Contes microscopiques/Noël triste
NOËL TRISTE
e soir-là, l’atmosphère était glaciale ; les étoiles brillaient au ciel pur ; les souliers crépitaient dans la neige durcie.
Rue Haute, il y avait grand bruit : le peuple fêtait Noël. Le faro coulait à flots, les koekebakken disparaissaient à plaisir. Des portes entre-bâillées, des allées obscures s’échappaient des rires et des chants. Sur le pavé, l’on se pressait. Des bambins, pour marcher plus vite, s’accrochaient aux jupes maternelles.
— Tante Françoise, où allons-nous ?
— Faire une promenade, mon George. Ce soir, tu as congé.
Ils hâtèrent le pas. Devant eux, la rue filait avec une courbe légère, aboutissant à la place de la Chapelle ; à droite et à gauche, les rues du Faucon, du Temple, de l’Épée, des Capucins, s’enfonçaient dans le noir.
Françoise ramena l’écharpe de George sur ses oreilles. Il fallait se méfier des rhumes.
À la Steenpoort, la vie commençait plus ardente.
Un marchand de marrons, la tête au niveau de son tambour, riait à gorge déployée. Dans une charcuterie, le patron, suant la graisse, coiffé d’un bonnet blanc, apprêtait des boudins d’un air attentif. Des odeurs de pain cuit et de gâteaux tièdes s’échappaient d’une boulangerie.
Françoise marchait vite, la tête baissée. Elle songeait qu’à l’heure présente il y avait une foule de petits garçons heureux, une foule d’intérieurs paisibles et cossus, tout à la joie. Elle devinait des salons où, sur d’épais tapis, jouaient des bébés demi-nus, des corridors fleuris où des domestiques, un doigt sur la bouche, complotaient des surprises gastronomiques pour leurs jeunes maîtres.
Et, en regardant son George, elle se trouvait serrée au cœur, navrée de son logis humide et de son pain noir.
Tout à coup, le petit s’arrêta, béant de surprise, en tirant Françoise par la manche :
— Oh ! tante…
Il ne trouvait pas d’autre parole, tant il admirait, tant c’était beau !
Collés à la glace d’une vitrine, des polichinelles pendaient, bosse au dos, sarcasme aux lèvres, semblant, avec leurs jambes cagneuses, toujours prêts à entamer quelque gigue anglaise. Des bergeries s’étalaient avec des maisonnettes peinturlurées et un berger niais, une coiffe ronde sur la tête, sa houlette militairement figée au coude. Des moutons, à la laine frisottante, reposaient sur un fond de copeaux verts. À droite, des boîtes s’empilaient, fragilités multicolores, délicatesses roses et bleues, destinées à renfermer des minuties de poupon ou de femmelette. À gauche, des soldats de plomb défilaient, l’allure pesante, le regard mort, tandis qu’au milieu un arbre tournait, chargé de choses étonnantes : chapeaux chinois et grelots dont on devinait les jolis tintins, mignons tambours avec des baguettes qui ne demandaient qu’à tambouriner, boîtes de « construction » renfermant des trésors d’architecture, verroteries que le gaz parsemait d’étincelles. Près de l’arbre, au hasard de la rencontre, d’autres attirances gisaient : il y avait des trompettes coloriées, des pianos minuscules, des poupées revêtues de robes claires, qui regardaient fixement par leurs yeux d’émail, des balles élastiques où s’allongeaient de grotesques paysages de la Suisse, empâtés d’ocre et de vermillon. Mais le chef-d’œuvre, la maîtresse-pièce, c’était l’arbre qui évoluait avec lenteur, majestueux comme un ostensoir, et que les autres jouets avaient l’air de vénérer humblement comme leur soleil.
— Oh ! tante !
Tante continue sa route. Pourquoi s’attarder à des objets qui ne lui appartiendront jamais ? Françoise n’a que le strict nécessaire… à moins que de vendre la bague que lui a donnée le vieux Kobe avant de mourir… Allons il n’est pas question de cela !
Maintenant ils descendent la rue des Éperonniers, étroite et triste, et brusquement ils sont aux Galeries Saint-Hubert.
Des voitures arrivent, mêlant leur roulement aux cris des marchands de journaux. Le Passage s’ouvre, grondant d’une vie continue, lumineux et froid.
George s’est encore arrêté.
Ici, c’est la gourmandise qui triomphe : pains d’épices aux tons bruns, où paraissent çà et là des tranches de melon ; sucres d’orge et sucres de pomme qu’habille le papier argenté ; couques de Dinant, depuis celle qui représente un chien ou un chat jusqu’à celle où s’enlève fièrement un profil de citadelle ; massepains épais ; nougats alléchants ; et partout les bons-hommes en « spéculation » dont une planche soutient la gracilité ; et les longs gâteaux à la pâte dorée, enrichis d’une pierre peinte ; et les confitures de groseille, d’abricot, de fraise, de reine-claude, méthodiquement alignées, relevant d’une note tendre les tons solides des pralines et des chocolats.
— Oh ! tante !
George regardait Françoise avec des yeux suppliants.
Là-bas, ce n’étaient que des jouets, ce dont on s’amuse quelques heures et qu’on abandonne. Ici, c’étaient des friandises, ce qu’on déguste lentement, ce qu’on savoure avec une volupté recueillie !
Françoise hésitait, retournant machinalement la bague de Kobe. Elle eut un haut-le-corps de révolte… Juste en face, une bijouterie flamboyait, une enseigne portait ces mots, en grosses lettres : Dupont, achat d’or et d’argent.
Une larme perla dans la paupière de George…
Françoise entra.