilie ; il est vrai que cette dernière qui, comme je l’ai dit, avait le cœur bon ; ne la laissait manquer de rien ; elle l’avait même priée de venir demeurer avec elle. Les deux sœurs ne s’accommodèrent pas long-tems : cette Éliante était trop sincère pour conserver les bonnes grâces d’une personne à laquelle il ne fallait dire que ce qui lui plaisait.

Faites comme nous, disaient à Éliante les parens et les amis d’Émilie ; flattez votre sœur, puisque vous avez besoin d’elle, et que vous êtes sûre d’en tirer par-là tout ce que vous voudrez ; elle est assez sotte pour se croire parfaite, à la bonne heure ; sa folie ne fait mal qu’à elle : ayez la complaisance de vous y conformer.

J’en serais bien fâchée répondit Éliante. J’aime trop ma sœur pour achever de la gâter. Cette bonne fille continuait donc à avertir Émilie de ses défauts ; ce qui impatienta si fort cette dernière, qu’après l’avoir beaucoup maltraitée, elle la chassa de la maison.

Un jour qu’Émilie était à la campagne, elle vit un paysan qui maltraitait une vieille femme, parce qu’en marchant elle avait eu le malheur de casser un pot plein de lait, qu’elle ne voyait pas, et qui appartenait au paysan. Cette femme protestait qu’elle ne l’avait pas fait exprès ; que c’était la faute de sa vue qui était basse ; qu’elle_en était bien fâchée : rien ne pouvait appaiser cet homme brutal qui, loin de recevoir ses excuses, continuait à lui dire les injures les plus grossières, et paraissait disposé à la battre. Émilie qui était toujours équitable quand il était question de choses qui n’intéressaient pas son orgueil, dit à ce brutal : Pourquoi querellez-vous cette pauvre vieille qui vous demande pardon ? Elle est fâchée, d’avoir répandu votre lait ; il faut le lui pardonner. Il n’y a rien de si vilain que de gronder les gens pour une chose qu’ils ont faite sans le vouloir et par accident, sur-tout si cette chose ne peut se réparer. Tenez, voilà un écu pour payer votre pot et votre lait ; qu’il n’en soit plus parlé, vous me ferez plaisir.

La bonne vieille remercia Émilie de sa charité, et celle-ci lui fit plusieurs questions sur son âge et sur sa situation ; car elle en avait pitié, parce qu’elle lui paraissait extrêmement pauvre. Pendant que la vieille lui répondit, elle eut le malheur de marcher sur la patte d’un petit chien qu’Émilie aimait beaucoup. Aussitôt l’animal jette de grands cris, et se sauve dans les bras de sa maîtresse qui, touchée jusqu’aux larmes, se mit dans une colère étrange, et maltraita la vieille encore plus que le paysan. Cette pauvre femme, toute tremblante, lui disait : je vous demande pardon, mademoiselle, je ne l’ai pas fait exprès. Émilie, au lieu d’être touchée de la douleur qu’elle lui témoignait, leva la main pour la frapper ; mais, dans le même moment, la vieille changea de figure, et parut aux yeux d’Émilie sous la forme d’une dame qui avait l’air très-majestueux, et qui la regardant d’un air moqueur, lui répéta les mêmes paroles qu’elle avait dites au paysan.

Rien n’est si vilain, disiez-vous, il n’y a qu’un moment, que de quereller une personne qui demande excuse d’une faute qu’elle a commise par accident, et sans dessein d’offenser, sur-tout quand le mal est irréparable. Que ceci vous ouvre les yeux, continua la dame. Vos passions auxquelles vous vous êtes abandonnée, troublent votre raison, qui naturellement est droite. Elles vous rendent injuste, capricieuse, méchante et sotte, quoique vous ayez reçu du ciel un excellent caractère, qui paraîtra tel aussitôt que vous travaillerez sérieusement à régler vos passions.

Ah ! madame, dit Émilie, êtes-vous un ange ? êtes-vous un génie bienfaisant envoyé pour m’ouvrir les yeux ? Je ne suis ni un ange, ni une fée, répliqua la dame. On m’appelle la Raison. J’étais destinée à régner sur tous les hommes ; et s’ils eussent voulu rester sous mon empire, je les aurais conduits au bonheur ; mais les passions déréglées qui sont mes mortelles ennemies, m’ont disputé mon pouvoir, et elles sont parvenues à me chasser du cœur de la plus grande partie des hommes. Forcée de m’exiler dans mon royaume, je ne règne plus que sur le petit nombre. Voulez-vous augmenter mon empire ; et devenir une de mes sujettes ?

De tout mon cœur, reprit Émilie ; mais j’ai bien peur que mes passions ne l’emportent. Elles font un si grand bruit, qu’il ne me sera guère possible d’entendre votre voix. Je parle bien haut, reprit la Raison ; mais, comme vous le dites fort bien, les passions font un grand vacarme : il faut remédier à cet inconvénient. Vous trouverez dans votre cabinet un miroir qu’on nomme réflexion ; toutes les fois que vous voudrez connaître la situation de votre ame, en découvrir les maladies, et en trouver les remèdes, vous n’aurez qu’à entrer dans ce cabinet. Vous en fermerez soigneusement la porte, et vous vous regarderez attentivement dans ce miroir. Je suis sûre que vous ne le ferez pas long-tems, sans être excitée à faire les plus grands efforts pour vous corriger.

La Raison disparut en prononçant ces derniers mots ; et Émilie, sans perdre un moment, retourna chez elle, et courut se renfermer dans son cabinet. Elle y trouva le miroir dont la Raison lui avait parlé ; mais la glace en était si trouble qu’elle ne put y rien distinguer. Elle se souvint alors qu’on lui avait recommandé de fermer la porte de son cabinet, elle obéit, et commença à voir quelque chose de confus dans la glace, sans pourtant pouvoir bien connaître ce que c’était. Elle fut tentée alors de tout abandonner ; toutefois, elle réprima ce mouvement, et résolut de ne point sortir de ce lieu sans découvrir ce que la Raison avait promis de lui faire voir. Elle s’assit donc tranquillement, fit tous ses efforts pour vider son esprit des pensées inutiles, afin de ne s’occuper qu’à regarder dans le miroir. Tout d’un coup elle y découvrit un monstre, dont la vue faillit à la faire mourir de frayeur.

Voilà votre image, lui dit une voix qu’elle reconnut pour celle de la Raison. Vous croyez peut-être qu’elle la remercia de l’avertissement, point du tout ; au contraire, elle fut si piquée de la comparaison qu’on faisait d’elle à ce monstre, que, transportée de colère, elle se leva pour casser la glace maudite qui lui offrait un si vilain tableau. La même voix lui dit en criant bien fort : pourquoi vous en prendre à cette glace ? Ce n’est pas elle qui donne à votre ame la figure que vous y voyez ; c’est votre ame qui se peint dans ce miroir. Quand vous le casserez, il n’en sera ni plus ni moins. Si vous avez du bon sens, vous ne travaillerez qu’à effacer ce portrait qui vous choque, vous n’avez qu’à vous corriger.

Effectivement, dit Émilie, je n’ai d’autre parti à prendre qu’à suivre le conseil de la Raison. Voilà qui est fait, je veux modérer mes passions : j’aurai sans doute beaucoup de peine à y réussir ; mais on peut venir à bout des choses les plus difficiles, avec le secours de la Raison.

Pendant qu’Émilie était dans son cabinet, un domestique frappa à la porte, et lui annonça la visite d’une de ses tantes. C’était une dame de cinquante ans, assez bonne femme ; mais si capricieuse qu’elle en était insupportable. Elle changeait d’avis à tout moment, et pour vivre en paix avec elle, il eût fallu n’avoir pas une volonté à soi, et se servir de la sienne ; aussi tout le monde la fuyait-il : elle lassait la patience de ses domestiques, et était réduite à vivre toute seule. Émilie quitta son cabinet pour la recevoir ; et sa tante, après l’avoir embrassée, lui dit qu’elle venait lui dire adieu parce qu’elle allait passer quelques mois à la campagne. Dans le moment, Émilie entendit la voix de la Raison, qui lui disait : voilà une belle occasion de vous corriger ; si vous aviez le courage de suivre cette femme à la campagne, il faudrait à tout moment renoncer à votre volonté pour suivre la sienne.

Émilie frémit à cette proposition ; mais comme elle avait un grand courage, elle surmonta sur-le-champ sa répugnance, et dit à sa tante : j’ai besoin de prendre l’air ; je vous serais bien obligée, si vous vouliez me permettre de vous accompagner. La bonne femme fut ravie de cette proposition et demanda à sa nièce comment elle voulait faire ce voyage ? Comme vous le voudrez, répondit Émilie. Oh ! dit la tante, cela m’est absolument indifférent, vous n’avez qu’à choisir, ma chère nièce, demain à huit heures je viendrai vous prendre. Puisque vous n’avez rien décidé sur nos voitures, dit Émilie, si vous le voulez, nous irons à cheval. Je suis charmée de votre goût, dit la tante, je ne trouve rien de plus ridicule que de s’enfermer dans une chaise de poste, où l’on étouffe, et où l’on est secoué depuis la tête jusqu’aux pieds. Voilà qui est fini ? nous irons à cheval.

Quand la bonne femme fut partie, Émilie trembla, en pensant à l’ennui qu’elle allait éprouver avec cette tante. Elle se remit pourtant, et dit en elle-même : puisque j’ai dessein de me corriger, il faut le faire de la bonne manière, et une fois pour toutes. Je vais, passer trois mois dans une école de patience, il est vrai ; mais je serai trop récompensée, si j’en puis revenir plus douce, et moins attachée à ma propre volonté. Elle entra dans son cabinet en finissant ce petit raisonnement. Quelle fut sa surprise et sa joie en jetant les yeux sur son miroir, de voir que son ame était déjà changée. Presque tous les traits du monstre avaient disparu. La Raison lui dit alors : on est à demi corrigé, quand on a pris une ferme résolution de travailler à ce grand ouvrage.

Émilie ne pensa plus qu’aux préparatifs de son voyage. Elle n’avait pas d’habit pour monter à cheval ; mais elle savait que son tailleur était accoutumé à ses caprices, et qu’il quitterait tout pour la satisfaire. Elle l’envoya donc chercher, et lui dit :

Il me faut un habit de cheval pour demain à six heures ; je sais qu’il est huit heures du soir ; ainsi, il faudra y travailler toute la nuit, car je veux l’avoir absolument. Souvenez-vous de plus qu’il me le faut magnifique et galant, n’épargnez pas ma bourse ; je ne dirai rien du prix, pourvu qu’il soit beau. Cela suffit, madame, reprit le tailleur, vous serez satisfaite ; et il était fort content lui-même quand Émilie avait des fantaisies, parce qu’il savait qu’elle ne regrettait pas l’argent dans ces occasions, elle payait le mémoire sans le lire, et il avait coutume alors de lui demander vingt guinées, pour une chose qui n’en valait que dix. Émilie ne put dormir toute la nuit, le désir de voir son habit, lui avait agité le sang. Le tailleur était à sa porte à cinq heures du matin ; mais, par le plus grand malheur du monde, cet homme qui savait sa taille par cœur, avait pourtant si mal coupé cet habit, qu’il faisait des grimaces de tous les côtés. Le premier mouvement d’Émilie fut de battre l’homme, et de déchirer l’habit. Dans le moment, elle entendit la Raison qui criait à tue tête : si vous vous mettez en colère, vous gâterez votre ame, sans raccommoder votre habit. Si la Raison n’avait pas crié bien haut, Émilie ne l’eût point entendue ; car la colère et le dépit faisaient chez elle un bruit épouvantable. Elle les fit taire, et Émilie dit en elle-même : j’allais faire une grande folie qui ne m’aurait servi de rien : il faut l’éviter. En même tems, elle s’assit, baissa les yeux, et resta quelque tems comme une statue, parce qu’elle s’occupait à modérer ses mouvemens. Lorsqu’elle se sentit plus tranquille, elle dit au tailleur d’une voix douce : mon cher monsieur, il y a encore trois heures jusqu’à huit, où je dois monter à cheval, croyez-vous pouvoir raccommoder cet habit ? Le tailleur qui tremblait de crainte, et qui s’attendait à être battu, fut bien surpris de voir Émilie si tranquille. Mademoiselle, lui dit-il, dans deux heures, je serai de retour, et vous aurez sujet d’être contente.

Aussitôt que cet homme fut sorti, elle courût à son miroir. Le changement qu’elle remarqua en elle, l’encouragea à continuer ; elle remercia le ciel de la grâce qu’elle en avait reçue pour se vaincre : et, quoiqu’elle se fût fait fête de mettre cet habit, elle prit une ferme résolution de rester tranquille, quand même il serait gâté tout-à-fait. Le tailleur revint deux heures après, l’habit allait à merveille, et Émilie, en attendant sa tante, se promenait en long et en large dans une chambre remplie de miroirs, pour se voir de tous les côtés. Elle en eut tout le tems, car la tante n’arriva qu’à dix heures, ce qui procura une nouvelle victoire à Émilie, qui mourait d’envie de s’impatienter, et qui n’en fit rien.

La tante avait un habit de cheval qui, étant fait dès l’année précédente, était déjà un peu sale ; il parut horrible à côté de celui d’Émilie ; et la bonne femme en eut tant de dépit, qu’elle était prête à en pleurer ; et, comme elle ne pouvait se résoudre à sortir avec cet habit là, elle dit à Émilie : en vérité, ma chère nièce, il fait une chaleur insupportable ; il n’y a pas moyen d’aller à cheval, le soleil me donnerait un grand mal de tête ; ainsi, je vais me déshabiller, et j’irai dans ma chaise de poste.

Émilie conçut fort bien la véritable raison du changement de sa tante, et la Raison lui dit : pourquoi donnerais-tu du chagrin à cette pauvre femme ? Il est vrai qu’elle est une sotte d’être jalouse de ton habit ; mais n’es-tu pas plus sotte qu’elle d’avoir obligé plusieurs hommes à travailler toute la nuit pour satisfaire la fantaisie que tu avais de l’avoir. L’intérêt les a forcés à faire le sacrifice de leur sommeil à ton caprice : la vertu ne pourra-t-elle pas t’obliger a sacrifier ton habit à la jalousie de ta tante ? tu peux la rendre heureuse, à peu de frais.

Émilie, docile à la voix de la Raison, dit à sa tante : je vais me déshabiller aussi pendant que j’enverrai chercher votre chaise de poste. Aussi bien, depuis un moment, je n’aime plus tant mon habit, qui me paraissait si joli ce matin. La couleur du vôtre irait peut-être mieux à mon visage. Je voudrais que le mien vous convînt, je vous proposerais de faire un troc. Essayez-le, nos tailles sont semblables, et je crois qu’il vous ira à merveille. La tante consentit de bon cœur à cette proposition, et, quand elles furent habillées, Émilie lui dit : oh ! pour cela, vous garderez cet habit qui semble fait pour vous. Vous perdriez au change, dit la tante ; cependant, je le veux bien, si cela vous fait plaisir. Assurément, reprit Émilie, c’est une chose conclue, ne pensons plus qu’à déjeûner. La chaise de poste arriva pendant ce tems, et la tante qui brûlait d’envie d’être vue avec ce bel habit, dit à Émilie : ma nièce, il me semble que le tems est couvert, et qu’il fait un vent qui a rafraichi l’air : ce vent nous étouffera de poussière dans la chaise, puisque nos chevaux sont prêts, ne ferions-nous pas mieux de nous en servir ? De tout mon cœur, dit Émilie, qui n’en pouvait plus d’impatience, mais qui se contraignit si bien que sa tante n’en vit rien.

Pendant le voyage, Émilie comparait la paix, la joie, la tranquillité dont elle jouissait, avec la peine qu’elle avait eue à se réprimer, et elle n’y trouvait nulle comparaison. J’ai été bien dupe jusqu’à présent, disait-elle en elle-même ; je faisais consister mon bonheur à voir tout ce qui m’environnait se plier à mes goûts : je sens qu’il y a beaucoup plus de satisfaction à sacrifier quelque chose pour les autres. On est heureux de leur bonheur, et ce sont deux plaisirs au lieu d’un.

Émilie, arrivée à la campagne, soutint courageusement la résolution qu’elle avait prise, de ne contrarier jamais sa capricieuse tante. Vous jugez, parce que je vous ai déjà dit, de ce qu’elle eût à souffrir pendant un tems si considérable. Il est pourtant vrai qu’il n’y eut que le premier mois de pénible ; on s’accoutume à tout ; et quand elle revint à la ville, elle fut tentée de croire que sa bonne tante s’était corrigée, tant elle était peu sensible à ses contradictions ; elle ne les apercevait presque plus.

La première chose qu’elle fit en arrivant chez elle, fut de courir à son cabinet pour se voir dans le miroir de la réflexion. Quelle fut sa joie ! le monstre avait disparu, et son ame était d’une beauté éblouissante. Au même moment, la Raison lui apparut sous la forme où elle s’était offerte à ses yeux, et lui dit : Émilie, quand on profite des premières grâces, on mérite d’en recevoir de nouvelles. Je viens pour vous faire présent d’une bague qui doit assurer votre repos. Quand vous l’aurez au doigt, toutes les personnes avec lesquelles vous vous trouverez, seront forcées de vous parler selon leurs pensées, et de vous découvrir le fond de leur cœur. Mais, comme cette bague ne peut servir que deux fois, gardez-la soigneusement pour vous en servir dans les plus importantes affaires de votre vie. En finissant ces mots, la Raison disparut ; c’est-à-dire qu’Émilie ne la vit plus sous une forme sensible ; mais elle sentit qu’elle s’était retirée au fond de son cœur, ce qui lui donna beaucoup de joie. Mais la bague ne laissa pas de lui causer une assez grande inquiétude ; elle lui devait servir dans les deux affaires les plus importantes de sa vie ; on ne lui avait pas dit qui elles étaient. À la fin, elle pensa qu’il n’y avait rien d’aussi grande conséquence pour elle, que de choisir des amis sincères, et un mari honnête homme ; ainsi elle réserva sa bague pour ces deux occasions.

Quelque tems après, elle tomba dangereusement malade ; et, comme elle fut réduite à la dernière extrémité, elle fit son testament. Sa jeunesse et son bon tempérament la sauvèrent ; et, lorsqu’elle fut entièrement rétablie y elle assembla toute sa famille et ses amis pour leur donner un grand dîner. Tout le monde lui marquait sa joie de son heureux rétablissement ; et les complimens qu’on lui faisait à cet égard paraissaient si sincères, qu’elle fut tentée de se réjouir d’avoir un si grand nombre de vrais amis. Tout d’un coup il lui vint en pensée qu’elle ne pouvait trouver une meilleure occasion de faire usage de sa bague, puisqu’elle pouvait lui-faire connaître si la tendresse que ses parens et ses amis lui témoignaient, était réelle. Elle la mit donc à son doigt ; et, dans le même moment, une de ses cousines qui l’accablait de caresses, changeant tout-à-coup de visage, lui dit : Si tu avais valu quelque chose, tu serais crevée ; je l’espérais bien, et j’attendais le moment de ta mort avec impatience, pour devenir la maîtresse de tes girondoles de diamans que tu me laissais par ton testament.

Êtes-vous folle, ma fille, dit la mère de celle qui venait de parler ? a-t-on jamais dit de telles sottises aux gens ? J’avais plus d’envie que vous qu’elle fût crevée, puisque sa mort me remettait en possession d’une belle terre que son père a volée au mien, et qu’elle me laissait sans doute à titre de restitution ; mais je me contente de le penser, et, en mille ans, je ne m’aviserais pas de le dire.

Pour moi, dit un autre, je lui ai souhaité la mort, mais ce n’était pas par intérêt ; elle y avait mis bon ordre : c’était par vengeance. Imaginez-vous que, depuis deux mois, j’encense cette péronelle ; j’ai eu la complaisance d’applaudir à toutes les impertinences qu’elle disait ; je me suis fait la martyre de ses volontés les plus fantasques, dans l’espérance d’en tirer quelque chose : cependant elle ne me laissait que cent pistoles. Savez-vous bien que, si on comptait exactement, il n’y aurait pas un sou pour chaque mensonge que j’ai fait en la louant.

Je ne finirais pas si je vous racontais tous les discours de ces faux amis ; qu’il vous suffise de savoir qu’Émilie fut convaincue que tous ces gens à belles démonstrations s’étaient moqués d’elle, ou que, tout au plus, ils ne l’avaient aimée que par intérêt.

Il ne restait plus que la tante avec laquelle Émilie avait été à la campagne, et sa belle-sœur Éliante. Pour moi, dit la première, la bague que ma nièce me laissait ne m’eût pas consolée de sa mort ; c’est une bonne enfant, qui a eu mille complaisances pour moi. Elle m’a même fait présent de son habit de cheval, parce qu’elle voyait que j’avais une vraie jalousie de ce qu’elle était mieux mise que moi, et elle eut la générosité de ne pas faire semblant de s’en apercevoir. Ces choses là ne s’oublient point, et gagnent le cœur ; elle s’est tellement emparée du mien par ce bon procédé, que je lui laisse tout mon bien par mon testament, et je souhaite bien sincèrement qu’elle en jouisse long-tems. Il est vrai que je veux tenir la chose secrète. Chacune de mes nièces croit être mon héritière, et, par cet espoir, elles me sont soumises, et ont mille complaisances pour moi, dont je me moque, parce que je connais leur intention. Elles seront bien attrapées à ma mort ; je souhaiterais de ressusciter seulement pour vingt-quatre heures, afin de pouvoir me divertir de la grimace qu’elles feront.

Hélas ! dit Éliante, je vous sais bon gré, ma chère tante, de vous être attachée à Émilie ; je vous assure qu’elle le mérite dans le fond, quoiqu’elle soit fort impertinente. Ses vices ont été nourris par toutes ces pécores que vous voyez ici ; ce sont elles qui m’ont brouillée avec cette chère sœur que j’aime plus que ma vie. Je l’aurais donnée de bon cœur pour sauver la sienne, quoiqu’elle m’eût donné la moitié de son bien. J’y renonce de bon cœur, et je sacrifierais même le peu que je possède, pour qu’elle pût payer mon attachement de son amitié ; mais j’aurais beau faire, elle ne m’aimera jamais, parce que je ne pourrai jamais me résoudre à la flatter.

Émilie se leva, et courut embrasser sa sœur et sa tante avec transport. Elle allait leur témoigner combien elle était sensible aux sentimens qu’elles avaient pour elle, lorsqu’une femme-de-chambre, qui avait besoin de quelque chose dans la chambre, y entra ; et, ne pouvant se défendre de la vertu de la bague, elle dit à sa maîtresse : Mademoiselle, je vous fais compliment sur votre convalescence : c’est de bon cœur, au moins. Si cela fut arrivé, il y a six mois, c’eût été toute autre chose ; je vous souhaitais alors six pieds sous terre, car vous étiez méchante comme un démon. Aujourd’hui vous êtes devenue si bonne et si douce, que nous avons pleuré votre perte, depuis moi jusqu’au plus petit laquais.

Il est tems de finir cette scène, dit Émilie, en remettant sa bague dans sa poche ; je sais à présent à quoi m’en tenir sur le chapitre de mes amis. Aussitôt que cette bague fatale fut resserrée, toute la compagnie se trouva dans une confusion inexprimable. Chacun était surpris des extravagantes vérités qu’il avait dites, et de celles qu’avaient dites les autres ; enfin, ne pouvant supporter la vue d’Émilie, ils sortirent, l’un après l’autre, sans oser prononcer un seul mot.

Émilie s’était trop bien trouvée de sa bague, pour n’en pas vouloir faire une seconde expérience. Elle avait un grand nombre d’amans, qui tous aspiraient au bonheur de l’épouser, et qui lui paraissaient également tendres, aimables et vertueux ; cela rendait le choix fort difficile. Elle les rassembla tous un jour, et elle voulut aussi que le plus grand nombre des personnes, avec lesquelles elle était en liaison, s’y trouvassent. Elle était bien aise, en choisissant un époux, d’éprouver si, ceux qu’elle avait jusqu’à ce jour appelés ses amis, pensaient aussi mal sur son compte que ses parens. On se divertit beaucoup, et, sur la fin du jour, Émilie résolut enfin de commencer son épreuve.

Le premier qui en ressentit le pouvoir, fut un jeune marquis de la plus belle figure, qu’on puisse imaginer. Belle Émilie, lui dit-il, savez-vous bien que je commence à m’impatienter de la comédie que je joue auprès de vous ! Il y a six mois que j’amuse mes créanciers de l’espérance de notre mariage ; ils comptent sur votre argent pour être payés : déterminez-vous donc ; il n’est pas honnête de les faire attendre si long-tems, et vous me devez quelque reconnaissance, pour m’être assujetti, depuis un an, à remplir le rôle d’amoureux transi. Un oui ou un non, s’il vous plaît, afin que je puisse prendre un parti, et chercher une autre dupe, si vous ne voulez pas être la mienne ; je suis, Dieu merci, d’une figure à n’en pas manquer.

Je vous souhaite bonne chance, dit Émilie en riant ; et vous, chevalier, souhaitez-vous aussi de m’épouser pour avoir de quoi payer vos dettes ?

Tout au contraire, répondit le chevalier ; le seul nom d’un créancier me donne la fièvre, et je hais mortellement les dettes. C’est pour cela que je file le parfait amour auprès de vous ; car enfin j’aime la dépense, les grands airs, et je suis le plus gueux des cadets de Gascogne. Vous voyez bien qu’il ne m’est pas possible d’accorder ma répugnance pour les dettes, et mon goût pour le faste, à moins que je n’épouse une riche héritière. Mon bonheur veut que je la trouve en vous, qui joignez à une grande fortune une figure passable ; j’ai donc raison de vous presser de me donner la préférence sur ces messieurs, qui n’ont pas de si bonnes raisons de vouloir vous épouser que moi.

À peine celui-là eut-il fini de parler qu’un jeune magistrat, nommé Oronte, prit la parole. Le cœur d’Émilie battit alors avec violence ; c’était de tous ses adorateurs celui auquel elle eût donné la préférence, si elle n’eût écouté que son penchant, et elle tremblait qu’il n’eût, en la recherchant, des motifs aussi indignes que les autres.

Belle Émilie, lui dit-il, d’un air tendre et respectueux, si mon cœur eût été libre, lorsque je vous vis pour la première fois, il vous eût sans doute adorée ; mais j’en avais disposé avant de vous connaître. L’amour le plus tendre et le plus constant m’attache à votre sœur Éliante ; elle répond à ma tendresse, et la mort seule sera capable de briser les nœuds qui nous unissent.

Et pourquoi, lui dit Émilie un peu émue, feigniez-vous de vouloir m’épouser, puisque vous aimez ma sœur ?

Pardonnez cette feinte à un amant réduit au désespoir, répondit-il. Un père barbare m’a contraint à vous adresser mes vœux ; j’ai toujours espéré que mon peu de mérite, et le peu de vivacité de mes sentimens, vous porteraient à me donner l’exclusion. J’ai feint, parce que, voulant lui cacher l’objet de ma tendresse, et ne pouvant me priver de la vue d’Éliante, il ne me restait d’autre lieu, où je la puisse voir, que chez vous.

As-tu le sens commun ? dit le père de ce jeune homme en l’interrompant. Tu possèdes déjà de grands biens, et, loin de chercher à les doubler, en épousant une femme riche, tu t’avises de sacrifier ta fortune à une figure qui te plaît aujourd’hui, et qui te déplaira sûrement six mois après la noce, parce que tu te rappelleras alors la sottise qu’elle t’aura fait faire. Pour être heureux dans la vie, apprends, qu’il ne faut que beaucoup d’argent ; avec cela on achète des plaisirs, des honneurs, de la réputation et du mérite.

Mais, monsieur, dit Émilie, je ne suis pas plus riche que ma sœur Éliante, et mon dessein est de partager ma fortune avec elle, si vous voulez donner votre consentement à son mariage, avec votre fils. J’achèterai volontiers à ce prix le bonheur de ma sœur, et d’un homme que je me croirai trop fortunée d’avoir pour ami. Je me trompe fort, ou ce n’est point la beauté de ma sœur qui a fait naître chez lui le violent amour dont il brûle pour elle.

Vous me rendez justice, répondit le jeune magistrat ; ce sont les vertus d’Éliante qui m’engageraient à préférer sa main à celle d’une grande reine.

Discours de roman, répondit le père ; mais enfin, puisqu’Émilie est assez dupe pour se dépouiller à moitié en faveur de ce mariage, je veux bien que tu profites de sa sottise en épousant ta princesse. Je serais encore plus content si Émilie voulait nous promettre de ne point se marier, et te déclarer héritier de la moitié qu’elle se réserve.

Je m’y oppose, dit un homme de trente ans qui avait une fort belle physionomie, mais dont l’air était froid et réservé. Émilie, si vous voulez accepter ma main, nous ferons ces deux mariages ensemble.

Voilà du fruit nouveau, dit Émilie. Il y a cinq ans que nous nous connaissons, et je ne vous ai jamais remarqué aucun empressement pour moi ; vous m’avez même sollicité, il n’y a pas long-tems, en faveur de celui qui va devenir l’époux d’Éliante.

Émilie, répondit ce cavalier, je vais vous faire un mauvais compliment ; j’en suis bien fâché ! mais, foi d’homme d’honneur, je ne saurais m’en empêcher ; mon cœur vient, malgré moi, sur mes lèvres.

Vous êtes belle, et vous le savez bien ; vous n’ignorez pas non plus que vous avez tout ce qu’il faut pour faire une fille accomplie : je connus tout cela au moment où je vous vis pour la première fois, et je devins amoureux de vous jusqu’à la folie. Heureusement pour moi, je me suis habitué dès ma jeunesse à consulter ma raison, plutôt que mes goûts, et voici ce qu’elle me dit : Émilie est, sans contredit, une fille aimable ; cela suffirait pour une maîtresse, il faut autre chose pour une épouse ; et l’on a besoin pour cela d’une personne estimable. Émilie l’est-elle ? tu n’en sais riens ; il faut donc l’examiner, et, en attendant, cacher soigneusement ton amour ; car, si elle pouvait le soupçonner, elle se contraindrait peut-être, et éviterait de se montrer telle qu’elle est.

Voilà ce que me dit la Raison, et je suivis son conseil. Vous ne gagnâtes pas à cet examen ; je vous trouvai coquette, capricieuse, orgueilleuse, opiniâtre. Ces belles découvertes étouffèrent mon amour : cependant il me resta pour vous un goût que je ne pus vaincre ; je souhaitais passionnément de devenir votre ami, et de gagner votre confiance pour être en état de vous ouvrir les yeux sur vos défauts. Vous savez que je l’essayai, et vous devez vous souvenir que je fus fort mal reçu. Il fallut donc renoncer à mon projet. Je vous vis plus rarement, et je parvins enfin à vous arracher absolument de mon cœur. Il est vrai pourtant que je continuai à m’intéresser pour vous ; j’eus de la joie de la recherche d’Oronte, parce que je pensais qu’un honnête homme parviendrait peut-être à vous guérir de vos travers, et ce fut à ce dessein que je vous vis plus souvent qu’à l’ordinaire. Vous fûtes à la campagne, et je fus bien surpris à votre retour. La modestie, la douceur, la modération, et mille autres bonnes qualités avaient pris la place de vos défauts ; aussitôt voilà mon cœur qui s’agite, et qui reprend ses anciens sentimens : je ne vous les déclarai pourtant pas ; je voulais m’assurer de la réalité de votre changement, par sa durée. Chaque jour vous m’avez paru plus estimable ; et la belle action que vous venez de faire, par rapport à votre sœur, vient de me convaincre que vous avez l’ame aussi belle que le corps ; car enfin, vous aviez du goût pour Oronte ; je m’en étais fort bien aperçu ; vous l’avez sacrifié sans balancer un moment, et, quand on est capable d’un tel effort, on l’est de tout.

Je vais répondre à votre franchise, dit Émilie : je ne vous ai jamais aimé ; mais vous êtes de tous les hommes celui que j’estime le plus, et que je choisirai le plus volontiers pour ami ; et, comme je suis intimement persuadée que le plus grand bonheur de la vie consiste à passer ses jours avec un ami, je vous épouse.

Aussitôt, Émilie qui savait que la vertu de sa bague était perdue, la jeta dans le feu. Ses amans confus se retirèrent, et il ne resta que ceux qui n’avaient point à rougir des sentimens qu’ils avaient déclarés. Le père d’Oronte demeura pourtant ; la bague n’avait point forcé sa langue à déclarer les sentimens de son cœur, il était adorateur public de la fortune, et continua après que la bague fut brûlée à soutenir que, pour faire un bon mariage, il fallait trouver beaucoup d’argent, et ne s’embarrasser que de cela. Les quatre amans le laissèrent dire, parce qu’il eût été inutile de tenter de le désabuser. Leurs mariages s’accomplirent bientôt, et leur bonheur ne fut troublé d’aucun nuage, pendant un long espace, de tems qu’ils vécurent ensemble.


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