Contes indiens (Feer)/Récit/29

(p. 191-202).


RÉCIT DE LA 29e FIGURE



Un autre jour, l’auguste roi Bhoja s’approcha du trône pour se faire sacrer. En le voyant, la vingt-neuvième figure lui dit : « Hé ! roi Bhoja, c’était l’auguste roi Vikramâditya qui s’asseyait sur ce trône ; je vais te raconter une histoire de lui. Écoute :

« Un jour, un Vaitâlika se présenta à la porte (du palais) du roi Vikramâditya et dit au portier : Hé ! portier, j’ai entendu parler de la gloire du grand roi des rois, l’auguste Vikramâditya ; je suis venu de plusieurs pays éloignés pour me trouver en sa présence, fais-le lui savoir. À ces mots du Vaitâlika, le portier informa le messager du roi qui communiqua la nouvelle à Sa Majesté et, avec sa permission, donna l’ordre au portier d’introduire le Vaitâlika auprès du roi. Ce Vaitâlika était muni d’une canne qui valait deux cents pièces d’or. Son attention fut éveillée ; il se présenta sur le seuil du conseil du roi, et regarda la disposition, l’ordre et l’éclat du conseil. Après avoir contemplé le grand roi des rois, l’auguste Vikramâditya entouré de centaines de conseillers et de ministres habiles et prudents, de troupes de savants tels que Kalidâsa et autres renommés par leurs sciences diverses, entouré de chasse-mouches blancs et d’éventails, portant un sceptre d’or incrusté de diverses pierreries, placé sous un baldaquin blanc, il fit l’anjali et tint au roi ce langage : Hé ! grand roi des rois, en considérant attentivement ces conseillers et toutes ces autres personnes, j’assiste à une fête comme je n’en avais pas encore vu. — Quand le Vaitâlika eut prononcé ces paroles, le roi donna un ordre à son sujet. À l’instant même où le roi formulait cet ordre relativement au Vaitâlika, un homme tenant d’une main un glaive et, de l’autre, la main d’une jeune femme d’une beauté sans égale, se présenta soudain devant le roi et dit : Ô grand roi des rois, quelques-uns ont prétendu que, dans le Samsâra, la science est la chose essentielle : tel n’est pas mon point de vue. Mon idée à moi, c’est qu’une jeune femme d’une beauté sans égale et la multiplicité des plaisirs sont les deux choses essentielles. Ces deux choses-là, grand roi, jamais je ne les abandonnerais à d’autres. Mais aujourd’hui, il y aura, dans la région des nuages, un combat des dieux et des Dânavas. Il me faut aller à ce combat pour prêter main forte à Indra. Or, voici ma femme qui m’est plus chère que la vie : ce n’est pas en compagnie d’une femme que je puis me rendre sur le champ de bataille. Je n’irais pas au combat avec confiance si je la mettais sous la garde d’un autre ; mais je sais que le grand roi des rois est au suprême degré fidèle à la loi, qu’il étend sa protection sur les gens d’autrui comme sur ceux qui sont à lui, qu’il est vainqueur de ses sens, d’une bonté suprême ; c’est donc après avoir placé moi-même cette femme entre ses mains que je partirai pour le lieu du combat. Tel est mon désir ; je rends service aux autres en diverses manières : rends-moi celui de garder cette femme avec le plus grand soin jusqu’à mon retour.

« Le roi accepta la proposition de cet homme, qui mit aussitôt sa femme en garde auprès du roi, prit congé de lui, et, sortant de l’assemblée en présence de tous, s’en alla par la voie des airs. Le grand roi et tout ce qu’il y avait de gens dans son conseil, tout émerveillés de cette aventure, restèrent à regarder en haut, jusqu’à ce qu’il eût disparu.

« Quelque temps après qu’il fût devenu invisible à tous les regards, la région céleste fut remplie du tumulte d’un combat. En entendant ce bruit, le roi et tout ce qu’il y avait de gens dans son conseil, les figures mêmes, furent étonnés. Sur ces entrefaites, les deux mains coupées de cet homme tombèrent sur le seuil du conseil du roi ; aussitôt après, ses deux pieds coupés tombèrent également ; après un court intervalle, la tête coupée de cet homme tomba à son tour. La femme de cet individu, voyant la tête de son mari coupée, se lamenta de diverses manières et fit au roi cette déclaration : Comme le clair de lune réside avec la lune, comme l’éclair brille et disparaît dans le nuage, ainsi le devoir suprême d’une femme qui vit avec son mari est de ne jamais l’abandonner : Je n’abandonnerai donc pas mon mari. Fais faire un bûcher, un amas de matières combustibles, et donne ordre qu’on le mette à ma disposition.

« À ces mots, le roi fut ému d’une compassion extrême et lui dit : Hé ! épouse fidèle, les vivants sont liés entre eux aussi longtemps que dure la vie. Tant que ton époux était en vie, il était ton mari, il y avait un lien entre toi et lui. Mais pourquoi vouloir quitter ton corps à cause d’un homme qui ne te touche plus (en aucune manière) ? quelle loi (t’y oblige) ? Voici donc ce que tu as à faire maintenant. Si tu n’as point de goût pour les objets extérieurs, réfugie-toi dans la loi du brahmacarya (chasteté) et rends un culte constant à Içvara. Si tu as du goût pour les jouissances, prends pour mari un homme de bien qui te plaise, et goûte ainsi les jouissances, le bien-être et le contentement parfait. Je te donnerai d’abondantes richesses, afin que tu n’éprouves de la douleur en aucune manière.

« L’épouse fidèle, ayant entendu les paroles du roi, répondit : Hé ! grand roi, je suis l’incarnation du devoir manifesté ; aussi mon œuvre propre n’est-elle que l’affermissement du devoir : je dois l’accomplir. Sans doute je puis, en vertu de ma nature, pratiquer le brahmacarya qui a pour principe le renoncement aux actes de l’amour, et j’observerais ainsi mon devoir en gardant la fidélité à mon mari. Cependant ces désirs (qui règnent) dans le corps de l’homme, la vue claire (que j’ai) d’un ennemi puissant, l’application à la science du bien, toutes ces choses et bien d’autres exigent des efforts ; je puis faiblir. L’observation de la loi du veuvage fixée par les Çâstras est trop rigoureuse. La condition du veuvage entraîne presque fatalement la faute. De même que l’épouse a sa part aux biens acquis par le mari, de même la mort de l’épouse résulte de la mort du mari. Ainsi, grand roi, au moment du mariage, quand le feu a été allumé après qu’on a prononcé les mantras du Veda, alors commence l’union indissoluble du mari et de la femme ; c’est dans cette promesse mutuelle que consiste l’accomplissement du mariage. Ainsi la femme est la forme extérieure de l’énergie de l’homme. L’homme peut subsister sans l’énergie ; mais, sans l’homme, l’énergie ne pourrait jamais subsister. Il en est comme d’un feu qu’on aurait allumé avec de grands ausadhis et des mantras précieux : le feu peut exister sans sa puissance de brûler, mais la puissance de brûler ne saurait exister sans le feu. Enfin, grand roi, il est parfaitement connu dans le monde que l’objet pour lequel on abandonne la vie suppose un amour extrême pour cet objet, de la part de celui qui se sacrifie. Donc, grand roi, par l’opinion du monde, par le Çâstra, par la logique, il faut de toute nécessité accomplir l’acte. À quoi bon raisonner pour y mettre obstacle ? Quand l’esprit d’une personne s’est fixé sur un objet, les autres hommes tentent vainement de l’empêcher. Ainsi, quand un courant d’eau se précipite vers les régions basses, c’est faire un travail inutile que de vouloir l’arrêter.

« Le roi, comprenant, par ce langage, que cette femme était décidée à mourir avec son mari, dit : Hé bien ! épouse fidèle, les paroles que tu as dites sont valables ; c’est fort bien ! Celles que j’ai proférées n’avaient aucune valeur ; elles étaient uniquement destinées à mettre en évidence ta fermeté.

« Après avoir adressé ces paroles à l’épouse fidèle, il donna ordre d’élever un bûcher. Quand vint le moment de se brûler, comme les gens consumés par la chaleur entrent dans l’eau froide, ainsi cette femme, tourmentée par l’amour qu’elle avait voué à son mari, entra dans la source de feu du bûcher. Immédiatement le roi et tout ce qu’il y avait des gens formant son conseil louèrent la vertu de cette épouse fidèle.

« Sur ces entrefaites, le mari de cette femme, l’homme dont les membres avaient été coupés et meurtris dans le combat parut couvert de sang au milieu de l’assemblée. Le roi et les gens de son conseil, en voyant cet homme, furent étonnés au plus haut degré, et commencèrent à se regarder les uns les autres. L’homme dit au roi : Hé ! grand roi, j’ai fait l’œuvre pour laquelle j’étais parti, je l’ai accomplie et achevée. Donne maintenant l’ordre qu’on me rende ma femme, et je retourne dans mon pays.

« En entendant ces paroles, le roi cherchait quelle réponse il pourrait faire et n’en trouvait pas de satisfaisante. Dans son embarras, il se mit à regarder en face les conseillers. Ceux-ci comprirent l’intention du roi et dirent à l’homme : Hé ! le meilleur des héros, quelque temps après que tu fus parti d’ici, une tête semblable à la tienne est tombée devant nous. À la vue de cette tête coupée, ta femme se lamenta en plusieurs manières, et, sans écouter ce que le roi lui disait pour la retenir, elle subit la mort simultanée (c.-à-d. la mort avec son mari).

« Quand les conseillers lui eurent dit ces paroles, l’homme garda quelque temps le silence, puis il poussa un long soupir et dit au roi : « Hé ! grand roi, les gens du monde font l’éloge de ta fidélité dans l’accomplissement du devoir et de toutes tes autres qualités si nombreuses. D’où vient qu’elles sont nulles et non avenues pour moi, sans qu’il y ait de ma part aucune faute ? Grand roi, si, tout en sachant à quel point je chéris ma femme, tu as eu pour elle une passion, tu ne dois pas céder à cette passion. J’ai été quelque temps sans voir ma bien-aimée, et j’en ai l’esprit troublé. — Le roi, ayant entendu ces paroles, répondit : — Il n’y a point de passion, je l’affirme hautement. — Grand roi, reprit l’homme, je sais jusqu’où va ta fidélité au devoir. Maintenant, il faut me rendre ma femme : donne-la moi donc, ou livre-moi la tienne.

« En entendant ces paroles, le roi, par crainte de violer le devoir, alla de sa personne à l’instant même dans l’Antapura[1], prit par la main sa propre femme, la reine, s’avança dans la salle du conseil et regarda : l’homme n’y était plus.

« Sur ces entrefaites, le Vaitâlika se présenta devant le roi, fit l’anjali et fit cette déclaration : Hé ! grand roi, par la puissance de la science Indrajâla, j’ai fait une manifestation de la science magique[2] : de tout ce que tu viens de voir rien n’est réel. Grand roi, cesse d’être chagrin, et porte-toi bien.

« En entendant ces paroles du Vaitâlika, le roi, bien content, ramena sa Râni dans l’Antapura et revint siéger dans le conseil. Sur ces entrefaites, un amas de richesses de tout genre, des centaines d’éléphants et de chevaux, tout un ensemble de présents parut devant le roi venant de la part du roi du pays de Pândya. L’auguste Vikramâditya offrit tout cet appareil au Vaitâlika, et le congédia satisfait. »

La vingt-neuvième figure ajouta : « Hé ! roi Bhoja, le roi qui est aussi terrible (que Vikramâditya) dans l’accomplissement du devoir est digne de s’asseoir sur ce trône. »

Après ce récit, le roi Bhoja se désista encore ce jour-là.


  1. Appartement intérieur, appartement de femmes, gynécée.
  2. Ou la science de Mâyâ (Mâyâvidyâ).