Contes japonais/La Forêt enchantée

Jouvet et Cie (p. 69-106).

La Forêt Enchantée

I

Il courait des bruits étranges sur la forêt d’Homokusaï ; on disait, dans toute la province, qu’elle était enchantée. Et, vraie ou non, cette réputation avait peu à peu éloigné les habitants du voisinage.

Non pas, certes, que jamais les hôtes de la forêt eussent causé quelque dommage dans les environs ; on ignorait même qu’elle en eût, car ce qui, précisément, contribuait à répandre dans le pays cette terreur mystérieuse, c’était son calme profond, sa sombre masse de verdure, l’atmosphère lourde semblant planer au-dessus des arbres ; on avait remarqué aussi, ou cru remarquer, tout au moins, que le vent n’avait aucune prise sur elle ; que le torrent qui en sortait roulait parfois des eaux rougeâtres, comme teintes de sang ; que souvent s’élevait de ses profondeurs obscures, sans chemins et sans clairières, un concert étrange, confus, où des cris d’animaux semblaient se mêler à des plaintes humaines… Mais en était-on bien sûr ? Car si on en approchait peu, on y pénétrait moins encore, et nul ne pouvait dire qu’il eût souffert directement de la forêt enchantée ou de ses habitants.

Néanmoins, soit crainte superstitieuse, soit dépit de n’oser pénétrer dans cette forêt et exploiter ses richesses, toujours est-il que les alentours se dépeuplaient. La terre était au premier occupant. Aussi y venait-il facilement des aventuriers, ou de ces pauvres gens qui ne s’effraient de rien, n’ayant rien à perdre.

Hanko tenait à la fois des deux. Il avait été longtemps intendant d’un daïmio : et à servir un maître si puissant, il avait su faire profiter sa bourse, exigeant toujours davantage du paysan et donnant toujours moins au seigneur, si bien qu’un jour celui-ci, déposant son sabre sur le cahier des comptes que l’intendant venait de lui présenter, lui dit :

— Hanko, tu es un voleur !

Hanko se vit perdu :

— Seigneur, balbutia-t-il, voici mes comptes, examinez-les ; vous verrez que votre fidèle intendant…

— Hanko, tu es un voleur, reprit le daïmio. Je n’entends rien à tes comptes et je ne veux pas les voir. Je te fais grâce de la vie pour un jour… Tu me comprends ?

Hanko baissa la tête et n’en demanda pas davantage.

Le soir même il fuyait avec sa femme, ses enfants, son argent volé, et peu après, on le voyait à Seto mener le train d’un bourgeois riche et considéré.

Mais Hanko était paresseux… mais Hanko était joueur. Au bout de l’année il n’avait plus rien ; sa femme était morte, il était chassé de partout. Alors il vint se réfugier contre la forêt d’Homokusaï, parce que là seulement il pouvait espérer vivre avec le produit de son labeur et celui de ses filles, son fils Kamô étant encore tout petit.

Il lui fallait donc travailler, lui qui, pendant trente ans, s’était séché le cœur à faire peiner les autres plus qu’ils ne devaient. Et comme il était malhabile, comme plus d’une fois sa hache, mal dirigée, brisait les montures d’éventail qu’il coupait à raison d’une sapèque le paquet, le pain manquait souvent à la maison.


Il coupait des montures d’éventail.

Le travail de ses enfants l’aidait encore ; cet homme vieux, laid, avare, cruel, paresseux et débauché, avait trois filles jolies, bonnes, douces et honnêtes : Shiya, Gamawuki et Yabura.

L’aînée était belle comme le point du jour ou comme la fleur du pêcher. Shiya n’est-il pas un nom de fleur ? Jamais nom ne fut mieux porté ! En même temps douce et simple, bonne à tout le monde, sensible au mal des autres, elle regrettait seulement une chose : n’avoir rien à donner.

Gamawuki était vive, pétillante de corps et d’esprit, incapable de fixer sa pensée sur rien, gaie comme un suzumé, insouciante comme un hâto, la colombe blanche qui ne s’inquiète jamais du lendemain ; c’était, des trois, celle qui souffrait le moins de l’infortune présente, et peut-être cependant, plus que les autres, elle eût aimé l’or, les beaux vêtements brodés, les pierreries aux mains et dans les cheveux ; c’était l’enfant gâtée de la maison. Elle en profitait pour travailler peu et rire beaucoup.

Yabura était encore bien jeune, et on ne pouvait guère juger son caractère. On pouvait déjà lui reprocher, peut-être, un air dédaigneux, un ton d’autorité qui ne convenait guère à son âge. Mais les jolis yeux noirs qu’elle avait, si perçants et railleurs ; les longs cheveux de jais et la bouche surtout, la bouche de corail tout en rond, et saillante comme celle du beau poisson sacré, le Namako !

Quant à Kamô, il avait dix ans à peine, et on ne songeait guère à lui, à ce qu’il pourrait être et à son caractère.

II

Tout ceci posé, sachez donc qu’un beau jour, après avoir, la veille, bu, mangé, et par là-dessus, dormi, Hanko se réveilla pour entendre ses quatre enfants lui crier famine.

Or, il ne restait plus rien à la maison, et pas une sapèque pour acheter une poignée de riz.

Compter sur les voisins ? Misère ! ils étaient aussi pauvres ; et le bonheur visitait si rarement ces tristes toits de bambou, que lorsqu’on frappait à la porte, le maître venait ouvrir avec une hache à la main, et d’un air soupçonneux, plein de réticences et de mauvais souhaits !

Que faire ? Comment vivre jusqu’à ce qu’un travail nouveau fût prêt à être donné aux marchands de passage, ou porté à la ville voisine ?

Après avoir longtemps tourné et retourné sa détresse, Hanko, accroupi sur le seuil de sa maison, en face de la forêt, prit une résolution subite.

Pourquoi, par une ridicule superstition, hésiterait-il plus longtemps à pénétrer dans cette forêt ? Sans doute elle devait avoir en abondance des bois précieux, ces arbres à gomme et à laque, l’urushi ou le kaki, une fortune pour qui les exploite ; ou bien, à défaut du gibier à chasser, des plumes et des fourrures à dépouiller ; des fruits sauvages, tout au moins.

Mais d’autre part, quels dangers à courir ! Quelles puissances mystérieuses à heurter !… Bah ! Hanko, plus instruit et plus expérimenté que ses voisins, était un esprit fort. Puis le besoin le poussait, et il ne risquait que sa misérable vie, dont il ne faisait pas grand chose. Bref, l’hésitation ne fut pas longue : la lisière du bois était à deux pas : il pénétra sous le taillis.

À vrai dire, dès que le ciel lui fut caché, son cœur se serra quelque peu et il s’attendit à quelque événement extraordinaire… Mais point ! Pendant une grande heure il avança avec difficulté au milieu de broussailles qu’aucun pied humain n’avait sans doute foulées depuis longtemps, et il n’éprouvait qu’un peu de fatigue déjà, et cette sorte d’oppression qui étreint les voyageurs peu familiarisés aux longues courses en forêt.

Deux choses pourtant le surprenaient : le silence inaccoutumé de ces futaies où aucun oiseau ne s’agitait en apparence, pas même le gai suzumé qu’on est habitué à voir partout où se trouve un fourré, et l’absence de ces richesses inexploitées qu’il cherchait. Rien que le bambou au fût élancé, lisse et annelé, au feuillage bruissant comme la soie froissée, le triste pin, ou bien le matsu au cœur rouge, si commun partout qu’on le brûle pour s’amuser, et le touga à la silhouette tourmentée, aux branches traînant jusqu’à terre, et formant des massifs presque impénétrables. Sa pénible recherche devait-elle demeurer inutile, et rentrerait-il chez lui sans rapporter les ressources tant attendues ?

Tout à coup, le terrain s’éleva, devint çà et là rocheux et accidenté, les arbres se firent plus rares, laissant percer un peu de la lumière du ciel qu’on apercevait par instant, et notre explorateur put supposer que bientôt il allait pouvoir dominer la forêt, et avoir une conception plus nette de sa configuration, dont il ne se faisait aucune idée, ayant marché à l’aventure. Mais avant d’arriver à ce point culminant, il fut surpris par la rencontre subite d’une fissure, abrupte, aux abords presque perpendiculaires, et qu’il ne savait comment franchir. Il s’avança avec précaution et jeta un coup d’œil sur ce précipice profond de cent shaku à peine, mais très escarpé.

Au fond coulait un clair torrent, chantant avec un doux murmure, et un seul arbre, tout droit, un grand pin au feuillage sombre, se dressait du fond de cette vallée, sa tête en dépassant les sommets.

Hanko fit remonter ses regards jusqu’à la cime de cet arbre et aperçut au milieu des branches supérieures, une lourde masse noire et confuse, dont il ne distinguait qu’imparfaitement la forme.

— Enfin, se dit-il, je tiens donc le secret de la forêt. Là sans doute est un trésor, et s’il n’est pas mieux gardé qu’il ne semble, me voici riche !

Et saisissant sa hachette, prêt à toute aventure, il se dressa au bord du ravin, cherchant où la descente serait le plus aisée.

Mais à peine s’était-il montré ainsi qu’un fracas épouvantable se fit entendre au-dessus de sa tête. Avant qu’il ait pu se mettre en garde, un choc le précipita sur le sol, il se sentit soulevé par ses vêtements, et, en rouvrant les yeux, il vit qu’un aigle gigantesque, surnaturel, le tenait entre ses serres, l’emportant vers l’arbre tant convoité un instant auparavant.

Cette masse noire qui intriguait Hanko n’était autre, comme celui-ci put bientôt le constater, que le nid de ce monstrueux animal. L’aigle en effet déposa le malheureux au fond de l’entonnoir fait de branchages et de feuilles, et se percha sur le bord extérieur, le tenant en respect avec son bec robuste et affilé.

Hanko se crut déjà mort. Son arme lui avait échappé, et il ne pouvait songer à lutter contre ce terrible oiseau, qui allait le déchirer en quelques instants. Or, quelle ne fut pas sa surprise, quand il entendit l’aigle lui adresser la parole, en fort compréhensible langage :

— Brigand, disait-il, que viens-tu faire dans mon domaine ? Sais-tu que cette imprudence va te coûter la vie ?

Entendre discuter, lorsqu’on a cru être dévoré sur-le-champ, c’est déjà fort beau ! Donc l’infortuné trouva bon de gagner du temps en contant par le menu sa misère pitoyable et celle de ses enfants.

Ici, l’aigle l’interrompit :

— Tu as trois filles, dit-il, donne-moi l’aînée en mariage, et je te fais grâce de la vie.

Shiya, la belle et douce Shiya, en pâture à un pareil monstre ! Hanko eut un frisson ! Mais sa frayeur était telle que, pour sortir de ce mauvais pas, il eût promis ses trois filles, et Kamô par-dessus le marché ! Il acquiesça donc à la demande bizarre ; l’aigle aussitôt le reprit délicatement par ses vêtements et le remit à terre.

En ce peu de temps, le rusé intendant avait fait nombre de réflexions, il les résuma en quelques mots avant de quitter son incommode compagnon :

— J’étais venu dans cette forêt pour me tirer de la misère, et le mariage de ma fille, quelque honorable qu’il soit pour ma famille, ne donnera pas à manger à mes autres enfants.

— Ne t’inquiète pas de ce soin, répondit l’aigle. Suivant l’usage du pays, je rachèterai ma fiancée, au prix d’un picul d’or massif ; je me rendrai chez toi d’ici peu de jours, et jusque-là je pourvoirai à tes besoins.

On se sépara. L’aigle s’éleva vers le sommet des hautes futaies, et le malheureux père, encore tout étourdi de ces événements, pressa le pas pour sortir de la forêt. Au moment où, franchissant les derniers arbres, il revoyait non sans satisfaction le chaume de sa petite maison, un chevreuil dégringola de branches en branches et vint s’abattre auprès de lui. Il était mort, la gorge ouverte, et comme il n’est pas d’usage que les chevreuils perchent au sommet des arbres, Hanko n’eut pas de peine à deviner d’où lui venait ce présent, qui lui permettait de vivre pendant quelques jours.

Revenu chez lui, et réfléchissant à tout ce qui venait de lui arriver, Hanko eut peine à croire que l’aigle serait assez osé pour venir au milieu des maisons, et au risque de rencontrer une résistance redoutable, enlever une jeune fille. Il n’avait d’ailleurs aucun scrupule à ne pas tenir l’engagement qui lui avait été extorqué par la violence. Aussi, le lendemain, il avertit en secret ses voisins, et tous promirent d’accourir dès que l’oiseau gigantesque serait signalé ; Shiya était aimée pour sa gaieté et son bon cœur, et, aussi bien que le père, ils se révoltaient à l’idée de la laisser aux griffes d’un monstre aussi épouvantable.

Quelques jours se passèrent ainsi, dans une inquiétude décroissante à mesure que le temps s’écoulait. Pour ne pas effrayer ses filles, le père les avait laissées dans l’ignorance de ce qu’il redoutait, leur défendant seulement de s’éloigner de la maison. Le septième jour, il renouvela ses recommandations, devant s’absenter pour porter quelques marchandises à la ville, et recommanda la vigilance à ses voisins. Lorsqu’il revint, il trouva tout le monde en émoi chez lui.

— Où est Shiya ? demanda-t-il aussitôt, saisi d’un pressentiment.

— Elle est partie.

— Raïko, protège-nous ! l’aigle l’a enlevée ?

— Quel aigle ? Mais non, c’est un fort beau seigneur, un daïmio au riche costume. Shiya était à quelques pas, occupée à battre le feutre ; cet homme est descendu de son palanquin, nous a dit que vous l’autorisiez à emmener votre fille aînée…

— Et elle est partie ?

— Aussitôt.

— La malheureuse !

— Pourquoi malheureuse ? dit Yabura. Le seigneur avait l’air jeune, aimable et riche. Il a promis à Shiya beaucoup de belles choses, et il a laissé ceci pour vous.

Hanko courut vers un coffret que sa fille lui désignait dans un coin, et l’ouvrit. C’était, en un lingot d’or massif, la dot promise. Il n’y avait plus de doute, Shiya appartenait à l’aigle. Heureusement l’or était là.


Shiya était occupée à battre le feutre.

— Remercions le ciel, dit Hanko, contenant mal sa joie. Je suis persuadé maintenant comme vous, que votre sœur sera heureuse.

III

Dès ce jour, l’abondance vint à la maison, bien qu’on n’y travaillât plus. Hanko et ses enfants se parèrent de belles étoffes, mangèrent de fins morceaux ; l’ex-intendant, redevenu à son aise, ne manqua pas de rudoyer ceux qui l’entouraient et de leur témoigner en toutes façons son mépris ; aussi, de peu estimé qu’il était, il devint haï. Gamawuki était un peu trop insouciante et coquette, Yabura trop fière pour qu’on revînt sur cette impression, malgré leur grâce et leur beauté.

Malheureusement pour lui, Hanko était joueur, nous l’avons dit. Quand il eut limé sans ménagements le contenu du coffre, il craignit de voir bientôt le fond, et il voulut augmenter ses ressources en tentant le sort. En fort peu de temps ce fut fini, et Hanko redevint vite le pauvre Hanko, avec cette circonstance aggravante qu’il avait perdu en même temps son or, le goût et l’habitude du travail, et l’appui de ses voisins.

Lors donc qu’un beau matin, Hanko se vit sans une poignée de riz, il songea pour la première fois à sa fille qui le laissait sans nouvelles, et à son gendre, aigle ou prince, qui faisait de si beaux cadeaux.

— Bah ! se dit-il, à quoi sert d’avoir un gendre, si l’on ne peut lui emprunter les quelques sen nécessaires pour tenter à nouveau la chance dans de meilleures conditions ? En tous cas, si je rencontre l’aigle, il ne me mangera pas ! On ne mange pas son beau-père !

Et bravement, sans même emporter une arme, il se mit sous le bois à la recherche de ce ravin où il avait eu si peur, et où il devait, pensait-il, retrouver la douce Shiya.

Mais la recherche n’était pas facile ; le fourré était inextricable, les hautes futaies cachaient le ciel, aucun point de repère ne guidait le pauvre homme, qui ne se reconnaissait pas dans cette forêt enchantée dont le nom semblait bien mérité. La nuit venant tout à coup, il dut coucher sous un pin, maugréant et de fort mauvaise humeur, se voyant égaré, et songeant qu’il lui faudrait retourner sur ses pas sans avoir mené à bien son projet.

Le lendemain, en se réveillant, il s’aperçut qu’à peu de distance la lumière perçait plus intense à travers les arbres. Il eut un moment d’espoir.


La loutre retomba dans le lac.

Peut-être était-ce le ravin qu’il abordait par un autre côté ? Il s’empressa de quelques pas de ce sens, mais à sa grande surprise, il trouva presque aussitôt son chemin barré par un lac, au delà duquel, tout au loin, la forêt semblait reprendre.

Il s’assit fort mélancolique, découragé. Un maléfice s’était sans doute attaché à lui, et son gendre l’aigle, très probablement sorcier, l’avait égaré, se trouvant suffisamment quitte envers lui. Cette hypothèse lui enlevait tout espoir de trouver le vivre et le couvert du lendemain, et il ne savait vraiment que faire.

Il en était là de ses réflexions, quand tout à coup une loutre s’avança tranquillement vers le lac, en animal qui ne soupçonne aucun danger. Hanko, la voyant à bonne portée, se dressa brusquement et la saisit, car c’était à la fois un repas assuré et le prix d’une peau estimée. Mais la bête fut mal prise ; les doigts du chasseur glissèrent sur le poil lisse et humide, et d’un élan la loutre retomba dans le lac ; la main prête à la reprendre ne saisit que l’eau. Au même instant, un fort tourbillonnement agita la surface du lac, et un poisson énorme, tel que Hanko n’en avait jamais vu, se dressa au-dessus de lui, ouvrant une gueule dans laquelle le malheureux fût entré tout entier sans difficulté. Le pauvre homme tomba à la renverse et, dans sa frayeur si grande, il ne réfléchit même pas que son aventure actuelle ressemblait à la première et pouvait se terminer semblablement. Il reprit son sang-froid seulement après qu’il eût entendu le poisson lui adresser la parole :

— Pêcheur téméraire, que fais-tu là ? Pourquoi cherches-tu à ravir mes sujets et à troubler le repos de ce lac ? Tu vas payer de ta vie ton impudence !

— Un moment, s’écria Hanko. Seigneur poisson, ne me mangez pas. Je suis le beau-père d’un seigneur aigle qui habite cette forêt.

— Fort bien, reprit le poisson, je te connais. J’ai même entendu parler de ta fille cadette, et je te la demande pour épouse. Tu ne peux moins faire pour moi que pour l’aigle mon voisin.

— C’est bien cela ! se dit Hanko.

Et sentant renaître son courage, il voulut du moins marchander.

— Seigneur, reprit-il, je vous la donne volontiers, mais pour l’aînée il m’a été payé un picul d’or.

— Je n’en saurais faire autant, car je ne suis guère riche en espèces sonnantes, mais je ne serai pas pourtant moins généreux. Tu auras pour dot un sac de perles.

— Mettez-en deux, répliqua Hanko, défendant son bien avec âpreté.

— Je t’ai offert ce que je possède, n’en demande pas davantage, dit le poisson ; si j’étais le dragon qui garde cette forêt et prélève le dixième sur tout ce qui y pousse et y vit, je pourrais faire plus pour toi. Mais la fortune que je t’offre est déjà belle. Il faut accepter ou sinon…

Et le seigneur poisson ouvrit une gueule formidable, pour appuyer son argumentation.

— Prenez ma fille, j’accepte, cria Hanko.

— J’irai la chercher d’ici quelques semaines. En attendant voici des arrhes.

Et d’un coup de queue, avant de disparaître, le monstre rejeta suivie rivage une huître perlière. Hanko s’en empara avec joie, l’ouvrit, contempla une jolie perle ronde qui devait trouver facilement marchand à la ville, puis il s’empressa de sortir de la forêt enchantée. La nuit était noire quand il rentra chez lui ; il s’endormit harassé de fatigue, faisant des rêves de richesse et de grandeur exempts du moindre remords. Son action n’était pas cependant à l’abri de tout reproche, car cette fois il s’était décidé bien vite !

IV

Quand, comment et sous quelle forme, le poisson devait-il venir réclamer l’exécution de cet étrange marché ? Hanko se le demandait tous les jours, le temps s’écoulait, et comme il n’entendait parler de rien, déjà il pouvait craindre que l’affaire fût rompue.

Sans doute le fiancé avait trouvé le contrat trop onéreux. C’était bien dommage… et certes maintenant, l’honnête père se fût contenté d’un demi-sac de perles !

Vers le commencement de la septième semaine, alors que le jour commençait à baisser, il était seul chez lui, triste et préoccupé, lorsqu’il vit venir à lui quelques-uns de ses voisins, et son fils Kamô, tout en larmes.

— Qu’avez-vous donc, que se passe-t-il !

— Hélas ! Pauvre mousmé !…

— Eh bien !

— Elle est morte.

— Mais qui ?… parlerez-vous ?…

— Gamawuki.

— Morte, ma fille ! quel affreux malheur !

Adieu le beau rêve ! Partagé entre son amour paternel et sa cupidité déçue, Hanko ne savait trop sur quoi il pleurait davantage.

— Mais comment est-elle morte ? demanda-t-il enfin.

— Noyée, la pauvre jeune fille que nous aimions tant ! Elle était en bateau sur la rivière ; voyant sans doute un poisson passer, elle a voulu le toucher, car elle est tombée, et on n’a même pas retrouvé son corps.

Un doute saisit aussitôt le père.

— Je veux voir, dit-il, le lieu de ce malheureux accident.

On le conduisit au bord de l’eau.

Le batelet où l’imprudente Gamawuki s’était aventurée était là, attaché à la rive.

— Tenez, dit un voisin, voici même un petit sac qui doit appartenir à votre pauvre mousmé ; vous le reconnaissez, Hanko ? il contient des pois secs, sans doute, ajouta-t-il en le tâtant.

— Oui, oui, s’écria Hanko en s’emparant de la trouvaille. Elle devait me les rapporter, dit-il, en essuyant une larme hypocrite.

Et il soupesait le sac, si lourd qu’à peine il pouvait le porter d’une seule main. Il y avait là, en perles fines, de quoi faire figure dans le monde !

Dès le lendemain, Hanko déclara qu’il ne pouvait plus vivre dans cette contrée qui lui rappelait son malheur, et il partit pour Yokohama, la ville des étrangers.

Là, pendant deux ans, il put soutenir un train de vie assez flatteur pour son amour-propre, et il puisait sans compter dans le bienheureux sac, dont le précieux contenu passait peu à peu entre les mains des riches marchands de la ville. C’est qu’il avait son plan longuement mûri devant son petit trésor chaque jour diminué. Sa dernière fille, Yabura, était d’une éblouissante beauté, les soupirants tournaient souvent autour d’elle et de sa fortune supposée ; mais le père écartait impitoyablement les maris.

Cette fille, dans son esprit étroit, égoïste, perverti davantage encore par les compromis d’autrefois, cette fille était non aux autres, mais à lui, et il méditait d’en tirer parti comme de ses sœurs, non plus, cette fois, contraint et forcé, mais dans une occasion cherchée par lui.

Voilà où la cupidité avait poussé cet homme !

Son gendre n’était-il pas désigné ? Le dragon gardien de la forêt enchantée, et dont les richesses étaient si grandes, ne devait-il pas estimer à haut prix la beauté de Yabura ?

Il faut néanmoins rendre cette justice à Hanko, c’est que, tant que durèrent les perles, l’amour paternel l’empêcha d’aller proposer le honteux marché ; mais lorsqu’il vit les dernières au fond du sac, il ne put hésiter plus longtemps, et sans scrupules il prit le chemin de la forêt.

Ce qu’il craignait surtout, en entrant sous les arbres au mystérieux ombrage, c’était de tomber de nouveau entre les mains d’une divinité inférieure, qui pourrait lui faire un mauvais parti, ou lui imposer à vil prix cette transaction sur laquelle il établissait son rêve de fortune.

Mais il n’eut pas beaucoup à chercher. À peine eut-il crié plusieurs fois et à haute voix : « Dragon, maître de la forêt, Hanko, ton serviteur, t’appelle » que la terrible bête s’élança à travers les arbres, et vint à lui la gueule ouverte, les griffes en avant, au milieu du feu et du soufre. L’apparition fut si prompte et si effrayante, que Hanko en resta muet, la gorge serrée, perdant ce beau sang-froid qu’il avait en préludant à sa mauvaise action.


La terrible bête s’élança.

— Insensé ! dit le dragon. Qui es-tu pour m’appeler ainsi et me provoquer ?

Hanko hésita. Il avait honte maintenant de formuler son projet. Il prit un biais.

— Je suis un malheureux père qui cherche ses deux filles, données bien malgré lui à un aigle et à un poisson de cette forêt.

— Je les connais, répondit le dragon, d’un ton adouci, ce sont des femmes honnêtes, jolies, dévouées à leurs maris.

— Eh ! oui, seigneur, soupira hypocritement Hanko, bien honnêtes, bien dévouées, bien jolies ! Mais que sont-elles en comparaison de leur sœur cadette ?

— Comment, s’écria le dragon, mis en éveil, tu as encore une fille et tu ne me le disais pas ! Je la prends pour épouse.

— Mais…

— Ou tu ne sortiras pas vivant de cette forêt.

— Je suis ravi, puissant prince, positivement ravi, honoré. Mais… pardonnez ma requête. Je suis pauvre, et le seigneur aigle, ainsi que le seigneur poisson, à qui j’ai donné mes filles aînées, les avaient achetées avec des présents considérables.

— N’est-ce que cela ? dit le dragon avec dédain. Ce qu’ils t’ont donné, misérable berabo, est une goutte d’eau auprès de ce que je paierai, moi, l’alliance que je te propose. Écoute-moi bien. Ta fille est à moi dès ce jour, et dès ce jour tu es riche à faire envie aux plus opulents daïmio, aux marchands les plus considérés de Seto, de Yeddo et de Yokohama. Tu es ivrogne, joueur, débauché, l’or te glisse entre les doigts, je le sais ; eh bien, qu’importe ? je pourvoirai à tes besoins de telle sorte que jamais tes folies ne mettront ta bourse à sec.

Hanko était ébloui ; et c’est le front dans la poussière, les paumes des mains élevées vers le ciel, qu’il répondit :

— Seigneur ! Seigneur ! ma fille est à vous, et vous êtes un dieu tout puissant !

V

Voilà donc Hanko revenu auprès de ses enfants, et envisageant l’avenir avec confiance. Il ne se montra nullement surpris, peu de jours après, lorsque le directeur d’une grande banque lui fit savoir qu’il avait un compte ouvert sur sa caisse ; il se contenta d’y puiser largement.

Par la même entremise il reçut un court billet l’avertissant que Yabura serait cherchée à une date indiquée, par un serviteur chargé de l’accompagner auprès de son époux, suivant le contrat échangé de bonne foi. Au jour dit, en effet, un superbe kogo s’arrêta devant le nouveau palais de Hanko, le mandataire de son dernier gendre en descendit, et le père lui remit sa fille non sans verser quelques larmes sincères, car dans la prospérité, bien qu’il les rudoyât souvent, il aimait toujours ses enfants et plus encore Yabura, qui, par son caractère autoritaire, le dominait. Son cœur de père l’emportait sur son esprit avide… pourvu néanmoins que celui-ci fût satisfait. Or puisqu’il ne pouvait l’être que par le sacrifice de l’autre sentiment, aucune hésitation, n’est-ce pas, n’était possible ?

Eh bien ! qui l’eût cru ? Hanko, pourvu de tout ce que sa cupidité pouvait désirer, n’ayant même pas la joie de l’avare qui met de côté en prévision de l’avenir, Hanko le riche, le kanémotchi, comme on l’appelait, fut malheureux.

Vieilli, repu, blasé même sur la fortune dont il ne connaissait plus le prix, maintenant qu’il était certain de la conserver, il se prit à regretter amèrement le bonheur que ses filles devaient répandre autour de lui, sans ses marchés successifs. La douce Shiya, l’insouciante et gaie Gamawuki, et Yabura encore, Yabura qu’il aimait tant, qu’il eût pu retenir sans son insatiable avidité, où étaient-elles maintenant, que pensaient-elles de leur vieux père, unies à ces monstres épouvantables, au fond de la forêt maudite d’Homokusaï ? Et souvent il cherchait sous sa main une douce main, souvent il lui semblait entendre à côté de lui un rire folâtre, ou bien encore, lorsqu’il rentrait après une nuit d’orgie, ivre de saki, ne connaissant plus un chien d’une cigogne, il s’attendait aux reproches impérieux de Yabura… Mais rien !… Et ses yeux s’emplissaient de larmes, et sa voix tremblait, et pour oublier, il buvait encore du saki…

Son secret lui pesait ; il eût voulu avouer son infamie, dût-il toujours en souffrir ; du moins il n’eût pas été seul devant ce souvenir fatal. Mais la honte de lui-même, la crainte de l’opprobre de tous le retenaient.

Un jour pourtant il laissa échapper quelques paroles équivoques devant son fils. Celui-ci s’écria :

— Que dites-vous, mon père ? Mes sœurs Shiya et Gamawuki seraient vivantes ? Vous connaissez leur retraite ?

Alors, comme poussé par une force irrésistible, Hanko parla. Il dit à son fils sa détresse première, mais en omettant d’en avouer les causes, le vieux scélérat ! Il dit ses angoisses paternelles en voyant ses filles vieillir sans époux auprès de lui, ses courses aventureuses dans la forêt enchantée d’Homokusaï, ses marchés forcés d’abord, volontaires ensuite. Mais ne valait-il pas mieux tenter le sort, courir peut-être au-devant de la mort, plutôt que de vivre sans jamais être assuré du lendemain ? une telle vie n’est-elle pas une mort de tous les instants ?

Kamô, dans tout ce que disait son père, comprit une seule chose : ses sœurs, qu’il avait cru mortes, étaient vivantes sans doute : il voulait les revoir.

Ce que son père avait tenté : pénétrer le secret de la forêt enchantée, il le ferait lui, avec des ressources et une volonté plus grandes, et il ne doutait pas de la réussite.

Hanko s’effraya de ce projet téméraire, tenta de l’en dissuader ; pendant quelques mois encore il fit taire sa douleur et ses regrets, le jeune homme rongeant son impatience ; mais une telle situation ne pouvait durer, et Kamô vint trouver son père, équipé pour le voyage, ses deux sabres passés à la ceinture.

— Je vais retrouver mes sœurs, dit-il, et je vous les ramènerai.

— Pars, mon fils. Mais souviens-toi de ton vieux père qui t’attend, et ne cherche pas à vaincre l’impossible. N’es-tu pas mon dernier enfant ?

VI

Voici Kamô, comme autrefois son père, sur la lisière de la forêt enchantée. Mais riche, jeune, beau, bien armé et plein de confiance, il y entrait en conquérant.

Deux serviteurs frayaient le chemin devant lui, à coups de tachi, un autre fermait la marche, le protégeant contre toute surprise ; la petite troupe était bien décidée à résister si elle était attaquée.

Le père n’avait pu donner aucune indication précise sur le chemin qu’il fallait suivre ; d’après ses souvenirs, cependant, le nid de l’aigle devait se trouver vers le soleil couchant. Le soir venu, dans cette direction on n’avait encore rien découvert.

Le lendemain, l’un des guides, se réveillant au petit jour, entendit au-dessus de sa tête un grand bruit d’ailes, et vit confusément une grosse masse noire passer sur le ciel, projetant une ombre gigantesque. Il estima que l’aigle venait de quitter son nid, et, notant avec soin la direction, il réveilla ses compagnons. La marche fut reprise, et quelques instants après on aperçut les lieux décrits par Hanko. Au fond du ravin s’élevait toujours le grand pin portant le nid de l’aigle, et le ruisseau baignait son pied, avec un doux murmure.

Laissant ses serviteurs à l’abri des arbres, Kamô s’avança jusqu’au bord abrupt, et cria :

— Shiya, ma sœur, si tu es vivante encore, réponds-moi. Je suis Kamô, fils d’Hanko, et je viens te délivrer.

Une forme svelte parut au sommet de l’arbre.

— Kamô, mon frère, c’est toi ! Quelle joie de t’entendre et de te voir ! Je ne puis descendre, mais tu es jeune et fort, tu pourras sans doute arriver jusqu’à moi.

Quelques instants après, Kamô, se hissant de branche en branche, parvenait, non sans peine, jusqu’au nid mystérieux.


Kamô, se hissant de branche en branche, parvint jusqu’au nid.

Hanko ne l’eût pas reconnu, ce repaire où il avait passé un si désagréable moment. Il était aisé de voir qu’une main féminine avait passé par là ; sous une apparence rude, tout était propre et coquet ; un coin était même garni des cent objets nécessaires à la toilette d’une jolie femme.

Ce détail, saisi d’un coup d’œil, n’étonna pas médiocrement Kamô.

Après les effusions du retour, le jeune homme put enfin demander à sa sœur le récit de ce qui s’était passé depuis son enlèvement.

— Mon ravisseur, dit-elle, un beau jeune homme empressé et amoureux, couvert d’une robe de soie toute brodée d’or, m’emmena par une contrée inconnue, jusqu’à l’entrée d’une large avenue pénétrant dans la forêt. Nous nous y engageons, et nous arrivons au pied d’un escalier en vis conduisant à un joli palais aérien. Nous montons, mon époux et moi, et nous nous trouvons dans la plus charmante des résidences, où était accumulé, à mon intention, tout ce qu’une femme peut souhaiter. J’étais ravie !

— Je n’y comprends plus rien, dit Kamô.

— Attends, tu vas comprendre. Mon bonheur ne dura qu’un jour sans mélange. Le lendemain, dès l’aube, mon époux dut m’avertir du sort rigoureux qui nous était réservé. Par suite d’un enchantement, il devenait aigle pendant six jours, et ne retrouvait sa forme que durant le cours du septième ; tout ce qui l’entourait était soumis au même enchantement et se transformait avec lui. En effet, au lever du soleil, le palais disparut pour faire place à un nid grossièrement tressé avec des branchages et des feuilles, et tout ce qui ne m’appartenait pas en propre s’évanouit.

« Les six jours suivants me parurent longs, je t’assure ! Mais le septième ramena le riche palais, le bel amoureux, la joie pour quelques heures. Et, depuis plusieurs années déjà, il en a toujours été ainsi, avec une désespérante régularité, sans qu’il nous soit possible d’entrevoir la délivrance.

— Pauvre sœur, s’écria Kamô, tout bouleversé par ce singulier récit, que tu es malheureuse ! Mais reprends courage ; tes maux sont finis. Je viens t’arracher à ce monstre, et te rendre à notre père qui te pleure tous les jours.

— Es-tu fou ? Non pas ! je ne tiens guère à retourner vers notre père, qui me battait lorsqu’il avait bu trop de saki et souvent n’avait pas de quoi nous donner à manger ! Je n’ai pas envie de recommencer l’aventure. Quant à mon mari, je l’aime, et nous faisons très bon ménage, quand il a sa forme naturelle. Les autres jours, il n’est guère sociable, et, s’en rendant compte, il déguerpit dès le matin pour ne revenir que le soir. Mais je me sens parfaitement heureuse ainsi, un jour sur sept. Que de femmes, dans le Nippon, ne pourraient pas en dire autant !

Kamô rit de bon cœur à cette philosophie inattendue ; après tout, la bonne Shiya avait peut-être raison !

D’ailleurs, quelques instances qu’il renouvelât, il ne put engager sa sœur à le suivre.

— Au moins, demanda-t-il, dis moi où je pourrai trouver, dans cette forêt, notre sœur Gamawuki.

— Comment ! elle est ici, et je n’en savais rien !

— Oui, elle est devenue, paraît-il, la femme d’un poisson.

— Je vois ce que tu veux dire, reprit Shiya ; il s’agit du seigneur du lac. En marchant dans cette direction, tu devras, je pense, atteindre avant peu son domaine. Moi, je ne puis quitter celui de mon époux sans m’exposer à sa colère terrible. Car lorsqu’il est aigle, il en prend les instincts, et s’il te voyait ici à son retour, il te mettrait en pièces. Adieu donc, cher frère ! sois plus heureux avec ma sœur si tu veux ramener l’une de nous auprès de notre père. Moi, je reste, avec mon bonheur d’un jour, auprès de celui qui me le donne.

Kamô rejoignit ses compagnons, tout songeur devant cet amour de femme, fait d’indulgence et de dévouement, qui résistait, par la seule espérance, à cette terrible épreuve. Et il ne se sentait plus aussi confiant dans la mission qu’il avait à remplir.

VII

Le lendemain seulement, on atteignit une colline d’où la vue s’étendait sur le lac.

Mûri par l’expérience précédente, Kamô agit cette fois avec plus de circonspection, et chacun se posta en observation pour étudier les allées et venues des habitants de ces eaux mystérieuses, et reconnaître le meilleur chemin pouvant conduire à la retraite de Gamawuki.

En apparence, ce lac était uni, limpide, aux bords franchement accusés.

Mais l’un des serviteurs, ayant battu le terrain, ne tarda pas à venir annoncer à son maître qu’un petit bouquet de bois, paraissant rattaché au rivage et à la forêt, était en réalité une île. Là se trouvait sans doute la clé du mystère.

À peine avait-il terminé ce rapport, que vers le milieu de l’eau émergea le long dos brun d’un poisson qui semblait folâtrer en s’éloignant de l’île.

— Voilà sans doute mon excellent beau-frère ! dit Kamô avec une grimace. Si je ne veux pas me faire gober comme une mouche, c’est le moment de traverser à la nage et de gagner l’île.

Se glissant avec précaution pour n’être pas vu, il arriva en face de l’île, entra dans l’eau sans bruit, et, comme il était bon nageur, en peu de temps il atterrit auprès des arbres.

Ses prévisions ne l’avaient pas trompé.

Un escalier de grès bleu s’enfonçait sous terre et marquait sans doute l’entrée d’un palais.

S’engageant sur les premières marches, Kamô cria :

— Ô Gamawuki, ma chère sœur, si tu te souviens encore de Kamô, le voici qui vient à toi.

Il entendit un grand cri, puis aussitôt il se sentit entouré de deux bras chargés de pierreries, et couvert de baisers.

— Comme tu as grandi, et comme te voilà maintenant un homme ! Que je suis heureuse de te revoir !

— Pauvre chère sœur ! Nous t’avons pleurée, et au village on a fait des sacrifices à Shutendôjé pour l’apaiser, après ta mort. Mon père seul se doutait que tu vivais encore.

— Que vous étiez bêtes ! s’écria Gamawuki, en frappant les mains et en riant aux éclats. Moi, pendant ce temps, j’étais bien heureuse !

— Comment heureuse ! répéta Kamô tout interloqué, heureuse, avec ce monstre ?

— D’abord mon mari n’est pas un monstre, répliqua Gamawuki d’un air pincé. C’est un grand poisson, voilà tout. Mais ce que tu ne peux savoir, c’est qu’après être resté dans cette transformation pendant six semaines, il redevient pendant sept jours ce qu’il devrait toujours être sans l’enchantement qui le lie, c’est-à-dire un seigneur jeune, beau, riche et empressé à me plaire.

Cette fois, Kamô se montra moins surpris de l’aventure, analogue à celle de Shiya.

— Mais, chère sœur, dit-il, ces six semaines d’attente doivent te sembler intolérables, dans cette petite retraite perdue au milieu des roseaux, sous terre et loin du monde.

— Mais non, mais non ! Je n’aime rien tant que les belles fleurs, les beaux chrysanthèmes, les étoffes brillantes, couvertes d’or et de soie, les pierres précieuses et les perles. Mon époux m’en donne, à chaque métamorphose, tant que j’en puis vouloir ; après, je passe mon temps à les regarder, à jouer, à me parer, à assortir les couleurs et les perles, à tout admirer. Il ne m’en faut pas plus, je t’assure ; je vis de contemplation et d’espérance !

Kamô sourit à cet enfantillage bien féminin.

— Mais, dis-moi, reprit-il, ce petit réduit si coquet ne communique évidemment pas avec le lac. Tu restes donc séparée de ton époux pendant tout le temps de son enchantement ?

— Les parois de ce petit palais sont de verre, comme tu peux le voir, et les eaux du lac l’entourent. De temps à autre, mon mari vient me rendre visite à travers la vitre ; je lui souhaite la bienvenue, de la main, et je l’encourage à la patience. Par exemple, s’il t’apercevait ici nous serions perdus tous les deux. Il briserait la frêle prison où je vis et on n’entendrait plus parler de nous. Mon Dieu ! n’est-ce pas justement lui qui arrive là-bas ? s’écria Gamawuki avec terreur. Oui, vois ce bouillonnement !

Avant que Kamô eût rien vu, il était renversé par la frêle main de sa sœur, dont l’angoisse doublait les forces, et en même temps un paravent aux mille couleurs fut déployé devant lui. Il resta blotti dans cette retraite, tout étourdi de ce qui lui arrivait, s’attendant à une catastrophe.

Fort heureusement, le poisson ne l’avait pas aperçu. Mais il se doutait de quelque incident inaccoutumé sans doute, ou bien l’effroi que Gamawuki ne parvenait pas à dissimuler le mettait sur ses gardes, car il demeura pendant fort longtemps devant le vitrage, venant renifler silencieusement avec sa bouche gigantesque, d’un air grognon.


Le poisson demeura longtemps devant le vitrage.

Lasse de lui faire des gestes d’amitié, Gamawuki s’était assise au pied du paravent, près de son frère, et brodait tranquillement. Ce calme finit par dissiper les soupçons de son mari ; il fit une pirouette d’adieu et partit.

— Sors vite de ta cachette et va-t-en, dit Gamawuki, tu nous perdrais. Adieu, frère, pars sans moi, et dis bien à tous que je suis heureuse. Mon père ne s’est jamais guère occupé de moi, sinon pour me battre, et malgré l’or qu’il a tiré de nous, jamais il ne pourrait me donner les richesses au milieu desquelles je vis ici.

— Peut-être notre sœur Yabura ne pensera-t-elle pas comme toi ?

— Est-elle donc aussi dans cette forêt enchantée ?

— Je le pense. Notre père l’a vendue à un dragon.

— C’est notre maître à tous, dit Gamawuki avec respect, et de lui dépendent, paraît-il, tous nos enchantements, dont il est lui-même victime. Je n’en sais pas davantage. Mais si Yabura est l’épouse du dragon, je doute que tu la ramènes. Rappelle-toi son orgueil et, toute enfant, ses idées de grandeur et de domination. Ce dragon reste dans sa forme hideuse et terrible pendant six mois, et durant le septième, il tient une cour splendide, sous la forme et avec l’apparat d’un roi puissant. Il y a là de quoi séduire le cœur d’une femme, mais plus encore celui de notre sœur qui doit se consoler facilement, pendant le long délai de la métamorphose, en songeant que son alliance la met au-dessus de nous.

Quoique très impressionné par les paroles de sa sœur, Kamô n’en résolut pas moins de suivre jusqu’au bout ses recherches ; il prit congé de Gamawuki, après que celle-ci lui eût indiqué à peu près à quel endroit de la forêt il pourrait trouver le dragon, ou le roi, suivant les circonstances actuelles qu’on ignorait. Puis il rejoignit la rive, parcourant le même chemin qu’il avait pris une première fois à la nage.

Depuis plusieurs jours déjà, il se trouvait dans la forêt enchantée ; il songea que son père devait être inquiet de lui et de ses filles. Il dépêcha donc l’un de ses serviteurs pour informer le vieillard de ses premiers insuccès, Shiya et Gamawuki préférant la société de leurs monstres à un nouveau séjour dans la maison paternelle, pour elles jusque là peu hospitalière, il est vrai !

Puis on s’enfonça de nouveau sous les hautes futaies, à la recherche du dragon.

VIII

À mesure que les trois compagnons avançaient, le chemin devenait plus rocailleux, la nature plus sauvage. Ce n’était plus la sombre et épaisse forêt, où perchait l’aigle, ni les bords frais et riants du lac, avec sa petite île garnie d’un bouquet d’arbres et de roseaux ; on descendait dans des gouffres, on escaladait des crêtes rocheuses, on devait tourner un précipice abrupt ou marcher, faute d’autre chemin, dans le lit d’un torrent aux eaux rapides et bouillonnantes.

Après deux jours passés dans cet affreux désert, il fallut bien reconnaître que l’on s’était perdu.

Aucun indice ne pouvait mettre sur la voie ; les vivres menaçaient de manquer ; il fallait encore ménager ses forces pour sortir de ce mauvais pas et songer au retour.

Kamô, avant d’abandonner la recherche, voulut tenter un dernier effort. Il escalada un rocher qui dominait la sombre masse d’un bois de sapins, et cria à haute voix :

— Yabura, si tu m’entends, réponds-moi. Je suis Kamô, ton frère ; je viens te délivrer et te rendre à notre père.

À peine avait-il terminé qu’un sifflement strident, épouvantable, s’éleva de la forêt et, au même instant, le dragon déboucha, à quelques pas de lui seulement.

— Insolent, dit l’horrible bête en crachant de la bave, du sang et du soufre. Que parles-tu d’emmener Yabura ?

— Je suis son frère, Kamô, dit le courageux jeune homme sans s’émouvoir, mais ne craignez rien de mon entreprise ; je n’emmènerai Yabura qu’avec son consentement.

— Yabura ne te suivra pas, répondit le monstre, car elle est heureuse avec moi et elle m’aime.

Kamô ne put s’empêcher d’esquisser une grimace, car un monstre pareil, encore que sa métamorphose fût connue, rimait fort mal avec le verbe aimer.

Néanmoins, le dragon conservant son attitude menaçante, Kamô jugea prudent de battre en retraite.


Sautant à bas du rocher, il se mit sur ses gardes.
— Excusez-moi, sôgoun, je retourne porter votre réponse à mon père

— Non pas, s’écria le dragon, Insensé ! tu ne sais donc pas qu’on ne peut venir impunément sur mon domaine et qu’il faut, pour en sortir, donner rançon. Que me donneras-tu pour que je te laisse partir ?

— Je n’ai rien, dit Kamô.

— Si, tu as ta vie, et je vais la prendre.

— J’ai ma vie, et mon sabre, répliqua le jeune homme.

Et, sautant à bas du rocher, il se mit sur ses gardes. Le dragon s’élançait déjà, la gueule ouverte ; et malgré la défense habile de Kamô, il allait le dévorer, quand un de ses fidèles serviteurs accourant se jeta au devant de son maître, et c’est sur lui que la gueule du monstre se referma, le broyant sous sa triple rangée de dents.

Profitant de la diversion, Kamô, par un coup savamment appliqué, décapita le monstre, dont la tête roula sur la terre rouge de sang.

Aussitôt, une détonation formidable ébranla l’air, le sol, la forêt tout entière. Kamô et son dernier compagnon furent renversés au milieu d’un nuage de fumée et de vapeurs délétères.

Ils furent quelque temps avant de reprendre leurs sens et de distinguer quelque chose au milieu de la fumée nitreuse qui les entourait. Mais tout à coup, un bruit délicieux de musique et de cris de joie les tira de leur torpeur. À gauche était le lac couvert de barques pavoisées ; la vue s’étendait au loin sur un paysage charmant, et de la colline descendait le cortège imposant d’un roi ; vêtu d’un costume magnifique, un jeune homme se tenait à cheval, entouré de ses guerriers, au-dessus de sa tête flottaient les enseignes sacrées ; à ses côtés, sur une cavale blanche, s’avançait une jeune femme, une himé à l’air fier, dans laquelle Kamô reconnut sa sœur.


De la colline descendait le cortège imposant d’un roi.

— Yabura ! s’écria-t-il ébloui, ne pouvant croire à ce prodige.

— Oui, c’est elle, dit le roi, et en toi je remercie mon sauveur. L’enchantement a pris fin ; la forêt a disparu en même temps que l’enveloppe maudite que tu as détruite en tuant le dragon, ainsi que les livres saints l’avaient prédit. Je suis de nouveau le roi de ce pays, et j’attends tes beaux-frères, mes vassaux.

En effet, peu après, on vit arriver Shiya et Gamawuki, accompagnées des princes leurs époux. Et tous se réjouirent de l’heureuse fin donnée à leur supplice.

IX

— Et notre père ?… demanda Kamô, quand la joie générale fut un peu calmée.

— C’est vrai ! dit le roi. Je ne pensais plus à ce vieux filou, qui ne mérite guère l’argent qu’il me dépense. Mais je ne veux pas le séparer plus longtemps de ses filles. Va donc lui dire, Kamô, que les plus grands honneurs l’attendent à ma cour ; mais surtout ne manque pas d’ajouter qu’il y trouvera de l’or. Ça le décidera !

Kamô retourna à Yokohama. Mais arrivé devant la maison paternelle, il la vit fermée du haut en bas. Il eut un serrement de cœur.

Il entra. Dans le jardin se tenait le serviteur qu’il avait envoyé comme messager quelques jours auparavant.

— Mon père ?…

— Hélas, il est mort !

— Mort ! Comment ? Dis vite !

— La nouvelle que ses filles l’abandonnaient lui avait déjà porté un coup terrible. Mais voilà que, le sixième jour avant celui-ci, vers le soir, il a appris que le banquier qui détenait sa fortune venait de prendre la fuite, le laissant dans la misère.

— Tu dis il y a six jours ?… Vers le soir ?

— Oui.

Kamô comprit. C’était le jour et l’heure où il avait tué le dragon et rompu d’un coup de sabre le contrat qui liait son père.

— Et alors ? demanda-t-il.

— Alors il n’a pu supporter ce nouveau malheur, et il s’est pendu. On n’a pu t’attendre pour les obsèques, parce qu’on ignorait ton sort.

Ainsi finit l’histoire de la forêt enchantée d’Homokusaï : par la cupidité punie, par le courage et la constance récompensés.