Contes microscopiques/Le dimanche d’un pauvre

LE DIMANCHE D’UN PAUVRE


À Émile Zola.



Comme les rayons du soleil perçaient les rideaux, Pascal Marneffe sauta précipitamment de son lit.

— Sapristi… je me lève trop tard… jamais je n’arriverai au bureau à mon heure… Mais qu’est-ce que je chante-là ? J’oublie que c’est dimanche… voilà ce qu’on gagne à trop dormir… on radote comme un petit enfant !… Dieu ! que j’ai la tête lourde.

Pascal ouvrit la fenêtre. Le ciel était pur, ouaté, çà et là, d’un léger nuage ; des enfants se chamaillaient dans la cour ; au loin, un harmonica épandait sa musique criarde ; des souffles tièdes arrivaient du bout de l’horizon, apportaient les forts parfums de la campagne.

— Nous aurons une belle journée, songea Pascal. Et, ragaillardi à cette perspective, il commença à se frictionner énergiquement d’eau fraîche. Puis il tira, d’une modeste garde-robe de noyer, son costume des jours de fêtes, le costume traditionnel des employés : pantalon, gilet et redingote noirs. Il les examina soigneusement, raffermit un bouton qui menaçait de déserter son poste, chaussa de grosses bottes carrées, brossa son chapeau de haute forme économiquement enduit d’une luisante couche de gomme arabique, et, après avoir jeté dans la glace un rapide coup d’œil investigateur qui le satisfit, il descendit les quatre-vingts marches de son escalier en colimaçon et se trouva dans la rue.

Un flot de passants balayait les trottoirs. Ils allaient vite, le visage joyeux, très propres, la blancheur du linge éclatant crûment dans la lumière. Des bouquetières s’agitaient, couraient de l’un à l’autre pour caser leur marchandise. Une société de fanfares se formait autour de son drapeau dont les médailles cliquetaient fièrement. Un omnibus ébranlait les vitres à la course pesante de sa caisse.

— Je crois qu’il est temps de me dépêcher si je veux avoir le train de Boitsfort, fit mentalement Pascal Marneffe.

Mais, avant de prendre le chemin du Quartier-Léopold, obéissant à une habitude prudente que sa pauvreté lui avait inculquée, il consulta son porte-monnaie. Précaution opportune ! car il lui restait deux francs, pas un sou de plus, pour passer son dimanche. Impossible, dans des conditions pareilles, de se payer la moindre villégiature ; le train absorberait la moitié du mince pécule, et, comme l’air des champs aiguise l’appétit, il serait obligé de se contenter d’un repas vraiment trop succinct.

Ces réflexions aussi justes que mélancoliques eurent bientôt déterminé Marneffe : mieux valait rester à Bruxelles, quitte à se payer une orgie champêtre le jour où la bourse serait moins plate. Il descendit la rue de Namur, jusqu’à la place Royale. Godefroid de Bouillon se dressait, majestueux, dans les rayons du soleil ; à droite le Parc alignait ses murailles de verdure ; à gauche, bouchant les perspectives de la rue de la Régence, le Palais de Justice asseyait sa masse gigantesque. La diligence de Waterloo attendait son habituel chargement d’Anglais accomplissant leur patriotique pèlerinage. Hissé sur son siège, le conducteur s’époumonnait à souffler dans une trompette enrhumée.

Pascal enfila la Montagne de la Cour. Des voitures l’escaladaient péniblement, le cocher marchant à côté de son cheval. Presque tous les magasins étaient fermés, les commerçants, dès l’aurore, avaient pris leur volée dans les villages voisins. De la galerie Bortier, qui est à la fois une halle, une librairie et un jardin, s’échappaient des odeurs multiples, odeur âcre de la viande, odeur suave des fleurs, odeur poivrée des paperasses.

Au Passage Saint-Hubert affluait la cohue. À l’entrée, au milieu d’un groupe de commissionnaires, le petit bossu que tout Bruxelles connaît, criait ses journaux d’une voix perçante. Sous le haut vitrage, d’où tombe une lumière blafarde, mille personnes se croisaient : bourgeois, ouvriers, collégiens, militaires, garçons de café, prêtres, gendarmes, figurants et figurantes de théâtre. Beaucoup de gens, arrivés à l’extrémité du passage, faisaient le demi-tour, éternisaient, dans l’air surchauffé, une promenade qu’ils croyaient très hygiénique.

Pascal, au milieu de ce brouhaha, se sentit bien isolé. Que diable voulez-vous faire seul, en pleine foule, quand vous avez quarante sous en poche pour vous divertir jusqu’au lendemain ? L’oreille basse, le solitaire se dirigea vers les boulevards. Hélas ! le brouhaha y était encore plus insupportable. Cris de camelots, sifflets des omnibus, roulement des voitures, claquement des fouets, rumeur des passants, se heurtaient dans une assourdissante cacophonie.

L’employé faillit regretter de n’être pas resté à Ixelles ; là on respirait au moins à l’aise. Son front, échauffé par le chapeau de soie, ruisselait de sueur ; ses grosses bottes le mettaient à la torture : et son estomac, dont la marche avivait les fonctions, témoignait de sa vacuité par des tiraillements énergiques.

Moyennant vingt sous, pourboire non compris, Marneffe eut, dans une taverne allemande, un « plat du jour » microscopique et une énorme chope de « Munich. » Comme la viande manquait, il se rattrapa sur le pain dont il dévora deux chanteaux, sous l’œil sévère du garçon. Après avoir abandonné à celui-ci la somme de dix centimes, empochés d’une main dédaigneuse, Pascal, résolu à s’amuser, s’achemina vers le champ de foire.

Quelle déception ! Les baraques se suivaient, méthodiquement alignées, des baraques vulgaires, les mêmes de toute éternité, sans oublier la ménagerie de rigueur, dont le Barnum, s’affichait modestement : le Roi du Désert. D’ailleurs, le public dépensait peu, s’il regardait beaucoup. Certaines femmes demeuraient un quart d’heure devant l’étalage, demandaient les prix, discutaient, marchandaient ; et, quand elles avaient tout palpé, tout déprécié, elles tournaient le dos à la boutique en se moquant du boutiquier. Celui-ci prenait la mouche, invectivait contre les drôlesses, qui n’avaient pas non plus leur langue dans la poche, et il en résultait des colloques furibonds où défilaient tous les termes du vocabulaire poissard.

Marneffe erra parmi l’exposition foraine, et, après force pérégrinations, s’offrit une portion de pommes de terre frites, horriblement salées, qui l’obligèrent de prendre plusieurs verres de faro. Lorsqu’il sortit du cabaret, il lui restait deux sous.

— Allons, fit-il, moitié triste, moitié joyeux, il est temps de regagner nos pénates… les finances sont flambées ! À l’extrémité de la foire, un vieil aveugle à barbe blanche marmottait sa larmoyante complainte.

Un monsieur passa, richement vêtu, le monocle à l’œil, la badine à la main, sans regarder le vieillard.

— Baste ! fit Pascal, pour ce qui me reste ! Et il jeta sa fortune à l’aveugle.