Contes inédits (Poe)/La Caisse oblongue

Pour les autres éditions de ce texte, voir La Caisse oblongue.

Traduction par William Little Hughes.
Contes inéditsJules Hetzel (p. 37-58).

III

LA CAISSE OBLONGUE


Il y a quelques années, j’avais retenu ma place à bord du beau paquebot l’Indépendance, capitaine Hardy, faisant la traversée de Charleston (Caroline du Sud) à New-York. Nous devions mettre à la voile le 15 juin, si le temps le permettait, et j’allai visiter le navire la veille, afin d’examiner ma cabine et prendre les arrangements nécessaires.

J’appris que les passagers seraient fort nombreux et qu’il y aurait plus de dames que d’habitude. Les noms de plusieurs de mes connaissances se trouvaient inscrits sur la liste des voyageurs, et je fus charmé d’y découvrir, entre autres, celui de Cornelius Wyatt, jeune artiste pour lequel j’avais la plus vive amitié. Nous avions étudié ensemble à l’université de C……, où nous nous étions beaucoup fréquentés. Il était ce que sont la plupart des hommes de génie, c’est-à-dire que son caractère offrait un mélange de misanthropie, de sensibilité et d’enthousiasme. Ajoutez à cela qu’il avait le cœur le plus loyal et le plus sincère qui ait jamais battu dans une poitrine d’homme.

Je remarquai qu’on avait cloué sa carte sur la porte de trois chambres ; je consultai de nouveau la liste et je vis qu’il avait retenu des places pour ses deux sœurs, sa femme et lui. Les cabines étaient assez grandes et renfermaient deux cadres placés l’un au-dessus de l’autre. Ces cadres, il est vrai, étaient trop étroits pour que deux personnes pussent y coucher ; mais cette circonstance ne m’expliquait pas pourquoi il avait fallu une troisième chambre pour ces quatre passagers.

À cette époque, je me trouvais justement dans une de ces dispositions d’esprit où il suffit d’une bagatelle pour exciter une curiosité anomale, et, je l’avoue à ma honte, je me livrai, à propos de cette chambre supplémentaire, à une foule de suppositions aussi absurdes qu’indiscrètes. Cela ne me regardait pas le moins du monde, j’en conviens ; mais je n’en mis pas moins d’obstination à vouloir résoudre l’énigme.

Après avoir réfléchi un peu, je trouvai une solution si simple que je m’étonnai d’avoir eu à la chercher si longtemps.

« Parbleu ! me dis-je, il y a un domestique. Je suis bien sot de n’avoir pas deviné tout de suite une chose aussi évidente ! »

Et je consultai encore une fois la liste ; mais alors je vis clairement qu’ils s’étaient décidés à voyager sans domestique, bien qu’ils eussent d’abord eu l’intention d’emmener quelqu’un ; car les mots et une femme de chambre avaient été biffés à la suite de leurs noms.

« Bon, me dis-je, Wyatt aura sans doute loué la troisième chambre pour y placer un excédant de bagage, qu’il ne veut pas voir descendre dans la cale, un objet de prix qu’il craint de perdre de vue. Ah ! j’y suis !… c’est un tableau ou quelque chose de ce genre ; voilà donc ce qu’il allait marchander chez le juif italien Nicolino !

Je m’arrêtai à cette hypothèse et ma curiosité satisfaite ne tarda pas à s’endormir pour le moment.

Je connaissais très-bien les deux sœurs de Wyatt, aimables et spirituelles jeunes filles ; mais je n’avais pas encore rencontré sa femme, qu’il n’avait épousée que depuis peu et dont il avait souvent parlé en ma présence avec son enthousiasme habituel. Selon lui, elle surpassait toutes les autres femmes en beauté, en esprit et en talent. J’étais donc très-désireux de faire sa connaissance.

Le jour où je me rendis à bord, c’est-à-dire le 14, j’appris du capitaine que Wyatt et ces dames devaient aussi visiter le navire, et j’attendis une heure de plus que je n’en avais eu l’intention, dans l’espoir d’être présenté à la nouvelle mariée ; mais on apporta enfin une lettre d’excuses : madame Wyatt, se sentant un peu indisposée, prévenait qu’elle ne viendrait que le lendemain, à l’heure du départ.

Le lendemain, comme je sortais de mon hôtel pour aller au port, je rencontrai le capitaine qui m’annonça qu’il pensait que des circonstances imprévues (phrase stupide, mais très-commode) pourraient bien retarder d’un jour ou deux le départ de l’Indépendance, et qu’il me ferait prévenir dès que tout serait prêt.

Ce délai me parut étrange ; car le vent du sud, qui soufflait en ce moment, nous était favorable ; mais j’eus beau questionner M. Hardy, je ne pus découvrir quelles étaient les circonstances imprévues qui nous retenaient. Il ne me resta donc plus qu’à rentrer chez moi et à digérer à loisir mon impatience.

Le message attendu n’arriva guère qu’au bout de huit jours ; mais enfin je le reçus, et je me rendis immédiatement à bord. Les passagers encombraient déjà le pont, où tout respirait le tumulte et le désordre d’un embarquement. Wyatt et ses compagnes de voyage arrivèrent environ une dizaine de minutes après moi. Il y avait les deux sœurs, la mariée et l’artiste, qui paraissait dans un de ses accès de misanthropie taciturne, auxquels j’étais trop habitué pour y faire grande attention. Il ne me présenta même pas à sa femme, et sa sœur Marianne, jolie et intelligente jeune personne, dut se charger de cette présentation.

Madame Wyatt portait un voile épais, et j’avoue que j’éprouvai un profond étonnement lorsqu’elle le souleva afin de me rendre mon salut. Ma surprise eût été plus grande encore, si une longue expérience ne m’eût appris à me méfier des descriptions passionnées de l’artiste, lorsqu’il se livrait à des commentaires sur la beauté d’une femme. Heureusement, je savais qu’en pareil cas, il s’élevait facilement jusqu’aux régions du plus pur idéal.

À vrai dire, il me fut impossible de ne pas regarder madame Wyatt comme une femme des plus ordinaires. Si elle n’était pas absolument laide, il ne s’en fallait pas de beaucoup. Cependant, elle était mise avec un goût exquis, et je me persuadai d’ailleurs que c’était par les qualités plus durables du cœur et de l’esprit qu’elle avait captivé mon ami. Elle ne prononça que quelques paroles et entra avec Wyatt dans sa cabine.

Ma curiosité endormie se réveilla tout à coup. Il n’y avait pas de domestique, la chose était prouvée. Je me mis donc en quête du bagage supplémentaire. Au bout d’une demi-heure, je vis une charrette s’arrêter sur le quai et y déposer une caisse oblongue. On ne paraissait plus attendre que cela ; dès l’arrivée de cette boîte, nous levâmes l’ancre ; bientôt après nous traversions sains et saufs la barre et gagnions le large.

La caisse en question, ainsi que je l’ai déjà dit, était de forme oblongue ; elle pouvait avoir six pieds de long sur deux et demi de large ; je l’examinai avec attention, tandis qu’on la transportait sur le pont, et d’ailleurs, j’aime à être précis. Or cette forme n’est pas commune, et à peine eus-je considéré la boîte que je m’applaudis d’avoir deviné si juste. On se souvient que j’étais arrivé à la conclusion que le bagage supplémentaire de mon ami l’artiste devait se composer de tableaux ou tout au moins d’un tableau ; car je savais qu’il avait été pendant plusieurs semaines en pourparlers avec Nicolino. Et voilà que j’avais sous les yeux une caisse qui, vu sa forme, ne pouvait guère contenir autre chose qu’une copie de la Sainte Cène de Leonardo, et il était à ma connaissance qu’une copie de cette toile, exécutée à Florence par Rubini jeune, avait été achetée par Nicolino. Ce point-là me semblait donc clairement établi.

Je me félicitai beaucoup de ma perspicacité. Wyatt me confiait habituellement ses projets de ce genre ; mais il était clair qu’aujourd’hui il voulait jouer au plus fin avec moi et introduire un beau tableau dans la ville de New-York à mon nez et à ma barbe, convaincu que je ne me douterais de rien.

Je résolus de lui rendre la monnaie de sa pièce et durant la traversée et plus tard.

Une chose cependant me dérouta. La caisse ne fut pas déposée dans la chambre supplémentaire ; on la mit dans la cabine même de Wyatt, où elle resta, couvrant presque tout le plancher, et où elle devait d’autant plus incommoder l’artiste et sa femme que le goudron ou la peinture dont les emballeurs s’étaient servis pour tracer l’adresse en gros caractères me paraissait émettre une odeur désagréable et même nauséabonde. On lisait sur le couvercle : MADAME ADÉLAÏDE CURTIS, AUX SOINS DE CORNELIUS WYATT, ESQ.—ALBANY—NEW YORK—HAUT—FRAGILE.

Or je savais que madame Adélaïde Curtis était la belle-mère de Wyatt ; mais je regardai cette inscription comme une mystification à mon adresse, persuadé que la caisse et son contenu n’iraient pas plus loin que l’atelier de mon misanthrope ami, et seraient déposés devant sa porte, dans Chambers-street, New-York.

Pendant les trois ou quatre premiers jours, nous eûmes un temps magnifique, bien que le vent se fût tourné vers le nord dès que nous eûmes perdu de vue la côte. Les passagers étaient donc dans les meilleures dispositions et très-sociables. Je dois pourtant excepter Wyatt et ses sœurs qui firent preuve d’une grande roideur, je dirai même d’une grande impolitesse envers leurs compagnons de voyage. Quant à Wyatt, je ne m’attendais guère à autre chose de sa part. Il était plus sombre que jamais ; il était même morose ; mais chez lui aucune excentricité ne me surprenait. Pour ses sœurs, au contraire, je ne trouvai pas d’excuse. Elles restèrent enfermées dans leur cabine, refusant, malgré mes instances réitérées, de se mêler aux autres passagers.

Madame Wyatt se montra beaucoup plus aimable ou du moins beaucoup plus disposée à causer, ce qui en mer, n’est pas une petite recommandation. Elle ne tarda pas à se lier très-intimement avec la plupart des dames du bord ; et à mon grand étonnement, je remarquai qu’elle était toujours prête à faire la coquette avec les hommes. Elle nous amusait beaucoup. Je dis qu’elle nous amusait et je ne sais trop comment m’expliquer. Le fait est que je découvris bientôt que si elle faisait rire, c’était presque toujours à ses dépens.

Les hommes ne parlaient guère d’elle ; mais les dames ne tardèrent pas à déclarer que c’était une bonne femme, pas jolie du tout, sans éducation aucune et très-commune. On se demandait comment Wyatt avait pu se laisser aveugler au point de contracter un pareil mariage, et l’on cherchait à résoudre la question par la supposition d’une grande dot. Mais je savais que cette solution n’en était pas une ; car le peintre m’avait affirmé que sa femme ne lui apportait pas un dollar et n’avait rien à espérer de qui que ce fût.

« Je l’ai épousée par amour, rien que par amour, m’avait-il dit, et elle est plus que digne de la tendresse qu’elle m’inspire. »

J’avoue qu’en songeant aux paroles de mon ami, je me sentis vivement intrigué. Wyatt était-il donc en train de perdre la raison ? Je ne pus guère arriver à une autre conclusion. Lui, si délicat, si spirituel, si difficile, doué d’un sens si fin lorsqu’il s’agissait de découvrir un défaut ; d’un sentiment si exquis du beau ! La dame, il est vrai, semblait lui porter une affection des plus vives, surtout lorsqu’il n’était pas présent, et elle se rendait ridicule par ses nombreuses citations de ce qu’avait dit ou pensé son cher mari. Elle avait sans cesse le mot mari sur le bout de la langue, pour employer une des élégantes expressions qu’elle affectionnait. Quant à Wyatt, tout le monde à bord put voir qu’il évitait sa femme de la façon la plus marquée et se tenait la plupart du temps renfermé dans sa cabine, laissant madame se divertir comme elle l’entendait.

Je supposai, d’après ce que je voyais et entendais, que l’artiste, par un caprice inexplicable du sort, ou peut-être dans un accès d’engouement, s’était uni à une personne inférieure à lui sous tous les rapports, et qu’un rapide et complet dégoût avait été la conséquence de cette union malheureuse. Je le plaignais du fond du cœur ; mais ce n’était pas une raison pour lui pardonner son manque de franchise relativement à la copie de la Sainte Cène et je comptais bien le punir de son peu de confiance.

Un jour qu’il se promenait sur le pont, je lui pris le bras et me mis à causer avec lui en marchant. Sa tristesse, qui me parut fort naturelle lorsque je songeai à sa position, était loin d’avoir diminué. Il parla peu, d’un ton chagrin et avec une sorte d’effort. J’essayai de l’égayer par diverses plaisanteries. Il s’efforça de sourire ; mais son sourire faisait mal à voir. Pauvre garçon ! En songeant à sa femme, je m’étonnai qu’il pût même simuler la gaieté. Enfin, je résolus de porter le grand coup. Mon intention était d’arriver, par une suite d’insinuations voilées, à lui démontrer que je n’étais pas tout à fait dupe et victime de sa charmante petite mystification. Je dis quelque chose à propos de la forme bizarre de cette caisse ; puis je souris d’un air narquois en clignant de l’œil et en lui touchant doucement les côtes avec mon index.

La façon dont il accueillit mon innocente raillerie me prouva à l’instant même qu’il avait perdu la raison. Il me regarda d’abord avec de grands yeux interrogateurs ; on eût dit qu’il cherchait à saisir le sel de ma plaisanterie ; puis, lorsqu’il parut enfin comprendre le sens de mes paroles, ses yeux semblèrent sortir de leur orbite. Il devint très-rouge, puis d’une pâleur effrayante ; puis tout à coup, comme si mes allusions indirectes l’eussent amusé au dernier point, il abandonna mon bras et se laissa aller à un fou rire, dont les éclats, à ma grande stupeur, se prolongèrent avec une force toujours croissante pendant près de dix minutes. Enfin, le rire s’éteignit et l’artiste tomba à la renverse sur le pont. Lorsque je me baissai pour le relever, il paraissait mort.

J’appelai à son secours, et ce ne fut pas sans peine qu’on parvint à le faire revenir à lui. En rouvrant les yeux, il prononça quelques paroles incohérentes. On crut devoir le saigner, et on le mit au lit. Le lendemain, sa santé paraissait complètement rétablie ; je ne parle pas, bien entendu, de son état moral, mais de sa santé physique.

Je l’évitai autant que possible pendant le reste du voyage, d’après les conseils du capitaine, qui semblait partager mon opinion relativement à la folie de Wyatt, tout en me priant de n’en rien dire à personne.

Plusieurs circonstances qui suivirent de près cet accès contribuèrent à augmenter la curiosité que je ressentais déjà. Celle-ci, entre autres : J’avais été nerveux ; j’avais fait des débauches de thé vert, et je dormais mal ; — à vrai dire, je fus même deux nuits sans fermer les yeux. Or, ma chambre donnait, comme celle de tous les passagers non mariés, sur le salon d’honneur, tandis que les cabines de Wyatt se trouvaient dans le salon d’arrière, séparé de l’autre par une porte à coulisse qui restait libre, même la nuit.

Il ventait frais, et nous étions constamment sur babord ; il arrivait naturellement que, dès que le navire inclinait de ce côté, le panneau de la porte glissait dans sa rainure et restait ouvert, personne ne se donnant la peine de se lever pour le fermer.

Moi-même, je laissais ma porte ouverte à cause de la chaleur, et mon hamac était placé de façon à me permettre de voir ce qui se passait dans le salon d’arrière, surtout du côté où se trouvaient les trois chambres retenues par le peintre.

Eh bien, pendant les deux nuits — non consécutives — dont j’ai parlé, je vis madame Wyatt sortir vers onze heures de la chambre de son mari et entrer dans la cabine restée vide, qu’elle ne quitta qu’au point du jour, lorsque l’artiste vint l’appeler et la fit rentrer chez lui. Il était clair qu’ils vivaient séparés. Ils avaient chacun leur appartement, en attendant un divorce plus complet. C’est ainsi, après tout, que s’expliquait la location de la troisième chambre.

Un autre incident vint exciter en moi un nouvel intérêt. Durant les deux nuits blanches en question, lorsque madame Wyatt eut laissé son mari seul, j’entendis un bruit singulier, comme circonspect et amorti, sortir de la chambre de ce dernier. Après avoir prêté l’oreille pendant cinq minutes, je parvins à en découvrir la cause. Ces sons provenaient des efforts que faisait Wyatt pour ouvrir la caisse oblongue à l’aide d’un maillet ou d’un ciseau qui paraissait avoir été enveloppé de laine ou de coton afin d’amortir le bruit. Il me sembla reconnaître le moment précis où il dégageait le couvercle, l’enlevait et le déposait sur le cadre inférieur de sa cabine ; je devinai cela au léger bruit que faisait le couvercle en frappant contre les parois du lit où Wyatt cherchait à le poser le plus doucement possible, le plancher n’offrant pas une surface suffisante.

Ensuite le silence se rétablit et je n’entendis plus rien, si ce n’est pourtant quelque chose comme des sanglots ou des soupirs étouffés, — un murmure tellement vague que c’est à peine s’il arrivait jusqu’à moi. Peut-être même ces derniers sons n’existaient-ils que dans mon imagination.

J’ai dit que cela paraissait ressembler à des sanglots ou à des soupirs ; mais il est clair que ce ne pouvait être ni l’un ni l’autre de ces bruits. Je crois plutôt que les oreilles me tintaient. Wyatt, selon sa coutume, lâchait sans doute la bride à ses dadas et se livrait à un de ses accès d’enthousiasme artistique. Il avait ouvert sa caisse oblongue afin de se repaître les yeux de la vue de son trésor.

Il n’y avait certes rien là qui dût le faire sangloter. Ce n’était probablement, je le répète, qu’un jeu de mon imagination, excitée par le thé vert du bon capitaine Hardy.

Quoi qu’il en soit, au point du jour, j’entendis fort distinctement Wyatt reposer le couvercle sur la caisse et enfoncer les clous dans leurs anciens trous à l’aide du maillet enveloppé. Cette opération terminée, il sortit de sa chambre, tout habillé, et alla chercher madame Wyatt.

Il y avait sept jours que nous étions en mer, et vous venions de passer au large du cap Hatteras, lorsqu’il nous arriva un violent coup de vent de la partie sud-est. Nous nous y attendions jusqu’à un certain point ; car, depuis plusieurs jours déjà, le temps menaçait. On prit toutes les dispositions nécessaires ; et comme le vent fraîchissait avec une violence constante, nous mîmes enfin en panne sous la brigantine et le petit hunier, auxquels nous prîmes deux ris.

Ainsi orientés, nous voguâmes avec assez de sécurité pendant quarante-huit heures. Notre navire étant bon marcheur sous bien des rapports, nous n’embarquâmes que fort peu d’eau. Mais au bout de ce temps, la rafale se transforma en tempête et notre brigantine fut mise en pièces, ce qui nous amena entre deux lames, et nous reçûmes, coup sur coup, plusieurs vagues énormes. Cet accident nous enleva trois hommes, que les flots emportèrent en se retirant ainsi que nos fourneaux et la plus grande partie de nos hauts bordages de babord.

À peine avions-nous eu le temps de nous reconnaître que notre hunier fut également mis en pièces. Nous le remplaçâmes par une voile d’étai, qui fit assez bien pendant une ou deux heures, le navire fatiguant beaucoup moins qu’auparavant.

Cependant la tempête augmentait et rien n’indiquait qu’elle dût se calmer de si tôt. Nos agrès étaient mal ajustés et très-tendus. Le troisième jour de cet orage, vers cinq heures de l’après-midi, notre mât d’artimon se rompit dans une embardée. Il nous fallut plus d’une heure d’efforts pour nous en débarrasser, tant étaient durs les roulis qui ébranlaient le navire ; et avant que nous eussions réussi, le maître charpentier monta sur le pont et déclara qu’il y avait quatre pieds d’eau dans la cale. Pour comble d’embarras, les pompes étaient engorgées et presque inutiles.

Alors ce ne fut que désordre et désespoir. On essaya néanmoins d’alléger le navire en jetant à la mer tout ce qu’on put atteindre de la cargaison et en abattant les deux mâts restés debout. Nous y parvînmes enfin ; mais les pompes refusaient toujours de fonctionner, et la voie d’eau gagnait avec une rapidité effrayante.

Au soleil couchant, le vent ayant un peu molli, la mer devint moins agitée, et nous entrevîmes la possibilité de nous sauver dans les canots. Vers huit heures de l’après-midi, les nuages commencèrent à se dissiper, et nous fûmes favorisés par un magnifique clair de lune, ce qui contribua à relever notre courage.

Nous parvînmes enfin, après des efforts inouïs, à mettre la chaloupe à flot sans lui faire éprouver de grosse avarie. Notre équipage tout entier s’y embarqua, ainsi que la plus grande partie des passagers. Elle s’éloigna immédiatement. Ceux qu’elle contenait eurent à endurer d’horribles souffrances ; mais ils atteignirent enfin sains et saufs la baie d’Ocracoke, trois jours après le naufrage.

Quatorze personnes, au nombre desquelles se trouvait le capitaine, étaient restées à bord du navire, décidées à confier leur sort au petit canot amarré à l’arrière. Nous l’abaissâmes sans la moindre difficulté ; mais il ne fallut rien moins qu’un miracle pour l’empêcher de sombrer au moment où il toucha l’eau. Lorsque nous poussâmes au large, il contenait le capitaine et son fils, Wyatt et ses parentes, un officier mexicain avec sa femme et quatre enfants, moi et un domestique nègre.

Naturellement, il n’y avait place dans le canot que pour les instruments indispensables, pour quelques provisions et pour les effets que nous portions sur nous. Personne n’avait même songé à sauver autre chose. On se figurera aisément quel fut notre étonnement à tous, lorsque nous vîmes Wyatt se lever à l’arrière (nous étions déjà à plusieurs brasses du navire) et prier tranquillement le capitaine de donner l’ordre de rétrograder, afin qu’il pût prendre sa caisse.

« Asseyez-vous, monsieur Wyatt ! cria le commandant d’une voix irritée. Vous allez faire chavirer le canot, si vous ne vous tenez pas tranquille. Notre plat-bord est déjà dans l’eau.

— Ma caisse ! vociféra Wyatt toujours debout. Je la veux, vous dis-je ! Capitaine, vous ne pouvez pas, vous ne voudrez pas me refuser !… Elle ne pèse rien, presque rien, une bagatelle ! Au nom de la mère qui vous a porté, au nom du ciel, par votre espoir de salut, je vous en conjure, laissez-moi prendre ma caisse ! »

Le ton suppliant de Wyatt parut émouvoir le capitaine ; mais cette émotion fut de courte durée, et il répondit :

« Monsieur Wyatt, vous êtes fou ! Je ne puis vous écouter… Asseyez-vous à l’instant, je vous l’ordonne !… Arrêtez ! Retenez-le ! Saisissez-le ! Il va se jeter à l’eau… Là, j’en étais sûr ! le voilà à la mer ! »

En effet, tandis que le capitaine parlait, Wyatt avait pris son élan et s’était précipité hors du canot. Nous étions encore sous l’écoute du navire, et l’artiste, par un effort presque surhumain, parvint à saisir l’extrémité d’un cable qui pendait des chaînes de l’avant. L’instant d’après, il était sur le pont et s’élançait avec des gestes de possédé dans la cabine.

Cependant, nous avions été emportés malgré nous, et comme nous n’étions plus sous le vent du navire, nous nous trouvions à la merci d’une mer encore orageuse. Nous fîmes néanmoins une tentative désespérée pour rebrousser chemin ; mais notre petit canot pesait moins qu’une plume devant le souffle de la tempête. Nous reconnûmes tout de suite qu’il n’était pas en notre pouvoir de sauver l’infortuné artiste.

Tandis que nous nous éloignions rapidement du navire, nous vîmes le pauvre fou (comment lui donner un autre nom ?) remonter par la grande écoutille, traînant avec lui la caisse oblongue, dont le poids semblait exiger une force gigantesque. Comme nous le contemplions avec une surprise mêlée de pitié, il passa à plusieurs reprises autour de la caisse une corde de trois pouces, qu’il s’attacha ensuite autour de la taille. Un instant après, l’artiste et la boîte tombaient à la mer et disparaissaient tout à coup et à jamais !

Nous nous reposâmes un instant sur nos avirons, les yeux fixés sur l’endroit fatal. Enfin, nous nous remîmes à ramer. Il s’écoula une heure avant qu’aucun de nous prononçât une parole. Je fus le premier à risquer une observation.

« Avez-vous remarqué, capitaine, avec quelle rapidité il a disparu ? N’est-ce pas étrange ? J’avoue que je conservais encore un faible espoir lorsque je l’ai vu s’attacher à la caisse.

— Parbleu ! ils ont coulé comme un boulet, c’est tout simple ! interrompit le commandant. Mais ils finiront par remonter ; seulement, pour cela, il faut que le sel ait eu le temps de fondre.

— Le sel ! m’écriai-je.

— Chut ! fit le capitaine en désignant les sœurs de Wyatt, nous trouverons un moment plus opportun pour causer de cela. »


Nous eûmes beaucoup à souffrir et nous vîmes la mort de bien près. Mais le sort nous favorisa autant que nos compagnons d’infortune de la chaloupe, et nous débarquâmes enfin plus morts que vifs, après quatre jours d’une terrible détresse, sur la côte située en face de l’île de Roanoke. Nous y passâmes une semaine avant de trouver un bâtiment pour nous transporter à New-York.

Un mois environ après le naufrage de l’Indépendance, je rencontrai le capitaine Hardy dans Broadway. Notre conversation roula naturellement sur le sinistre et particulièrement sur la fin tragique de ce pauvre Wyatt. C’est ainsi que j’appris les détails qui suivent :

L’artiste avait retenu des places pour ses deux sœurs, sa femme, et une servante.

Madame Wyatt, ainsi qu’on me l’avait représentée, était une personne ravissante et des plus accomplies. Dans la matinée du 14 juin (jour où j’avais visité le navire), elle était tombée malade très-subitement, si malade que le soir même elle avait cessé de vivre. Le jeune veuf devint presque fou de douleur ; mais les circonstances lui commandaient de ne pas trop retarder son voyage. Il voulait ramener à sa belle-mère les restes mortels de celle qu’il avait tant aimée. D’un autre côté, il connaissait trop bien le préjugé universel qui s’opposait à l’exécution de ce pieux devoir, pour songer à le braver ouvertement. Neuf dixièmes des passagers eussent abandonné le navire plutôt que de consentir à voyager avec un cadavre.

Pour sortir de ce dilemme, le capitaine avait décidé que le corps, après avoir été embaumé, serait entouré de sel et placé dans une caisse d’une dimension convenable. On ne devait rien dire de la mort de madame Wyatt ; mais comme on savait qu’une place avait été retenue pour elle, il devenait indispensable que quelqu’un jouât son rôle pendant la traversée.

On avait eu peu de peine à décider la femme de chambre de la défunte à accepter cet emploi. On s’était contenté de garder la cabine qu’on avait d’abord retenue pour cette fille du vivant de sa maîtresse. La fausse épouse s’y retirait chaque nuit. Le jour elle remplissait de son mieux le rôle de madame Wyatt, dont la personne, — ainsi qu’on avait eu soin de s’en assurer, — n’était connue d’aucun des passagers.

Les erreurs que j’avais commises étaient les conséquences assez naturelles de mon tempérament à la fois trop indolent, trop curieux et trop primesautier. Mais depuis quelque temps, il m’arrive rarement de dormir d’un sommeil tranquille. J’ai beau me tourner et me retourner, je vois toujours le même visage. Il est un rire hystérique qui résonnera sans cesse à mon oreille.