Contes et légendes annamites/Légendes/080 De chat revenir à chat

Contes et légendes annamitesImprimerie coloniale (p. 199-201).


LXXX

DE CHAT REVENIR À CHAT[1].



Des gens riches avaient une fille à qui ils avaient donné le nom de Mèo[2]. Elle était très jolie et fort aimée de ses parents qui, lorsqu’elle fut d’âge, pensèrent à la marier. Seulement ils étaient fâchés de lui avoir donné ce vilain nom et résolurent de le changer. Ils tuèrent donc un porc et invitèrent les notables à un festin. Quand ceux-ci eurent bien mangé et bien bu le père leur dit : « Dans quelques jours je vais marier ma fille, mais elle s’appelle Mèo, un vilain nom. J’ai peur qu’on ne se moque de moi, c’est pourquoi j’ai recours à vous pour lui trouver un joli nom qui soit digne de notre position dans le village. »

Le huong chù, premier notable du village, dit : « Vous avez raison, donnons lui un joli nom. Ce nom de Mèo est vraiment disgracieux. Appelons-la Thièn. Thièn c’est le ciel. L’on ne peut peut rien trouver de plus grand et, de plus beau que le ciel. » — « Hom ! hom ! dit le xâ[3], le ciel est-il si grand que cela ? » Le huong chu se mit en colère et dit : « Vous dites que le ciel n’est pas grand ? Qu’y a-t-il de plus grand que lui ? Dites-le pour voir. »

Le xâ répondit : « Je demande à l’appeler Vàn. » — « Qu’est-ce que ce Vàn[4], dit le huong chu pour être plus grand que le ciel ? Le xà répondit : « Vàn c’est le nuage, et il a été dit : « Les nuages couvrent le ciel. » Comment peut-on dire que le ciel soit le plus grand ? » — « Bien ! bien ! dit le huong chù. Qu’on l’appelle Vàn. »

Le phô thon[5] dit : « Le mot de Vàn n’est pas le meilleur. » Le xa truong s’emporta et dit : « S’il y a quelque chose de plus grand que le nuage, dites-le. » — « Je demande, répondit le phô thon que l’on donne à la fille le nom de Phong. » — « Qu’est ce que Phong, dit l’autre, pour être supérieur au nuage ? » — « Phong, répondit le phô thon, c’est le vent ; le vent chasse le nuage : il est donc plus que lui. » Le xà truong fut convaincu et dit : « Bien ! qu’on l’appelle Phong. »

Le chu dinh[6] dit : « Phong n’est pas encore le meilleur nom. » — « Si vous connaissez quelque chose de plus fort que le vent, dit le phô thon, dites-le. » — « Je demande, dit le chu dinh, qu’on donne à la fille le nom de Bich. Bich est le mur, et le mur arrête le vent. » Le pho thon accorda que l’on devait lui donner le nom de Bich.

« Seigneurs notables, dit le premier trùm[7], je ne suis qu’un pauvre hère, mais il me semble que ce nom de Bich proposé par le chu dinh n’est pas le meilleur. » Le chu dinh se mit en colère et dit : « Si tu en sais un meilleur, dis-le pour voir. » Le trùm dit : « Je demande à appeler la fille Thù. » — « Qu’est-ce que Thù, dit le chu dinh, pour valoir mieux que Bich ? » — « Thù, dit le trùm, est le rat, et le rat perce le mur. » — « C’est vrai, répondit le chu dinh. Qu’on lui donne le nom de Thù. »

Mais le truong[8] dit à son tour : « Vous ne pouvez pas dire que le nom de Thù vaille celui de Mièu. Mièu est le chat, et le chat mange le rat. Mièu vaut donc mieux que Thù. » — « C’est vrai, dit le trùm, tenons-nous-en donc à mèo et ne changeons rien. » Tous les notables se mirent à rire et dirent que c’était raison et qu’ils s’étaient épuisés à tourner et retourner la question pour, enfin, de chat revenir à chat.

Cette histoire[9] est utile à connaître. Elle montre que dans les affaires publiques chacun a son opinion, et cependant il n’y en a qu’une bonne ; quand on la tient il faut s’y arrêter. C’est ainsi que, se tenant sur une montagne, la montagne voisine vous paraît toujours plus haute. À quoi bon changer de noms et de prénoms pour une raison ou une autre, toutes choses dépendent du Ciel.



  1. Nous avons ici parfaitement adaptée aux mœurs annamites la vieille donnée indienne qui a été mise en œuvre par La Fontaine dans La Souris métamorphosée en fille. (Fables, livre IX, fable VII.)
  2. Chat. L’on donne aux enfants des noms tirés de l’usage ordinaire et souvent disgracieux afin d’éviter la jalousie des esprits mauvais. Il arrive même que, au moins jusqu’à la douzième année, époque où ils ont vécu un cycle révolu, on change leurs noms s’ils sont malades, vicieux, etc., cela pour dérouter les esprits que l’on suppose s’être emparés d’eux. Après ce moment il n’est plus d’usage de changer le nom, du moins dans les classes ordinaires de la population. Cela peut cependant se faire, comme on le voit dans ce conte.
  3. Ordinairement xâ truong ; c’est le notable chargé de l’exécutif et auquel nous donnons, en Basse-Cochinchine, assez improprement le titre de maire.
  4. (Tous ces noms proposés sont des mots chinois et non des mots annamites. Aussi le hurong chù demande-t-il l’explication du mot en langue vulgaire, comme il a donné du reste précédemment l’explication du sien.
  5. Adjoint au xâ truong.
  6. Notable chargé de la surveillance de la pagode du village.
  7. Les Trùm sont des agents subalternes aux ordres du xâ truong. Seigneurs notables est peut-être un peu fort, mais je ne vois pas comment rendre autrement la formule de déférence qu’il emploie.
  8. Autre agent subalterne inférieur au trùm.
  9. Je traduis littéralement celle morale un peu obscure, comme le sont généralement les compositions de cette espèce. Le rédacteur veut dire qu’il faut savoir reconnaître le bien dans ce que l’on a et s’y tenir quand on l’a. Du reste, comme morale particulière au récit, les changements de nom ne peuvent avoir aucune influence sur le cours des événements qui sont écrits dans le ciel.