Contes indiens (Feer)/Récit/26

(p. 173-178).

RÉCIT DE LA 26e FIGURE



À un autre moment, comme l’auguste roi Bhoja se tenait près du trône, la vingt-sixième figure dit : « Ô roi Bhoja ! c’est le roi Vikramâditya qui siégeait sur ce trône. Écoute un récit de ses qualités.

« Un jour, l’auguste Vikramâditya, se promenant çà et là pour voir le monde, arriva à un autel de divinité tel qu’il n’en avait pas encore vu d’aussi agréable, et s’y arrêta. Sur ces entrefaites, un homme vint à son tour, s’installa près du roi, et se mit à répandre un grand flux de paroles. Le roi, en l’entendant, fit un raisonnement dans son for intérieur : Cet homme, se dit-il, doit être bien méchant ; autrement, pourquoi un tel flux de paroles ? Il n’est pas dans la nature d’un homme de bien de répandre sans raison un tel flux de paroles. Cet homme répand un flux de paroles inutiles ; il faut donc de toute nécessité que ce soit un homme excessivement méchant. Jamais un homme de bonne caste ne ferait un bruit tel que celui d’une cloche où il n’y a pas plus de sens que dans le bavardage de cet homme : d’où je conclus que celui qui dit beaucoup de paroles est sans valeur. — Le roi, ayant fait ce raisonnement, en lui-même, n’adressa pas même un mot à cet homme qui, après être resté là quelque temps, s’en retourna chez lui.

« Le lendemain, ce même homme à peine vêtu, le visage contracté, vint se présenter à l’auguste Vikramâditya. Le roi, en le voyant, lui dit : Parle, qu’est-ce que cela ? Hier, tu étais venu ici revêtu d’habits magnifiques ; aujourd’hui, tu viens à peine vêtu, ne portant que de sales haillons. — Eh ! grand roi, répondit l’homme, je suis un joueur : aujourd’hui, j’ai perdu au jeu tout mon bien, et il ne m’est resté que de quoi couvrir ma nudité. — À ces mots, le roi sourit doucement et dit : C’est bon ! telle est la voie des joueurs ! L’individu qui désire acquérir des richesses par le jeu, celui qui cherche à obtenir la considération en se mettant au service d’autrui, celui qui poursuit les jouissances au moyen de la mendicité, tous ces gens sont des têtes dépourvues d’intelligence ; ils sont voués à une destinée misérable. — En entendant ces paroles du roi, le joueur ne put supporter le blâme du jeu et répondit : C’est fort bien fait à toi de critiquer ! Tu n’as donc jamais éprouvé le bonheur qu’on ressent à jouer aux dés ? Tu es comme un eunuque qui blâmerait le plaisir qu’on goûte avec une femme jeune et belle. — Aux paroles du joueur le roi répondit : Eh ! joueur, tu as été extrêmement affligé par le seigneur (Içvara) ; aussi t’avons-nous adressé une bonne parole, uniquement pour te venir en aide, comme eût fait un ami. Tu es dans l’erreur la plus complète. Or, c’est une forte douleur, quand on est revêtu d’un corps d’homme, de n’avoir point de bonnes pensées, de ne point faire de bons raisonnements, de ne point songer à de bons procédés, de ne faire ni de bons efforts, ni de bonnes actions, et de se livrer, pour un bonheur vain, au jeu de dés qui est une source de maux. L’homme dissipe ainsi sa vie en pure perte. — À ces paroles du roi, le joueur reprit : Eh ! grand roi, si tu ne t’es proposé que de me venir en aide, si tel est ton dessein, fais pour moi une chose que je dois accomplir ; promets-le-moi ! — Si, à partir d’aujourd’hui, répondit le roi, tu renonces au jeu, j’accomplirai pour toi ce que tu as à faire ; je l’accomplirai, j’en donne ma parole.

« Quand le roi eut fait cette déclaration, le joueur dit : Eh ! Vikramâditya, homme parfait, écoute : Sur le sommet du mont Suméru est l’autel d’une divinité appelée Manassiddhi. À la partie supérieure de cet autel est un vase d’or rempli avec de l’eau du Gange céleste. Celui qui prendra de l’eau de ce vase d’or, qui rendra hommage à la divinité et lui fera le sacrifice de sa tête, celui-là obtiendra la faveur de la divinité ; elle réalisera ses vœux et lui accordera sa demande. Mais c’est un acte fort difficile à accomplir. Si tu réussis à le parfaire et que tu demandes pour moi le don que tu obtiendras de la divinité en raison de ce succès, je renoncerai au jeu.

« Quand le joueur eut prononcé ces paroles, le roi s’éleva à l’aide de ses chaussures magiques, atteignit le sommet du mont Meru, rendit son hommage à la divinité Manassiddhi, et, le glaive en main, se prépara à lui faire le don et l’offrande de sa tête. À l’instant même, la divinité, se montrant favorable, accorda en don au roi la réalisation de son désir. Le roi accepta ce don pour le joueur, auprès duquel il retourna ; il le fit renoncer au jeu, lui remit ce qu’il avait reçu de la faveur de la divinité, et puis rentra dans sa capitale. »

La vingt-sixième figure ajouta : « Eh ! roi Bhoja, si tu te juges tel, assieds-toi sur ce trône ; sinon, il ne sera pas bon pour toi de t’y asseoir. »

À ces mots, l’auguste roi Bhoja hésita, et, ce jour-là encore, il s’en alla tout triste.