Imprimerie Bénard (3p. 59-63).


Professeur
de prononciation


— Tant pis pour le public, décida Mouchavin, et tant pis pour les directeurs ! Ils n’ont que les artistes qu’ils méritent ! Moi, je lâche l’art dramatique !

Ça devenait dégoûtant, à la fin ! Un artiste comme lui, ayant du feu, du tempérament, capable de jouer d’une façon personnelle et supérieure tous les grands rôles du répertoire, on ne lui avait jamais distribué, depuis cinq ans qu’il faisait du théâtre, un seul rôle de plus de vingt lignes. Il en avait assez ! Tant pis pour le public ! Et tant pis pour les directeurs !

Ayant pris cette décision irrévocable, Mouchavin commanda :

— Garçon ! une remôminette, et les journaux !

Puis, déserteur de l’art dramatique à la recherche d’une position sociale, il commença la lecture des annonces, à la rubrique « Offres d’emplois ».

Il lisait depuis quelque temps, avec des moues méprisantes, des haussements d’épaules dédaigneux, car vous comprenez qu’un homme comme lui n’allait pas accepter n’importe quelle place, quand ces lignes le firent tomber en arrêt :

On cherche monsieur distingué, de préférence ancien artiste dramatique, pour enseigner la prononciation française et la diction. S’adresser à l’Institution Pompelard, rue…, n°…

À mesure qu’il lisait, un large sourire éclairait la figure de Mouchavin.

— C’est çà ! pensait-il. C’est tout à fait çà ! Professeur ! Ç’a toujours été mon rêve ! J’ai déjà la pelure de l’emploi : une redingote presque neuve. Il ne me manque plus que les palmes académiques. Mais çà, ce n’est pas difficile à se procurer. Et je suis l’homme qu’il faut ! Pour la prononciation et la diction, il n’y en a pas un à me faire la pige ; quant à la chose d’être distingué, je me les enfonce tous quelque part, n… de D… ! C’est décidé, je deviens professeur !

Et comme son camarade Eugène entrait justement au café, Mouchavin lui cria :

— Tu veux savoir une fameuse nouvelle, mon vieux ? Je quitte le théâtre ! Je lâche l’art dramatique ! J’entre à l’Institution Pompelard comme professeur de prononciation française et de diction !

Eugène fit entendre un clappement de lèvres admiratif. Puis, s’asseyant devant le nouveau membre du corps enseignant, il posa la conclusion obligatoire :

— Qu’est-ce que tu vas m’offrir pour ça ?


* * *


Quelques heures plus tard, Mouchavin faisait un petit tour, car il éprouvait vivement le besoin de prendre l’air. Il allait au hasard, sans savoir où, ça lui était bien égal. Mais, sans doute pour allonger sa promenade, il la faisait en zigzag, d’un bord à l’autre des trottoirs. Les passants le regardaient d’un air amusé, dont le futur professeur de prononciation ne s’apercevait même pas, car il avait bien assez à faire de suivre le fil de ses pensées, qui bouillonnaient dans son crâne avec une rapidité et une violence inaccoutumées. Il pensait, ce bon Mouchavin :

— Il fait chaud !… J’ai soif !… Sacré Eugène ! Jamais le rond ! Faut toujours payer tout, avec lui… Vingt-six môminettes à la douloureuse… M’en fiche, je vais avoir de bons appointements… Et puis les palmes, que je vais avoir… J’irai les montrer à l’administrateur de la Comédie-Française, et je lui dirai : « Voilà l’homme que vous avez dédaigne ! »… Fait chaud… J’ai soif… Sacré Eugène… Quelle drôle de rue ; je ne la connais pas… M’en fiche, je vais avoir les palmes… Paris est grand… Tant pis pour les artistes, ils n’ont que… Non, zut !… Tant pis pour les directeurs, ils n’ont que les artistes qu’ils méritent… J’ai soif, c’est parce qu’il fait chaud… Sacré Eugène !… Il n’aura pas les palmes, lui… Tiens, tiens, tiens !… Institu… Institution Pompelard… Chouette ! Ma nouvelle usine ! Me voilà tout rendu, ça m’épargne une course !

M. Pompelard était très occupé à rédiger une éloquente proclamation « aux pères de famille soucieux d’assurer à leurs fils les inappréciables avantages d’une éducation soignée, » quand on frappa à la porte de son bureau. « Entrez ! » cria-t-il. La porte s’ouvrit brusquement, et Mouchavin entra avec tant de précipitation, qu’il faillit s’étaler sur la tablette du bureau. Sans doute, ce visiteur s’était pris le pied dans le tapis, et M. Pompelard eut presque l’air de s’en excuser, tant fut amène le ton dont il demanda :

— À quoi dois-je, monsieur, l’honneur de votre visite ?

Le grand air n’avait pas fait à Mouchavin tout le bien qu’il en attendait. Il avait un cheveu sur la langue, et un fameux, car il répondit en ces termes :

— Jzuilbrovzeurdbroonzazion…

M. Pompelard eut un mouvement de surprise. Puis il pensa que le visiteur était sans doute un père de famille étranger, soucieux d’assurer à ses fils les inappréciables avantages d’une éducation soignée, et il déclara avec une politesse exquise :

— Je vous demande mille pardons, cher monsieur. Mes professeurs enseignent à la perfection toutes les langues ayant cours en Europe. Mais, personnellement, je n’entends que notre belle langue française, et si vous l’ignorez pour votre part, je crois que nous ferons bien de recourir aux bons offices d’un interprète.

Mouchavin secoua énergiquement la tête.

— Yababzoin, déclara-t-il, yababzoin… Jsuiçuiquioufaut… Jzuilbrovzeurdbroonzazion… heu… eddic… heu… eddiction…

M. Pompelard écarquilla les sourcils, puis les fronça. Il avait failli comprendre. Il était très vif, M. Pompelard, très vif et très vigoureux. C’est pourquoi, quittant son fauteuil, il vint se camper à deux pas de son interlocuteur, et lui demanda d’un ton sévère :

— Voulez-vous répéter, monsieur, ce que vous venez de dire ?

C’est bien le moins qu’on puisse faire pour un homme qui va vous payer de bons appointements et vous procurer les palmes académiques. Gentiment, Mouchavin répéta :

— Jzuilbrovzeurdbroonzazion… heu… eddicdic… heu… eddiction.

Un formidable cyclone dut s’abattre à ce moment sur la ville de Paris. Sans que sa volonté y eût la moindre part, Mouchavin pirouetta rapidement sur lui-même, un choc puissant ébranla la partie la moins décharnée de son maigre individu, et il eut la sensation très nette d’être projeté, à une vitesse terrible, hors de la gueule d’un obusier.

Une seconde plus tard, il constata, de façon irrécusable, que les tapis d’escalier, à l’Institution Pompelard, étaient faits d’une matière dure et rugueuse, avec laquelle le nez d’un ex-artiste dramatique ne pouvait entrer violemment en contact sans de graves inconvénients. Étendu sur le ventre, il entendit une voix grave et sévère qui proférait derrière lui :

— Je n’admets pas, monsieur, que l’on vienne se moquer de moi dans ma propre demeure.

Puis une porte se referma avec fracas.

* * *

Et voilà pourquoi les directeurs possèdent encore, outre les artistes qu’ils méritent, un artiste qu’ils ne méritent pas.

Pour le moment, Mouchavin joue les deux jambes de l’éléphant, côté pile, dans la grande féerie du cirque Pognèkoff.


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