(p. LXVI-LXXIV).


§ 19. — L’ÂME SUPRÊME

Quoique la cause première invisible, et saisissable seulement dans ses effets visibles, soit, au récit 28e, l’objet d’une mention claire et précise, mais incidente, introduite dans une comparaison, dans une simple phrase, et qui même peut-être pourrait faire soupçonner une influence musulmane nullement certaine d’ailleurs, c’est seulement dans le dernier récit, le 32e, que la question est traitée ex professo, dans un sens tout indien ; il y est, en effet, parlé de l’âme suprême, et très longuement, sous forme de discussion, ce qui ajoute peut-être un nouveau charme à l’exposé et lui donne plus de saveur, mais lui prête en même temps un caractère spécial. Ce récit nous fait assister à un débat entre un Yogi incrédule et le roi Vikramâditya croyant : nous voyons la religion discutée, contestée, niée par un des hommes qui l’ont embrassée spécialement et font profession de la connaître mieux que les autres, et défendue par un roi qui peut avoir à remplir envers elle des devoirs généraux de protection, mais qui n’a point précisément qualité pour plaider sa cause. L’étude de ce débat terminera notre étude sur les trente-deux récits du trône.

Il s’engage à propos d’une des pratiques du bigotisme hindou, la visite aux étangs sacrés. Un sophiste incrédule et athée atteint de ce mal que le texte appelle « la négation des Piçâcas »[1] vient et tourne cette pratique en ridicule, il la déclare vaine et nie les mérites qu’on prétend en faire découler. Voici son argumentation :

Il n’y a dans un acte rien de plus que l’acte lui-même ; l’acte n’entraîne donc rien après lui. La dissolution du corps entraîne la disparition du moi. Il ne peut donc y avoir ni Svarga ni Naraka ; il n’y a pas davantage de justice et d’injustice invisible, ni de dieu existant par lui-même, conservateur et destructeur ; ce dieu est une simple idée dont on ne peut prouver l’objet. — Il avait été dit au récit 29e que Dieu est une cause qu’on ne peut pas apercevoir, mais que l’on connaît par ses effets.

Toutes les négations du sophiste se lient les unes aux autres, sans précisément s’engendrer les unes les autres. Sa première proposition que l’acte ne laisse rien après lui est la négation d’une des idées les plus chères à l’esprit indien. Car on répète sans cesse que le fruit ou la conséquence d’un acte le suit comme l’ombre suit le corps. Or cette notion implique comme conséquence probable, sinon nécessaire, l’existence du Svarga et du Naraka. Ces deux négations du sophiste vont donc directement à l’encontre des notions les plus indestructibles de la pensée indienne ; les autres, et surtout la dernière, sont moins choquantes, mais ne laissent pas que de heurter les esprits religieux.

Voici maintenant par quels arguments le roi répond à ceux du sophiste :

Un sourd ne s’entend pas parler : s’ensuit-il que sa parole n’existe pas ? Il se trouverait donc dans cette situation singulière de faire connaître aux autres sa pensée par la parole et d’être persuadé qu’il ne dit rien, s’il ne veut s’en rapporter qu’au témoignage de ses sens ; car son sens de l’ouïe ne lui fait percevoir aucun son. — Un homme s’est vu couper la tête en songe, il se croit décapité et, par conséquent, mort : néanmoins il se considère comme vivant. L’autorité des sens n’est donc pas la seule, ni la plus digne de foi. Si l’on veut ne s’en rapporter qu’à elle, il est des choses dont on ne peut se rendre compte, l’origine des êtres, par exemple. Nous n’allons pas nous imaginer que nous sommes tombés du ciel : il nous faut donc supposer des ancêtres que nous n’avons pas vus, mais dont l’existence ne saurait être douteuse. C’est par un raisonnement analogue qu’on arrive à conclure l’existence d’un être supérieur en qui et par qui tout existe. Tout a une borne, les choses matérielles comme les choses morales : qui les maintient dans leurs bornes ? qui est la limite ? C’est le Seigneur suprême, omniscient, maître absolu, se révélant par la série des effets, essence de toutes choses, témoin de toutes choses, saisissant tout, voyant tout, entendant tout, bien qu’il n’ait ni mains, ni yeux, ni oreilles, qui connaît tout et que nul ne peut connaître, qui est partout et que nul ne peut atteindre, qui n’a besoin de nul appui et sur qui tout repose, qui est toute bonté, intelligence, félicité.

Après ces définitions, qui sont correctes et dans lesquelles je ne vois aucun symptôme de panthéisme, il en vient d’autres qui sont de pures divagations panthéistiques. Ce Seigneur suprême, qui tout à l’heure était au-dessus de toutes les existences, se trouve avoir maintenant quelqu’un ou quelque chose au-dessus de lui. Il est l’œuvre, le produit de Mahâmayâ (« la grande magie ») la cause et l’effet, la racine et le produit. Ce monde, simple effet de sa puissance, n’est qu’un songe. Sa force vient du grand Sommeil (!). Voilà pourquoi n’ayant ni qualité (distinctive), ni activité (déterminée), étant par sa nature toute bonté, intelligence, félicité, il possède l’omniscience et toutes les qualités.

Je ne suis pas parfaitement sûr, je l’avoue, de comprendre ce passage énigmatique ; mais je ne crois pas qu’on puisse y trouver autre chose qu’une définition panthéiste de l’Être suprême, opposée à celle qui précède et qui me semble de nature à satisfaire les théistes les plus ombrageux.

Après avoir défini l’Être suprême par ce double courant d’épithètes et de propositions, le roi aborde la question de la délivrance finale dont il fait la théorie à sa manière, en termes très brefs. Il se borne à dire qu’on arrive à la délivrance finale en rendant au Seigneur suprême un hommage assidu. Ce genre de délivrance paraît être autre chose que le Svarga et quelque chose de mieux. Le Svarga est apparemment la plus belle récompense des bonnes actions qu’on puisse obtenir dans le monde, non pas, sans doute, dans le monde terrestre, mais bien dans un monde supérieur qui n’en fait pas moins partie de ces évolutions et de ces transformations multiples dont se composent les effets variés qui ont dans le Seigneur suprême leur point de départ et leur cause première. La délivrance finale proposée, vantée, mais non expliquée par le roi doit être une absorption dans le Seigneur suprême considéré à la fois comme la cause de tous les effets et comme la suppression de toute participation aux effets dérivant de cette cause unique. Cette théorie fait, en définitive, bon marché du Svarga, et le sophiste qui en avait nié l’existence a dû, en effet, se laisser convaincre assez facilement sur ce point par son adversaire.

Cette vue relative au Svarga, qu’elle soit vraiment celle du roi ou qu’elle se déduise de ses affirmations, est justifiée par la suite du discours. Revenant, en effet, à la morale, Vikramâditya compare les passions vicieuses à des maladies, les efforts vertueux nécessaires pour les surmonter à des remèdes, et le Svarga à des friandises qui servent à faire passer les remèdes dont ils dissimulent l’amertume. L’image est bien connue, et ce n’est pas la première fois que nous la rencontrons ; mais que penser de cette théorie qui fait simplement du Svarga un moyen de dorer la pilule ? Le Svarga n’est pas seulement une récompense offerte à celui qui aura le courage de faire les efforts requis ; c’est une sorte de leurre, un appât. On avoue que le fruit véritable de tous ces efforts, c’est qu’on devient maître de soi. Si nous interprétons bien la pensée du texte, et l’étude que nous en avons faite ne nous a pas permis d’arriver à une autre conclusion, l’empire sur soi-même, s’il n’est pas la délivrance finale même et ne se confond pas avec elle, en est du moins la source et la condition.

Ainsi toute cette discussion si savante et si religieuse, qui commence par l’exaltation de l’Être suprême, semble aboutir à la glorification de l’homme ; la puissance supérieure est à peu près oubliée, et son concours ne sert qu’à assurer l’empire de l’homme sur soi-même. Quel usage l’homme doit-il faire de cet empire ? Se rendra-t-il indépendant, ou s’absorbera-t-il dans le Seigneur suprême ? Le premier de ces deux états paraît mieux répondre à la nature des efforts individuels accomplis. La seconde paraît mieux répondre à la pensée générale de tout le débat. Aussi paraît-il à propos de réserver son jugement. Ne demandons pas à nos contes de nous donner une dogmatique complète et de toutes pièces ; c’est assez qu’ils jettent, en passant, un grand nombre d’idées plus ou moins sérieuses et élevées qui méritent d’être notées et recueillies. C’est ce que nous avons tâché de faire. Nous n’avons pas la prétention d’avoir fait un exposé méthodique et complet, où rien n’a été oublié, où tout est parfaitement classé ; un recueil de contes ne mérite peut-être pas d’être pris tellement au sérieux. Cependant nous croyons n’avoir rien omis d’important et avoir classé ces matériaux, qui ne laissent pas d’être assez nombreux, d’une façon au moins satisfaisante. Tout ce que nous nous sommes proposé, c’est d’introduire le sujet et d’appeler l’attention du lecteur sur une œuvre qui peut paraître légère, mais qui a son côté grave, peut-être même de lui faciliter l’usage de ce livre en expliquant certains points et faisant ressortir les idées principales qui s’y trouvent éparses. Puisse-t-il trouver que le temps employé à ce travail n’a pas été perdu, et qu’il valait la peine de traduire et de soumettre à une modeste analyse l’histoire du trône de Vikramâditya et les trente-deux récits que la fantaisie indienne s’est plu à y rattacher !


  1. « Nâstikatâ piçâcî. Les Piçâcas sont des monstres » des démons qui hantent les cimetières. On les regarde comme les patrons de l’incrédulité, de l’esprit de négation : Nâsti-ka-tâ « état de celui qui nie, qui dit : cela n’est pas. »