Contes grotesques/Le Philosophe Bon-Bon

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Traduction par Émile Hennequin.
Contes grotesquesPaul Ollendorff éd. (p. 95-111).

LE PHILOSOPHE BON-BON


Quand on avait passé le seuil de la petite maison qu’habitait notre philosophe, dans le Cul-de-sac Lefebvre, à Rouen, on apercevait une chambre profonde, basse de plafond, de construction antique. Dans un coin était le lit du métaphysicien. Un système de rideaux et un canapé à la grecque l’entouraient classiquement et confortablement. Dans l’angle opposé gisaient des livres. Une grande cheminée s’épandait vis-à-vis de la porte. À droite, dans une armoire entrebâillée, on découvrait un bataillon formidable de bouteilles étiquetées.

C’est dans ces lieux qu’une nuit, vers une heure, dans l’hiver de 17… Pierre Bon-Bon, ayant écouté quelque temps les propos de ses voisins et leurs allusions à ses singularités, les mit tous à la porte, poussa le verrou en tempêtant et se jeta de mauvaise humeur dans son vieux et commode fauteuil de cuir, près d’un feu de fagots flambant.

C’était une nuit terrible, comme on n’en voit qu’une ou deux tous les cent ans. Il neigeait furieusement, et la maison branlait tout entière sous les rafales de la tourmente. Le vent sifflait dans les interstices des cloisons et s’engouffrait rageusement dans la cheminée, plissant et déployant les rideaux du lit, ou mettant en désarroi les papiers qui dormaient près des livres.

Le métaphysicien n’était nullement d’humeur placide. Il éprouvait cette agitation anxieuse que donne la furie d’une nuit de tempête. Il siffla plus près de lui son gros chien noir et, comme il s’assit avec un certain malaise dans le fauteuil, il ne put se retenir de jeter un regard soupçonneux dans les recoins éloignés de la chambre, ceux d’où le flamboiement rouge de la cheminée, ne parvenait à chasser complètement les ténèbres. Ayant achevé cet examen, dont il n’aurait pu dire le but exact, il attira, tout près de lui une petite table couverte de livres, de papiers, et s’absorba bientôt à retoucher un manuscrit volumineux qui devait paraître le lendemain.

Bon-Bon travaillait depuis quelques minutes quand « je ne suis pas pressé, Monsieur Bon-Bon », murmura tout à coup, du fond de la chambre, une voix humble.

— Diable, exclame notre héros, sursautant sur son siège, jetant à terre la table à ses côtés et regardant stupéfait tout autour de lui.

— C’est cela, répliqua calmement la voix.

— Quoi « c’est cela » ? Comment êtes-vous venu ici, vociféra le métaphysicien ? Son regard était tombé sur quelque chose de long étendu sur son lit.

— Je disais, dit l’intrus sans s’inquiéter de ces interrogations, je disais que j’avais tout le temps, que l’affaire pour laquelle je suis venu n’est point pressante ; bref, que je puis parfaitement attendre que vous ayez fini votre Exposé.

— Mon Exposé ? Eh bien mais, comment savez-vous, comment êtes-vous arrivé à savoir que j’écrivais un Exposé, bon Dieu ?

— Chut, répondit l’intrus à voix basse et aigüe.

Il se leva rapidement du lit et fit un pas vers Bon-Bon ; la lampe de fer qui pendait du plafond se mit à osciller par saccades à son approche.

Notre philosophe, bien que stupéfait, ne s’abstint pas cependant d’examiner le costume et l’apparence de l’étranger. Les lignes de sa personne, mince, mais d’une taille au-dessus du commun, saillissaient aux yeux par le menu, grâce à un costume noir et râpé qui collait étroitement à la peau, et qui semblait dater, pour la coupe, du siècle passé. Ces habits avaient évidemment été faits pour quelqu’un de bien moins grand que leur possesseur actuel. Aux poignets et aux chevilles, on apercevait la chair. Une paire de boucles brillantes aux souliers contrastaient avec la pauvreté extrême du reste. De la tête pendait une queue terriblement longue. Une paire de lunettes vertes, à verres de côté, protégeaient ses yeux contre la lumière et empêchaient Bon-Bon d’en discerner la forme et la couleur. Sur toute la personne de l’étranger, il n’y avait pas apparence de chemise. Mais une cravate blanche, mince, était nouée avec un soin extrême autour du cou ; les bouts en pendaient cérémonieusement tout droits et parallèles. Cette cravate donnait à l’étranger, (quoique, j’ose le dire, sans intention aucune) l’air d’un ecclésiastique. En vérité, plusieurs autres points, soit de sa mise, soit de ses manières, auraient pu servir à confirmer cette idée. Au-dessus de son oreille gauche, il portait, comme les clercs d’aujourd’hui, un instrument pareil au stilus des anciens. De la poche de son habit, sortait un petit livre noir, garni de fermoirs en acier, et tourné, accidentellement ou non, de façon à montrer les mots Rituel catholique, imprimés en lettres blanches sur son dos. La physionomie de l’intrus était saturnine, d’une pâleur intéressante et même cadavérique. Le front était haut, ravine par les rides de la méditation. Les coins des lèvres s’abaissaient en une expression d’humilité très-soumise. Il eut aussi une façon de joindre les mains, quand il s’avança vers notre philosophe, un soupir et un regard d’une telle onction, qu’on n’aurait pu se défendre de lui faire bon accueil.

Toute trace de colère disparut de la physionomie de Bon-Bon, et, ayant terminé à sa satisfaction l’examen de l’inconnu, il lui serra cordialement la main et le conduisit à un siège.

On se tromperait cependant en attribuant le changement à vue qui s’était produit dans les dispositions du philosophe, à quelque cause commune. En vérité, Pierre Bon-Bon, d’après ce que j’ai pu apprendre sur son compte, était de tous les hommes le moins capable de s’en laisser imposer par une apparence spécieuse. Un observateur aussi exact que lui des hommes et des choses, n’avait pu manquer de découvrir du premier coup la véritable qualité du personnage qui venait réclamer son hospitalité. À ne rien dire de plus, les pieds de son visiteur étaient d’une conformation bizarre ; il maintenait légèrement sur sa tête un chapeau d’une hauteur remarquable. À la partie postérieure de ses culottes, on pouvait observer un ballonnement agité ; les oscillations subites des pans de son habit à queue étaient un fait palpable. Jugez donc avec quel sentiment de satisfaction, Bon-Bon se trouvait tout à coup mis en rapport avec un personnage pour lequel il avait le respect le plus indéfini. Mais notre philosophe était trop diplomate pour laisser échapper la moindre marque des soupçons qui l’agitaient. Il n’entrait pas dans ses vues de paraître avoir conscience de l’honneur qui lui était fait ainsi à l’improviste. Il avait l’intention de faire causer son hôte, de lui soustraire quelque importante notion d’éthique, de mettre ce renseignement dans l’ouvrage qu’il allait publier et d’en faire profiter l’humanité tout en s’immortalisant. J’ajoute que le grand âge du visiteur, ses travaux de science morale, pouvaient bien lui avoir procuré la connaissance de quelque vérité neuve.

Poussé par ces motifs profonds, le philosophe pria son hôte de s’asseoir, pendant que lui-même s’empressait de jeter quelques fagots sur le feu et de placer sur la table remise sur son pied, quelques bouteilles de champagne. Ayant rapidement achevé ces préparatifs, il tira son fauteuil en face de celui de son visiteur, s’y assit et attendit que l’autre commençât la conversation.

Mais les plans les plus habilement ourdis sont souvent déjoués quand il s’agit de les appliquer. Aux premiers mots de l’intrus, Bon-Bon tomba de son haut.

— Je vois que vous me connaissez, Bon-Bon, dit l’homme en noir, hahaha, hehehe, hihihi, hohoho, huhuhu ! Et le diable, quittant subitement son air de sainteté, ouvrit toute grande, d’oreille à oreille, sa bouche, de façon à montrer une collection de dents ébréchées, semblables à des crocs ; et rejetant sa tête en arrière, il rit longuement, haut, méchamment, insolemment. Le chien noir s’accroupissant sur son ventre fit chorus et le chat tigré, filant d’un bond et faisant le gros dos, se mit à miauler dans le coin le plus reculé de la chambre.

Le philosophe ne se permit rien de semblable. Il était trop homme du monde pour rire comme le chien ou pour hurler de peur comme son chat. Il éprouvait au surplus quelque stupéfaction à voir les lettres blanches des mots Rituel catholique sur le livre de son hôte, changer tout à coup de couleur comme de forme, et devenir les caractères rouges et flamboyants des mots Registre des condamnés. Cette circonstance surprenante donna à sa réponse un tour embarrassé qu’autrement elle n’aurait point pris.

— À vrai dire, Monsieur, dit le philosophe, à vrai dire, à parler sincèrement, je crois que vous êtes, ma parole, le… — c’est à dire que je pense, j’imagine, j’ai l’idée confuse, très-confuse de l’honneur remarquable…

— Oh, ah, oui, très-bien, interrompit Sa Majesté ; n’en dites pas davantage ; je vois ce que c’est.

Et là dessus ôtant ses lunettes vertes, il en essuya soigneusement les verres sur la manche de son habit, et les mit dans sa poche.

L’incident du livre avait étonné Bon-Bon ; mais ce qu’il vit alors le saisit bien davantage. En levant la tête, curieux de savoir quelle couleur avaient les yeux de son hôte, il découvrit qu’ils n’étaient ni noirs, ni gris, ni noisette, ni bleus, ni jaunes, ni rouges, ni d’aucune couleur céleste, terrestre ou marine. Bref, Bon-Bon s’aperçut que Sa Majesté n’avait pas trace d’yeux, ni apparence qu’elle en eût possédé à aucune époque précédente ; car à la place où ils auraient dû normalement se trouver, il n’y avait, je suis forcé de le dire, qu’un amas de chairs mortes.

Il n’était pas dans la nature du métaphysicien de garder pour lui son étonnement sur cette anomalie. La réponse que lui fit Sa Majesté fut à la fois prompte, digne et satisfaisante.

— Des yeux, mon cher Bon-Bon, des yeux, avez-vous dit ? Oh, ah, je comprends. Les sottes histoires, eh, que l’on débite sur mon compte, vous ont donné de fausses idées sur ma figure. Des yeux, vraiment ! — Les yeux, mon cher Bon-Bon, font très-bien à leur place, — c’est là le front, me direz-vous. Très-vrai ; le front d’un vermisseau. Pour vous, ces instruments d’optique sont indispensables ; et cependant, je vais vous convaincre que ma vision est plus pénétrante que la vôtre. — Voilà une chatte, une chatte que j’aperçois dans le coin, une jolie chatte. Regardez-là, observez-là bien. — Maintenant, Bon-Bon, répondez-moi ; voyez-vous les pensées, les pensées, dis-je, qui s’engendrent en ce moment sous son péricrâne ? Voilà le point. Vous ne les voyez pas. Elle songe que nous admirons la longueur de sa queue et la profondeur de son esprit. Elle vient de décider que je suis le plus distingué des ecclésiastiques et vous le plus superficiel des métaphysiciens. Vous voyez bien que je ne suis pas tout à fait aveugle. Pour des personnes de ma profession, des yeux, comme vous l’entendez, seraient un simple embarras. À chaque instant, ils risqueraient d’être crevés par quelque fer à rôtir ou quelque fourche à remuer. Pour vous, je l’accorde, ces petites machines optiques sont fort nécessaires. Tâchez d’en bien user. Moi, ma vision, c’est l’âme.

dessus Sa Majesté se servit de vin, et versant une rasade à Bon-Bon, l’engagea à boire sans se gêner et à se considérer d’ailleurs comme chez lui.

— Un bien bon livre que le vôtre, Bon-Bon, reprit Sa Majesté en frappant d’un air protecteur sur l’épaule du philosophe. Celui-ci posait son verre, après avoir suivi à la lettre les ordres de son hôte. — Un bien bon livre, sur ma parole ; c’est un livre selon mon cœur ; cependant la façon dont vous avez divisé le sujet, pourrait être retouchée. — Plusieurs de vos principes me rappellent Aristote. Ce philosophe fut un de mes amis les plus intimes. Je l’aimais autant pour son affreux caractère que pour la désinvolture avec laquelle il commettait ses bévues. Il n’y a qu’une vérité solide dans tous ses écrits, et celle-là je la lui ai soufflée par compassion pour sa sottise. Je suppose, Bon-Bon, que vous savez parfaitement à quelle divine vérité morale je fais allusion.

— Je ne saurais…

— Vraiment ? Eh mais, ce fut moi qui dis à Aristote qu’en éternuant les hommes éliminent par le nez le trop plein de leurs idées.

— Ce qui est — ici Bon-Bon eut le hoquet — indubitablement le cas.

Il se versa un second verre et offrit une prise à Sa Majesté.

— Il y avait aussi Platon, continua le visiteur en déclinant modestement la tabatière et le compliment qu’elle impliquait ; il y avait aussi Platon, pour lequel j’ai eu un temps, toute l’affection d’un ami. Vous avez fréquenté Platon, mon cher hôte ? — Ah mais non, j’oubliais ; mille excuses. — Il me rencontra à Athènes un jour, au Parthénon, et me dit qu’il ne savait comment faire, qu’il cherchait une idée depuis une éternité. Je le priai d’écrire : Ό υοῦς έστιυ αὐλός. Il me dit qu’il le ferait, et s’en alla chez lui. Moi, je partis pour les pyramides. Mais ma conscience me reprochait d’avoir révélé une vérité, même à un ami. Je me hâtai de revenir à Athènes et y arrivai au moment où mon philosophe écrivait le mot αὐλός. Donnant une chiquenaude au lambda, je le mis à l’envers, de sorte qu’aujourd’hui on lit : Ό υοῦς ἐστιυ αὐγός. C’est là, comme vous savez, la sentence fondamentale de la métaphysique platonicienne.

— Avez-vous jamais été à Rome ? demanda le philosophe en finissant la seconde bouteille de champagne et en allant chercher du chambertin.

— Une fois seulement, Bon-Bon, dit Sa Majesté parlant gravement, comme un livre. Il y eut un temps où se produisit, à Rome, une anarchie de 5 ans, pendant lesquels la République, privée de tous ses chefs, n’eut d’autres magistrats que les tribuns du peuple, qui, eux, ne possédaient légalement aucun pouvoir exécutif. À cette époque, Bon-Bon, à cette époque seulement j’ai été à Rome. Je n’ai donc eu, sur terre, aucune relation avec les philosophes latins.

— Que pensez-vous, — un hoquet — que pensez-vous, — un hoquet — d’Épicure ?

— Ce que je pense d’Épicure ? dit le diable surpris. — J’espère que vous n’avez rien à reprocher à Épicure ? Ce que je pense d’Épicure ! Est-ce à moi que vous parlez, Monsieur ? C’est moi qui suis Épicure. Je suis celui qui a écrit, du premier au dernier, les 300 traités commémorés par Diogène Laërce.

— Ça, c’est un mensonge, dit le métaphysicien auquel le vin était monté à la tête.

— Très-bien, très-bien, Monsieur, dit Sa Majesté apparemment fort flattée ; parfaitement bien.

— Ça, c’est un mensonge, répéta sentencieusement le restaurateur. Ça, — un hoquet — c’est un mensonge.

— Eh bien, eh bien, comme vous voudrez, dit le diable pacifiquement.

Et Bon-Bon ayant dit son fait à Sa Majesté, jugea à propos de terminer la seconde bouteille de chambertin.

— Comme je le disais, reprit Sa Majesté, comme je vous le faisais observer il y a quelques instants, dans le livre que vous tenez-là, Bon-Bon, certaines propositions sont bien risquées. Par exemple, que diable voulez-vous dire avec tout votre fatras sur l’âme ? Je vous en prie, Monsieur, qu’est-ce que l’âme ?

— L’âme, — un hoquet — l’âme, répondit le métaphysicien en se reportant à son manuscrit, est indubitablement…

— Non, Monsieur.

— … sans contredit.

— Non, Monsieur.

— … incontestablement.

— Non, Monsieur.

— … évidemment.

— Non, Monsieur.

— … est sans doute.

— Non, Monsieur.

— … — un hoquet —

— Non, Monsieur.

— … et sans…

— Non, Monsieur, l’âme n’est rien de pareil.

Ici le philosophe furieux se hâta d’en finir avec la troisième bouteille de chambertin.

— Alors, Monsieur, je vous prie, qu’est-ce que l’âme ?

— Ce n’est ni ça, ni ça, Monsieur Bon-Bon, répliqua sa Majesté en méditant. J’ai goûté… c’est-à-dire, j’ai connu de très-mauvaises âmes et d’autres passables. Ici, l’intrus claqua de la langue et ayant laissé tomber inconsciemment sa main sur le volume dans sa poche, fut saisi d’un violent accès d’éternûment. Il continua.

— Il y a eu l’âme de Cratinus, passable. Aristophane, une âme d’un bouquet…! Platon, exquise. — Non pas votre Platon à vous, mais Platon, le poëte comique. Votre Platon aurait mis sens dessus dessous l’estomac de Cerbère. Quelle horreur ! — Puis voyons, il y a eu Nœvius, et Andronicus, et Plaute, et Térence. Puis Lucilius et Catulus, et Naso, et Quintus Flaccus, ce cher petit Quintus, comme je l’appelai, quand il me chanta un Sæculare pour mon amusement particulier, pendant que, par pure farce, je le mettais rôtir au bout de ma fourchette. Mais ces Latins manquaient de montant. Un bon grec, bien gras, en vaut une douzaine, et ne se gâte pas, mis en conserve. On ne peut pas en dire autant des Quirites. — Goûtons votre Sauterne.

Bon-Bon s’était résigné à ne s’étonner de rien, et s’occupa d’apporter les bouteilles demandées. Il remarqua cependant un bruit curieux qui courait par la chambre, comme le frétillement d’une queue. À cela le philosophe ne fit aucune attention et, quoique Sa Majesté se conduisit d’une façon fort indécente, il se contenta de donner un coup de pied au chien, lui criant de se tenir tranquille.

L’intrus poursuivit.

— Je trouvai qu’Horace avait énormément le goût d’Aristote. — Vous savez, j’aime la variété, moi. — Quant à Térence, je n’aurais pas pu le distinguer de Ménandre. Naso à mon étonnement n’était qu’un Nicandre frelaté. Virgile me rappela fortement Théocrite, Martial me parut Archiloque, et Tite-Live était positivement Polybe et nul autre.

Bon-Bon eut le hoquet. Sa Majesté continua.

Mais si j’ai un faible, Monsieur Bon-Bon, si j’ai un faible, c’est pour les philosophes. Cependant, laissez-moi vous dire, qu’il n’est pas donné à tout diable… hum…, à tout le monde, de savoir choisir un bon philosophe. Les longs ne valent rien, et les meilleurs, si on ne les écale convenablement, sont enclins à sentir un peu le ranci, à cause de la bile.

— Si on ne les écale ?

— J’entends de leur carcasse.

— Que penseriez-vous, — un hoquet, — d’un médecin ?

— Oh ne m’en parlez pas. Pouah ! (Sa Majesté fit un haut le corps) ; je n’en ai jamais mangé qu’un, ce coquin d’Hippocrate. Il sentait l’assa fœtida, oh, oh, oh. Je m’enrhumai horriblement en le lavant dans le Styx, et après tout, il me donna le choléra morbus.

— Ce — ce — un hoquet, — ce misérable, exclama Bon-Bon, cet — avorton, — un hoquet, — de boîte à pilules.

Le philosophe essuya une larme.

— Après tout, continua le visiteur, si un bon diable… un homme comme il faut, dis-je, veut vivre, il est forcé d’avoir plus d’un talent. Chez nous une bonne mine est preuve d’aptitudes diplomatiques.

— Comment ça ?

— Nous sommes quelquefois très à court de provisions. Il faut que vous le sachiez, dans un climat aussi étouffant que le nôtre, il est rarement possible de conserver vivante une âme plus de deux ou trois heures. Et après la mort, à moins qu’on ne les marine immédiatement, — et une âme marinée ne vaut rien — elles commencent à… sentir… vous comprenez, hein ? Quand les âmes nous viennent par la voie ordinaire, il est toujours à craindre qu’elles ne soient gâtées.

— Bon Dieu — un hoquet, — mais comment faites-vous ?

Ici la lampe de fer commença à tourbillonner avec une violence redoublée, et le diable sursauta sur son fauteuil. Cependant avec un léger soupir, il reprit sa physionomie habituelle, puis dit simplement à Bon-Bon d’une voix étouffée :

— Je veux vous dire une chose, Bon-Bon : il — ne — faut — plus — jurer.

Bon-Bon voulut montrer qu’il avait parfaitement compris et qu’il acquiesçait. Il avala une nouvelle rasade, et le visiteur reprit :

— Il y a plusieurs façons de se tirer d’affaire. La plupart de nous meurent de faim. Quelques-uns se rabattent sur les âmes marinées. Pour ma part, je me les procure, vivente corpore. J’ai découvert qu’alors elles se conservent parfaitement.

— Mais le corps — un hoquet, — le corps ?

— Le corps, le corps ! Eh bien quoi, le corps ? Oh, ah, je comprends. Le corps ? Mais la transaction ne le touche en rien. De mon temps j’ai fait d’innombrables achats de ce genre, et le corps n’en a jamais souffert. Il y a eu Caïn, et Nemrod, et Néron, et Caligula, et Denys, et Pisistrate et mille autres, qui n’ont pas su à la fin de leur vie, ce que c’était d’avoir une âme. Et cependant, Monsieur, ces hommes ont fait l’ornement de la société. Eh mais, n’y a-t-il pas V. que vous connaissez aussi bien que moi ? Est-ce qu’il n’est pas en possession de toutes ses facultés mentales et corporelles ? Qui compose des épigrammes mieux acérées ? Qui raisonne avec plus d’esprit ? Tenez, j’ai le document dans ma poche.

En disant ces mots, il produisit un portefeuille de cuir rouge et en tira un certain nombre de papiers. Comme il les feuilletait, Bon-Bon y surprit des commencements de noms comme Machi, Maza, Robesp, Geor, Calig, Elisab. Sa Majesté arriva enfin à une bande étroite de parchemin et lut tout haut ce qui suit :

« En considération de certains dons spirituels inutiles à spécifier, et, en outre, de mille louis d’or, moi, âgé de 1 an et un mois, transmets par la présente au porteur tous mes droits et titres de propriété sur l’ombre, que l’on appelle mon âme.

Signé : V.

Ici Sa Majesté prononça un nom que je ne me crois pas autorisé à donner plus au long.

— Un garçon d’esprit, reprit le visiteur, mais comme vous, Monsieur Bon-Bon, il se trompait sur la nature de l’âme. Hahaha, hehehe, huhuhu, concevez-vous une ombre fricassée ?

— Une ombre — un hoquet — fricassée ! s’écria notre héros dont l’esprit s’illuminait peu à peu par les discours de Sa Majesté. Que je sois pendu — un hoquet, — si je suis un pareil — un hoquet, — benêt. — Mon âme à moi, Monsieur — un hoquet…

— Votre âme, Monsieur Bon-Bon ?

— Oui, Monsieur, — un hoquet, — mon âme est…

— Quoi, Monsieur ?

— N’est rien moins qu’une ombre, Monsieur.

— Est-ce que vous voudriez dire… ?

— Oui, Monsieur, mon âme à moi est — un hoquet, — oui, Monsieur…

— Je n’ai pas l’intention…

— Mon âme à moi est — un hoquet, — particulièrement propre à être mise — un hoquet, —

— Où, Monsieur ?

— À l’étuvée…

— Ah !

— En ragoût.

— Eh !

— En fricassée…

— Vraiment !

— À faire des beignets et des fricandeaux. Et tenez — je suis un bon garçon — je veux bien vous la céder, — un hoquet — une bonne affaire ; à bon compte. Et le philosophe tapa sur le ventre de Sa Majesté.

— Je n’y songe pas, dit celle-ci, calmement, en se levant de son fauteuil.

Le métaphysicien regardait son visiteur, les yeux écarquillés.

— Je suis pourvu pour le moment, dit Sa Majesté.

— Eh — un hoquet — eh bien !

— Je n’ai pas de fonds disponibles.

— Quoi — oi ?

— D’ailleurs, il serait peu délicat de ma part…

— Monsieur ?

— De me prévaloir.

— … un hoquet.

— De l’état dégoûtant et indigne d’un homme comme il faut, où vous vous êtes mis.

Ici le visiteur s’inclina et disparut d’une façon peu explicable. Et quand Bon-Bon tenta de lancer une bouteille à la tête du « malin, » il atteignit la fine chaîne qui pendait du plafond soutenant la lampe, — et lampe et métaphysicien roulèrent tous deux à terre.