Contes et légendes annamites/Légendes/079 La tortue et les aigrettes


LXXIX

LA TORTUE ET LES AIGRETTES[1].



Il y avait une femme extrêmement fière et qui insultait tout le monde à plaisir. Quand elle fut morte, le roi des enfers, pour la punir, la fit entrer dans le corps d’une tortue.

Cette tortue habitait un étang couvert de nénuphars. Un jour deux aigrettes vinrent à cet étang chercher leur nourriture.

Elles virent la tortue dans cet étang et lui dirent : « Que faites-vous-là ? L’étang va être à sec et vous périrez faute d’eau. » L’autre, faisant siffler ses paroles, leur répondit : « Je suis ici parce qu’il me plaît. Qui vous a dit de venir mettre votre nez dans mes affaires ? Parce que dans mon existence antérieure j’étais trop fière j’ai été changée en tortue, mais si vous venez me tracasser je saurai bien encore vous parler. »

Les deux aigrettes la voyant si méchante se dirent : « Puisqu’elle est si hautaine il nous faut trouver un moyen de la faire périr. » Elles lui répondirent donc : « Si vous vouliez quitter ce lieu nous nous mettrions à votre disposition pour vous transporter en un autre où vous auriez de l’eau en abondance. Ici vous péririez. »

La tortue vit qu’elles avaient raison. Elle leur dit : « Je ne puis voler, comment ferez-vous pour me transporter ? » Les aigrettes dirent : « Si vous voulez partir mordez une aile à chacune de nous, il nous restera une aile chacune pour voler ; mais gardez-vous bien d’ouvrir la bouche pour parler. »

La tortue mordit donc les ailes des aigrettes et celles-ci s’envolèrent. Comme elles passaient au-dessus d’une auberge où l’on vendait du thé, les gens qui se trouvaient là se mirent à crier : « Oh ! voilà des aigrettes qui portent une bouse de buffle. » La tortue fut irritée mais elle n’osa rien dire. Un peu après elles passèrent au-dessus d’un marché. Les gens se rassemblèrent par groupes et dirent : « Voilà ! voilà deux aigrettes qui portent un chien mort. » Le naturel irascible de la tortue reprit le dessus et, oubliant le soin de sa sûreté, elle voulut les insulter, mais elle n’eut pas même le temps de proférer ses injures, elle tomba au milieu de ces gens qui la firent cuire et la mangèrent.

Les aigrettes se réjouirent et dirent : « Nous l’avons punie ; maintenant l’étang des nénuphars va être à nous et nous pourrons y prendre du poisson sans avoir peur qu’elle nous insulte. »



  1. Ce récit nous fait immédiatement penser à la fable de La Fontaine, La Tortue et les deux Canards, livre X, fable 2. — L’on peut voir dans l’édition des Fables, donnée par M. Henri Régnier dans la Collection des grands écrivains (tome III, p. 12) l’indication des nombreux recueils où se retrouve cette fable. La donnée en est sans doute venue ici de l’Inde par l’intermédiaire des Contes bouddhiques traduits en chinois. Elle figure dans le recueil d’Avadànas traduit par Stanislas Julien (tome I, p. 71-73) ; le texte de cette rédaction est donné avec une traduction littérale par le même auteur dans sa Syntaxe nouvelle de la langue chinoise (tome I, p. 297).
    La version annamite diffère profondément de la version chinoise des Avadànas ainsi que de la version indienne de l’Hitopadésa et de celle de La Fontaine par les sentiments de vengeance qui sont prêtés aux aigrettes. Je ne sais si cette idée d’une vengeance exercée contre la tortue se retrouve dans quelque autre texte indien ou chinois, Je relève seulement dans la note 15 du commentaire de M. H. Régnier le passage suivant : « Dans les Ésopiques (Esope, Babrius, Abstemius, Camerarius, etc.), c’est l’aigle qui méchamment lâche la tortue dans les airs. »
    Quoi qu’il en soit, il faut remarquer le motif de la haine des aigrettes. Les Annamites mettent un point d’honneur remarquable à ne pas se laisser insulter, et au moins à rendre insulte pour insulte, c’est là ce qui cause ces tournois d’injures si fréquents dans tous les marchés surtout entre femmes. Ce sentiment semble provenir d’une croyance primitive, encore très enracinée, à l’efficacité des malédictions.