Contes japonais/La petite Servante

Jouvet et Cie (p. 49-68).

La Petite Servante

I

Le joli palais aux toitures vernissées du daïmio Yotsu occupe, avec ses jardins, le sommet d’un coteau riant ; le cratère de Fusi-Yama se dresse à l’horizon ; la vue s’étend sur une plaine fertile et bien cultivée ; dans les fonds, le riz pousse abondamment, et des groupes d’hommes et de femmes, courbés vers l’eau où ils entrent à mi-jambes, se hâtent déjà pour le repiquage ; plus loin, c’est le thé, puis le mûrier au clair feuillage, qui tranche sur une forêt de pins, au dernier plan. Vers le milieu de cette fraîche vallée coule une rivière encore troublée par l’orage de la nuit ; une blonde buée imprime sur toutes ces choses une vague poésie, un charme qui va au cœur et qui, dans un instant, va se trouver dissipé par l’éclat brutal du soleil levant.

Le yé de Yotsu est tout de bois laqué, garni de shoji, panneaux de fenêtres en papiers ; ces panneaux, glissant dans les rainures, s’ouvrent au jour et permettent de voir au dehors, et aussi d’être vu. Qu’importe ! le Japonais ne cache pas sa vie et craint peu la curiosité ; mais si quelqu’un affectait de le dévisager, un paravent serait vite déployé devant ses yeux, et le maître lui-même, le maître craint et respecté, viendrait demander compte à l’insolent de son indiscrétion. Et qu’il prenne garde : le vieux Yotsu a la morgue de ses ancêtres, il porte deux sabres à la ceinture, et l’art le plus savant de l’escrime n’a rien qu’il ignore.

Justement la route poudreuse bordée de roses cerisiers en fleurs passe le long du yé ; souvent les voyageurs, parvenus ainsi au sommet de la côte s’arrêtent, autant pour reprendre haleine que pour jeter un regard sur le beau pays qu’ils ne se lassent pas d’admirer. Et quelquefois un poète enthousiaste jette au vent quelques vers de Marasaki-Shikiribou…

II

Ce matin-là, Nézumi, la petite servante de Yotsu, venait de tirer les shoji, et elle aperçut la terre toute couverte d’une couche légère de corolles roses et blanches, à tel point qu’on ne distinguait plus le sol, devant les marches de bois laqué noir.

— Oh ! dit-elle, le vilain vent ! et la vilaine pluie qui ont fait tomber les fleurs des cerisiers !

Et elle reprit, avec un regret d’abîmer ce doux tapis immaculé :

— Où jetterai-je ce marc de thé ?

Elle réfléchit un instant, puis elle s’avança sur la terrasse extérieure de la maison et, avec un geste insouciant, elle lança sur la route le contenu du plateau qu’elle tenait à la main.

— Baka ! Berabo !… cria une voix irritée. Voilà mon beau vêtement neuf tout gâté.

Baka !… Berabo !… Voilà mon beau vêtement neuf tout gâté.

Nézumi tendit la tête en dehors et aperçut, en compagnie d’un samuraï à deux sabres, un beau jeune homme richement habillé, un daïmio sans doute et sur qui elle venait de jeter son thé. L’aventure était certes désagréable et la petite servante était trop bonne pour se montrer satisfaite de sa maladresse. Mais la victime avait pris un air si piteux que Nézumi ne put s’empêcher de rire, la folle !

— C’est toi, la servante, qui as fait ce bel exploit ; et tu te moques encore, par surcroît ? Ouvre-nous, que je parle à ton maître.

La chose tournait mal ! Pauvre Nézumi ! Sa gaîté intempestive la quitta et c’est en tremblant qu’ayant posé le malencontreux plateau sur la table voisine, elle descendit ouvrir la porte aux nobles étrangers.

— Ton maître, quel est-il ?

— Yotsu, daïmio de Nagawa.

— Va le chercher.

— Il dort encore, seigneur.

— J’attendrai son réveil.

Et posant ses sabres sur ses genoux, Hikusen, le daïmio de Taratori, s’assit au seuil de la maison, non sans avoir ramené, avec un geste de mauvaise humeur, la belle étoffe, encore toute mouillée, de son manteau de soie blanche brodé de lunes d’or. Le samuraï était resté debout, adossé à un kakémono précieux, peint par un des grands maîtres d’autrefois, Kâno ou bien Moronobou.

Nézumi, alerte mais pensive, achevait de mettre en ordre les divers objets familiers de son maître, dont le réveil ne devait pas tarder ; elle n’y songeait pas sans frayeur, la pauvre ! Que dirait le terrible Yotsu, toujours si exigeant sur la bonne renommée de sa maison, et sur le respect qu’on doit aux représentants des classes élevées ? Quelle réparation exigerait ce beau seigneur si fier et si richement vêtu, qui avait bien besoin, ma foi ! de passer sous la fenêtre à une pareille heure ?

Cependant, de son côté, après avoir donné à sa précieuse étoffe toute son attention, Hikusen en reporta une partie sur la petite servante, à qui, à mesure que le temps s’écoulait, il en voulait beaucoup moins.

La suivant des yeux dans son travail, il la voyait jolie, de formes gracieuses et élégantes sous ses habits simples ; il regardait ses beaux cheveux noirs étagés dans une harmonieuse coiffure où se mêlaient les coquillages et les épingles brillantes, son teint mat, frais, ambré comme la fleur du prunier, un air de douceur et de modestie répandu sur ses traits si fins ; il voyait aussi ce gros chagrin, prêt à éclater, qui bridait sa bouche et gonflait ses yeux, chagrin dont il était cause, et qui, maintenant, faisait sur lui une impression plus vive que le rire de tout à l’heure.

La pauvre mousmé, la pauvre petite servante, légère comme un
La suivant des yeux dans son travail.
papillon, la tête vide comme un moineau ! ne fallait-il pas pardonner son étourderie ? Et qu’importait, en somme, au riche Hikusen, la perte d’un lé d’étoffe ?

— Comment t’appelles-tu, la petite servante ?

— Nézumi, seigneur.

— Nézumi, souris, c’est un nom qui convient bien à ta mine futée et à ton trottinement agile ! Eh bien, console-toi, Nézumi, tu ne seras pas grondée par Yotsu. Mais une autre fois, jeune étourdie, regarde où tu jettes ton marc de thé.

Yotsu arrivait à ce moment. Hikusen le salua.

— Je n’ai pas voulu passer près de ton yé sans te connaître, Yotsu ; ta renommée était parvenue jusqu’à moi, et je porterai à Seto le souvenir de ce passage dans ton palais. Je suis Hikusen, daïmio de Taratori.

— Ce matin est pour moi l’aurore d’un jour heureux, répondit le puissant Yotsu, avec politesse. Ma maison t’est ouverte : je souhaite de t’y voir souvent.

III

Oui, il y revint souvent, le bel Hikusen, dans la maison du daïmio de Nagawa ! Depuis longtemps le printemps avait disparu, les cerises de la route étaient mangées, les moissons d’été rentrées, la glycine, puis l’iris avaient fleuri, et le yé, sur le sommet du coteau, disparaissait maintenant au milieu des érables rouges et des chrysanthèmes multicolores : Hikusen venait encore saluer Yotsu, tout étourdi de cette amitié neuve, et en même temps Nézumi, avec son joli sourire, servait le thé dans la vieille faïence de Satsma.

Or, le beau daïmio était amoureux, amoureux fou de la petite servante, et il n’osait le dire. La disproportion de naissance, de rang, de fortune était si grande, qu’elle appelait le ridicule sur une pareille union, et le jeune homme hésitait à braver ainsi l’opinion. Pourtant tous les jours il se sentait épris davantage, et cette jeune fille l’ensorcelait, en vérité !

Un jour, enfin, il parla et, à Nézumi toute tremblante de joie, il fit l’aveu qui brûlait son cœur.

— Que dites-vous, seigneur ? Vous vous moquez de moi, c’est mal !

— Je ne me moque pas, je suis sincère ; tu seras ma femme.

— Moi, votre femme ! Moi, Nézumi, la servante, c’est impossible.

— Impossible ! Pourquoi, si je le veux.

— Que dirait le maître ? Je dois le servir dix ans encore, et jusque là il a tout pouvoir sur moi.

— Tu diras à Yotsu que tu m’aimes et que je t’aime, tu lui demanderas ton congé, il ne sera pas assez cruel pour te le refuser. Ne dis pas non ainsi, Nézumi, car tu réussiras, j’en suis sûr. Quant à moi, je suis libre de mes actions, de ma fortune, tu es digne de devenir mon épouse, et lorsque tu seras dans mon palais, tu commanderas à tous le respect, aussi bien que si tu descendais d’un mikado.

Voilà donc Nézumi sur le point de parler à son maître, le vieux et laid Yotsu. Certes elle en aurait le courage !… Non pas qu’elle se sentît éblouie, ni même séduite outre mesure par cette extraordinaire faveur, dont elle ne se dissimulait pas les dangers. Mais, depuis ce printemps, elle aimait en secret Hikusen, rêve délicieux que la veille encore elle n’osait s’avouer à elle-même ; demain il pourrait devenir une réalité si elle ne rencontrait aucun obstacle de la part de celui qui disposait de son avenir ; elle ne voulait pas tarder davantage à demander ce consentement indispensable à son bonheur. Pourquoi, au surplus, Yotsu refuserait-il ? Exigeant et brutal, il n’était pas cependant trop dur pour ses serviteurs, et d’ailleurs, le mariage de Nézumi devait lui importer peu !

Hélas, qu’elle était loin du but, la pauvre servante !

Yotsu ne saisit pas tout d’abord le sens exact de la prière qui lui était adressée. La timide jeune fille, dans son émotion, embrouillait le manteau brodé, le marc de thé, Hikusen, les cerisiers en fleurs ; mais lorsqu’enfin le maître eut compris que Hikusen, son grand ami, dont il admirait la constance, n’était venu chez lui si longtemps que pour voir sa servante, et que maintenant, chose lamentable et bien digne de la génération nouvelle, il voulait déroger et épouser une pauvre fille du peuple, il fut à la fois vexé et indigné : vexé d’avoir joué le rôle de dupe ; indigné de voir chez un homme de sa caste une mésalliance qui blessait tous les anciens préjugés, et dont il aurait à rougir, lui-même tout le premier, en tant que daïmio.

Lorsqu’enfin Yotsu put parler, ce fut pour éclater en imprécations et en reproches, accompagnés de grands gestes de menace. Il rappela à Nézumi son origine obscure, sa condition humiliante, les durs travaux auxquels elle avait consacré son temps, et il riait avec un gros rire moqueur, en comparant tout cela avec le haut rang auquel elle aspirait.


Yotsu éclata en imprécations…

— D’ailleurs, ajouta-t-il, je suis bien bon, vraiment, de prendre à cœur une aussi sotte aventure ! Retourne à ton travail, ambitieuse, et applique-toi à le bien faire, ou sinon !… Quant au galant Hikusen, s’il revient ici, c’est moi qui le recevrai, et de façon qu’il s’en souvienne !

Il s’éloigna, laissant Nézumi épouvantée d’un tel débordement de colère et d’injures. Lorsqu’il fut parti, la pauvre fille pleura longtemps, sur la ruine de ses espérances, toutes les larmes de son cœur simple.

IV

Cependant il ne fallait pas qu’à son tour Hikusen vînt affronter la colère et les insolences de Yotsu. Donc, reprenant un peu ses sens, elle trempa son pinceau dans l’encre de Chine et écrivit à celui qu’elle avait déjà considéré comme son fiancé :

« Hikusen, toi qui étais apparu dans la vie de l’humble servante comme la brise du soir après l’étouffante chaleur du jour, Hikusen, adieu ! La volonté du maître est plus forte que mon amour. Nézumi restera fille ; l’or et la soie de ton palais ne sont point faits pour elle ».

Elle allait mettre à la suite le monogramme de son nom, lors qu’elle songea au danger que courait le jeune daïmio, s’il s’aventurait encore dans le yé de Yotsu. Elle ajouta donc :

« Si on te voyait dans ce palais ou alentour, ce serait ta perte ; Yotsu est méchant et sa colère est terrible ! »

Puis elle signa, et fit parvenir sa lettre aussitôt.

Hikusen était impatient de recevoir des nouvelles, et fort peu rassuré, au fond, des suites de sa folie ; car c’était folie, vraiment, que d’aller prendre femme dans les derniers rangs du peuple. Le charme, la beauté, l’honnêteté de Nézumi n’étaient même pas une excuse suffisante à cet acte que beaucoup autour de lui blâmeraient.

Mais, malgré ce que la raison lui commandait, il braverait les résistances et épouserait la femme de son choix.

Dans son inconséquence de jeune écervelé, il n’avait pas voulu s’attarder à l’hypothèse que le maître de Nézumi refuserait de la laisser partir. Or, cet obstacle était, au contraire, très à craindre, et la loi formelle à cet égard : la servante devait son temps au maître pendant la durée du contrat ; elle ne pouvait se marier sans autorisation. Mais, bah ! se disait Hikusen, à des circonstances extraordinaires, il faut des résolutions exceptionnelles, et bien certainement Yotsu, son ami, ne se refuserait pas à favoriser leur bonheur.

Sur ces beaux projets, sur ces illusions, la missive désolée de Nézumi tomba comme la neige tardive sur les fleurs du printemps. Le jeune homme fut tout bouleversé par l’annonce de cette rigueur inattendue, et la dernière phrase, surtout, l’irrita vivement.

— Quoi ! ce Yotsu, cet homme laid et ridicule, prétend m’intimider, moi, Hikusen, le descendant des seigneurs de Taratori, célèbres dans tout le Nippon pour leur vaillance. Non seulement il contrecarre mes projets, mais encore il prétend m’interdire jusqu’à la route qui passe au bord de son palais, et qui, pourtant, est à tous, même aux mendiants ; si on l’écoutait, vraiment, ne faudrait-il pas quitter jusqu’à la province, parce que ce vieux fou a chez lui une servante à laquelle il tient !

À se monter ainsi, Hikusen en arriva bientôt aux extrêmes ; d’une voix irritée, il demanda ses sabres, et d’un pas fébrile, prit le chemin du palais de Yotsu.

V

Celui-ci était précisément sur la terrasse de sa maison, arpentant nerveusement le plancher pour calmer un reste de fureur qui grondait en lui. De là, comme l’on sait, il apercevait la route dans ses détours, et, lorsqu’il vit venir Hikusen, il sentit se réveiller les sentiments divers qui l’avaient mis hors de lui quelques heures auparavant. Le voilà donc, ce bellâtre, triste héritier d’ancêtres fiers et vaillants ! Il se moquait des gens plus âgés que lui, et il courtisait les servantes, sans souci de l’opinion de ses pairs et de l’honneur de sa caste ! Maintenant, il n’y a plus chez les jeunes gens ni amitié, ni retenue, ni dignité, ni religion, ni respect des choses établies ! Comment les dieux tolèrent-ils de semblables désordres ! Mais, du moins, lui, Yotsu, ne souffrirait pas sous son toit pareille injure !

Et du plus loin qu’il put se faire entendre :

— Toi que j’ai cru mon ami, et que maintenant je méprise, tu ne viens pas, je pense, franchir le seuil de ma maison ? Elle n’est ouverte qu’aux honnêtes gens.

— Je viens, au contraire, causer avec toi en ami, Yotsu, et te faire entendre raison, dit Hikusen.

Et en même temps il entrait dans le jardin.

— Hors d’ici ! Berabo ! misérable hinnin, cria Yotsu. Hors d’ici, ou je te fais payer cher ton insolence !

Le chevalet chargé de ses sabres se trouvait à portée ; il y saisit un long tourugi à deux tranchants, et se précipita sur le visiteur.

Hikusen recula d’un pas, ne s’étant guère attendu à une apostrophe aussi virulente. Mais le sang de ses ancêtres coulait dans ses veines ; il n’hésita pas davantage ; tirant son sabre, encore que celui-ci fût plutôt une arme de parade, il se mit vivement en défense.

— Au surplus, dit-il, vidons sur-le-champ cette querelle ; toi mort, Nézumi deviendra libre et m’appartiendra.

— Tu comptes trop vite sur ma mort, jeune audacieux. Appelle à ton aide la science des armes et le secours des dieux, car Yotsu, daïmio de Nagawa, ne fait jamais grâce.

La lutte s’engagea. Elle fut longue, car si Yotsu était vigoureux et exercé depuis sa jeunesse aux rudes combats, Hikusen était plus souple et plus agile ; tous deux avaient déjà reçu quelques blessures sans gravité, lorsqu’une natte au fond s’écarta pour laisser passer le joli visage inquiet de la petite servante, attirée par le bruit insolite ; en voyant cette scène terrifiante, elle ne put retenir un cri, et Hikusen, instinctivement, tourna la tête. Ce fut sa perte ; au même instant l’épée de son adversaire s’abattait, et ne rencontrant aucune parade, elle traversa la poitrine du daïmio de Taratori.

Nézumi s’était jetée sur le corps ensanglanté de son fiancé. Yotsu, impassible, essuya son beau sabre à garde ciselée, et le reposant sur le chevalet :

— Nézumi, dit-il avec un sourire cruel, il faudra faire porter ce jeune homme dans son palais. Que son exemple profite à tous ceux qui oublient les saintes lois
L’épée traversa la poitrine du daïmio.
du Nippon. Puis s’enveloppant dans son manteau avec dignité, il sortit.

VI

Ainsi, le bonheur à peine ébauché était à jamais rompu. Hikusen était mort, mort pour Nézumi et par Nézumi, et elle, la petite servante, si jolie et si rieuse, si insouciante avant qu’un beau seigneur fût venu la chercher et troubler sa quiétude, elle restait seule sur la terre pour pleurer, portant dans son cœur un deuil que rien ne rachète. Elle, qui avait rêvé de vivre à côté de cet homme, de partager sa joie et ses douleurs, elle ne pourrait même pas assister à ses funérailles, suivre son cercueil jusqu’au cimetière, au milieu des pleureuses et des porteurs de lanternes ! Mais aussi, elle devrait conserver devant les yeux, dix ans encore, l’odieuse figure de ce maître redouté, auquel elle devait son malheur.

C’était trop souffrir ! Qu’avait-elle fait, l’humble fille, pour être ainsi punie du ciel ?

Le ciel ! en prononçant ce seul mot qui représentait à son esprit borné les puissances surnaturelles dont on lui parlait depuis l’enfance, elle sentit naître un espoir fou. Pourquoi, puisque les prêtres de Bouddha racontaient sans cesse à la foule des fidèles des histoires de résurrections mystérieuses, d’incarnations extranaturelles, pourquoi ne demanderait-elle pas au dieu la vie de son fiancé ?

Passant aussitôt du désespoir le plus profond à la confiance sans limites, elle ne douta pas du succès. Elle se relève presque joyeuse, elle revêt ses plus beaux habits, écrit sur une feuille de papier de riz, suivant l’usage, l’objet de sa prière et, sa boîte d’encens à la main, elle se dirige rapidement vers le temple, qui dressait son portique de bois sculpté au milieu des érables rouges, sur les premiers versants de la colline.

VII

Le temple était vide ; outre que ces sanctuaires bouddhistes sont très peu fréquentés, l’heure n’était pas propice aux visites des fidèles, et les bonzes étaient sortis pour mendier sur les routes et à la porte des maisons.

Nézumi entre, frappe trois fois dans ses mains, selon le rite, pour appeler l’esprit du dieu, puis s’agenouille, saisie de respect en présence de Bouddha devant lequel brûle le feu éternel. Le dieu est assis sur une large feuille de lotus d’or, et le socle de laque qui le porte, incrusté d’ivoire et de nacre, est, lui aussi, recouvert d’une abondante végétation de feuilles et de fleurs d’or massif desquelles Bouddha semble sortir pour commander au monde. La main droite dressée vers le ciel indique la toute puissance de la loi divine au-dessus des volontés humaines, et son éternelle immutabilité.

Pendant quelques instants, Nézumi prosternée reste muette. Sa demande lui paraît maintenant insensée, et elle n’ose plus la formuler. Cependant, la fumée d’encens sortant de la cassolette allumée faisait autour du dieu de bronze une rose auréole, au milieu de laquelle se détachait la douce figure de Bouddha, dans son type conventionnel un peu efféminé, calme et bon. La petite servante reprend courage ; le sanglot qui étreignait sa gorge éclate en larmes bienfaisantes qui soulagent son cœur oppressé, et vers le dieu monte la prière de la pauvre enfant éperdue :

— Bouddha ! Bouddha ! Hikusen, mon fiancé, est mort. Répare l’injuste destin et rends-lui la vie.

Lentement, Bouddha abaissa ses paupières, entr’ouvrit ses lèvres de métal, et s’adressant à l’humble fidèle :

— Hikusen était ton fiancé ? dit-il. Mais n’était-ce pas un haut et riche seigneur, un des maîtres de ce pays ?

— Oui.

— Et toi, qu’es-tu, jeune fille, pour prétendre à son alliance ? Tes vêtements sont simples, ton offrande est petite ; sur ce papier déployé devant mes yeux, ta demande est écrite d’une façon naïve, et dans le style du peuple.

— Bouddha, puissant Bouddha, je suis une servante.

— Alors, pourquoi aspires-tu si haut ? Pourquoi veux-tu t’asseoir près du trône, quand le dieu t’en a placée si loin ?

— Hélas !…

— Tu pleures ton fiancé ? Crois-tu que, s’il t’eût épousée, tu n’aurais pas pleuré souvent dans ta condition nouvelle ? Ton époux aurait-il résisté toujours au mépris des siens, au regret de sa mésalliance ? Aurais-tu brodé ces étoffes, aurais-tu peint ces kakémono qu’aiment les hommes de son rang ? Aurais-tu parlé cette langue harmonieuse à laquelle l’ont habitué ses premiers bégaiements d’enfant ? Toi-même, que serais-tu devenue au milieu des princesses ? Quelle contenance aurais-tu gardée au milieu d’elles ? N’aurais-tu pas fait rire souvent de toi-même et de ton époux ?

Nézumi ne trouvait rien à répondre ; son âme se glaçait à mesure que le dieu parlait, avec son raisonnement rigoureux.

— Il te sera pardonné, reprit Bouddha, parce que tu es jeune, inexpérimentée, et parce que toute femme est éblouie par l’attrait des richesses et d’une situation plus élevée. Hikusen, lui, a été puni parce que son esprit plus mûr devait l’empêcher de troubler ton repos, le préserver contre de semblables inconséquences, et le défendre contre les entraînements.

— Nous nous aimions, murmura Nézumi ; ceux qui aiment ne raisonnent pas.

Bouddha, à son tour, parut frappé de cette logique de femme qui s’opposait à la sienne. Il réfléchit quelques instants, puis, avec lenteur, il prononça l’arrêt divin :

— L’amour, sans doute, est une excuse ; mais il ne peut rendre juste ce que la loi défend, ni rétablir ce que la volonté du ciel a détruit.

Les yeux de la statue de bronze se fixèrent, immobiles, sur l’espace infini, et la figure reprit son impassible sérénité.

Nézumi comprit que la décision était immuable, et que ses espérances étaient brisées à tout jamais ! Alors ?… vivre, vieillir avec ce souvenir terrible, près de ce maître odieux ?… Oh non !

— Bouddha, cria-t-elle avec angoisse, prends au moins ma vie !

La face divine se ranima, avec une expression de pitié suprême.

— Soit, dit le dieu, ta constance sera récompensée. Je prends ton âme et celle de ton fiancé, et j’en fais deux étoiles que je place au firmament. Mais dans l’éternité la voie lactée vous séparera, et, un seul jour par an, vous pourrez vous rejoindre, si les oiseaux du ciel veulent bien se réunir pour vous faire un passage.


« Soit, ta constance sera récompensée ».

La cassolette, prête à s’éteindre, jeta une dernière flamme, le parfum monta vers la statue en une fumée plus intense, et Nézumi à demi pâmée vit, comme dans une vision, la réalisation des promesses du dieu. La paroi du temple avait disparu sous l’éclat des flammes et de l’auréole de feu ; dans la main de Bouddha deux étoiles, l’une blanche, l’autre rouge couleur de sang ; des oiseaux s’élevaient vers le ciel, avec des cris joyeux, au milieu des accords d’une musique douce et ravissante ; et tout au loin, comme une promesse de bonheur, les deux figures réunies d’Hikusen et de Nézumi… Puis tout s’estompa, peu à peu se fondit devant le visage de Bouddha toujours impassible et bon, et doucement la petite servante s’étendit sur le sol, inanimée.

VIII

Dans tout le royaume du Japon on célèbre, à l’automne, la fête du Mariage des étoiles. C’est une des plus populaires, et celle, sans contredit, dont les manifestations sont les plus charmantes. La ville est toute en joie, pavoisée, les rues retentissent de cris d’allégresse, la rivière, ou la mer, est sillonnée de barques, les fusées traversent l’air et éclatent en gerbes brillantes. Ce jour-là, les amoureux et les fiancées écrivent des noms et des souhaits sur de petits carrés de papier qu’ils jettent vers le ciel ; ils recueillent ensuite avec soin ceux qui retombent et qu’ils peuvent retrouver. Les autres, suivant la croyance, se sont transformés en oiseaux, et sont allés porter ces vœux aux divinités propices. Joints aux autres oiseaux du ciel, ils forment au-dessus de la voie lactée un pont immense, qui permet au noble daïmio et à l’humble petite servante de se rejoindre un seul jour, et d’exaucer les souhaits de tous ceux qui sont comme eux, sur la terre, simples, fidèles et dévoués malgré tous les obstacles.