Imprimerie Bénard (2p. 11-16).


La Canne


C’était une très belle canne. Elle avait une crosse en or, et était d’un bois si rare, que le marchand lui-même en ignorait le nom. Le petit vicomte ne l’avait pas payée moins de quinze louis.

Liline d’Ajonc, sa maîtresse, déclara :

— Tu as l’air idiot, avec cette canne.

— Vraiment ? Quand je l’ai achetée, tu la trouvais très jolie.

— Je te dis qu’elle te donne l’air idiot. Ce n’est pas une canne d’homme du monde, elle est trop voyante, c’est une canne de scène, pour un acteur. Demande plutôt à Merlouis, qui est du métier.

— Il est de fait que ce n’est même pas une canne de jeune premier, mais plutôt de comique jeune, opina Merlouis, qui joue précisément les comiques jeunes.

— Tu vois, reprit Liline. Et puis, c’est bien simple, je te défends de porter cette horreur quand tu sortiras avec moi. Fais-en ce que tu voudras, fiche-la par la fenêtre, ou donne-la à un camarade qui n’a pas une fortune aussi dégoûtante que la tienne. Mais je ne veux plus te voir avec ça dans les mains.

Le petit vicomte eut une brillante inspiration.

— Mon cher ami, dit-il à Merlouis, puisque Liline me défend de porter cette canne, et qu’elle ne convient que pour le théâtre, faites-moi le plaisir de l’accepter.

— J’ veux bien, répondit l’autre avec une noble simplicité.

Il faut vous dire que Merlouis est l’amant de Liline d’Ajonc, tout comme le petit vicomte, quoique plus discrètement ; et qu’ayant envie depuis la veille de posséder cette canne, il n’avait pas cru devoir cacher son désir à Liline.

Le soir même, le comique jeune était dans sa loge, en train de se maquiller pour le deux, quand Chichette vint lui conter, en pleurant, qu’elle avait le plus grand besoin de trois louis, et ne savait où en trouver le premier sou. Chichette a été jadis la maîtresse de Merlouis, et elle l’est encore par-ci par-là. Or, ce brave garçon a le cœur sur la main et ne peut voir pleurer les femmes.

— Attends-moi là, dit-il, je reviens.

Il prit sa belle canne et alla la vendre à Jartès, le jeune premier, qui lui en donna cinq louis.

Par un hasard qui ne surprendra pas trop ceux qui connaissent Liline d’Ajonc, Jartès est aussi, par-ci par-là, l’amant de cette jolie femme. Mais c’est beaucoup moins connu que pour les deux autres, car il doit prendre des précautions à cause de la grande Lolotte, qui est jalouse au point de le battre comme plâtre chaque fois qu’elle soupçonne une infidélité.

Mais ce soir-là, comme tous les mercredis, Lolotte était allée voir sa vieille tante à Rouen, une vieille tante dont on parle beaucoup au théâtre, parce que chacun sait qu’elle commande un régiment d’infanterie. C’est pourquoi le petit vicomte, ayant par mégarde soufflé la fumée de sa cigarette au nez de Mouche, le chien de Liline d’Ajonc, eut à subir une scène de reproches terribles, et dut aller achever sa soirée au cercle, sans que la maîtresse ni le chien eussent daigné agréer ses excuses.

Quand Jartès entra chez Liline, une demi-heure plus tard, et lui fit admirer sa nouvelle canne, la blonde enfant rit beaucoup en apprenant qu’il l’avait achetée à Merlouis, mais refusa de lui dire pourquoi elle riait.

Le lendemain matin, vers onze heures, le vicomte vint renouveler ses excuses, qui furent enfin acceptées. Après quoi, il dit d’un air prodigieusement fin, à l’instant précis où Jartès s’en allait par le cabinet de toilette et l’escalier de service :

— Merlouis est déjà venu ici aujourd’hui.

— Pourquoi dis-tu cela ? interrogea Liline, à qui de nombreuses expériences ont démontré qu’il est imprudent de répondre trop vite d’irréparables oui ou non.

— Parce que je vois dans ce coin la canne que je lui ai donnée hier ! répondit victorieusement le vicomte.

— C’est vrai, mon loup ! Il est venu m’apporter une chanson que je lui avais demandée, et il aura oublié sa canne en s’en allant… Voyez-vous ce gros loup chéri qui fait son petit Sherlock Holmès ! On ne peut rien lui cacher, à ce gros loup !

Et elle embrassa le gros loup une dizaine de fois, impétueusement.

Après le déjeuner, le petit vicomte déclara :

— Merlouis répète à deux heures. Je passe devant son théâtre, je vais lui reporter sa canne.

Car ce jeune homme est très fier d’entrer dans les théâtres aux heures où il n’y fait pas amusant.

— Agis comme tu voudras, répondit Liline, qui ne redoute pas les complications quand Merlouis en est.

Le petit vicomte fit comme il avait dit. L’acteur, en recevant la canne, déclara d’un ton sec :

— Vous êtes bien gourde de vous déranger pour ça. J’allais la faire prendre par le chasseur du théâtre. De nombreuses expériences ont démontré à Merlouis qu’il est prudent de ne s’étonner de rien, et que le plus simple est d’avoir toujours l’air d’être renseigné.

Le soir, Liline eut envie de souper au restaurant. Elle téléphona à Merlouis de venir la retrouver au café de Paris, après la représentation. Il arriva, maniant avec fierté la belle canne à crosse d’or, qu’il n’avait pas osé rendre à Jartès avant plus ample informé. On soupa, mais quand il s’agit de régler l’addition, Liline s’exclama :

— Elle est bien bonne ! J’ai oublié ma bourse ! Tu n’as pas quelques louis sur toi ?

À cette supposition invraisemblable, inouïe, Merlouis la regarda d’un air si effaré, si piteux, qu’elle en rit aux éclats pendant deux grandes minutes.

— Bah ! dit-elle, laissons cette canne en gage. Tu viendras la reprendre demain.

Et ils allèrent se coucher.

Une demi-heure plus tard, le petit vicomte entra au café de Paris avec quelques camarades, et vit entre les mains du gérant, qui la faisait estimer par un consommateur, une superbe canne à crosse d’or.

— C’est un peu raide ! dit-il. De qui tenez-vous cette canne ?

L’autre conta l’histoire :

— Un monsieur, après avoir soupé avec une jolie femme, lui avait laissé cela en gage, faute d’argent.

— Petit, ventripotent, glabre et rigoleur, le monsieur ? demanda le vicomte… Oui, c’est bien ça, c’est bien mon homme ! Sacré Merlouis, je lui offre une canne, et il la perd deux fois en vingt-quatre heures… Je vais lui en faire une bien bonne !

Il paya l’addition en souffrance, et, sans un mot d’explication, renvoya la canne au théâtre, à l’adresse de Merlouis.

Celui-ci, le lendemain, en recevant l’objet des mains du concierge, s’abstint de poser des questions, car de nombreuses expériences lui ont démontré que les histoires embrouillées s’arrangent beaucoup mieux quand on ne cherche pas à les comprendre.

Pendant la représentation, Jartès entra par hasard dans sa loge.

— Tiens, dit-il, ma canne est revenue chez toi !

— Oui, répondit l’autre, c’est une canne très fidèle, très attachée à ses anciens maîtres, comme les larbins du vieux répertoire.

— Mais comment se fait-il ?…

— Ce serait trop long à t’expliquer, déclara prudemment Merlouis. Tu me ferais rater mon entrée. Tout ce que j’ai le temps de te dire, c’est que je ne te la rendrai pas aujourd’hui, parce que je dois passer demain à l’agence, pour une saison d’été.

Jartès s’inclina sans mot dire. On n’a le droit de rien refuser aux copains qui vont à l’agence, où ça coûte trop cher d’avoir l’air d’un purotin.

Le lendemain, comme il allait à son rendez-vous, Merlouis rencontra un camarade qui se rendait aux courses, et qui avait un tuyau sérieux sur Jambonneau III, un tuyau tellement sérieux que l’acteur décida de n’aller à l’agence que le lendemain.

Au champ de courses, il trouva facilement un Anglais qui lui acheta la canne pour quatre-vingts francs, lesquels furent placés aussitôt sur Jambonneau. L’ami évaluait le bénéfice à plus de deux mille francs. Et Merlouis répétait en se frottant les mains :

— Ce vieux Jartès ! Va-t-il être épaté quand je lui allongerai un billet de mille.

Car Jartès était de moitié dans l’affaire, bien entendu.

Jambonneau III fit un départ magnifique, puis eut soudain la fâcheuse idée de s’arrêter au milieu du parcours, malgré les coups de cravache, les quatre pattes écartées, le cou tendu vers l’horizon où l’on voyait passer des trains.

Cela fit dire à Merlouis que ce cheval n’était qu’une vache. Et la joie d’avoir fait un mot le consola complètement de sa déconvenue.

Le soir, comme Jartès déclarait ne rien comprendre à ses explications, et se plaignait avec quelque aigreur, il répondit doucement :

— Comment voudrais-tu comprendre mes histoires, puisque je n’y comprends rien moi-même ?… Et puis, cette canne-là, vois-tu, je m’étais bien trompé sur son compte. Elle était volage et inconstante, et tu ne l’aurais pas gardée tout de même, toi qui ne l’avais achetée qu’une fois. Pense donc qu’en trois jours, elle m’a été donnée, rendue à deux reprises, prêtée par toi-même, et que je n’ai jamais pu la garder pendant vingt-quatre heures. Les cannes, vois-tu, c’est comme les femmes, quand elles ne veulent pas de vous, on ne gagne rien à s’entêter.

Et Jartès s’en alla sans mot dire, car il sait bien qu’avec Merlouis non plus, on ne gagne rien à s’entêter.