Imprimerie Bénard (3p. 72-79).


Le voyage
de Jef Van Willebroeck


Jef Van Willebroeck était un homme heureux, et pour cause. D’abord il était Bruxellois, ce qui n’est pas donné à tout le monde. Ensuite, il possédait au numéro 233 de la chaussée d’Etterbeek, le plus charmant estaminet qui se pût voir. C’était, du moins l’opinion de son propriétaire. Il y avait un grand comptoir dont le zinc luisait comme de l’argent, avec un immense bassin à rafraîchir dont le cuivre étincelait comme de l’or. Il y avait de jolis dessins tracés avec du sable blanc, autour des tables, sur le dallage que Madame Van Willebroeck et la servante récuraient tous les matins, à grand renfort de seaux d’eau, de brosses en chiendent et de « loques à reloqueter ». Il y avait dans la cave, de grands tonneaux de faro et de lambic, avec de vieux cruchons de genièvre. Et derrière l’estaminet, il y avait un tir à l’arbalète où les membres de la « Chocheteie » venaient s’exercer tous les jeudis.

Le commerce marchait bien, les clients étaient de joyeux lurons et ils commandaient bien rarement une tournée sans ajouter : « Hé bien, Jef ! Est-ce que vous n’allez pas profiteie sur un verre avec nous autres ? » Et Jef s’enfilait de grands verres de faro ou de lambic, et de temps à autre un petit verre de genièvre, pour faire couler la bière. Cela lui faisait double plaisir, puisqu’il buvait à l’œil et faisait du même coup marcher le commerce. Ah ! c’était un homme heureux que Jef Van Willebroeck !

Et pourtant, une chose manquait à son bonheur : Il avait envie de voir Paris.

Ce n’était pas qu’il s’en fît une idée exagérée. Il en connaissait même tous les défauts. Il savait qu’on y est bien moins tranquille que lorsqu’on a le bonheur d’habiter la chaussée d’Etterbeek, qu’on y risque à chaque pas d’être écrasé par des voitures qui font un bruit assourdissant, et que, chose terrible, on n’y trouve ni faro ni lambic, ni même un pauvre petit verre de véritable brune, ce qui prouve, entre parenthèses, que ces fransquillons ne savent pas ce qui est bon.

Mais malgré tout, il avait envie de voir Paris. C’était son idée comme ça.

Et puis, il y avait là-bas son plus cher ami d’enfance, le compagnon de toute sa jeunesse, l’ébéniste Franz Wevelghem, qui était parti pour huit jours, en train de plaisir, il y avait plus de quinze ans, avait trouvé de l’ouvrage au faubourg Saint-Antoine, et n’avait jamais remis les pieds à Bruxelles, l’ingrat !

Jef s’était juré qu’il ne mourrait pas sans revoir son vieil ami Franz, et sans juger par lui-même si ce fameux Paris avait réellement tant de supériorité sur la chaussée d’Etterbeek. Il hésita pendant des années, tant on lui disait de mal de la bière qu’on vendait là-bas, et Madame Van Willebroeck, comptant bien que cette seule pensée suffirait à le retenir, souriait doucement quand il parlait de ses grands projets de voyage. Aussi fut-elle stupéfaite le jour où, rentrant de la ville, où il était allé faire des courses, il jeta un bout de carton sur le comptoir, en disant d’un air victorieux : « Regardeie une fois quoi est-ce que c’est qu’ça ! »

C’était un billet de troisième classe, Bruxelles-Paris et retour, pour un train de plaisir organisé à l’occasion des fêtes du 14 juillet. Une heure plus tard, toutes les commères de la chaussée répétaient, en faisant de grands yeux et de grands gestes : « Ça est quand même une hardie, Madame Willebroeck, qu’elle laisse partir son homme si loin ! »

Et Jef partit comme il l’avait annoncé, courageusement, malgré la perspective angoissante de passer cinq grands jours sans boire un verre de bière digne de ce nom. Mieux encore, il partit seul, car il dédaignait infiniment les gens du centre de la ville, qui ne sont pas de véritables Bruxellois, comme chacun sait, mais des êtres ridicules qui s’efforcent de « fransquillonner », de « jouer parisien ». Quant aux camarades de la chaussée, il n’y fallait pas songer. Aller à Paris ! Il n’y avait que ce Jef pour avoir des idées pareilles !

Il partit donc, muni d’une bonne somme calculée par Madame Van Willebroeck elle-même, de quoi s’amuser sans faire de bêtises. Il emportait aussi, pour le voyage, quelques « pistolets fourrés », ce que les Français nomment en anglais des sandwichs, et une demi-douzaine d’œufs durs. Puis (chut ! il n’en faut rien dire, à cause des douaniers), sous son gilet, dans des poches cousues la veille par sa femme, Jet avait glissé deux grandes bouteilles plates, tenant chacune plus d’un demi-litre, et pleines jusqu’au goulot de son meilleur genièvre. N’allez pas croire qu’il emportât cela pour lui. Ah mais non ! C’était pour le camarade, pour ce pauvre Franz Wevelghem, qui devait tant regretter, là-bas, la bonne bière et le délicieux genièvre du pays natal, et à qui il allait faire une si bonne surprise, en tombant chez lui à l’improviste. Il eût sans doute mieux aimé de la bière, de la vraie, ce pauvre exilé. Mais le faro et le lambic sont des boissons délicates, qui ne valent plus rien dès qu’elles ont été remuées ou échauffées. Franz le savait mieux que personne, le pauvre, et il n’était pas homme à commettre cette formidable hérésie : demander qu’on lui apportât de la bière.

Quand Jef arriva à la gare, le train de plaisir était déjà bondé, et notre homme eut grand’peine à trouver place. Rien que des gens du centre de la ville, bien entendu, des poseurs qui disent un hareng-saur en parlant d’un « boustrinck », et un fiacre pour désigner une « vigilante ». Jef se renfrogna dans son coin, sans essayer de lier conversation avec personne. Pour passer le temps, il commença de suite à manger les « pistolets » fourrés de jambon. Puis il se tourna les pouces. Puis il eut soif.

Cette constatation l’effraya, lui qui n’avait jamais eu soif de sa vie, lui qui avait toujours à portée de sa main la grande pompe en cuivre d’où coulait un si joli jet de bière fraîche et savoureuse. Il avait soif ! Et on était à peine parti, et il devait encore aller des heures comme ça ! Situation terrible et digne de pitié.

Jef lutta un grand quart d’heure. Puis, bien entendu, il fit cette réflexion : « Franz ne m’en voudra pas si l’une des bouteilles n’est pas tout à fait aussi pleine que l’autre. C’est un si bon camarade ! » Et, glissant sa main sous son gilet, il en tira un des flacons, le déboucha, et but à même une longue gorgée.

Quand le genièvre n’est pas très frais, il est moins bon, mais grise plus vite et ne désaltère guère. Au contact de sa vaste poitrine, celui de Jef était devenu tiède, mais le pauvre homme avait trop soif pour s’arrêter à cela. Aussi, la première lampée ne l’ayant guère rafraîchi, il en but une seconde, puis une troisième, si bien que la bouteille se trouva à moitié vidée, et que jef fit cette nouvelle réflexion : « je ne peuie pas présenteie ça à un camarade. Je boirai la boutèle tout entière, et je dirai comme ça à Franz que je n’avais apporté qu’une. » Une demi-heure plus tard, la bouteille était vide, et Jef avait plus soif que jamais.

Il lutta pendant une heure, héroïquement, contre le désir d’entamer la seconde. Mais la soif devenait toujours plus forte, et la première bouteille, commençant à produire son effet, rendait l’autre plus tentante, comme il arrive toujours. Si bien que quand le train stoppa à la douane, Jef se trouvait en règle avec elle, et n’avait rien à déclarer, l’alcool contenu dans les estomacs ne payant point de droits. Il en conçut une vive admiration pour la malice dont il avait fait preuve, bien que n’ayant pas d’abord pensé à cela. Il crut devoir confier à son voisin de droite, en grand mystère, que ce pauvre vieux Franz allait être bien attrapé. Le voisin n’ayant pas répondu, mais s’étant retiré avec une moue singulière, Jef se rejeta sur sa voisine d’en face, une petite bonne femme en chapeau rouge, et lui proposa de parier pour un « demi-franc » qu’il allait descendre du train en pleine marche, et le suivre à la course jusqu’à Paris. La voisine grommela quelques mots inintelligibles, puis Jef crut voir soudain qu’il y avait deux petites bonnes femmes en chapeau rouge, puis qu’il n’y en avait plus qu’une, puis qu’il y en avait trois. Ensuite, tous les voyageurs du wagon se mirent à tourner tellement vite, que Jef fut obligé de fermer les yeux, et qu’il les pria, en termes énergiques et même menaçants, de se tenir tranquilles. Puis il songea que son matelas devenait bien dur depuis quelque temps, qu’on y était vraiment mal couché, et qu’il faudrait le faire réparer par le voisin Jan Van Diepenbeeck. Puis il ne pensa plus à rien.

Une main le tira par le bras, tandis qu’on criait à son oreille. « Paris ! Tout le monde descend ! » Il descendit, sans savoir, sans se rendre compte. Un homme lui demanda son billet. Il le donna, et l’autre lui en rendit la moitié, que Jef serra dans ses gros doigts, machinalement. Il fit quelques pas, vit un banc, pensa que c’est bien agréable de trouver un banc quand on est fatigué, s’assit, et se rendormit aussitôt.

Combien de temps passa-t-il ainsi ? Personne n’en a jamais rien su. Un employé de la gare remarqua cet homme endormi, et le secoua en disant : « Hé, l’homme ! Vous ne pouvez rester là ! » Jef ouvrit un œil, murmura : « Je dors ! » et se remit à ronfler. « Il faut rentrer chez vous ; on ne dort pas ici ! » reprit l’employé. « Je dors ! » répéta Jef. « Où demeurez-vous ? » demanda l’autre. Et Jef, pour avoir la paix, répondit, sans même soulever ses paupières : « Chaussée d’Etterbeek, 233. »

L’employé se trouva fort embarrassé. Mais deux voyageurs, qui avaient suivi cette scène avec curiosité, s’approchèrent, et l’un dit à l’autre : « Ça est un Brusseler de la chaussée d’Etterbeek. On peut pas le laisseie ainsi. » — « Si on serait sûr qu’il est pour partir, proposa le second, on saurait le prendre avec nous-autres. » Jef n’avait pas lâché son billet de retour, dont un coin passait entre ses doigts. Son compatriote le tira, sans que le pochard parût s’en apercevoir.

— Il est pour partir ! s’exclama le Bruxellois. S’il est pour partir maintenant, ça est un devoir qu’on le prend avec. S’il est pour partir un autre jour, ça sera une fameuse zwanze qu’on le prend avec tout le même !

La zwanze est la blague brabançonne, l’énorme blague, copieuse, et pas toujours très délicate, dont on rit encore après des années. Un vrai Bruxellois ne résiste guère à ce mot. Aussi les deux compères déclarèrent-ils à l’employé :

— Tu ne dois pas faire de la peine à ce galliard, monsieur. Il va retourneie avec nous-autres, et on soignera pour qu’il joue pas le fou en route.

L’employé, fervent étouffeur de perroquets, avait un faible pour les poivrots. Il sourit, haussa les épaules, et s’éloigna comme s’il n’avait rien vu. Jef fut hissé dans un wagon, et ne fit qu’un somme jusqu’à Bruxelles, tandis que ses compagnons s’envoyaient mutuellement de vigoureuses claques sur les cuisses, en répétant sans se lasser : « S’il était pour partir aujourd’hui, ça est un devoir. S’il était pas pour partir, ça est une fameuse zwanze ! » Jef ronflait toujours.

À Bruxelles, il cessa de ronfler un instant, mais sans ouvrir les yeux, sans se rendre compte de rien, pour faire quelques pas, soutenu à droite et à gauche, porté plutôt, jusqu’au fiacre où il se remit à ronfler. Puis les deux compères crièrent au cocher : « Chaussée d’Etterbeek, 233 ! » et ils regardèrent la voiture s’éloigner en répétant une vingtaine de fois au plus : « Si sa femme elle ne l’attend pas, ça sera tout le même une fameuse zwanze ! » Puis ils allèrent se coucher.

Quand Madame Van Willebroeck entendit sonner à sa porte, en pleine nuit, elle pensa d’abord que le feu était à la maison, et poussa quelques cris perçants. Puis elle mit le nez à la fenêtre, vit une voiture, enfila un jupon, descendit en toute hâte, et fut stupéfaite en trouvant dans un fiacre, à sa porte, celui qu’elle croyait si loin. À toutes les questions qu’elle lui posa, il répondit sans ouvrir les yeux : « Chaussée d’Etterbeek, 233 ! » Il fut impossible de lui faire dire autre chose, et il fallut l’aide de la servante pour le déshabiller et le mettre au lit.

Le lendemain il s’éveilla à midi, et refusa d’abord d’admettre qu’il fût parti pour Paris. Ayant rassemblé ses souvenirs, il finit par reconnaître avoir pris le train au départ. Mais il ajouta : « Je suis parti, ça est sûr. Mais je suis encore plus sûr que je ne suis pas revenu, malgré que je suis ici. » On ne put rien en tirer d’autre, puisque, ne se souvenant de rien, il n’avait rien à dire. Et personne n’a jamais su jusqu’à quel point Jef Van Willebroeck était allé à Paris, ni comment il en était revenu.

Au fond, il est très fier d’avoir été le héros d’une aventure aussi extraordinaire, et, sentant bien qu’il n’aurait jamais eu la force de passer cinq jours sans boire un seul verre de faro ou de lambic, il n’a jamais essayé de retourner là-bas, et se contente de raconter à qui veut l’entendre dans quelles conditions étranges il y est allé.

Si vous passez un jour par la chaussée d’Etterbeek, n’essayez pas de vous vanter de vos lointains voyages. On hausserait les épaules en répondant :

— Weie, weie… tu peuie avoir éteie oùsque tu veuie, tu n’as jamais fait un voyage comme celui de Jef Van Willebroeck à Paris !


FIN.