Contes indiens (Feer)/Récit/4

(p. 49-56).


RÉCIT DE LA 4e  FIGURE




Le roi Bhoja prit de nouveau la résolution de se faire sacrer et s’approcha du siège fortuné. À ce moment, la quatrième figure du trône dit : « Roi Bhoja, écoute mes paroles : ce trône est celui du roi Vikramâditya : celui-là seul qui a une grandeur semblable à la sienne est digne de s’asseoir sur ce trône. — En quoi consistait la grandeur de Vikramâditya ? » répondit le roi. La figure reprit : « Écoute, roi Bhoja :

« L’auguste Vikramâditya exerçait la royauté dans la ville d’Avantî. Dans cette ville demeurait un brahmane, un pandit savant dans les quatorze sciences (comprenant) les quatre Veda, le Rig, le Yajur, le Samâ et l’Atharvan accompagnés de ces six membres[1], les Çixâ, Kalpa, Vyâkarana, Nirukta, Jyotisha, Chanda-Çâstra, les Pûrva-Uttara-Rûpa-Mimamsâ, le Vaiçeshika-Çâstra, le Nyâya, le Sânkhya, le système de Patanjali, le Rûpanyâya, le Vistara-Smriti-Çâstra, le Purâna-Çâstra et dans les Çâstras pratiques, savoir : le Veda de la médecine, le Veda de l’arc, le Çâstra de la musique, le Çâstra des arts manuels[2], quatre sciences relatives à ce qui est visible, tandis que les quatorze sciences sus-énoncées se rapportent à l’invisible, le tout formant dix-huit sciences.

« Ce pandit n’avait pas d’enfants ; sa femme lui dit un jour : — Hé ! maître, fais des supplications aux dieux pour qu’un fils vienne dans mon sein. — Brahmanî, répondit le brahmane, tu as bien parlé. Sans l’obéissance au guru, on n’obtient pas la science ; sans les mérites religieux, on n’obtient pas de fils. — Après avoir prononcé ces paroles, le brahmane, pour complaire à sa femme, fit des supplications aux dieux de sa famille. La récompense de cet acte méritoire fut que le brahmane eut un fils de la brahmanî ; on l’appela Devadatta. Le père de Devadatta lui fit lire assidûment les Çâstras, le maria, puis, s’appliquant à méditer sur le Samsâra, il se mit de sa personne à parcourir les étangs consacrés, pendant que Devadatta, appliqué à la vie domestique, restait à la maison.

« Un jour que Devadatta était allé à la forêt afin d’en rapporter du bois pour le sacrifice, le roi Vikramâditya, monté sur son cheval, vint dans cette même forêt pour chasser. Il allait de lieu en lieu à travers la forêt, avec toute son armée, à la poursuite du gibier. Le roi Vikramâditya, tourmenté par la soif, errait dans la forêt, quand il se trouva face à face avec le brahmane appelé Devadatta. Le roi, apercevant ce brahmane, lui témoigna du respect et lui dit : — Hé ! brahmane, j’ai bien soif ; fais-moi boire de l’eau. À ces mots, le brahmane prit un fruit excellent, bien doux, bien mûr, de l’eau bien fraîche et offrit le tout au roi. Le roi mangea le fruit, but l’eau et fut complètement remis. Après quoi le brahmane lui montra le chemin, et il retourna chez soi.

« Un autre jour, le roi, étant en conversation avec ses conseillers, raconta aux personnes qui formaient la réunion comment le brahmane Devadatta l’avait secouru et fit longuement l’éloge du brahmane. Le brahmane le sut et fit en lui-même ces réflexions : « J’ai rendu service à un personnage éminent ; par ce service, cet éminent personnage est lié envers moi pour toute sa vie. Je veux voir jusqu’où ira la reconnaissance du roi. » Ayant fait ces réflexions, il trouva le moyen d’enlever le fils du roi, l’emmena chez lui et le garda. Dès que le roi se fut aperçu de la disparition de son fils, il envoya des troupes de messagers en divers lieux pour le chercher. Les troupes de messagers ne trouvèrent nulle part la personne du fils du roi, et le roi, avec son entourage, fut excessivement troublé à cause de son fils.

« Sur ces entrefaites, le brahmane Devadatta mit un jour un des ornements du fils du roi entre les mains de son serviteur en le chargeant d’aller le vendre au marché. Le serviteur s’arrêta devant la boutique d’un marchand et lui offrit cet objet. Là-dessus, les gens du roi, ayant aperçu le serviteur du brahmane porteur de l’ornement (royal), se saisirent de lui et le conduisirent au roi. Le roi, fixant ses regards sur le serviteur, le questionna : — Cet ornement est à mon fils ; où l’as-tu pris ? où est mon fils ? — Cet ornement, grand roi, répondit l’homme, un brahmane appelé Devadatta me l’a remis pour le vendre, et je suis allé le vendre ; je ne sais rien de plus. — Dès que le roi eut entendu cette réponse, il envoya un messager, fit venir Devadatta en sa présence et questionna le brahmane : « Tu as remis cet ornement à l’homme que voici pour le vendre ? — Oui, répondit le brahmane, je le lui ai donné. — Et où as-tu pris cet ornement ? reprit le roi. — Je l’ai pris sur ton fils, répondit le brahmane. — Et où est mon fils ? demanda le roi. — Il est mort, dit le brahmane. — Et comment est-il mort ? reprit le roi. — Je l’ai tué, répondit le brahmane. — Le roi reprit aussitôt : Toi, un brahmane, un pandit savant et juste, pourquoi, sans avoir reçu aucune offense, as-tu fait périr l’enfant du roi ? — C’est par cupidité que cette mauvaise pensée m’est venue.

« Aussitôt le roi interrogea du regard ses conseillers. Les conseillers dirent : Grand roi, l’homme qui a fait périr les gens du roi, cet homme-là le roi le fait périr à l’instant même. Celui-ci a fait périr le fils du roi ; il est juste de le faire périr. Mais c’est un brahmane ; dégrade-le donc et bannis-le, avec son entourage, loin de sa demeure. — Le roi, se souvenant du service que le brahmane lui avait autrefois rendu, ne tint pas compte de la parole de ses conseillers ; il fit grâce au brahmane et donna l’ordre de le laisser libre.

« Le brahmane, voyant l’excellence du roi, fut très content ; il rentra chez lui, fit prendre un bain au fils du roi, le fit manger, lui fit mettre des parures et des ornements et l’amena en cet état dans le conseil du roi. À la vue de son fils, le roi éprouva la joie la plus vive ; il pressa son fils sur sa poitrine et dit au brahmane : Hé ! brahmane, dans quelle intention as-tu agi de la sorte ? Je ne puis le comprendre. — Je me suis demandé, répondit le brahmane, de quelle manière tu te sentais lié par le service que je t’ai rendu précédemment. C’est pour m’en rendre compte que j’ai fait cette action. — Aussitôt le roi donna au brahmane beaucoup de richesses et lui témoigna une vive satisfaction. Après quoi, le brahmane s’en retourna chez soi. »

Après avoir fait ce récit, la quatrième figure ajouta : « Hé ! roi Bhoja, si ta reconnaissance est semblable à celle de l’auguste Vikramâditya, telle que tu l’as entendue de ma bouche, alors tu es digne de t’asseoir sur ce trône. » — Le roi, comprenant qu’il n’y avait pas en lui une semblable gratitude, se désista pour ce jour-là.


  1. Ce sont les six ouvrages appelés d’un même nom Vedânga.
  2. Les noms indiens sont : Ayur-Veda, Dhanur-Veda, Gândharva-Çâstra, Çîlpa-Çâstra.