Contes et légendes annamites/Légendes/068 Le mauvais frère puni

Contes et légendes annamitesImprimerie coloniale (p. 170-172).


LXVIII

LE MAUVAIS FRÈRE PUNI.



I


Il y avait deux frères orphelins qui demeurèrent quelques années ensemble. Au bout de ce temps, l’aîné se maria. Cédant aux instigations de sa femme[1], il demanda le partage des biens de la maison ; il dit à son frère : « De ce qu’ont laissé nos parents, tout ce qui est femelle sera pour moi, tout ce qui est mâle sera pour toi[2]. » Ils procédèrent ensuite au partage. Le cadet, voyant que tout était femelle et qu’il n’y avait rien pour lui, ne savait que dire ; tout à coup, il courut se saisir de la hache en disant : « Ce mâle-là est pour moi », et il se sauva.

Il alla dans la forêt faire du bois qu’il échangeait pour du riz. Un jour, qu’il prenait le frais couché sur un tronc d’arbre, vint à passer une bande de singes qui, le voyant ainsi étendu, le crurent mort et résolurent de l’enterrer. L’autre les entendait mais ne disait rien et faisait le mort pour voir ce qui arriverait.

« Hà ram hà rac[3], dirent les singes, enterrons-le dans le trou de l’argent, ne l’enterrons pas dans la fosse de l’or. — ram ha rac ! dit un con khi dôc[4], enterrons-le dans le trou de l’or et non dans la fosse de l’argent. » Les singes obéirent et portèrent l’homme au trou de l’or. Il attendit qu’ils fussent tous partis et se chargea d’or.

Il devint ainsi très riche et, quand vint l’anniversaire de la mort de ses parents, invita au festin son frère et ses voisins. Son frère lui demanda tout bas d’où lui venait une pareille fortune, et il lui dit la vérité.

Le frère aîné alla bien vite dans la forêt pour couper du bois et imita les actions de son cadet. Il vit aussi arriver la troupe de singes qui se conduisit avec lui comme avec son frère, mais quand ils dirent : Hà ram hà rac ! enterrons-le dans le trou de l’argent et non dans la fosse de l’or, il eut peur qu’on ne le portât au mauvais endroit et leur cria de ne pas le porter au trou de l’argent. Les singes furent effrayés, ils le lâchèrent et s’enfuirent. L’avaricieux tomba sur des rochers et se cassa la tête.


II


Un homme avait deux fils qui, une fois qu’ils furent d’âge, se marièrent. Peu après, leur père mourut. À peine était-il enterré, que l’aîné s’empara de tout ce qui avait une valeur, ne laissant à son frère que deux chiens et un morceau de mauvaise rizière[5].

Le frère cadet et sa femme avaient des sentiments élevés, ils ne disputèrent à l’aîné la possession d’aucun des biens de la famille et partirent avec leurs chiens pour cultiver la rizière. N’ayant pas de buffle, le frère cadet attela les chiens à la charrue et se mit à labourer.

Arrivé au pied de la montagne il vit une caverne entr’ouvrir dans les rochers sa gueule resplendissante d’or et de pierres précieuses[6]. Il glissa la main dans l’ouverture et y prit de l’or qu’il faisait passer à sa femme, de sorte qu’il devint puissamment riche.

Il fit un sacrifice pour rendre grâces au Ciel et à la Terre, aux Saints et aux Génies, et il invita au festin son frère aîné avec sa femme ainsi que les gens du village. Le frère aîné lui demanda tout bas ce qu’il avait fait pour devenir si riche et l’autre lui raconta la vérité. Il lui dit que, n’ayant pas de buffles, il avait attelé ses chiens, et que parvenu au bas de la montagne une caverne s’était mise à rire de ce spectacle et avait ouvert la gueule où il avait vu de l’or qu’il avait emporté.

Le frère aîné demanda alors à son cadet de lui prêter les chiens et la charrue pour aller à son tour tenter l’aventure. Le cadet y consentit, et l’aîné alla bien vite labourer à la montagne avec son attelage de chiens. À cette vue, la caverne se mit à rire et ouvrit une large gueule. Notre homme se précipita pour se saisir de l’or, mais dans sa hâte il heurta l’une des parois et la gueule se referma sur son bras qu’il ne put retirer.

Il resta donc prisonnier et se mit à se lamenter. Heureusement, vers le soir, sa femme vint à sa recherche. Le mari lui dit : « C’est fini ! je te vois pour la dernière fois. Je suis puni pour l’avidité que j’ai montrée dans le partage de nos biens avec mon frère. Mais, si tu m’aimes, laisse-toi voir encore une fois à moi[7] et je m’en irai content. »

À ces paroles, la caverne se prit à rire et ouvrit la gueule. Notre homme retira son bras et s’en alla avec sa femme.



  1. Les Chinois ont pour idéal la vie en commun de la famille sous le même toit. Les fils ne peuvent procéder au partage des biens qu’après l’expiration de la période de deuil. L’empereur Khang hi, ou plutôt son commentateur, dans ses instructions à son peuple, met les frères en garde contre l’influence de leurs femmes qui tendront à susciter la jalousie entre eux et à les obliger à se séparer.
  2. Il y a ici un jeu de mots reposant sur la particule cai, appellatif commun des objets inanimés, mais qui signifie aussi femelle. Le cadet considère la hache comme mâle parce que l’on appelle duc rua une espèce de hache ; duc signifie mâle.
  3. Cette expression répond à notre exclamation : hardi !
  4. Con dôc. Espèce de grand singe.
  5. Son dién. Rizière de montagne, située dans des lieux élevés.
  6. Cette caverne doit être la gueule d’un dragon qui rit à la vue de l’attelage hétéroclite.
  7. Voir au n° II les exigences de Nghi à l’endroit des marchandes.