Contes indiens (Feer)/Récit/23

(p. 155-162).


DISCOURS DE LA 23e FIGURE




Un autre jour encore, l’auguste roi Bhoja s’approcha du trône pour se faire sacrer. En le voyant, la vingt-troisième figure dit : « Eh ! roi Bhoja, celui dont la vaillance, la fermeté, la munificence égalent celles de l’auguste Vikramâditya est le seul qui puisse siéger sur ce trône. » Le roi répondit : « En quoi consistaient la vaillance et les autres qualités de Vikramâditya ? » L’image répondit : « Eh ! roi Bhoja, écoute.

« L’auguste Vikramâditya exerçait la royauté suprême dans la ville d’Avantî. Il y avait dans cette ville un marchand appelé Dhanapati, qui possédait trente kotis[1]. Il avait quatre fils. Au moment de sa mort, ce marchand dit à ses quatre fils : Eh ! mes fils, après ma mort, restez unis, ne vous séparez pas. Les avantages de l’habitation en commun sont considérables : en s’aidant les uns les autres, des gens même peu nombreux peuvent mener à bien des entreprises irréalisables, de même que les herbes réunies et arrangées ensemble peuvent arrêter la pluie du ciel, tandis que ces mêmes herbes dispersées sont incapables d’arrêter la pluie ; au contraire, l’eau de cette pluie les détruit elles-mêmes. Restez donc en bon accord. Si le destin s’oppose à ce que vous demeuriez ensemble, j’ai enterré dans ma chambre à coucher quatre vases portant l’étiquette de vos noms ; vous les y trouverez et vous prendrez chacun celui qui est à son nom. — Après avoir donné ces instructions à ses fils, Dhanapati abandonna son corps.

« Au bout de quelque temps, les fils du marchand eurent entre eux une querelle ; ils se séparèrent et tirèrent du sol chacun le vase qui portait son nom. Ils regardèrent ; le vase de l’aîné renfermait de la terre ; dans la cruche du second, il y avait du charbon ; dans le vaisseau du troisième, des os ; dans le vase du quatrième, de la paille. — Ne comprenant pas l’intention, ils s’adressèrent à plusieurs savants : aucun ne réussit à la leur expliquer. Pendant plusieurs jours, les quatre frères restèrent ainsi divisés et passèrent le temps à s’affliger.

« Un jour, les quatre fils du marchand se rendirent au conseil de l’auguste Vikramâditya et questionnèrent les gens du conseil ; mais, même ainsi, ils n’obtinrent pas l’explication de ce que signifiaient les vases. Or, dans la ville de Pratisthâna, il y avait deux brahmanes, dont la sœur était une veuve d’une beauté supérieure avec laquelle un fils de Nâga, sorti du Pâtâla, avait eu commerce ; en suite de quoi elle était devenue enceinte. Les deux frères, voyant la grossesse de la veuve leur sœur, eurent des soupçons et se retirèrent au fond du pays. Quelques jours après, cette veuve Brahmanî mit au monde un fils appelé Çâlavâhana. Ce Çâlavâhana demeurait avec sa mère chez un potier. Il entendit parler de l’histoire des quatre vases, se rendit au conseil du roi qui résidait dans la ville de Pratisthâna : Eh ! Messieurs du conseil, je donnerai l’explication du sens des quatre vases. — À ces mots, tous les membres du conseil fixèrent leurs regards sur les traits de ce fils de Nâga. L’enfant dit : Celui au nom de qui est la cruche pleine de terre a en partage tous les biens-fonds. Celui au nom de qui est la corbeille pleine de charbon a les huit espèces de métaux, l’or, l’argent, le laiton, le bronze, le cuivre, l’étain, le fer. Celui dont le nom est sur l’étiquette du vase rempli d’os a les éléphants, les chevaux, les vaches, les buffles, les boucs, les béliers, les esclaves mâles et femelles ; en un mot, toutes les richesses en bipèdes et quadrupèdes sont à lui. Celui au nom duquel est la cruche pleine de paille a toutes les richesses en grains, telles que le riz, l’orge, le froment, la vesce, les haricots, les pois chiches, le sésame, la moutarde. — En apprenant cette solution du fils de Nâga, les quatre frères furent bien satisfaits ; ils prirent chacun sa portion conformément au partage fait par leur père et passèrent leur temps dans un bonheur parfait.

« L’auguste Vikramâditya, informé par la rumeur publique de la solution trouvée par le fils du Nâga, le manda par des messagers qu’il envoya dans la ville de Pratisthâna. Mais Çâlavâhana n’y alla pas ; il dit : Qu’est-il besoin d’aller trouver l’auguste Vikramâditya ? S’il a besoin de moi, pourquoi ne viendrait-il pas lui-même me trouver ? Les envoyés, revenus en présence de l’auguste Vikramâditya, lui rapportèrent ces paroles. Le roi, étonné de ce langage d’un enfant et même quelque peu piqué, s’approcha en personne, lui, l’auguste Vikramâditya, entouré d’une armée à quatre corps, de la ville de Pratisthâna. Même alors, Çâlavâhana ne se rendit pas auprès de l’auguste Vikramâditya pour s’aboucher avec le roi. L’auguste Vikramâditya, en colère, dépêcha ses gens pour intercepter la ville et la maison de Çâlavâhana. En voyant sa maison bloquée, Çâlavâhana communiqua, par la puissance de son père, la vie à des éléphants, des chevaux, des fantassins faits en argile, puis leur donna le signal du combat. Pendant plusieurs jours, les forces de Çâlavâhana et celles de l’auguste Virkamâditya combattirent de diverses manières ; malgré cela, la puissance de l’auguste Vikramâditya ne put briser l’adversaire.

Un jour, le père de Çâlavâhana, le fils de Nâga qui résidait dans la ville de Pâtâla, vint à la tombée de la nuit, mordit toute l’armée de l’auguste Vikramâditya, la rendit stupide par un poison ardent, puis s’en alla. L’auguste Vikramâditya, voyant toute son armée hébétée, murmura les mantras du roi des Nâgas Vasukî, afin de ranimer les gens de son armée par l’aspersion de l’amrita. Vasukî, satisfait, donna l’amrita au roi et se retira. Le roi, muni de cet amrita, allait pour sauver son armée, lorsque, sur le chemin, il rencontra deux hommes envoyés par Çâlavâhana, qui lui demandèrent cet amrita. L’auguste Vikramâditya avait pris l’engagement de donner à qui que ce fût ce qu’on lui demanderait. En conséquence, pour ne pas violer l’engagement pris, il donna l’amrita à ces deux hommes. — La véritable grandeur consiste à ne jamais agir contrairement à la parole donnée. Ainsi pensait l’auguste Vikramâditya, quand il était seul, sur le chemin. — C’est quand l’homme traverse l’océan du malheur difficile à traverser et le franchit par la force de la vertu déployée pour l’accomplissement des œuvres vertueuses, qu’éclate l’autorité du Çâstra. — Telles étaient les méditations du roi.

« Sur ces entrefaites, Vasukî, venant lui-même de la ville de Pâtâla, fit pleuvoir l’amrita, rendit le sentiment à toute l’armée de l’auguste Vikramâditya, puis s’en alla. Les gens de cette armée, semblables à des gens réveillés de leur sommeil, commencèrent à faire entendre leur murmure habituel. Le roi Vikramâditya, extrêmement satisfait de ce que les gens de son armée avaient recouvré le sentiment, s’en retourna dans sa ville avec ses troupes.

« Dis maintenant, eh ! roi Bhoja ! Si tu as une munificence semblable à celle de l’auguste Vikramâditya, alors tu peux t’asseoir sur ce trône. »

Après avoir entendu ce récit de la vingt-troisième figure, l’auguste roi Bhoja, ce jour-là encore, préféra s’abstenir.



  1. Le koti vaut 10 millions.