Contes indiens (Feer)/Récit/22

(p. 149-154).


RÉCIT DE LA 22e FIGURE




La vingt-deuxième figure dit : « Eh ! roi Bhoja, renonce à l’espoir vain que tu nourris de monter sur ce trône pour y être sacré. Tu ne seras jamais un bienfaiteur semblable à Vikramâditya, et capable de siéger sur ce trône. Écoute (pour apprendre) quel bienfaiteur c’était que l’auguste Vikramâditya :

« À l’âge de seize ans, ayant vaincu par la force de son bras tout autant de rois qu’il y en avait dans les régions principales et intermédiaires, soleil de tous les rois, coiffé du diadème orné de pierreries, ayant sur (la plante des) pieds l’empreinte du lotus, il exerçait la royauté universelle.

« À l’heure de Brahmâ[1], c’est au son de la vînâ douce et mélodieuse et des autres instruments, à la voix des ménestrels, des complimenteurs, en un mot de la foule de ceux qui chantaient ses louanges, qu’il sortait du sommeil. Après avoir invoqué le bienheureux Nârâyana en se remémorant la méditation appelée Caranâravinda, avoir rempli tous ses devoirs, et fait aux dieux toutes les salutations matinales, il se munissait de diverses armes pour les manier et s’exerçait dans la salle des combattants. Ensuite, paré de tous les insignes royaux, il faisait des dons de mille et mille suvarnas, puis entrait dans le cercle des ministres conseillers, des ministres d’exécution et autres savants. Là, conformément aux prescriptions du code pénal et du code politique[2], il expédiait les affaires du royaume. À midi, après avoir accompli tous les actes prescrits par le Veda pour l’heure du milieu du jour, il donnait aux malades, aux pauvres, etc., toutes sortes de dons, offrait à la multitude de ses parents, alliés et amis un repas composé de quatre espèces de mets, ceux qu’on mâche, qu’on suce, qu’on lèche, qu’on boit, pourvus des six saveurs, l’astringente, la douce, la salée, la forte, la piquante, l’acide. Ensuite, après avoir mâché son bétel mêlé à des substances odorantes préparées de diverses manières, muscade, girofle, etc., il se frottait les membres de substances odorantes telles que le sandal, se chargeait de guirlandes de fleurs de diverses espèces, donnait congé à ses parents et amis, et se couchait pendant quelque temps sur un lit comme on n’en avait pas encore vu. Puis, après avoir entendu les sons agréables de la troupe des oiseaux parleurs, le perroquet, la çârikâ, avoir ri sur les quatre tons avec la troupe de ses jeunes femmes, les plus belles qu’on eût encore vues, et passé le reste de l’après-midi à entendre les histoires, les purânas, etc., il examinait ses troupes, ses richesses, son mobilier, avec les inspecteurs préposés à ces divers objets. Le soir venu, il accomplissait les cérémonies prescrites par les Vedas ; après avoir, avec les Pandits, accompli tout ce qui est conforme aux Çâstras, il se réunissait à des gens de plaisir et s’amusait à voir danser, à entendre chanter et à faire de la musique, jouissait du plaisir des unions permises, puis goûtait jusqu’à l’aurore un sommeil paisible. C’est ainsi qu’il passa son temps tous les jours de sa vie.

« Or il arriva un jour que, à la tombée de la nuit, à l’heure du sommeil, il eut un cauchemar, indice de quelque malheur. Le matin, il en informa les Pandits qui lui dirent : Grand roi, ce cauchemar n’annonce rien de bon ; nous conjecturons qu’il surviendra quelque malheur. Ces paroles lui firent faire les réflexions suivantes : la mort est inévitable ; les femmes, les enfants, les richesses et tous les autres objets du samsâra sont passagers comme des bulles d’eau ; à la mort, il ne reste plus rien à personne : la loi est la seule chose qui puisse servir dans l’autre monde. Donc, après avoir reconnu le peu de valeur du samsâra, un homme de bien doit amasser des mérites, et faire en sorte que les misérables amassent des richesses.

« Ce raisonnement fait, l’auguste Vikramâditya, ouvrant les portes des pièces qui renfermaient tout ce qu’il avait de richesses et de biens meubles, fit publier partout (cet ordre) : que quiconque le désire vienne puiser au mobilier du roi. À la suite de cette proclamation, beaucoup de gens pauvres du pays arrivèrent, et chacun s’en retourna après avoir pris ce qui lui agréait. »

La vingt-deuxième figure ajouta : « Eh ! roi Bhoja, telle était la munificence de l’auguste Vikramâditya : c’est pour cela qu’il siégeait sur ce trône. Aujourd’hui, il n’y a pas de roi semblable à lui : toi-même, tu ne l’es pas. »

C’est de cette manière que, ce jour-là encore, l’auguste roi Bhoja se désista.




  1. C’est-à-dire, sans doute, à la première heure.
  2. Danda-nîti et Râja-nîti.