Contes microscopiques/Haines éteintes

HAINES ÉTEINTES


À Camille Lemonnier.


Deux maisons s’élevaient en face l’une de l’autre, au milieu de la campagne ; l’une appartenait au forgeron Jacques Delvigne, l’autre au maçon Guillaume Canivet. Celle-ci était misérable, celle-là riante et cossue ; Canivet et Delvigne avaient chacun trois enfants. Quoique les deux familles vécussent dans le même coin, une haine tenace les séparait, creusait entre elles un abîme.

Cela remontait à bien des années : le père de Canivet avait perdu un procès, grâce à la déposition du père de Delvigne. De là une aversion profonde et réciproque.

Au café, ils demeuraient des heures à la même table sans s’adresser une seule parole. Au jeu de balle on avait soin de mettre ses ennemis dans une partie différente ; et ils labouraient leur champ côte-à-côte, les lèvres pincées, le regard farouche. Un jour que Delvigne avait heurté Canivet par mégarde, celui-ci lui sauta à la gorge, cherchant à l’étrangler, et il l’eût fait sans l’intervention énergique de leurs compagnons.

Il faut connaître le paysan, son esprit d’entêtement et de rancune, pour se rendre compte de la ténacité des haines campagnardes. À la ville, deux adversaires restent souvent des mois sans se rencontrer et ces longues intermittences énervent leur ressentiment. Au village ils sont, malgré eux, en constants rapports ; ils se retrouvent, nez à nez, à l’église, au cabaret, devant la fontaine. Leur colère s’en aigrit davantage ; de sinistres projets s’ébauchent en leurs cervelles, et quelquefois éclatent brusquement ces vengeances, mûrement préméditées, dont la méchanceté stupéfie les citadins.

Tel était le cas des familles que j’ai nommées plus haut. Elles s’étaient transmis, comme un trésor, l’héritage des ressentiments paternels : tenter une réconciliation leur paraissait un outrage à la mémoire du père défunt. En revenant, le soir, de son travail, Canivet n’avait garde de saluer Delvigne qui martelait à tour de bras dans sa force : depuis leur rixe, les deux hommes affectaient de ne plus se voir. Recommandation expresse était faite aux enfants de ne point mêler leurs jeux, sous peine d’une raclée de premier calibre. Rien n’était plus triste que de voir ces mioches empêchés de fraterniser par l’implacable rivalité de leurs parents. Ils se seraient tant amusés à six et voilà qu’ils devaient se violenter, résister aux impulsions de leur cœur, jouer à trois, toujours à trois, les uns devant les autres, séparés par une consigne dont ils ne saisissaient pas le motif. Les deux chiens eux-mêmes, Turc et Milord, autrefois camarades (les bêtes sont plus sociables que les hommes), semblaient avoir épousé les querelles de leurs maîtres : ils se montraient respectivement leurs crocs, d’un air de défi.

Seule, Madame Delvigne avait échappé à la contagion. C’était une femme instruite, à l’intelligence ouverte, répugnant aux absurdes préjugés du village. Elle souffrait de cette situation tragique et grotesque à la fois, et, quoiqu’elle n’en laissât rien paraître, elle n’eût pas demandé mieux que de la voir cesser. Malheureusement, son mari, être très borné et bonasse au fond, craignait que l’on ne prît sa bonté pour de la faiblesse.

De leur côté, les Canivet, à cause de leur pauvreté, se renfermaient dans une absolue réserve. Cette longue inimitié commençait à leur peser, mais la moindre démarche auprès de leurs voisins plus riches eût pu être défavorablement interprétée. Ainsi les deux ménages perpétuaient, dans la crainte du qu’en-dira-t-on, leurs dissensions stériles.

Une nuit, sur le coup de deux heures, les Delvigne furent réveillés par des cris déchirants… Le père courut à la croisée.

— Tiens… c’est la maison de Canivet qui brûle !

Il fit quelques pas rapides dans la chambre, en long et en large, en proie à une agitation fébrile… Sa femme le considérait, silencieuse… Et, tout à coup, d’une voix altérée :

— J’y vais, fit-il… ce serait un crime de les laisser ainsi… Après on verra… ça n’engage à rien…

Madame Delvigne eut un cri de joie :

— Va, mon ami… je te reconnais bien là… comme tu le dis ce serait un crime d’abandonner vos voisins…

Delvigne sortit à la hâte… Le feu avait déjà mangé la moitié de l’habitation, dont la toiture flambait, éclairant d’une sinistre lueur le paysage nocturne… Par bonheur, les Canivet étaient saufs. Les enfants pleuraient, blottis autour de leur mère. Guillaume Canivet, anéanti, contemplait le brasier rougeoyant où se consumait son avoir… Et une grosse larme vint rouler sur sa moustache qu’il mâchait inconsciemment.

— Canivet, veux-tu venir chez moi ? demanda soudain une voix émue.

Le malheureux se retourna, étonné… Delvigne lui ouvrit les bras… les deux hommes, sanglotants, échangèrent une fraternelle accolade.

— Voyons, fit le forgeron, quand le premier transport fut passé, il ne s’agit pas de pleurnicher… Entrez et faites comme chez vous… nous prendrons tous le café… ça vous remettra…

Madame Delvigne les attendait ; ils s’assirent à la même table : on eût dit des amis d’enfance qui se retrouvaient après une séparation de vingt ans. L’aube blanchissait les vitres, qu’ils causaient encore : tout le monde avait oublié le désastre dans le bonheur de la réconciliation.

Delvigne se leva brusquement :

— Écoute Canivet… j’ai une idée… maçon et forgeron cela va bien ensemble… À dater d’aujourd’hui, tu es mon associé… je te prêterai l’argent nécessaire pour reconstruire ta maison… tu me rendras ça plus tard, intérêt et capital… Nous en abattrons une, de besogne…

Le maçon voulait protester, Delvigne le prévint d’un geste :

— Tu n’es pas ici chez toi : tu n’as rien à dire… nous commencerons après le déjeuner. Provisoirement vous resterez ici… on se serrera un peu les coudes… nous étions cinq, nous serons dix… tu vois que je sais calculer… et il est convenu que nous réglerons ça plus tard…

Quelle joie pour les enfants de jouer ensemble !

Delvigne était heureux : la charité illuminait son mâle visage ; Canivet n’en pouvait croire ses oreilles, il considérait son bienfaiteur avec une stupéfaction attendrie. Les mioches fraternisaient, enchantés d’être enfin réunis. Turc et Milord, désormais alliés, s’ébattaient sous le poële. Tout le logis riait d’amitié et de belle humeur.

— À table, s’écria le forgeron. J’ai une faim de loup…

Franz Mahutte.