Contes et légendes annamites/Légendes/005 Histoire de Ly khac can


V

HISTOIRE DE LY KHÂC CÂN.



Sur les limites des provinces de Hà tinh et de Nghè an s’élève une grande montagne nommé Dai ngan, à laquelle on trouve accès par deux défilés appelés l’un Truùng mày, l’autre Truông bât[1]. En arrière, elle touche au pays sauvage des dix mille éléphants ; en avant, aux pays habités. L’on va couper du bois dans ces montagnes ; les bûcherons se réunissent par bandes d’une cinquantaine et, arrivés au défilé, font un sacrifice.

Du temps de la dynastie Le, un mandarin nommé Ly khac càn y fut envoyé avec une troupe de soldats pour couper du bois. Un jour, pendant que les ouvriers étaient au travail, il se coucha dans un hamac suspendu à un arbre ; un de ses hommes lui dit : « Il y a ici des tigres. » — « Laisse-moi me coucher où il me plaît, lui répondit-il[2], et va à tes affaires. » Le soldat une fois parti, survint un tigre qui se jeta sur le mandarin et, après une courte lutte, le tua et le mutila sans rien dévorer cependant. Le tigre ensuite s’accroupit sur le corps et attendit le retour des soldats.

Quand les soldats revinrent de la forêt, ils virent que leur chef était mort ; ils relevèrent le cadavre et envoyèrent deux des leurs prévenir les autorités provinciales. Celles-ci vinrent faire l’enquête et, les faits une fois constatés, ordonnèrent de rapporter le corps pour lui faire des funérailles. Mais, alors, tous les tigres et les éléphants de la forêt se rassemblèrent, les tigres environnant le cortège sur l’arrière et les côtés, les éléphants barrant le chemin en avant. L’on envoya chercher d’autres troupes qui réussirent à disperser les bêtes sauvages et l’on ramena le corps de Ly khac cân, qui fut enterré près du chef-lieu de la province. Trois nuits après, les tigres de ces forêts se rassemblèrent en foule, déterrèrent le cercueil et le portèrent au défilé de la montagne où ils l’enterrèrent. Quand les personnes de la famille vinrent pour visiter le tombeau, elles le trouvèrent vide et apprirent des voisins ce qui s’était passé. On courut au défilé, où l’on retrouva le cercueil. Les autorités provinciales, à qui rapport fut fait de l’événement, ordonnèrent de laisser les choses comme elles étaient et pressentirent que cet enterrement par les tigres présageait un avenir brillant à la famille[3]. Dès lors, Ly khâc Càn devint un esprit puissant ; ses descendants furent élevés aux plus hautes dignités ; tous ceux qui vont couper du bois dans la forêt lui font des sacrifices au moyen desquels ils obtiennent d’y vivre en paix. On lui a élevé un temple prés du défilé de la montagne, et, au commencement de chaque année, les bùcherons vont y faire des offrandes. Ly khac cân porte officiellement le titre de : vénérable génie surveillant des forêts des montagnes, mais il est connu dans le peuple sous le nom du vieillard au hamac.



  1. Ces truông, sentiers de montagnes, seraient ainsi nommés : l’un, à cause de son altitude, Chemin des nuages ; l’autre, parce que l’on y trouve du riz qui serait mûr au huitième mois, Bât (huit, en chinois).
  2. L’on me permettra de ne pas traduire littéralement les paroles malsonnantes que Ly khâc can adressa au tigre ; il suffira de dire qu’il fut puni par où il avait péché et que le tigre ne toucha à aucune autre partie de son corps que celle qu’il lui avait destinée. On peut voir, à propos de cette histoire, l’article Tigre dans MS (Excursions et Reconnaissances, III, p. 354) ; on remarquera que l’on enterre sur place les victimes du tigre. Dans une communication de M. V. Ball à l’Academy, numéro du 21 avril 1883, je trouve le passage suivant : " Beaucoup d’indigènes (Hindoustan) regardent les moustaches du tigre comme susceptibles de causer du mal ; et les chasseurs savent que, s’ils n’y prennent garde, les peaux des tigres qu’ils auront tués seront gâtées par l’enlèvement ou la destruction par le feu des moustaches ». C’est exactement ce qui se passe en Cochinchine. Il est regrettable que M. Ball ne soit pas entré dans plus de détails sur la nature des accidents qui peuvent résulter de la conservation de ces moustaches.
    Voir aussi sur le tigre MDM. note 43. On remarquera dans ce dernier article le passage du Au hoc relatif au nom de Ly donné au tigre. N’y a-t-il pas ici, comme en beaucoup d’autres cas, adaptation d’une légende chinoise ? Dans un autre conte un certain Ly vi est aussi transformé en tigre.
  3. Noter cette influence de la situation du tombeau de l’ancêtre sur la prospérité des descendants. On verra plus loin sur ce sujet deux curieux épisodes de légendes semi-historiques. (Cf. NDM. 382).