Contes et légendes annamites/Légendes/067 Le pauvre pêcheur

Contes et légendes annamitesImprimerie coloniale (p. 166-169).


LXVII

LE PAUVRE PÊCHEUR.



Un pauvre diable perdit sa femme et resta plongé dans la misère. Il alla mendier, et ne reçut pas de quoi manger ; il alla travailler, et ne gagna en une journée que trente sapèques. Avec ces trente sapèques il acheta des crevettes pour faire des appâts, et alla pêcher au bord de l’eau. Il pécha longtemps sans rien prendre, enfin quelque chose mordit, il leva la ligne et trouva un serpent pris à l’hameçon. Il le lâcha et amorça de nouveau, le serpent vint se faire prendre une seconde fois. « Oh ! lui dit l’homme, je suis pauvre, je n’ai eu que trente sapèques pour acheter des appâts, et tu viens me les manger ; je te fais grâce encore cette fois, mais si tu y reviens gare à toi. »

Il amorça de nouveau sa ligne, et le serpent vint s’y prendre une troisième fois. Il le porta pour le tuer près d’une chapelle dédiée à la dame qui ouvre les bouches[1]. La dame délia la langue du serpent qui dit aussitôt à l’homme : « Ne me tue pas. Je suis le fils du roi des enfers, j’ai été exilé et j’ai revêtu une peau de serpent pour vivre sur la terre. Emporte-moi chez toi, et plus tard je te récompenserai. Je voulais vivre avec toi, c’est pour cela que je me prenais toujours à ta ligne. » L’homme emporta le serpent et à partir de ce moment ses affaires prospérèrent. Il continua le métier de pêcheur.

Un jour le serpent le prévint que dans trois jours il y aurait une grande inondation, et qu’il eut à préparer un radeau pour échapper à la mort. Le radeau qui portait l’homme flotta en effet sur les eaux. Ils rencontrèrent une fourmillière qui flottait, l’homme lu laissait aller, mais le serpent lui dit de la repêcher, et l’homme lui obéit. Ils rencontrèrent ensuite des rats, l’homme les laissait passer, mais le serpent lui dit de les repêcher ; l’homme résistait disant : « Ce sont des rats, pourquoi les tirer de l’eau », mais le serpent insista, et l’homme obéit. Ce fut ensuite le tour d’un python. Enfin ils rencontrèrent un homme. L’homme voulut repêcher cet individu, le serpent s’y opposa, mais l’autre ne l’écouta pas et lui dit : « Sauver un homme vivant, cela vaut un millier d’enfers,[2] » Il tira l’homme de l’eau et, au bout de trois jours, les eaux ayant baissé, il lâcha les fourmis, les rats et le python et dit au serpent et à l’homme qu’il avait sauvé : « Nous allons bâtir une maison pour demeurer ensemble. »

Le serpent dit à son ami : « Le terme de mon exil est arrivé, je vais rentrer dans les domaines de mon père. Suis-moi pour que mon père te récompense. S’il te demande ce que tu veux, prie-le de te donner sa lyre. C’est une lyre qu’il a rapportée du palais de l’Empereur céleste. Quand il se produit une révolte, le son de cette lyre met tous les rebelles en fuite. Le pêcheur obéit au serpent, il le suivit dans le royaume de son père, et le roi des enfers lui ayant demandé ce qu’il voulait pour sa récompense, il le pria de lui donner sa lyre. Le roi la lui donna. Ensuite notre homme revint dans sa maison.

Il vivait avec l’homme qu’il avait sauvé comme avec un frère. Pendant qu’il allait au travail il le laissait garder la maison, lui disant seulement de ne pas entrer dans le grenier à paddy. L’autre se douta de quelque chose. Un jour que son sauveur était absent il fouilla dans le grenier et trouva la lyre, avec cette inscription : Lyre qui met en fuite l’ennemi. Il la prit et s’enfuit.

À cette époque de grandes rébellions agitaient tout l’empire. Au moyen de sa lyre notre homme obligea les dix-huit royaumes feudataires à se soumettre. L’Empereur le fit son généralissime et voulut lui donner sa fille en mariage. Mais la princesse n’y consentit pas et devint muette. L’Empereur dit au général de chercher les remèdes nécessaires pour guérir sa fille et qu’ensuite il ferait le mariage.

Le général fut très affligé. Un jour qu’il se promenait, le pêcheur le rencontra et reconnut en lui l’homme qu’il avait sauvé et qui lui avait volé la lyre du roi des enfers. Il la lui réclama, mais l’autre le fit saisir et ordonna de le décapiter. Sur les représentations de ses officiers il le fit enfermer dans une cage de fer d’où on le tirerait au bout de vingt jours pour le décapiter.

Quinze jours s’étaient déjà écoulés depuis que le pêcheur était enfermé, lorsque les fourmis entrèrent dans sa prison. Elles reconnurent celui qui les avait sauvées des flots et lui dirent : « Pourquoi es-tu ainsi dans le malheur ? » Le pêcheur entendait leur voix, mais ne savait d’où elle venait. Il s’écria donc : « Qui donc est là ? J’entends parler, et je ne vois personne. » Les fourmis lui répondirent : « Nous sommes les fourmis que tu as sauvées, et, te voyant en ce péril, nous venons à toi. » L’homme leur raconta son histoire, et les fourmis lui dirent : « Nous ne savons que faire à cela, mais nous allons chercher les rats, peut-être trouveront-ils quelque moyen de le sauver. »

Les fourmis allèrent chercher les rats ; ceux-ci vinrent et dirent : « Quoi ! notre sauveur est tombé dans le péril. Voici ce que nous allons faire : quelques-uns d’entre nous vont lui porter de quoi manger, tandis que les autres iront chercher le python pour voir s’il connaît un moyen de salut.

Les rats allèrent chercher le python pour lui conter ce qui se passait. Celui-ci, entendant les feuilles bruire autour de lui, se dressa pour saisir la proie qui lui arrivait, mais les rats, épouvantés, grimpèrent sur un arbre. Le python alors les reconnut et leur dit de descendre. Les autres hésitaient, disant que s’ils n’eussent pas été lestes ils auraient déjà été dévorés. Enfin un vieux rat dit : « C’est bon ! Je suis vieux, je vais descendre pour parler au python ; s’il me mange, le mal ne sera pas grand[3]. » Il descendit donc et fit connaître au python le péril dans lequel se trouvait leur sauveur.

Le python dit : « Prenez ma pierre précieuse et portez-la-lui. Qu’il la râpe et en fasse boire la poussière à la princesse, elle cessera d’être muette et lui d’être accusé. » Les rats rapportèrent la pierre précieuse au prisonnier, en lui donnant les instructions nécessaires.

Le pécheur appela ses gardes et leur demanda de le laisser sortir, parce qu’il avait le pouvoir de guérir la princesse. Les gardes refusèrent, mais leur chef vint au bruit ; il prit la pierre précieuse et alla en faire boire la poudre à la princesse qui recouvra aussitôt la parole. L’Empereur fut rempli de joie ; il voulait combler d’honneurs le chef des gardes, mais celui-ci dit que ce remède appartenait à un de ses prisonniers. La princesse dit : « C’est celui-là qui doit être mon mari et non l’autre. »

L’Empereur ordonna de délivrer le prisonnier. Celui-ci lui raconta toutes ses aventures. Le voleur eut beau dire que le chef des gardes s’était laissé suborner, on ne l’écouta pas, et l’Empereur voulait le faire décapiter ; mais le pêcheur demanda sa grâce. À peine fut-il sorti du lieu où il se trouvait, qu’il fut foudroyé par le Ciel. Quant au pêcheur, il épousa la fille du roi.

Si l’on fait du bien aux animaux, ils vous en récompensent, mais si l’on fait du bien aux hommes, ils vous nuisent.

  1. Bà khai khan
  2. Cu’u môt ngwoi du’ong gian bàng mot ngàn am ti.
  3. Cette idée de l’inutilité de la vieillesse se retrouve souvent, et contraste avec la profession de piété filiale que font les Annamites et les Chinois.
    « Quand l’homme est vieux il est inutile ; quand les objets sont vieux ils deviennent des antiquités ; quand les animaux sont vieux ils deviennent des esprits, » dit un dicton chinois. (Chinese recorder, XV, 250, The proverbs and commons sayings of the Chinese, by Rev. Arthur H. Smith).