Contes grotesques/La Découverte de Von Kempelen

Traduction par Émile Hennequin.
Contes grotesquesPaul Ollendorff éd. (p. 113-122).

LA DÉCOUVERTE DE VON KEMPELEN


Il ne viendra à l’esprit de personne qu’après la brochure détaillée et définitive de François Arago, à ne pas mentionner l’article de Silliman’s journal et le compte-rendu circonstancié du lieutenant Maury, je veuille, en faisant paraître ces quelques remarques hâtives, examiner la découverte de von Kempelen à un point de vue scientifique. Mon dessein est purement de relater ce que je sais sur Von Kempelen lui-même, (avec qui j’ai eu l’honneur, il y a quelques années, de nouer une connaissance superficielle), tous les détails qui le concernent étant forcément aujourd’hui du plus haut intérêt. Ensuite, je me propose de considérer d’une façon toute générale et spéculative les résultats de sa découverte.

Cependant, avant d’entrer dans mon sujet, il convient que je redresse une opinion devenue, à ce qu’il semble, générale, et puisée, comme d’ordinaire en pareil cas, dans les journaux. On s’imagine que la découverte de Von Kempelen, prodigieuse, je l’accorde, est de plus imprévue. En se reportant au Diaire de Sir Humphrey Davis (Cottle et Munroe, Londres ;) on verra, aux pages 53, 82 et 150 que cet illustre chimiste, non seulement en avait conçu l’idée fondamentale, mais était même parvenu à pousser assez loin l’analyse que Von Kempelen a si triomphalement menée à bonne fin. Quoique ce dernier ne fasse aucune allusion à ce fait, c’est le Diaire incontestablement (je l’affirme sans hésiter et puis le prouver au besoin,) qui l’a mis sur la voie. Je ne puis m’empêcher, quoique cela soit un peu technique, de citer à l’appui de mon dire, deux passages et une équation de Sir Humphrey Davis[1].

L’article du Courrier and Enquirer qui fait actuellement le tour de la presse et qui réclame pour M. Kissam, de Brunswick (Maine) l’honneur d’être arrivé le premier à la découverte attribuée à Von Kempelen, me paraît, — et cela pour plusieurs raisons, quoiqu’en somme, il n’y ait rien d’absolument impossible ou de tout à fait improbable dans le récit qu’on nous fait, — me paraît, je le confesse, tant soit peu apocryphe. Il est inutile d’entrer dans les détails. D’ailleurs mon opinion se fonde sur le ton même de l’article en question. Celui-ci n’a pas l’air d’être vrai. Quand on raconte des faits réels, on se donne rarement autant de peine que l’auteur de cette revendication pour préciser le jour, la date et les lieux. En outre, si M. Kissam a réellement fait sa découverte à l’époque qu’il indique, c’est-à-dire, il y a environ huit ans, comment se fait-il qu’il n’ait pas pris immédiatement toutes les mesures qui pouvaient lui en assurer les bénéfices ? Le plus parfait imbécile se serait aperçu qu’il devait en revenir d’immenses, sinon au monde entier, du moins à lui personnellement. Il me paraît tout à fait incroyable qu’un homme puisse avoir fait la découverte dont se vante M. Kissam, et avoir observé la conduite puérile et sotte que M. Kissam reconnaît avoir tenue. D’ailleurs qui est ce M. Kissam ? Est-ce que tout l’article du Courier and Enquirer ne serait pas une invention destinée simplement à faire du bruit ? Il faut confesser que tout cela ressemble énormément à un canard, et je n’y ai, pour ma part, que fort peu de foi. Si je ne savais combien les hommes de science sont faciles à mystifier, pour tout ce qui sort du domaine habituel de leurs recherches, je m’étonnerais de voir un chimiste aussi éminent que le professeur Draper discuter sérieusement les prétentions de M. Kissam, qui m’a tout l’air d’être un Monsieur Quisencroit.

Mais revenons au Diaire de Sir Humphrey Davis. — Il est hors de doute que les passages de ce livre signalés plus haut ont conduit Von Kempelen à sa découverte. Reste à savoir si cette découverte mémorable, (mémorable en tous cas) sera utile ou nuisible à l’humanité en général. Quant à Von Kempelen et à ses amis immédiats, ils en tireront assurément de gros profits, qu’ils sauront réaliser à temps, par des achats considérables de terres, de maisons et d’autres objets ayant une valeur intrinsèque.

L’article sur Von Kempelen publié dans le Home journal et reproduit, depuis, un peu partout, me paraît s’écarter en plusieurs endroits de l’original allemand dont il est la traduction, original qui a paru dans la Schnellpost de Presbourg. Le mot Viele a été évidemment mal interprété, comme cela arrive souvent, et, ce que l’on rend par chagrins, est probablement le mot Leiden qui doit être traduit « souffrances. » Cette dernière correction donne une toute autre tournure à l’article entier. Naturellement je ne fais là que des conjectures.

Quoi qu’il en soit, Von Kempelen n’est nullement un misanthrope. Du moins, il n’en a pas l’air quoiqu’il puisse l’être au fond. Mes relations avec lui furent entièrement fortuites et j’ai à peine le droit d’avancer que je le connais. Mais par le temps qui court, le fait d’avoir conversé et demeuré avec un homme qui jouit ou va jouir d’une notoriété prodigieuse, n’est pas une mince affaire.

Le Literary World, induit en erreur peut-être par le Home journal, nous présente Von Kempelen comme natif de Presbourg. Or je suis heureux de pouvoir déclarer positivement — puisque je le tiens de la bouche même de notre grand homme, — qu’il est né à Utica, dans l’état de New-York. Son père et sa mère, il est vrai, étaient originaires de Presbourg. Sa famille est apparentée, en quelque degré, au fameux Mœlzel, d’automatique mémoire[2]. De sa personne, Von Kempelen est court, gros, avec de grands yeux bleus brillants ; ses cheveux et sa moustache sont d’un blond fade ; sa bouche est grande, mais agréable ; les dents sont belles ; son nez, à ce que je crois, est romain ; il y a quelque défaut de conformation à l’un de ses pieds ; son abord est franc et toute sa manière d’être est remarquable de bonhomie. En somme, par ses dehors, ses discours, ses manières, il ressemble aussi peu à un misanthrope, que quelque homme au monde que ce soit.

Nous avons séjourné ensemble, il y a environ six ans, à Earl’s Hotel, Providence, dans le Rhode Island, et je pense avoir causé avec lui, pendant trois ou quatre heures en tout et en plusieurs fois. Ses principaux sujets de conversation étaient ceux du jour. Rien de ce qui lui échappa ne me fit soupçonner son éminence scientifique. Il quitta l’hôtel avant moi, comptant aller à New-York et de là à Brême. Ce fut dans cette dernière ville que sa grande découverte devint connue. Voilà tout ce que je puis dire sur Von Kempelen, qui vient de devenir immortel. J’ai pensé que même ces quelques détails pourraient avoir de l’intérêt pour le public.

Il est à peu près certain que la plupart des rumeurs merveilleuses, mises en circulation sur cette découverte, sont de pures fables, dignes d’autant de crédit que l’histoire de la lampe d’Aladin ; et cependant, dans un cas de ce genre, de même que pour les mines de Californie, il est clair que la vérité peut bien être plus étrange que toute fiction. Le récit suivant, tout au moins, est si bien étayé de témoignages authentiques, qu’on peut le tenir pour vrai en toute confiance.

Von Kempelen, pendant son séjour à Brême, était souvent dans la gêne. En plusieurs occasions, il avait été mis à bout d’expédients pour trouver des sommes minimes. Quand le faux tiré sur la maison Gutsmuth et Cie, causa le scandale que l’on sait, les soupçons se portèrent sur Von Kempelen, celui-ci ayant acheté tout à coup une grande maison dans la rue Gaspéritch, et refusant de révéler, quand on l’interrogea, où il avait pris l’argent nécessaire à cette acquisition. Il fut enfin arrêté ; mais rien de décisif n’ayant apparu contre lui, on le remit en liberté.

La police, cependant, surveille ses allées et ses venues. On découvrit ainsi que tous les jours, sortant de chez lui, il prenait par le même chemin, et se dérobait invariablement à ses espions dans le voisinage de ce labyrinthe de ruelles étroites et sinueuses, appelé en argot le Dondergat. Finalement, à force de persévérance, les policiers parvinrent à suivre ses traces, et le filèrent jusqu’au grenier d’une maison à sept étages située dans un cul-de-sac, nommé le Flœtsplatz. Arrivant soudainement sur lui, ils le surprirent engagé, à ce qu’ils crurent, dans ses travaux de faussaire. Son agitation fut si excessive, que les agents ne mirent pas un instant en doute sa culpabilité. Après lui avoir mis les menottes, ils fouillèrent sa chambre ou plutôt ses chambres ; car il paraît qu’il occupait tout le grenier.

Donnant dans la mansarde où Von Kempelen avait été surpris, était un réduit de dix pieds sur huit, rempli de certains appareils chimiques dont le but n’a pu encore être déterminé. Dans un coin de ce cabinet se trouvait un très-petit fourneau où brûlait un feu ardent, et, sur ce feu, une sorte de double cornue, soit deux cornues unies par une tubulure. Un de ces récipients était à peu près plein de plomb fondu ; le niveau du métal liquéfié n’atteignait pas à l’embouchure du tube mais y affleurait. L’autre cornue contenait un liquide qui à l’entrée des policiers bouillait furieusement. Les agents rapportent que Von Kempelen, se voyant pris, saisit les récipients de ses deux mains (protégées, comme on vit ensuite, par des gants asbestiques) et jeta ce qu’ils contenaient sur le sol carrelé. C’est alors qu’on lui mit les menottes. Avant de faire des recherches dans les chambres, on fouilla sa personne ; mais rien de remarquable ne fut trouvé sur lui, si ce n’est un cornet de papier qu’il avait dans la poche de son habit et qui contenait, à ce que l’on vit plus tard, un mélange en proportions presque, mais non tout à fait égales, d’antimoine et d’une substance inconnue. Pour celle-ci, tous les essais d’analyse ont échoué jusqu’à ce jour ; mais il n’est pas douteux que l’on ne réussisse bientôt.

En sortant du cabinet avec leur prisonnier, les agents passèrent dans un vestibule, où l’on ne trouva rien d’important, et de là, dans la chambre à coucher du chimiste. Ils y mirent sens dessus dessous quelques tiroirs et quelques caisses, mais ne découvrirent que des papiers sans intérêt et quelques pièces de monnaie que l’on reconnut être bonnes.

Enfin, en regardant sous le lit, ils virent une malle grande et commune, sans charnières, ni moraillon, ni serrure, le dessus gisant au hasard en travers de la partie inférieure. Essayant de tirer cette malle de dessous le lit, les agents de police se convainquirent qu’à eux trois (c’étaient des hommes vigoureux) ils ne pouvaient pas la faire mouvoir d’un pouce. Ils furent surpris de cette pesanteur, et l’un d’eux rampant sous le lit, regarda dans le coffre.

— Ce n’est pas étonnant, dit-il, si nous ne pouvons remuer cette malle. Parbleu, elle est pleine jusqu’au bord de vieux bouts de laiton !

Et plantant ses pieds contre la muraille de façon à obtenir un solide point d’appui, et poussant de toute sa force, pendant que ses compagnons tiraient de la leur, ils parvinrent ensemble, avec beaucoup de peine, à amener la malle au milieu de la chambre. Son contenu fut examiné. Le laiton dont elle était remplie se présentait sous la forme de morceaux unis variant de la grandeur d’un pois, à celle d’un dollar. Mais ils étaient irréguliers de forme quoique tous plus ou moins aplatis, semblables en somme à du métal que l’on aurait jeté fondu sur le sol, et laissé refroidir.

Aucun des policiers n’imagina que ces fragments métalliques fussent autre chose que du laiton. L’idée que c’était de l’or ne se présenta pas un instant à leur cerveau. Comment une fantaisie aussi étrange aurait-elle pu leur venir ? On peut donc concevoir leur étonnement quand le lendemain, on sut dans toute la ville de Brême que les « bouts de laiton » qu’ils avaient charriés avec tant d’insouciance jusqu’au poste de police, sans se donner la peine d’en empocher le moindre, étaient de l’or, de l’or véritable, de l’or bien plus fin que celui employé pour les monnaies, de l’or absolument pur, vierge, sans le moindre alliage appréciable.

Il est inutile que je raconte les aveux de Von Kempelen, — il en fit peu d’ailleurs, — et les détails de sa mise en liberté. Ces choses sont connues du public. Que Von Kempelen eût réalisé en théorie et en fait, sinon à la lettre, la vieille chimère de la pierre philosophale, aucune personne sensée n’a le droit d’en douter. Les opinions d’Arago sont dignes sans doute de la plus grande considération ; mais il n’est nullement infaillible, et ce qu’il dit sur le bismuth doit être pris cum grano salis. Le fait est que jusqu’à présent tout essai d’analyse a échoué. Il est probable que l’affaire en restera là tant que Von Kempelen ne voudra pas nous donner la clef de sa propre énigme. Tout ce que l’on peut affirmer c’est qu’il est possible de faire de l’or à volonté et promptement avec du plomb allié à certaines substances de genre et dans des proportions inconnues.

La spéculation s’effare, comme de juste, des résultats immédiats et derniers de cette découverte, que peu de personnes hésiteront à faire procéder de la soif d’or suscitée par la trouvaille de trésors en Californie. Et cette considération nous en suggère une autre, à savoir qu’il est peu désirable que l’on arrive jamais à analyser la poudre Von Kempelen. Beaucoup de gens déjà ont été empêchés de s’aventurer en Californie par la crainte que l’or ne baissât considérablement de prix à cause de son abondance dans les mines de ce pays, et qu’ainsi ce ne soit une spéculation hasardeuse d’aller si loin à sa recherche. Mais que penseront maintenant ceux qui sont sur le point d’émigrer, et spécialement ceux qui se trouvent déjà dans la région des mines, quand ils apprendront la découverte de Von Kempelen, découverte qui signifie en tout autant de termes que l’or, abstraction faite de sa valeur générale pour la fabrication d’objets industriels, est, ou tout au moins, sera bientôt (car on ne peut supposer que Von Kempelen puisse garder longtemps son secret) au même prix que le plomb et à un prix bien plus modique que l’argent ? Il est réellement impossible d’établir spéculativement les conséquences du nouvel état de choses. Mais s’il est rien que l’on puisse affirmer sans hésitation, c’est que cette découverte, il y a six mois, aurait exercé une influence énorme sur l’émigration en Californie.

Quant à l’Europe, les résultats les plus remarquables jusqu’à présent de la révolution économique causée par Von Kempelen, ont été une hausse de 200% sur le prix du plomb et de 25% sur celui de l’argent.

  1. Comme nous ne possédons pas les signes algébriques nécessaires, nous omettons ici une partie du manuscrit de M. Poe. On peut consulter le Diaire dans toutes les bibliothèques. Cette omission est volontaire.
    E. H.
    (Note de l’éditeur américain.)
  2. Si nous ne nous trompons, l’inventeur de l’automate joueur d’échecs s’appelait Kempelen, Von Kempelen, ou quelque chose d’approchant.
    (Note de l’éditeur américain.)