Contes indiens (Feer)/Récit/5

(p. 57-62).


RÉCIT DE LA 5e FIGURE




Lauguste roi Bhoja prit encore une fois une décision au sujet de son sacre ; il se dirigea vers le trône, accompagné de ses conseillers. Quand il fut tout près, la cinquième figure dit : « Écoute, roi Bhoja ! Celui-là seul peut siéger sur le trône de Vikramâditya, qui a une générosité pareille à celle du roi Vikramâditya. — Cette générosité du roi Vikramâditya, dit le roi, en quoi consiste-t-elle ? » — La cinquième figure reprit en ces termes : « Écoute, roi Bhoja.

« Dans la ville d’Avantî, le roi Vikramâditya, assis sur son trône au milieu de ses conseillers, expédiait les affaires du royaume. Sur ces entrefaites, le gardien du parc vint à la porte du roi et dit au portier : Il faut que je me présente devant le roi, fais-le savoir au grand roi. — À ces mots, le portier se rendit près du roi, lui donna cet avis, puis introduisit le gardien du parc en présence du roi. Le gardien du parc porta ses deux mains à sa tête, s’inclina devant le roi et dit : Grand roi, j’ai une nouvelle à t’apprendre. Les manguiers, les cocotiers, les aréquiers, les citronniers, les orangers, les campaka, les açoka, les kimçuka, les jasmins, les palmiers, les tamâla, les çâla, les piyâla, les kadalî, les kakkola, les labanga, les cardamomes, les katakî, les kunda, les damanaka, en un mot, tous les arbres et plantes qui sont dans ton jardin de plaisance ont de jeunes pousses, des fleurs et des fruits : c’est le moment de se divertir au bois.

« À l’ouïe de ce discours, le roi avec la troupe de ses rânîs, entouré d’esclaves et de danseuses, se rendit au jardin. Arrivé au jardin de plaisance, le roi, versé dans l’art des embrassements, des baisers, des rires et des danses raffinées, des coquetteries, des jeux, des agaceries, des gestes, en un mot dans les divertissements ingénieux, se mit, avec les charmantes et ravissantes beautés de son entourage, tantôt à cueillir des fleurs, tantôt à jouer avec de l’eau, tantôt à chanter, tantôt à s’exercer sur la balançoire, tantôt à entrer dans un bouquet de kadalî, tantôt à satisfaire les désirs de celles des femmes de sa troupe (qui en éprouvaient). Voilà comment, dans la saison du printemps, l’auguste Vikramâditya goûtait de diverses manières les jouissances et les douceurs mondaines.

« Cependant un ascète qui, dans un coin de la forêt, avait passé beaucoup de temps à user son corps dans de rudes mortifications de tout genre, était venu visiter le parc du roi. Pendant qu’il le parcourait, ses idées furent changées, et il se mit à faire les réflexions suivantes : J’aurais pu porter des habits somptueux et me parer d’ornements divins, m’oindre de parfums divins, me nourrir de mets succulents et inouïs, me coucher sur des lits magnifiques, respirer des odeurs agréables, mâcher du bétel mélangé de muscade, de girofle, de cardamome, de karpura, etc., entendre des chants et des instruments, voir danser des danseurs et des danseuses, folâtrer et rire avec des femmes d’une beauté parfaite, me livrer au plaisir avec de jeunes femmes ; toutes ces jouissances qui s’offraient à moi, que j’avais à ma disposition, je n’en ai pas profité ; je me suis livré aux mortifications en vue du bonheur du Svarga. En m’adonnant pendant si longtemps aux mortifications pour un bonheur d’une réalité douteuse, invisible, je n’ai fait que me tromper moi-même. Tous ces gens qui, à cause de l’être suprême, renonçant à jouir du bien-être présent afin de s’assurer le bien-être futur, se rasent, saupoudrent de cendres tous leurs membres, ne se couvrent que de haillons, sont eux-mêmes les artisans de leur malheur. Je ne chercherai plus d’éclat que dans ce monde. Quelles preuves a-t-on d’un bonheur futur ?

« Déchu de son yogisme par la conception de ces pensées matérialistes, le yogî, qui ne songeait plus qu’à se procurer les jouissances mondaines, alla se présenter devant le roi.

Le roi, voyant ce yogî, lui témoigna beaucoup de respect, s’inclina devant lui, et, désireux de connaître le motif de sa visite, lui dit : Hé ! yogî, pourquoi es-tu venu près de moi ? — Grand roi, répondit le yogî, voilà bien du temps que je me livre aux mortifications dans cette forêt. Aujourd’hui, la divinité que j’invoque (habituellement) s’est montrée bien favorable ; elle m’a donné cet ordre : Va près de l’auguste roi Vikramâditya ; il comblera tes désirs. — C’est pour cela que je me suis rendu près de toi.

« En entendant ces paroles du yogî, le roi se dit : Ce yogî, pour n’avoir pas bien saisi le sens des Çâstras, est déchu de son yogisme ; il s’est rendu malheureux par le désir des jouissances mondaines. Or, il faut satisfaire le désir des malheureux. — En faisant ces réflexions, il prit une détermination. Voici laquelle : au milieu d’une ville, il fit construire une maison superbe et la donna au yogî. Il lui donna aussi cent jeunes femmes couvertes d’ornements variés, cent villages, une quantité de richesses, d’esclaves mâles et femelles, de vaches, de buffles, d’éléphants, de chevaux, etc. Après quoi, s’élevant au moyen de ses chaussures magiques, il rentra dans la ville royale par le chemin des airs avec la rapidité du vent. Quant au yogî, il goûta des jouissances et des délices supérieures à tout ce qu’il avait désiré. »


La cinquième figure dit encore au roi Bhoja : « Hé ! roi Bhoja, si tu as une capacité de générosité telle que celle-là, tu es digne de t’asseoir sur ce trône. »

Le roi Bhoja, ce jour-là, s’en alla (comme il était venu).