Imprimerie Bénard (3p. 64-71).


Le Grand Joseph


Joseph Bolzée, dit le Grand Joseph, était le forgeron du village. Il avait une grande barbe rousse, dont il était un peu fier, sans oser le laisser voir, et des yeux gris et ternes, où nulle lumière ne se reflétait. Il était grand, très fort et très doux, et se mouvait lentement, sans jamais se presser, quoi qu’il advînt. On disait, au village, qu’il était un peu simple, et sa femme le déclarait complètement idiot.

Du lundi matin au samedi soir, dans le clair-obscur de sa forge, le Grand Joseph tapait sur le fer rouge, réparait le soc des charrues et les dents des herses, sans s’arrêter jamais. Le dimanche, ayant enfilé une blouse propre, il allait se promener dans la plaine, tout seul, de son grand pas lourd et traînant, en songeant à des choses calmes et vagues. Il regardait les larges champs de blé ou d’avoine, et pensait avec satisfaction qu’il y avait là de quoi manger pour tout le monde, pour les hommes et pour les bêtes. Puis, quand il était fatigué de marcher, il allait voir jouer aux quilles devant le cabaret du vieux Gaspard. Jusqu’à la nuit tombante, il suivait des yeux la course monotone du boulet roulant dans la cendrée, puis rentrait pour manger et se coucher. Et il éprouvait un vague plaisir en pensant que le lendemain, dès l’aube, il se remettrait à sa besogne coutumière, dans le décor familier de sa bonne vieille forge.

Le Grand Joseph avait tout ce qu’il faut pour être parfaitement heureux.

Pourtant, à de certains jours, naissait en lui une envie vague et mal formulée, qui troublait d’un sourd malaise la quiétude de son cerveau endormi.

Pendant la belle saison, il y avait, dans un château voisin, un jeune cocher qui venait parfois à la forge pour faire ferrer ses chevaux, et qui restait là, à califourchon sur une enclume, fumant des cigarettes et bavardant sans répit en attendant ses bêtes.

Ce garçon était une espèce de génie incompris, qui racontait ses malheurs à tout le monde. Il adorait le métier d’acteur, était doué pour le théâtre comme jamais personne ne l’avait été avant lui, et, malgré tous ses efforts, n’avait jamais pu se révéler, prouver son immense talent, et entrer dans cette carrière où il était certain de conquérir rapidement la gloire et la fortune.

Les jours de pluie, quand il y avait du monde à la forge, le cocher, monté sur un vieux billot, chantait des chansonnettes comiques, des romances qui font pleurer, ou bien il récitait des monologues, en faisant de grands gestes et des grimaces bizarres. Puis il racontait des comédies et des drames qu’il avait vu jouer, et dont il connaissait par cœur des tirades entières, car en hiver, quand il habitait la ville, il allait au théâtre chaque fois que son service le lui permettait. Il disait des choses étranges et incroyables, comme on n’en voit jamais à la campagne : des hommes qui se battaient un contre dix ; des traîtres qui faisaient mourir tout le monde, et qui étaient finalement fusillés par les soldats, ou poignardés de la main d’une jeune fille ; des rois et des généraux, tout couverts de dorures, qui chantaient des choses comiques, et des hommes qui faisaient des tours, tout en haut, tout en haut, contre le plafond, dans des maisons aussi hautes que le clocher de l’église.

Le Grand Joseph ne comprenait pas toujours très bien, mais il pensait que cela devait être bien beau. Et il rêvait surtout, avec un grand trouble et un grand désir, à des choses que le cocher racontait encore, à ces troupeaux de belles femmes, trente ou quarante à la fois, qui mettaient de si petites robes qu’on voyait leurs bras et leurs jambes, et qui chantaient des chansons, toutes ensemble, ou dansaient au son de la musique, en se tenant debout sur la pointe du pied.

Au commencement, le forgeron n’avait pensé à cela que comme à des choses lointaines, inaccessibles et intangibles, ainsi que les figures qui passent dans les rêves. Puis il en vint à se dire que l’instituteur et sa femme, le gros fermier Poulette, le petit Louis, le fils Faverolle, d’autres encore, allaient bien passer des soirées à la ville, rentrant chez eux par l’express dont le sifflet aigu l’éveillait parfois, passé minuit. Et il conçut cette idée, peu à peu, que ce n’était pas une entreprise absolument irréalisable, qu’il pouvait, comme ceux de la ville, aller voir les hommes qui se battent et qui font des tours, les belles femmes qui dansent et qui chantent en laissant voir leurs jambes et leurs bras.

Mais le Grand Joseph avait des timidités insurmontables. Il parlait et agissait peu parce qu’il craignait toujours qu’on se moquât de lui. Et il sentit de suite que s’il lui était possible, en principe, de prendre le train, d’aller là-bas, au théâtre, de faire cette chose extraordinaire, c’est parce qu’il n’agirait que devant des inconnus. Mais quant à dire à sa femme, qui le racontait à tout le monde, qu’il voulait aller au théâtre, lui, le Grand Joseph, il sentit que c’était absolument impossible, qu’il n’oserait jamais faire cela, et qu’il n’y fallait plus penser. Et c’est pourquoi il y pensait toujours, mais comme on pense aux figures des rêves envolés, aux délices du paradis perdu.

Cela dura longtemps, longtemps. Puis il advint, un jour d’hiver, que la belle-sœur de Joseph, qui habitait un autre village, distant de quelques lieues, tomba gravement malade. Madame Joseph dit à son époux : « Je vais soigner ma sœur ; débrouille-toi comme tu pourras. » Elle partit, et le Grand Joseph resta seul. Trois jours de solitude et de réflexions profondes lui suffirent pour comprendre qu’il était enfin son maître, libre d’aller où bon lui semblait, sans rendre de comptes à personne. Il sentit que cette occasion inespérée de réaliser son rêve ne se représenterait peut-être jamais plus, et qu’il fallait la saisir au bond. Il hésita encore deux jours, craignant un retour inopiné de sa femme. Puis, une lettre lui ayant appris que sa belle-sœur allait toujours très mal, et qu’il devait continuer à se débrouiller tout seul, il prit une résolution brusque, comme un homme qui va se pendre, trois quarts d’heure avant le passage du train. Dans une véritable ivresse, qui le faisait agir presque aussi vite que les autres hommes, il ferma la forge, se débarbouilla, vainquit en moins de dix minutes les résistances d’un faux-col obstiné, enfila sa blouse neuve, mit de l’argent dans sa poche, et prit le chemin de la gare.

Le Grand Joseph était en face du théâtre, sain et sauf, pensant avec une joie intense que jamais personne ne voudrait croire une chose pareille.

Le cocher lui avait dit qu’on délivrait les billets d’entrée par un trou percé dans la muraille. Il fit le tour de l’édifice, découvrit le trou qu’il cherchait, et s’approcha en murmurant : « Une place, s’il vous plaît, monsieur. » Puis il vit que c’était une dame qui était à l’intérieur du trou. « Quelle place ? » demanda la préposée. Le Grand Joseph n’en savait rien. Mais il se rappela qu’aux dires du cocher, il y en avait pour toutes les bourses, et répondit à tout hasard : « Dans les prix de deux francs… »

Muni d’un billet portant ces mots : « Loge de troisième rang », il gagna l’entrée, fut arrêté par un monsieur qui lui prit son papier des mains, en déchira un morceau, puis lui rendit le reste. Et comme le Grand Joseph ne bougeait pas, l’employé, d’un geste vague, montra quatre portes qui s’ouvraient derrière lui, en murmurant : « En haut, par là… »

Pendant que le forgeron hésitait, indécis, deux hommes passèrent, ouvrirent une des portes et disparurent sur les marches d’un escalier tournant. Joseph fit cette réflexion que l’escalier était évidemment le bon et le seul chemin pour arriver en haut, et monta à la suite des deux autres, en pensant, tout joyeux, que ces choses-là sont bien moins difficiles qu’on se le figure. Il grimpa longtemps, longtemps, plus haut qu’il n’était jamais monté, s’étonnant de cet escalier qui ne finissait pas, de ces nombreux paliers où ne s’ouvrait aucune porte.

Enfin, il perçut le son d’une musique, arriva au dernier étage, vit, par une baie largement ouverte, des silhouettes noires se découpant sur un fond d’aveuglante clarté, et fut arrêté par un homme qui lui demanda : « Votre billet ? » Le Grand Joseph tendit son bout de papier.

— Mais vous n’y êtes pas, mon vieux ! s’exclama l’employé. C’est l’amphithéâtre, ici. Faut redescendre jusqu’en bas et prendre la seconde porte à droite.

L’autre pensa qu’il se serait fort bien contenté de rester là. Mais il n’en osa rien dire, redescendit les innombrables marches, prit la seconde porte à droite, monta quelques degrés, et se trouva dans un couloir peint en rouge. Des messieurs, vêtus comme des garçons de café, causaient avec des dames en robes claires, dont le décolletage fit intensément rougir le Grand Joseph, tout en lui donnant un avant-goût des délices espérées. Une autre dame, vêtue de noir, celle-là, avec un petit bonnet blanc et rose sur la tête, somnolait dans un coin, devant des rangées de par-dessus.

Avec une hardiesse qui l’étonna lui-même, le forgeron s’approcha d’un des messieurs, tendit son billet, et demanda à voix basse : « C’est-y bien ici ? » La plus jeune des dames étouffa un léger rire, mais le monsieur, très poliment, prit Joseph par la manche de sa blouse, et le poussa dans un étroit boyau qui se perdait dans l’obscurité, en disant : « Droit devant vous, la porte au fond. » Et le forgeron s’engagea dans le couloir sombre, tandis que des rires perlés fusaient derrière lui.

Sur la porte du fond, une grande pancarte portait ces mots : « Entrée interdite ». Joseph frappa, néanmoins, puisque le monsieur lui avait dit que c’était par là. Il frappa longtemps, à petits coups pour commencer, puis plus fort, peu à peu. Enfin, la porte s’entr’ouvrit, et une tête parut, une tête affreuse, peinte de taches rouges et de lignes bleues, sommée d’une chevelure invraisemblablement rousse. Le Grand Joseph tendit son billet en répétant « C’est-y bien ici ? » « C’est la scène, ici, espèce d’imbécile ! » dit une voix furieuse. « Pourtant, insista le forgeron, c’est un monsieur qui m’a dit… » Mais l’autre ne le laissa pas finir. Un mot vibra, dans le couloir silencieux, un mot qui porte bonheur, paraît-il, et qui devient héroïque sur les champs de bataille. Puis la porte se referma violemment.

Alors, un calvaire douloureux commença pour le pauvre Joseph, abruti et désemparé. Il ouvrit des portes donnant sur des précipices où plongeaient les montants d’une échelle de fer. Il enfila des corridors qui ne conduisaient nulle part. Il demanda son chemin à des gens qui lui rirent au nez, à d’autres qui le mirent encore sur la mauvaise route quand il était sur la bonne. Il monta des escaliers, en descendit d’autres, faillit toucher au but en parvenant au couloir des troisièmes loges de gauche, apprit qu’il devait aller à droite, crut qu’il fallait redescendre pour faire le tour, et ne revit jamais ces inaccessibles loges de troisième rang.

Il erra longtemps, longtemps, au hasard, n’osant plus rien demander à personne, par les couloirs et les escaliers déserts, aux sons d’une musique lointaine qui lui arrivait par bouffées. Finalement, au bout d’un escalier qu’il descendait, il se heurta à une porte, l’ouvrit, et se trouva dans une rue déserte, dont le pavé luisait, mouillé par une pluie fine et glacée. Alors, il comprit que c’était fini, bien fini, qu’il n’était pas assez malin pour aller au théâtre, et que ce plaisir était réservé à d’autres que lui. Calme et résigné, un peu satisfait au fond d’être au bout de l’aventure, il gagna la gare et attendit paisiblement, durant deux heures, sur un banc de la salle d’attente, le train qui devait le reconduire au village.

Et, depuis lors, le Grand Joseph n’est plus jamais allé au théâtre. Il écoute tranquillement les histoires merveilleuses du petit cocher, sans cesser de taper sur le fer rouge. Puis, quand l’autre a fini, il donne un grand coup de marteau, regarde sur le mur noir des choses qu’il est seul à voir, des choses qu’on ne sait pas, que personne ne saura jamais, et il murmure doucement :

— J’dis pas non… J’dis pas non… Mais faut être trop subtil, dans ces affaires-là…


Séparateur